PULCHÉRIE
COMÉDIE HÉROÏQUE

M. DC LXXIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Privilège du Roi §

LOUIS par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre : à nos amés et féaux conseillers les gens tenants de nos cours de Parlement et maîtres des requêtes ordinaires de notre hôtel, baillifs, sénéchaux ou leurs lieutenants et autres qu’il appartiendra, Salut. Notre bien ailé GUILLAUME DE LUYNES, Libraire juré de notre bonne ville de Paris, Nous a fait remontrer qu’il désirerait faire imprimer une pièce de théâtre de la composition du sieur P. CORNEILLE, intitulée PULCHERIE, laquelle a été lue par le sieur Charpentier, ce qu’il ne peut faire sans sur ce avoir nos lettres nécessaires, humblement nous requérants icelles.

À ces causes : nous avons permis et permettons par ces présentes à l’exposant d’imprimer ou faire imprimer en tel volume, marge, et caractère que bon lui semblera, la susdite pièce de théâtre, et vendre et débiter par tout notre Royaume, pays et terres de notre obéissance, durant le temps de cinq années, à commencer du jour que ladite impression sera parachevée, pendant lequel temps Nous faisons défenses à tous libraires et imprimeurs d’imprimer vendre ni débiter ladite pièce de théâtre, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de trois mille livres d’amende et confiscation, applicable un tiers à Nous, un tiers à l’Hôpital général, et l’autre tiers au profit de l’exposant, à la charge de mettre deux exemplaires de ladite pièce en notre bibliothèque, un en celle de notre cabinet du Louvre, et un en celle de notre cher et féal le Sieur d’Aligre, Garde des Sceaux de France, avant que de l’exposer en vente, et de faire enregistrer ces présentes au Livre du Syndic des marchands libraires de notre ville de Paris, et qu’en mettant au commencement où à la fin de la dite pièce un extrait des présente, foi y soit ajoutée ; Si mandons à chacun de vous ainsi qu’il appartiendra, que du contenu fassiez jouir l’exposant ou ceux qui auront droit de lui, pleinement et paisiblement, et au premier notre huissier ou sergent faire pour l’exécution d’icelles, tous exploits et actes nécessaires sans autre permission, nonobstant Clameur de Haro, Charte Normande, et Lettres à ce contraires : CAR tel est notre plaisir. Donné à Paris le trentième jour de décembre l’an de grâce mille six cent soixante douze. Et de notre règne le trentième.

Par le Roi, LE NORMAND.

Régistré sur le livre de la Communauté des Marchands libraires et imprimeurs de Paris, le 5 janvier 1673, suivant l’Arrêt du Parlement du 8 avril et celui du conseil privé du Roi du 27 février 1665. Signé D. THIERRY, Syndic.

Les exemplaires ont été livrés.

Achevé d’imprimer pour le première fois le 20 janvier 1673.
À PARIS, Chez GUILLAUME DE LUYNES, Libraire juré, au Palais, Dans la Salle des Merciers, dans la montée de la Cour des Aides, à la Justice.

AU LECTEUR §

Pulchérie, fille de l’Empereur Arcadius, et soeur du jeune Théodose, a été une princesse très illustre, et dont les talents étaient merveilleux. Tous les historiens en conviennent. Dès l’âge de quinze ans elle empiéta le gouvernement sur son frère, dont elle avait reconnu la faiblesse, et s’y conserva tant qu’il vécut, à la réserve d’environ une année de disgrâce, qu’elle passe loin de le Cour, et qui coûta cher à ceux qui l’avaient réduite à s’en éloigner. Après la mort de ce Prince, ne pouvant retenir son autorité souveraine en sa personne, ni se résoudre à a quitter, elle proposa son mariage à Martian, à la charge qu’il lui permettrait de garder sa virginité, qu’elle avait vouée et consacrée à Dieu. Comme il était déjà assez avancée dans la vieillesse, il accepta la condition aisément, et elle le nomma pour Empereur au Sénat qui ne voulut, ou n’osa l’en dédire. Elle passait alors cinquante ans, et mourut deux ans après. Martian en régna sept, et eut pour successeur Léon, que ses excellentes qualités firent surnommer le Grand. Le Patrice Aspar le servit à monter au trône, et lui demanda pour récompense l’association à cet Empire, qu’il lui avait fait obtenir. Le refus de Léon le fit conspirer contre ce maître qu’il s’était choisi, la conspiration fu découverte, et Léon s’en défit. Voilà ce que m’a prêté l’Histoire. je ne veux point prévenir votre jugement sur ce que j’ay ai changé, ou ajouté, et me contenterai de vous dire que bien que cette pièce ait été reléguée dans un lieu, où on ne vouait plus se souvenir qu’il y eut un théâtre, bien qu’elle ait passé par des bouches pour qui on n’était prévenu d’aucune estime, bien que ses principaux caractères soient contre le goût du temps, elle n’a pas laissé de peupler le désert,, de mettre en crédit des acteurs dont on ne connaissait pas le mérite, et de faire voir qu’on n’a pas toujours besoin de s’assujétir aux entêtements du siècle pour se faire écouter sur le scène. J’aurai de quoi me satisfaire, si cet ouvrage est aussi heureux à la lecture, qu’il a été à la représentation, et si j’ose ne vous dissimuler rien, je me flatte assez de l’espérer.

ACTEURS §

  • PULCHÉRIE, impératrice d’Orient.
  • MARTIAN, vieux sénateur, ministre d’État sous Théodore le jeune.
  • LÉON, amant de Pulcherie.
  • ASPAR, amant d’Irène.
  • IRÈNE, soeur de Léon.
  • JUSTINE, fille de Martian.
La scène est à Constantinople, dans le Palais impérial.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Pulchérie, Léon. §

PULCHÉRIE

Je vous aime, Léon, et n’en fais point mystère :
Des feux tels que les miens n’ont rien qu’il faille taire.
Je vous aime, et non point de cette folle ardeur
Que les yeux éblouis font maîtresse du coeur,
5 Non d’un amour conçu par les sens en tumulte,
À qui l’âme applaudit sans qu’elle se consulte,
Et qui ne concevant que d’aveugles désirs,
Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs :
Ma passion pour vous, généreuse et solide,
10 À la vertu pour âme, et la raison pour guide,
La gloire pour objet, et veut sous votre loi
Mettre en ce jour illustre et l’univers et moi.
Mon aïeul Théodose, Arcadius mon père,
Cet empire quinze ans gouverné pour un frère,
15 L’habitude à régner, et l’horreur d’en déchoir,
Voulaient dans un mari trouver même pouvoir.
Je vous en ai cru digne ; et dans ces espérances,
Dont un penchant flatteur m’a fait des assurances,
De tout ce que sur vous j’ai fait tomber d’emplois
20 Aucun n’a démenti l’attente de mon choix ;
Vos hauts faits à grands pas nous portaient à l’empire ;
J’avais réduit mon frère à ne m’en point dédire :
Il vous y donnait part, et j’étais toute à vous ;
Mais ce malheureux prince est mort trop tôt pour nous.
25 L’empire est à donner, et le sénat s’assemble
Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble,
Et dont les Huns, les Goths, les Vandales, les Francs,
Bouleversent la masse et déchirent les flancs.
Je vois de tous côtés des partis et des ligues :
30 Chacun s’entre-mesure et forme ses intrigues.
Procope, Gratian, Aréobinde, Aspar
Vous peuvent enlever ce grand nom de César :
Ils ont tous du mérite ; et ce dernier s’assure
Qu’on se souvient encor de son père Ardabure,
35 Qui terrassant Mitrane en combat singulier,
Nous acquit sur la Perse un avantage entier,
Et rassurant par là nos aigles alarmées,
Termina seul la guerre aux yeux des deux armées.
Mes souhaits, mon crédit, mes amis, sont pour vous ;
40 Mais à moins que ce rang, plus d’amour, point d’époux :
Il faut, quelques douceurs que cet amour propose,
Le trône ou la retraite au sang de Théodose ;
Et si par le succès mes desseins sont trahis,
Je m’exile en Judée auprès d’Athénaïs.

LÉON

45 Je vous suivrais, madame ; et du moins sans ombrage
De ce que mes rivaux ont sur moi d’avantage,
Si vous ne m’y faisiez quelque destin plus doux,
J’y mourrais de douleur d’être indigne de vous :
J’y mourrais à vos yeux en adorant vos charmes.
50 Peut-être essuieriez-vous quelqu’une de mes larmes ;
Peut-être ce grand coeur, qui n’ose s’attendrir,
S’y défendrait si mal de mon dernier soupir,
Qu’un éclat imprévu de douleur et de flamme
Malgré vous à son tour voudrait suivre mon âme.
55 La mort, qui finirait à vos yeux mes ennuis,
Aurait plus de douceur que l’état où je suis.
Vous m’aimez ; mais, hélas ! Quel amour est le vôtre,
Qui s’apprête peut-être à pencher vers un autre ?
Que servent ces désirs, qui n’auront point d’effet
60 Si votre illustre orgueil ne se voit satisfait ?
Et que peut cet amour dont vous êtes maîtresse,
Cet amour dont le trône a toute la tendresse,
Esclave ambitieux du suprême degré,
D’un titre qui l’allume et l’éteint à son gré ?
65 Ah ! Ce n’est point par là que je vous considère ;
Dans le plus triste exil vous me seriez plus chère :
Là mes yeux, sans relâche attachés à vous voir,
Feraient de mon amour mon unique devoir ;
Et mes soins, réunis à ce noble esclavage,
70 Sauraient de chaque instant vous rendre un plein hommage.
Pour être heureux amant, faut-il que l’univers
Ait place dans un coeur qui ne veut que vos fers ;
Que les plus dignes soins d’une flamme si pure
Deviennent partagés à toute la nature ?
75 Ah ! Que ce coeur, madame, a lieu d’être alarmé,
Si sans être empereur je ne suis plus aimé !

PULCHÉRIE

Vous le serez toujours ; mais une âme bien née
Ne confond pas toujours l’amour et l’hyménée :
L’amour entre deux coeurs ne veut que les unir ;
80 L’hyménée a de plus leur gloire à soutenir ;
Et je vous l’avouerai, pour les plus belles vies
L’orgueil de la naissance a bien des tyrannies :
Souvent les beaux désirs n’y servent qu’à gêner ;
Ce qu’on se doit combat ce qu’on se veut donner :
85 L’amour gémit en vain sous ce devoir sévère…
Ah ! Si je n’avais eu qu’un sénateur pour père !
Mais mon sang dans mon sexe a mis les plus grands coeurs ;
Eudoxe et Placidie ont eu des empereurs :
Je n’ose leur céder en grandeur de courage ;
90 Et malgré mon amour je veux même partage :
Je pense en être sûre, et tremble toutefois
Quand je vois mon bonheur dépendre d’une voix.

LÉON

Qu’avez-vous à trembler ? Quelque empereur qu’on nomme,
Vous aurez votre amant, ou du moins un grand homme,
95 Dont le nom, adoré du peuple et de la cour,
Soutiendra votre gloire, et vaincra votre amour.
Procope, Aréobinde, Aspar, et leurs semblables,
Parés de ce grand nom, vous deviendront aimables ;
Et l’éclat de ce rang, qui fait tant de jaloux,
100 En eux, ainsi qu’en moi, sera charmant pour vous.

PULCHÉRIE

Que vous m’êtes cruel, que vous m’êtes injuste
D’attacher tout mon coeur au seul titre d’Auguste !
Quoi que de ma naissance exige la fierté,
Vous seul ferez ma joie et ma félicité :
105 De tout autre empereur la grandeur odieuse…

LÉON

Mais vous l’épouserez, heureuse ou malheureuse ?

PULCHÉRIE

Ne me pressez point tant, et croyez avec moi
Qu’un choix si glorieux vous donnera ma foi,
Ou que si le sénat à nos voeux est contraire,
110 Le ciel m’inspirera ce que je devrai faire.

LÉON

Il vous inspirera quelque sage douleur,
Qui n’aura qu’un soupir à perdre en ma faveur.
Oui, de si grands rivaux…

PULCHÉRIE

Ils ont tous des maîtresses.

LÉON

Le trône met une âme au-dessus des tendresses.
115 Quand du grand Théodose on aura pris le rang,
Il y faudra placer les restes de son sang :
Il voudra, ce rival, qui que l’on puisse élire,
S’assurer par l’hymen de vos droits à l’empire.
S’il a pu faire ailleurs quelque offre de sa foi,
120 C’est qu’il a cru ce coeur trop prévenu pour moi ;
Mais se voyant au trône et moi dans la poussière,
Il se promettra tout de votre humeur altière ;
Et s’il met à vos pieds ce charme de vos yeux,
Il deviendra l’objet que vous verrez le mieux.

PULCHÉRIE

125 Vous pourriez un peu loin pousser ma patience,
Seigneur : j’ai l’âme fière, et tant de prévoyance
Demande à la souffrir encor plus de bonté
Que vous ne m’avez vu jusqu’ici de fierté.
Je ne condamne point ce que l’amour inspire ;
130 Mais enfin on peut craindre, et ne le point tant dire.
Je n’en tiendrai pas moins tout ce que j’ai promis.
Vous avez mes souhaits, vous aurez mes amis ;
De ceux de Martian vous aurez le suffrage :
Il a, tout vieux qu’il est, plus de vertus que d’âge ;
135 Et s’il briguait pour lui, ses glorieux travaux
Donneraient fort à craindre à vos plus grands rivaux.

LÉON

Notre empire, il est vrai, n’a point de plus grand homme :
Séparez-vous du rang, madame, et je le nomme.
S’il me peut enlever celui de souverain,
140 Du moins je ne crains pas qu’il m’ôte votre main :
Ses vertus le pourraient ; mais je vois sa vieillesse.

