LA FÊTE SÉCULAIRE DE CORNEILLE
COMÉDIE, EN UN ACTE ET EN VERS

M. DCC. LXXXV.

APPROBATION §

Lu et approuvé, le 20 Octobre 1785, SUARD. Vu l’Approbation, permis d’imprimer.

À Paris ce 20 Octobre 1785. DE CROSNE.

A PARIS, Chez HARDOUIN et GATTEY, Libraires de S. A. S. Madame la Duchesse de Chartres, au Palais Royal, Nos 13 et 14. Et chez les Marchands de Nouveautés.
1

AVERTISSEMENT. §

Parmi les modes qui nous viennent d’Angleterre, celle de célébrer annuellement les grands Génies qui illustrent les Nations, ne nous est pas encore arrivée. Mais il est possible qu’elle arrive enfin. Tout le monde sait qu’à Londres le Musicien Haendel a sa Fête annuelle ; ainsi il n’y aurait rien de bien étrange, si le père de la scène tragique jouissait un jour à Paris du même honneur.

Cette petite pièce concourut avec quelques autres, l’année dernière, pour la Centenaire de Corneille : De ces pièces, l’une a été jouée au Théâtre Français, et deux autres, après avoir été jouées en Province, ont été imprimées.

On a donc cru devoir livrer celle-ci à l’impression. Plus les jeunes gens verront que Corneille est célébré, plus ils l’étudieront, pour voir au moins s’il mérite tant d’éloges, et l’art dramatique ne peut rien perdre à une pareille étude.

Comme ce petit Ouvrage était destiné au Théâtre Français, on s’est permis d’y mettre les noms des Acteurs. C’étaient eux qui devaient lui concilier, par leurs talents, le suffrage public ; et s’il a quelque succès, quoique privé d’un tel avantage, sa publicité sera suffisamment justifiée.

PERSONNAGES. §

  • MELPOMÈNE, Madme Vefstris.
  • THALIE, Melle Contat.
  • LE TEMPS, M. Brizard.
  • ALCIPE, Personnages du Menteur. M. Molé.
  • PHILISTE, M. Fleury.
  • ARISTE, M. Vanhove.
  • CLITON, Valet du Menteur, M. Préville.
  • UN GREC, M. Saint-Prix.
  • UN ROMAIN, M. Saint-Phal.
  • RODRIGUE, M. de la Rive.
  • Un quadrille de Grecs.
  • Un de Romains.
  • Un de Castillans.
  • Un de François.
  • Suivants de Melpomène et de Thalie.
Le Théâtre représente une Place publique.

SCÈNE PREMIÈRE. §

ALCIPE, seul, se promenant.

Comme Paris me plaît par sa diversité;
Chaque jour est marqué par quelque nouveauté.
À Poitiers, d’où je viens, quelle monotonie !
Il faut bien qu’en Province à la fin l’on s’ennuie ;
5 Aussi je ne veux plus de ce triste séjour,
Où l’on commente un an, la nouvelle d’un jour ;
Où le goût et l’esprit, gênés dans des lisières,
Ne savent rien aimer que ce qu’aimaient nos pères ;
Où l’amour bien noté sur l’air des vieux romans,
10 Fait bâiller nos beautés auprès de leurs amants ;
Où tout respire enfin l’ennui de la constance.
Philiste m’a déjà montré la différence,
Des plaisirs de Paris et de nos vieux travers;
Et c’est sous ses drapeaux désormais que je sers.
15 Ici tout naît, tout meurt, tout va, tout vient, tout vole,
La mode impunément y renverse un idole
De son haut piédestal, pour y porter un nain,
Qu’elle-même et le goût en chasseront demain.
N’importe ; tout est bien, tout est gai, tout varie ;
20 Le Sage veut en vain crier à la folie
Sur la mode du jour ; elle n’est déjà plus ;
Et ses cris surannés paraîtraient superflus.
Ici chaque plaisir n’a qu’un instant d’ivresse ;
L’instant est-il sonné, chacun fuit et se presse
25 Vers un autre plaisir qu’indique la beauté,
Dont l’attrait est si vif pour toute nouveauté.
Mais Philiste est longtemps. Je me lasse d’attendre.

SCÈNE II. Philiste et Alcipe. §

ALCIPE.

Ah te voilà !

PHILISTE.

