ALFONSE DIT L’IMPUISSANT
TRAGÉDIE EN UN ACTE

M. DCC. XL.

de Charles COLLÉ

À ORIGÉNIE, Chez JEAN QUI-NE-PEUT, au Grand Eunuque.
1

ACTEURS §

  • ALFONSE, roi de Portugal.
  • LÉONOR, reine de Portugal.
  • ALVARÈS, beau-frère d’Alfonse, héritier présomptif de la couronne et désigné roi, si Alfonse n’a point d’enfant dans un an.
  • ALCIMADURE, eunuque, premier ministre d’Alfonse.
La scène est dans le palais de la reine de Portugal, dans le vestibule et dans sa chambre à coucher.

SCÈNE I. §

ALCIMADURE, seul.

Les États, en tumulte, assemblés dans Lisbonne,
Au perfide Alvarès assurent la couronne,
Si, dans un an, le roi ne donne au Portugal
Un enfant qui du trône exclura son rival.
5 Pour tromper Alvarès j’entre en sa confidence,
Et ma feinte amitié gagne sa confiance.
Mais je le hais autant que je l’aimais jadis :
Le crime ne peut pas conserver des amis.
Pour perdre ce rival et pour servir Alphonse,
10 Il n’est rien sous les cieux à quoi je ne renonce.
Mais, au sein des grandeurs et favori du roi,
Qui des soins de l’État se repose sur moi,
Qui croirait qu’en secret le pauvre Alcimadure
Ressentit des malheurs dont frémit la nature ;
15 Malheurs qu’en cette Cour on n’a point découverts,
Et que j’ai su cacher aux yeux de l’univers?
Dès mes plus jeunes ans, amené dans Byzance,
Des monstres prirent soin d’élever mon enfance,
Et, sans pitié, sur moi portant leur cruauté,
20 M’enlevèrent le sceau de la virilité.
Leur aveugle fureur, leur noire barbarie
Aux horreurs d’un sérail consacrèrent ma vie,
Et, pour m’anéantir sans me priver du jour,
Ne laissèrent chez moi nulle prise à l’amour.
25 Depuis ce temps affreux, en horreur à moi même,
Rien ne peut adoucir mon infortune extrême.
Loin de moi pour toujours s’envola le plaisir :
J’en cherche en vain l’image et ne puis la saisir.
Le désespoir souvent malgré moi me surmonte,
30 Et ma ressource unique est de cacher ma honte.
Mais le roi vient.

SCÈNE II. Alcimadure, Alfonse. §

ALCIMADURE.

Seigneur, tous ces bruits incertains.

ALFONSE, l’interrompant.

Le sceptre va bientôt passer en d’autres mains.
Tu sais depuis quel temps un stérile hyménée
Au sort d’une princesse unit ma destinée.
35 Je me plaignis en vain, par un subtil détour,
Qu’elle ne donnait point de fruits à mon amour :
Quand j’épousai la reine, elle était mère et veuve ;
De sa fécondité l’Espagne avait la preuve.
Je fus accusé seul, et le peuple indécent
40 Me surnomma dès lors Alfonse l’Impuissant.
À quoi n’eut pas recours ma honteuse industrie ?
Je prenais mon néant pour une léthargie :
Juste ciel ! Que ne puis-je oublier cette nuit
Qui de mon triste sort ne m’a que trop instruit !
45 Tout inspirait l’amour dans cette nuit fatale ;
Vingt lustres éclairaient la couche nuptiale.
Flore l’embellissait des plus brillantes fleurs,
Et Zéphyre exhalait ses plus douces odeurs.
Sur le lit conjugal, la reine, à demi nue...
50 Ô ciel ! Que de beautés elle offrait à ma vue !
Pour un corps tout de glace inutiles trésors !
Peins-toi, si tu le peux, ma rage, mes transports.
Sans cesse complaisante et sans cesse trompée,
La Reine, au fond du coeur mortellement frappée,
55 Disait que : « Pour moi seul, sensible à mon malheur,
Elle bornait l’amour aux seuls plaisirs du coeur. »
Son dépit, qui perçait à travers ce langage,
Redoublait ses appas, ma honte et son outrage...
Malheureux ! La nature, en me formant le corps,
60 Des sources de la vie a rompu les ressorts.
Rien n’a pu surmonter sa haine opiniâtre.
Ah ! Nature ennemie ! Ah ! Nature marâtre !
Fallait-il me priver de mes droits les plus doux !
Du dernier des humains je dois être jaloux ;
65 Le plus vil des mortels jouit de l’avantage
Dont tu n’as pas daigné me faire aucun partage
De ton avare main je n’ai pu l’obtenir.
Pourquoi me commencer et ne me pas finir ?
Ne m’as-tu donc formé que pour être sans cesse
70 Ton opprobre et celui de toute notre espèce ?
Tu ne m’as fait sortir du néant qu’à moitié ;
Ah ! Tu devais du moins m’y laisser par pitié.

