LA SATIRE DES SATIRES
COMÉDIE

M. DC. LXIX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

PAR MONSIEUR BOURSAULT

Extrait du Privilège du Roi. §

Par Grâce et privilège du Roi, donné à Paris le 17 jour d’Avril, l’an de grâce 1669. Signé, par le Roi en son conseil, SALMON : il est permis au Sieur Boursault de faire imprimer par tel libraire ou imprimeur qu’il voudra choisir, un ouvrage de sa composition, intitulé la Satire des Satires, pendant le temps de sept années, à compter du jour que ledit ouvrage sera achevé d’imprimer : Et défenses sont faites à tous autres libraires et imprimeurs, de l’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter, sans le consentement de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de lui ; à peine aux contrevenants de quinze cent livres d’amende, confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est noté plus au long par ledit privilège.

Registré sur le livre de la communauté, suivant l’arrêt de la Cour de Parlement, le 26 avril 1669.

Signé, A. SOUBRON, Syndic.

Et le dit sieur Boursault a cédé et transporté son droit de privilège à Jean Ribou et Gabriel Quinet, marchands libraires à Paris, pour en jouir ensemble, suivant l’accord fait entre eux.

À PARIS, Chez JEAN RIBOU, au Palais, vis à vis la Porte de l’Eglise de la Sainte Chapelle, à l’image Saint-Louis.
Achevé d’imprimer le 4 mai 1669.
1
À MONSEIGNEUR LE PRINCE DE OUVIZE.

MONSEIGNEUR, §

Comme il était juste, ayant une galanterie à dédier, que je la destinasse à l’un des plus galants hommes de la Cour, je n’ai point hésité sur le choix que j’avais à faire. Si vous blâmez ma témérité, du moins jouerez vous mon industrie : puisque malgré tous les efforts que l’on a fait pour abîmer la pièce que je vous présente, je trouve le moyen, en vous la consacrant, de rendre don sort illustre. Je sais, MONSEIGNEUR, que c’est beaucoup faire pour moi, que choisir un appui si considérable à un ouvrage qui a été si cruellement persécuté ; mais je doute que ce soit faire assez pour vous ; et qu’un Nom aussi fameux que le vôtre l’est, s’accommode d’une bagatelle, qui peut-être doit une partie de sa réputation à l’injustice qu’on lui a rendue. Ce n’est pas qu’il n’y ait des endroits qui au dire des experts sont assez délicatement touchés : pour me faire supporter plus facilement l’injustice que l’on m’a faite, on l’a presque toujours accompagnée de quelque louange : et je puis dire que ceux-même qui m’ont fait le plus de mal, dans le dessein de ma le faire moins sentir, m’ont toujours enivré d’encens avant de de m’en faire. Vous en jugerez, MONSEIGNEUR, Vous qui avez au moins autant de lumières que ceux qui ont décidé souverainement ; et de qui l’on ne peut mieux faire l’éloge qu’en publiant que vous êtes l’homme le mieux fait de la Cour, et que votre esprit est encore mieux fait que votre personne. Je dirais de Vous ce que je pense, et ce que toute la France sait, si ce que je vous offre valait la peine d’y attacher votre panégyrique. Mais je travaille, MONSEIGNEUR ; ce que je fais même sera peut-être digne d’être transmis à la postérité à la faveur de votre Nom ; et d’abord que je pourrai mettre vos louanges au devant de quelque ouvrage qui ne les déshonore pas, vous verrez que c’est avec la passion la plus respectueuse du monde que je fais gloire d’être, MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur, BOURSAULT.

AU LECTEUR §

Les Satires de Monsieur Despréaux ont fait un si grand fracas, et tant de personnes capables de juger des belles choses leur ont donné leur approbation, que je serais du moins aussi emporté que leur Auteur, si le peu qu’on y remarque de mauvais me faisait condamner tout ce qu’il y a de bon. J’avoue que la gloire qu’il prétend s’être acquise, lui serait légitimement due, si l’on acquérait une véritable gloire à faire beaucoup de mauvais bruit : mais pour un homme tel que Monsieur Despréaux, qui par la délicatesse de sa plume pouvait s’attirer des applaudissements sans restriction, c’est en avoir mal usé, qu’avoir réduit tout ce qu’il y a de gens raisonnables à ne pouvoir faire l’éloge de son esprit, sans être obligés de faire le procès à sa conduite. S’il est vrai que son génie soit si borné, qu’il soit en pays perdu aussitôt qu’il est hors de la Satire, je consens qu’il n’en sorte point : mais il y a bien de la différence entre satiriser et médire ; reprendre, et injurier ; condamner des fautes, et en commettre. Attaquer les vices dans tous les hommes, et faire des peintures de leur noirceur, qui donnent de l’horreur à ceux qui en faisant réflexion sur leur vie s’en trouvent convaincus, c’est ce qu’on appelle une Satire : mais déclarer ceux d’un particulier ; et décliner son nom pour le faire mieux connaître, c’est un Libelle diffamatoire. En vain Monsieur Despréaux cherche des exemples pour autoriser ce qui n’en eut jamais. Si les Romains, qu’il cite dans un discours qu’il a fait sur la Satire, ont quelquefois nommé des gens connus, ils faisaient par prudence ce qu’il fait aujourd’hui par le seul plaisir qu’il a de faire du mal. Ceux qu’ils décriaient, étaient déjà décriés par les crimes qu’ils avaient commis, de par les répréhensions qu’ils n’avaient pu éviter ; et si l’on en faisait des portraits épouvantables, c’était pour effrayer la jeunesse qu’ils pouvaient séduire : mais de tous ceux que nomme Monsieur Despréaux, il n’y en a pas un que je connaisse, (si l’on m’en excepte) en qui l’on ne trouve toutes les qualités requises pour faire d’aussi honnêtes gens qu’il y en ait en France ; et pour ce qui est de ceux que je ne connais pas, j’en juge favorablement par le mal qu’il ne peut s’empêcher de leur vouloir. Qu’on ne m’allègue point que j’ai voulu faire pis que Monsieur Despréaux n’a fait, et que s’il y a du crime à mettre du monde sous la presse, il y en a encore davantage à en vouloir traduire sur un Théâtre : je n’ai pas vécu jusqu’à présent sans le savoir, aussi bien que ceux qui me l’allégueraient ; mais outre que pour se venger, on doit faire un peu plus de mal qu’on n’en a reçu, Monsieur Despréaux méritait bien d’être joué en présence de toute la terre qu’il joue : et le Tribunal auguste où il a mendié les défenses dont il s’est servi, et qui a coutume de se déclarer contre toutes sortes d’agresseurs, ne lui aurait pas été si favorable, n’était qu’il en a surpris la religion. Ceux qui se donneront la peine de lire la Pièce que je mets au jour, verront bien que je n’y ai rien mis de diffamatoire contre son honneur, ni contre sa personne, comme il le suppose dans l’Arrêt qui fait défenses aux Comédiens de la représenter. Je ne sais rien de lui qui soit à son désavantage, que ce que toute la France sait aussi : c’est-à-dire cette liberté qu’il prend d’offenser des gens qui ne lui ont jamais fait de mal ; et je pense qu’il n’y en aurait guère qui lui refusassent leur estime, s’il faisait un meilleur usage de son génie. Ce n’est pas que dans ce qu’il a fait il n’y ait à retoucher, comme dans tout ce que font les autres. Le plaisir qu’on a d’entendre médire fait qu’on passe, sans y prendre garde, par dessus des endroits où l’on s’arrêterait, si une injure qui s’y trouve à point nommé, n’attirait toute l’attention de ceux qui parcourent ses Ouvrages : et si j’étais d’humeur à faire une Critique en prose, je lui en citerais plusieurs, sans compter ceux que j’ai déjà repris, ou il a oublié de mettre du jugement. Mais je me contente du temps que j’ai perdu à lui répondre ; et je lui déclare que de quelque façon qu’il me traite désormais, je ne m’en vengerai que par mon silence. Si je fais de méchants vers, il aura peu de gloire à faire tomber un homme qui tomberait bien sans lui ; et si j’en fais de bons, ils se soutiendront assez d’eux mêmes.

PERSONNAGES §

  • ÉMILIE, maîtresse du Chevalier.
  • LE CHEVALIER, Amant d’Émilie.
  • LE MARQUIS, marquis du Bel-Air.
  • LA MARQUISE ORTODOXE, jeune veuve et précieuse.
  • AMARANTE, Amie d’Émilie.
  • BOURSAULT.
  • LA WALTOLINE, suisse d’Émilie.
  • LA FRANCE, laquais d’Émilie.
La scène est à Paris, chez Émilie.

SCÈNE PREMIÈRE. Émilie, Le Chevalier, Un Laquais. §

ÉMILIE.

Allez-moi de ce pas chercher la Waltoline,
Et revenez.

LE CHEVALIER.

D’où vient que vous êtes chagrine ?
Qu’avez-vous ?