Moulu ! J’ai bien cru que jamais
Auprès de toi je ne pourrais me rendre.

ALCIPE.

30 Comment ?

PHILISTE.

Pour ces billets que je suis allé prendre,
La grille n’était pas d’un bien facile accès.

ALCIPE.

Aux Spectacles forains ?

PHILISTE.

Non, c’était aux Français.

ALCIPE.

Tu te moques de moi ?

PHILISTE.

Rien n’est plus véritable ;
C’était une foule incroyable ;
35 Et l’on m’a dit de toutes parts
Que dans le vrai Temple des Arts,
Ce jour est un jour remarquable.

ALCIPE.

Parce qu’ils sont reconnaissants,
Les Comédiens vont-ils d’un auteur du vieux temps
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40 Nous faire encor l’apothéose ?
Ils ne savent donc pas que c’est pour les vivants,
Que l’encens doit surtout brûler à forte dose ?

PHILISTE.

Ce dernier, tout compté, donne plus de profit :
Parmi certaines gens, c’est chose incontestable :
45 L’éloge d’un vivant nourrit ;
Celui d’un mort est impayable.

ALCIPE.

Me diras-tu quel est ce mortel glorieux,
Que la scène aujourd’hui doit offrir à nos yeux ?

PHILISTE.

Non. Je sais qu’il vivait au siècle mémorable,
50 Qui sur les Lys François fixait tous les regards,
Lorsque les talents et les arts,
Trouvaient auprès du trône une main secourable.

ALCIPE.

À ce que tu me dis, as-tu donc bien songé ?
Par cette même main, le talent protégé,
55 Brille et fleurit encor, pour l’honneur de la France ;
Et la beauté, la bienfaisance,
À cet égard n’ont rien changé.

PHILISTE.

C’est juste.

ALCIPE.

Mais le nom ?

PHILISTE.

En très gros caractère,
Sur l’affiche j’ai lu, LA FÉTE SÉCULAIRE,
60 Pièce nouvelle. Un siècle, c’est cent ans.
J’ai cru que tu saurais à peu près dans ce temps,
Quel grand homme acheva sa brillante carrière.

ALCIPE.

Quel ?... C’est le grand Corneille ! Oh ! Je suis enchanté :
De la faiblesse de l’enfance,
65 À la vigueur de la maturité,
Par lui son art fut tout à coup porté,
Et d’un vrai créateur il montra la puissance.
Ah ! Comme avec transport son nom sera fêté
Par les enfants chéris, à qui dans sa bonté
70 Il laissa quelque don de son riche héritage !
Courons dans ce grand jour voir cette nouveauté.

PHILISTE.

Attendre an lendemain, quelquefois n’est pas sage.

ALCIPE.

À l’entour du bureau parlait-on de l’ouvrage ?

PHILISTE.

Bien plus, on le jugeait fort prématurément,
75 Comme l’on juge ailleurs, chez gens de haut parage,
En bref, par ces deux mots, détestable, ou charmant :
Mais un homme d’un certain âge,
Qui le connaît apparemment,
Nous a dit que l’Auteur espérait seulement,
80 Par le choix du sujet échapper au naufrage.

ALCIPE.

D’abord sa modestie a droit à mon suffrage,
Et je l’accorderai peut-être à son talent.

PHILISTE.

Bien vu...

ALCIPE.

Nous aurons donc très grande compagnie ?

PHILISTE.

Grande ! Oh ! Jamais on ne vit rien de tel.
85 Et par mille étrangers cette foule grossie,
S’empresse à partager l’hommage solennel,
Que l’univers entier ne rend qu’au seul génie.

ALCIPE.

Tandis que tu perçois cette foule de gens,
Qu’un si noble sujet rassemble,
90 Non loin d’ici, j’ai vu paraître ensemble,
Trois objets très intéressants ;
L’un était un vieillard ; dessous les cheveux blancs,
Dont s’ombrageait sa tête vénérable,
Brillait le feu de ses regards perçants :
95 Il paraissait enfin tel que jadis la fable
Peignit, ou Saturne, ou le Temps ;
À ses côtés marchaient deux Belles;
L’une au minois fripon, l’autre à l’air imposant,
Et du Public en un moment,
100 Tous les yeux, tous les coeurs se sont tournés sur elles.

PHILISTE.

Eh ! Quoi tu n’es pas accouru ?

ALCIPE.

