LA MORT DE POMPÉE
TRAGÉDIE

M. DC. XLIV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

[Pierre CORNEILLE]

Privilège du roi §

Louis par la grace de Dieu, roi de France et de Navarre, à nos ames et féaux consiellers les gens tenants nos cours de Parlements, maîtres de requêtes ordinaires de notre hôtel, baillifs, sénéchaux, prévôts, leurs lieutenants, et autres nos justiciers et officiers qu’il appartiendra, Salut. Notre aimé et féal le sieur CORNEILLE, nous a fait remontrer qu’il a composé deux pièces de théâtre, intitulées L’une La Mort de pompée, et l’autre Le Menteur, lesquelles il désirerait faire imprimer s’il avait notre lettres à ce nécessaires, qu’il nous a très humblement supplié lui vouloir accorder. À CES CAUSES, voulant gratifier l’exposant, nous lui avons permis et permettons de faire imprimer, vendre et débiter en tous les leiux et terres de notre obéissance, lesdites deux pièces de théâtre, intitulées, La Mort de Pompée, et La Menteur, par tel imprimeur ou libraire, en telle marge, caractère, et autant de fois qu’il voudra, pendant le temps et espace de dix ans révolus et accomplis, à compter du jour qu’ils seront achevés d’imprimer pour la première fois, pendant le temps et espace de dix ans révolus et accomplis, à compter du jour qu’ils seront achevés d’imprimer pour la première fois. Pendant lequel temps, vous ferez, comme nous faisons, très expresses inhibitions et défenses à tous imprimeurs, libraires, et autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’imprimer, faire imprimer, vendre ni distribuer les dites pièces de théâtre, sous quelque prétexte que ce soit, sans le contentement de l’exposant ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de mille livres d’amende, applicable un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, ou à ceu qui auront droit de lui, confiscation des exemplaires, et de tous dépens, dommages et intérêts, à condition qu’il en sera mis deux exemplaires en notre bibliothèque, et un de chacune des dites pièces en celle de notre très cher féal et sieur Séguier chancelier de France, avant que les exposer en vente, à peine de nullité des présentes, du contenu desquelles vous mlandons que vous fassiez jouir et user ledit exposant ou ceux qui auront droit de lui, pleinement et paisiblement, cessant et faisant cesser tous troubles, et empêchements au contraire : voulons en outre, q’uen mettant au commencement ou à la fin de chacun des exemplaires des dites pièces, un extrait des présentes, elles soient tenues pour duement signifiées, et qu’aux copies collationnées par un de nos ames et féaux conseillers secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’original. MANDONS en outre au premier de notre huissier ou sergent sur ce requis, faire pour l’exécution des présentes tous exploits nécessaires, nonobstant clameur du haro, Charte Normande, prise à partie, et toutes autres lettres à ce contraire car tel est notre bon plaisir.

Donné à Paris le 22 de janvier l’an de grace mille six cent quarante-quatre. Et de notre règne le premier. Signé par le roi en son conseil, VABOIS.

La sieur CORNEILLE a cédé son privilège à Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, Marchands libraires à Paris selon l’accord fait entr’eux.

Achevé d’imprimer pour la première fois le 16 février 1644. Les exempleire ont été fournis
À PARIS, Chez Antoine de Sommaville, au Palais en la Galerie des Merciers, à l’Ecu de France et Augustin COURBE, en la même galerie, à la Palme.
À MONSEIGNEUR L’ÉMINENTISSIME CARDINAL MAZARIN.

MONSEIGNEUR, §

Je présente le grand Pompée à Votre Éminence, c’est-à-dire le plus grand personnage de l’ancienne Rome au plus illustre de la nouvelle. Je mets sous la protection du premier ministre de notre jeune roi un héros qui dans sa bonne fortune fut le protecteur de beaucoup de rois, et qui dans sa mauvaise eut encore des rois pour ses ministres. Il espère de la générosité de Votre Éminence qu’elle ne dédaignera pas de lui conserver cette seconde vie que j’ai tâché de lui redonner, et que lui rendant cette justice qu’elle fait rendre par tout le royaume, elle le vengera pleinement de la mauvaise politique de la cour d’Egypte. Il l’espère, et avec raison, puisque dans le peu de séjour qu’il a fait en France, il a déjà su de la voix publique que les maximes dont vous vous servez pour la conduite de cet État ne sont point fondées sur d’autres principes que sur ceux de la vertu. Il a su d’elle les obligations que vous a la France de l’avoir choisie pour votre seconde mère, qui vous est d’autant plus redevable, que les grands services que vous lui ren-dez sont de purs effets de votre inclination et de votre zèle, et non pas des devoirs de votre naissance. Il a su d’elle que Rome s’est acquittée envers notre jeune monarque de ce qu’elle devait à ses prédécesseurs, par le présent qu’elle lui a fait de votre personne. Il a su d’elle enfin que la solidité de votre prudence et la netteté de vos lumières enfantent des conseils si avantageux pour le gouvernement, qu’il semble que ce soit vous à qui, par un esprit de prophétie, notre Virgile ait adressé ce vers il y a plus de seize siècles :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Voilà, Monseigneur, ce que ce grand homme a appris en apprenant à parler français :

Pauca, sed a pleno venientia pectore veri.

et comme la gloire de Votre Éminence est assez assurée sur la fidélité de cette voix publique, je n’y mêlerai point la faiblesse de mes pensées, ni la rudesse de mes expressions, qui pourraient diminuer quelque chose de son éclat ; et je n’ajouterai rien aux célèbres témoignages qu’elle vous rend, qu’une profonde vénération pour les hautes qualités qui vous les ont acquis, avec une protestation très sincère et très inviolable d’être toute ma vie,

MONSEIGNEUR,

De Votre Éminence, Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

Corneille.

AU LECTEUR. §

Si je voulais faire ici ce que j’ai fait en mes deux derniers ouvrages, et te donner le texte ou l’abrégé des auteurs dont cette histoire est tirée, afin que tu pusses remarquer en quoi je m’en serais écarté pour l’accommoder au théâtre, je ferais un avant-propos dix fois plus long que mon poème, et j’aurais à rapporter des livres entiers de presque tous ceux qui ont écrit l’histoire romaine. Je me contenterai de t’avertir que celui jdont je me suis le plus servi a été le poète Lucain, dont la lecture m’a rendu si amoureux de la force de ses pensées et de la majesté de son raisonnement, qu’afin d’en enrichir notre langue, j’ai fait cet effort pour réduire en poème dramatique ce qu’il a traité en épique. Tu trouveras ici cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui. J’ai tâché de le suivré dans le reste, et de prendre son caractère quand son exemple m’a manqué : si je suis demeuré bien loin derrière, tu en jugeras. Cependant j’ai cru ne te déplaire pas de te donner ici trois passages qui ne viennent pas mal à mon sujet. Le premier est un épitaphe de Pompée, prononcé par Caton dans Lucain. Les deux autres sont deux peintures de Pompée et de César, tirées de Velleius Paterculus. Je les laisse en latin, de peur que ma traduction n’ôte trop de leur grâce et de leur force ; les dames se les feront expliquer.

EPITAPHIUM POMPEII MAGNI. §

Cato, apud Lucanum, libro 9

Civis obit, inquit, multo majoribus impar
Nosse modum juris, sed in hoc tamen utilis aevo,
Cui non ulla fuit justi reverentia : salva
Libertate potens, et solus plebe parata
Privatus servire sibi, rectorque senatus,
Sed regnantis, erat. Nil belli jure poposcit ;
Quaeque dari voluit, voluit sibi passe negari.
Immodicas possedit opes, sed plura retentis
Intulit ; invasit ferrum ; sed ponere norat.
Praetulit arma togae, sed pacem armatus amavit.
Juvit sumpta ducem, juvit dimissa potestas.
Casta domus, luxuque carens, corruptaque nunquam
Fortuna domini. Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostrae quod proderat urbi.
Olim vera fides, Sylla Marioque receptis,
Libertatis obit ; Pompeio rebus adempto
Nunc et ficta perit. Non jam regnare pudebit ;
Nec color imperii, nec frons erit ulla senatus.
O felix, cui summa dies fuit obvia victo,
Et cui quaerendos Pharium scelus obtulit enses !
Forsitan in soceri potuisses vivere regno.
Scire mori, sors prima viris ; sed proxima cogi.
Et mihi, si fatis aliena in jura venimus,
Da talem, Fortuna, Jubam : non deprecor hosti
Servari, dum me servet cervice recisa.

ICON POMPEII MAGNI §

Velleius Paterculus, lib.II, cap. XXIX

Fuit hic genitus matre Lucilia, stirpis senatoriae, forma excellens, non ea qua flos commendatur aetatis, sed dignitate et constantia, quae in illam conveniens amplitudinem, fortunam quoque ejus ad ultimum vitae comitata est diem : innocentia eximius, sanctitate praecipuus, eloquentia medius ; potentiae, quae honoris causa ad eum deferretur, non ut ab eo occuparetur, cupidissimus ; dux bello peritissimus ; civis in toga (nisi ubi vereretur ne quem haberet parem) modestissimus, amicitiarum tenax, in offensis exorabilis, in reconcilianda gratia fidelissimus, in accipienda satisfactione facillimus, potentia sua nunquam aut raro ad impotentiam usus ; paene omnium votorum expers, nisi numeraretur inter maxima, in civitate libera dominaque gentium, indignari, quam omnes cives jure haberet pares, quemquam aequalem dignitate conspicere.

ICON C. J. CAESARIS §

Velleius Paterculus, lib. II, cap. XLI

Hic, nobilissima Juliorum genitus familia, et, quod inter omnes antiquissimos constabat, ab Anchise ac Venere deducens genus, forma omnium civium excellentissimus, vigore animi acerrimus, munificentia effusissimus, animo super humanam et naturam et fidem evectus, magnitudine cogitationum, celeritate bellandi, patientia periculorum. Magno illi Alexandro, sed sobrio, neque iracundo, simillimus ; qui denique semper et somno et cibo in vitam, non in voluptatem uteretur.

EXAMEN §

À bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu’il y en ait sur le théâtre où l’histoire soit plus conservée et plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je n’ai osé en changer les événements ; mais il s’y en trouvera peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je n’y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble s’y offrir d’elle-même, puisque, dans la vérité historique, elle était dans le même vaisseau que son mari lorsqu’il aborda en Egypte, qu’elle le vit descendre dans la barque, où il fut assassiné à ses yeux par Septime, et qu’elle fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolomée. C’est ce qui m’a donné occasion de feindre qu’on l’atteignit, et qu’elle fut ramenée devant César, bien que l’histoire n’en parle point. La diversité des lieux où les choses se sont passées, et la longueur du temps qu’elles ont consumé dans la vérité historique, m’ont réduit à cette falsification pour les ramener dans l’unité de jour et de lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pélusium, qu’on appelle aujourd’hui Damiette, et César prit terre à Alexandrie. Je n’ai nommé ni l’une ni l’autre ville, de peur que le nom de l’une n’arrêtât l’imagination de l’auditeur, et ne lui fît remarquer malgré lui la fausseté de ce qui s’est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme dans Polyeucte, un grand vestibule commun à tous les appartements du palais royal ; et cette unité n’a rien que de vraisemblable, pourvu qu’on se détache de la vérité historique. Le premier, le troisième et le quatrième acte y ont leur justesse manifeste ; il y peut avoir quelque difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopatre ouvre l’un, et Cornélie l’autre. Elles sembleraient toutes deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement ; mais l’impatience de la curiosité féminine les en peut faire sortir : l’une pour apprendre plus tôt les nouvelles de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu’elle a envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera dans ce vestibule ; et l’autre, pour en savoir du combat de César et des Romains contre Ptolomée et les Egyptiens, pour empêcher que ce héros n’en aille donner à Cléopatre avant qu’à elle, et pour obtenir de lui d’autant plus tôt la permission de partir. En quoi on peut remarquer que comme elle sait qu’il est amoureux de cette reine, et qu’elle peut douter qu’au retour de son combat, les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment, le soin qu’elle a de conserver la dignité romaine lui fait prendre la parole la première, et obliger par là César à lui répondre avant qu’il puisse dire rien à l’autre. Pour le temps, il m’a fallu réduire en soulèyement tumultuaire une guerre qui n’a pu durer guère moins d’un an, puisque Plutarque rapporte qu’incontinent après que César fut parti d’Alexandrie, Cléopatre accoucha de Césarion. Quand Pompée se présenta pour entrer en Egypte, cette princesse et le Roi son frère avaient chacun leur armée prête à en venir aux mains l’une contre l’autre, et n’avaient garde ainsi de loger dans le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée lui fut présentée quand il arriva : c’est Plutarque et Lucain qui nous apprennent l’un et l’autre ; mais ils ne lui font présenter cette tête que par un des ministres du Roi, nommé Théodote, et non pas par le Roi même, comme je l’ai fait.

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans le titre de ce poème, qui porte le nom d’un héros qui n’y parle point ; mais il ne laisse pas d’en être, en quelque sorte, le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique de tout ce qui s’y passe. J’ai justifié ailleurs l’unité d’action qui s’y rencontre, par cette raison que les événements y ont une telle dépendance l’un de l’autre, que la tragédie n’aurait pas été complète, si je ne l’eusse poussée jusqu’au terme où je la fais finir. C’est à ce dessein que dès le premier acte, je fais connâître la venue de César, à qui la cour d’Egypte immole Pompée pour gagner les bonnes grâces du victorieux ; et ainsi il m’a fallu nécessairement faire voir quelle réception il ferait à leur lâche et cruelle politique. J’ai avancé l’âge de Ptolomée, afin qu’il pût agir, et que, portant le titre de roi, il tâchât d’en soutenir le caractère. Bien que les historiens et le poète Lucain l’appellent communément rex puer, «le roi enfant», il ne l’était pas à tel point qu’il ne fût en état d’épouser sa soeur Cléopatre, comme l’avait ordonné son père. Hirtius dit qu’il était puer jam adulta aetate ; et Lucain appelle Cléopatre incestueuse, dans ce vers qu’il adresse à ce roi par apostrophe :

Incestae sceptris cessure sorori ;

soit qu’elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit à cause qu’après la guerre d’Alexandrie et la mort de Ptolomée, César la fit épouser à son jeune frère, qu’il rétablit dans le trône : d’où l’on peut tirer une conséquence infaillible, que si le plus jeune des deux frères était en âge de se marier quand César partit d’Egypte, l’aîné en était capable quand il y arriva, puisqu’il n’y tarda pas plus d’un an.