ÉMILIE.

Juste-Dieu ! Qui ne le serait pas ?
A-t-on rien dit de bon pendant tout le repas ?
5 Sans façon, suivez-moi, si vous me voulez suivre :
Mais je ne puis rester là-dedans ; je suis ivre.
Pour peu qu’on ait de sens, se figure-t-on rien
Qui soit plus fatiguant qu’un si sot entretien ?
Votre ami le Marquis dont la langue estropie,
10 Est un original qui n’a point de copie :
Il emporte le prix sur les plus éventés,
Et ne dit que fadaise, et qu’inutilités.
Ce qu’il a d’assommant, quelque sot qu’il puisse être,
Aux ouvrages d’esprit il prétend se connaître ;
15 Et n’en croyant jamais que son faible cerveau,
Ce qu’il loue est blâmable, et ce qu’il blâme est beau.
Mal avec la raison, il n’est point de rencontre
Où, sitôt qu’on en parle, il ne se ligue contre.
J’ai de son entretien autrefois fait l’essai :
20 Il est si plein de soi, qu’il en crève.

LE CHEVALIER.

Il est vrai.
Qu’il soit seul à manger, d’une mine adoucie,
Il boit à sa santé, puis il se remercie ;
À se complimenter passe le tiers d’un jour,
Et croit qu’on s’aperçoit quand il manque à la Cour,
25 Mais tout fat qu’il puisse être, une Dame galante
Doit, quand elle régale, être plus complaisante.
Je n’ai jamais rien vu qui fut mieux ordonné
Que le pompeux repas que vous avez donné :
Lorsqu’à charmer nos sens votre esprit s’étudie,
30 Et qu’au Bal qui s’apprête il joint la Comédie,
Faut-il qu’un étourdi, qui n’a point de raison,
Avec si peu d’esprit en alarme un si bon ?
Si vous le trouvez fat, riez-en.

ÉMILIE.

Que j’en rie ?
Et morbleu ! (car enfin il m’a mise en furie,
35 Et s’il faut librement vous en faire l’aveu.
Je ne puis en sortir, si je ne jure un peu. )
Riez-en, dites-vous ? Faudrait-il me le dire ?
N’en aurais-je pas ri, si j’en avais pu rire ?
À plusieurs méchants mots, qu’il garantissait bons,
40 J’ai fait semblant de rire, et j’enrageais au fonds.
Plein de son Despréaux, qu’en louant il déchire,
(Car ce qui n’en vaut rien est ce qu’il en admire,)
Il en parle sans cesse, et prétend fortement
Que l’Univers en corps soit de son sentiment.
45 J’ai bien affaire, moi, pour se faire de fête,
Que de son Despréaux il me rompe la tête,
Et qu’à brûle-pourpoint il m’attaque vingt fois
Pour piller mon suffrage, et corrompre ma voix.
Grâce au babil fécond d’un Marquis ridicule,
50 Qui toujours se regarde, et toujours gesticule,
Si Monsieur Despréaux n’eût servi d’entretien,
Tant qu’a duré le jour, on n’eût parlé de rien :
On l’a plus de cent fois conjuré de se taire,
Mais le traître qu’il est, n’en a rien voulu faire :
55 Despréaux qui l’entête, est si fort à son goût,
Qu’il le mettait en œuvre, et l’enchâssait partout.
Défaites-vous-en. Fi !

LE CHEVALIER.

Je suis prêt de le faire.
Il vous blesse la vue, et je cherche à vous plaire :
Mais (et vous voulez bien que je vous parle ainsi)
60 Il n’est pas le seul fat que vous souffriez ici.
Le Marquis, à mon sens, est plus sage qu’Eudoxe,
Qui se fait appeler la Marquise Orthodoxe ;
Parce que dans Alger son aïeul fait captif,
Pour la religion fut empalé tout vif :
65 Cependant chaque jour vous souffrez sa visite ;
Et, si je m’y connais, c’est un mince mérite
Est-il rien de si fade, et de plus dégoûtant,
Que les mots qu’elle affecte, et qu’elle estime tant ?
N’est-ce pas à dessein faire rire le monde,
70 Que toujours répéter que l’on couvre sa Blonde ;
Pour dire aux gens de Cour, en des termes nouveaux,
"Usez-en librement, et mettez vos chapeaux".

ÉMILIE.

Et puis-je honnêtement m’en débarrasser ? Dites :
Puis-je sans l’offenser, refuser ses visites ?
75 Et de la qualité dont vous savez qu’elle est,
2
Lui dirai-je tout franc que son air me déplaît ?

LE CHEVALIER.

Par la même raison, sur la moindre matière,
Voulez-vous qu’au Marquis j’aille rompre en visière ?
Et du rang dont il est, (car dans tout cet état
80 On trouverait à peine un plus illustre fat,)
3
Son père qui descend d’un échappé de Prince,
Met dans ses qualités, Gouverneur de Province,
Duc, Vicomte, Marquis, Chevalier, Maréchal,
Comte, Baron, Vidame, Écuyer, Sénéchal,
85 À Paris Pair de France, à Madrid Grand d’Espagne,
Trésorier d’Angleterre, Électeur d’Allemagne ;
Et comme si pour lui c’était peu que cela,
Il fait encor au bout mettre un et cetera,
Après vingt qualités d’une telle importance,
90 Comme font la plupart des grands Seigneurs de France.
À des gens de sa sorte ira-t-on dire au nez,
Qu’en théâtre public leurs pareils sont bernés ?
Sûr qu’à vos sentiments c’est à tort qu’il s’oppose,
Le Marquis est un fou, mais je n’en suis pas cause ;
95 Et je suis étonné qu’avec tant de clartés,
Vous vouliez me charger de ses iniquités.

ÉMILIE.

Vous l’avez amené.

LE CHEVALIER.

Je l’ai dû, ce me semble :
Accordés aujourd’hui, pour être unis ensemble,
L’honneur dont vos bontés récompensent mes soins,
100 Me paraît assez grand pour avoir des témoins.
D’ailleurs, vous faire voir en l’état où vous êtes,
À ce qui m’a charmé c’est mener des conquêtes ;
Rien n’échappe à vos yeux, et je ne voulais pas
Faire tort d’un hommage à vos charmants appas.

ÉMILIE.

105 Vous voulez m’adoucir, mais enfin je m’obstine.

SCÈNE II. Émilie, Le Chevalier, La Waltoline, Un Laquais. §

ÉMILIE.

À la fin, grâce au Ciel, voici la Waltoline.
Mon Dieu, comme il est fait ! Il s’est battu !

LA WALTOLINE.

Pardi !
Un Laquais par deux fois dit que j’avre menti :
Par mon foi, moi d’abord que lui tourne son tête,
4
110 Je tiens mon Halibarde en mon main toute prête,
Et quand il ne voit rien, pardi tout à l’instant
J’en donne un coup bien fort dessus son dos qu’il tend.
5
Mais le Laquais, mon foi, qui n’est guère pagnote,
Me prend mon Halibarde, et pardi m’en tapote ;
115 De son main qu’il fait poing, me casse tous les dents.
Mon foi, le maison s’ouvre, et j’ai sorti dedans :
J’aime encore plus que mieux qu’il déchire mon manche.
Voudrais bien maintenant un petite fil blanche
6
Pour deux liards.

ÉMILIE.

7
Et faquin, faut-il se battre ?

LA WALTOLINE.

Ho, ho !
120 Voulez-vous que j’endure un menti tout de go ?
Non par mon foi !

ÉMILIE.

Viens ça ; tu sais lire, je pense ?

LA WALTOLINE.

Point, pardi !

ÉMILIE.

Point !

LA WALTOLINE.

Ah, ah ! j’avre la souvenance
Que si fait. Oui pardi. Foi de Suisse d’honneur.

ÉMILIE.

Tu sais lire ?

LA WALTOLINE.

Mon foi, savre lire par cœur,
125 Et fort pien.

ÉMILIE.

Viens-ça donc. La noblesse ambiguë
Qui traîne le désordre, et qui fait la cohue,
Me fatigue, m’assomme, et tout en sera plein,
À moins que de bonne heure on n’y tienne la main :
C’est pourquoi, songes-y, je prétends qu’aucun n’entre,
130 Hormis ceux dont les noms sont là-dessus.
Elle lui donne un papier.

LA WALTOLINE.

Oh, diantre !
Si quelqu’un vient : Qui tape ? Ami. Dis votre nom ?
Moi, je veux pas le dire ; et moi, j’ouvre point.

ÉMILIE.

Bon,
Retourne, et souviens-toi de ce que je t’ordonne.

LA WALTOLINE.

Oh pardi ! J’avre moi la souvenance bonne :
135 S’il ne cline son nom, personne entre aujourd’hui.
Après avoir fait cinq ou six pas, il revient, et dit au Chevalier.
Dis-moi vous ; l’écriture est-ce pas le noir ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LA WALTOLINE.