PULCHÉRIE

Quoi qu’il en soit, pour vous ma bonté l’intéresse :
Il s’est plu sous mon frère à dépendre de moi,
Et je me viens encor d’assurer de sa foi.
145 Je vois entrer Irène ; Aspar la trouve belle :
Faites agir pour vous l’amour qu’il a pour elle ;
Et comme en ce dessein rien n’est à négliger,
Voyez ce qu’une soeur vous pourra ménager.

SCÈNE II. Pulchérie, Léon, Irène. §

PULCHÉRIE

M’aiderez-vous, Irène, à couronner un frère ?

IRÈNE

150 Un si faible secours vous est peu nécessaire,
Madame, et le sénat…

PULCHÉRIE

N’en agissez pas moins :
Joignez vos voeux aux miens, et vos soins à mes soins,
Et montrons ce que peut en cette conjoncture
Un amour secondé de ceux de la nature.
155 Je vous laisse y penser.

SCÈNE III. Léon, Irène. §

IRÈNE

Vous ne me dites rien,
Seigneur : attendez-vous que j’ouvre l’entretien ?

LÉON

À dire vrai, ma soeur, je ne sais que vous dire.
Aspar m’aime, il vous aime : il y va de l’empire ;
Et s’il faut qu’entre nous on balance aujourd’hui,
160 La princesse est pour moi, le mérite est pour lui.
Vouloir qu’en ma faveur à ce grade il renonce,
C’est faire une prière indigne de réponse ;
Et de son amitié je ne puis l’exiger,
Sans vous voler un bien qu’il vous doit partager.
165 C’est là ce qui me force à garder le silence :
Je me réponds pour vous à tout ce que je pense,
Et puisque j’ai souffert qu’il ait tout votre coeur,
Je dois souffrir aussi vos soins pour sa grandeur.

IRÈNE

J’ignore encor quel fruit je pourrais en attendre.
170 Pour le trône, il est sûr qu’il a droit d’y prétendre ;
Sur vous et sur tout autre il le peut emporter :
Mais qu’il m’y donne part, c’est dont j’ose douter.
Il m’aime en apparence, en effet il m’amuse ;
Jamais pour notre hymen il ne manque d’excuse,
175 Et vous aime à tel point, que si vous l’en croyez,
Il ne peut être heureux que vous ne le soyez :
Non que votre bonheur fortement l’intéresse ;
Mais sachant quel amour a pour vous la princesse,
Il veut voir quel succès aura son grand dessein,
180 Pour ne point m’épouser qu’en soeur de souverain.
Ainsi depuis deux ans vous voyez qu’il diffère.
Du reste à Pulchérie il prend grand soin de plaire,
Avec exactitude il suit toutes ses lois ;
Et dans ce que sous lui vous avez eu d’emplois,
185 Votre tête aux périls à toute heure exposée
M’a pour vous et pour moi presque désabusée ;
La gloire d’un ami, la haine d’un rival,
La hasardaient peut-être avec un soin égal.
Le temps est arrivé qu’il faut qu’il se déclare ;
190 Et de son amitié l’effort sera bien rare
Si mis à cette épreuve, ambitieux qu’il est,
Il cherche à vous servir contre son intérêt.
Peut-être il promettra ; mais quoi qu’il vous promette,
N’en ayons pas, seigneur, l’âme moins inquiète ;
195 Son ardeur trouvera pour vous si peu d’appui,
Qu’on le fera lui-même empereur malgré lui ;
Et lors, en ma faveur quoi que l’amour oppose,
Il faudra faire grâce au sang de Théodose ;
Et le sénat voudra qu’il prenne d’autres yeux
200 Pour mettre la princesse au rang de ses aïeux.
Son coeur suivra le sceptre, en quelque main qu’il brille :
Si Martian l’obtient, il aimera sa fille ;
Et l’amitié du frère et l’amour de la soeur
Céderont à l’espoir de s’en voir successeur.
205 En un mot, ma fortune est encor fort douteuse :
Si vous n’êtes heureux, je ne puis être heureuse ;
Et je n’ai plus d’amant non plus que vous d’ami,
À moins que dans le trône il vous voie affermi.

LÉON

Vous présumez bien mal d’un héros qui vous aime.

IRÈNE

210 Je pense le connaître à l’égal de moi-même ;
Mais croyez-moi, seigneur, et l’empire est à vous.

LÉON

Ma soeur !

IRÈNE

Oui, vous l’aurez malgré lui, malgré tous.

LÉON

N’y perdons aucun temps : hâtez-vous de m’instruire ;
Hâtez-vous de m’ouvrir la route à m’y conduire ;
215 Et si votre bonheur peut dépendre du mien…

IRÈNE

Apprenez le secret de ne hasarder rien.
N’agissez point pour vous ; il s’en offre trop d’autres
De qui les actions brillent plus que les vôtres,
Que leurs emplois plus hauts ont mis en plus d’éclat,
220 Et qui, s’il faut tout dire, ont plus servi l’état :
Vous les passez peut-être en grandeur de courage ;
Mais il vous a manqué l’occasion et l’âge ;
Vous n’avez commandé que sous des généraux,
Et n’êtes pas encor du poids de vos rivaux.
225 Proposez la princesse ; elle a des avantages
Que vous verrez sur l’heure unir tous les suffrages :
Tant qu’a vécu son frère, elle a régné pour lui ;
Ses ordres de l’empire ont été tout l’appui ;
On vit depuis quinze ans sous son obéissance :
230 Faites qu’on la maintienne en sa toute-puissance,
Qu’à ce prix le sénat lui demande un époux ;
Son choix tombera-t-il sur un autre que vous ?
Voudroit-elle de vous une action plus belle
Qu’un respect amoureux qui veut tenir tout d’elle ?
235 L’amour en deviendra plus fort qu’auparavant,
Et vous vous servirez vous-même en la servant.

LÉON

Ah ! Que c’est me donner un conseil salutaire !
A-t-on jamais vu soeur qui servît mieux un frère ?
Martian avec joie embrassera l’avis :
240 À peine parle-t-il que les siens sont suivis ;
Et puisqu’à la princesse il a promis un zèle
À tout oser pour moi sur l’ordre qu’il a d’elle,
Comme sa créature, il fera hautement
Bien plus en sa faveur qu’en faveur d’un amant.

IRÈNE

245 Pour peu qu’il vous appuie, allez, l’affaire est sûre.

LÉON

Aspar vient : faites-lui, ma soeur, quelque ouverture ;
Voyez…

IRÈNE

C’est un esprit qu’il faut mieux ménager ;
Nous découvrir à lui, c’est tout mettre en danger :
Il est ambitieux, adroit, et d’un mérite…

SCÈNE IV. Aspar, Léon, Irène. §

LÉON

250 Vous me pardonnez bien, seigneur, si je vous quitte :
C’est suppléer assez à ce que je vous dois
Que vous laisser ma soeur, qui vous plaît plus que moi.

ASPAR

Vous m’obligez, seigneur ; mais en cette occurrence
J’ai besoin avec vous d’un peu de conférence.
255 Du sort de l’univers nous allons décider :
L’affaire vous regarde, et peut me regarder ;
Et si tous mes amis ne s’unissent aux vôtres,
Nos partis divisés pourront céder à d’autres.
Agissons de concert ; et sans être jaloux,
260 En ce grand coup d’état, vous de moi, moi de vous,
Jurons-nous que des deux qui que l’on puisse élire
Fera de son ami son collègue à l’empire ;
Et pour nous l’assurer, voyons sur qui des deux
Il est plus à propos de jeter tant de voeux :
265 Quel nom serait plus propre à s’attirer le reste.
Pour moi, j’y suis tout prêt, et dès ici j’atteste…

LÉON

Votre nom pour ce choix est plus fort que le mien,
Et je n’ose douter que vous n’en usiez bien.
Je craindrais de tout autre un dangereux partage ;
270 Mais de vous je n’ai pas, seigneur, le moindre ombrage,
Et l’amitié voudrait vous en donner ma foi ;
Mais c’est à la princesse à disposer de moi :
Je ne puis que par elle, et n’ose rien sans elle.

ASPAR

Certes, s’il faut choisir l’amant le plus fidèle,
275 Vous l’allez emporter sur tous sans contredit ;
Mais ce n’est pas, seigneur, le point dont il s’agit :
Le plus flatteur effort de la galanterie
Ne peut…

LÉON

Que voulez-vous ? J’adore Pulchérie ;
Et n’ayant rien d’ailleurs par où la mériter,
280 J’espère en ce doux titre, et j’aime à le porter.

ASPAR

Mais il y va du trône, et non d’une maîtresse.

LÉON

Je vais faire, seigneur, votre offre à la princesse ;
Elle sait mieux que moi les besoins de l’état.
Adieu : je vous dirai sa réponse au sénat.

SCÈNE V. Aspar, Irène. §

IRÈNE

285 Il a beaucoup d’amour.

ASPAR

Oui, madame ; et j’avoue
Qu’avec quelque raison la princesse s’en loue :
Mais j’aurais souhaité qu’en cette occasion
L’amour concertât mieux avec l’ambition,
Et que son amitié, s’en laissant moins séduire,
290 Ne nous exposât point à nous entre-détruire,
Vous voyez qu’avec lui j’ai voulu m’accorder.
M’aimeriez-vous encor si j’osais lui céder,
Moi qui dois d’autant plus mes soins à ma fortune,
Que l’amour entre nous la doit rendre commune ?

IRÈNE

295 Seigneur, lorsque le mien vous a donné mon coeur,
Je n’ai point prétendu la main d’un empereur :
Vous pouviez être heureux sans m’apporter ce titre ;
Mais du sort de Léon Pulchérie est l’arbitre,
Et l’orgueil de son sang avec quelque raison
300 Ne peut souffrir d’époux à moins de ce grand nom.
Avant que ce cher frère épouse la princesse,
Il faut que le pouvoir s’unisse à la tendresse,
Et que le plus haut rang mette en leur plus beau jour
La grandeur du mérite et l’excès de l’amour.
305 M’aimeriez-vous assez pour n’être point contraire
À l’unique moyen de rendre heureux ce frère,
Vous qui, dans votre amour, avez pu sans ennui
Vous défendre de l’être un moment avant lui,
Et qui mériteriez qu’on vous fît mieux connaître
310 Que s’il ne le devient, vous aurez peine à l’être ?

ASPAR

C’est aller un peu vite, et bientôt m’insulter
En soeur de souverain qui cherche à me quitter.
Je vous aime, et jamais une ardeur plus sincère…

IRÈNE

Seigneur, est-ce m’aimer que de perdre mon frère ?

ASPAR

315 Voulez-vous que pour lui je me perde d’honneur ?
Est-ce m’aimer que mettre à ce prix mon bonheur ?
Moi, qu’on a vu forcer trois camps et vingt murailles,
Moi qui, depuis dix ans, ai gagné sept batailles,
N’ai-je acquis tant de nom que pour prendre la loi
320 De qui n’a commandé que sous Procope, ou moi,
Que pour m’en faire un maître, et m’attacher moi-même
Un joug honteux au front, au lieu d’un diadème ?

IRÈNE

Je suis plus raisonnable, et ne demande pas
Qu’en faveur d’un ami vous descendiez si bas.
325 Pylade pour Oreste aurait fait davantage ;
Mais de pareils efforts ne sont plus en usage,
Un grand coeur les dédaigne, et le siècle a changé :
À s’aimer de plus près on se croit obligé,
Et des vertus du temps l’âme persuadée
330 Hait de ces vieux héros la surprenante idée.

ASPAR

Il y va de ma gloire, et les siècles passés…

IRÈNE

Elle n’est pas, seigneur, peut-être où vous pensez ;
Et quoi qu’un juste espoir ose vous faire croire,
S’exposer au refus, c’est hasarder sa gloire.
335 La princesse peut tout, ou du moins plus que vous.
Vous vous attirerez sa haine et son courroux.
Son amour l’intéresse, et son âme hautaine…

ASPAR

Qu’on me fasse empereur, et je crains peu sa haine.

IRÈNE

Mais s’il faut qu’à vos yeux un autre préféré
340 Monte, en dépit de vous, à ce rang adoré,
Quel déplaisir ! Quel trouble ! Et quelle ignominie
Laissera pour jamais votre gloire ternie !
Non, seigneur, croyez-moi, n’allez point au sénat,
De vos hauts faits pour vous laissez parler l’éclat.
345 Qu’il sera glorieux que sans briguer personne,
Ils fassent à vos pieds apporter la couronne,
Que votre seul mérite emporte ce grand choix,
Sans que votre présence ait mendié de voix !
Si Procope, ou Léon, ou Martian, l’emporte,
350 Vous n’aurez jamais eu d’ambition si forte,
Et vous désavouerez tous ceux de vos amis
Dont la chaleur pour vous se sera trop permis.

ASPAR

À ces hauts sentiments s’il me fallait répondre,
J’aurais peine, madame, à ne me point confondre :
355 J’y vois beaucoup d’esprit, j’y trouve encor plus d’art ;
Et ce que j’en puis dire à la hâte et sans fard,
Dans ces grands intérêts vous montrer si savante,
C’est être bonne soeur et dangereuse amante.
L’heure me presse : adieu. J’ai des amis à voir
360 Qui sauront accorder ma gloire et mon devoir :
Le ciel me prêtera par eux quelque lumière
À mettre l’un et l’autre en assurance entière,
Et répondre avec joie à tout ce que je dois
À vous, à ce cher frère, à la princesse, à moi.

IRÈNE, seule.

365 Perfide, tu n’es pas encore où tu te penses.
J’ai pénétré ton coeur, j’ai vu tes espérances :
De ton amour pour moi je vois l’illusion ;
Mais tu n’en sortiras qu’à ta confusion.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Martian, Justine. §

JUSTINE

Notre illustre princesse est donc impératrice,
370 Seigneur ?

MARTIAN

À ses vertus on a rendu justice.
Léon l’a proposée ; et quand je l’ai suivi,
J’en ai vu le sénat au dernier point ravi ;
Il a réduit soudain toutes ses voix en une,
Et s’est débarrassé de la foule importune,
375 Du turbulent espoir de tant de concurrents
Que la soif de régner avait mis sur les rangs.