Le caractère de Cléopatre garde une ressemblance ennoblie par ce qu’on y peut imaginer de plus illustre. Je ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu’elle semble n’avoir point d’amour qu’en tant qu’il peut servir à sa grandeur. Quoique la réputation qu’elle a laissée la fasse passer pour une femme lascive et abandonnée à ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César, la nomme en quelque endroit meretrix regina, et fasse dire ailleurs à l’eunuque Photin, qui gouvernait sous le nom de son frère Ptolomée :

Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem,
A quo casta fuit ?

Je trouve qu’à bien examiner l’histoire, elle n’avait que de l’ambition sans amour, et que par politique elle se servait des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune. Cela paraît visible, en ce que les historiens ne marquent point qu’elle se soit donnée qu’aux deux premiers hommes du monde, César et Antoine ; et qu’après la déroute de ce dernier, elle n’épargna aucun artifice pour engager Auguste dans la même passion qu’ils avaient eue pour elle, et fit voir par là qu’elle ne s’était attachée qu’à la haute puissance d’Antoine, et non pas à sa personne.

Pour le style, il est plus élevé en ce poème qu’en aucun des miens, et ce sont, sans contredit, les vers les plus pompeux que j’aie faits. La gloire n’en est pas toute à moi : j’ai traduit de Lucain tout ce que j’y ai trouvé de propre à mon sujet ; et comme je n’ai point fait de scrupule d’enrichir notre langue du pillage que j’ai pu faire chez lui, j’ai tâché, pour le reste, à entrer si bien dans sa manière de former ses pensées et de s’expliquer, que ce qu’il m’a fallu y joindre du mien sentît son génie, et ne fût pas indigne d’être pris pour un larcin que je lui eusse fait. J’ai parlé, en l’examen de Polyeucte, de ce que je trouve à dire en la confidence que fait Cléopatre à Charmion au second acte ; il ne me reste qu’un mot touchant les narrations d’Achorée, qui ont toujours passé pour fort belles : en quoi je ne veux pas aller contre le jugement du public, mais seulement faire remarquer de nouveau que celui qui les fait et les personnes qui les écoutent ont l’esprit assez tranquille pour avoir toute la patience qu’il y faut donner. Celle du troisième acte, qui est à mon gré la plus magnifique, a été accusée de n’être pas reçue par une personne digne de la recevoir ; mais bien que Charmion qui l’écoute ne soit qu’une domestique de Cléopatre, qu’on peut toutefois prendre pour sa dame d’honneur, étant envoyée exprès par cette reine pour l’écouter, elle tient lieu de cette reine même, qui cependant montre un orgueil digne d’elle, d’attendre la visite de César dans sa chambre sans aller au-devant de lui. D’ailleurs Cléopatre eût rompu tout le reste de ce troisième acte, si elle s’y fût montrée ; et il m’a fallu la cacher par adresse de théâtre, et trouver pour cela dans l’action un prétexte qui fût glorieux pour elle, et qui ne laissât point paraître le secret de l’art qui m’obligeait à l’empêcher de se produire.

ACTEURS §

  • JULES CÉSAR
  • MARC ANTOINE
  • CORNÉLIE, Femme de Pompée.
  • PTOLÉMÉE, roi d’Égypte.
  • CLÉOPATRE, soeur de Ptolomée.
  • PHOTIN, chef du conseil d’Égypte.
  • ACHILLAS, lieutenant général des armées du roi d’Égypte.
  • SEPTIME, tribun romain, à la solde du roi d’Égypte.
  • CHARMION, dame d’honneur de Cléopâtre.
  • ACHORÉE, écuyer de Cléopâtre.
  • PHILIPPE, affranchi de Pompée.
  • Troupe de romains.
  • Troupe d’Égyptiens.
La scène est à Alexandrie, dans le palais de Ptolomée.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Ptolomée, Photin, Achillas, Septime. §

PTOLÉMÉE

Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osaient juger.
5 Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d’aigles, d’armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,
10 Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l’épée,
Justifiant César, a condamné Pompée.
15 Ce déplorable chef du parti le meilleur,
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire.
Il fuit, lui qui, toujours triomphant et vainqueur,
20 Vit ses prospérités égaler son grand coeur ;
Il fuit, et dans nos ports, dans nos murs, dans nos villes ;
Et contre son beau-père ayant besoin d’asiles,
Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux
Où contre les Titans en trouvèrent les dieux :
25 Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l’épaule au monde chancelant.
Oui, Pompée avec lui porte le sort du monde,
30 Et veut que notre Égypte, en miracles féconde,
Serve à sa liberté de sépulcre ou d’appui,
Et relève sa chute, ou trébuche sous lui.
C’est de quoi, mes amis, nous avons à résoudre.
Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre :
35 S’il couronna le père, il hasarde le fils ;
Et nous l’ayant donnée, il expose Memphis.
Il faut le recevoir, ou hâter son supplice,
Le suivre, ou le pousser dedans le précipice.
L’un me semble peu sûr, l’autre peu généreux,
40 Et je crains d’être injuste et d’être malheureux.
Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie
M’offre bien des périls, ou beaucoup d’infamie :
C’est à moi de choisir, c’est à vous d’aviser
À quel choix vos conseils doivent me disposer.
45 Il s’agit de Pompée, et nous aurons la gloire
D’achever de César ou troubler la victoire ;
Et je puis dire enfin que jamais potentat
N’eut à délibérer d’un si grand coup d’état.

PHOTIN

Seigneur, quand par le fer les choses sont vidées,
50 La justice et le droit sont de vaines idées ;
Et qui veut être juste en de telles saisons,
Balance le pouvoir, et non pas les raisons.
Voyez donc votre force, et regardez Pompée,
Sa fortune abattue et sa valeur trompée.
55 César n’est pas le seul qu’il fuie en cet état :
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale ;
Il fuit Rome perdue, il fuit tous les Romains,
60 À qui par sa défaite il met les fers aux mains ;
Il fuit le désespoir des peuples et des princes
Qui vengeraient sur lui le sang de leurs provinces,
Leurs états et d’argent et d’hommes épuisés,
Leurs trônes mis en cendre, et leurs sceptres brisés :
65 Auteur des maux de tous, il est à tous en butte,
Et fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
Le défendrez-vous seul contre tant d’ennemis ?
L’espoir de son salut en lui seul était mis ;
Lui seul pouvait pour soi : cédez alors qu’il tombe.
70 Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe,
Sous qui tout l’univers se trouve foudroyé,
Sous qui le grand Pompée a lui-même ployé ?
Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,
À force d’être juste on est souvent coupable ;
75 Et la fidélité qu’on garde imprudemment,
Après un peu d’éclat traîne un long châtiment,
Trouve un noble revers, dont les coups invincibles,
Pour être glorieux, ne sont pas moins sensibles.
Seigneur, n’attirez point le tonnerre en ces lieux :
80 Rangez-vous du parti des destins et des dieux,
Et sans les accuser d’injustice ou d’outrage,
Puisqu’ils font les heureux, adorez leur ouvrage ;
Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux,
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
85 Pressé de toutes parts des colères célestes,
Il en vient dessus vous faire fondre les restes ;
Et sa tête, qu’à peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.
Sa retraite chez vous en effet n’est qu’un crime :
90 Elle marque sa haine, et non pas son estime ;
Il ne vient que vous perdre en venant prendre port ;
Et vous pouvez douter s’il est digne de mort !
Il devait mieux remplir nos voeux et notre attente,
Faire voir sur ses nefs la victoire flottante :
95 Il n’eût ici trouvé que joie et que festins ;
Mais puisqu’il est vaincu, qu’il s’en prenne aux destins.
J’en veux à sa disgrâce, et non à sa personne :
J’exécute à regret ce que le ciel ordonne ;
Et du même poignard pour César destiné,
100 Je perce en soupirant son coeur infortuné.
Vous ne pouvez enfin qu’aux dépens de sa tête
Mettre à l’abri la vôtre et parer la tempête.
Laissez nommer sa mort un injuste attentat :
La justice n’est pas une vertu d’état.
105 Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes ;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l’art de régner.
Quand on craint d’être injuste, on a toujours à craindre ;
110 Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui lui sert.
C’est là mon sentiment. Achillas et Septime
S’attacheront peut-être à quelque autre maxime :
115 Chacun a son avis ; mais quel que soit le leur.
Qui punit le vaincu ne craint point le vainqueur.

ACHILLAS

Seigneur, Photin dit vrai ; mais quoique de Pompée
Je voie et la fortune et la valeur trompée,
Je regarde son sang comme un sang précieux,
120 Qu’au milieu de Pharsale ont respecté les dieux.
Non qu’en un coup d’état je n’approuve le crime ;
Mais s’il n’est nécessaire, il n’est point légitime :
Et quel besoin ici d’une extrême rigueur ?
Qui n’est point au vaincu ne craint point le vainqueur.
125 Neutre jusqu’à présent, vous pouvez l’être encore :
Vous pouvez adorer César, si l’on l’adore ;
Mais quoique vos encens le traitent d’immortel,
Cette grande victime est trop pour son autel ;
Et sa tête immolée au dieu de la victoire
130 Imprime à votre nom une tache trop noire :
Ne le pas secourir suffit sans l’opprimer ;
En usant de la sorte, on ne vous peut blâmer.
Vous lui devez beaucoup : par lui Rome animée
A fait rendre le sceptre au feu roi Ptolomée ;
135 Mais la reconnaissance et l’hospitalité
Sur les âmes des rois n’ont qu’un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encor plus qu’à personne,
Et cesse de devoir quand la dette est d’un rang
140 À ne point s’acquitter qu’aux dépens de leur sang.
S’il est juste d’ailleurs que tout se considère,
Que hasardait Pompée en servant votre père ?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.
145 Il le servit enfin, mais ce fut de la langue.
La bourse de César fit plus que sa harangue :
Sans ses mille talents, Pompée et ses discours
Pour rentrer en Égypte étaient un froid secours.
Qu’il ne vante donc plus ses mérites frivoles :
150 Les effets de César valent bien ses paroles ;
Et si c’est un bienfait qu’il faut rendre aujourd’hui,
Comme il parla pour vous, vous parlerez pour lui.
Ainsi vous le pouvez et devez reconnaître.
Le recevoir chez vous, c’est recevoir un maître,
155 Qui, tout vaincu qu’il est, bravant le nom de roi,
Dans vos propres états vous donnerait la loi.
Fermez-lui donc vos ports, mais épargnez sa tête.
S’il le faut toutefois, ma main est toute prête :
J’obéis avec joie, et je serais jaloux
160 Qu’autre bras que le mien portât les premiers coups.

SEPTIME

Seigneur, je suis romain : je connais l’un et l’autre.
Pompée a besoin d’aide, il vient chercher la vôtre ;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
165 Des quatre le premier vous serait trop funeste ;
Souffrez donc qu’en deux mots j’examine le reste.
Le chasser, c’est vous faire un puissant ennemi,
Sans obliger par là le vainqueur qu’à demi,
Puisque c’est lui laisser et sur mer et sur terre
170 La suite d’une longue et difficile guerre,
Dont peut-être tous deux également lassés
Se vengeraient sur vous de tous les maux passés.
Le livrer à César n’est que la même chose :
Il lui pardonnera, s’il faut qu’il en dispose,
175 Et s’armant à regret de générosité,
D’une fausse clémence il fera vanité :
Heureux de l’asservir en lui donnant la vie,
Et de plaire par là même à Rome asservie !
Cependant que forcé d’épargner son rival,
180 Aussi bien que Pompée il vous voudra du mal.
Il faut le délivrer du péril et du crime,
Assurer sa puissance, et sauver son estime,
Et du parti contraire en ce grand chef détruit,
Prendre sur vous le crime, et lui laisser le fruit.
185 C’est là mon sentiment, ce doit être le vôtre :
Par là vous gagnez l’un, et ne craignez plus l’autre ;
Mais suivant d’Achillas le conseil hasardeux,
Vous n’en gagnez aucun, et les perdez tous deux.

PTOLÉMÉE

N’examinons donc plus la justice des causes,
190 Et cédons au torrent qui roule toutes choses.
Je passe au plus de voix, et de mon sentiment
Je veux bien avoir part à ce grand changement.
Assez et trop longtemps l’arrogance de Rome
A cru qu’être Romain c’était être plus qu’homme.
195 Abattons sa superbe avec sa liberté ;
Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté ;
Tranchons l’unique espoir où tant d’orgueil se fonde,
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde :
Secondons le destin qui les veut mettre aux fers,
200 Et prêtons-lui la main pour venger l’univers.
Rome, tu serviras ; et ces rois que tu braves,
Et que ton insolence ose traiter d’esclaves,
Adoreront César avec moins de douleur,
Puisqu’il sera ton maître aussi bien que le leur.
205 Allez donc, Achillas, allez avec Septime
Nous immortaliser par cet illustre crime.
Qu’il plaise au ciel ou non, laissez-m’en le souci.
Je crois qu’il veut sa mort, puisqu’il l’amène ici.

ACHILLAS

Seigneur, je crois tout juste alors qu’un roi l’ordonne.

PTOLÉMÉE

210 Allez, et hâtez-vous d’assurer ma couronne,
Et vous ressouvenez que je mets en vos mains
Le destin de l’Égypte et celui des Romains.

