ALMÉNORADE
TRAGÉDIE.
DIXIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

de CARMONTELLE.

. §

 

À Paris, chez Sébastien JORRY, vis à vis le Comédie Française, chez Le JAY, rue Saint Jacques, près celle des Mathurins.

PERSONNAGES §

  • LE SULTAN.
  • ALMÉNORADE, Princesse.
  • ORCANOR, Général d’Armée.
  • ELMIRE, Confidente d’Alménorade.
  • HASSAN, Confident du Sultan.
  • ORMIN, Confident d’Orcanor.
  • DEUX GARDES DU SULTAN.
  • LE SOUFFLEUR.
La Scène est dans le Palais du Sultan.

SCÈNE PREMIÈRE. Le Sultan, Hassan. §

Le SULTAN.

Écoute, cher Hassan, et sois comme une souche.
Sur ce que tu sauras, n’ouvre jamais la bouche.

HASSAN.

Seigneur, des confidents je fuis le plus discret,
J’entends et ne dis mot, parlez, me voilà prêt.

Le SULTAN.

5 Tu connais de mes feux le douloureux martyre ;
Mais à toi, mon ami, je ne peux trop le dire ;
L’ingrate Alménorade, en consumant mon coeur,
Dans le Prince Orcanor, voit toujours son vainqueur ;
Je n’en saurais douter, son ardeur est extrême.

HASSAN.

10 Vous le croyez, Seigneur ?

Le SULTAN.

Tout prouve qu’elle l’aime ;
Mais pour m’en assurer, de cet ambitieux
J’avance le retour en ces lieux aujourd’hui.

HASSAN.

Quel est votre projet ? Comment ! Couvert de gloire,
Voulez-vous lui montrer, après cette victoires,
15 Que sur les Maroquins, il vient de remporter ?...

Le SULTAN

Lorsque je veux parler, veux-tu bien m’écouter :
Fait pour ramper, tu veux, ainsi que le vulgaire;
Pénétrer mes desseins ! C’est le sort ordinaire
De nos ingrats sujets fleurs ; leurs désirs curieux,
20 Sur les décrets du trône osent lever les yeux :
Quand le fer du fourreau, sortant brille et s’apprête,
On voit encor lever leur imprudente tête...
Mais j’entends Orcanor, il vient dans ce séjour
Aux yeux d’Alménorade exprimer son amour ;
25 De cent coups de poignard, tu vas quand tu te flatte,
Sentir percer ton coeur, âme vile, âme ingrate.
Il met la main sur son poignard.

Le SOUFFLEUR.

Mais Monsieur, ce n’est pas encore là le moment de tuer.

Le SULTAN.

Hé, Monsieur, je le sais bien, mêlez-vous de souffler et laissez-moi faire.

Il se redresse.
Voici quelqu’un, je crois. Je ne me trompe pas.
Ah, c’est Alménorade. Ô Dieux ! Qu’elle a d’appas !

SCÈNE II. Le SULTAN, Alménorade, Elmire, Hassan. §

ALMÉNORADE.

Je vous cherchais, Seigneur, en ce jour plein de charmes,
30 Pour vous féliciter sur le fort de vos armes.

Le SULTAN.

Il est pour moi bien doux ; puisque dans le butin,
Pour vos pantoufles, j’ai beaucoup de Maroquin :
En voyant à vos pieds cette marque de gloire,
Je goûterai bien mieux le prix de la victoire ;
35 Mais plus heureux encor, si formant chaque pas,
Elle les dirigeait pour venir dans mes bras :
En partageant mon trône et ma toute-puissance.
Vous verriez votre Roi, sous votre obéissance
N’avoir plus de désirs, ne former plus de voeux,
40 Que de voir de vos jours, tous les instants heureux.

ALMÉNORADE.

Ô Dieux ! Qui, moi, Seigneur ? Je n’y dois point prétendre ;
Vous savez de mon coeur, que l’amour le plus tendre
Ne pourra s’effacer ; vous connaissez mes voeux,
Songez que vous avez approuvé ces beaux feux...

Le SULTAN.

45 Quoi, vous me résistez ! Vous méprisez ma flamme !
Ah, si je m’en croyais !... Je ne dis rien, Madame ;
Mais le Prince Orcanor, que vous allez revoir,
Ne doit plus près de vous, avoir aucun espoir.
Adieu.

SCÈNE III. Alménorade, Elmire. §

ALMÉNORADE

Que m’a-t-il dit ! Quoi, ce n’est pas un songe !
50 Dans quel abîme affreux un tel amour me plonge !
Le retour d’Orcanor, faisait tout mon bonheur,
Ce retour à présent me comble de frayeur ;
Je crains pour lui, pour moi, pour cet amour fidèle...
Je devrais l’éviter !... Quelle peine cruelle !
55 Te fuir, cher Orcanor ! Quand le plus tendre amour
Devrait te couronner avant la fin du jour !
Elmire, soutiens-moi... Quels conseils dois-je suivre ?
Pour toi, barbare affreux, non je ne saurais vivre.

ELMIRE.

Dissimulez, Madame, et devant le Sultan,
60 Ayez ce doux regard qui flatte un tendre amant ;
Il est doux de tromper le tyran qu’on abhorre,
Quand c’est pour conserver l’amant que l’on adore.

ALMÉNORADE.

Hé bien, cet art en moi va briller aujourd’hui,
Pour toi, cher Orcanor... mais, que vois-je ? C’est lui ?

SCÈNE IV. Alménorade, Orcanor, Elmire, Ornim. §

ORCANOR.

65 Oui, Madame, c’est moi, que la gloire ramène
Dans les fers de l’amour dont il chérit la chaîne ;
Lui seul sait des héros ; en soupirant pour vous,
Qui coupe tête et bras, goûte un plaisir bien doux !
De l’avare Achéron, en contentant l’envie,
70 J’espérais avec vous, rendre autant à la vie,
Que mon bras à la mort a livré d’ennemis...
Que vois-je ! Cet espoir ne m’est-il plus permis ?

ALMÉNORADE.

Que dites-vous, ô ciel !

ORCANOR.

Vous soupirez , Madame !
Vous répandez des pleurs, trahissez-vous ma flamme ?

ALMÉNORADE.

75 Le croyez-vous, Seigneur ? Un vainqueur tel que vous,
D’aucun autre mortel peut-il être jaloux ?
Faites-vous cette injure à la plus tendre amante,
À ce coeur plein de vous, à mon ardeur constante ?

ORCANOR.

Si vous m’aimez toujours, qui peut vous alarmer ?
80 Les flambeaux de l’hymen, pour nous vont s’allumer,
Je ne vous comprends point : ah ! Ma chère Princesse,
Qui peut troubler ainsi ce moment d’allégresse ?

ALMÉNORADE.

Le sort cruel, hélas ! Qui va nous séparer.
Ô Dieux ! Je sens mon coeur prêt à se déchirer !
85 Un amour trop fatal va faire notre perte ;
Quelle main à l’instant, cher Prince, m’est offerte !
Un maître impétueux, veut dans ce même jour,
Qu’en partageant ses feux j’approuve son amour.

ORCANOR.

Et vous y consentez ?

ALMÉNORADE.

Ah ! Que sur moi la foudre
90 Plutôt tombe en éclats et me réduise en poudre,
Que de cesser jamais d’adorer et d’aimer,
Un Prince malheureux qui m’a trop su charmer !

ORCANOR.

Hé bien, venez, fuyons, il en est temps encore ;
Avant que je revoie un monstre que j’abhorre,
95 Même avant que l’ingrat apprenne mon retour,
Nous serons éloignés de ce fatal séjour.

ALMÉNORADE.

J’entends du bruit ; c’est lui, calmez votre colère,
Comptez sur mon amour. Prince, et laissez-moi faire.

SCÈNE V. Le Sultan, Alménorade, Orcanor, Elmire, Hassan, Osmin, Gardes. §

Le SULTAN.

Quand je vous ai mandé, lorsque je vous attends,
100 Occupé d’autres soins, ici je vous surprends,
Orcanor ; quel dessein en secret vous fait rendre
Auprès d’Alménorade ? Ici je viens l’apprendre ;
Parlez, et sans détours.

ALMÉNORADE.

Il vous cherchait, Seigneur.

Le SULTAN.

Non, je vois, malgré lui, le trouble de son coeur,
105 Tous ses soins sont pour vous, ignorant ma tendresse...

ALMÉNORADE.

Ah, quelle erreur ! Connaissez ma faiblesse,
Il me trompait l’ingrat, et lorsque je l’aimais,
Que m’unissant à vous, de lui je m’occupais,
J’apprends que ce vainqueur aime une Maroquine,
110 Et qu’il veut épouser cette infâme coquine.
Par cet hymen affreux, puisqu’il sait m’outrager,
Sans hésiter je dois et je veux me venger.
Dans ces derniers regrets d’une douleur amère,
Pardonnez-moi, Seigneur, cette juste colère ;
115 En m’occupant de vous, je vais voir effacer
Le trait que son amour avoir su me lancer...

Le SULTAN.

Orcanor, est-il vrai ? Parlez ici sans feinte.

ORCANOR.

Seigneur, le tendre objet dont mon âme est atteinte,
Dont je suivrai toujours la trop charmante loi,
120 N’attends a pas longtemps pour recevoir ma foi.
Je vous l’ose assurer, même devant Madame,
Rien n’éteindra jamais cette divine flamme.

Le SULTAN.

Vous vous jouez ainsi de ma crédulité !
Non, non, ne comptez plus, ingrats, sur ma bonté ;
125 J’avais tout entendu, je sais ce qui se passe ;
Dans ma juste fureur, n’attendez point de grâce.
Il tire son poignard pour frapper Orcanor.
Vous périrez.

Le SOUFFLEUR.

Hé non, Monsieur.

Le SULTAN.

Vous périrez.
Il se tourne du côté d’Alménorade.

Le SOUFFLEUR.

Arrêtez donc, ce n’est pas cela.

Le SULTAN.

Mais, Monsieur, il faut bien que je tue quelqu’un.

Le SOUFFLEUR.

Je vous dis que non.

Le SULTAN.

Mais c’est, dans la pièce.

Le SOUFFLEUR.

Et c’est une faute d’impression...

Le SULTAN.

Comment, voyons ?

Le SOUFFLEUR, sur le théâtre.

Tenez, lisez vous-même.

Le SULTAN.

Mais à la fin.

Le SOUFFLEUR, cherche.

Ah ! Cela est vrai.

Le SULTAN.

Hé bien, pour mieux t’apprendre à lire l’errata,
Imbécile Souffleur, c’est toi qui périra.
Il le frappe.

Le SOUFFLEUR, dans les bras des Gardes.

130 Que je suis malheureux ! Je meurs, que l’on m’emporte ;
Mais qu’on rende à chacun son argent à la porte.