JUSTINE

Ainsi voilà Léon assuré de l’empire.

MARTIAN

Le sénat, je l’avoue, avait peine à l’élire,
Et contre les grands noms de ses compétiteurs
380 Sa jeunesse eût trouvé d’assez froids protecteurs :
Non qu’il n’ait du mérite, et que son grand courage
Ne se pût tout promettre avec un peu plus d’âge ;
On n’a point vu sitôt tant de rares exploits ;
Mais et l’expérience, et les premiers emplois,
385 Le titre éblouissant de général d’armée,
Tout ce qui peut enfin grossir la renommée,
Tout cela veut du temps ; et l’amour aujourd’hui
Va faire ce qu’un jour son nom ferait pour lui.

JUSTINE

Hélas ! Seigneur.

MARTIAN

Hélas ! Ma fille, quel mystère
390 T’oblige à soupirer de ce que dit un père ?

JUSTINE

L’image de l’empire en de si jeunes mains
M’a tiré ce soupir pour l’état, que je plains.

MARTIAN

Pour l’intérêt public rarement on soupire,
Si quelque ennui secret n’y mêle son martyre :
395 L’un se cache sous l’autre, et fait un faux éclat ;
Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l’état.

JUSTINE

À mon âge, un soupir semble dire qu’on aime :
Cependant vous avez soupiré tout de même,
Seigneur ; et si j’osais vous le dire à mon tour…

MARTIAN

400 Ce n’est point à mon âge à soupirer d’amour,
Je le sais ; mais enfin chacun a sa faiblesse.
Aimerais-tu Léon ?

JUSTINE

Aimez-vous la princesse ?

MARTIAN

Oublie en ma faveur que tu l’as deviné,
Et démens un soupçon qu’un soupir t’a donné.
405 L’amour en mes pareils n’est jamais excusable :
Pour peu qu’on s’examine, on s’en tient méprisable,
On s’en hait ; et ce mal, qu’on n’ose découvrir,
Fait encor plus de peine à cacher qu’à souffrir ;
Mais t’en faire l’aveu, c’est n’en faire à personne ;
410 La part que le respect, que l’amitié t’y donne,
Et tout ce que le sang en attire sur toi,
T’imposent de le taire une éternelle loi.
J’aime, et depuis dix ans ma flamme et mon silence
Font à mon triste coeur égale violence :
415 J’écoute la raison, j’en goûte les avis,
Et les mieux écoutés sont le plus mal suivis.
Cent fois en moins d’un jour je guéris et retombe ;
Cent fois je me révolte, et cent fois je succombe :
Tant ce calme forcé, que j’étudie en vain,
420 Près d’un si rare objet s’évanouit soudain !

JUSTINE

Mais pourquoi lui donner vous-même la couronne,
Quand à son cher Léon c’est donner sa personne ?

MARTIAN

Apprends que dans un âge usé comme le mien,
Qui n’ose souhaiter ni même accepter rien,
425 L’amour hors d’intérêt s’attache à ce qu’il aime,
Et n’osant rien pour soi, le sert contre soi-même.

JUSTINE

N’ayant rien prétendu, de quoi soupirez-vous ?

MARTIAN

Pour ne prétendre rien, on n’est pas moins jaloux ;
Et ces désirs, qu’éteint le déclin de la vie,
430 N’empêchent pas de voir avec un oeil d’envie,
Quand on est d’un mérite à pouvoir faire honneur,
Et qu’il faut qu’un autre âge emporte le bonheur.
Que le moindre retour vers nos belles années
Jette alors d’amertume en nos âmes gênées !
435 "Que n’ai-je vu le jour quelques lustres plus tard !
Disais-je ; en ses bontés peut-être aurais-je part,
Si le ciel n’opposait auprès de la princesse
À l’excès de l’amour le manque de jeunesse ;
De tant et tant de coeurs qu’il force à l’adorer,
440 Devais-je être le seul qui ne pût espérer ? "
J’aimais quand j’étais jeune, et ne déplaisais guère :
Quelquefois de soi-même on cherchait à me plaire ;
Je pouvais aspirer au coeur le mieux placé ;
Mais, hélas ! J’étais jeune, et ce temps est passé ;
445 Le souvenir en tue, et l’on ne l’envisage
Qu’avec, s’il le faut dire, une espèce de rage ;
On le repousse, on fait cent projets superflus :
Le trait qu’on porte au coeur s’enfonce d’autant plus ;
Et ce feu, que de honte on s’obstine à contraindre,
450 Redouble par l’effort qu’on se fait pour l’éteindre.

JUSTINE

Instruit que vous étiez des maux que fait l’amour,
Vous en pouviez, seigneur, empêcher le retour,
Contre toute sa ruse être mieux sur vos gardes.

MARTIAN

Et l’ai-je regardé comme tu le regardes,
455 Moi qui me figurois que ma caducité
Près de la beauté même était en sûreté ?
Je m’attachais sans crainte à servir la princesse,
Fier de mes cheveux blancs, et fort de ma faiblesse ;
Et quand je ne pensais qu’à remplir mon devoir,
460 Je devenais amant sans m’en apercevoir.
Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie,
Ne l’a point reconnu que par ma jalousie :
Tout ce qui l’approchait voulait me l’enlever,
Tout ce qui lui parlait cherchait à m’en priver ;
465 Je tremblais qu’à leurs yeux elle ne fût trop belle ;
Je les haïssais tous, comme plus dignes d’elle,
Et ne pouvais souffrir qu’on s’enrichît d’un bien
Que j’enviais à tous sans y prétendre rien.
Quel supplice d’aimer un objet adorable,
470 Et de tant de rivaux se voir le moins aimable !
D’aimer plus qu’eux ensemble, et n’oser de ses feux,
Quelques ardents qu’ils soient, se promettre autant qu’eux !
On aurait deviné mon amour par ma peine,
Si la peur que j’en eus n’avait fui tant de gêne.
475 L’auguste Pulchérie avait beau me ravir,
J’attendais à la voir qu’il la fallût servir :
Je fis plus, de Léon j’appuyai l’espérance ;
La princesse l’aima, j’en eus la confiance,
Et la dissuadai de se donner à lui
480 Qu’il ne fût de l’empire ou le maître ou l’appui.
Ainsi, pour éviter un hymen si funeste,
Sans rendre heureux Léon, je détruisais le reste ;
Et mettant un long terme au succès de l’amour,
J’espérais de mourir avant ce triste jour.
485 Nous y voilà, ma fille, et du moins j’ai la joie
D’avoir à son triomphe ouvert l’unique voie.
J’en mourrai du moment qu’il recevra sa foi,
Mais dans cette douceur qu’ils tiendront tout de moi.
J’ai caché si longtemps l’ennui qui me dévore,
490 Qu’en dépit que j’en aie, enfin il s’évapore :
L’aigreur en diminue à te le raconter.
Fais-en autant du tien ; c’est mon tour d’écouter.

JUSTINE

Seigneur, un mot suffit pour ne vous en rien taire :
Le même astre a vu naître et la fille et le père ;
495 Ce mot dit tout. Souffrez qu’une imprudente ardeur,
Prête à s’évaporer, respecte ma pudeur.
Je suis jeune, et l’amour trouvait une âme tendre
Qui n’avait ni le soin ni l’art de se défendre :
La princesse, qui m’aime et m’ouvrait ses secrets,
500 Lui prêtait contre moi d’inévitables traits,
Et toutes les raisons dont s’appuyait sa flamme
Étaient autant de dards qui me traversaient l’âme.
Je pris, sans y penser, son exemple pour loi :
"Un amant digne d’elle est trop digne de moi,
505 Disais-je ; et s’il brûlait pour moi comme pour elle,
Avec plus de bonté je recevrais son zèle. "
Plus elle m’en peignait les rares qualités,
Plus d’une douce erreur mes sens étaient flattés.
D’un illustre avenir l’infaillible présage,
510 Qu’on voit si hautement écrit sur son visage,
Son nom que je voyais croître de jour en jour,
Pour moi, comme pour elle, étaient dignes d’amour :
Je les voyais d’accord d’un heureux hyménée ;
Mais nous n’en étions pas encore à la journée :
515 "Quelque obstacle imprévu rompra de si doux noeuds,
Ajoutais-je ; et le temps éteint les plus beaux feux. "
C’est ce que m’inspirait l’aimable rêverie
Dont jusqu’à ce grand jour ma flamme s’est nourrie ;
Mon coeur, qui ne voulait désespérer de rien,
520 S’en faisait à toute heure un charmant entretien.
Qu’on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée
Autour de ce qu’elle aime est toute ramassée !
Vous le savez, seigneur, et comme à tous propos
Un doux je ne sais quoi trouble notre repos :
525 Un sommeil inquiet sur de confus nuages
Élève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais.
Ainsi, près de tomber dans un malheur extrême,
530 J’en écartais l’idée en m’abusant moi-même ;
Mais il faut renoncer à des abus si doux ;
Et je me vois, seigneur, au même état que vous.

MARTIAN

Tu peux aimer ailleurs, et c’est un avantage
Que n’ose se permettre un amant de mon âge.
535 Choisis qui tu voudras, je saurai l’obtenir.
Mais écoutons Aspar, que j’aperçois venir.

SCENE II. Martian, Aspar, Justine. §

ASPAR

Seigneur, votre suffrage a réuni les nôtres :
Votre voix a plus fait que n’auraient fait cent autres ;
Mais j’apprends qu’on murmure, et doute si le choix
540 Que fera la princesse aura toutes les voix.

MARTIAN

Et qui fait présumer de son incertitude
Qu’il aura quelque chose ou d’amer ou de rude ?

ASPAR

Son amour pour Léon : elle en fait son époux,
Aucun n’en veut douter.

MARTIAN

Je le crois comme eux tous.
545 Qu’y trouve-t-on à dire, et quelle défiance… ?

ASPAR

Il est jeune, et l’on craint son peu d’expérience.
Considérez, seigneur, combien c’est hasarder :
Qui n’a fait qu’obéir saura mal commander ;
On n’a point vu sous lui d’armée ou de province.

MARTIAN

550 Jamais un bon sujet ne devint mauvais prince ;
Et si le ciel en lui répond mal à nos voeux,
L’auguste Pulchérie en sait assez pour deux.
Rien ne nous surprendra de voir la même chose
Où nos yeux se sont faits quinze ans sous Théodose :
555 C’était un prince faible, un esprit mal tourné ;
Cependant avec elle il a bien gouverné.

ASPAR

Cependant nous voyons six généraux d’armée
Dont au commandement l’âme est accoutumée :
Voudront-ils recevoir un ordre souverain
560 De qui l’a jusqu’ici toujours pris de leur main ?
Seigneur, il est bien dur de se voir sous un maître
Dont on le fut toujours, et dont on devrait l’être.

MARTIAN

Et qui m’assurera que ces six généraux
Se réuniront mieux sous un de leurs égaux ?
565 Plus un pareil mérite aux grandeurs nous appelle,
Et plus la jalousie aux grands est naturelle.

ASPAR

Je les tiens réunis, seigneur, si vous voulez.
Il est, il est encor des noms plus signalés :
J’en sais qui leur plairaient ; et s’il vous faut plus dire,
570 Avouez-en mon zèle, et je vous fais élire.

MARTIAN

Moi, seigneur, dans un âge où la tombe m’attend !
Un maître pour deux jours n’est pas ce qu’on prétend.
Je sais le poids d’un sceptre, et connais trop mes forces
Pour être encor sensible à ces vaines amorces.
575 Les ans, qui m’ont usé l’esprit comme le corps,
Abattraient tous les deux sous les moindres efforts ;
Et ma mort, que par là vous verriez avancée,
Rendrait à tant d’égaux leur première pensée,
Et ferait une triste et prompte occasion
580 De rejeter l’état dans la division.

ASPAR

Pour éviter les maux qu’on en pourrait attendre,
Vous pourriez partager vos soins avec un gendre,
L’installer dans le trône, et le nommer César.

MARTIAN

Il faudrait que ce gendre eût les vertus d’Aspar ;
585 Mais vous aimez ailleurs, et ce serait un crime
Que de rendre infidèle un coeur si magnanime.

ASPAR

J’aime, et ne me sens pas capable de changer ;
Mais d’autres vous diraient que pour vous soulager,
Quand leur amour irait jusqu’à l’idolâtrie,
590 Ils le sacrifieraient au bien de la patrie.

JUSTINE

Certes, qui m’aimerait pour le bien de l’état
Ne me trouverait pas, seigneur, un coeur ingrat,
Et je lui rendrais grâce au nom de tout l’empire ;
Mais vous êtes constant ; et s’il vous faut plus dire,
595 Quoi que le bien public jamais puisse exiger,
Ce ne sera pas moi qui vous ferai changer.

MARTIAN

Revenons à Léon. J’ai peine à bien comprendre
Quels malheurs d’un tel choix nous aurions lieu d’attendre.
Quiconque vous verra le mari de sa soeur,
600 S’il ne le craint assez, craindra son défenseur ;
Et si vous me comptez encor pour quelque chose,
Mes conseils agiront comme sous Théodose.

ASPAR

Nous en pourrons tous deux avoir le démenti.

MARTIAN

C’est à faire à périr pour le meilleur parti :
605 Il ne m’en peut coûter qu’une mourante vie,
Que l’âge et ses chagrins m’auront bientôt ravie.
Pour vous, qui d’un autre oeil regardez ce danger,
Vous avez plus à vivre et plus à ménager ;
Et je n’empêche pas qu’auprès de la princesse
610 Votre zèle n’éclate autant qu’il s’intéresse.
Vous pouvez l’avertir de ce que vous croyez,
Lui dire de ce choix ce que vous prévoyez,
Lui proposer sans fard celui qu’elle doit faire.
La vérité lui plaît, et vous pourrez lui plaire.
615 Je changerai comme elle alors de sentiments,
Et tiens mon âme prête à ses commandements.