SCENE II. Ptolomée, Photin. §

PTOLÉMÉE

Photin, ou je me trompe, ou ma soeur est déçue :
De l’abord de Pompée elle espère autre issue.
215 Sachant que de mon père il a le testament,
Elle ne doute point de son couronnement :
Elle se croit déjà souveraine maîtresse
D’un sceptre partagé que sa bonté lui laisse ;
Et se promettant tout de leur vieille amitié,
220 De mon trône en son âme elle prend la moitié,
Où de son vain orgueil les cendres rallumées
Poussent déjà dans l’air de nouvelles fumées.

PHOTIN

Seigneur, c’est un motif que je ne disais pas,
Qui devait de Pompée avancer le trépas.
225 Sans doute il jugerait de la soeur et du frère
Suivant le testament du feu roi votre père,
Son hôte et son ami, qui l’en daigna saisir :
Jugez après cela de votre déplaisir.
Ce n’est pas que je veuille, en vous parlant contre elle,
230 Rompre les sacrés noeuds d’une amour fraternelle ;
Du trône et non du coeur je la veux éloigner,
Car c’est ne régner pas qu’être deux à régner ;
Un roi qui s’y résout est mauvais politique :
Il détruit son pouvoir quand il le communique ;
235 Et les raisons d’état… Mais, seigneur, la voici.

SCÈNE III. Ptolomée, Cléopâtre, Photin. §

CLÉOPÂTRE

Seigneur, Pompée arrive, et vous êtes ici !

PTOLÉMÉE

J’attends dans mon palais ce guerrier magnanime,
Et lui viens d’envoyer Achillas et Septime.

CLÉOPÂTRE

Quoi ? Septime à Pompée, à Pompée Achillas !

PTOLÉMÉE

240 Si ce n’est assez d’eux, allez, suivez leurs pas.

CLÉOPÂTRE

Donc pour le recevoir c’est trop que de vous-même ?

PTOLÉMÉE

Ma soeur, je dois garder l’honneur du diadème.

CLÉOPÂTRE

Si vous en portez un, ne vous en souvenez
Que pour baiser la main de qui vous le tenez,
245 Que pour en faire hommage aux pieds d’un si grand homme.

PTOLÉMÉE

Au sortir de Pharsale est-ce ainsi qu’on le nomme ?

CLÉOPÂTRE

Fût-il dans son malheur de tous abandonné,
Il est toujours Pompée, et vous a couronné.

PTOLÉMÉE

Il n’en est plus que l’ombre, et couronna mon père,
250 Dont l’ombre et non pas moi lui doit ce qu’il espère.
Il peut aller, s’il veut, dessus son monument
Recevoir ses devoirs et son remerciement.

CLÉOPÂTRE

Après un tel bienfait, c’est ainsi qu’on le traite !

PTOLÉMÉE

Je m’en souviens, ma soeur, et je vois sa défaite.

CLÉOPÂTRE

255 Vous la voyez de vrai, mais d’un oeil de mépris.

PTOLÉMÉE

Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Vous qui l’estimez tant, allez lui rendre hommage ;
Mais songez qu’au port même il peut faire naufrage.

CLÉOPÂTRE

Il peut faire naufrage, et même dans le port !
260 Quoi ? Vous auriez osé lui préparer la mort !

PTOLÉMÉE

J’ai fait ce que les dieux m’ont inspiré de faire,
Et que pour mon état j’ai jugé nécessaire.

CLÉOPÂTRE

Je ne le vois que trop, Photin et ses pareils
Vous ont empoisonné de leurs lâches conseils :
265 Ces âmes que le ciel ne forma que de boue…

PHOTIN

Ce sont de nos conseils, oui, madame, et j’avoue…

CLÉOPÂTRE

Photin, je parle au roi ; vous répondrez pour tous
Quand je m’abaisserai jusqu’à parler à vous.

PTOLÉMÉE, à Photin.

Il faut un peu souffrir de cette humeur hautaine.
270 Je sais votre innocence, et je connais sa haine ;
Après tout, c’est ma soeur, oyez sans repartir.

CLÉOPÂTRE

Ah ! S’il est encor temps de vous en repentir,
Affranchissez-vous d’eux et de leur tyrannie ;
Rappelez la vertu par leurs conseils bannie :
275 Cette haute vertu dont le ciel et le sang
Enflent toujours les coeurs de ceux de notre rang.

PTOLÉMÉE

Quoi ? D’un frivole espoir déjà préoccupée,
Vous me parlez en reine en parlant de Pompée ;
Et d’un faux zèle ainsi votre orgueil revêtu
280 Fait agir l’intérêt sous le nom de vertu !
Confessez-le, ma soeur, vous sauriez vous en taire,
N’était le testament du feu roi notre père :
Vous savez qu’il le garde.

CLÉOPÂTRE

Et vous saurez aussi
Que la seule vertu me fait parler ainsi,
285 Et que si l’intérêt m’avait préoccupée,
J’agirais pour César, et non pas pour Pompée.
Apprenez un secret que je voulais cacher,
Et cessez désormais de me rien reprocher.
Quand ce peuple insolent qu’enferme Alexandrie
290 Fit quitter au feu roi son trône et sa patrie,
Et que jusque dans Rome il alla du sénat
Implorer la pitié contre un tel attentat,
Il nous mena tous deux pour toucher son courage :
Vous, assez jeune encor ; moi, déjà dans un âge
295 Où ce peu de beauté que m’ont donné les cieux
D’un assez vif éclat faisait briller mes yeux.
César en fut épris, et du moins j’eus la gloire
De le voir hautement donner lieu de le croire ;
Mais voyant contre lui le sénat irrité,
300 Il fit agir Pompée et son autorité.
Ce dernier nous servit à sa seule prière,
Qui de leur amitié fut la preuve dernière :
Vous en savez l’effet, et vous en jouissez.
Mais pour un tel amant ce ne fut pas assez :
305 Après avoir pour nous employé ce grand homme,
Qui nous gagna soudain toutes les voix de Rome,
Son amour en voulut seconder les efforts,
Et nous ouvrant son coeur, nous ouvrit ses trésors :
Nous eûmes de ses feux, encore en leur naissance,
310 Et les nerfs de la guerre, et ceux de la puissance ;
Et les mille talents qui lui sont encor dûs
Remirent en nos mains tous nos états perdus.
Le roi, qui s’en souvint à son heure fatale,
Me laissa comme à vous la dignité royale,
315 Et par son testament il vous fit cette loi,
Pour me rendre une part de ce qu’il tint de moi.
C’est ainsi qu’ignorant d’où vint ce bon office,
Vous appelez faveur ce qui n’est que justice,
Et l’osez accuser d’une aveugle amitié,
320 Quand du tout qu’il me doit il me rend la moitié.

PTOLÉMÉE

Certes, ma soeur, le conte est fait avec adresse.

CLÉOPÂTRE

César viendra bientôt, et j’en ai lettre expresse ;
Et peut-être aujourd’hui vos yeux seront témoins
De ce que votre esprit s’imagine le moins.
325 Ce n’est pas sans sujet que je parlais en reine.
Je n’ai reçu de vous que mépris et que haine ;
Et de ma part du sceptre indigne ravisseur,
Vous m’avez plus traitée en esclave qu’en soeur ;
Même, pour éviter des effets plus sinistres,
330 Il m’a fallu flatter vos insolents ministres,
Dont j’ai craint jusqu’ici le fer ou le poison.
Mais Pompée ou César m’en va faire raison,
Et quoi qu’avec Photin Achillas en ordonne,
Ou l’une ou l’autre main me rendra ma couronne.
335 Cependant mon orgueil vous laisse à démêler
Quel était l’intérêt qui me faisait parler.

SCÈNE IV. Ptolomée, Photin. §

PTOLÉMÉE

Que dites-vous, ami, de cette âme orgueilleuse ?

PHOTIN

Seigneur, cette surprise est pour moi merveilleuse ;
Je n’en sais que penser, et mon coeur étonné
340 D’un secret que jamais il n’aurait soupçonné,
Inconstant et confus dans son incertitude,
Ne se résout à rien qu’avec inquiétude.

PTOLÉMÉE

Sauverons-nous Pompée ?

PHOTIN

Il faudrait faire effort,
Si nous l’avions sauvé, pour conclure sa mort.
345 Cléopatre vous hait ; elle est fière, elle est belle ;
Et si l’heureux César a de l’amour pour elle,
La tête de Pompée est l’unique présent
Qui vous fasse contre elle un rempart suffisant.

PTOLÉMÉE

Ce dangereux esprit a beaucoup d’artifice.

PHOTIN

350 Son artifice est peu contre un si grand service.

PTOLÉMÉE

Mais si, tout grand qu’il est, il cède à ses appas ?

PHOTIN

Il la faudra flatter ; mais ne m’en croyez pas,
Et pour mieux empêcher qu’elle ne vous opprime,
Consultez-en encore Achillas et Septime.

PTOLÉMÉE

355 Allons donc les voir faire, et montons à la tour ;
Et nous en résoudrons ensemble à leur retour.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Cléopâtre, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

Je l’aime ; mais l’éclat d’une si belle flamme,
Quelque brillant qu’il soit, n’éblouit point mon âme,
Et toujours ma vertu retrace dans mon coeur
360 Ce qu’il doit au vaincu, brûlant pour le vainqueur.
Aussi qui l’ose aimer porte une âme trop haute
Pour souffrir seulement le soupçon d’une faute ;
Et je le traiterais avec indignité,
Si j’aspirais à lui par une lâcheté.

CHARMION

365 Quoi ? Vous aimez César, et si vous étiez crue,
L’Égypte pour Pompée armerait à sa vue,
En prendrait la défense, et par un prompt secours
Du destin de Pharsale arrêterait le cours !
L’amour certes sur vous a bien peu de puissance.

CLÉOPÂTRE

370 Les princes ont cela de leur haute naissance :
Leur âme dans leur sang prend des impressions
Qui dessous leur vertu rangent leurs passions.
Leur générosité soumet tout à leur gloire :
Tout est illustre en eux quand ils daignent se croire ;
375 Et si le peuple y voit quelques dérèglements,
C’est quand l’avis d’autrui corrompt leurs sentiments.
Ce malheur de Pompée achève la ruine :
Le roi l’eût secouru, mais Photin l’assassine ;
Il croit cette âme basse, et se montre sans foi ;
380 Mais s’il croyait la sienne, il agirait en roi.

CHARMION

Ainsi donc de César l’amante et l’ennemie…

CLÉOPÂTRE

Je lui garde ma flamme exempte d’infamie,
Un coeur digne de lui.

CHARMION

Vous possédez le sien ?

CLÉOPÂTRE

Je crois le posséder.

CHARMION

Mais le savez-vous bien ?

CLÉOPÂTRE

385 Apprends qu’une princesse aimant sa renommée,
Quand elle dit qu’elle aime, est sûre d’être aimée,
Et que les plus beaux feux dont son coeur soit épris
N’oseraient l’exposer aux hontes d’un mépris.
Notre séjour à Rome enflamma son courage :
390 Là j’eus de son amour le premier témoignage,
Et depuis jusqu’ici chaque jour ses courriers
M’apportent en tribut ses voeux et ses lauriers.
Partout, en Italie, aux Gaules, en Espagne,
La fortune le suit, et l’amour l’accompagne.
395 Son bras ne dompte point de peuples ni de lieux
Dont il ne rende hommage au pouvoir de mes yeux ;
Et de la même main dont il quitte l’épée,
Fumante encor du sang des amis de Pompée,
Il trace des soupirs, et d’un style plaintif
400 Dans son champ de victoire il se dit mon captif.
Oui, tout victorieux il m’écrit de Pharsale ;
Et si sa diligence à ses feux est égale,
Ou plutôt si la mer ne s’oppose à ses feux,
L’Égypte le va voir me présenter ses voeux.
405 Il vient, ma Charmion, jusque dans nos murailles,
Chercher auprès de moi le prix de ses batailles,
M’offrir toute sa gloire, et soumettre à mes lois
Ce coeur et cette main qui commandent aux rois ;
Et ma rigueur, mêlée aux faveurs de la guerre,
410 Ferait un malheureux du maître de la terre.

CHARMION

J’oserais bien jurer que vos charmants appas
Se vantent d’un pouvoir dont ils n’useront pas,
Et que le grand César n’a rien qui l’importune,
Si vos seules rigueurs ont droit sur sa fortune.
415 Mais quelle est votre attente, et que prétendez-vous,
Puisque d’une autre femme il est déjà l’époux,
Et qu’avec Calphurnie un paisible hyménée
Par des liens sacrés tient son âme enchaînée ?

CLÉOPÂTRE

Le divorce, aujourd’hui si commun aux Romains,
420 Peut rendre en ma faveur tous ces obstacles vains :
César en sait l’usage et la cérémonie ;
Un divorce chez lui fit place à Calphurnie.

CHARMION

Par cette même voie il pourra vous quitter.

CLÉOPÂTRE

Peut-être mon bonheur saura mieux l’arrêter ;
425 Peut-être mon amour aura quelque avantage
Qui saura mieux pour moi ménager son courage.
Mais laissons au hasard ce qui peut arriver ;
Achevons cet hymen, s’il se peut achever,
Ne durât-il qu’un jour, ma gloire est sans seconde
430 D’être du moins un jour la maîtresse du monde.
J’ai de l’ambition, et soit vice ou vertu,
Mon coeur sous son fardeau veut bien être abattu ;
J’en aime la chaleur et la nomme sans cesse
La seule passion digne d’une princesse.
435 Mais je veux que la gloire anime ses ardeurs,
Qu’elle mène sans honte au faîte des grandeurs ;
Et je la désavoue alors que sa manie
Nous présente le trône avec ignominie.
Ne t’étonne donc plus, Charmion, de me voir
440 Défendre encor Pompée et suivre mon devoir.
Ne pouvant rien de plus pour sa vertu séduite,
Dans mon âme en secret je l’exhorte à la fuite,
Et voudrais qu’un orage, écartant ses vaisseaux,
Malgré lui l’enlevât aux mains de ses bourreaux.
445 Mais voici de retour le fidèle Achorée,
Par qui j’en apprendrai la nouvelle assurée.