En un clin d’oeil ce groupe a disparu,
Et personne n’a pu m’en dire des nouvelles:
Tu conviendras bientôt, comme moi transporté,
105 Qu’elles avaient en vérité,
La tournure des Immortelles.

PHILISTE.

J’en conviendrai, si tu le veux :
Mais songe donc que je ne peux
Juger de leurs attraits avant de les connaître.

ALCIPE.

110 D’accord, tu parles de bon sens ;
Au Théâtre, à coup sûr, nous les verrons paraître :
En tirant sa montre.
Allons ; dépêchons ; il est temps.
Ils sortent ensemble.
Le théâtre change, et représente un vestibule.

SCÈNE III. Thalie et Ariste. §

Thalie entre et épie dans la Salle : elle est appuyée sur la main d’Ariste.

THALIE, à Ariste.

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Quoi ! Tout ce monde là pour ma soeur Melpomène ?
Elle est donc folle ? Elle se plaint toujours,
115 Qu’elle voit s’éclipser sa gloire et ses beaux jours.

ARISTE.

Vous le savez, Madame, aujourd’hui sur la scène,
Le Temps va couronner l’aîné de ses enfants ;
Et vous voyez que l’amour des talents,
Ici pour Corneille ramène
120 Les coeurs reconnaissants et les mâles esprits.

THALIE.

Eh ! Pourquoi donc m’a-t-on dit qu’à Paris,
Ma soeur, pour l’aîné de ses fils,
Avait perdu quelques suffrages,
Et que de secrets ennemis,
125 Du vif éclat de nos hommages,
Seraient affligés et surpris ?

ARISTE.

Rien n’est plus faux, sur ma parole.
Ah ! Si jamais s’échappant de la Cour,
L’envie eût quelque accès chez ce peuple frivole,
130 Son règne n’y dura qu’un jour,
Comme celui d’une mode étourdie;
Et le Français s’honorera toujours,
Par le culte assidu qu’il décerne au génie.

THALIE.

Que j’aime à voir justifier
135 Ce bon peuple que j’idolâtre:
Rire, chanter, aimer, se battre ;
Il sait tout, hormis s’ennuyer ;
Et ne pouvant l’humilier,
L’orgueil cherche avec complaisance,
140 Dans quelque trait léger de son inconséquence,
Matière à le calomnier.

ARISTE.

Tel se montre le caractère
De nos Anglomanes fougueux ;
Fatigués des talents qui naissent autour d’eux,
145 Ils ne prisent que ceux d’une terre étrangère ;
Et leur orgueil, plus que leur goût préfère,
Dans la liste des noms fameux,
Shakespeare à Corneille, et Congreve à Molière.

THALIE.

Que ne vont-ils en Angleterre,
150 C’est-là qu’ils doivent réussir ;
Et chez le brave Anglais une fête annuelle,
Fait revivre par son souvenir
Les grands noms, revêtus d’une gloire immortelle,
De Haendel et de Shakespeare .

ARISTE.

155 Mais cette mode, autant que toute autre, je pense,
Serait bonne sans doute à rapporter en France.

THALIE.

J’en veux parler à mes Français ;
Qu’en dites-vous ?

ARISTE.

Comptez sur un succès,

THALIE.

L’absence de ma soeur cependant m’inquiète :
160 Ne pourrai-je savoir enfin ce qui l’arrête.

ARISTE.

Ordonnez ; prêt à vous servir,
Mon zèle...

THALIE.

C’est pour revenir
Paraître à la cérémonie,
Où près de moi tantôt vous devez vous trouver :
165 Vous me servirez à prouver,
Que des gens de bon sens j’aime la compagnie.
Ariste sort.

SCÈNE IV. §

THALIE, seule.

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Ma soeur n’arrive point... Pour me désennuyer,
S’il me venait au moins un écuyer...
Mais n’en est-ce pas un que je crois voir paraître ?
170 Comme il court... À coup sûr il ne prétend pas être
A cette fête le dernier...
Feignons, pour m’amuser, de ne le pas connaître.

ALCIPE, à part, avant d’approcher.

C’est Thalie ! Elle feint ; fort bien ; feignons aussi !
Et déployons l’ardeur dans ce projet hardi,
175 D’un guerrier qui combat sous les yeux de son maître.
Il approche.

SCÈNE V. Alcipe, Thalie. §

ALCIPE.