ASPAR

Parmi les vérités il en est de certaines
Qu’on ne dit point en face aux têtes souveraines,
Et qui veulent de nous un tour, un ascendant
620 Qu’aucun ne peut trouver qu’un ministre prudent :
Vous ferez mieux valoir ces marques d’un vrai zèle.
M’en ouvrant avec vous, je m’acquitte envers elle ;
Et n’ayant rien de plus qui m’amène en ce lieu,
Je vous en laisse maître, et me retire. Adieu.

SCÈNE III. Martian, Justine. §

MARTIAN

625 Le dangereux esprit ! Et qu’avec peu de peine
Il manquerait d’amour et de foi pour Irène !
Des rivaux de Léon il est le plus jaloux,
Et roule des projets qu’il ne dit pas à tous.

JUSTINE

Il n’a pour but, seigneur, que le bien de l’empire.
630 Détrônez la princesse, et faites-vous élire :
C’est un amant pour moi que je n’attendais pas,
Qui vous soulagera du poids de tant d’états.

MARTIAN

C’est un homme, et je veux qu’un jour il t’en souvienne,
C’est un homme à tout perdre, à moins qu’on le prévienne.
635 Mais Léon vient déjà nous vanter son bonheur :
Arme-toi de constance, et prépare un grand coeur ;
Et quelque émotion qui trouble ton courage,
Contre tout son désordre affermis ton visage.

SCÈNE IV. Léon, Martian, Justine. §

LÉON

L’auriez-vous cru jamais, seigneur ? Je suis perdu.

MARTIAN

640 Seigneur, que dites-vous ? Ai-je bien entendu ?

LÉON

Je le suis sans ressource, et rien plus ne me flatte.
J’ai revu Pulchérie, et n’ai vu qu’une ingrate :
Quand je crois l’acquérir, c’est lors que je la perds ;
Et me détruis moi-même alors que je la sers.

MARTIAN

645 Expliquez-vous, seigneur, parlez en confiance ;
Fait-elle un autre choix ?

LÉON

Non, mais elle balance :
Elle ne me veut pas encor désespérer,
Mais elle prend du temps pour en délibérer.
Son choix n’est plus pour moi, puisqu’elle le diffère :
650 L’amour n’est point le maître alors qu’on délibère ;
Et je ne saurais plus me promettre sa foi,
Moi qui n’ai que l’amour qui lui parle pour moi.
Ah ! Madame…

JUSTINE

Seigneur…

LÉON

Auriez-vous pu le croire ?

JUSTINE

L’amour qui délibère est sûr de sa victoire,
655 Et quand d’un vrai mérite il s’est fait un appui,
Il n’est point de raisons qui ne parlent pour lui.
Souvent il aime à voir un peu d’impatience,
Et feint de reculer, lorsque plus il avance :
Ce moment d’amertume en rend les fruits plus doux.
660 Aimez, et laissez faire une âme toute à vous.

LÉON

Toute à moi ! Mon malheur n’est que trop véritable ;
J’en ai prévu le coup, je le sens qui m’accable.
Plus elle m’assurait de son affection,
Plus je me faisais peur de son ambition :
665 Je ne savais des deux quelle était la plus forte ;
Mais il n’est que trop vrai, l’ambition l’emporte ;
Et si son coeur encor lui parle en ma faveur,
Son trône me dédaigne en dépit de son coeur.
Seigneur, parlez pour moi ; parlez pour moi, madame :
670 Vous pouvez tout sur elle, et lisez dans son âme.
Peignez-lui bien mes feux, retracez-lui les siens ;
Rappelez dans son coeur leurs plus doux entretiens ;
Et si vous concevez de quelle ardeur je l’aime,
Faites-lui souvenir qu’elle m’aimait de même.
675 Elle-même a brigué pour me voir souverain :
J’étais, sans ce grand titre, indigne de sa main ;
Mais si je ne l’ai pas, ce titre qui l’enchante,
Seigneur, à qui tient-il qu’à son humeur changeante ?
Son orgueil contre moi doit-il s’en prévaloir,
680 Quand pour me voir au trône elle n’a qu’à vouloir ?
Le sénat n’a pour elle appuyé mon suffrage
Qu’afin que d’un beau feu ma grandeur fût l’ouvrage :
Il sait depuis quel temps il lui plaît de m’aimer ;
Et quand il l’a nommée, il a cru me nommer.
685 Allez, seigneur, allez empêcher son parjure ;
Faites qu’un empereur soit votre créature.
Que je vous céderais ce grand titre aisément,
Si vous pouviez sans lui me rendre heureux amant !
Car enfin mon amour n’en veut qu’à sa personne,
690 Et n’a d’ambition que ce qu’on m’en ordonne.

MARTIAN

Nous allons, et tous deux, seigneur, lui faire voir
Qu’elle doit mieux user de l’absolu pouvoir.
Modérez cependant l’excès de votre peine ;
Remettez vos esprits dans l’entretien d’Irène.

LÉON

695 D’Irène ? Et ses conseils m’ont trahi, m’ont perdu.

MARTIAN

Son zèle pour un frère a fait ce qu’il a dû.
Pouvait-elle prévoir cette supercherie
Qu’a faite à votre amour l’orgueil de Pulchérie ?
J’ose en parler ainsi, mais ce n’est qu’entre nous.
700 Nous lui rendrons l’esprit plus traitable et plus doux,
Et vous rapporterons son coeur et ce grand titre.
Allez.

LÉON

Entre elle et moi que n’êtes-vous l’arbitre !
Adieu : c’est de vous seuls que je puis recevoir
De quoi garder encor quelque reste d’espoir.

SCÈNE V. Martian, Justine. §

MARTIAN

705 Justine, tu le vois, ce bienheureux obstacle
Dont ton amour semblait pressentir le miracle.
Je ne te défends point, en cette occasion,
De prendre un peu d’espoir sur leur division ;
Mais garde-toi d’avoir une âme assez hardie
710 Pour faire à leur amour la moindre perfidie :
Le mien de ce revers s’applique tant de part,
Que j’espère en mourir quelques moments plus tard.
Mais de quel front enfin leur donner à connaître
Les périls d’un amour que nous avons vu naître,
715 Dont nous avons tous deux été les confidents,
Et peut-être formé les traits les plus ardents ?
De tous leurs déplaisirs c’est nous rendre coupables :
Servons-les en amis, en amants véritables ;
Le véritable amour n’est point intéressé.
720 Allons, j’achèverai comme j’ai commencé :
Suis l’exemple, et fais voir qu’une âme généreuse
Trouve dans sa vertu de quoi se rendre heureuse,
D’un sincère devoir fait son unique bien,
Et jamais ne s’expose à se reprocher rien.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Pulchérie, Martian, Justine. §

PULCHÉRIE

725 Je vous ai dit mon ordre : allez, seigneur, de grâce,
Sauver mon triste coeur du coup qui le menace ;
Mettez tout le sénat dans ce cher intérêt.

MARTIAN

Madame, il sait assez combien Léon vous plaît,
Et le nomme assez haut alors qu’il vous défère
730 Un choix que votre amour vous a déjà fait faire.

PULCHÉRIE

Que ne m’en fait-il donc une obligeante loi ?
Ce n’est pas le choisir que s’en remettre à moi ;
C’est attendre l’issue à couvert de l’orage :
Si l’on m’en applaudit, ce sera son ouvrage ;
735 Et si j’en suis blâmée, il n’y veut point de part.
En doute du succès, il en fuit le hasard ;
Et lorsque je l’en veux garant vers tout le monde,
Il veut qu’à l’univers moi seule j’en réponde.
Ainsi m’abandonnant au choix de mes souhaits,
740 S’il est des mécontents, moi seule je les fais ;
Et je devrai moi seule apaiser le murmure
De ceux à qui ce choix semblera faire injure,
Prévenir leur révolte, et calmer les mutins
Qui porteront envie à nos heureux destins.

MARTIAN

745 Aspar vous aura vue, et cette âme chagrine…

PULCHÉRIE

Il m’a vue, et j’ai vu quel chagrin le domine ;
Mais il n’a pas laissé de me faire juger
Du choix que fait mon coeur quel sera le danger.
Il part de bons avis quelquefois de la haine ;
750 On peut tirer du fruit de tout ce qui fait peine ;
Et des plus grands desseins qui veut venir à bout
Prête l’oreille à tous, et fait profit de tout.

MARTIAN

Mais vous avez promis, et la foi qui vous lie…

PULCHÉRIE

Je suis impératrice, et j’étais Pulchérie.
755 De ce trône, ennemi de mes plus doux souhaits,
Je regarde l’amour comme un de mes sujets :
Je veux que le respect qu’il doit à ma couronne
Repousse l’attentat qu’il fait sur ma personne ;
Je veux qu’il m’obéisse, au lieu de me trahir ;
760 Je veux qu’il donne à tous l’exemple d’obéir ;
Et jalouse déjà de mon pouvoir suprême,
Pour l’affermir sur tous, je le prends sur moi-même.

MARTIAN

Ainsi donc ce Léon qui vous était si cher…

PULCHÉRIE

Je l’aime d’autant plus qu’il m’en faut détacher.

MARTIAN

765 Seroit-il à vos yeux moins digne de l’empire
Qu’alors que vous pressiez le sénat de l’élire ?

PULCHÉRIE

Il fallait qu’on le vît des yeux dont je le vois,
Que de tout son mérite on convînt avec moi,
Et que par une estime éclatante et publique
770 On mît l’amour d’accord avec la politique.
J’aurais déjà rempli l’espoir d’un si beau feu,
Si le choix du sénat m’en eût donné l’aveu :
J’aurais pris le parti dont il me faut défendre ;
Et si jusqu’à Léon je n’ose plus descendre,
775 Il m’était glorieux, le voyant souverain,
De remonter au trône en lui donnant la main.

MARTIAN

Votre coeur tiendra bon pour lui contre tous autres.

PULCHÉRIE

S’il a ces sentiments, ce ne sont pas les vôtres :
Non, seigneur, c’est Léon, c’est son juste courroux,
780 Ce sont ses déplaisirs qui s’expliquent par vous :
Vous prêtez votre bouche, et n’êtes pas capable
De donner à ma gloire un conseil qui l’accable.

MARTIAN

Mais ses rivaux ont-ils plus de mérite ?

PULCHÉRIE

Non ;
Mais ils ont plus d’emploi, plus de rang, plus de nom ;
785 Et si de ce grand choix ma flamme est la maîtresse,
Je commence à régner par un trait de faiblesse.

MARTIAN

Et tenez-vous fort sûr qu’une légèreté
Donnera plus d’éclat à votre dignité ?
Pardonnez-moi ce mot, s’il a trop de franchise,
790 Le peuple aura peut-être une âme moins soumise :
Il aime à censurer ceux qui lui font la loi,
Et vous reprochera jusqu’au manque de foi.

PULCHÉRIE

Je vous ai déjà dit ce qui m’en justifie :
Je suis impératrice, et j’étais Pulchérie.
795 J’ose vous dire plus : Léon a des jaloux,
Qui n’en font pas, seigneur, même estime que nous.
Pour surprenant que soit l’essai de son courage,
Les vertus d’empereur ne sont point de son âge :
Il est jeune, et chez eux c’est un si grand défaut,
800 Que ce mot prononcé détruit tout ce qu’il vaut.
Si donc j’en fais le choix, je paraîtrai le faire
Pour régner sous son nom ainsi que sous mon frère.
Vous-même, qu’ils ont vu sous lui dans un emploi
Où vos conseils régnaient autant et plus que moi,
805 Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire
Que vous n’aurez voulu qu’un fantôme à l’empire,
Et que dans un tel choix vous vous serez flatté
De garder en vos mains toute l’autorité ?

MARTIAN

Ce n’est pas mon dessein, madame ; et s’il faut dire
810 Sur le choix de Léon ce que le ciel m’inspire,
Dès cet heureux moment qu’il sera votre époux,
J’abandonne Byzance et prends congé de vous,
Pour aller, dans le calme et dans la solitude,
De la mort qui m’attend faire l’heureuse étude.
815 Voilà comme j’aspire à gouverner l’état.
Vous m’avez commandé d’assembler le sénat ;
J’y vais, madame.

PULCHÉRIE

Quoi ? Martian m’abandonne,
Quand il faut sur ma tête affermir la couronne !
Lui, de qui le grand coeur, la prudence, la foi…

MARTIAN

820 Tout le prix que j’en veux, c’est de mourir à moi.

SCÈNE II. Puchérie, Justine. §

PULCHÉRIE

Que me dit-il, Justine, et de quelle retraite
Ose-t-il menacer l’hymen qu’il me souhaite ?
De Léon près de moi ne se fait-il l’appui
Que pour mieux dédaigner de me servir sous lui ?
825 Le hait-il ? Le craint-il ? Et par quelle autre cause…

JUSTINE

Qui que vous épousiez, il voudra même chose.

PULCHÉRIE

S’il était dans un âge à prétendre ma foi,
Comme il serait de tous le plus digne de moi,
Ce qu’il donne à penser aurait quelque apparence ;
830 Mais les ans l’ont dû mettre en entière assurance.

JUSTINE

Que savons-nous, madame ? Est-il dessous les cieux
Un coeur impénétrable au pouvoir de vos yeux ?
Ce qu’ils ont d’habitude à faire des conquêtes
Trouve à prendre vos fers les âmes toujours prêtes.
835 L’âge n’en met aucune à couvert de leurs traits :
Mon que sur Martian j’en sache les effets ;
Il m’a dit comme à vous que ce grand hyménée
L’envoira loin d’ici finir sa destinée ;
Et si j’ose former quelque soupçon confus,
840 Je parle en général, et ne sais rien de plus.
Mais pour votre Léon, êtes-vous résolue
À le perdre aujourd’hui de puissance absolue ?
Car ne l’épouser pas, c’est le perdre en effet.