SCÈNE II. Cléopâtre, Achorée, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

En est-ce déjà fait, et nos bords malheureux
Sont-ils déjà souillés d’un sang si généreux ?

ACHORÉE

Madame, j’ai couru par votre ordre au rivage ;
450 J’ai vu la trahison, j’ai vu toute sa rage ;
Du plus grand des mortels j’ai vu trancher le sort :
J’ai vu dans son malheur la gloire de sa mort ;
Et puisque vous voulez qu’ici je vous raconte
La gloire d’une mort qui nous couvre de honte,
455 écoutez, admirez, et plaignez son trépas.
Ses trois vaisseaux en rade avaient mis voile bas ;
Et voyant dans le port préparer nos galères,
Il croyait que le roi, touché de ses misères,
Par un beau sentiment d’honneur et de devoir,
460 Avec toute sa cour le venait recevoir ;
Mais voyant que ce prince, ingrat à ses mérites,
N’envoyait qu’un esquif rempli de satellites,
Il soupçonne aussitôt son manquement de foi,
Et se laisse surprendre à quelque peu d’effroi ;
465 Enfin, voyant nos bords et notre flotte en armes,
Il condamne en son coeur ces indignes alarmes,
Et réduit tous les soins d’un si pressant ennui
À ne hasarder pas Cornélie avec lui :
« N’exposons, lui dit-il, que cette seule tête
470 À la réception que l’Égypte m’apprête ;
Et tandis que moi seul j’en courrai le danger,
Songe à prendre la fuite afin de me venger.
Le roi Juba nous garde une foi plus sincère ;
Chez lui tu trouveras et mes fils et ton père ;
475 Mais quand tu les verrais descendre chez Pluton,
Ne désespère point, du vivant de Caton. »
Tandis que leur amour en cet adieu conteste,
Achillas à son bord joint son esquif funeste.
Septime se présente, et lui tendant la main,
480 Le salue empereur en langage romain ;
Et comme député de ce jeune monarque :
« Passez, seigneur, dit-il, passez dans cette barque ;
Les sables et les bancs cachés dessous les eaux
Rendent l’accès mal sûr à de plus grands vaisseaux. »
485 Ce héros voit la fourbe, et s’en moque dans l’âme :
Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,
Leur défend de le suivre, et s’avance au trépas
Avec le même front qu’il donnait les états ;
La même majesté sur son visage empreinte
490 Entre ces assassins montre un esprit sans crainte ;
Sa vertu toute entière à la mort le conduit.
Son affranchi Philippe est le seul qui le suit ;
C’est de lui que j’ai su ce que je viens de dire ;
Mes yeux ont vu le reste, et mon coeur en soupire,
495 Et croit que César même à de si grands malheurs
Ne pourra refuser des soupirs et des pleurs.

CLÉOPÂTRE

N’épargnez pas les miens : achevez, Achorée,
L’histoire d’une mort que j’ai déjà pleurée.

ACHORÉE

On l’amène ; et du port nous le voyons venir,
500 Sans que pas un d’entre eux daigne l’entretenir.
Ce mépris lui fait voir ce qu’il en doit attendre.
Sitôt qu’on a pris terre, on l’invite à descendre :
Il se lève ; et soudain, pour signal, Achillas
Derrière ce héros tirant son coutelas,
505 Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome,
Percent à coups pressés les flancs de ce grand homme,
Tandis qu’Achillas même, épouvanté d’horreur,
De ces quatre enragés admire la fureur.

CLÉOPÂTRE

Vous qui livrez la terre aux discordes civiles,
510 Si vous vengez sa mort, dieux, épargnez nos villes !
N’imputez rien aux lieux, reconnaissez les mains :
Le crime de l’Égypte est fait par des Romains.
Mais que fait et que dit ce généreux courage ?

ACHORÉE

D’un des pans de sa robe il couvre son visage,
515 À son mauvais destin en aveugle obéit,
Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur que d’un coup d’oeil contre une telle offense
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.
Aucun gémissement à son coeur échappé
520 Ne le montre, en mourant, digne d’être frappé :
Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle
Ce qu’eut de beau sa vie, et ce qu’on dira d’elle ;
Et tient la trahison que le roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui pour y prêter l’esprit.
525 Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre ;
Et son dernier soupir est un soupir illustre,
Qui de cette grande âme achevant les destins,
étale tout Pompée aux yeux des assassins.
Sur les bords de l’esquif sa tête enfin penchée,
530 Par le traître Septime indignement tranchée,
Passe au bout d’une lance en la main d’Achillas,
Ainsi qu’un grand trophée après de grands combats.
On descend, et pour comble à sa noire aventure
On donne à ce héros la mer pour sépulture,
535 Et le tronc sous les flots roule dorénavant
Au gré de la fortune, et de l’onde, et du vent.
La triste Cornélie, à cet affreux spectacle,
Par de longs cris aigus tâche d’y mettre obstacle,
Défend ce cher époux de la voix et des yeux,
540 Puis n’espérant plus rien, lève les mains aux cieux ;
Et cédant tout à coup à la douleur plus forte,
Tombe, dans sa galère, évanouie ou morte.
Les siens en ce désastre, à force de ramer,
L’éloignent de la rive, et regagnent la mer.
545 Mais sa fuite est mal sûre ; et l’infâme Septime,
Qui se voit dérober la moitié de son crime,
Afin de l’achever, prend six vaisseaux au port,
Et poursuit sur les eaux Pompée après sa mort.
Cependant Achillas porte au roi sa conquête :
550 Tout le peuple tremblant en détourne la tête ;
Un effroi général offre à l’un sous ses pas
Des abîmes ouverts pour venger ce trépas ;
L’autre entend le tonnerre, et chacun se figure
Un désordre soudain de toute la nature :
555 Tant l’excès du forfait, troublant leurs jugements,
Présente à leur terreur l’excès des châtiments !
Philippe, d’autre part, montrant sur le rivage
Dans une âme servile un généreux courage,
Examine d’un oeil et d’un soin curieux
560 Où les vagues rendront ce dépôt précieux,
Pour lui rendre, s’il peut, ce qu’aux morts on doit rendre,
Dans quelque urne chétive en ramasser la cendre,
Et d’un peu de poussière élever un tombeau
À celui qui du monde eut le sort le plus beau.
565 Mais comme vers l’Afrique on poursuit Cornélie,
On voit d’ailleurs César venir de Thessalie :
Une flotte paraît qu’on a peine à compter…

CLÉOPÂTRE

C’est lui-même, Achorée, il n’en faut point douter.
Tremblez, tremblez, méchants, voici venir la foudre ;
570 Cléopatre a de quoi vous mettre tous en poudre :
César vient, elle est reine, et Pompée est vengé ;
La tyrannie est bas, et le sort a changé.
Admirons cependant le destin des grands hommes,
Plaignons-les, et par eux jugeons ce que nous sommes.
575 Ce prince d’un sénat maître de l’univers,
Dont le bonheur semblait au-dessus du revers,
Lui que sa Rome a vu plus craint que le tonnerre,
Triompher en trois fois des trois parts de la terre,
Et qui voyait encore en ces derniers hasards
580 L’un et l’autre consul suivre ses étendards ;
Sitôt que d’un malheur sa fortune est suivie,
Les monstres de l’Égypte ordonnent de sa vie.
On voit un Achillas, un Septime, un Photin,
Arbitres souverains d’un si noble destin ;
585 Un roi qui de ses mains a reçu la couronne
À ces pestes de cour lâchement l’abandonne.
Ainsi finit Pompée ; et peut-être qu’un jour
César éprouvera même sort à son tour.
Rendez l’augure faux, dieux qui voyez mes larmes,
590 Et secondez partout et mes voeux et ses armes !

CHARMION

Madame, le roi vient, qui pourra vous ouïr.

SCÈNE III. Ptolomée, Cléopâtre, Charmion. §

PTOLÉMÉE

Savez-vous le bonheur dont nous allons jouir,
Ma soeur ?

CLÉOPÂTRE

Oui, je le sais, le grand César arrive :
Sous les lois de Photin je ne suis plus captive.

PTOLÉMÉE

595 Vous haïssez toujours ce fidèle sujet ?

CLÉOPÂTRE

Non, mais en liberté je ris de son projet.

PTOLÉMÉE

Quel projet faisait-il dont vous pussiez vous plaindre ?

CLÉOPÂTRE

J’en ai souffert beaucoup, et j’avais plus à craindre :
Un si grand politique est capable de tout ;
1
600 Et vous donnez les mains à tout ce qu’il résout.

PTOLÉMÉE

Si je suis ses conseils, j’en connais la prudence.

CLÉOPÂTRE

Si j’en crains les effets, j’en vois la violence.

PTOLÉMÉE

Pour le bien de l’état tout est juste en un roi.

CLÉOPÂTRE

Ce genre de justice est à craindre pour moi :
605 Après ma part du sceptre, à ce titre usurpée,
Il en coûte la vie et la tête à Pompée.

PTOLÉMÉE

Jamais un coup d’état ne fut mieux entrepris.
Le voulant secourir, César nous eût surpris :
Vous voyez sa vitesse ; et l’Égypte troublée
610 Avant qu’être en défense en serait accablée ;
Mais je puis maintenant à cet heureux vainqueur
Offrir en sûreté mon trône et votre coeur.

CLÉOPÂTRE

Je ferai mes présents ; n’ayez soin que des vôtres,
Et dans vos intérêts n’en confondez point d’autres.

PTOLÉMÉE

615 Les vôtres sont les miens, étant de même sang.

CLÉOPÂTRE

Vous pouvez dire encore, étant de même rang,
étant rois l’un et l’autre ; et toutefois je pense
Que nos deux intérêts ont quelque différence.

PTOLÉMÉE

Oui, ma soeur ; car l’état dont mon coeur est content,
620 Sur quelques bords du Nil à grand-peine s’étend ;
Mais César, à vos lois soumettant son courage,
Vous va faire régner sur le Gange et le Tage.

CLÉOPÂTRE

J’ai de l’ambition, mais je la sais régler :
Elle peut m’éblouir, et non pas m’aveugler.
625 Ne parlons point ici du Tage ni du Gange ;
Je connais ma portée, et ne prends point le change.

PTOLÉMÉE

L’occasion vous rit, et vous en userez.

CLÉOPÂTRE

Si je n’en use bien, vous m’en accuserez.

PTOLÉMÉE

J’en espère beaucoup, vu l’amour qui l’engage.

CLÉOPÂTRE

630 Vous la craignez peut-être encore davantage ;
Mais quelque occasion qui me rie aujourd’hui,
N’ayez aucune peur, je ne veux rien d’autrui :
Je ne garde pour vous ni haine ni colère,
Et je suis bonne soeur, si vous n’êtes bon frère.

PTOLÉMÉE

635 Vous montrez cependant un peu bien du mépris.

CLÉOPÂTRE

Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.

PTOLÉMÉE

Votre façon d’agir le fait assez connaître.

CLÉOPÂTRE

Le grand César arrive, et vous avez un maître.

PTOLÉMÉE

Il l’est de tout le monde, et je l’ai fait le mien.

CLÉOPÂTRE

640 Allez lui rendre hommage, et j’attendrai le sien ;
Allez, ce n’est pas trop pour lui que de vous-même :
Je garderai pour vous l’honneur du diadème.
Photin vous vient aider à le bien recevoir :
Consultez avec lui quel est votre devoir.

SCÈNE IV. Ptolomée, Photin. §

PTOLÉMÉE

645 J’ai suivi tes conseils ; mais plus je l’ai flattée,
Et plus dans l’insolence elle s’est emportée ;
Si bien qu’enfin, outré de tant d’indignités,
Je m’allais emporter dans les extrémités :
Mon bras, dont ses mépris forçaient la retenue,
650 N’eût plus considéré César ni sa venue,
Et l’eût mise en état, malgré tout son appui,
De s’en plaindre à Pompée auparavant qu’à lui.
L’arrogante ! à l’ouïr elle est déjà ma reine ;
Et si César en croit son orgueil et sa haine ;
655 Si, comme elle s’en vante, elle est son cher objet,
De son frère et son roi je deviens son sujet.
Non, non ; prévenons-la : c’est faiblesse d’attendre
Le mal qu’on voit venir sans vouloir s’en défendre.
Ôtons-lui les moyens de nous plus dédaigner ;
660 Ôtons-lui les moyens de plaire et de régner ;
Et ne permettons pas qu’après tant de bravades,
Mon sceptre soit le prix d’une de ses oeillades.

PHOTIN

Seigneur, ne donnez point de prétexte à César
Pour attacher l’Égypte aux pompes de son char.
665 Ce coeur ambitieux, qui par toute la terre
Ne cherche qu’à porter l’esclavage et la guerre,
Enflé de sa victoire, et des ressentiments
Qu’une perte pareille imprime aux vrais amants,
Quoique vous ne rendiez que justice à vous-même,
670 Prendrait l’occasion de venger ce qu’il aime ;
Et pour s’assujettir et vos états et vous,
Imputerait à crime un si juste courroux.

PTOLÉMÉE

Si Cléopatre vit, s’il la voit, elle est reine.

PHOTIN

Si Cléopatre meurt, votre perte est certaine.

PTOLÉMÉE

675 Je perdrai qui me perd, ne pouvant me sauver.

PHOTIN

Pour la perdre avec joie, il faut vous conserver.

PTOLÉMÉE

Quoi ? Pour voir sur sa tête éclater ma couronne ?
Sceptre, s’il faut enfin que ma main t’abandonne,
Passe, passe plutôt en celle du vainqueur.