Grand-merci.

SCÈNE III. Le Marquis, Émilie, Le Chevalier, Un Laquais. §

LE MARQUIS, de derrière le Théâtre.

Chevalier.

ÉMILIE.

Me revoilà chagrine ;
L’étourdi de Marquis, dont la langue assassine,
8
A dessein de nous joindre, et je crains son caquet.

LE MARQUIS.

140 Chevalier !

ÉMILIE.

Paix.

LE MARQUIS.

Ma foi, je vous prends sur le fait ;
Vous voilà l’un et l’autre à ma miséricorde :
Comment Diable ? À l’écart dès le jour qu’on s’accorde ?
À vous dire le vrai, si je m’y connais bien,
Deux amants comme vous, ne sont pas là pour rien :
145 Pour fausser compagnie, il faut avoir affaire,
Dieu me damne !

LE CHEVALIER.

L’Amour, n’est jamais sans mystère,
Tu le sais.

LE MARQUIS.

Dites-moi, dansera-t-on bientôt ?
Je m’en suis autrefois démêle comme il faut.
Dolivet, et Beauchamp, m’en faisaient la grimace.

ÉMILIE.

150 Les gens faits comme vous ont partout bonne grâce.

LE MARQUIS.

Assurément.

ÉMILIE.

La danse est votre vrai talent ;
Vous avez le corps souple, et de plus l’air galant.

LE MARQUIS.

9
Pour souple, il est certain que je n’ai pas les gouttes ;
Je saute...

ÉMILIE.

À quelle danse excellez-vous ?

LE MARQUIS.

À toutes.
155 Par ma foi.

ÉMILIE.

Vous dansez les Menuets ?

LE MARQUIS.

Oh, qu’oui,
Et qui plus est, j’espère y piper aujourd’hui.
Mais à propos de danse, as-tu su des paroles
Que je fis l’autre jour, et qui sont assez drôles ?

ÉMILIE.

Sur quel air ?

LE MARQUIS.

Sur quel air ? Sur l’air des Menuets.

LE CHEVALIER.

160 Des vers de ta façon sont, je crois, bien mal faits.
Les auteurs de ta sorte effarouchent les Muses.

LE MARQUIS.

Dieu me damne, mon cher, pour le coup tu t’abuses.
Pour des vers cavaliers, qui toujours sont mauvais,
Je n’en ai jamais vu de plus joliment faits.
165 Les voici.
« Un jour Lisis au bord de l’onde
Parlait d’amour à Rosemonde ;
Mais cette Blonde,
Qui toujours gronde,
005 Et que jamais le Berger ne choqua,
Sans raison du monde
S’en estomaqua ;
Depuis, par dépit, le Berger la troqua. »
Qu’en dis-tu ?
« Mais cette Blonde,
010 Qui toujours gronde,
Et que jamais le Berger ne choqua,
Sans raison du monde
S’en estomaqua ;
Depuis, par dépit, le Berger la troqua. »
M’en croyais-tu capable ?

LE CHEVALIER.

Non.

LE MARQUIS.

Tu vois bien par là que je suis véritable.
Les trois vers de la fin sentent l’homme de Cour.
015 « Sans raison du monde
S’en estomaqua ;
Depuis, par dépit, le Berger la troqua. »
N’est-ce pas, Chevalier, que j’y mets le beau tour ?
Et que sans le secours des préceptes frivoles,
170 Je fais passablement de méchantes paroles ?
Dis donc ?

LE CHEVALIER.

Passablement ? Sans te flatter en rien,
Tu fais de méchants vers admirablement bien.

ÉMILIE.

À merveille.

LE MARQUIS.

Oh, parbleu ! Modérez la louange
Touchant votre repas, je vous rendrais le change :
175 À vous congratuler je serais occupé ;
Mais je pense jamais n’avoir plus mal soupé,
J’en enrage.

ÉMILIE.

Et pour moi, ce reproche me pique.

LE CHEVALIER.

Je n’ai jamais rien vu qui fût plus magnifique.
On a même trouvé bien des mets superflus ;
180 Il se moque.

LE MARQUIS.

Ma foi, ce que j’aime le plus
Y manquait.

LE CHEVALIER.

Sait-on bien quels ragoûts tu souhaites ?

LE MARQUIS.

Non ; mais dans un repas n’avoir point d’alouettes,
C’est pour moi, qui les aime, un supplice cruel ;
Parbleu !

ÉMILIE.

Prenez-vous-en à mon maître d’hôtel.

LE MARQUIS.

185 C’est un manger de Prince ; elles font succulentes...

LE CHEVALIER.

C’est en cette saison qu’elles font excellentes,
Il a raison.

LE MARQUIS.

Comment ! C’est en cette saison !

LE CHEVALIER.

Oui ; car durant l’été l’on n’en mange point.

LE MARQUIS.

Bon !
Veux-tu que je te prouve, et par raisons fort nettes,
190 Qu’au plus fort de l’été l’on voit des alouettes ?

LE CHEVALIER.

En l’air donc.

ÉMILIE.

Comme il dit, en l’air donc ?

LE MARQUIS.

Point du tout.

ÉMILIE.

Voyons comme il fera pour en venir à bout,
Et comme il prouvera par des raisons fort nettes,
Qu’au plus fort de l’été l’on ait des alouettes.

LE CHEVALIER.

195 Il ne saurait.

LE MARQUIS.

Parbleu, nous allons voir cela.
10
As-tu lu Despréaux ?

ÉMILIE.

De grâce, brisons-là ;
Laissons-là Despréaux, et les vers qu’il compose ;
On n’a tout aujourd’hui discouru d’autre chose.
Je suis lasse à la fin d’ouïr citer son nom.

LE MARQUIS.

200 Tout de bon ?

ÉMILIE.

Oui.

LE MARQUIS.

Ma foi, soyez-en lassé, ou non ;
Je prétends vous prouver, et par raisons fort nettes,
Qu’au plus fort de l’été l’on a des alouettes ;
Vous m’en avez, tous deux défié.

LE CHEVALIER.

Mais, Marquis,
Ne peux-tu le prouver, sans citer ses écrits ?
205 Tu n’en as pas besoin pour ce que tu souhaites.

LE MARQUIS.

Et quel autre écrivain a parlé d’alouettes,
11
Dis, benêt ?

ÉMILIE.

Croyez-moi ; laissez-le discourir.
C’est un mal qui le tient dont il faut le guérir,
Despréaux qui le charme, est dans sa fantaisie ;
210 Et j’en vais tant parler, que je l’en rassasie.
Des sièges, Laquais. Ça.

LE MARQUIS.

Je vous tiens, par ma foi.
N’as-tu pas les écrits de Despréaux ?

LE CHEVALIER.

Sur moi ?
Non.

LE MARQUIS.

Les voici. Je ris de ton extravagance.
As-tu lu le repas qu’il décrit ?

LE CHEVALIER.

Oui, je pense.

LE MARQUIS.

215 Fort bien. Te souviens-tu des mets qu’il fait venir ?

LE CHEVALIER.

Confusément.

LE MARQUIS.

Je vais t’en faire souvenir.
12
"Sur un amas confus de viandes entassées,
Régnait un long cordon d’Alouettes pressées."
Mot pour mot. Que t’en semble ? Avais-je le goût bon ?
220 Mange-t-on en été des alouettes ?

ÉMILIE.

Non.

LE MARQUIS.

Comment ? C’est Despréaux qui dans une Satire...

ÉMILIE.

D’accord, mais c’est peut-être en hiver qu’il veut dire.

LE MARQUIS.

Bon ! Par ce faux-fuyant vous croyez m’échapper.
Mais parbleu ! Sans courir, je vais vous rattraper.
225 Dans le même repas, pour comble de disgrâce,
13
"Par le chaud qu’il faisait l’on n’avait point de glace ;
Point de glace, bon Dieu ! Dans le fort de l’été !"
Ah mois de Juin ! Voyez, ai-je rien inventé ?
Voilà l’endroit, lisez.

LE CHEVALIER.

Que veux-tu qu’elle lise ?
230 Tant pis pour Despréaux, s’il met une sottise.
Comme ami de l’auteur, tu pourrais répliquer ;
Qu’il fait ce repas, qu’il rétend s’en moquer ;
Que c’est un fat qui traite, et qu’on peut sans scrupule
Orner d’un méchant plat, un festin ridicule,
235 À cela je répons pour te pousser à bout,
Qu’en Mai, Juin, et Juillet, on n’en voit point du tout ;
Que chez les rôtisseurs pas une âme n’en trouve ;
Que c’est en ce temps-là que l’alouette couve ;
Et que tout fat qu’il fut, le maître du logis
240 N’avait pas envoyé dénicher les petits.

LE MARQUIS.

Mon pauvre Chevalier, que ta réponse est sotte !
Tu sais, quand je m’y mets, de quel air je te frotte :
Sur le raisonnement, je suis plus fort que toi.