PULCHÉRIE

Pour te montrer la gêne où son nom seul me met,
845 Souffre que je t’explique en faveur de sa flamme
La tendresse du coeur après la grandeur d’âme.
Léon seul est ma joie, il est mon seul désir ;
Je n’en puis choisir d’autre, et n’ose le choisir :
Depuis trois ans unie à cette chère idée,
850 J’en ai l’âme à toute heure, en tous lieux, obsédée ;
Rien n’en détachera mon coeur que le trépas,
Encore après ma mort n’en répondrais-je pas ;
Et si dans le tombeau le ciel permet qu’on aime,
Dans le fond du tombeau je l’aimerai de même.
855 Trône qui m’éblouis, titres qui me flattez,
Pourrez-vous me valoir ce que vous me coûtez ?
Et de tout votre orgueil la pompe la plus haute
A-t-elle un bien égal à celui qu’elle m’ôte ?

JUSTINE

Et vous pouvez penser à prendre un autre époux ?

PULCHÉRIE

860 Ce n’est pas, tu le sais, à quoi je me résous.
Si ma gloire à Léon me défend de me rendre,
De tout autre que lui l’amour sait me défendre.
Qu’il est fort cet amour ! Sauve-m’en, si tu peux ;
Vois Léon, parle-lui, dérobe-moi ses voeux :
865 M’en faire un prompt larcin, c’est me rendre un service
Qui saura m’arracher des bords du précipice.
Je le crains, je me crains, s’il n’engage sa foi,
Et je suis trop à lui tant qu’il est tout à moi.
Sens-tu d’un tel effort ton amitié capable ?
870 Ce héros n’a-t-il rien qui te paroisse aimable ?
Au pouvoir de tes yeux j’unirai mon pouvoir :
Parle, que résous-tu de faire ?

JUSTINE

Mon devoir.
Je sors d’un sang, madame, à me rendre assez vaine
Pour attendre un époux d’une main souveraine ;
875 Et n’ayant point d’amour que pour ma liberté,
S’il la faut immoler à votre sûreté,
J’oserai… Mais voici ce cher Léon, madame ;
Voulez-vous…

PULCHÉRIE

Laisse-moi consulter mieux mon âme ;
Je ne sais pas encor trop bien ce que je veux :
880 Attends un nouvel ordre, et suspends tous tes voeux.

SCENE III. Pulchérie, Léon, Justine. §

PULCHÉRIE

Seigneur, qui vous ramène ? Est-ce l’impatience
D’ajouter à mes maux ceux de votre présence,
De livrer tout mon coeur à de nouveaux combats ;
Et souffrai-je trop peu quand je ne vous vois pas ?

LÉON

885 Je viens savoir mon sort.

PULCHÉRIE

N’en soyez point en doute ;
Je vous aime et nous plains : c’est là me peindre toute,
C’est tout ce que je sens ; et si votre amitié
Sentait pour mes malheurs quelque trait de pitié,
Elle m’épargnerait cette fatale vue,
890 Qui me perd, m’assassine, et vous-même vous tue.

LÉON

Vous m’aimez, dites-vous ?

PULCHÉRIE

Plus que jamais.

LÉON

Hélas !
Je souffrirais bien moins si vous ne m’aimiez pas.
Pourquoi m’aimer encor seulement pour me plaindre ?

PULCHÉRIE

Comment cacher un feu que je ne puis éteindre ?

LÉON

895 Vous l’étouffez du moins sous l’orgueil scrupuleux
Qui fait seul tous les maux dont nous mourons tous deux.
Ne vous en plaignez point, le vôtre est volontaire :
Vous n’avez que celui qu’il vous plaît de vous faire ;
Et ce n’est pas pour être aux termes d’en mourir
900 Que d’en pouvoir guérir dès qu’on s’en veut guérir.

PULCHÉRIE

Moi seule je me fais les maux dont je soupire !
A-ce été sous mon nom que j’ai brigué l’empire ?
Ai-je employé mes soins, mes amis, que pour vous ?
Ai-je cherché par là qu’à vous voir mon époux ?
905 Quoi ? Votre déférence à mes efforts s’oppose !
Elle rompt mes projets, et seule j’en suis cause !
M’avoir fait obtenir plus qu’il ne m’était dû,
C’est ce qui m’a perdue, et qui vous a perdu.
Si vous m’aimiez, seigneur, vous me deviez mieux croire,
910 Ne pas intéresser mon devoir et ma gloire :
Ce sont deux ennemis que vous nous avez faits,
Et que tout notre amour n’apaisera jamais.
Vous m’accablez en vain de soupirs, de tendresse ;
En vain mon triste coeur en vos maux s’intéresse,
915 Et vous rend, en faveur de nos communs désirs,
Tendresse pour tendresse, et soupirs pour soupirs :
Lorsqu’à des feux si beaux je rends cette justice,
C’est l’amante qui parle ; oyez l’impératrice.
Ce titre est votre ouvrage, et vous me l’avez dit :
920 D’un service si grand votre espoir s’applaudit,
Et s’est fait en aveugle un obstacle invincible,
Quand il a cru se faire un succès infaillible.
Appuyé de mes soins, assuré de mon coeur,
Il fallait m’apporter la main d’un empereur,
925 M’élever jusqu’à vous en heureuse sujette :
Ma joie était entière, et ma gloire parfaite ;
Mais puis-je avec ce nom même chose pour vous ?
Il faut nommer un maître, et choisir un époux :
C’est la loi qu’on m’impose, ou plutôt c’est la peine
930 Qu’on attache aux douceurs de me voir souveraine.
Je sais que le sénat, d’une commune voix,
Me laisse avec respect la liberté du choix ;
Mais il attend de moi celui du plus grand homme
Qui respire aujourd’hui dans l’une et l’autre Rome :
935 Vous l’êtes, j’en suis sûre, et toutefois, hélas !
Un jour on le croira, mais…

LÉON

On ne le croit pas,
Madame : il faut encor du temps et des services ;
Il y faut du destin quelques heureux caprices,
Et que la renommée, instruite en ma faveur,
940 Séduisant l’univers, impose à ce grand coeur.
Cependant admirez comme un amant se flatte :
J’avais cru votre gloire un peu moins délicate ;
J’avais cru mieux répondre à ce que je vous dois
En tenant tout de vous, qu’en vous l’offrant en moi ;
945 Et qu’auprès d’un objet que l’amour sollicite,
Ce même amour pour moi tiendrait lieu de mérite.

PULCHÉRIE

Oui ; mais le tiendra-t-il auprès de l’univers,
Qui sur un si grand choix tient tous ses yeux ouverts ?
Peut-être le sénat n’ose encor vous élire,
950 Et si je m’y hasarde, osera m’en dédire ;
Peut-être qu’il s’apprête à faire ailleurs sa cour
Du honteux désaveu qu’il garde à notre amour ;
Car ne nous flattons point, ma gloire inexorable
Me doit au plus illustre, et non au plus aimable ;
955 Et plus ce rang m’élève, et plus sa dignité
M’en fait avec hauteur une nécessité.

LÉON

Rabattez ces hauteurs où tout le coeur s’oppose,
Madame, et pour tous deux hasardez quelque chose :
Tant d’orgueil et d’amour ne s’accordent pas bien ;
960 Et c’est ne point aimer que ne hasarder rien.

PULCHÉRIE

S’il n’y faut que mon sang, je veux bien vous en croire ;
Mais c’est trop hasarder qu’y hasarder ma gloire ;
Et plus je ferme l’oeil aux périls que j’y cours,
Plus je vois que c’est trop qu’y hasarder vos jours.
965 Ah ! Si la voix publique enflait votre espérance
Jusqu’à me demander pour vous la préférence,
Si des noms que la gloire à l’envi me produit
Le plus cher à mon coeur faisait le plus de bruit,
Qu’aisément à ce bruit on me verrait souscrire,
970 Et remettre en vos mains ma personne et l’empire !
Mais l’empire vous fait trop d’illustres jaloux :
Dans le fond de ce coeur je vous préfère à tous ;
Vous passez les plus grands, mais ils sont plus en vue.
Vos vertus n’ont point eu toute leur étendue ;
975 Et le monde, ébloui par des noms trop fameux,
N’ose espérer de vous ce qu’il présume d’eux.
Vous aimez, vous plaisez : c’est tout auprès des femmes ;
C’est par là qu’on surprend, qu’on enlève leurs âmes ;
Mais pour remplir un trône et s’y faire estimer,
980 Ce n’est pas tout, seigneur, que de plaire et d’aimer.
La plus ferme couronne est bientôt ébranlée,
Quand un effort d’amour semble l’avoir volée ;
Et pour garder un rang si cher à nos désirs,
Il faut un plus grand art que celui des soupirs.
985 Ne vous abaissez pas à la honte des larmes :
Contre un devoir si fort ce sont de faibles armes ;
Et si de tels secours vous couronnaient ailleurs,
J’aurais pitié d’un sceptre acheté par des pleurs.

LÉON

Ah ! Madame, aviez-vous de si fières pensées,
990 Quand vos bontés pour moi se sont intéressées ?
Me disiez-vous alors que le gouvernement
Demandait un autre art que celui d’un amant ?
Si le sénat eût joint ses suffrages aux vôtres,
J’en aurais paru digne autant ou plus qu’un autre :
995 Ce grand art de régner eût suivi tant de voix ;
Et vous-même…

PULCHÉRIE

Oui, seigneur, j’aurais suivi ce choix,
Sûre que le sénat, jaloux de son suffrage,
Contre tout l’univers maintiendrait son ouvrage.
Tel contre vous et moi s’osera révolter,
1000 Qui contre un si grand corps craindrait de s’emporter,
Et méprisant en moi ce que l’amour m’inspire,
Respecterait en lui le démon de l’empire.

LÉON

Mais l’offre qu’il vous fait d’en croire tous vos voeux…

PULCHÉRIE

N’est qu’un refus moins rude et plus respectueux.

LÉON

1005 Quelles illusions de gloire chimérique,
Quels farouches égards de dure politique,
Dans ce coeur tout à moi, mais qu’en vain j’ai charmé,
Me font le plus aimable et le moins estimé ?

PULCHÉRIE

Arrêtez : mon amour ne vient que de l’estime.
1010 Je vous vois un grand coeur, une vertu sublime,
Une âme, une valeur digne de mes aïeux ;
Et si tout le sénat avait les mêmes yeux…

LÉON

Laissons là le sénat, et m’apprenez, de grâce,
Madame, à quel heureux je dois quitter la place,
1015 Qui je dois imiter pour obtenir un jour
D’un orgueil souverain le prix d’un juste amour.

PULCHÉRIE

J’aurai peine à choisir ; choisissez-le vous-même,
Cet heureux, et nommez qui vous voulez que j’aime ;
Mais vous souffrez assez, sans devenir jaloux.
1020 J’aime ; et si ce grand choix ne peut tomber sur vous,
Aucun autre du moins, quelque ordre qu’on m’en donne,
Ne se verra jamais maître de ma personne :
Je le jure en vos mains, et j’y laisse mon coeur.
N’attendez rien de plus, à moins d’être empereur ;
1025 Mais j’entends empereur comme vous devez l’être,
Par le choix d’un sénat qui vous prenne pour maître,
Qui d’un état si grand vous fasse le soutien,
Et d’un commun suffrage autorise le mien.
Je le fais rassembler exprès pour vous élire,
1030 Ou me laisser moi seule à gouverner l’empire,
Et ne plus m’asservir à ce dangereux choix,
S’il ne me veut pour vous donner toutes ses voix.
Adieu, seigneur : je crains de n’être plus maîtresse
De ce que vos regards m’inspirent de faiblesse,
1035 Et que ma peine, égale à votre déplaisir,
Ne coûte à mon amour quelque indigne soupir.

SCÈNE IV. Léon, Justine. §

LÉON

C’est trop de retenue, il est temps que j’éclate :
Je ne l’ai point nommée ambitieuse, ingrate ;
Mais le sujet enfin va céder à l’amant,
1040 Et l’excès du respect au juste emportement.
Dites-le-moi, madame : a-t-on vu perfidie
Plus noire au fond de l’âme, au dehors plus hardie ?
A-t-on vu plus d’étude attacher la raison
À l’indigne secours de tant de trahison ?
1045 Loin d’en baisser les yeux, l’orgueilleuse en fait gloire ;
Elle nous l’ose peindre en illustre victoire.
L’honneur et le devoir eux seuls la font agir !
Et m’étant plus fidèle, elle aurait à rougir !

JUSTINE

La gêne qu’elle en souffre égale bien la vôtre :
1050 Pour vous, elle renonce à choisir aucun autre ;
Elle-même en vos mains en a fait le serment.

LÉON

Illusion nouvelle, et pur amusement !
Il n’est, madame, il n’est que trop de conjonctures
Où les nouveaux serments sont de nouveaux parjures.
1055 Qui sait l’art de régner les rompt avec éclat,
Et ne manque jamais de cent raisons d’état.

JUSTINE

Mais si vous la piquiez d’un peu de jalousie,
Seigneur, si vous brouilliez par là sa fantaisie,
Son amour mal éteint pourrait vous rappeler,
1060 Et sa gloire aurait peine à vous laisser aller.

LÉON

Me soupçonneriez-vous d’avoir l’âme assez basse
Pour employer la feinte à tromper ma disgrâce ?
Je suis jeune, et j’en fais trop mal ici ma cour
Pour joindre à ce défaut un faux éclat d’amour.

JUSTINE

1065 L’agréable défaut, seigneur, que la jeunesse !
Et que de vos jaloux l’importune sagesse,
Toute fière qu’elle est, le voudrait racheter
De tout ce qu’elle croit et croira mériter !
Mais si feindre en amour à vos yeux est un crime,
1070 Portez sans feinte ailleurs votre plus tendre estime :
Punissez tant d’orgueil par de justes dédains,
Et mettez votre coeur en de plus sûres mains.

LÉON

Vous voyez qu’à son rang elle me sacrifie,
Madame, et vous voulez que je la justifie !
1075 Qu’après tous les mépris qu’elle montre pour moi,
Je lui prête un exemple à me voler sa foi !