PHOTIN

680 Vous l’arracherez mieux de celle d’une soeur.
Quelques feux que d’abord il lui fasse paraître,
Il partira bientôt, et vous serez le maître.
L’amour à ses pareils ne donne point d’ardeur
Qui ne cède aisément aux soins de leur grandeur.
685 Il voit encor l’Afrique et l’Espagne occupées
Par Juba, Scipion et les jeunes Pompées ;
Et le monde à ses lois n’est point assujetti,
Tant qu’il verra durer ces restes du parti.
Au sortir de Pharsale un si grand capitaine
690 Saurait mal son métier s’il laissait prendre haleine,
Et s’il donnait loisir à des coeurs si hardis
De relever du coup dont ils sont étourdis.
S’il les vainc, s’il parvient où son désir aspire,
Il faut qu’il aille à Rome établir son empire,
695 Jouir de sa fortune et de son attentat,
Et changer à son gré la forme de l’état.
Jugez durant ce temps ce que vous pourrez faire.
Seigneur, voyez César, forcez-vous à lui plaire ;
Et lui déférant tout, veuillez vous souvenir
700 Que les événements régleront l’avenir.
Remettez en ses mains trône, sceptre, couronne,
Et sans en murmurer, souffrez qu’il en ordonne :
Il en croira sans doute ordonner justement,
En suivant du feu roi l’ordre et le testament ;
705 L’importance d’ailleurs de ce dernier service
Ne permet pas d’en craindre une entière injustice.
Quoi qu’il en fasse enfin, feignez d’y consentir,
Louez son jugement, et laissez-le partir.
Après, quand nous verrons le temps propre aux vengeances,
710 Nous aurons et la force et les intelligences.
Jusque-là réprimez ces transports violents
Qu’excitent d’une soeur les mépris insolents :
Les bravades enfin sont des discours frivoles,
Et qui songe aux effets néglige les paroles.

PTOLÉMÉE

715 Ah ! Tu me rends la vie et le sceptre à la fois :
Un sage conseiller est le bonheur des rois.
Cher appui de mon trône, allons, sans plus attendre,
Offrir tout à César, afin de tout reprendre ;
Avec toute ma flotte allons le recevoir,
720 Et par ces vains honneurs séduire son pouvoir.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Charmion, Achorée. §

CHARMION

Oui, tandis que le roi va lui-même en personne
Jusqu’aux pieds de César prosterner sa couronne,
Cléopatre s’enferme en son appartement,
Et sans s’en émouvoir attend son compliment.
725 Comment nommerez-vous une humeur si hautaine ?

ACHORÉE

Un orgueil noble et juste, et digne d’une reine
Qui soutient avec coeur et magnanimité
L’honneur de sa naissance et de sa dignité :
Lui pourrai-je parler ?

CHARMION

Non ; mais elle m’envoie
730 Savoir à cet abord ce qu’on a vu de joie ;
Ce qu’à ce beau présent César a témoigné ;
S’il a paru content, ou s’il l’a dédaigné ;
S’il traite avec douceur, s’il traite avec empire ;
Ce qu’à nos assassins enfin il a su dire.

ACHORÉE

735 La tête de Pompée a produit des effets
Dont ils n’ont pas sujet d’être fort satisfaits.
Je ne sais si César prendrait plaisir à feindre ;
Mais pour eux jusqu’ici je trouve lieu de craindre :
S’ils aimaient Ptolomée, ils l’ont fort mal servi.
740 Vous l’avez vu partir, et moi je l’ai suivi.
Ses vaisseaux en bon ordre ont éloigné la ville,
Et pour joindre César n’ont avancé qu’un mille.
Il venait à plein voile ; et si dans les hasards
Il éprouva toujours pleine faveur de Mars,
745 Sa flotte, qu’à l’envi favorisait Neptune,
Avait le vent en poupe ainsi que sa fortune.
Dès le premier abord notre prince étonné
Ne s’est plus souvenu de son front couronné :
Sa frayeur a paru sous sa fausse allégresse ;
750 Toutes ses actions ont senti la bassesse ;
J’en ai rougi moi-même, et me suis plaint à moi
De voir là Ptolomée, et n’y voir point de roi ;
Et César, qui lisait sa peur sur son visage,
Le flattait par pitié pour lui donner courage.
755 Lui, d’une voix tombante offrant ce don fatal :
" seigneur, vous n’avez plus, lui dit-il, de rival ;
Ce que n’ont pu les dieux dans votre Thessalie,
Je vais mettre en vos mains Pompée et Cornélie :
En voici déjà l’un, et pour l’autre, elle fuit ;
760 Mais avec six vaisseaux un des miens la poursuit. "
À ces mots Achillas découvre cette tête :
Il semble qu’à parler encore elle s’apprête.
Qu’à ce nouvel affront un reste de chaleur
En sanglots mal formés exhale sa douleur ;
765 Sa bouche encore ouverte et sa vue égarée
Rappellent sa grande âme à peine séparée ;
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux dieux sa défaite et sa mort.
César, à cet aspect, comme frappé du foudre,
770 Et comme ne sachant que croire ou que résoudre,
Immobile, et les yeux sur l’objet attachés,
Nous tient assez longtemps ses sentiments cachés ;
Et je dirai, si j’ose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun à la nature,
775 Quelque maligne joie en son coeur s’élevait,
Dont sa gloire indignée à peine le sauvait.
L’aise de voir la terre à son pouvoir soumise
Chatouillait malgré lui son âme avec surprise,
Et de cette douceur son esprit combattu
780 Avec un peu d’effort rassurait sa vertu.
S’il aime sa grandeur, il hait la perfidie ;
Il se juge en autrui, se tâte, s’étudie,
Examine en secret sa joie et ses douleurs,
Les balance, choisit, laisse couler des pleurs ;
785 Et forçant sa vertu d’être encor la maîtresse,
Se montre généreux par un trait de faiblesse ;
Ensuite il fait ôter ce présent de ses yeux,
Lève les mains ensemble et les regards aux cieux,
Lâche deux ou trois mots contre cette insolence ;
790 Puis tout triste et pensif il s’obstine au silence,
Et même à ses Romains ne daigne repartir
Que d’un regard farouche et d’un profond soupir.
Enfin, ayant pris terre avec trente cohortes,
Il se saisit du port, il se saisit des portes,
795 Met des gardes partout et des ordres secrets,
Fait voir sa défiance, ainsi que ses regrets,
Parle d’Égypte en maître et de son adversaire,
Non plus comme ennemi, mais comme son beau-père.
Voilà ce que j’ai vu.

CHARMION

Voilà ce qu’attendait,
800 Ce qu’au juste Osiris la reine demandait.
Je vais bien la ravir avec cette nouvelle.
Vous, continuez-lui ce service fidèle.

ACHORÉE

Qu’elle n’en doute point. Mais César vient. Allez,
Peignez-lui bien nos gens pâles et désolés ;
805 Et moi, soit que l’issue en soit douce ou funeste,
J’irai l’entretenir quand j’aurai vu le reste.

SCÈNE II. César, Ptolémée, Lépide, Photin, Achorée, Soldats romains, Soldats égyptiens. §

PTOLÉMÉE

Seigneur, montez au trône, et commandez ici.

CÉSAR

Connaissez-vous César, de lui parler ainsi ?
Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,
810 À moi qui tiens le trône égal à l’infamie ?
Certes, Rome à ce coup pourrait bien se vanter
D’avoir eu juste lieu de me persécuter ;
Elle qui d’un même oeil les donne et les dédaigne,
Qui ne voit rien aux rois qu’elle aime ou qu’elle craigne,
815 Et qui verse en nos coeurs, avec l’âme et le sang,
Et la haine du nom, et le mépris du rang.
C’est ce que de Pompée il vous fallait apprendre :
S’il en eût aimé l’offre, il eût su s’en défendre ;
Et le trône et le roi se seraient ennoblis
820 À soutenir la main qui les a rétablis.
Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire :
Votre chute eût valu la plus haute victoire ;
Et si votre destin n’eût pu vous en sauver,
César eût pris plaisir à vous en relever.
825 Vous n’avez pu former une si noble envie ;
Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie ?
Que vous devait son sang pour y tremper vos mains,
Vous qui devez respect au moindre des Romains ?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale ?
830 Et par une victoire aux vaincus trop fatale,
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort ?
Moi qui n’ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
835 Et que de mon bonheur vous ayez abusé
Jusqu’à plus attenter que je n’aurais osé ?
De quel nom, après tout, pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d’affront
840 Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont ?
Pensez-vous que j’ignore ou que je dissimule
Que vous n’auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que s’il m’eût vaincu, votre esprit complaisant
Lui faisait de ma tête un semblable présent ?
845 Grâces à ma victoire, on me rend des hommages
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d’outrages ;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l’honneur :
Si César en jouit, ce n’est que par bonheur.
Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
850 Que règle la fortune, et qui tourne avec elle !
Mais parlez, c’est trop être interdit et confus.

PTOLÉMÉE

Je le suis, il est vrai, si jamais je le fus ;
Et vous-même avouerez que j’ai sujet de l’être.
étant né souverain, je vois ici mon maître :
855 Ici, dis-je, où ma cour tremble en me regardant,
Où je n’ai point encore agi qu’en commandant,
Je vois une autre cour sous une autre puissance,
Et ne puis plus agir qu’avec obéissance.
De votre seul aspect je me suis vu surpris :
860 Jugez si vos discours rassurent mes esprits ;
Jugez par quels moyens je puis sortir d’un trouble
Que forme le respect, que la crainte redouble,
Et ce que vous peut dire un prince épouvanté
De voir tant de colère et tant de majesté.
865 Dans ces étonnements dont mon âme est frappée,
De rencontrer en vous le vengeur de Pompée,
Il me souvient pourtant que s’il fut notre appui,
Nous vous dûmes dès lors autant et plus qu’à lui.
Votre faveur pour nous éclata la première,
870 Tout ce qu’il fit après fut à votre prière :
Il émut le sénat pour des rois outragés,
Que sans cette prière il aurait négligés ;
Mais de ce grand sénat les saintes ordonnances
Eussent peu fait pour nous, seigneur, sans vos finances ;
875 Par là de nos mutins le feu roi vint à bout ;
Et pour en bien parler, nous vous devons le tout.
Nous avons honoré votre ami, votre gendre,
Jusqu’à ce qu’à vous-même il ait osé se prendre ;
Mais voyant son pouvoir, de vos succès jaloux,
880 Passer en tyrannie, et s’armer contre vous…

CÉSAR

Tout beau : que votre haine en son sang assouvie
N’aille point à sa gloire ; il suffit de sa vie.
N’avancez rien ici que Rome ose nier ;
Et justifiez-vous sans le calomnier.

PTOLÉMÉE

885 Je laisse donc aux dieux à juger ses pensées,
Et dirai seulement qu’en vos guerres passées,
Où vous fûtes forcé par tant d’indignités,
Tous nos voeux ont été pour vos prospérités ;
Que comme il vous traitait en mortel adversaire,
890 J’ai cru sa mort pour vous un malheur nécessaire ;
Et que sa haine injuste, augmentant tous les jours,
Jusque dans les enfers chercherait du secours ;
Ou qu’enfin, s’il tombait dessous votre puissance,
Il nous fallait pour vous craindre votre clémence,
895 Et que le sentiment d’un coeur trop généreux,
Usant mal de vos droits, vous rendît malheureux.
J’ai donc considéré qu’en ce péril extrême
Nous vous devions, seigneur, servir malgré vous-même ;
Et sans attendre d’ordre en cette occasion,
900 Mon zèle ardent l’a prise à ma confusion.
Vous m’en désavouez, vous l’imputez à crime ;
Mais pour servir César rien n’est illégitime.
J’en ai souillé mes mains pour vous en préserver :
Vous pouvez en jouir, et le désapprouver ;
905 Et j’ai plus fait pour vous, plus l’action est noire,
Puisque c’est d’autant plus vous immoler ma gloire,
Et que ce sacrifice, offert par mon devoir,
Vous assure la vôtre avec votre pouvoir.

CÉSAR

Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses,
910 De mauvaises couleurs et de froides excuses.
Votre zèle était faux, si seul il redoutait
Ce que le monde entier à pleins voeux souhaitait,
Et s’il vous a donné ces craintes trop subtiles,
Qui m’ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
915 Où l’honneur seul m’engage, et que pour terminer
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
Sitôt qu’ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères ;
Et mon ambition ne va qu’à les forcer,
920 Ayant dompté leur haine, à vivre et m’embrasser.
Oh ! Combien d’allégresse une si triste guerre
Aurait-elle laissé dessus toute la terre,
Si Rome avait pu voir marcher en même char,
Vainqueurs de leur discorde, et Pompée et César !
925 Voilà ces grands malheurs que craignait votre zèle.
Ô crainte ridicule autant que criminelle !
Vous craigniez ma clémence ! Ah ! N’ayez plus ce soin ;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
Si je n’avais égard qu’aux lois de la justice,
930 Je m’apaiserais Rome avec votre supplice,
Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
Ni votre dignité vous pussent garantir ;
Votre trône lui-même en serait le théâtre ;
Mais voulant épargner le sang de Cléopatre,
935 J’impute à vos flatteurs toute la trahison,
Et je veux voir comment vous m’en ferez raison.
Suivant les sentiments dont vous serez capable,
Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
Cependant à Pompée élevez des autels :
940 Rendez-lui les honneurs qu’on rend aux immortels ;
Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes ;
Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
Allez y donner ordre, et me laissez ici
Entretenir les miens sur quelque autre souci.

SCÈNE III. César, Antoine, Lépide. §

CÉSAR

945 Antoine, avez-vous vu cette reine adorable ?

ANTOINE

Oui, seigneur, je l’ai vue : elle est incomparable ;
Le ciel n’a point encor, par de si doux accords,
Uni tant de vertus aux grâces d’un beau corps.
Une majesté douce épand sur son visage
950 De quoi s’assujettir le plus noble courage ;
Ses yeux savent ravir, son discours sait charmer ;
Et si j’étais César, je la voudrais aimer.

CÉSAR

Comme a-t-elle reçu les offres de ma flamme ?

ANTOINE

Comme n’osant la croire, et la croyant dans l’âme ;
955 Par un refus modeste et fait pour inviter,
Elle s’en dit indigne, et la croit mériter.