ALCIMADURE.

Infortuné, quel sort !

ALFONSE.

Alvarès, mon beau-frère,
Couvrant ses noirs projets du voile du mystère,
75 Fomente une révolte ; Alvarès, triomphant,
Dans un an sera roi, si je n’ai point d’enfant.
J’apaise, pour un temps, les États qu’il soulève ;
Pour faire un héritier, on m’accorde une trêve,
Une trêve d’un an. Ciel ! Que ce terme est court !
80 Pour me désespérer, aujourd’hui tout concourt :
La reine, dont en vain j’ai tenté la sagesse,
D’une austère vertu conserve la rudesse.

ALCIMADURE.

Seigneur, avec plus d’art il faut la ménager :
La vertu, dans son sexe, est la peur du danger.
85 Avec vous sur l’honneur elle s’est retranchée :
Un autre qu’un époux l’eût moins effarouchée.
Si, lui faisant parler par un amant discret,
Vous-même paraissiez ignorer son secret,
Peut-être alors la reine, à l’ombre du mystère,
90 Au gré de vos désirs deviendrait moins sévère.

ALFONSE.

Non ; j’en ai fait l’épreuve, et d’un facile époux
Affectant à dessein les dehors les plus doux,
Je pensais entrevoir, et j’avais lieu de croire
Que la Reine, en secret, travaillait à ma gloire :
95 J’en attendais le fruit d’un amour clandestin.
Mais admire avec moi la rigueur du destin,
Jusqu’où va la fureur de son aveugle rage !
Dans mon royaume entier, ma femme seule est sage.
C’est pour moi seul qu’est fait un semblable malheur,
100 Et les autres époux sont comblés de bonheur !

ALCIMADURE.

Rien ne peut-il calmer l’ennui qui vous possède ?

ALFONSE.

À mon malheur, ami, je ne vois qu’un remède.

ALCIMADURE.

Eh quoi ! Seigneur ?...

ALFONSE.

Écoute. Un sujet tel que toi
Du fardeau de l’hymen doit soulager son roi.

ALCIMADURE.

105 Seigneur, que dites-vous ?

ALFONSE.

Dès que la nuit plus sombre,
Aux larcins des amants aura prêté son ombre,
Mes ordres sont donnés, par des détours secrets
Tu pourras pénétrer au fond de ce palais
(L’intérêt de l’État sur mon honneur l’emporte !):
110 Une dame d’honneur viendra t’ouvrir la porte.
Dans le lit de la Reine entre sans nul effroi;
Fais ce que, jusqu’ici, n’a pu faire ton roi.
Ami, dompte pour moi la nature rebelle,
Et songe à bien remplir une place si belle.
115 Observe avec la reine un silence profond ;
Peut-être voudra-t-elle examiner à fond
Ce qui produit en moi de si puissants miracles ;
Mais agis sans parler, force tous les obstacles,
Trouve l’art enchanteur de la passionner,
120 Et ne lui laisse pas le temps de s’étonner.

ALCIMADURE.

Seigneur.

ALFONSE.

Pour me servir, va, redouble ton zèle,
Je ne puis mieux choisir qu’un sujet si fidèle.
Au reste, tu conçois qu’un semblable projet
Exige du ministre un éternel secret,
125 Et que, pour juste prix d’une folle imprudence,
La mort suivrait de près la moindre confidence.

ALCIMADURE.

Mais, Seigneur...

ALFONSE.