JUSTINE

Aimez, à cela près, et sans vous mettre en peine
Si c’est justifier ou punir l’inhumaine ;
Songez que si vos voeux en étaient mal reçus,
1080 On pourrait avec joie accepter ses refus.
L’honneur qu’on se ferait à vous détacher d’elle
Rendrait cette conquête et plus noble et plus belle.
Plus il faut de mérite à vous rendre inconstant,
Plus en aurait de gloire un coeur qui vous attend ;
1085 Car peut-être en est-il que la princesse même
Condamne à vous aimer dès que vous direz : " j’aime. "
Adieu : c’en est assez pour la première fois.

LÉON

Ô ciel, délivre-moi du trouble où tu me vois !

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Justine, Irène. §

JUSTINE

Non, votre cher Aspar n’aime point la princesse :
1090 Ce n’est que pour le rang que tout son coeur s’empresse ;
Et si l’on eût choisi mon père pour César,
J’aurais déjà les voeux de cet illustre Aspar.
Il s’en est expliqué tantôt en ma présence ;
Et tout ce que pour elle il a de complaisance,
1095 Tout ce qu’il lui veut faire ou craindre ou dédaigner,
Ne doit être imputé qu’à l’ardeur de régner.
Pulchérie a des yeux qui percent le mystère,
Et le croit plus rival qu’ami de ce cher frère ;
Mais comme elle balance, elle écoute aisément
1100 Tout ce qui peut d’abord flatter son sentiment :
Voilà ce que j’en sais.

IRÈNE

Je ne suis point surprise
De tout ce que d’Aspar m’apprend votre franchise.
Vous ne m’en dites rien que ce que j’en ai dit,
Lorsqu’à Léon tantôt j’ai dépeint son esprit ;
1105 Et j’en ai pénétré l’ambition secrète
Jusques à pressentir l’offre qu’il vous a faite.
Puisque en vain je m’attache à qui ne m’aime pas,
Il faut avec honneur franchir ce mauvais pas :
Il faut, à son exemple, avoir ma politique,
1110 Trouver à ma disgrâce une face héroïque,
Donner à ce divorce une illustre couleur,
Et sous de beaux dehors dévorer ma douleur.
Dites-moi cependant, que deviendra mon frère ?
D’un si parfait amour que faut-il qu’il espère ?

JUSTINE

1115 On l’aime, et fortement, et bien plus qu’on ne veut ;
Mais pour s’en détacher, on fait tout ce qu’on peut.
Faut-il vous dire tout ? On m’a commandé même
D’essayer contre lui l’art et le stratagème.
On me devra beaucoup si je puis l’ébranler,
1120 On me donne son coeur, si je le puis voler ;
Et déjà pour essai de mon obéissance,
J’ai porté quelque attaque, et fait un peu d’avance.
Vous pouvez bien juger comme il a rebuté,
Fidèle amant qu’il est, cette importunité ;
1125 Mais pour peu qu’il vous plût appuyer l’artifice,
Cet appui tiendrait lieu d’un signalé service.

IRÈNE

Ce n’est point un service à prétendre de moi
Que de porter mon frère à garder mal sa foi ;
Et quand à vous aimer j’aurais su le réduire,
1130 Quel fruit son changement pourrait-il lui produire ?
Vous qui ne l’aimez point, pourriez-vous l’accepter ?

JUSTINE

Léon ne sauroit être un homme à rejeter ;
Et l’on voit si souvent, après la foi donnée,
Naître un parfait amour d’un pareil hyménée,
1135 Que si de son côté j’y voyais quelque jour,
J’espérerais bientôt de l’aimer à mon tour.

IRÈNE

C’est trop et trop peu dire. Est-il encore à naître,
Cet amour ? Est-il né ?

JUSTINE

Cela pourrait bien être.
Ne l’examinons point avant qu’il en soit temps ;
1140 L’occasion viendra peut-être, et je l’attends.

IRÈNE

Et vous servez Léon auprès de la princesse ?

JUSTINE

Avec sincérité pour lui je m’intéresse ;
Et si j’en étais crue, il aurait le bonheur
D’en obtenir la main, comme il en a le coeur.
1145 J’obéis cependant aux ordres qu’on me donne,
Et souffrirais ses voeux, s’il perdait la couronne.
Mais la princesse vient.

SCÈNE II. Pulchérie, Irène, Justine. §

PULCHÉRIE

Que fait ce malheureux,
Irène ?

IRÈNE

Ce qu’on fait dans un sort rigoureux :
Il soupire, il se plaint.

PULCHÉRIE

De moi ?

IRÈNE

De sa fortune.

PULCHÉRIE

1150 Est-il bien convaincu qu’elle nous est commune,
Qu’ainsi que lui du sort j’accuse la rigueur ?

IRÈNE

Je ne pénètre point jusqu’au fond de son coeur ;
Mais je sais qu’au dehors sa douleur vous respecte :
Elle se tait de vous.

PULCHÉRIE

Ah ! Qu’elle m’est suspecte !
1155 Un modeste reproche à ses maux siérait bien :
C’est me trop accuser que de n’en dire rien.
M’aurait-il oubliée, et déjà dans son âme
Effacé tous les traits d’une si belle flamme ?

IRÈNE

C’est par là qu’il devrait soulager ses ennuis,
1160 Madame ; et de ma part j’y fais ce que je puis.

PULCHÉRIE

Ah ! Ma flamme n’est pas à tel point affaiblie,
Que je puisse endurer, Irène, qu’il m’oublie.
Fais-lui, fais-lui plutôt soulager son ennui
À croire que je souffre autant et plus que lui.
1165 C’est une vérité que j’ai besoin qu’il croie,
Pour mêler à mes maux quelque inutile joie,
Si l’on peut nommer joie une triste douceur
Qu’un digne amour conserve en dépit du malheur.
L’âme qui l’a sentie en est toujours charmée,
1170 Et même en n’aimant plus, il est doux d’être aimée.

JUSTINE

Vous souvient-il encor de me l’avoir donné,
Madame ? Et ce doux soin dont votre esprit gêné…

PULCHÉRIE

Souffre un reste d’amour qui me trouble et m’accable.
Je ne t’en ai point fait un don irrévocable ;
1175 Mais je te le redis, dérobe-moi ses voeux ;
Séduis, enlève-moi son coeur, si tu le peux.
J’ai trop mis à l’écart celui d’impératrice ;
Reprenons avec lui ma gloire et mon supplice :
C’en est un, et bien rude, à moins que le sénat
1180 Mette d’accord ma flamme et le bien de l’état.

IRÈNE

N’est-ce point avilir votre pouvoir suprême
Que mendier ailleurs ce qu’il peut de lui-même ?

PULCHÉRIE

Irène, il te faudrait les mêmes yeux qu’à moi
Pour voir la moindre part de ce que je prévois.
1185 Épargne à mon amour la douleur de te dire
À quels troubles ce choix hasarderait l’empire :
Je l’ai déjà tant dit, que mon esprit lassé
N’en saurait plus souffrir le portrait retracé.
Ton frère a l’âme grande, intrépide, sublime ;
1190 Mais d’un peu de jeunesse on lui fait un tel crime,
Que si tant de vertus n’ont que moi pour appui,
En faire un empereur, c’est me perdre avec lui.

IRÈNE

Quel ordre a pu du trône exclure la jeunesse ?
Quel astre à nos beaux jours enchaîne la faiblesse ?
1195 Les vertus, et non l’âge, ont droit à ce haut rang ;
Et n’était le respect qu’imprime votre sang,
Je dirais que Léon vaudrait bien Théodose.

PULCHÉRIE

Sans doute ; et toutefois ce n’est pas même chose.
Faible qu’était ce prince à régir tant d’états,
1200 Il avait des appuis que ton frère n’a pas :
L’empire en sa personne était héréditaire ;
Sa naissance le tint d’un aïeul et d’un père ;
Il régna dès l’enfance, et régna sans jaloux,
Estimé d’assez peu, mais obéi de tous.
1205 Léon peut succéder aux droits de la puissance,
Mais non pas au bonheur de cette obéissance :
Tant ce trône, où l’amour par ma main l’aurait mis,
Dans mes premiers sujets lui ferait d’ennemis !
Tout ce qu’ont vu d’illustre et la paix et la guerre
1210 Aspire à ce grand nom de maître de la terre :
Tous regardent l’empire ainsi qu’un bien commun
Que chacun veut pour soi, tant qu’il n’est à pas un.
Pleins de leur renommée, enflés de leurs services,
Combien ce choix pour eux aura-t-il d’injustices,
1215 Si ma flamme obstinée et ses odieux soins
L’arrêtent sur celui qu’ils estiment le moins !
Léon est d’un mérite à devenir leur maître ;
Mais comme c’est l’amour qui m’aide à le connaître,
Tout ce qui contre nous s’osera mutiner
1220 Dira que je suis seule à me l’imaginer.

IRÈNE

C’est donc en vain pour lui qu’on prie et qu’on espère ?

PULCHÉRIE

Je l’aime, et sa personne à mes yeux est bien chère ;
Mais si le ciel pour lui n’inspire le sénat,
Je sacrifierai tout au bonheur de l’état.

IRÈNE

1225 Que pour vous imiter j’aurais l’âme ravie
D’immoler à l’état le bonheur de ma vie !
Madame, ou de Léon faites-nous un César,
Ou portez ce grand choix sur le fameux Aspar :
Je l’aime, et ferais gloire, en dépit de ma flamme,
1230 De faire un maître à tous de celui de mon âme ;
Et pleurant pour le frère en ce grand changement,
Je m’en consolerais à voir régner l’amant.
Des deux têtes qu’au monde on me voit les plus chères,
Élevez l’une ou l’autre au trône de vos pères :
1235 Daignez…

PULCHÉRIE

Aspar serait digne d’un tel honneur,
Si vous pouviez, Irène, un peu moins sur son coeur.
J’aurais trop à rougir si sous le nom de femme
Je le faisais régner sans régner dans son âme ;
Si j’en avais le titre, et vous tout le pouvoir,
1240 Et qu’entre nous ma cour partageât son devoir.

IRÈNE

Ne l’appréhendez pas : de quelque ardeur qu’il m’aime,
Il est plus à l’état, madame, qu’à lui-même.

PULCHÉRIE

Je le crois comme vous, et que sa passion
Regarde plus l’état que vous, moi, ni Léon.
1245 C’est vous entendre, Irène, et vous parler sans feindre :
Je vois ce qu’il projette, et ce qu’il en faut craindre.
L’aimez-vous ?

IRÈNE

Je l’aimai, quand je crus qu’il m’aimait :
Je voyais sur son front un air qui me charmait ;
Mais depuis que le temps m’a fait mieux voir sa flamme,
1250 J’ai presque éteint la mienne et dégagé mon âme.

PULCHÉRIE

Achevez. Tel qu’il est, voulez-vous l’épouser ?

IRÈNE

Oui, madame, ou du moins le pouvoir refuser.
Après deux ans d’amour il y va de ma gloire :
L’affront serait trop grand, et la tache trop noire,
1255 Si dans la conjoncture où l’on est aujourd’hui
Il m’osait regarder comme indigne de lui.
Ses desseins vont plus haut ; et voyant qu’il vous aime,
Bien que peut-être moins que votre diadème,
Je n’ai vu rien en moi qui le pût retenir ;
1260 Et je ne vous l’offrais que pour le prévenir.
C’est ainsi que j’ai cru me mettre en assurance
Par l’éclat généreux d’une fausse apparence :
Je vous cédais un bien que je ne puis garder,
Et qu’à vous seule enfin ma gloire peut céder.

PULCHÉRIE

1265 Reposez-vous sur moi. Votre Aspar vient.

SCÈNE III. Pulchérie, Aspar, Irène, Justine. §

ASPAR

Madame,
Déjà sur vos desseins j’ai lu dans plus d’une âme,
Et crois de mon devoir de vous mieux avertir
De ce que sur tous deux on m’a fait pressentir.
J’espère pour Léon, et j’y fais mon possible ;
1270 Mais j’en prévois, madame, un murmure infaillible,
Qui pourra se borner à quelque émotion,
Et peut aller plus loin que la sédition.

PULCHÉRIE

Vous en savez l’auteur : parlez, qu’on le punisse ;
Que moi-même au sénat j’en demande justice.

ASPAR

1275 Peut-être est-ce quelqu’un que vous pourriez choisir,
S’il vous fallait ailleurs tourner votre désir,
Et dont le choix illustre à tel point saurait plaire,
Que nous n’aurions à craindre aucun parti contraire.
Comme à vous le nommer, ce serait fait de lui,
1280 Ce serait à l’empire ôter un ferme appui,
Et livrer un grand coeur à sa perte certaine,
Quand il n’est pas encor digne de votre haine.

PULCHÉRIE

On me fait mal sa cour avec de tels avis,
Qui sans nommer personne, en nomment plus de dix.
1285 Je hais l’empressement de ces devoirs sincères,
Qui ne jette en l’esprit que de vagues chimères,
Et ne me présentant qu’un obscur avenir,
Me donne tout à craindre, et rien à prévenir.

ASPAR

Le besoin de l’état est souvent un mystère
1290 Dont la moitié se dit, et l’autre est bonne à taire.

PULCHÉRIE

Il n’est souvent aussi qu’un pur fantôme en l’air
Que de secrets ressorts font agir et parler,
Et s’arrête où le fixe une âme prévenue,
Qui pour ses intérêts le forme et le remue.
1295 Des besoins de l’état si vous êtes jaloux,
Fiez-vous-en à moi, qui les vois mieux que vous.
Martian, comme vous, à vous parler sans feindre,
Dans le choix de Léon voit quelque chose à craindre ;
Mais il m’apprend de qui je dois me défier ;
1300 Et je puis, si je veux, me le sacrifier.

ASPAR

Qui nomme-t-il, madame ?