SCÈNE IV. Émilie, Le Marquis, Le Chevalier, La Waltonine. §

ÉMILIE.

Qu’est-ce ? La Waltoline, où rêvas-tu ?

LA WALTOLINE.

Mon foi,
245 Je vas apprendre à vous, qu’une personne il tape.

ÉMILIE.

Qui se nomme ?

LA WALTOLINE.

Bour... Bour... son nom me chape,
Lui trois fois l’avre dit, mais je m’en dessouviens.

ÉMILIE.

As-tu bien consulté le papier que tu tiens ?
Est-ce Acante, Licas, Oriane, Caliste,
250 Damon, Tirsis...

LA WALTOLINE.

Mon foi, lui n’est point sur mon liste ;
Cartinement.

ÉMILIE.

Hé bien, n’ouvre donc point.

LA WALTOLINE.

Pardi ?
Lui voudrait vous, Madame, un peu voir un petit !

ÉMILIE.

Ouvre donc.

LA WALTOLINE.

Voule-vous ? Moi, suis votre serfice.
Il sort.

LE MARQUIS.

De quel endroit de France est Monsieur votre Suisse ?
255 S’il vous plaît.

ÉMILIE.

Hé, mon Dieu ! Point de subtilité,
Parlons de Despréaux, vous l’avez souhaité ;
Ou je dirai partout, pour vous faire la guerre,
Que dès qu’on vous résiste, on vous jette par terre.
Défendez ce qu’il fait, je suis contre, et vous pour ;
260 Voyons.

SCÈNE V. Boursault, Émilie, Le Chavalier, Le Marquis. §

BOURSAULT.

C’est un peu tard venir faire ma Cour,
Madame ?

ÉMILIE.

Était-ce vous qui heurtiez ?

BOURSAULT.

Oui, Madame.

ÉMILIE.

Un siège.

LE CHEVALIER.

14
Songez-vous à notre épithalame ?
L’hymen où j’aspirais, est conclu d’aujourd’hui :
Et vous m’avez promis que vous la feriez.

BOURSAULT.

Oui.

LE MARQUIS.

265 En vers ?

ÉMILIE.

Monsieur en fait de fort beaux.

LE MARQUIS.

On le nomme ?

ÉMILIE.

Monsieur Boursault.

LE MARQUIS.

15
Ah fi ! Ce n’est pas là mon homme.
Un pareil compliment lui doit sembler nouveau :
Mais des méchants auteurs, je suis parbleu, le fléau :
Je n’en puis souffrir un, s’il n’excelle.

LE CHEVALIER.

Il se moque.

LE MARQUIS.

270 Point, par ma foi.

LE CHEVALIER.

Point ?

LE MARQUIS.

Non.

LE CHEVALIER.

Mais ton discours le choque.

BOURSAULT.

Moi ? Comment voulez-vous qu’il trouve mes vers beaux ?
Monsieur est partisan de Monsieur Despréaux ;
Je le connais.

LE MARQUIS.

Ma foi, c’est un charmant génie.
16
"Lorsque d’un froid rimeur il dépeint la manie,
275 Ses vers, comme un torrent, coulent sur le papier :
Il rencontre à la fois Perrin, et Pelletier,
Bardou, Mauroy, Boursault." Au moins sans artifice,
Boursault.

ÉMILIE.

C’est vous, je crois ?

BOURSAULT.

Pour vous rendre service ;
C’est moi-même.

ÉMILIE.

Pour moi, quand je lis Despréaux,
280 Je trouve en des endroits quelques vers assez beaux ;
Mais ce qui me déplaît de sa veine féconde,
Elle est trop satirique, et nomme trop de monde.
C’est pour un galant homme, un peu s’être oublié :
Plus son nom fait de bruit, plus il est décrié ;
285 On court à ses écrits, mais chacun les achète,
Moins pour voir ce qu’il fait, que les gens qu’il maltraite.
Caressé d’un Libraire, à qui va le butin,
17
Aux dépens de sa gloire, il enrichit Barbin ;
Et sûr que sans nommer son génie est aride,
290 Pour un honneur frivole, il en quitte un solide,
S’il avait des amis, il devrait le savoir.

LE MARQUIS.

Avec tout le respect que je crois vous devoir,
Ce que vous dites là, Madame, est ridicule ;
Parbleu. Despréaux nomme ! Ô le plaisant scrupule ?
295 C’est qu’il est franc.

SCÈNE VI. Amarante, Ortodoxe, Émilie, Le Marquis, Le Chavalier, Boursault. §

AMARANTE, qui de la porte aperçoit Émilie.

Madame, avancez, s’il vous plaît ;
J’ai pris la bonne route, et c’est ici qu’elle est ;
Avec l’époux futur je la vois qui s’amuse.

ORTODOXE, de la porte.

Ne font-ils rien de plus ? Je sais comme on en use :
Je m’en irais.

ÉMILIE.

Entrez, nous vous en prions tous ;
300 Si vous n’avez dessein que l’on coure après vous.
Que prétendez-vous donc que nous fissions ?

ORTODOXE.

Que sais-je ?
Les Amants de sa sorte ont un grand privilège.
Et puis, à le bien prendre, ayant trouvé son fait,
Quand on est accorde, n’est-ce pas quasi fait ?
305 C’est en deux oui qu’on dit que tout l’Hymen consiste.
Et parmi le grand nombre on n’est point formalise :
Dès qu’on est accordé, la pudeur prend l’essor.
Que je vous baise un peu, je vous en prie : encor,
Et Monsieur l’accordé veut-il que je le baise ?

ÉMILIE.

310 S’il le veut ? De sa vie on ne l’a fait plus aise :
Vous moquez-vous ?

ORTODOXE.

Bon Dieu ! qu’il s’en acquitte bien !
Je vous en congratule.

LE MARQUIS.

Et moi, n’aurai-je rien ?

ORTODOXE.

Et Monsieur ; quel est-il ?

LE CHEVALIER.

Bel esprit.

LE MARQUIS.

Il se raille.

ÉMILIE.

C’est un auteur.

LE MARQUIS.

D’accord, qui ne fait rien qui vaille.

BOURSAULT.

315 J’avoue ingénument que j’ai fort peu d’esprit,
Mais, si vous le savez, il faut qu’on vous l’ait dit.

LE MARQUIS.

Vous enragez, parbleu, de ce qu’on vous terrasse :
Le parti de l’esprit est celui que j’embrasse ;
Par un vœu solennel je m’y suis engagé.

BOURSAULT.

320 En vérité, l’esprit vous est fort obligé.
C’est être généreux autant qu’on le puisse être,
Que prendre son parti, sans même le connaître.

ÉMILIE.

Des sièges donc, Laquais ; faut-il dire cela,
Petit sot ?

AMARANTE.

Hé, mon Dieu, ne demeurons point là ;
325 Ou du moins, car pour moi j’aime la comédie,
Avant qu’on la commence, ordonnez qu’on le die.

LE MARQUIS.

Quels Comédiens sont-ce ? Est-ce pas Molière ?

LE CHEVALIER.

Oui,
Et Tartuffe.

LE MARQUIS.

Ma foi j’en suis bien réjoui.
Je ne l’ai jamais vu.

ORTODOXE.

Ni moi, certes.

ÉMILIE, au Laquais.

La France,
330 Allez voir de ce pas quand la pièce commence :
Vous viendrez nous chercher, si les acteurs sont prêts.

ORTODOXE.

Évangélisez mieux votre petit laquais,
De grâce.

ÉMILIE.

Asseyez-vous ; cela suffit.

LE MARQUIS.

Marquise,
Savez-vous qu’elle et moi, nous venons d’avoir prise ?

ORTODOXE.

335 Je vous donne le droit sans rêver. Fais-je bien ?

LE MARQUIS.

Je l’ai toujours.

AMARANTE.

Sur quoi roulait votre entretien ?

LE CHEVALIER.

Sur Despréaux.

ORTODOXE.

Oh oui !

ÉMILIE.

Qu’en dites-vous ?

ORTODOXE.

Qu’en dis-je ?
Qu’il ravit tout le monde, et que c’est un prodige :
Quand je lis ce qu’il fait, j’ai l’esprit si content !
340 Despréaux !

LE MARQUIS.

Par ma foi, j’en disais tout autant ;
Mais, Madame, et Monsieur, deux fâcheuses personnes,
De cent sottes raisons ont combattu mes bonnes.
Sans leurs cruelles mains le bon sens est martyr.

LE CHEVALIER.

Pour moi, je ne crois pas devoir te repartir :
345 Mais respecte Madame, elle est si délicate...

LE MARQUIS.

18
Il est vrai. Dieu me damne ! Elle approuve l’Astrate.

AMARANTE.

Quoi ! l’Astrate ?

LE MARQUIS.

L’Astrate.

ORTODOXE.