Dès le premier instant que vous avez paru,
Ah ! Madame, que n’ai-je pu,
Me rapprocher de vous et de votre compagne ?
Je ne la revois point ? Qu’est aussi devenu
180 Ce vieillard qui vous accompagne ?

THALIE.

Monsieur, la curiosité
Qui vous agite et qui vous presse
A bien de la vivacité...
Je croyais que la politesse...

ALCIPE.

185 Je suis Français; je vois une beauté,
Et pour elle aussitôt tout mon coeur s’intéresse.
Dussiez-vous condamner mon importunité,
Je ne vous quitte plus... vous semblez étrangère ?

THALIE.

Oui... non...

ALCIPE.

Lequel des deux ?... Vous riez... la colère,
190 Convenez-en, ne vaut pas la gaieté.

THALIE.

À part.
Il a raison.
À Alcipe qui l’examine.
Mais, Monsieur, je vous prie,
Par votre regard indiscret,
M’avez-vous assez poursuivie ?

ALCIPE.

J’examinais, et mon âme ravie,
195 Croyait voir...

THALIE.

Qui donc, s’il vous plaît ?

ALCIPE.

Une Dame que j’ai servie.

THALIE.

Et cette Dame vous aimait ?

ALCIPE.

Je me tais...

THALIE.

C’est par modestie...
Comment, elle me ressemblait ?

ALCIPE.

200 Oh ! C’était vous, Madame, trait pour trait...
Ne vous alarmez pas... Elle était fort jolie.

THALIE.

Son nom ?

ALCIPE.

Son nom ?

THALIE.

Oui, je le veux...

ALCIPE.

Thalie.

THALIE.

Comment, traître, vous me jouiez ?

SCÈNE V. Thalie et Melpomène. §

MELPOMÈNE.

Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte,
205 Vous peindre les transports dont mon âme est atteinte ;
Prêtez, ma chère soeur, l’oreille à mes discours,
Et sachez que je vois le plus beau de mes jours.
Elles s’asseyent.
Si mon nom, autrefois honoré dans la Grèce,
Fit fumer un encens qui flatta ma tendresse,
210 Je ne vous dirai point par quel affreux revers,
Depuis ces jours brillants, j’errai dans l’univers,
Nourrissant ma douleur, et ma triste pensée,
Du cruel souvenir de ma gloire éclipsée ;
Mes autels renversés, mes temples abattus,
215 Redisaient en tous lieux, Melpomène n’est plus !
Mes pas irrésolus, et ma marche incertaine,
Me conduisent enfin sur les bords de la Seine ;
Mais son peuple égaré connaissait-il alors,
Des passions du coeur les terribles ressorts ?
220 Le Théâtre à ses yeux, dans des scènes barbares,
N’offrait qu’un long tissu d’événements bizarres.
Aux étranges combats des héros et des dieux,
Succédaient brusquement des discours langoureux;
Leurs périls, leurs malheurs, leurs tendresses, leurs flammes,
225 Ne parlaient point aux coeurs, n’agitaient point les âmes;
Et dans ces jeux, toujours l’ennui du merveilleux,
Refroidissait la scène en fatiguant les yeux.
J’invoquais (sans espoir) quelque dieu tutélaire,
Qui pût dans ce chaos, débrouiller la lumière :
230 Ce dieu, ce fut Corneille : il parut ; à sa voix
Je repris tout-à-coup mon empire et mes droits.
Cent ans sont écoulés depuis que sur la scène,
Par ce nom glorieux je règne en souveraine.
Le Cid me l’annonça ; je le vis, et soudain
235 Je mis, sans balancer, mon sceptre dans sa main :
Ce choix n’a point trompé ma superbe espérance,
Sa gloire chaque jour cimentant ma puissance.
Mille ennemis jaloux, confus, humiliés,
Virent bientôt la France et l’Europe à mes pieds.
240 Quand il eut médité sur la source profonde,
Des malheurs, des vertus et des crimes du monde,
Alors on entendit son éloquente voix,
Porter la vérité dans l’oreille des Rois,
Et ce siècle fameux, si fertile en merveilles,
245 Dut son plus grand éclat à l’aîné des Corneilles.
Ah ! Si ce sentiment paraissait une erreur,
C’est une vérité dans le fond de mon coeur.
Mais faut-il, en des lieux illustrés par sa gloire,
De ses nombreux travaux rappeler la mémoire ?
250 Ma voix redira-t-elle à tous les coeurs émus,
De quel attrait puissant il orna les vertus
De ces nobles héros que la grandeur Romaine,
Permit à ses pinceaux de montrer sur la scène,
Pour l’ornement du monde et l’exemple des Rois ?
255 De combien de devoirs il fait chérir les lois.
Son art veut-il former un Prince doux et juste ?
Il présente à son coeur la clémence d’Auguste.
Ici la même main qui si bien crayonna
L’âme du grand Pompée et celle de Cinna.
260 Prenant d’autres pinceaux, trace dans Rodogune,
De la soif de régner, la sanglante infortune :
Là le coeur agité par de nobles douleurs,
De Chimène admira les combats et les pleurs ;
Et dans ces grands tableaux que sans cesse il varie,
265 Tantôt tendre, il rend cher l’amour de la patrie,
Et tantôt plus terrible, en des traits effrayants,
Il peint l’horreur du crime, ou l’effroi des tyrans.
Enfin ce fils chéri, qui terrassa l’envie,
Ne dut rien à son siècle, et tout à son génie.
270 Aujourd’hui que du temps la sévère équité,
Le ceindra d’un laurier tant de fois mérité,
Partagez les transports d’un peuple qui s’apprête
Au pompeux appareil de cette grande fête.