PULCHÉRIE

Aspar, c’est un mystère
Dont la moitié se dit, et l’autre est bonne à taire.
Si l’on hait tant Léon, du moins réduisez-vous
À faire qu’on m’admette à régner sans époux.

ASPAR

1305 Je ne l’obtiendrai point, la chose est sans exemple.

PULCHÉRIE

La matière au vrai zèle en est d’autant plus ample ;
Et vous en montrerez de plus rares effets
En obtenant pour moi ce qu’on n’obtint jamais.

ASPAR

Oui ; mais qui voulez-vous que le sénat vous donne,
1310 Madame, si Léon…

PULCHÉRIE

Ou Léon, ou personne.
À l’un de ces deux points amenez les esprits.
Vous adorez Irène, Irène est votre prix ;
Je la laisse avec vous, afin que votre zèle
S’allume à ce beau feu que vous avez pour elle.
1315 Justine, suivez-moi.

SCÈNE IV. Aspar, Irène. §

IRÈNE

Ce prix qu’on vous promet
sur votre âme, seigneur, doit faire peu d’effet.
La mienne, toute acquise à votre ardeur sincère,
Ne peut à ce grand coeur tenir lieu de salaire ;
Et l’amour à tel point vous rend maître du mien,
1320 Que me donner à vous, c’est ne vous donner rien.

ASPAR

Vous dites vrai, madame ; et du moins j’ose dire
Que me donner un coeur au-dessous de l’empire,
Un coeur qui me veut faire une honteuse loi,
C’est ne me donner rien qui soit digne de moi.

IRÈNE

1325 Indigne que je suis d’une foi si douteuse,
Vous fais-je quelque loi qui puisse être honteuse ?
Et si Léon devait l’empire à votre appui,
Lui qui vous y ferait le premier d’après lui,
Auriez-vous à rougir de l’en avoir fait maître,
1330 Seigneur, vous qui voyez que vous ne pouvez l’être ?
Mettez-vous, j’y consens, au-dessus de l’amour,
Si pour monter au trône, il s’offre quelque jour.
Qu’à ce glorieux titre un amant soit volage,
Je puis l’en estimer, l’en aimer davantage,
1335 Et voir avec plaisir la belle ambition
Triompher d’une ardente et longue passion.
L’objet le plus charmant doit céder à l’empire :
Régnez ; j’en dédirai mon coeur s’il en soupire.
Vous ne m’en croyez pas, seigneur ; et toutefois
1340 Vous régneriez bientôt si l’on suivait ma voix.
Apprenez à quel point pour vous je m’intéresse.
Je viens de vous offrir moi-même à la princesse ;
Et je sacrifiais mes plus chères ardeurs
À l’honneur de vous mettre au faîte des grandeurs.
1345 Vous savez sa réponse : "ou Léon, ou personne. "

aspar.

C’est agir en amante et généreuse et bonne ;
Mais sûre d’un refus qui doit rompre le coup,
La générosité ne coûte pas beaucoup.

IRÈNE

Vous voyez les chagrins où cette offre m’expose,
1350 Et ne me voulez pas devoir la moindre chose !
Ah ! Si j’osais, seigneur, vous appeler ingrat !

ASPAR

L’offre sans doute est rare, et ferait grand éclat,
Si pour mieux éblouir vous aviez eu l’adresse
D’ébranler tant soit peu l’esprit de la princesse.
1355 Elle est impératrice, et d’un seul : " je le veux, "
Elle peut de Léon faire un monarque heureux :
Qu’a-t-il besoin de moi, lui qui peut tout sur elle ?

IRÈNE

N’insultez point, seigneur, une flamme si belle.
L’amour, las de gémir sous les raisons d’état,
1360 Pourrait n’en croire pas tout à fait le sénat.

ASPAR

L’amour n’a qu’à parler : le sénat, quoi qu’on pense,
N’aura que du respect et de la déférence ;
Et de l’air dont la chose a déjà pris son cours,
Léon pourra se voir empereur pour trois jours.

IRÈNE

1365 Trois jours peuvent suffire à faire bien des choses :
La cour en moins de temps voit cent métamorphoses ;
En moins de temps un prince à qui tout est permis
Peut rendre ce qu’il doit aux vrais et faux amis.

ASPAR

L’amour qui parle ainsi ne paraît pas fort tendre.
1370 Mais je vous aime assez pour ne vous pas entendre ;
Et dirai toutefois, sans m’en embarrasser,
Qu’il est un peu bien tôt pour vous de menacer.

IRÈNE

Je ne menace point, seigneur ; mais je vous aime
Plus que moi, plus encor que ce cher frère même.
1375 L’amour tendre est timide, et craint pour son objet,
Dès qu’il lui voit former un dangereux projet.

ASPAR

Vous m’aimez, je le crois ; du moins cela peut être ;
Mais de quelle façon le faites-vous connoître ?
L’amour inspire-t-il ce rare empressement
1380 De voir régner un frère aux dépens d’un amant ?

IRÈNE

Il m’inspire à regret la peur de votre perte.
Régnez, je vous l’ai dit, la porte en est ouverte ;
Vous avez du mérite, et je manque d’appas ;
Dédaignez, quittez-moi, mais ne vous perdez pas.
1385 Pour le salut d’un frère ai-je si peu d’alarmes,
Qu’il y faille ajouter d’autres sujets de larmes ?
C’est assez que pour vous j’ose en vain soupirer ;
Ne me réduisez point, seigneur, à vous pleurer.

ASPAR

Gardez, gardez vos pleurs pour ceux qui sont à plaindre :
1390 Puisque vous m’aimez tant, je n’ai point lieu de craindre.
Quelque peine qu’on doive à ma témérité,
Votre main qui m’attend fera ma sûreté ;
Et contre le courroux le plus inexorable
Elle me servira d’asile inviolable.

IRÈNE

1395 Vous la voudrez peut-être, et la voudrez trop tard.
Ne vous exposez point, seigneur, à ce hasard ;
Je doute si j’aurais toujours même tendresse,
Et pourrais de ma main n’être pas la maîtresse.
Je vous parle sans feindre, et ne sais point railler
1400 Lorsqu’au salut commun il nous faut travailler.

ASPAR

Et je veux bien aussi vous répondre sans feindre.
J’ai pour vous un amour à ne jamais s’éteindre,
Madame ; et dans l’orgueil que vous-même approuvez,
L’amitié de Léon a ses droits conservés ;
1405 Mais ni cette amitié, ni cet amour si tendre,
Quelques soins, quelque effort qu’il vous en plaise attendre,
Ne me verront jamais l’esprit persuadé
Que je doive obéir à qui j’ai commandé,
À qui, si j’en puis croire un coeur qui vous adore,
1410 J’aurai droit, et longtemps, de commander encore.
Ma gloire, qui s’oppose à cet abaissement,
Trouve en tous mes égaux le même sentiment.
Ils ont fait la princesse arbitre de l’empire :
Qu’elle épouse Léon, tous sont prêts d’y souscrire ;
1415 Mais je ne réponds pas d’un long respect en tous,
À moins qu’il associe aussitôt l’un de nous.
La chose est peu nouvelle, et je ne vous propose
Que ce que l’on a fait pour le grand Théodose.
C’est par là que l’empire est tombé dans ce sang
1420 Si fier de sa naissance et si jaloux du rang.
Songez sur cet exemple à vous rendre justice,
À me faire empereur pour être impératrice :
Vous avez du pouvoir, madame ; usez-en bien,
Et pour votre intérêt attachez-vous au mien.

IRÈNE

1425 Léon dispose-t-il du coeur de la princesse ?
C’est un coeur fier et grand : le partage la blesse ;
Elle veut tout ou rien ; et dans ce haut pouvoir
Elle éteindra l’amour plutôt que d’en déchoir.
Près d’elle avec le temps nous pourrons davantage :
1430 Ne pressons point, seigneur, un si juste partage.

ASPAR

Vous le voudrez peut-être, et le voudrez trop tard :
Ne laissez point longtemps nos destins au hasard.
J’attends de votre amour cette preuve nouvelle.
Adieu, madame.

IRÈNE

Adieu. L’ambition est belle ;
1435 Mais vous n’êtes, seigneur, avec ce sentiment,
Ni véritable ami, ni véritable amant.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Pulchérie, Justine. §

PULCHÉRIE

Justine, plus j’y pense, et plus je m’inquiète :
Je crains de n’avoir plus une amour si parfaite,
Et que si de Léon on me fait un époux,
1440 Un bien si désiré ne me soit plus si doux.
Je ne sais si le rang m’aurait fait changer d’âme ;
Mais je tremble à penser que je serais sa femme,
Et qu’on n’épouse point l’amant le plus chéri,
Qu’on ne se fasse un maître aussitôt qu’un mari.
1445 J’aimerais à régner avec l’indépendance
Que des vrais souverains s’assure la prudence ;
Je voudrais que le ciel inspirât au sénat
De me laisser moi seule à gouverner l’état,
De m’épargner ce maître, et vois d’un oeil d’envie
1450 Toujours Sémiramis, et toujours Zénobie.
On triompha de l’une ; et pour Sémiramis,
Elle usurpa le nom et l’habit de son fils ;
Et sous l’obscurité d’une longue tutelle,
Cet habit et ce nom régnaient tous deux plus qu’elle.
1455 Mais mon coeur de leur sort n’en est pas moins jaloux :
C’était régner enfin, et régner sans époux.
Le triomphe n’en fait qu’affermir la mémoire ;
Et le déguisement n’en détruit point la gloire.

JUSTINE

Que les choses bientôt prendraient un autre tour
1460 Si le sénat prenait le parti de l’amour !
Que bientôt… Mais je vois Aspar avec mon père.

PULCHÉRIE

Sachons d’eux quel destin le ciel vient de me faire.

SCÈNE II. Martian, Aspar, Pulchérie, Justine. §

MARTIAN

Madame, le sénat nous députe tous deux
Pour vous jurer encor qu’il suivra tous vos voeux.
1465 Après qu’entre vos mains il a remis l’empire,
C’est faire un attentat que de vous rien prescrire ;
Et son respect vous prie une seconde fois
De lui donner vous seule un maître à votre choix.

PULCHÉRIE

Il pouvait le choisir.

MARTIAN

Il s’en défend l’audace,
1470 Madame ; et sur ce point il vous demande grâce.

PULCHÉRIE

Pourquoi donc m’en fait-il une nécessité ?

MARTIAN

Pour donner plus de force à votre autorité.

PULCHÉRIE

Son zèle est grand pour elle : il faut le satisfaire,
Et lui mieux obéir qu’il n’a daigné me plaire.
1475 Sexe, ton sort en moi ne peut se démentir :
Pour être souveraine il faut m’assujettir,
En montant sur le trône entrer dans l’esclavage,
Et recevoir des lois de qui me rend hommage.
Allez, dans quelques jours je vous ferai savoir
1480 Le choix que par son ordre aura fait mon devoir.

ASPAR

Il tiendrait à faveur et bien haute et bien rare
De le savoir, madame, avant qu’il se sépare.

PULCHÉRIE

Quoi ? Pas un seul moment pour en délibérer.
Mais je ferais un crime à le plus différer ;
1485 Il vaut mieux, pour essai de ma toute-puissance,
Montrer un digne effet de pleine obéissance.
Retirez-vous, Aspar : vous aurez votre tour.

SCÈNE III. Pulchérie, Martian, Justine. §

PULCHÉRIE

On m’a dit que pour moi vous aviez de l’amour,
Seigneur ; serait-il vrai ?

MARTIAN

Qui vous l’a dit, madame ?

PULCHÉRIE

1490 Vos services, mes yeux, le trouble de votre âme,
L’exil que mon hymen vous devait imposer :
Sont-ce là des témoins, seigneur, à récuser ?

MARTIAN

C’est donc à moi, madame, à confesser mon crime.
L’amour naît aisément du zèle et de l’estime ;
1495 Et l’assiduité près d’un charmant objet
N’attend point notre aveu pour faire son effet.
Il m’est honteux d’aimer ; il vous l’est d’être aimée
D’un homme dont la vie est déjà consumée,
Qui ne vit qu’à regret depuis qu’il a pu voir
1500 Jusqu’où ses yeux charmés ont trahi son devoir.
Mon coeur, qu’un si long âge en mettait hors d’alarmes,
S’est vu livré par eux à ces dangereux charmes.
En vain, madame, en vain je m’en suis défendu ;
En vain j’ai su me taire après m’être rendu :
1505 On m’a forcé d’aimer, on me force à le dire.
Depuis plus de dix ans je languis, je soupire,
Sans que de tout l’excès d’un si long déplaisir
Vous ayez pu surprendre une larme, un soupir ;
Mais enfin la langueur qu’on voit sur mon visage
1510 Est encor plus l’effet de l’amour que de l’âge.
Il faut faire un heureux, le jour n’en est pas loin :
Pardonnez à l’horreur d’en être le témoin,
Si mes maux et ce feu digne de votre haine
Cherchent dans un exil leur remède, et sa peine.
1515 Adieu : vivez heureuse ; et si tant de jaloux…

PULCHÉRIE

Ne partez pas, seigneur, je les tromperai tous ;
Et puisque de ce choix aucun ne me dispense,
Il est fait, et de tel à qui pas un ne pense.

MARTIAN

Quel qu’il soit, il sera l’arrêt de mon trépas,
1520 Madame.

PULCHÉRIE

Encore un coup, ne vous éloignez pas.
Seigneur, jusques ici vous m’avez bien servie ;
Vos lumières ont fait tout l’éclat de ma vie ;
La vôtre s’est usée à me favoriser :
Il faut encor plus faire, il faut…

MARTIAN

Quoi ?

PULCHÉRIE

M’épouser.