Ah, mon Dieu ! je l’ai vu ;
Que les vers en sont forts, et que tout m’en a plu !
J’en revins satisfaite autant qu’on le puisse être ;
350 Un ouvrage si beau, part de la main d’un maître ;
Bien des gens qu’il charma l’applaudirent tout haut.
Dites-moi, s’il vous plaît, qui l’a fait ?

BOURSAULT.

C’est Quinault.

ORTODOXE.

Bon, Quinault !

ÉMILIE.

Oui, vraiment ; voudrait-il vous le dire ?

ORTODOXE.

Quoi ! Le même Quinault que Despréaux déchire,
355 A composé...

ÉMILIE.

L’Astrate, où l’on donne un anneau.

ORTODOXE.

Je suis au désespoir de l’avoir trouvé beau.
Il me parut charmant, j’en admirai le tendre ;
Mais si jamais j’y vais, j’en dirai pis que pendre :
Il ne doit rien valoir ; car Despréaux le dit.

LE MARQUIS.

360 Quoi que ce soit.

LE CHEVALIER.

Tout beau, Quinault a de l’esprit.

AMARANTE.

Et du beau.

ORTODOXE.

Monsieur raille, ou Madame le flatte.

LE MARQUIS.

S’il avait de l’esprit, aurait-il fait l’Astrate ?

LE CHEVALIER.

Parle mieux de l’Astrate, ou du moins n’en dis rien ;
Il a charmé Madame.

ORTODOXE.

Ah ! Je m’en repens bien ;
365 À tous les beaux endroits que l’acteur y rencontre,
Je fis le brouhaha, mais je proteste contre.
On doit me pardonner, si je le fis tout haut ;
Ce fut innocemment que j’applaudis Quinault.
Si l’auteur par l’ouvrage avait pu se connaître,
370 Je l’aurais trouvé laid, tout galant qu’il puisse être,
En conscience.

ÉMILIE.

Et vous, depuis quand, et pourquoi,
Êtes-vous gendarmé contre l’Astrate ?

LE MARQUIS.

Moi ?

ÉMILIE.

Oui, vous, oui.

LE MARQUIS.

J’aime assez depuis quand.

ÉMILIE.

Il me semble
Que dans sa nouveauté nous le vîmes ensemble :
375 Je ne sais depuis quand vous vous êtes dédit ;
Mais je sais qu’à mes yeux vous l’avez applaudi,
Et qu’en vous démembrant pour louer cet ouvrage
Comme font la plupart des Marquis de votre âge,
De vos bras fatiguants vous donnâtes cent coups
380 À ceux qui par malheur s’étaient mis près de vous ;
Vous trouvâtes la pièce admirablement belle.

LE MARQUIS.

Elle était belle aussi, quand elle était nouvelle ;
Mais elle ne l’est plus à présent.

LE CHEVALIER.

Ah ! Fort bien.
19
Pompée est déjà vieux, il ne vaut donc plus rien ?
20
385 Dans deux ans l’Alexandre et sa soeur l’Andromaque
Ne seront donc plus beaux, si quelqu’un les attaque ?
21
Le Cid, dont tout Paris admira la beauté,
A donc perdu sa grâce avec sa nouveauté,
À ce compte ?

ORTODOXE.

Oh ! Le Cid ! Quel Poème en approche ?
390 Y songez-vous ?

LE MARQUIS.

Ma foi, ta comparaison cloche.
Le Cid est de Corneille, où Diable as-tu l’esprit ?
Il ne vaudrait plus rien, si Despréaux l’eut dit ;
J’en demeure d’accord : mais d’assez fraîche date,
Il approuve le Cid, et : condamne l’Astrate.

BOURSAULT.

395 Les ouvrages d’esprit cessent donc d’être beaux,
Dès qu’ils sont attaqués par Monsieur Despréaux ?

LE MARQUIS.

Qui doute de cela, Sieur Boursault ?

BOURSAULT.

Moi, peut-être ;
Qui sais rendre justice, et qui crois m’y connaître.
Il ne faut pas avoir l’esprit fort délicat,
400 Pour nommer l’un fripon, appeler l’autre fat.
Qu’a-t-il fait jusqu’ici, qu’exciter des murmures ?
Insulter des auteurs, et rimer des injures ?
Quelle honteuse gloire, et quel plaisir brutal,
De ne pouvoir bien faire, à moins de faire mal ?
405 À quel homme d’honneur a-t-il vu sa manie ?
Qui jamais à médire a borné son génie ?
Quand d’un si grand génie on a l’esprit doué,
Sur la même matière est-on toujours cloué ?
À la Satire seule est-il beau qu’on s’amuse ?
410 Et n’en peut-on sortir, sans égarer sa Muse ?
Sorti d’assez bon lieu, c’est vouloir sans raison
Prostituer sa race, aussi bien que son nom :
Si par malheur pour eux, ses écrits sont durables,
Ce qu’il a de parents, en seront crus coupables :
415 Nos neveux après nous, ne distingueront pas
Qui de cette famille avait le cœur si bas :
Et l’erreur populaire, ou la haine publique
Confondra l’honnête homme avec le satirique.
Si l’Astrate qu’il blâme, est un monstre à ses yeux,
420 Comme il est du métier, il devrait faire mieux.
Mais je pense, ma foi, qu’il ne l’ose entreprendre.

LE MARQUIS.

S’il voulait s’en mêler, que d’auteurs s’iraient pendre !
Corneille le premier, quoiqu’auteur assez bon ;
Je crois, s’il ne fait rien, que c’en est la raison ;
425 Sûr qu’il est de ravir, et de faire merveille,
Il veut bien faire grâce au bonhomme Corneille ;
Et lui laissant en paix achever tout son sort,
L’empêcher de mourir que de sa belle mort.
C’est ma pensée.

ORTODOXE.

Au vrai ?

LE MARQUIS.

D’homme d’honneur.

ORTODOXE.

Je meure,
430 Si je n’allais songer de penser tout à l’heure
La même chose.

LE MARQUIS.

Oh, oui ?

ORTODOXE.

Oui, foi de veuve.

LE MARQUIS.

Allez,
Il est aisé de voir que vous me ressemblez ;
Vous crevez d’esprit.

ORTODOXE.

Moi ?

LE MARQUIS.

Pour un si grand service.
22
Je veux que Despréaux vous accole la cuisse.

AMARANTE.

435 D’où vient qu’il ne dit rien de cet auteur galant
Qui compose à la glace, et qui rime en tremblant ?

BOURSAULT.

Je ne le connais point ; quel auteur est-ce ?

LE MARQUIS.

Diable !
Je le connais, la peste ! Il est bien agréable.
23
C’est Boyer.

ÉMILIE.

Bon, Boyer, vous le connaissez peu.
440 Boyer, quand il compose, est toujours tout en feu ;
Dans ses moindres discours on voit ce feu qui brille ;
Et dans les vers qu’il fait, le salpêtre pétille.
Quand d’un crime parfois il exprime l’horreur,
La fureur poétique est sa moindre fureur.
445 S’il faut peindre Bellone au milieu du carnage,
Son Pégase bondit, et sa Muse fait rage ;
Il sait camper, résoudre, assaillir, effrayer,
Et dans ses vers pompeux étaler tout Boyer :
Mais s’il faut de vers doux embellir quelques scènes,
450 On le saigne d’abord de trois ou quatre veines,
Pour faire évaporer par ces canaux ouverts,
La grandeur du génie, et la force des vers.

LE MARQUIS.

Boyer fait mal des vers à ce compte ?

LE CHEVALIER.

Au contraire,
Il serait mal aisé de pouvoir en mieux faire ;
455 Il écrit nettement ; et pour dire encor plus,
Ses vers ont de la pompe, et ne sont point confus ;
Car enfin, cher Marquis, et souvent on s’y trompe,
Le galimatias est voisin de la pompe.
La plupart des grands vers qu’on devrait supprimer,
460 Ressemblent à ces gens que je n’ose nommer ;
À ces sots du bel air, dont l’esprit est sans force ;
Avec qui le bon sens est toujours en divorce,
Et qui de trois grands mots ornant leur entretien,
Parleront tout un jour, pour ne se dire rien.

LE MARQUIS.

465 Que ta comparaison est absurde !

AMARANTE.

Et de grâce.
Revenons à l’auteur qui compose à la glace,
Je vous en prie.

LE MARQUIS.

Ah ; ah ! C’est sans doute...

AMARANTE.

Qui ?

LE MARQUIS.

Non,
Ce ne l’est pas.

AMARANTE.

Mon Dieu, qu’ai-je fait de son nom ?
C’est un auteur galant, mais qui ferait scrupule
470 De se lever sans feu pendant la canicule.
24
C’est Gilbert.

ÉMILIE.

Que Madame en parle comme il faut !
Quelque chaleur qu’il fasse, il n’a jamais eu chaud :
25
Apollon et Gilbert sont toujours mal ensemble,
Quand tout le monde brûle, on le trouve qui tremble :
475 Un de ses bons amis que je vis hier au soir,
Me soutint par deux fois que l’étant allé voir,
Il trouva son Laquais qui lui chauffait Dimanche
L’épingle qu’il lui faut pour attacher sa manche.