THALIE, se levant.

Mais entre nous, ma soeur, c’est un point arrêté,
275 De ma cour et de moi, disposez je vous prie,
Par mon ordre elle est avertie;
Et dans cette solennité,
Si vous saviez combien mon peuple est enchanté
De rendre à la soeur de Thalie
280 Le secours qu’elle m’a prêté
Dans pareille cérémonie,
Vous l’aimeriez en vérité.

MELPOMÈNE.

Que vous connaissez mal votre soeur Melpomène,
Si vous la soupçonnez d’être en proie à la haine ;
285 Ce sentiment affreux gâterait ce beau jour ;
Et quand le coeur est plein d’un véritable amour,
Il l’épanche aisément sur ce qui l’environne.

THALIE.

Vous ne haïssez donc personne ?

MELPOMÈNE.

Non.

THALIE.

Pas même les envieux ?
290 Dont le ciel lâchement verse sur le génie,
Qui les choque ou les humilie,
Son poison lent et dangereux?

MELPOMÈNE.

Ils sont bien assez malheureux !
Je les plains, et je leur pardonne.

THALIE.

295 Je ne vous croyais pas si bonne.
Pour moi ce me serait un déplaisir mortel,
Si dans ce jour si solennel,
Que notre amour consacre au grand nom de Corneille,
Il nous venait des gens d’une espèce pareille.

MELPOMÈNE.

300 Quoi ! Ma soeur, la critique à ce point vous aigrit ?
Sachez de moi qu’un bon esprit
Assez rarement s’en afflige :
Est-elle mauvaise, il s’en rit ;
Est-elle bonne, il se corrige.

THALIE.

305 Prenez garde, ma soeur, que votre gravité
S’égare dans mon apanage.

MELPOMÈNE.

Par moi, pour cette fois, mon fils est imité ;
Quand jadis à votre gaieté
Il porta son premier hommage,
310 Mon coeur...

THALIE.

Le mien en sut infiniment flatté.

MELPOMÈNE.

Permettez donc qu’ici, seules, en liberté,
De mon austérité je suspende l’usage,
Et je vais vous parler avec sincérité.
Comment Apollon, je vous prie,
315 En ce moment, s’est-il donc éloigné ?
Pourrait-il avoir dédaigné
De présider lui-même à la cérémonie ?

THALIE.

Ah ! Ne craignez pas qu’il oublie
Un nom qu’il chérit à jamais ;
320 Il sait qu’il le couvrit d’une gloire durable,
En répandant sur lui ses plus rares bienfaits,
Et sans doute il jouit d’un plaisir véritable,
En voyant aujourd’hui, par le Temps équitable,
Confirmer les dons qu’il a faits.

MELPOMÈNE.

325 Ce discours dissipe ma crainte
Et vous savez me rassurer.
Mais j’aperçois dans cette enceinte
Quelqu’un qui cherche à pénétrer.

SCÈNE VI. Thalie, Cliton, Melpomène. §

THALIE.

C’est Cliton...
À lui.
Que veux-tu ?