MARTIAN

1525 Moi, madame ?

PULCHÉRIE

Oui, seigneur ; c’est le plus grand service
Que vos soins puissent rendre à votre impératrice.
Non qu’en m’offrant à vous je réponde à vos feux
Jusques à souhaiter des fils et des neveux :
Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent,
1530 Voudra bien qu’avec moi ses descendants finissent,
Que j’en sois la dernière, et ferme dignement
D’un si grand empereur l’auguste monument.
Qu’on ne prétende plus que ma gloire s’expose
À laisser des Césars du sang de Théodose.
1535 Qu’ai-je affaire de race à me déshonorer,
Moi qui n’ai que trop vu ce sang dégénérer,
Et que s’il est fécond en illustres princesses,
Dans les princes qu’il forme il n’a que des faiblesses ?
Ce n’est pas que Léon, choisi pour souverain,
1540 Pour me rendre à mon rang n’eût obtenu ma main.
Mon amour, à ce prix, se fût rendu justice ;
Mais puisqu’on m’a sans lui nommée impératrice,
je dois à ce haut rang d’assez nobles projets
Pour n’admettre en mon lit aucun de mes sujets.
1545 Je ne veux plus d’époux, mais il m’en faut une ombre,
Qui des Césars pour moi puisse grossir le nombre ;
Un mari qui content d’être au-dessus des rois,
Me donne ses clartés, et dispense mes lois ;
Qui n’étant en effet que mon premier ministre,
1550 Pare ce que sous moi l’on craindrait de sinistre,
Et pour tenir en bride un peuple sans raison,
Paroisse mon époux, et n’en ait que le nom.
Vous m’entendez, seigneur, et c’est assez vous dire.
Prêtez-moi votre main, je vous donne l’empire :
1555 Éblouissons le peuple, et vivons entre nous
Comme s’il n’était point d’épouses ni d’époux.
Si ce n’est posséder l’objet de votre flamme,
C’est vous rendre du moins le maître de son âme,
L’ôter à vos rivaux, vous mettre au-dessus d’eux,
1560 Et de tous mes amants vous voir le plus heureux.

MARTIAN

Madame…

PULCHÉRIE

À vos hauts faits je dois ce grand salaire ;
Et j’acquitte envers vous et l’état et mon frère.

MARTIAN

Aurait-on jamais cru, madame… ?

PULCHÉRIE

Allez, seigneur,
Allez en plein sénat faire voir l’empereur.
1565 Il demeure assemblé pour recevoir son maître :
Allez-y de ma part vous faire reconnaître ;
Ou si votre souhait ne répond pas au mien,
Faites grâce à mon sexe, et ne m’en dites rien.

MARTIAN

Souffrez qu’à vos genoux, madame…

PULCHÉRIE

Allez, vous dis-je :
1570 Je m’oblige encor plus que je ne vous oblige ;
Et mon coeur qui vous vient d’ouvrir ses sentiments,
N’en veut ni de refus ni de remerciements.

SCÈNE IV. Pulchérie, Aspar, Justine. §

PULCHÉRIE

Faites rentrer Aspar. Que faites-vous d’Irène ?
Quand l’épouserez-vous ? Ce mot vous fait-il peine ?
1575 Vous ne répondez point ?

ASPAR

Non, madame, et je dois
Ce respect aux bontés que vous avez pour moi.
Qui se tait obéit.

PULCHÉRIE

J’aime assez qu’on s’explique.
Les silences de cour ont de la politique.
Sitôt que nous parlons, qui consent applaudit,
1580 Et c’est en se taisant que l’on nous contredit.
Le temps m’éclaircira de ce que je soupçonne.
Cependant j’ai fait choix de l’époux qu’on m’ordonne.
Léon vous faisait peine, et j’ai dompté l’amour,
Pour vous donner un maître admiré dans la cour,
1585 Adoré dans l’armée, et que de cet empire
Les plus fermes soutiens feraient gloire d’élire :
C’est Martian.

ASPAR

Tout vieil et tout cassé qu’il est !

PULCHÉRIE

Tout vieil et tout cassé, je l’épouse ; il me plaît.
J’ai mes raisons. Au reste, il a besoin d’un gendre
1590 Qui partage avec lui les soins qu’il lui faut prendre,
Qui soutienne des ans penchés dans le tombeau,
Et qui porte sous lui la moitié du fardeau.
Qui jugeriez-vous propre à remplir cette place ?
Une seconde fois vous paraissez de glace !

ASPAR

1595 Madame, Aréobinde et Procope tous deux
Ont engagé leur coeur et formé d’autres voeux :
Sans cela je dirais…

PULCHÉRIE

Et sans cela moi-même
J’élèverois Aspar à cet honneur suprême ;
Mais quand il serait homme à pouvoir aisément
1600 Renoncer aux douceurs de son attachement,
Justine n’aurait pas une âme assez hardie
Pour accepter un coeur noirci de perfidie,
Et vous regarderait comme un volage esprit
Toujours prêt à donner où la fortune rit.
1605 N’en savez-vous aucun de qui l’ardeur fidèle…

ASPAR

Madame, vos bontés choisiront mieux pour elle ;
Comme pour Martian elles nous ont surpris,
Elles sauront encor surprendre nos esprits.
Je vous laisse en résoudre.

PULCHÉRIE

Allez ; et pour Irène,
1610 Si vous ne sentez rien en l’âme qui vous gêne,
Ne faites plus douter de vos longues amours,
Ou je dispose d’elle avant qu’il soit deux jours.

SCÈNE V. Pulchérie, Justine. §

PULCHÉRIE

Ce n’est pas encor tout, Justine : je veux faire
Le malheureux Léon successeur de ton père.
1615 Y contribueras-tu ? Prêteras-tu la main
Au glorieux succès d’un si noble dessein ?

JUSTINE

Et la main et le coeur sont en votre puissance,
Madame : doutez-vous de mon obéissance,
Après que par votre ordre il m’a déjà coûté
1620 Un conseil contre vous qui doit l’avoir flatté ?

PULCHÉRIE

Achevons : le voici. Je réponds de ton père ;
Son coeur est trop à moi pour nous être contraire.

SCÈNE VI. Pulchérie, Léon, Justine. §

LÉON

Je me le disais bien, que vos nouveaux serments,
Madame, ne seraient que des amusements.

PULCHÉRIE

1625 Vous commencez d’un air…

LÉON

J’achèverai de même,
Ingrate ! Ce n’est plus ce Léon qui vous aime ;
Non, ce n’est plus…

PULCHÉRIE

Sachez…

LÉON

Je ne veux rien savoir,
Et je n’apporte ici ni respect ni devoir.
L’impétueuse ardeur d’une rage inquiète
1630 N’y vient que mériter la mort que je souhaite ;
Et les emportements de ma juste fureur
Ne m’y parlent de vous que pour m’en faire horreur.
Oui, comme Pulchérie et comme impératrice,
Vous n’avez eu pour moi que détour, qu’injustice :
1635 Si vos fausses bontés ont su me décevoir,
Vos serments m’ont réduit au dernier désespoir.

PULCHÉRIE

Ah ! Léon.

LÉON

Par quel art, que je ne puis comprendre,
Forcez-vous d’un soupir ma fureur à se rendre ?
Un coup d’oeil en triomphe ; et dès que je vous vois,
1640 Il ne me souvient plus de vos manques de foi.
Ma bouche se refuse à vous nommer parjure,
Ma douleur se défend jusqu’au moindre murmure ;
Et l’affreux désespoir qui m’amène en ces lieux
Cède au plaisir secret d’y mourir à vos yeux.
1645 J’y vais mourir, madame, et d’amour, non de rage :
De mon dernier soupir recevez l’humble hommage ;
Et si de votre rang la fierté le permet,
Recevez-le, de grâce, avec quelque regret.
Jamais fidèle ardeur n’approcha de ma flamme,
1650 Jamais frivole espoir ne flatta mieux une âme.
Je ne méritais pas qu’il eût aucun effet,
Ni qu’un amour si pur se vît mieux satisfait.
Mais quand vous m’avez dit : "quelque ordre qu’on me donne,
Nul autre ne sera maître de ma personne, "
1655 J’ai dû me le promettre ; et toutefois, hélas !
Vous passez dès demain, madame, en d’autres bras ;
Et dès ce même jour, vous perdez la mémoire
De ce que vos bontés me commandaient de croire !

PULCHÉRIE

Non, je ne la perds pas, et sais ce que je dois.
1660 Prenez des sentiments qui soient dignes de moi,
Et ne m’accusez point de manquer de parole,
Quand pour vous la tenir moi-même je m’immole.

LÉON

Quoi ? Vous n’épousez pas Martian dès demain ?

PULCHÉRIE

Savez-vous à quel prix je lui donne la main ?

LÉON

1665 Que m’importe à quel prix un tel bonheur s’achète ?

PULCHÉRIE

Sortez, sortez du trouble où votre erreur vous jette,
Et sachez qu’avec moi ce grand titre d’époux
N’a point de privilège à vous rendre jaloux ;
Que sous l’illusion de ce faux hyménée,
1670 Je fais voeu de mourir telle que je suis née ;
Que Martian reçoit et ma main et ma foi
Pour me conserver toute, et tout l’empire à moi ;
Et que tout le pouvoir que cette foi lui donne
Ne le fera jamais maître de ma personne.
1675 Est-ce tenir parole ? Et reconnaissez-vous
À quel point je vous sers quand j’en fais mon époux ?
C’est pour vous qu’en ses mains je dépose l’empire ;
C’est pour vous le garder qu’il me plaît de l’élire.
Rendez-vous, comme lui, digne de ce dépôt,
1680 Que son âge penchant vous remettra bientôt ;
Suivez-le pas à pas ; et marchant dans sa route,
Mettez ce premier rang après lui hors de doute.
Étudiez sous lui ce grand art de régner,
Que tout autre aurait peine à vous mieux enseigner ;
1685 Et pour vous assurer ce que j’en veux attendre,
Attachez-vous au trône, et faites-vous son gendre :
Je vous donne Justine.

LÉON

À moi, madame !

PULCHÉRIE

À vous,
Que je m’étais promis moi-même pour époux.

LÉON

Ce n’est donc pas assez de vous avoir perdue,
1690 De voir en d’autres mains la main qui m’était due,
Il faut aimer ailleurs !

PULCHÉRIE

Il faut être empereur,
Et le sceptre à la main, justifier mon coeur ;
Montrer à l’univers, dans le héros que j’aime,
Tout ce qui rend un front digne du diadème ;
1695 Vous mettre, à mon exemple, au-dessus de l’amour,
Et par mon ordre enfin régner à votre tour.
Justine a du mérite, elle est jeune, elle est belle :
Tous vos rivaux pour moi le vont être pour elle ;
Et l’empire pour dot est un trait si charmant,
1700 Que je ne vous en puis répondre qu’un moment.

LÉON

Oui, madame, après vous elle est incomparable :
Elle est de votre cour la plus considérable ;
Elle a des qualités à se faire adorer,
Mais, hélas ! Jusqu’à vous j’avais droit d’aspirer.
1705 Voulez-vous qu’à vos yeux je trompe un tel mérite,
Que sans amour pour elle à m’aimer je l’invite,
Qu’en vous laissant mon coeur je demande le sien,
Et lui promette tout pour ne lui donner rien ?

PULCHÉRIE

Et ne savez-vous pas qu’il est des hyménées
1710 Que font sans nous au ciel les belles destinées ?
Quand il veut que l’effet en éclate ici-bas,
Lui-même il nous entraîne où nous ne pensions pas ;
Et dès qu’il les résout, il sait trouver la voie
De nous faire accepter ses ordres avec joie.

LÉON

1715 Mais ne vous aimer plus ! Vous voler tous mes voeux !

PULCHÉRIE

Aimez-moi, j’y consens ; je dis plus, je le veux,
Mais comme impératrice, et non plus comme amante :
Que la passion cesse, et que le zèle augmente.
Justine, qui m’écoute, agréera bien, seigneur,
1720 Que je conserve ainsi ma part en votre coeur.
Je connais tout le sien. Rendez-vous plus traitable,
Pour apprendre à l’aimer autant qu’elle est aimable ;
et laissez-vous conduire à qui sait mieux que vous
Les chemins de vous faire un sort illustre et doux.
1725 Croyez-en votre amante et votre impératrice :
L’une aime vos vertus, l’autre leur rend justice ;
Et sur Justine et vous je dois pouvoir assez
Pour vous dire à tous deux : " je parle, obéissez. "

léon.

J’obéis donc, madame, à cet ordre suprême,
1730 pour vous offrir un coeur qui n’est pas à lui-même ;
mais enfin je ne sais quand je pourrai donner
ce que je ne puis même offrir sans le gêner ;
et cette offre d’un coeur entre les mains d’une autre
ne peut faire un amour qui mérite le vôtre.

JUSTINE

1735 Il est assez à moi, dans de si bonnes mains,
Pour n’en point redouter de vrais et longs dédains ;
Et je vous répondrais d’une amitié sincère,
Si j’en avais l’aveu de l’empereur mon père.
Le temps fait tout, seigneur.

SCÈNE VII. Pulchérie, Martian, Léon, Justine. §

MARTIAN

D’une commune voix,
1740 Madame, le sénat accepte votre choix.
À vos bontés pour moi son allégresse unie
Soupire après le jour de la cérémonie ;
Et le serment prêté, pour n’en retarder rien,
À votre auguste nom vient de mêler le mien.

PULCHÉRIE

1745 Cependant j’ai sans vous disposé de Justine,
Seigneur, et c’est Léon à qui je la destine.

MARTIAN

Pourrois-je lui choisir un plus illustre époux
Que celui que l’amour avait choisi pour vous ?
Il peut prendre après vous tout pouvoir dans l’Empire,
1750 S’y faire des emplois où l’univers l’admire,
Afin que par votre ordre et les conseils d’Aspar
Nous l’installions au trône et le nommions César.

PULCHÉRIE

Allons tout préparer pour ce double hyménée,
En ordonner la pompe, en choisir la journée.
1755 D’Irène avec Aspar j’en voudrais faire autant ;
Mais j’ai donné deux jours à cet esprit flottant,
Et laisse jusque-là ma faveur incertaine,
Pour régler son destin sur le destin d’Irène.