Tranche ici des discours superflus.

ALCIMADURE.

Je me jette à vos pieds.

ALFONSE.

Je ne t’écoute plus.

ALCIMADURE.

Ah ! Souffrez qu’un sujet à vos genoux s’explique.

ALFONSE.

130 Alcimadure, un Roi ne veut point de réplique :
Un sujet doit voler à son moindre désir,
Et son premier devoir est celui d’obéir.
Le roi sort.

SCÈNE III. §

ALCIMADURE, seul.

Juste ciel ! Et comment veux-tu que j’obéisse ?
Hélas ! C’est ordonner ma honte et mon supplice.
135 Si la nature en toi n’a pas mis ce qu’il faut,
Le sort a mis en moi la nature en défaut.
Cruel ! Ai-je de quoi contenter ton envie ?
Mais si j’eusse parlé, c’était fait de ma vie.
Sa politique adroite eût voulu me punir
140 De savoir son secret sans pouvoir le servir.
Ce maître soupçonneux m’en aurait fait un crime,
Et peut-être déjà j’en serais la victime !
Essayons, pour sauver Alfonse et son honneur,
Si la Reine voudrait... Elle paraît...

SCÈNE IV. Léonor, Alcimadure. §

LÉONOR.

Seigneur,
145 J’ai cru trouver le roi dans ces lieux.

ALCIMADURE.

Ah ! Madame,
En faveur d’un époux laissez fléchir votre âme :
C’est à vous d’apaiser les troubles de l’État.
Confondez Alvarès et son lâche attentat,
Et, rendant de la paix l’espérance moins frêle,
150 Donnez un héritier au roi, sans qu’il s’en mêle.

LÉONOR.

Interprète d’un roi par la crainte abattu,
Te serais-tu flatté d’ébranler ma vertu,
Ou le roi, se servant de ta coupable adresse,
Croit-il avec plus d’art attaquer ma sagesse ?
155 Jointe au Roi par l’hymen, j’ai rempli mon devoir,
J’ai fait ce que j’ai dû : c’est à lui de pouvoir.
Si le crime peut seul conserver ma couronne,
Pleine d’un noble orgueil, je descendrai du trône.
Le ciel ne nous fit pas pour régner tous les deux ;
160 Mais le ciel nous créa pour être vertueux.
Dût contre ma vertu s’armer toute la terre,
Je ne brûlerai point d’une flamme adultère,
Et, quels que soient du ciel les décrets éternels,
Nous serons malheureux, et non pas criminels.

ALCIMADURE.

165 L’aveu de votre époux n’ôte-t-il pas le crime ?
De ces grands sentiments vous serez la victime,
Madame, et, regrettant mes avis négligés,
Un jour vous reviendrez de tous vos préjugés.
Laissez-les gouverner le stupide vulgaire,
170 Qui, même sur ce point, déjà ne l’est plus guère.
Dans ce siècle éclairé, chacun est rebattu
Qu’un si vain préjugé n’est pas une vertu.
Quel tort à votre époux un amant peut-il faire ?
Madame, il cède un bien dont il n’a point affaire,
175 Un bien dont il a droit de pouvoir ordonner.

LÉONOR.

Oui, ce bien est à lui ; mais peut-il le donner ?
Lui seul en doit jouir, et ses ordres suprêmes.

ALCIMADURE.

Les rois ne peuvent pas tout faire par eux-mêmes.
Tout se rapporte au Roi, sans qu’il en soit l’auteur :
180 Il traite de la paix par un ambassadeur;
C’est par ses généraux qu’il gagne des batailles,
Qu’il force des remparts, qu’il abat des murailles ;
C’est en s’associant des ministres prudents
Qu’il règle le dehors, et conduit le dedans.
185 Tout se fait en son nom, et tout tourne à sa gloire ;
L’histoire de son temps devient sa propre histoire.
Ainsi, les héritiers que vous aurez sans lui
Sont à lui comme à vous bien qu’ils viennent d’autrui

LÉONOR.

Penses-tu m’éblouir par ces raisons forcées
190 Et par l’éclat trompeur de tes fausses pensées ?
Ma vertu, mon honneur...

ALCIMADURE.

L’opinion d’autrui
Est ce qui fait l’honneur des femmes d’aujourd’hui.
D’une femme galante à celle qu’on croit sage,
Toute la différence est le secret...

LÉONOR.

L’outrage
195 Peut-il aller plus loin ?

ALCIMADURE.

Dans un amant discret,
Vous trouverez, Madame, à l’ombre du secret,
Les plaisirs les plus vifs, sans perdre de l’estime.

LÉONOR.

Le crime qu’on ignore en est-il moins un crime ?
C’est peu que les mortels soient contents de mes moeurs,
200 Je prétends être sage à mes yeux comme aux leurs.
Cessez donc en ce jour d’insulter à ma gloire :
Ces discours font horreur, et je ne saurais croire...

ALCIMADURE.

Non, ne m’en croyez pas ; croyez-en votre coeur ;
Maîtresse de choisir, s’il connaît un vainqueur,
205 Vous pouvez, dès ce soir, amante fortunée,
Faire jouir l’amour des droits de l’hyménée.
Travaillez pour Alfonse en travaillant pour vous,
Et couronnez l’amant par les mains de l’époux.

LÉONOR.

Insolent ! Penses-tu qu’une honteuse flamme
210 S’allume dans un coeur tel que le mien ?...

ALCIMADURE.

Madame,
Vous vous piquez en vain d’insensibilité :
Aux plaisirs de l’amour votre sexe est porté.
Mais, dès ses jeunes ans, instruit à l’imposture,
L’art, pour dissimuler, s’y joint à la nature ;
215 Je lis dans vos regards le trouble de vos sens.
Vous, rebelle à l’amour ! Ah ! Ces yeux languissants,
Où Vénus imprima son tendre caractère,
Madame, tous les jours déposent le contraire ;
Ils m’ont su révéler vos sentiments secrets :
220 Je les ai vus, ces yeux, tournés sur Alvarès.

LÉONOR.

Arrête, téméraire, et respecte ta Reine.
Favori de ton roi, tu méprises ma haine,
Mais je saurai l’instruire à quels points ses bontés
Ont su porter l’excès de tes témérités.
225 Il ignore, sans doute, une telle insolence,
Et je cours à ses pieds en demander vengeance.

ALCIMADURE.

Allez trouver, Madame, un monarque irrité
Contre les faux dehors de votre chasteté.
Peut-être espérez-vous qu’en le chassant du trône,
230 Alvarès à vos pieds portera la couronne ?
Vous l’aimez, il vous aime, et vos complots secrets
Vont à pouvoir un jour épouser Alvarès.
Mais le ciel irrité, forçant tous les obstacles,
En faveur de mon roi produira des miracles :
235 De lui-même, d’Alfonse un enfant sortira
Telle on a vu jadis l’impuissante Sara,
Qu’on enleva deux fois sans la rendre fertile,
À quatre-vingt-dix ans cesser d’être stérile,
Et détruire l’espoir des enfants d’Ismaël
240 En accouchant d’un fils d’où sortit Israël.

LÉONOR.

Ministre criminel des volontés d’Alfonse,
J’oppose à tant d’horreurs le mépris pour réponse.

ALCIMADURE, à part.

Allons tout disposer, et, trompant Alvarès,
Faisons tomber ce traître en mes pièges secrets.
Il sort.

SCÈNE V. §

LÉONOR, seule.

245 Il sait pour Avarès ma criminelle flamme.
Ciel ! Mais c’est lui qui vient! Fuyons.

SCÈNE VI. Léonor, Alvarès. §

ALVARÈS, l’arrêtant.

Eh quoi ! Madame,
Dans sa prévention votre esprit affermi
En fuyant Alvarès croit fuir un ennemi !
Qu’injustement, hélas ! Votre coeur me soupçonne !
250 Si d’Alfonse, en ce jour, je brigue la couronne,
C’est pour l’offrir, Madame, à vos divins appas.
Mille sceptres sans vous ne me tenteraient pas.
Du vain titre d’épouse honorable victime,
Osez vous dérober au joug qui vous opprime.
255 Alfonse a-t-il des droits légitimes sur vous ?
La nature, en secret, les lui refusa tous.
Ciel ! Par quel coup du sort, par quel destin bizarre,
Victime de l’État, une beauté si rare
Tombe-t-elle au pouvoir d’un époux ?... Quelle horreur !
260 Je succombe aux tourments qui déchirent mon coeur.
Votre infortune, hélas ! Fait celle de ma vie :
Mourir en vous servant est ma plus chère envie.

LÉONOR.

Barbare ! Il vous sied bien de plaindre mes malheurs,
Vous, l’auteur de mes maux, vous qui causez mes pleurs.

ALVARÈS.

265 Moi, causer vos malheurs !... Ah ! Divine princesse,
Pour vous j’ai conservé ma première tendresse.
Dans le fond de mon coeur lisez mieux en ce jour :
En moi l’ambition est l’effet de l’amour.
Si vous ne partagez avec moi la couronne,
270 Je cède sans regrets tous mes droits sur le trône.
Ne vous souvient-il plus de vos premiers serments ?...
Avez-vous oublié qu’il fut un heureux temps
Où j’allais avec vous unir ma destinée,
Lorsque l’amour du Roi rompit notre hyménée ?
275 Je vous rappelle en vain ces souvenirs passés,
Le temps de votre coeur les a tous effacés.

LÉONOR.

Je ne vous nierai pas, Seigneur, qu’en ma jeunesse
Mon coeur sentit pour vous une égale tendresse :
Je touchais au moment de vous voir mon époux,
280 Et ma félicité dépendait d’être à vous :
Mais quand l’hymen du roi trompa notre espérance,
Je repris sur mon coeur une entière puissance.
D’un malheureux amour ma vertu triompha :
Le penchant le fit naître, et l’honneur l’étouffa,
285 Vous-même, dans ce jour, je vous prends pour arbitre.
Alfonse est mon époux...

ALVARÈS.

Il n’en a que le titre.
C’est usurper un nom si charmant et si doux :
Madame, il faut être homme avant que d’être époux.
L’intérêt de l’État, le vôtre, tout vous force
290 À réclamer les lois faites pour le divorce.
« Je ne vous parle point de l’amour d’Alvarès.
« Mais de Rome, en ce jour, invoquez les arrêts.
« Avec un impuissant toute alliance est nulle.
« J’ai sondé le Saint-Père : il promet une bulle;
295 « Et bientôt, le congrès confondant votre époux,
« Les flambeaux de l’hymen s’allumeront pour nous (1).

LÉONOR.

Qui ! moi ! Que je subisse une épreuve indécente ?
Ah ! Ce discours affreux me remplit d’épouvante.
Alfonse est mon époux, et le sera ! Mon coeur
300 Ne consulte de lois que celles de l’honneur,
Et je rejette enfin ces usages coupables
Que suivent, sans pudeur, des femmes méprisables,
Qui, remplissant de cris les tribunaux divers,
Vont étaler leur honte aux yeux de l’univers.
305 Adieu, Seigneur.
Elle sort.

SCÈNE VII. §

ALVARÈS, seul.

Malgré l’amour qui me dévore,
Je me trouve forcé de l’admirer encore.
On vient...

SCÈNE VIII. Alvarès, Alcimadure. §

ALVARÈS.

Je te cherchais.... Ah ! toi seul dans mon coeur
Peux ramener le calme et bannir la douleur.
Mon esprit est en proie à des peines mortelles.

ALCIMADURE.

310 Que dites-vous Seigneur, quand vos amis fidèles
Ont, dans ce jour, forcé le Roi lui-même.

ALVARÈS.

Ami,
Les États n’ont servi mes fureurs qu’à demi.
Alfonse obtient du temps. La trêve d’une année
M’enlève l’espérance aussitôt qu’elle est née.
315 Mais mettons tout en feu, troublons le Portugal,
Chassons le Roi du trône et du lit conjugal !
L’ambition n’est pas ce qui fait mon audace :
L’amour seul à mon coeur fait désirer sa place.
J’idolâtre la Reine et sens que chaque jour,
320 Chaque heure, chaque instant augmentent mon amour.
Pour éteindre des feux, faibles dans leur naissance,
Je condamnai mon coeur aux tourments de l’absence.
Après beaucoup d’efforts, après mille combats,
Enfin, je pris sur moi d’éviter ses appas.
325 L’absence n’a servi qu’à redoubler mes peines ;
Le poison de l’amour a coulé dans mes veines
Mon amour est mon être, et mon coeur aujourd’hui
Ne veut, ne voit, ne sent et n’écoute que lui !