LE CHEVALIER.

Est-il possible ?

LE MARQUIS.

À l’autre ! Il la croit.

LE CHEVALIER.

Ce Galant
480 À pour se faire croire un mérite assez grand :
J’ai l’honneur, tu le sais, de grossir ses conquêtes ;
Et d’ailleurs...

LE MARQUIS.

Hé, morbleu, que les amants sont bêtes !
Regardez, que Gilbert s’il avait ce défaut,
Pour chauffer une épingle, en aurait bien plus chaud.

LE CHEVALIER.

485 Nullement, mais à tort ton esprit se gendarme ;
Que cela soit ou non, la figure m’en charme :
Quand parfois à Gilbert le froid livre un assaut,
Pour chauffer une épingle, il n’en a pas plus chaud,
D’accord : mais notre ami, sans t’échauffer la soie.
490 Le plaisant de l’affaire, est que Gilbert le croie :
Et qu’il ait prétendu se morfondre le bras,
S’il osait s’en servir, et ne la chauffer pas.

LE MARQUIS.

Le méchant raisonneur !

ORTODOXE.

Il faut bien qu’il conteste :
Qui reprend Despréaux, peut médire du reste.

LE MARQUIS.

495 Ma foi, je voudrais bien, pendant qu’il est ici,
Qu’il censurât encore un endroit que voici,
Jamais dans aucun siècle on n’a vu mieux écrire ;
Et je le maintiens fou, s’il y trouve à redire.
26
C’est l’endroit de Cotin, l’as-tu vu ?

LE CHEVALIER.

Je le crois ;
500 Mais Cotin, tu le sais, est en bien des endroits :
Quand je lis quelquefois ses satires malignes,
Je rencontre Cotin presqu’à toutes les lignes ;
Et mes yeux voltigeants de Cotin en Cotin,
Sans m’en apercevoir, je me trouve à la fin,
505 Apprends-moi quel endroit tu veux dire.

LE MARQUIS.

Il est juste ;
C’est l’endroit, tu sais bien, où Despréaux l’ajuste !
27
Quand "chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté :
Juge si dans ce lieu Despréaux put si plaire,
510 Lui qui ne compte rien, ni le vin, ni la chère,
Si l’on n’est plus au large assis dans un Festin,
Qu’aux Sermons de... ou de l’Abbé Cotin".

ORTODOXE.

Que cet endroit me plaît.

ÉMILIE.

Il me plairait, je pense,
Si j’avais pour l’entendre assez d’intelligence.
515 Bien des gens comme vous en font assez de cas ;
Mais, j’ai l’esprit si lourd, que je ne l’entends pas.
Despréaux hait Cotin, et ce qui m’a surprise.
On ne sait s’il le loue, ou s’il le satirise,
N’est-il pas vrai ?

BOURSAULT.

Sans doute, et vous avez bien dit,
520 On ne sait s’il critique, ou bien s’il applaudit,
Je le soutiens.

LE MARQUIS.

Et moi, je soutiens le contraire.
Moi qui ne compte rien, ni le vin, ni la chère,
28
"Si l’on n’est plus au large assis dans un festin,
Qu’aux sermons de Cassaigne ou de l’Abbé Cotin".
525 Il veut dire par là, j’en fais juge Madame,
Qu’aux sermons de Cotin il n’y va pas une âme.
Voilà ce qu’il veut dire.

LE CHEVALIER.

Oh ! D’accord, en ce cas ;
Il le veut dire, bon ; mais il ne le dit pas :
Au contraire, à l’entendre, on dirait qu’on s’y tu ;
530 Que la foule y fatigue, et que chacun y sue.
Vouloir plus être au large assis en ce lieu-ci,
Qu’au Tartuffe qu’on joue on ne fut Vendredi,
Ce n’est, je crois, pas dire, au rapport de Madame
Qu’au Tartuffe qu’on joue il n’y va pas une âme.

LE MARQUIS.

535 C’est bien de même ?

ORTODOXE.

Oh ! Non ; cela n’y vient pas bien.

LE MARQUIS.

Comment voudrais-tu dire autrement ? Voyons.

LE CHEVALIER.

Tiens ;
Si j’avais son esprit, j’aurais mis, pour mieux faire ;
29
"Moi qui ne compte rien ni le vin, ni la chère",
À moins d’être à mon aise "assis dans un Festin",
540 Comme... il aurait pu dire aux Sermons de "Cotin",
S’il l’eût voulu ; mais là, sans faire l’habile homme,
En la place de "plus", il fallait mettre "comme" ;
Sans contredit.

LE MARQUIS.

Oui ?

LE CHEVALIER.

Oui. Rêves-y quelque temps.

LE MARQUIS.

En tout cas rien n’y manque, excepté le bon sens.
545 La belle affaire !

AMARANTE.

Et si, je pense qu’il se moque ;
Il n’y manque autre chose, et cet endroit le choque !
Du bon sens, plus ou moins, n’y fait rien.

LE MARQUIS.

C’est bien dit.

ORTODOXE.

Laissez-moi lui citer un endroit plein d’esprit,
C’est au discours au Roi. Rien n’est plus agréable ;
550 Je n’en lis pas un vers qui ne soit impayable.
L’endroit que je veux dire, est un endroit nouveau,
Si galamment tourné...

LE MARQUIS.

Madame, qu’il est beau !
Il m’enlève.

ORTODOXE.

Avouez que c’est un coup de maître.

LE MARQUIS.

Il ne me souvient pas quel endroit ce peut être.
555 Mais à mon gré, Madame, il est beau ! Ris, mon cher.

LE CHEVALIER.

Qui Diable, en t’écoutant, pourrait s’en empêcher ?
Quand on loue un endroit qu’on nomme un coup de maître,
On doit dire du moins quel endroit ce peut être :
Cet endroit si galant que tu dis qui te plaît
560 Peux-tu le trouver beau, sans savoir ce que c’est ?

LE MARQUIS.

Et c’est donc de cela que tu ris ? Je t’admire.
Qu’ai-je dit de bouffon, qui t’ait dû faire rire ?
Je vois dans ses écrits cent endroits délicats :
Il doit peu t’importer, s’il ne m’en souvient pas ;
565 Celui que dit Madame, en doit être un, je gage.

ORTODOXE.

Monsieur a le sens bon.

LE MARQUIS.

Point du tout ! Mais j’enrage,
De voir rire de rien un esprit égaré :
Je suis des idiots l’ennemi déclaré.
La Marquise Ortodoxe aurait dit des merveilles,
570 Sans ce perturbateur du repos des oreilles.
Pour le désarçonner, reparlez-nous ici,
De l’endroit qui vous charme ; et qui me charme aussi :
Je n’ai rien vu de beau, qu’aisément il n’efface ;
Qu’il le censure après, s’il le peut.

ORTODOXE.

Qu’il le fasse,
575 Je l’en défie.

LE MARQUIS.

Allons, mortifiez-le un peu.

ORTODOXE.

Despréaux parle au Roi.

LE MARQUIS.

Bon.

ORTODOXE.

Et lui dit...

LE MARQUIS.

Morbleu !
Cela me touche !

ÉMILIE.

Et quoi ? Qu’a-t-on dit ? Rien.

LE MARQUIS.

N’importe ;
Je ne vois point d’auteurs s’exprimer de la sorte.
Despréaux parle au Roi, ne saurait se payer.
580 J’ai beau lire Corneille, et Racine, et Boyer,
Je ne vois rien d’égal.

ÉMILIE.

Pour cela, je l’avoue.

ORTODOXE.

Quand donc il parle au Roi, voici comme il le loue.
30
"Et tandis que ton bras, des peuples redouté,
Va, la foudre à la main, rétablir l’équité,
585 Et retient les méchants, par la peur des supplices,
Moi, la plume à la main, je gourmande les vices".
Ces vers sont d’une force à jamais n’égaler.

LE MARQUIS.

Justement : c’est l’endroit dont je voulais parler ;
31
Sur des vers si pompeux, je m’arrête sans cesse.
590 Ils sont si beaux. "Tandis que ton bras..." Comment est-ce ?

ORTODOXE.

"Et tandis que ton bras, des peuples redouté,
Va, la foudre à la main, rétablir l’équité,
Et retient les méchants, par la peur des supplices"...

LE MARQUIS.

"Moi, la plume à la main, je gourmande les vices".
595 Censure donc.

LE CHEVALIER.

Peut-être.

LE MARQUIS.

Et censure, crois-moi,
Blâme des vers royaux qui sont faits pour le Roi,
Tu dois, pour ton honneur, les censurer.

LE CHEVALIER.

Écoute.
On le pourrait.

LE MARQUIS.

Madame, on le pourrait !

LE CHEVALIER.