CLITON.

Trois messieurs qui me suivent,
330 Et qui dans le moment arrivent,
Désireraient entretenir,
Dans une secrète audience,
La dame qu’avec vous ici j’ai vu venir.

THALIE.

Paraissent-ils gens d’importance ?

CLITON.

335 Je les crois étrangers.

MELPOMÈNE.

En toute diligence,
Dites-leur que je suis empressée à les voir.
Cliton sort.

THALIE.

Ces beaux messieurs ont peut-être à vous dire
Ce que je ne veux pas savoir.
Permettez que je me retire
340 Pour vous les laisser recevoir.

SCÈNE VII. Un Grec, Un Romain, Un Castillan, Melpomène. §

LE GREC.

Le Temps, ce souverain des Dieux et des mortels,
Ce vieillard dont la main rassemble tous les âges,
Et qui vit notre encens fumer sur vos autels,
Me commande à vos pieds d’apporter des hommages ;
345 La Grèce est ma patrie, et ce berceau des arts
Éclairé le premier de vos divins regards,
Veut par son député, prendre part à la gloire,
De ce mortel fameux qu’au temple de mémoire,
Sophocle à ses côtés verra bientôt asseoir.

MELPOMÈNE.

350 J’aime le zèle ardent que vous me faites voir ;
Si le temps emporta les dépouilles d’Athènes,
Son génie et ses arts, sur des rives lointaines,
Croyez que les climats où je reçus le jour,
Seront toujours présents et chers à mon amour.

LE ROMAIN.

355 J’apporte aussi, Madame, au nom d’un peuple libre,
Le tribut mérité des rivages du Tibre,
Pour celui dont le coeur a vu dans les Romains,
Les plus grands des héros et les Rois des humains :
Heureux si cet hommage aux mânes d’un grand homme,
360 Satisfait à la fois, vous, sa patrie et Rome.

MELPOMÈNE.

Seigneur, ce grand honneur qu’il reçoit aujourd’hui,
S’il est digne de vous, est bien digne de lui ;
Mais le culte rendu par le monde au génie,
De cent climats divers ne fait qu’une patrie.

RODRIGUE.

365 Le dirai-je, Madame ; oui, tout autre que moi,
Au bruit de ce grand nom pourrait trembler d’effroi;
Mais la palme du Cid qui s’élève au Parnasse,
Je l’espère à vos yeux me fera trouver grâce :
Souffrez donc que Rodrigue apporte à vos genoux,
370 Tout ce qu’il sent d’amour pour Corneille et pour vous :
La Castille le veut, et l’honneur me l’ordonne.

MELPOMÈNE.

Jeune et brillant appui de plus d’une Couronne,
Je reçois tous vos dons, ils me sont précieux;
Déployez près de moi le noble caractère
375 De ces fameux héros, si grands, si glorieux,
Faits pour servir d’exemple au reste de la terre ;
Corneille en les peignant se montre aussi grand qu’eux.
Mais déjà je vois en ces lieux
Revenir l’aimable Thalie.

SCÈNE VIII. Thalie, sa suite et les précédents. §

THALIE.

380 Ma soeur, vous me voyez suivie
De l’élite de mes enfants ;
Et bientôt avec eux les peuples différents,
De cent climats divers, et nés dans tous les âges,
Conduits près de vous par le Temps,
385 À la pompe de nos hommages,
Vont mêler leurs tendres accents.

MELPOMÈNE.

Ah ! Mon coeur me le dit, déjà je les entends.
Annonce d’une marche par l’Orchestre.
Ces sons harmonieux m’annoncent leur présence.
Aux Envoyés.
Rangez-vous près de moi : que la fête commence.
Melpomène sur l’aile droite du Théâtre. Thalie sur l’aile gauche avec sa suite.

SCÈNE IX. Le Temps, Melpomène, Thalie. §

Le Temps, une couronne à la main, arrive sur une marche, précédé et suivi de quatre quadrilles, un de Grecs, un de Romains, un de Castillans et un de Français : à la fin de la marche, il se trouve sur le devant de la scène au milieu des deux Muses.

LE TEMPS, à tous.