CÉSAR

En pourrai-je être aimé ?

ANTOINE

Douter qu’elle vous aime,
Elle qui de vous seul attend son diadème,
Qui n’espère qu’en vous ! Douter de ses ardeurs,
960 Vous qui pouvez la mettre au faîte des grandeurs !
Que votre amour sans crainte à son amour prétende :
Au vainqueur de Pompée il faut que tout se rende ;
Et vous l’éprouverez. Elle craint toutefois
L’ordinaire mépris que Rome fait des rois,
965 Et surtout elle craint l’amour de Calphurnie ;
Mais l’une et l’autre crainte à votre aspect bannie,
Vous ferez succéder un espoir assez doux,
Lorsque vous daignerez lui dire un mot pour vous.

CÉSAR

Allons donc l’affranchir de ces frivoles craintes,
970 Lui montrer de mon coeur les sensibles atteintes ;
Allons, ne tardons plus.

ANTOINE

Avant que de la voir,
Sachez que Cornélie est en votre pouvoir ;
Septime vous l’amène, orgueilleux de son crime,
Et pense auprès de vous se mettre en haute estime.
975 Dès qu’ils ont abordé, vos chefs, par vous instruits,
Sans leur rien témoigner, les ont ici conduits.

CÉSAR

Qu’elle entre. Ah ! L’importune et fâcheuse nouvelle !
Qu’à mon impatience elle semble cruelle !
Ô ciel ! Et ne pourrai-je enfin à mon amour
980 Donner en liberté ce qui reste du jour ?

SCÈNE IV. César, Cornélie, Antoine, Lépide, Septime. §

SEPTIME

Seigneur…

CÉSAR

Allez, Septime, allez vers votre maître.
César ne peut souffrir la présence d’un traître,
D’un Romain lâche assez pour servir sous un roi,
Après avoir servi sous Pompée et sous moi.

CORNÉLIE

985 César, car le destin, que dans tes fers je brave,
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave,
Et tu ne prétends pas qu’il m’abatte le coeur
Jusqu’à te rendre hommage, et te nommer seigneur :
De quelque rude trait qu’il m’ose avoir frappée,
990 Veuve du jeune Crasse, et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus ;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
995 J’ai vu mourir Pompée, et ne l’ai pas suivi ;
Et bien que le moyen m’en aye été ravi,
Qu’une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M’aie ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
1000 De n’avoir pu mourir d’un excès de douleur :
Ma mort était ma gloire, et le destin m’en prive
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux dieux
De ce qu’en arrivant je te trouve en ces lieux,
1005 Que César y commande, et non pas Ptolomée.
Hélas ! Et sous quel astre, ô ciel ! M’as-tu formée,
Si je leur dois des voeux de ce qu’ils ont permis
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu’aux mains d’un prince
1010 Qui doit à mon époux son trône et sa province ?
César, de ta victoire écoute moins le bruit :
Elle n’est que l’effet du malheur qui me suit ;
Je l’ai porté pour dot chez Pompée et chez Crasse ;
Deux fois du monde entier j’ai causé la disgrâce,
1015 Deux fois de mon hymen le noeud mal assorti
A chassé tous les dieux du plus juste parti :
Heureuse en mes malheurs, si ce triste hyménée,
Pour le bonheur de Rome, à César m’eût donnée,
Et si j’eusse avec moi porté dans ta maison
1020 D’un astre envenimé l’invincible poison !
Car enfin n’attends pas que j’abaisse ma haine :
Je te l’ai déjà dit, César, je suis romaine ;
Et quoique ta captive, un coeur comme le mien,
De peur de s’oublier, ne te demande rien.
1025 Ordonne ; et sans vouloir qu’il tremble ou s’humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

CÉSAR

Ô d’un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne, et le sort fait pitié !
Certes, vos sentiments font assez reconnaître
1030 Qui vous donna la main, et qui vous donna l’être ;
Et l’on juge aisément, au coeur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
L’âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L’une et l’autre vertu par le malheur trompée,
1035 Le sang des Scipions protecteur de nos dieux,
Parlent par votre bouche et brillent dans vos yeux ;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes dieux,
1040 Qu’Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N’eût pas si mal connu la cour d’un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu’il eût trouvée en moi ;
1045 Qu’il eût voulu souffrir qu’un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes ;
Et qu’enfin, m’attendant sans plus se défier,
Il m’eût donné moyen de me justifier !
Alors, foulant aux pieds la discorde et l’envie,
1050 Je l’eusse conjuré de se donner la vie,
D’oublier ma victoire, et d’aimer un rival
Heureux d’avoir vaincu pour vivre son égal ;
J’eusse alors regagné son âme satisfaite,
Jusqu’à lui faire aux dieux pardonner sa défaite ;
1055 Il eût fait à son tour, en me rendant son coeur,
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s’efforcera de s’acquitter vers vous
1060 De ce qu’il voudrait rendre à cet illustre époux.
Prenez donc en ces lieux liberté toute entière :
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d’être témoin comme après nos débats
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
1065 Et de pouvoir apprendre à toute l’Italie
De quel orgueil nouveau m’enfle la Thessalie.
Je vous laisse à vous-même et vous quitte un moment
Choisissez-lui, Lépide, un digne appartement ;
Et qu’on l’honore ici, mais en dame romaine,
1070 C’est-à-dire un peu plus qu’on n’honore la reine.
Commandez, et chacun aura soin d’obéir.

CORNÉLIE

Ô ciel, que de vertus vous me faites haïr !

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Ptolémée, Achillas, Pholin. §

PTOLÉMÉE

Quoi ? De la même main et de la même épée
Dont il vient d’immoler le malheureux Pompée,
1075 Septime, par César indignement chassé,
Dans un tel désespoir à vos yeux a passé ?

ACHILLAS

Oui, seigneur ; et sa mort a de quoi vous apprendre
La honte qu’il prévient et qu’il vous faut attendre.
Jugez quel est César à ce courroux si lent.
1080 Un moment pousse et rompt un transport violent ;
Mais l’indignation qu’on prend avec étude
Augmente avec le temps, et porte un coup plus rude ;
Ainsi n’espérez pas de le voir modéré :
Par adresse il se fâche après s’être assuré.
1085 Sa puissance établie, il a soin de sa gloire.
Il poursuivait Pompée, et chérit sa mémoire ;
Et veut tirer à soi, par un courroux accort,
L’honneur de sa vengeance et le fruit de sa mort.

PTOLÉMÉE

Ah ! Si je t’avais cru, je n’aurais pas de maître :
1090 Je serais dans le trône où le ciel m’a fait naître ;
Mais c’est une imprudence assez commune aux rois
D’écouter trop d’avis, et se tromper au choix ;
Le destin les aveugle au bord du précipice ;
Ou si quelque lumière en leur âme se glisse,
1095 Cette fausse clarté, dont il les éblouit,
Les plonge dans un gouffre, et puis s’évanouit.

PHOTIN

J’ai mal connu César ; mais puisqu’en son estime
Un si rare service est un énorme crime,
Il porte dans son flanc de quoi nous en laver ;
1100 C’est là qu’est notre grâce, il nous l’y faut trouver.
Je ne vous parle plus de souffrir sans murmure,
D’attendre son départ pour venger cette injure ;
Je sais mieux conformer les remèdes au mal :
Justifions sur lui la mort de son rival ;
1105 Et notre main alors également trempée
Et du sang de César et du sang de Pompée,
Rome, sans leur donner de titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux tyrans.

PTOLÉMÉE

Oui, par là seulement ma perte est évitable :
1110 C’est trop craindre un tyran que j’ai fait redoutable.
Montrons que sa fortune est l’oeuvre de nos mains ;
Deux fois en même jour disposons des Romains ;
Faisons leur liberté comme leur esclavage.
César, que tes exploits n’enflent plus ton courage ;
1115 Considère les miens, tes yeux en sont témoins.
Pompée était mortel, et tu ne l’es pas moins ;
Il pouvait plus que toi ; tu lui portais envie ;
Tu n’as, non plus que lui, qu’une âme et qu’une vie ;
Et son sort que tu plains te doit faire penser
1120 Que ton coeur est sensible, et qu’on peut le percer.
Tonne, tonne à ton gré, fais peur de ta justice :
C’est à moi d’apaiser Rome par ton supplice ;
C’est à moi de punir ta cruelle douceur,
Qui n’épargne en un roi que le sang de sa soeur.
1125 Je n’abandonne plus ma vie et ma puissance
Au hasard de sa haine ou de ton inconstance ;
Ne crois pas que jamais tu puisses à ce prix
Récompenser sa flamme ou punir ses mépris :
J’emploierai contre toi de plus nobles maximes.
1130 Tu m’as prescrit tantôt de choisir des victimes,
De bien penser au choix ; j’obéis, et je vois
Que je n’en puis choisir de plus dignes que toi,
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
1135 Mais ce n’est pas assez, amis, de s’irriter :
Il faut voir quels moyens on a d’exécuter ;
Toute cette chaleur est peut-être inutile ;
Les soldats du tyran sont maîtres de la ville ;
Que pouvons-nous contre eux ? Et pour les prévenir,
1140 Quel temps devons-nous prendre, et quel ordre tenir ?

ACHILLAS

Nous pouvons tout, seigneur, en l’état où nous sommes.
À deux milles d’ici vous avez six mille hommes,
Que depuis quelque jours, craignant des remuements,
Je faisais tenir prêts à tous événements.
1145 Quelques soins qu’ait César, sa prudence est déçue.
Cette ville a sous terre une secrète issue,
Par où fort aisément on les peut cette nuit
Jusque dans le palais introduire sans bruit ;
Car contre sa fortune aller à force ouverte,
1150 Ce serait trop courir vous-même à votre perte.
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l’amour et du vin.
Tout le peuple est pour nous. Tantôt, à son entrée,
J’ai remarqué l’horreur que ce peuple a montrée
1155 Lorsque avec tant de faste il a vu ses faisceaux
Marcher arrogamment et braver nos drapeaux ;
Au spectacle insolent de ce pompeux outrage
Ses farouches regards étincelaient de rage :
Je voyais sa fureur à peine se dompter ;
1160 Et pour peu qu’on le pousse, il est prêt d’éclater ;
Mais surtout les Romains que commandait Septime,
Pressés de la terreur que sa mort leur imprime,
Ne cherchent qu’à venger par un coup généreux
Le mépris qu’en leur chef ce superbe a fait d’eux.

PTOLÉMÉE

1165 Mais qui pourra de nous approcher sa personne,
Si durant le festin sa garde l’environne ?

PHOTIN

Les gens de Cornélie, entre qui vos Romains
Ont déjà reconnu des frères, des germains,
Dont l’âpre déplaisir leur a laissé paraître
1170 Une soif d’immoler leur tyran à leur maître :
Ils ont donné parole, et peuvent, mieux que nous,
Dans les flancs de César porter les premiers coups.
Son faux art de clémence, ou plutôt sa folie,
Qui pense gagner Rome en flattant Cornélie,
1175 Leur donnera sans doute un assez libre accès
Pour de ce grand dessein assurer le succès.
Mais voici Cléopatre : agissez avec feinte,
Seigneur, et ne montrez que faiblesse et que crainte.
Nous allons vous quitter, comme objets odieux
1180 Dont l’aspect importun offenserait ses yeux.

PTOLÉMÉE

Allez, je vous rejoins.

SCÈNE II. Ptolomée, Cléopâtre, Achorée, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

J’ai vu César, mon frère,
Et de tout mon pouvoir combattu sa colère.

PTOLÉMÉE

Vous êtes généreuse ; et j’avais attendu
Cet office de soeur que vous m’avez rendu.
1185 Mais cet illustre amant vous a bientôt quittée.

CLÉOPÂTRE

Sur quelque brouillerie, en la ville excitée :
Il a voulu lui-même apaiser les débats
Qu’avec nos citoyens ont eus quelques soldats ;
Et moi, j’ai bien voulu moi-même vous redire
1190 Que vous ne craigniez rien pour vous ni votre empire ;
Et que le grand César blâme votre action
Avec moins de courroux que de compassion.
Il vous plaint d’écouter ces lâches politiques
Qui n’inspirent aux rois que des moeurs tyranniques :
1195 Ainsi que la naissance, ils ont les esprits bas.
En vain on les élève à régir des états :
Un coeur né pour servir sait mal comme on commande ;
Sa puissance l’accable alors qu’elle est trop grande ;
Et sa main, que le crime en vain fait redouter,
1200 Laisse choir le fardeau qu’elle ne peut porter.

PTOLÉMÉE

Vous dites vrai, ma soeur, et ces effets sinistres
Me font bien voir ma faute au choix de mes ministres.
Si j’avais écouté de plus nobles conseils,
Je vivrais dans la gloire où vivent mes pareils ;
1205 Je mériterais mieux cette amitié si pure
Que pour un frère ingrat vous donne la nature ;
César embrasserait Pompée en ce palais ;
Notre Égypte à la terre aurait rendu la paix,
Et verrait son monarque encore à juste titre
1210 Ami de tous les deux, et peut-être l’arbitre.
Mais puisque le passé ne peut se révoquer,
Trouvez bon qu’avec vous mon coeur s’ose expliquer.
Je vous ai maltraitée, et vous êtes si bonne,
Que vous me conservez la vie et la couronne.
1215 Vainquez-vous tout à fait ; et par un digne effort
Arrachez Achillas et Photin à la mort :
Elle leur est bien due ; ils vous ont offensée ;
Mais ma gloire en leur perte est trop intéressée.
Si César les punit des crimes de leur roi,
1220 Toute l’ignominie en rejaillit sur moi :
Il me punit en eux ; leur supplice est ma peine.
Forcez, en ma faveur, une trop juste haine.
De quoi peut satisfaire un coeur si généreux
Le sang abject et vil de ces deux malheureux ?
1225 Que je vous doive tout : César cherche à vous plaire,
Et vous pouvez d’un mot désarmer sa colère.