Sans doute.
Ne me presse point tant de te rendre confus.

LE MARQUIS.

600 Parbleu ! Je t’en défie.

ORTODOXE.

Et pour moi je fais plus,
Je l’en conjure.

LE CHEVALIER.

Hé bien, il faut vous satisfaire.
Qu’ont de si beau ces vers, qui vous puisse tant plaire ?
Toi qui crois posséder un esprit plus qu’humain,
Dis-moi, dit-on "qu’un bras va la foudre à la main" ?

LE MARQUIS.

605 Et qu’on le dise, ou non ; que t’importe ?

LE CHEVALIER.

Il m’importe.
Le dit-on ?

LE MARQUIS.

Non.

LE CHEVALIER.

Ta foi ?

LE MARQUIS.

Non, le Diable m’emporte.
Tu peux, sur ma parole, être sur de cela.
Mais, pourquoi, s’il te plaît, cette question-là ?
Despréaux le dit-il ?

LE CHEVALIER.

Oui vraiment.

LE MARQUIS.

Imposture.

ORTODOXE.

610 Je le crois, moi.

LE CHEVALIER.

Ses vers font encore en nature.
"Et tandis que ton bras, des peuples redouté,
Va la foudre à la main..." Je n’ai rien inventé ;
Vous le voyez.

ORTODOXE, au Marquis.

Marquis, on le dit, ou je meure.

LE MARQUIS.

Je m’en viens, comme vous, d’aviser tout à l’heure.
615 Il est vrai, l’on le dit ; il est même fort bon ;
32
Malepeste !

ÉMILIE.

Pour moi, je ne dis oui, ni non.
Je condamne avec peine, et sans peine j’admire :
Peut-être est-ce bien dit ; mais il eut pu mieux dire ;
Et les vers dont on parle, auraient moins d’embarras,
620 S’il eût mis la Personne en la place du Bras.
Pour parler nettement, par exemple, on peut mettre,
"Que la foudre à la main, le Roi tout va soumettre" ;
Par exemple, on peut dire, en parlant de son Bras,
"Qu’il va lancer la foudre au milieu des combats" ;
625 En parlant de lui-même, on peut dire avec grâce,
"Que suivi de la foudre, il va punir l’audace" :
Mais dans cette occurrence, un meilleur écrivain,
N’aurait pas dit qu’un "bras va la foudre à la main".

BOURSAULT.

Je suis du sentiment de Madame.

LE MARQUIS.

Et de grâce,
630 Diminutif d’auteur, exilé du Parnasse,
Laissez-nous seuls.

LE CHEVALIER.

Ho, ho ! C’est parler un peu haut ?
Chez de plus grands Seigneurs on endure Boursault :
Ce qu’il a dit est juste, et n’a rien que je blâme ;
C’est prendre un bon parti, que celui de Madame.

AMARANTE.

635 J’en suis aussi.

ORTODOXE.

Vous ?

AMARANTE.

Oui.

LE MARQUIS.

Tant pis.

LE CHEVALIER.

Tant mieux.

LE MARQUIS.

Ma foi,
C’est un faible ennemi, qu’un censeur comme toi.
Viens au sens, notre ami ; c’est le sens qu’on admire.
Qui chicane des vers, ne saurait plus que dire.
"Et tandis que ton bras..." C’est-à-dire, "Grand Roi,
640 Nous allons faire rage à présent, vous et moi.
On nous craindra tous deux ; vous, de peur des supplices ;
Moi, de peur de mes vers qui gourmandent les vices ;
Et pourvu que tous deux nous nous entendions bien,
Votre nom ira loin, aussi bien que le mien.
645 Quand je bats des auteurs, vous gagnez, des batailles."
Voilà ce qui s’appelle être sensé.

LE CHEVALIER.

Tu railles.
Ces vers, de son bon sens, font de faibles témoins.

ORTODOXE.

Jamais rien n’en eut tant.

ÉMILIE.

Jamais rien n’en eut moins.

LE MARQUIS.

Vous avez l’un et l’autre, ou je sois misérable,
650 Une absence d’esprit que je trouve effroyable ;
Que voit-on là dedans qui soit hors de raison ?

LE CHEVALIER.

C’est avec un grand Roi faire comparaison.
Simplement. Tu dirais, si tu savais l’Histoire,
Que ce sont les auteurs qui dispensent la gloire ;
655 Que les Rois du vieux temps qui les ont révérés,
Ont souffert qu’avec eux ils se soient comparés :
Mais ces comparaisons ne se sont jamais faites
Qu’entre de petits rois, et d’excellents poètes :
Au lieu que dans l’exemple allégué tant de fois,
660 C’est un petit poète, et le plus grand des Rois.

LE MARQUIS.

Et bon, bon !

AMARANTE.

Quoi ! Bon, bon ? Cela ne veut rien dire,
Mon cher Marquis.

LE MARQUIS.

Bon, bon, doit pourtant vous suffire ;
Je ne vous dirai rien autre chose.

ORTODOXE.

Il fait bien.
À cent bonnes raisons on ne lui répond rien.
665 Par-ci, par-là, du moins, le bon sens doit paraître.

LE MARQUIS.

Je gage que Boursault, tout Boursault qu’il puisse être,
De l’endroit qu’on censure est lui-même content.

BOURSAULT.

Un tailleur Béarnais en fit un jour autant :
33
Il se nommait Barangue, et disait à quelqu’autre,
670 Que ceux de son pays ne faisaient rien au nôtre :
Que pour lui, grâce au Ciel, il avait le bonheur,
Quoique né Béarnais, d’être maître-tailleur :
Qu’ils étaient dans Paris, d’une ville commune,
Deux adroits Béarnais, compagnons de fortune :
675 Mais qu’en France jamais, quoiqu’ils eussent d’appui,
Nul n’avait fait fortune, hors Henry-Quatre et lui,
Cette comparaison est égale.

LE MARQUIS.

La peste !
Soit du traître d’auteur, qui sans cesse conteste !
Je n’ai jamais rien vu de plus extravagant.
680 J’allais encor citer un endroit élégant,
Où Despréaux du Roi dit tout ce qu’on peut dire :
C’est l’endroit le plus beau qui soit dans sa Satire :
Mais je n’en dirai rien, Dieu me damne.

ORTODOXE.

Et pourquoi ?
Pour vouloir m’en priver, que vous ai-je fait, moi !
685 À Monsieur Despréaux je sais rendre justice.
De ses vers, bons ou non, je suis l’admiratrice :
C’est peut-être un endroit que je n’ai point ouï.

LE MARQUIS.

Vous m’en aurez donc, seule, obligation ?

ORTODOXE.

Oui.

LE MARQUIS.

Jamais à Despréaux rien n’acquittant de gloire ;
690 Jamais plus à propos on n’a cité l’Histoire ;
34
Lorsqu’au grand Alexandre il compare le Roi ?
Il me charme.

ORTODOXE.

On dirait qu’il s’entend avec moi.
Les endroits qu’il admire, ont tous eu mon suffrage.
Que vous avez d’esprit ! On ne peut davantage.

LE MARQUIS.

695 Vous vous y connaissez ; en ai-je ?

ORTODOXE.

Autant que dix.

LE MARQUIS.

Vous tombez dans mon sens sur l’endroit que je dis ;
35
Sur la comparaison d’Alexandre.

ORTODOXE.

Elle est belle.

LE MARQUIS.

Et Madame qui rit, comment la trouve-t-elle ?
S’il lui plaît.

ÉMILIE.

Comment ?

LE MARQUIS.

Oui.

ÉMILIE.

36
Je la trouve là-là.

ORTODOXE.

700 J’ai pensé me douter qu’elle dirait cela.
Vraiment !

LE MARQUIS.

Et moi de même, ou je me donne au Diable.
Et si, Morbleu ! Madame, êtes-vous raisonnable ?
Lors qu’au grand Alexandre on compare le Roi,
Dire là-là, Tudieu ! Qu’en dites-vous ?

AMARANTE.

Qui ? Moi ?
705 Pour blâmer un endroit contre qui chacun peste,
Le là-là de Madame, est un là-là modeste.
Quoi qu’en pense l’auteur, il a tort, selon moi.

LE MARQUIS.

Lorsqu’au grand Alexandre, il compare le Roi ?
Il a tort !

LE CHEVALIER.

Oui-da, tort ; et le bon sens en gronde.
710 Non de le comparer à ce vainqueur du Monde.
Je sais bien que Louis qui paraît si galant,
Est bien plus équitable, et n’est pas moins vaillant ;
Et qu’un Roi comme lui, dont la gloire est extrême,
Ne se peut sans erreur comparer qu’à lui-même ;
715 De Despréaux pourtant l’on souffrirait cela,
Si son fougueux génie en fût demeuré là :
Mais au plus fameux Roi que la Grèce ait vu naître,
Comparer le plus grand que l’on puisse connaître,
Et dans un autre endroit, par de sottes raisons,
37 38
720 Vouloir mettre Alexandre aux Petites Maisons,
N’est-ce pas du bon sens avoir perdu l’usage ?