ALCIMADURE.

Eh bien, Seigneur, hâtons le jour de nos vengeances !
330 J’ai su, par mes complots et mes intelligences,
Vous frayer vers le trône un facile chemin.
Osez me seconder : vous y montez demain.
Demain, vous épousez la Reine.

ALVARÈS.

Alcimadure,
Par quels moyens ? Comment ? Poursuis, je t’en conjure.

ALCIMADURE.

335 La vertu de la Reine est notre seul écueil,
Et sa vertu l’effet de son farouche orgueil.
Dans un sauvage honneur elle met l’héroïsme,
Et porte cet honneur jusques au fanatisme.
Jouant avec éclat un rôle embarrassant,
340 Elle souffre avec faste un monarque impuissant.
Ainsi, n’espérez pas, en l’éloignant du trône,
Vous acquérir les droits qu’elle a sur la couronne.
Ce serait, au contraire, un titre contre vous
Qui vous empêcherait d’être un jour son époux.
345 Elle croirait devoir ce refus à sa gloire.
Mais des mains de l’amour obtenez la victoire ;
Dans le lit de la reine, osez entrer, seigneur.
J’ai tout séduit : la garde et les dames d’honneur.
Suivez-moi ; le succès est sûr, et tout l’annonce :
350 Léonor, en dormant, vous prendra pour Alfonse.

ALVARÈS.

La différence, ami, d’Alfonse et d’Alvarès
À l’instant frappera la reine de trop près...

ALCIMADURE.

Agissez sans parler, n’éveillez point la Reine,
Au doux sommeil le roi l’accoutuma sans peine.
355 Passez rapidement du plaisir au désir,
Et du désir, soudain, revenez au plaisir.
Une femme d’honneur prend cela pour un songe,
Et ne s’éveille point, afin qu’il se prolonge.

ALVARÈS.

Enfin, la Reine, après cet assoupissement,
360 Voudra savoir sans doute...

ALCIMADURE.

Eh ! C’est dans ce moment
Que l’amour, lui prêtant ses plus tendres faiblesses,
Obtiendra le pardon des premières caresses.
Vous vous déclarerez, Seigneur. Depuis longtemps
La Reine vous adore. Ah ! Dans ces doux instants,
365 Où le charme des sens, votre amour, sa tendresse,
Les plaisirs enchanteurs combattront sa sagesse,
Dans ces moments d’ivresse où l’amour vous absout,
Est-il quelque vertu dont on ne vienne à bout ?
Assurez-vous par là de l’aveu de la reine,
370 Et mes amis, alors, serviront votre haine.
De son consentement appuyez vos projets :
C’est l’idole des grands et l’amour des sujets.
D’ailleurs, cette princesse a même en sa personne
De légitimes droits acquis à la couronne.

ALVARÈS, avec transport.

375 Ami, par quels bienfaits.

ALCIMADURE.

Ne perdons point de temps.
La nuit avance. Entrez, vous avez peu d’instants :
Je vais trouver le roi, qui pourrait vous surprendre.
Dans une heure, en ces lieux, je viendrai vous reprendre.
J’ai gagné les soldats, et le peuple est pour vous ;
380 Si la Reine vous veut accepter pour époux,
Nous verrons la révolte à chaque instant s’accroître,
Et, du trône, le Roi passera dans un cloître.

ALVARÈS.

Alcimadure !... Ami ! Dans peu tu connaîtras...

ALCIMADURE.

Seigneur, dans ces moments, ne vous oubliez pas..
Alvarès est mené chez la Reine par deux dames d’honneur qui paraissent et entre les mains desquelles Alcimadure le remet.

SCÈNE IX. §

ALCIMADURE, seul.

385 Aveuglé par l’amour, cours, dans ta folle ivresse,
Goûter des vains plaisirs l’amorce enchanteresse !
Quel esprit d’imprudence accompagne toujours
Tous ces faibles mortels éclairés des amours !
Trop crédule Alvarès, cette nuit de délices
390 À tes regards trompés cache des précipices,
Et, des bras de l’amour, conduit vers le trépas,
À ton malheureux sort tu n’échapperas pas.
La folle passion où ton coeur s’abandonne,
Sur la tête d’Alfonse affermit la couronne :
395 À ton monarque heureux tu fais un héritier.
En mourant, Alvarès, sens ton malheur entier.
Tu rends le sceptre à qui te fait perdre la vie,
Et le bonheur du roi vient de ta perfidie.
Traître ! Je vais sauver l’État et ton rival
400 Des troubles que ta haine excite en Portugal.
Je n’ai voulu que moi dans cette confidence :
Alfonse, je suis prêt à servir ta vengeance.
Bien moins sujet qu’ami, je te sers, et dans toi
C’est toi que j’aime ! J’aime Alfonse et non le roi.
405 De tes faveurs cent fois tu m’as donné des marques ;
Mais l’amitié n’est pas faite pour les monarques.
En vain dans leurs secrets nous paraissons admis,
Ils ont des favoris et n’ont jamais d’amis.
Mais bientôt Alvarès pourrait... Allons l’attendre
410 Dans ce détour obscur, où je veux le surprendre.
Il va se cacher du côté par lequel Alvarès est entré dans la chambre à coucher de la reine.

SCÈNE X. §

ALFONSE, seul.

Tout est calme en ces lieux. Le faible jour qui luit
Commence à dissiper les ombres de la nuit.
Alcimadure a peine à s’arracher encor
À des plaisirs qui vont finir avec l’aurore.
415 Peut-être, en ces moments, qui me sont odieux,
À la reine fait-il les plus tendres adieux.
Dans ce passage étroit, qui conduit chez la Reine,
Mon coeur jaloux l’attend et sa mort est certaine.
Innocente victime, immolée au secret,
420 Alcimadure, hélas ! Je te perds à regret :
Mon honneur en danger me demande ta vie,
Mais ta mort à ton Roi paraît digne d’envie.
L’amour ferme tes yeux.Ah! ton sort est trop beau (1)!
En sortant du triomphe, tu descends au tombeau.
425 J’achèterais, au prix de la mort la plus sûre,
Ces plaisirs qu’à mes sens refusa la nature !
Quel bruit se fait entendre !... On ouvre...

SCÈNE XI ET DERNIÈRE. §

ALCIMADURE entrant par le côté opposé à celui de la chambre de la reine, où il va, et s’arrêtant au bruit qui se fait.
Alfonse et Alvares, tous deux derrière le théâtre où se passe l’action.

ALFONSE, poignardant Alvarès.

Vengeons-nous !

ALVARÈS, tombant.

Ah ! Traître !... Je me meurs !...

ALFONSE.

Il tombe sous mes coups.
Alcimadure est mort...
L’apercevant.
Que vois-je ? Alcimadure !

ALCIMADURE, un poignard à la main.

430 Seigneur...

ALFONSE.

Que croire, hélas ! Dans cette conjoncture ?
Quelle est donc la victime ?

ALCIMADURE.

En ce pressant danger,
Du perfide Alvarès je venais vous venger.
Voulant sur votre front fixer le diadème,
Au lit de Léonor je l’ai conduit moi-même.
435 Vous lui devrez, Seigneur, votre bonheur entier,
Car ce fier ennemi vous donne un héritier.

ALFONSE.

Je l’attendais de toi...

ALCIMADURE.

De moi !... Je suis eunuque.
Et je vous le cachais...

ALFONSE.

Ô nature caduque !
Crime de mon état ! J’avais armé ma main,
440 J’étais... j’étais venu pour te percer le sein.
Ma politique affreuse et ma lâche furie
À mon secret, ami, sacrifiaient ta vie.
Pardonne, en le plaignant, aux fureurs de ton Roi.
Ah ! Je ne veux plus vivre et régner que par toi.
445 Sa mort et ton salut, mon cher Alcimadure,
M’annoncent un bonheur dont j’accepte l’augure.
Je brave les complots des plus séditieux.
Nous aurons un infant : rendons grâces aux Dieux !