CLÉOPÂTRE

Si j’avais en mes mains leur vie et leur trépas,
Je les méprise assez pour ne m’en venger pas ;
Mais sur le grand César je puis fort peu de chose,
1230 Quand le sang de Pompée à mes désirs s’oppose.
Je ne me vante pas de pouvoir le fléchir ;
J’en ai déjà parlé, mais il a su gauchir ;
Et tournant le discours sur une autre matière,
Il n’a ni refusé, ni souffert ma prière.
1235 Je veux bien toutefois encor m’y hasarder,
Mes efforts redoublés pourront mieux succéder ;
Et j’ose croire…

PTOLÉMÉE

Il vient ; souffrez que je l’évite :
Je crains que ma présence à vos yeux ne l’irrite,
Que son courroux ému ne s’aigrisse à me voir ;
1240 Et vous agirez seule avec plus de pouvoir.

SCÈNE III. César, Cléopâtre, Antoine, Lépide, Charmion, Achorée, romains. §

CÉSAR

Reine, tout est paisible ; et la ville calmée,
Qu’un trouble assez léger avait trop alarmée,
N’a plus à redouter le divorce intestin
Du soldat insolent et du peuple mutin.
1245 Mais, ô dieux ! Ce moment que je vous ai quittée
D’un trouble bien plus grand a mon âme agitée !
Et ces soins importuns, qui m’arrachaient de vous,
Contre ma grandeur même allumaient mon courroux :
Je lui voulais du mal de m’être si contraire,
1250 De rendre ma présence ailleurs si nécessaire ;
Mais je lui pardonnais, au simple souvenir
Du bonheur qu’à ma flamme elle fait obtenir.
C’est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes désirs d’une illustre apparence,
1255 Et fait croire à César qu’il peut former des voeux,
Qu’il n’est pas tout à fait indigne de vos feux,
Et qu’il peut en prétendre une juste conquête,
N’ayant plus que les dieux au-dessus de sa tête.
Oui, reine, si quelqu’un dans ce vaste univers
1260 Pouvait porter plus haut la gloire de vos fers ;
S’il était quelque trône où vous pussiez paraître
Plus dignement assise en captivant son maître,
J’irais, j’irais à lui, moins pour le lui ravir,
Que pour lui disputer le droit de vous servir ;
1265 Et je n’aspirerais au bonheur de vous plaire
Qu’après avoir mis bas un si grand adversaire.
C’était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux ;
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée
1270 Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
Je l’ai vaincu, princesse ; et le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appas :
Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage ;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage :
1275 C’est l’effet des ardeurs qu’ils daignaient m’inspirer ;
Et vos beaux yeux enfin m’ayant fait soupirer,
Pour faire que votre âme avec gloire y réponde,
M’ont rendu le premier et de Rome et du monde.
C’est ce glorieux titre, à présent effectif,
1280 Que je viens ennoblir par celui de captif :
Heureux, si mon esprit gagne tant sur le vôtre,
Qu’il en estime l’un et me permette l’autre !

CLÉOPÂTRE

Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m’accable un tel excès d’honneur.
1285 Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes :
Je sais ce que je suis ; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m’aimer dès mes plus jeunes ans ;
Le sceptre que je porte est un de vos présents ;
Vous m’avez par deux fois rendu le diadème :
1290 J’avoue, après cela, seigneur, que je vous aime,
Et que mon coeur n’est point à l’épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas ! Ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet état de nouveau rangé sous ma puissance,
1295 Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,
À mes voeux innocents sont autant d’ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine :
Ils me font méprisable alors qu’ils me font reine ;
Et si Rome est encor telle qu’auparavant,
1300 Le trône où je me sieds m’abaisse en m’élevant ;
Et ces marques d’honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J’ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes désirs un généreux espoir.
1305 Après tant de combats, je sais qu’un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l’injuste horreur qu’elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d’autres obstacles :
1310 Vous me l’avez promis, et j’attends ces miracles.
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d’autres dieux qu’à vous.

CÉSAR

Tout miracle est facile où mon amour s’applique.
Je n’ai plus qu’à courir les côtes de l’Afrique,
1315 Qu’à montrer mes drapeaux au reste épouvanté
Du parti malheureux qui m’a persécuté ;
Rome n’ayant plus lors d’ennemis à me faire,
Par impuissance enfin prendra soin de me plaire ;
Et vos yeux la verront, par un superbe accueil,
1320 Immoler à vos pieds sa haine et son orgueil.
Encore une défaite, et dans Alexandrie
Je veux que cette ingrate en ma faveur vous prie ;
Et qu’un juste respect, conduisant ses regards,
À votre chaste amour demande des Césars.
1325 C’est l’unique bonheur où mes désirs prétendent ;
C’est le fruit que j’attends des lauriers qui m’attendent :
Heureux si mon destin, encore un peu plus doux,
Me les faisait cueillir sans m’éloigner de vous !
Mais, las ! Contre mon feu mon feu me sollicite :
1330 Si je veux être à vous, il faut que je vous quitte.
En quelques lieux qu’on fuie, il me faut y courir,
Pour achever de vaincre et de vous conquérir.
Permettez cependant qu’à ces douces amorces
Je prenne un nouveau coeur et de nouvelles forces,
1335 Pour faire dire encore aux peuples pleins d’effroi,
Que venir, voir et vaincre est même chose en moi.

CLÉOPÂTRE

C’est trop, c’est trop, seigneur, souffrez que j’en abuse :
Votre amour fait ma faute, il fera mon excuse.
Vous me rendez le sceptre, et peut-être le jour ;
1340 Mais si j’ose abuser de cet excès d’amour,
Je vous conjure encor, par ses plus puissants charmes,
Par ce juste bonheur qui suit toujours vos armes,
Par tout ce que j’espère et que vous attendez,
De n’ensanglanter pas ce que vous me rendez.
1345 Faites grâce, seigneur, ou souffrez que j’en fasse,
Et montre à tous par là que j’ai repris ma place.
Achillas et Photin sont gens à dédaigner :
Ils sont assez punis en me voyant régner ;
Et leur crime…

CÉSAR

Ah ! Prenez d’autres marques de reine :
1350 Dessus mes volontés vous êtes souveraine ;
Mais si mes sentiments peuvent être écoutés,
Choisissez des sujets dignes de vos bontés.
Ne vous donnez sur moi qu’un pouvoir légitime,
Et ne me rendez point complice de leur crime.
1355 C’est beaucoup que pour vous j’ose épargner le roi,
Et si mes feux n’étaient…

SCÈNE IV. César, Cornélie, Cléopâtre, Achorée, Antoine, Lépide, Charmion, romains. §

CORNÉLIE

César, prends garde à toi :
Ta mort est résolue, on la jure, on l’apprête ;
À celle de Pompée on veut joindre ta tête.
Prends-y garde, César, ou ton sang répandu
1360 Bientôt parmi le sien se verra confondu.
Mes esclaves en sont ; apprends de leurs indices
L’auteur de l’attentat, et l’ordre, et les complices :
Je te les abandonne.

CÉSAR

Ô coeur vraiment romain,
Et digne du héros qui vous donna la main !
1365 Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage
Je préparais la mienne à venger son outrage,
Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd’hui
Par la moitié qu’en terre il nous laisse de lui.
Il vit, il vit encore en l’objet de sa flamme,
1370 Il parle par sa bouche, il agit dans son âme ;
Il la pousse, et l’oppose à cette indignité,
Pour me vaincre par elle en générosité.

CORNÉLIE

Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
Que la haine ait fait place à la reconnaissance :
1375 Ne le présume plus ; le sang de mon époux
A rompu pour jamais tout commerce entre nous.
J’attends la liberté qu’ici tu m’as offerte,
Afin de l’employer toute entière à ta perte ;
Et je te chercherai partout des ennemis,
1380 Si tu m’oses tenir ce que tu m’as promis.
Mais avec cette soif que j’ai de ta ruine,
Je me jette au-devant du coup qui t’assassine,
Et forme des désirs avec trop de raison
Pour en aimer l’effet par une trahison :
1385 Qui la sait et la souffre a part à l’infamie.
Si je veux ton trépas, c’est en juste ennemie :
Mon époux a des fils, il aura des neveux ;
Quand ils te combattront, c’est là que je le veux,
Et qu’une digne main par moi-même animée,
1390 Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
T’immole noblement, et par un digne effort,
Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
Tous mes soins, tous mes voeux hâtent cette vengeance ;
Ta perte la recule, et ton salut l’avance.
1395 Quelque espoir qui d’ailleurs me l’ose ou puisse offrir,
Ma juste impatience aurait trop à souffrir :
La vengeance éloignée est à demi perdue,
Et quand il faut l’attendre, elle est trop cher vendue.
Je n’irai point chercher sur les bords africains
1400 Le foudre souhaité que je vois en tes mains :
La tête qu’il menace en doit être frappée.
J’ai pu donner la tienne, au lieu d’elle, à Pompée :
Ma haine avait le choix ; mais cette haine enfin
Sépare son vainqueur d’avec son assassin,
1405 Et ne croit avoir droit de punir ta victoire
Qu’après le châtiment d’une action si noire.
Rome le veut ainsi ; son adorable front
Aurait de quoi rougir d’un trop honteux affront,
De voir en même jour, après tant de conquêtes,
1410 Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.
Son grand coeur, qu’à tes lois en vain tu crois soumis,
En veut aux criminels plus qu’à ses ennemis,
Et tiendrait à malheur le bien de se voir libre,
Si l’attentat du Nil affranchissait le Tibre.
1415 Comme autre qu’un Romain n’a pu l’assujettir,
Autre aussi qu’un Romain ne l’en doit garantir.
Tu tomberais ici sans être sa victime ;
Au lieu d’un châtiment ta mort serait un crime ;
Et sans que tes pareils en conçussent d’effroi,
1420 L’exemple que tu dois périrait avec toi.
Venge-la de l’Égypte à son appui fatale,
Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale.
Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu : tu peux
Te vanter qu’une fois j’ai fait pour toi des voeux.

SCÈNE V. César, Cléopâtre, Antoine, Lépide, Achorée, Charmion. §

CÉSAR

1425 Son courage m’étonne autant que leur audace.
Reine, voyez pour qui vous me demandiez grâce !

CLÉOPÂTRE

Je n’ai rien à vous dire : allez, seigneur, allez
Venger sur ces méchants tant de droits violés.
On m’en veut plus qu’à vous : c’est ma mort qu’ils respirent,
1430 C’est contre mon pouvoir que les traîtres conspirent ;
Leur rage, pour l’abattre, attaque mon soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au mien.
Mais parmi ces transports d’une juste colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon frère.
1435 Le saurez-vous, seigneur ? Et pourrai-je obtenir
Que ce coeur irrité daigne s’en souvenir ?

CÉSAR

Oui, je me souviendrai que ce coeur magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son crime.
Adieu, ne craignez rien : Achillas et Photin
1440 Ne sont pas gens à vaincre un si puissant destin.
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs complices,
Je n’ai qu’à déployer l’appareil des supplices,
Et pour soldats choisis, envoyer des bourreaux
Qui portent hautement mes haches pour drapeaux.
César rentre avec les Romains.

CLÉOPÂTRE

1445 Ne quittez pas César : allez, cher Achorée,
Repousser avec lui ma mort qu’on a jurée ;
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu’il m’a promis.
Ayez l’oeil sur le roi dans la chaleur des armes,
1450 Et conservez son sang pour épargner mes larmes.

ACHORÉE

Madame, assurez-vous qu’il ne peut y périr,
Si mon zèle et mes soins peuvent le secourir.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Cornélie, tenant une petite, urne en sa main, Philippe. §

CORNÉLIE

Mes yeux, puis-je vous croire, et n’est-ce point un songe
Qui sur mes tristes voeux a formé ce mensonge ?
1455 Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher ?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre ?
Ô vous, à ma douleur objet terrible et tendre,
éternel entretien de haine et de pitié,
1460 Reste du grand Pompée, écoutez sa moitié.
N’attendez point de moi de regrets, ni de larmes ;
Un grand coeur à ses maux applique d’autres charmes.
Les faibles déplaisirs s’amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
1465 Moi, je jure des dieux la puissance suprême,
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce coeur affligé
Que le respect des dieux qui l’ont mal protégé :
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
1470 Ma divinité seule après ce coup funeste,
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager,
De n’éteindre jamais l’ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice ;
1475 Et je n’entrerai point dans tes murs désolés,
Que le prêtre et le dieu ne lui soient immolés.
Faites-m’en souvenir, et soutenez ma haine,
Ô cendres, mon espoir aussi bien que ma peine ;
Et pour m’aider un jour à perdre son vainqueur,
1480 Versez dans tous les coeurs ce que ressent mon coeur.
Toi qui l’as honoré sur cette infâme rive
D’une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir ?

PHILIPPE

1485 Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j’ai porté mes pas et mes sanglots
Du côté que le vent poussait encor les flots.
Je cours longtemps en vain ; mais enfin d’une roche
1490 J’en découvre le tronc vers un sable assez proche,
Où la vague en courroux semblait prendre plaisir
À feindre de le rendre, et puis s’en ressaisir.
Je m’y jette, et l’embrasse, et le pousse au rivage ;
Et ramassant sous lui le débris d’un naufrage,
1495 Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,
Tel que je pus sur l’heure, et qu’il plût au hasard.
À peine brûlait-il que le ciel plus propice
M’envoie un compagnon en ce pieux office :
Cordus, un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
1500 Retournant de la ville, y détourne les yeux ;
Et n’y voyant qu’un tronc dont la tête est coupée,
À cette triste marque il reconnaît Pompée.
Soudain la larme à l’oeil : « Ô toi, qui que tu sois,
À qui le ciel permet de si dignes emplois,
1505 Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses ;
Tu crains des châtiments, attends des récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu’on t’en voit prendre,
1510 Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre.
Son vainqueur l’a reçue avec tout le respect
Qu’un dieu pourrait ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens. » Il part et m’abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu’il me donne,
1515 Où sa main et la mienne enfin ont renfermé
Ces restes d’un héros par le feu consumé.