LE MARQUIS.

Et crois-tu qu’Alexandre ait toujours été sage ?
Il était quelquefois presque aussi fou que toi.

LE CHEVALIER.

Il ne fallait donc pas lui comparer le Roi ;
725 Ce Monarque intrépide, en qui tout est auguste,
Et qui sert de modèle à qui veut être juste.
L’Univers étonné de ses faits éclatants,
Sait qu’en lui la sagesse a devancé les ans ;
39
Et que pour faire voir ce qu’il aurait l’heur d’être,
730 Les vertus avec lui commencèrent de naître.
Après ces vérités, vois ta comparaison.

LE MARQUIS.

Ma foi, si tu n’as point de meilleure raison,
Tu n’es qu’un fat.

ÉMILIE.

40
Pour fat, pas tant fat que l’on pense.

ORTODOXE.

En vérité, Madame, il l’est : à toute outrance.
735 Je veux qu’avec raison vous blâmiez Despréaux,
Mais des flots d’encenseurs trouvent ses écrits beaux ?
On se fait par le monde un tort irréparable.

ÉMILIE.

Tout le monde qu’on voit n’est pas déraisonnable.
Despréaux d’encenseurs eût-il même des flots.
740 On doit par charité désabuser les sots.
Les endroits qu’on reprend font bien voir sa conduite ;
Il fait quelques beaux vers, mais le reste est sans suite ;
C’est un jeune emporté, qui dans ce qu’il écrit,
Prise le jugement, moins que le bel esprit ;
745 Et pour courre un bon mot, que par fois il attrape,
Du bon sens qu’il néglige, à tout moment s’échappe ;
Ses amis les plus chers, n’en disconviennent pas.

LE MARQUIS.

Vous êtes, vous et lui, deux aussi francs ingrats...

LE CHEVALIER.

Nous, ingrats !

LE MARQUIS.

Oui, morbleu ! Despréaux versifie,
750 Et les fruits de sa veine, il vous les sacrifie :
Clairvoyant dans le Code, et savant dans les Lois,
Il pouvait obscurcir Montauban, et Langlois ;
N’était qu’il a changé, pour vous mieux faire rire,
41 42
Ses cornes d’avocat, en cornes de satyre.

ORTODOXE.

755 À ce que dit Monsieur, il donne un tour d’esprit.

LE MARQUIS.

Tout de bon ?

ORTODOXE.

Oui.

LE MARQUIS.

Ma foi, bien des gens me l’ont dit ;
Que ma discrétion ne veut pas que je nomme.
Toi, qui parles, as-tu vu la Satire de l’homme ?

LE CHEVALIER.

Oui, je l’ai vue.

LE MARQUIS.

43
Hé bien, l’endroit de l’Âne ?

AMARANTE.

Ah, si !

LE MARQUIS.

760 À tous les écrivains je vais faire un défi,
Tant à ceux qui font mal, qu’à ceux qui font merveille,
Comme depuis Boursault, jusqu’à l’aîné Corneille,
D’en faire autant.

ÉMILIE.

À peine en viendraient-ils à bout.

LE MARQUIS.

Si vous dites si là, dites donc si partout ;
765 L’Âne de Despréaux me ravit, Dieu me damne.

ORTODOXE.

Il est vrai, pour cela, que c’est un plaisant âne.

LE MARQUIS.

Tout-à-fait. Près de lui, s’il avoir dit un mot,
Feu l’Âne de la Fable eût passé pour un sot :
Je crois qu’en droite ligne il descend de sa race.

ÉMILIE.

770 Jamais façon d’écrire a-t-elle été plus basse ?
Y songez-vous ?

LE CHEVALIER.

Pour moi, je ne m’y connais pas,
Ou, comme dit Madame, il n’est rien de si bas.
Cet âne sociable, et qui n’est point farouche,
Ou plutôt Despréaux qui parle par sa bouche,
775 Dit-il rien de passable, et n’eût-il pas mieux fait,
D’être comme un autre âne, imbécile et muet ?
Par les bas sentiments de sa dernière page,
Il avilit sa plume, et salit son ouvrage :
Qui veut satiriser, doit moins être étourdi.

LE MARQUIS.

780 Et comment prétends-tu qu’un âne parle ? Dis.
Quoique pour s’expliquer, il emprunte un organe,
Ne soutient-il pas bien son caractère d’âne ?
Lui voit-on démentir ce qu’il est ? Va, parbleu,
À la beauté de l’art, tu te connais fort peu.
785 Si cet endroit n’est fin, pour qui veut du risible,
Je suis un sot.

LE CHEVALIER.

Écoute, il n’est rien d’impossible.
Je te crois habile homme, et puis m’être mépris :
Cet endroit...

SCÈNE VII. Émilie, Le Chevalier, Le Marquis, Ortodoxe, Amarante, Boursaut, La France. §

LA FRANCE.

Les acteurs ont mis leurs beaux habits,
Madame, ils vont bientôt commencer.

AMARANTE.

Ah ! Madame ;
790 Allons ouïr des vers qui vous raviront l’âme :
Jamais dans une pièce on n’en mit de si beaux.

ORTODOXE, au Chevalier.

Vous demandez quartier, concernant Despréaux,
Je le vois bien.

LE CHEVALIER.

Non pas.

LE MARQUIS.

Tu le dois.

ÉMILIE.

Je le nie :
Non qu’enfin Despréaux n’ait beaucoup de génie ;
795 Quand il aura plus d’âge, et les yeux mieux ouverts,
Pour venger ceux qu’il choque, il relira ses vers :
Devenu raisonnable, et ravi qu’on le croie,
Il fera son chagrin de ce qui fait sa joie ;
Et sentira dans l’âme un déplaisir secret,
800 D’avoir pu si bien faire, et d’avoir si mal fait.

Annexe §

EXTRAIT DES REGISTRES DE PARLEMENT §

Vu par la Chambre des Vacations, la requête présentée par Monsieur Nicolas Boileau, avocat à la Cour ; Contenant qu’il a appris par une affiche qui a été mise pa tous les carrefours de cette ville de Paris, que les comédiens du Marais jouant actuellement en la Rue du Temple, devaient représenter sur le théâtre, Vendredi prochain, une farce intitulée "la Critique des Satires de Monsieur Boileau", qui est une pièce diffamatoire contre l’honneur, la personne et les ouvrages su suppliant ; ce qui est directement contraire aux Lois et Ordonnances du Royaume, et qui serait d’une dangereuse conséquence, n’étant pas permis à des Farceurs et Comédiens de nommer les personnes connues et inconnues sur les théâtres : À ces causes, requérait être fait défenses au nommé Rosidor qui a annoncé la dite farce, et aUtres comédiens de la même troupe, et tous autres, de représenter sur leur théâtre, ni ailleurs, en quelque sorte et manière que ce soit, ladite pièce intitulée dans leurs affiches, "La Critique des Satires de Monsieur Boileau", ni l’afficher et annoncer de nouveau, à peine de punition corporelle, et de deux mille livres d’amende, qui sera encourue, en cas de contravention, en vertu de l’arrêt qui interviendra ; permis de faire informer contre les auteurs de ladite affiche, et ceux qui l’ont annoncée et affichée, et enjoint à tous huissiers et commissaires de tenir la main à l’exécution de l’arrêt qui interviendra, ladite requête signée du suppliant de faire informer, et de ************** son procureur. Vu aussi ladite affiche et Rapport de M. Pierre de Brilhac, conseiller, tout considéré. LADIRE CHAMBRE a permis au Suppliant de faire informer par le premier huissier de la Cour sur ce requis, des faits contenus en ladite requête, circonstances et dépendances, pour l’information faite, rapportée et communiquée au Procureur Général du Roi être ordonné ce que de raison : cependant fait inhibitions et défenses au nommé Rosidor et autres comédiens de la même troupe et tous autres de représenter sur leur théâtre ni ailleurs, en quelque manière que ce soit, ladite pièce intitulée "La Critique des Satires de Monsieur Boileau", ni l’afficher et annoncer de nouveau, à peine de punition corporelle et de deux mille livres d’amende, qui demeurera encoure en cas de contravention au présent arrêt, qui sera affiché partout où besoin sera. FAIT en vacations le 22 octobre 1668.

Signé Robert

le Vingt-deuxième jour d’octobre mille six cent soixante-huit environ les dix heures du matin, le présent arrêt a été par moi Huissier en Parlement soussigné, signalé et baillé copie, et fait les défenses ****tentionnés, aux comédiens du Roi du Théâtre du Marais, en parlant pour eux tous à trois d’iceux, nommé Verneuil, Champmeslé, Rosimond, trouvé à la porte du parterre de leur théâtre, vieille rue du Temple, à ce qu’ils n’en ignorent.

Signé PILIAULT