390 Illustres nations que l’ardeur de la gloire
Et l’amour des talents rassemblent sous mes yeux ;
Dans ce sacré parvis du temple de mémoire,
Écoutez les accents du souverain des Dieux.
Le Choeur répète le dernier vers.
Ah ! Si sur les travaux de la plus noble vie,
395 La haine a, trop de fois, attaché ses serpents,
Ma main seule les tue, et ce n’est que le Temps
Qui d’un jour sans nuage éclaire le génie.
Ce jour est arrivé, consacrons aujourd’hui
La gloire du mortel qui le premier en France,
400 De l’art de Melpomène exerça la puissance,
Et qui forma des Rois pour régner après lui.

MELPOMÈNE au Temps.

Seigneur daignez montrer à la foule éperdue,
Le glorieux séjour par mon fils habité.

LE TEMPS.

Temple de l’immortalité,
405 Paraissez, brillez à ma vue.
Le fond s’ouvre; on voit dans l’endroit le plus élevé du Parnasse la statue de Sophocle ; plus bas, au même rang, celles de Corneille, de Racine, de Voltaire et quelques autres. Alors trois cris de joie se font entendre distinctement. Huzza. Bravo. Vivat.

THALIE.

Mais n’entends je pas les accents
De quelques langues étrangères ?

LE TEMPS.

Elles ne le sont point : si l’espace et le temps,
Aux états, aux mortels, ont fixé des barrières
410 Pour le génie et les talents,
L’amour sait les franchir, tous les hommes sont frères.

MELPOMÈNE à tous.

Ils renaissent pour vous, ces beaux jours où Louis
Se créait des sujets hors du sein de la France,
Lorsque les Arts par lui protégés et chéris,
415 Vous portaient le tribut de leur reconnaissance.
La gloire des combats offre trop de hasards,
Fait verser trop de sang, répandre trop de larmes:
Mais il est une gloire à l’abri des alarmes,
Une seule durable, et c’est celle des Arts.

LE TEMPS.

420 Qu’elle brille en ces lieux, qu’elle nous environne
Cette gloire, l’honneur des sujets et du trône,
Par l’exemple fameux que je vais en donner.
À quatre sujets principaux de la Tragédie.
Vous cependant allez environner
Avec respect cette noble statue:
425 Approchez-la de moi ; peuples à votre vue
Saturne va la couronner.
Sur un pas de quatre, on va chercher la statue qu’on place sur le devant, entre les deux Muses et le Temps. Les ailes du Théâtre bien découvertes.

LE TEMPS, avant de placer la couronne.

Ô vous ! Dont l’âme ambitionne
L’immortalité des succès,
Rappelez-vous cette couronne,
430 Et sachez qu’un laurier ne se fane jamais,
Lorsque c’est ma main qui le donne.
Melpomène, Thalie et leur suite rendent hommage à Corneille. Pas de Ballet.

LE TEMPS.

Ramenez ce grand homme au sommet du Parnasse,
À côté de Sophocle où je marque sa place.
Autre pas de Ballet. On place la statue à côté de celle de Sophocle.

THALIE.

Mais seul au premier rang de l’immortalité,
435 Si Corneille, Seigneur, est aujourd’hui porté,
A ses nobles rivaux n’est-ce point faire injure ?

LE TEMPS.

Non, non, Madame, et la postérité
Que je guide d’une main sûre,
Doit un jour avec équité,
440 Au même rang placer à son côté,
En montrant la Statue de Racine.
Et celui qui peignant l’amour et la nature,
D’un charme si touchant leur prêta la beauté ;
En montrant celle de Voltaire.
Et celui dont la main démasquant l’imposture,
Contre tous ses tyrans, servit l’humanité.

THALIE.

445 Ah ! Je comprends, c’est une galerie...

LE TEMPS.

Vous plaisantez ? Pourquoi donc, je vous prie ?

THALIE.

Le projet n’est pas neuf, et déjà dans Paris...

LE TEMPS.

Madame, je suis peu surpris
De l’éclat de pareils hommages.
450 Si les Rois ici bas tiennent le rang des Dieux,
Ils se montrent surtout leurs plus dignes images,
Quand ils sont éclairés et bienfaisants comme eux.

MELPOMÈNE, à tous.

Vous que rassemblent en ce jour
La reconnaissance et l’amour,
455 Aux yeux de la France charmée,
Célébrez dans vos chants, consacrez dans vos jeux,
Le nom du mortel glorieux,
Qui ne dut qu’à lui seul toute sa renommée.
Un Ballet général termine la fête.