CORNÉLIE

Oh ! Que sa piété mérite de louanges !

PHILIPPE

En entrant j’ai trouvé des désordres étranges.
J’ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port,
1520 Où le roi, disait-on, s’était fait le plus fort.
Les Romains poursuivaient ; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montrait de sa justice un exemple si beau,
Faisant passer Photin par les mains d’un bourreau.
1525 Aussitôt qu’il me voit, il daigne me connaître ;
Et prenant de ma main les cendres de mon maître :
" restes d’un demi-dieu, dont à peine je puis
égaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes :
1530 Attendant des autels, recevez ces victimes ;
Bien d’autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais ;
Porte à ses déplaisirs cette faible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance. "
1535 Ce grand homme à ces mots me quitte en soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu’il me rend.

CORNÉLIE

Ô soupirs ! ô respect ! Oh ! Qu’il est doux de plaindre
Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre !
Qu’avec chaleur, Philippe, on court à le venger
1540 Lorsqu’on s’y voit forcé par son propre danger,
Et quand cet intérêt qu’on prend pour sa mémoire
Fait notre sûreté comme il croît notre gloire !
César est généreux, j’en veux être d’accord ;
Mais le roi le veut perdre, et son rival est mort.
1545 Sa vertu laisse lieu de douter à l’envie
De ce qu’elle ferait s’il le voyait en vie :
Pour grand qu’en soit le prix, son péril en rabat ;
Cette ombre qui la couvre en affaiblit l’éclat ;
L’amour même s’y mêle, et le force à combattre :
1550 Quand il venge Pompée, il défend Cléopatre.
Tant d’intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrais rien à ce qu’il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand coeur juge un autre,
Je n’aimais mieux juger sa vertu par la nôtre,
1555 Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parce qu’au point qu’il est j’en voudrais faire autant.

SCÈNE II. Cléopâtre, Cornélie, Philippe, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

Je ne viens pas ici pour troubler une plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes atteinte :
Je viens pour rendre hommage aux cendres d’un héros
1560 Qu’un fidèle affranchi vient d’arracher aux flots ;
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer, madame,
Que j’aurais conservé ce maître de votre âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de rigueur,
M’en eût donné la force aussi bien que le coeur.
1565 Si pourtant, à l’aspect de ce qu’il vous renvoie,
Vos douleurs laissaient place à quelque peu de joie ;
Si la vengeance avait de quoi vous soulager,
Je vous dirais aussi qu’on vient de vous venger,
Que le traître Photin… Vous le savez peut-être ?

CORNÉLIE

1570 Oui, princesse, je sais qu’on a puni ce traître.

CLÉOPÂTRE

Un si prompt châtiment vous doit être bien doux.

CORNÉLIE

S’il a quelque douceur, elle n’est que pour vous.

CLÉOPÂTRE

Tous les coeurs trouvent doux le succès qu’ils espèrent.

CORNÉLIE

Comme nos intérêts, nos sentiments diffèrent.
1575 Si César à sa mort joint celle d’Achillas,
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre offrande :
La victime est trop basse et l’injure est trop grande ;
Et ce n’est pas un sang que pour la réparer
1580 Son ombre et ma douleur daignent considérer.
L’ardeur de le venger, dans mon âme allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu’il est de vivre et de régner,
Je sais bien que César se force à l’épargner ;
1585 Mais quoi que son amour ait osé vous promettre,
Le ciel, plus juste enfin, n’osera le permettre ;
Et s’il peut une fois écouter tous mes voeux,
Par la main l’un de l’autre ils périront tous deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me l’envoie,
1590 Oubliera ses douleurs pour s’ouvrir à la joie ;
Mais si ce grand souhait demande trop pour moi,
Si vous n’en perdez qu’un, ô ciel ! Perdez le roi.

CLÉOPÂTRE

Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses.

CORNÉLIE

Le ciel règle souvent les effets sur les causes,
1595 Et rend aux criminels ce qu’ils ont mérité.

CLÉOPÂTRE

Comme de la justice, il a de la bonté.

CORNÉLIE

Oui ; mais il fait juger, à voir comme il commence,
Que sa justice agit, et non pas sa clémence.

CLÉOPÂTRE

Souvent de la justice il passe à la douceur.

CORNÉLIE

1600 Reine, je parle en veuve, et vous parlez en soeur.
Chacune a son sujet d’aigreur ou de tendresse,
Qui dans le sort du roi justement l’intéresse.
Apprenons par le sang qu’on aura répandu
À quels souhaits le ciel a le mieux répondu.
1605 Voici votre Achorée.

SCÈNE III. Cornélie, Cléopâtre, Achorée, Philippe, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

Hélas ! Sur son visage
Rien ne s’offre à mes yeux que de mauvais présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me flatter :
Qu’ai-je à craindre, Achorée, ou qu’ai-je à regretter ?

ACHORÉE

Aussitôt que César eut su la perfidie…

CLÉOPÂTRE

1610 Ce ne sont pas ses soins que je veux qu’on me die.
Je sais qu’il fit trancher et clore ce conduit
Par où ce grand secours devait être introduit ;
Qu’il manda tous les siens pour s’assurer la place,
Où Photin a reçu le prix de son audace ;
1615 Que d’un si prompt supplice Achillas étonné
S’est aisément saisi du port abandonné ;
Que le roi l’a suivi ; qu’Antoine a mis à terre
Ce qui dans ses vaisseaux restait de gens de guerre ;
Que César l’a rejoint ; et je ne doute pas
1620 Qu’il n’ait su vaincre encore, et punir Achillas.

ACHORÉE

Oui, madame, on a vu son bonheur ordinaire…

CLÉOPÂTRE

Dites-moi seulement s’il a sauvé mon frère,
S’il m’a tenu promesse.

ACHORÉE

Oui, de tout son pouvoir.

CLÉOPÂTRE

C’est là l’unique point que je voulais savoir.
1625 Madame, vous voyez, les dieux m’ont écoutée.

CORNÉLIE

Ils n’ont que différé la peine méritée.

CLÉOPÂTRE

Vous la vouliez sur l’heure, ils l’en ont garanti.

ACHORÉE

Il faudrait qu’à nos voeux il eût mieux consenti.

CLÉOPÂTRE

Que disiez-vous naguère, et que viens-je d’entendre ?
1630 Accordez ces discours, que j’ai peine à comprendre.

ACHORÉE

Aucuns ordres ni soins n’ont pu le secourir :
Malgré César et nous il a voulu périr ;
Mais il est mort, madame, avec toutes les marques
Que puissent laisser d’eux les plus dignes monarques :
1635 Sa vertu rappelée a soutenu son rang,
Et sa perte aux Romains a coûté bien du sang.
Il combattait Antoine avec tant de courage,
Qu’il emportait déjà sur lui quelque avantage ;
Mais l’abord de César a changé le destin ;
1640 Aussitôt Achillas suit le sort de Photin :
Il meurt, mais d’une mort trop belle pour un traître,
Les armes à la main, en défendant son maître.
Le vainqueur crie en vain qu’on épargne le roi ;
Ces mots au lieu d’espoir lui donnent de l’effroi ;
1645 Son esprit alarmé les croit un artifice
Pour réserver sa tête à l’affront d’un supplice.
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait voir
Ce que peut la vertu qu’arme le désespoir ;
Et son coeur, emporté par l’erreur qui l’abuse,
1650 Cherche partout la mort, que chacun lui refuse.
Enfin perdant haleine après ces grands efforts,
Près d’être environné, ses meilleurs soldats morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une barque :
Il s’y jette, et les siens, qui suivent leur monarque,
1655 D’un si grand nombre en foule accablent ce vaisseau,
Que la mer l’engloutit avec tout son fardeau.
C’est ainsi que sa mort lui rend toute sa gloire,
À vous toute l’Égypte, à César la victoire.
Il vous proclame reine ; et bien qu’aucun Romain
1660 Du sang que vous pleurez n’ait vu rougir sa main,
Il nous fait voir à tous un déplaisir extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la douleur
Que lui donne du roi l’invincible malheur.

SCÈNE IV. César, Cornélie, Cléopâtre, Antoine, Lépide, Achorée, Charmion, Philippe. §

CORNÉLIE

1665 César, tiens-moi parole, et me rends mes galères.
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires ;
Leur roi n’a pu jouir de ton coeur adouci ;
Et Pompée est vengé ce qu’il peut l’être ici.
Je n’y saurais plus voir qu’un funeste rivage
1670 Qui de leur attentat m’offre l’horrible image,
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu’aux changements de roi pousse un peuple inconstant ;
Et parmi ces objets, ce qui le plus m’afflige,
C’est d’y revoir toujours l’ennemi qui m’oblige.
1675 Laisse-moi m’affranchir de cette indignité,
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
À cet empressement j’ajoute une requête :
Vois l’urne de Pompée ; il y manque sa tête :
Ne me la retiens plus, c’est l’unique faveur
1680 Dont je te puis encor prier avec honneur.

CÉSAR

Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre ;
Mais il est juste aussi qu’après tant de sanglots
À ses mânes errants nous rendions le repos,
1685 Qu’un bûcher allumé par ma main et la vôtre
Le venge pleinement de la honte de l’autre,
Que son ombre s’apaise en voyant notre ennui,
Et qu’une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
1690 Renferme avec éclat ses cendres réunies.
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu ;
Il recevra des voeux, de l’encens, des victimes,
Sans recevoir par là d’honneurs que légitimes :
1695 Pour ces justes devoirs je ne veux que demain ;
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience ;
Vous êtes libre après : partez en diligence ;
Portez à notre Rome un si digne trésor ;
1700 Portez…

CORNÉLIE

Non pas, César, non pas à Rome encore :
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
À cette cendre aimée en ouvrent les murailles ;
Et quoiqu’elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n’y doit rentrer qu’en triomphant de toi.
1705 Je la porte en Afrique ; et c’est là que j’espère
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l’effort d’un roi plus généreux,
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C’est là que tu verras sur la terre et sur l’onde
1710 Le débris de Pharsale armer un autre monde ;
Et c’est là que j’irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu’ils suivent au combat des urnes au lieu d’aigles ;
1715 Et que ce triste objet porte en leur souvenir
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême :
L’honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même ;
Tu m’en veux pour témoin : j’obéis au vainqueur ;
1720 Mais ne présume pas toucher par là mon coeur.
La perte que j’ai faite est trop irréparable ;
La source de ma haine est trop inépuisable :
À l’égal de mes jours je la ferai durer ;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
1725 Je t’avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine ;
Que l’une et l’autre est juste, et montre le pouvoir,
L’une de ta vertu, l’autre de mon devoir ;
Que l’une est généreuse, et l’autre intéressée,
1730 Et que dans mon esprit l’une et l’autre est forcée.
Tu vois que ta vertu, qu’en vain on veut trahir,
Me force de priser ce que je dois haïr :
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie ;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
1735 J’irai, n’en doute point, au sortir de ces lieux,
Soulever contre toi les hommes et les dieux ;
Ces dieux qui t’ont flatté, ces dieux qui m’ont trompée,
Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l’ont pu voir égorger :
1740 Ils connaîtront leur faute, et le voudront venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire :
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n’aurai pu.
1745 Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n’ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t’aveugle, et que pour l’épouser
Rome n’a point de lois que tu n’oses briser ;
Mais sache aussi qu’alors la jeunesse romaine
1750 Se croira tout permis sur l’époux d’une reine,
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J’empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu : j’attends demain l’effet de tes promesses.

SCÈNE V. César, Cléopâtre, Antoine, Lépide, Achorée, Charmion. §

CLÉOPÂTRE

1755 Plutôt qu’à ces périls je vous puisse exposer,
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut causer :
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre ;
Le mien sera trop grand, et je n’en veux point d’autre,
Indigne que je suis d’un César pour époux,
1760 Que de vivre en votre âme, étant morte pour vous.

CÉSAR

Reine, ces vains projets sont le seul avantage
Qu’un grand coeur impuissant a du ciel en partage :
Comme il a peu de force, il a beaucoup de soins ;
Et s’il pouvait plus faire, il souhaiterait moins.
1765 Les dieux empêcheront l’effet de ces augures,
Et mes félicités n’en seront pas moins pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos douleurs,
Qu’en faveur de César vous tarissiez vos pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
1770 Pour un fidèle amant oublie un mauvais frère.
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J’ai vu le désespoir qu’il a voulu choisir ;
Avec combien d’efforts j’ai voulu le défendre
Des paniques terreurs qui l’avaient pu surprendre.
1775 Il s’est de mes bontés jusqu’au bout défendu,
Et de peur de se perdre il s’est enfin perdu.
Oh ! Honte pour César, qu’avec tant de puissance,
Tant de soins de vous rendre entière obéissance,
Il n’ait pu toutefois, en ces événements,
1780 Obéir au premier de vos commandements !
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les crimes ;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l’Égypte est toute à vous.

CLÉOPÂTRE

1785 Je sais que j’en reçois un nouveau diadème,
Qu’on n’en peut accuser que les dieux et lui-même ;
Mais comme il est, seigneur, de la fatalité
Que l’aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,
1790 Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu’à la raison.
Je n’ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu’aussitôt à mon coeur mon sang ne le reproche ;
1795 J’en ressens dans mon âme un murmure secret,
Et ne puis remonter au trône sans regret.

ACHORÉE

Un grand peuple, seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
1800 Qu’on lui donne trop tard un bien si précieux.

CÉSAR

Ne lui refusons plus le bonheur qu’il désire :
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes désirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
1805 Et puissent ne laisser dedans votre pensée
Que l’image des traits dont mon âme est blessée !
Cependant, qu’à l’envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d’un beau jour,
Où dans un digne emploi l’une et l’autre occupée
1810 Couronne Cléopatre et m’apaise Pompée,
élève à l’une un trône, à l’autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels.