RÉGULUS
TRAGÉDIE EN TROIS ACTES ET EN VERS.

M. DCC. LXV. Avec Approbation.

À PARIS, De l’Imprimerie de SÉBASTIEN JORRY, rue et vis-à-vis la Comédie Française, au Grand Monarque et aux Cigognes.

LETTRE DE L’AUTEUR AU SOLITAIRE DU GUÉLAGUET*. §

* Le Guélaguet est une terre près de Blois.

C’est bien assez de donner un ouvrage au public, sans l’ennuyer préliminairement de toute la pompe dédicatoire. Je n’aime point ces écrivains qui cherchent à appuyer d’un nom fastueux leur timide médiocrité. J’ai besoin d’un ami vrai, qui raisonne avec moi, qui féconde mes idées, en y mêlant les siennes, qui agrandisse mon imagination par l’attrait de la confiance et de la liberté ; qui, détaché des petits intérêts littéraires, ignore cet art si commun de flatter pour nuire ; enfin j’ai besoin d’un Sage, qui, dans le silence des campagnes, voyant la Nature telle qu’elle est, toujours simple et sublime, m’apprenne à la séparer de ces vapeurs étrangères qui l’offusquent dans les villes, et n’en laissent apercevoir qu’une image fausse et déshonorée.

Ô mon ami, tous ces avantages, je les ai trouvés dans ta solitude; c’est là que je vais chercher mon guide. Maîtrisé par les plaisirs que la foule poursuit, entouré de liens si imperceptibles, que je ne songe pas même à les briser, inquiété par ces demi-passions d’autant plus durables qu’elles sont plus languissantes, chaque fois que je veux prendre l’essor, je me sens ramener malgré moi à cet esprit léger et vagabond, qui amuse quelquefois les autres, et ne console jamais son frivole possesseur. Voilà pourtant une production plus grave, plus sérieuse que celles dont je me suis occupé depuis longtemps : elle mérite l’examen d’un homme raisonnable.

Quel ouvrage qu’une tragédie ! Je ne sache rien de plus embarrassant à faire, et de si embarrassant quand elle est faite. La présentera-t-on aux Comédiens ? La recevront-ils ? La joueront-ils ? Réussira-t-elle ? Restera-t-elle au théâtre ? Ira-t-elle à la Postérité ? Qu’en diront les journalistes ? Pour aplanir une partie de ces difficultés, j’ai pris la résolution prudente de faire imprimer celle-ci, et de la garantir des illustres naufrages de la représentation. Tu m’objecteras qu’un ouvrage dramatique est toujours froid et inanimé sans le secours de la scène, et la féerie du jeu des acteurs ; qu’une tragédie non représentée ressemble, tout au plus, à une belle femme en bonnet de nuit. J’en conviens ; mais aussi quel jour effrayant que celui du Théâtre !

Tu n’es pas comme moi le témoin de ces exécutions littéraires, de cet ennui majestueux du Public assemblé, de ces silences formidables qui précédent les murmures, de ces applaudissements ironiques que l’amour-propre même de l’Auteur ne saurait bien interpréter, de la joie cruelle de cent petits dramaturges obscurs tout fiers d’avoir influé sur un événement de cette importance ; du ridicule enfin qui poursuit l’infortuné, et le force, du moins pendant quelques jours, d’être modeste, en dépit qu’il en ait. Tu n’as pas éprouvé comme moi ces palpitations d’un coeur paternel que l’on déchire ; ces terreurs croissant de scène en scène, cette éternité d’un drame qui fatigue les spectateurs, les inquiétudes de la veille, les transes du jour et le réveil du lendemain. Je ne connais rien de si sot qu’un auteur tragique qui a fait rire son monde pendant deux heures et demie, avec la prétention de le faire pleurer. L’impression du moins présente un calme séduisant : c’est une mort douce, lente et insensible, une espèce d’opium qui endort et tue voluptueusement celui qui l’a pris, en lui procurant des rêves agréables.

Mais venons à l’Ouvrage que je t’envoie. Le titre seul annonce le sujet. De tous les exemples de la fermeté Romaine, il n’en est point de plus frappant que celui de Régulus abandonnant sa femme et sa patrie, repoussant d’un oeil morne les caresses de ses enfants et les prières de ses amis, pour retourner à Carthage y dégager sa parole, et se dévouer aux tourments qui l’attendent. Ces temps d’héroïsme ont presque l’air fabuleux, tant l’espèce humaine a dégénéré, et tant les phénomènes de vertu ont peu de droits sur notre crédulité. Aussi de tous les tableaux qu’on nous offre au théâtre, ceux qui nous rapprochent de ces jours de force et d’énergie, sont-ils ceux qui font le moins d’effet. Brutus, ce chef-d’oeuvre de M. de Voltaire, et l’un des plus beaux drames dont puisse s’enorgueillir l’esprit humain, Brutus n’a arraché qu’un succès d’estime, au lieu de l’ivresse qu’il devait produire. Nos femmes et nos jeunes gens, tout le sexe enfin se familiarise difficilement avec cette grandeur qui lui paraît surnaturelle. C’est dans notre amour-propre même que je trouve les raisons de notre froideur pour ces sortes de sujets. Jamais vous n’intéresserez les hommes, en les humiliant. La peinture de ces actions sublimes, dont nous avons si peu de modèles, et de ces grands efforts efforts auxquels il est si difficile d’atteindre, ne saurait exciter dans le général des spectateurs qu’une admiration vague et pénible qui rarement devient un plaisir.

Il semble alors qu’on les conduise dans un monde étranger, créé par l’imagination, pour être la satyre du nôtre : l’esprit applaudit ; l’âme est souvent froide et muette. (*) La véritable illusion du Théâtre naît du retour sur soi-même, et des rapports que l’on surprend entre soi et les personnages représentés. On aime à retrouver sur la scène ses penchants, ses vices même. L’homme souffre volontiers une lumière qui n’éclaire que lui, et ne le force point à rougir devant les autres. Dès que Rhadamiste paraît, mon âme suit les mouvements de la sienne. Je m’emporte avec lui ; avec lui je verse des larmes. Sa jalousie s’empare de moi ; son repentir m’attendrit ; il m’arrache à moi-même, et me transporte, pour ainsi dire, à ses côtés. Que deviendraient toutes ces émotions, s’il n’était que froidement vertueux ? Les passions, les crimes, les remords, voilà le vrai cortège de la tragédie ; et les faiblesses au théâtre ont bien plus de partisans, que les vertus n’y trouvent d’admirateurs.

Il faudrait pourtant savoir un gré infini aux Auteurs Dramatiques qui auraient le courage et le talent de nous ramener à ce genre si noble, si élevé, et dont les difficultés sont de nouveaux attraits pour le génie qui sait tout aplanir. Il est surtout des moments de sommeil et de langueur, que tous les peuples ont éprouvés, où les ressorts se relâchent, où l’émulation s’éteint, où les lumières des particuliers ne servent qu’à les aveugler sur le bien général, enfin où tous les rayons s’éloignent du foyer commun ; c’est alors qu’il paraît indispensable de réveiller dans les âmes ces idées de grandeur, de générosité, et cet enthousiasme patriotique qui a produit tant de héros et donné de si beaux spectacles à l’Univers. Le Théâtre seul semble fait pour ces fortes leçons ; elles n’acquièrent que là ce degré de chaleur et de vérité qui les rend utiles ; et il n’y a point de traité de Morale qui vaille le dernier acte de Cinna et le sublime dénouement d’Alzire.

On peut mettre au rang des pièces de ce genre Le Siége de Calais, Tragédie de Monsieur du Belloy, que l’on joue depuis quelque temps avec un succès mérité. C’est le triomphe de l’honneur et du patriotisme, c’est une belle et touchante leçon pour les peuples et pour les Rois, une espèce de monument élevé à la gloire de la Nation, qui y retrouve l’image de ses devoirs et l’éloge de ses vertus. Mais la réussite de ce drame ne détruit point ce que j’ai avancé précédemment. Transportez à Rome, à Athènes ou à Corinthe les mêmes passions, les mêmes intérêts, vous verrez bientôt toutes les âmes se refroidir, et succéder le calme de l’admiration aux transports du sentiment. Il y a bien de l’adresse dans le choix d’un sujet qui donne à tout un peuple le droit de s’applaudir lui-même, en applaudissant l’action représentée. Les spectateurs que l’on flatte sont toujours disposés à l’indulgence, et le délire de l’amour-propre satisfait tient lieu des plus vives émotions que puisse produire la tragédie. Cela n’ôte rien au mérite de Monsieur du Belloy, et prouve seulement combien il connaît le caractère de la Nation pour laquelle il écrit : connaissance qui suppléerait presqu’au talent, et qui le double, quand elle s’y joint.

Le pas que Monsieur du Belloy vient de faire nous indique une route que Monsieur de Voltaire semble avoir entrevue dans Zaïre, le Duc de Foix, et Tancrède, mais qu’il a trop tôt abandonnée. Le moyen, je crois, de rajeunir la tragédie, c’est de la rendre Nationale. Nos Théâtres ont assez retenti des noms Grecs et Romains ; les derniers surtout doivent plus au pinceau de Corneille, qu’au burin même de l’Histoire. Pourquoi chercher si loin des vertus à immortaliser ? Ne serions-nous que les peintres des belles actions que les autres exécutaient ? Quelle foule de traits héroïques nous présentent les fastes de l’ancienne Chevalerie ! Époque brillante et chère, où l’honneur avait toute son énergie, où se concentrait dans les âmes la chaleur qui de nos jours s’est réfugiée dans les esprits, où les plaisirs s’ennoblissaient par un appareil guerrier, où la galanterie même était une source de courage, où les François enfin formaient un peuple de héros et d’amants qui servaient avec la même ardeur et leur pays et leurs maîtresses. C’est dans ce champ que nos auteurs tragiques doivent moissonner; le théâtre anglais, tout monstrueux et incorrect qu’il est, est plus intéressant que le nôtre. C’est une galerie de tableaux où la Nation se reconnaît toujours ; elle s’y admire dans ce qu’elle a d’éclatant, elle y rougit de ses faiblesses; l’illusion est plus réelle, le plaisir plus vif, et l’utilité plus étendue. Quand verrai-je notre scène consacrée à perpétuer la gloire du nom Français ? Quel motif d’émulation ! L’habitude d’applaudir aux vertus de nos aïeux nous inspirerait sans doute le désir généreux de fournir pour nos descendants matière à de pareils spectacles.

D’après ces réflexions, on entrevoit assez ce que je pense du sujet que j’ai choisi : son grand défaut est la monotonie du nom romain. D’ailleurs il réunit l’intérêt le plus vif à toute la majesté républicaine. En effet, mon ami, quel personnage plus théâtral que Régulus, entouré des liens les plus chers à l’humanité, qu’il brise en pleurant, et qu’il n’abandonne qu’avec cet effort douloureux qui augmente le prix du triomphe ! Je ne lui ai point donné, comme dans l’histoire, cette inflexibilité stoïque qui ne s’attendrit jamais, et, si l’on peut dire, cette atrocité de vertu qui dénature l’homme, qu’elle agrandit en apparence. Quelque impérieux que soit l’honneur, il ne doit point, sans doute, étouffer ces sentiments primitifs et consolateurs que le ciel nous imprime, et qu’il veut qu’on respecte. L’insensibilité ne fit jamais de héros : c’est par les combats et les déchirements de l’âme, que l’héroïsme s’épure et devient une vertu. Comment veut-on que je m’intéresse à un homme dont le coeur est mort, et dont les belles actions n’ont d’autre foyer qu’une imagination ardente, et le fanatisme d’une gloire mal entendue ? La constance de Régulus est étonnante, sans doute, mais ce sont ses larmes qui la rendent sublime. Que m’importerait son sacrifice, s’il n’en sentait point le prix et l’amertume ?

Pradon a fait une Tragédie de Régulus; elle est même restée au Théâtre pendant quelque temps ; on la joue encore en Province. Je ne peux attribuer ce succès passager qu’à la force du sujet qui a ébloui sur la faiblesse de l’exécution. Il y a quelque esprit dans la conduite ; mais d’ailleurs nul développement, nulle noblesse, nul pathétique. On nous y peint Régulus froidement amoureux, ayant toujours sa maîtresse à ses côtés ; Régulus amoureux ! Une femme dans le camp de Régulus ! Ce sont là de ces absurdités qu’on n’imagine pas, et qui prouvent bien l’indulgence des spectateurs de ce temps-là. Pour le style, tu sais comme Pradon écrit ; et la postérité ne s’avisera point sans doute de lever le sceau de réprobation que Boileau a imprimé sur cet insipide écrivain.

Le Régulus de Métastase a des beautés, et j’avoue qu’il m’a été fort utile. C’est dommage qu’il ait lié à l’action principale une double intrigue amoureuse qui détruit l’intérêt, en le divisant. Le développement de l’âme de Régulus ne suffisait-il point, pour fournir trois actes, sans y joindre ces petits ressorts qui fatiguent le spectateur, et l’arrachent à son plaisir ? Dans une Tragédie, comme dans un tableau, tout doit tendre à faire valoir la figure dominante. Nous sommes dans un siècle où la hardiesse des Innovateurs voudrait s’élever au-dessus de toutes les règles de l’art. J’oserais soutenir pourtant qu’il n’y a point, sans elles, de véritable illusion : l’esprit, affranchi de ce joug, produirait des monstres, et il est certain que sa force résulte souvent des chaînes qu’on lui donne. Métastase, en général, ne paraît point assez convaincu de ce principe : ses tragédies ne forment jamais un tout satisfaisant : il entasse situations sur situations, coups de théâtre sur coups de théâtre, sans s’occuper des moyens qui les amènent ; il ignore cet art si nécessaire de nouer sourdement les fils de son intrigue, de la déployer avec vraisemblance, de faire jaillir les effets du choc des passions et du jeu des caractères ; d’économiser, de graduer l’intérêt, et de le conduire à sa perfection par des passages imperceptibles. Voilà par quelle magie, Racine a trouvé la matière de cinq actes dans l’aride sujet de Bérénice, qui, entre les mains de tout autre, n’eût été qu’une élégie froide et insupportable. L’imagination ne suffit pas à un auteur dramatique : il lui faut un coeur brûlant et fécond qui donne la vie aux tableaux que l’esprit imagine. D’ailleurs, Métastase n’a presque rien inventé ; il a dépouillé notre scène pour enrichir la sienne. C’est, selon moi, une des causes de sa froideur. On affectionne bien plus ses propres idées que celles dont on est redevable aux autres : l’orgueil d’être créateur, affermit la main du Peintre, et il colorie avec chaleur ce qu’il a produit avec enthousiasme.

Ce qu’on peut dire pour la justification de cet auteur célèbre, c’est qu’il a été obligé de se plier au goût de la Cour pour laquelle il écrivait ; dépendance malheureuse qui a sans doute arrêté l’essor de son génie. La forme des opéras ne sympathise point du tout avec les grands effets de la tragédie. Les drames en Italie ne sont que des canevas informes que le poète abandonne au musicien. Une belle scène n’est pas plutôt commencée, que le spectateur soupire après l’impitoyable ariette qui doit la terminer.

De là cette foule de tableaux sur lesquels on n’a point le temps de s’arrêter ; de là, ces sensations vagues et imparfaites qui laissent l’âme oisive, tandis que l’oreille seule est occupée. Le style de Métastase est pur, élégant, plein d’images. Son imagination n’est point stérile ; elle n’est que paresseuse, ou plutôt asservie aux moeurs de sa Nation; et pour être un grand homme, peut-être ne lui a-t-il manqué que des spectateurs.

Il existe encore quatre actes d’un Régulus, par Monsieur Guimond de la Touche, auteur de la belle Tragédie d’Iphigénie en Tauride. Quelle perte pour le Théâtre, que celle de ce jeune poète enlevé trop tôt à la gloire et à l’amitié, qui lui promettaient d’embellir sa carrière ! Je désire sincèrement que nous ne soyons pas pour toujours privés de son Régulus. Ce serait pour moi un plaisir bien pur d’en admirer les beautés, et d’avouer la supériorité de son ouvrage sur le mien : trop heureux de pouvoir jeter quelques fleurs sur sa tombe, et de rendre cet hommage hélas trop infructueux, à des talents que j’aimais, et que mon coeur regrette !

Quoiqu’il en soit, je ne suis point surpris que plusieurs auteurs se soient exercés sur ce sujet. Il séduit au premier aspect. Il prête au vrai genre de la tragédie, et surtout à la pompe qu’elle semble exiger aujourd’hui. Cette pompe, je crois, n’est point à rejeter. Les tableaux, même multipliés, conviendront toujours à la tragédie, quand ils feront partie de l’intérêt, quand ils tiendront à l’action même, et ne seront que le résultat des situations bien approfondies. Les Grecs ne négligeaient point cet accessoire ; et Racine, parmi nous, l’a consacré dans son Athalie ; mais il devient ridicule, quand on lui sacrifie la vérité du dialogue, le pathétique des scènes, cette éloquence du coeur, la vie de l’art dramatique. C’est de la sécheresse de l’âme que vient cette manie de tout peindre aux yeux ; et un sentiment bien exprimé vaut mille tableaux accumulés avec prétention.

On se plaint tous les jours de l’inconstance du Public, de son incertitude, de ces juge- mens contradictoires qui ne permettent point de décider le genre qu’il préfère. Tantôt la simplicité le séduit, et les pièces simples vont aux nues : tantôt il veut être étonné ; et il applaudit à la multiplicité des mouvements, à l’étalage lyrique, au pittoresque de la scène : c’est qu’en effet il n’a point encore d’objet fixe sur lequel il puisse reposer ses espérances ; c’est que depuis les chefs-d’oeuvres de Crébillon et de M. de Voltaire, on ne lui présente presque rien qui doive absolument réunir ses suffrages et déterminer son choix ; mais qu’il s’élève un de ces génies privilégiés, un de ces écrivains faits pour subjuguer ou pour éblouir, il verra bientôt ces mêmes spectateurs, adoptant le genre qu’il aura embrassé, lui demander des lois et des plaisirs. C’est un troupeau que les hommes supérieurs gouvernent, et qui ne commande qu’à la médiocrité.

Pour moi j’ai l’avantage de sentir ma faiblesse, et je me vois contraint d’abandonner une carrière où tous mes pas ont été chancelants, et qui devient plus glissante que jamais. Cet Ouvrage même, que je hasarde en tremblant, n’aurait jamais vu le jour, s’il n’eût pas été presque achevé avant mes revers, et ma résolution. Que je plains l’homme de lettres qui ne sait point faire de sacrifices, et qui confie imprudemment son bonheur aux caprices de son esprit, à la lueur d’un talent équivoque et à l’espérance d’une gloire si souvent empoisonnée !

Pardonne, ô mon ami, si j’ai troublé tes paisibles occupations pour m’entretenir avec toi. Je ne sais quel attrait me ramène toujours vers cet asile obscur et solitaire où tu as caché tes talents et tes vertus. C’est là que j’ai vu le véritable Sage, heureux sans admirateurs, faisant le bien sans témoins, et, travaillant en silence au bonheur de la société, réaliser la vie, qui n’est qu’un rêve pour tant d’autres hommes : c’est là que j’ai vu le calme majestueux d’une âme qui ne se craint point et qui ne se fuit jamais. Maître des passions qui l’agitent, tu as conservé les goûts qui la consolent. La nature et ton coeur, voilà les objets de tes réflexions et les sources de tes plaisirs. Ah ! quand je serai fatigué de la vie pénible et tumultueuse où je suis lié, des chaînes que je porte et de celles que je me prépare ; quand toutes les chimères que je poursuis me seront échappées, voudras-tu bien m’ouvrir ta retraite, me recevoir dans ton sein, et rajeunir mon coeur détrompé, en lui communiquant les trésors du tien?

* Les Tragédies de Pierre Corneille sont une exception à ce que je dis. Sa sensibilité est si forte dans tous les genres, qu’il répand de l’intérêt sur tout ce qu’il traite. Il échauffe en raisonnant, et donne de l’âme même à la politique. Quel écrivain que ce Corneille ! Il est au-dessus de l’éloge. C’est un homme sacré pour la Nation, ou du moins il devrait l’être.

PERSONNAGES §

  • RÉGULUS.
  • MANLIUS, Consul.
  • MARCIE, Femme de Régulus.
  • BARSINE, Confidente de Marcie.
  • LICINIUS, Tribun du Peuple et ami de Régulus.
  • ATTILIUS, Fils de Régulus.
  • PRISCUS, Romain.
  • LICTEURS.
  • SUITE de Romains et d’Africains.
La scène est hors de Rome, dans une Maison du Consul.

ACTE I §

Des sièges sont préparés pour le Sénat qui doit s’assembler. On voit, des deux côtés du théâtre, les bustes des anciens Romains.

SCÈNE PREMIÈRE. Marcie en habit de deuil, Barsine. §

MARCIE.

Les Députés d’Afrique ici doivent se rendre ;
Le Sénat, hors de Rome, ici doit les entendre;
Moi, devançant leurs pas, j’attendrai Manlius ;
Je viens, en ce moment, parler pour Régulus,
5 Presser, gémir, prier ...

BARSINE.

Quoi ! seule, et sans escorte,
Une Dame Romaine !...

MARCIE.

Ah ! Barsine, il n’importe.
Tout convient à mon sort. Ils ne sont plus ces temps,
Dont la gloire et l’amour marquaient tous les instants ;
Quand Régulus, heureux par l’hymen de Marcie,
10 Illustrait à la fois sa femme et sa patrie.
Que ces jours de bonheur se sont vite écoulés !
Aux plaisirs des humains que de maux sont mêlés !
Loin de nos murs alors, tu ne vis point, Barsine,
De mes profonds ennuis la funeste origine.
15 À peine de l’hymen j’avais serré les noeuds ;
La haine dans Carthage alluma tous ses feux :
Il fallut, assurant la fortune publique,
Opposer un héros aux héros de l’Afrique.
Sans briguer cet honneur; modeste et renfermé,
20 Parmi tous les Romains, Régulus fut nommé.
Le croirais-tu ? ce choix, source de tant de larmes,
Ce choix, en m’accablant, avait pour moi des charmes.
Il vint me l’annoncer; quel instant pour mon coeur !
Cette image est toujours présente à ma douleur.
25 Sa mâle fermeté, sa sévère tendresse
Imposaient, malgré moi, silence à ma faiblesse.
Barsine, il souriait, en volant aux combats,
À son fils effrayé qui pleurait dans mes bras.
Il partit; mais bientôt sa prompte renommée
30 Apporta quelque joie à mon âme alarmée.
Peut-être un peu d’orgueil alors me fut permis.
Rome tournait vers moi ses regards attendris ;
De mon illustre époux la valeur fortunée
Au bonheur de l’État liait ma destinée.
35 Quel changement, ô Ciel ! dans son sort et le mien!
Régulus est esclave, et je ne suis plus rien.
Régulus est esclave ! Ah ! Ma chère Barsine,
Ma gloire est aujourd’hui d’empêcher sa ruine.
Plus de titres, de rang, lorsqu’il est dans les fers.
40 Partager, loin de lui, l’horreur de ses revers,
Par mon abaissement imiter sa fortune,
Fatiguer les Romains de ma plainte importune,
Assiéger le Consul, pleurer avec mon fils,
Ce sont là mes devoirs; je les ai tous remplis.

BARSINE.

45 Mais le Consul enfin...

MARCIE.

Chère Barsine, écoute.
L’austère Manlius est vertueux sans doute :
Rome l’estime au moins, et je n’ose penser
Qu’au projet de me nuire il ait pu s’abaisser :
Mais d’un sentiment tendre il méconnaît les charmes ;
50 Et ses stoïques yeux ne versent point de larmes.
Qu’il seconde mes voeux, qu’il serve Régulus ;
Je tombe à ses genoux, et crois à ses vertus.
Ami de Régulus, chargé de sa défense,
Le Tribun plus sensible est ma seule espérance.
55 Tu sais que mon époux fut toujours son appui :
Dans le Sénat, Barsine, il doit parler pour lui.
Ah ! Puisse Manlius ne m’être point contraire !
Dieux ! que je trouve accès dans cette âme sévère !
Heureuse mille fois, si je puis, par mes pleurs,
60 Pour un héros que j’aime attendrir tous les coeurs !
On vient ; c’est le Consul...

SCÈNE II. Manlius, suivi des Licteurs, Marcie, Barsine. §

MARCIE.

Seigneur, daignez m’entendre ;
À cette grâce au moins j’ai le droit de prétendre.

MANLIUS.

Madame, pardonnez si des soins importants
À vos yeux, malgré moi, m’ont caché si longtemps :
65 Tous mes instants sont dus au devoir qui m’enchaîne.
Mais quel nouveau sujet en ce lieu vous amène?

MARCIE.

Et vous le demandez ! Feignez-vous d’ignorer
Le dessein qui m’occupe et peut seul m’attirer ?
Songez à Régulus, perdu pour la Patrie,
70 Traînant dans un cachot une odieuse vie ;
Et sous des fers honteux pour vous, pour les Romains,
À peine soulevant ses généreuses mains.
Peut-être, en ce moment, il succombe, il expire,
Et fait, en expirant, des voeux pour cet Empire,
75 Pour un Sénat jaloux qui l’a sacrifié,
Pour son ingrat pays, dont il est oublié.
Qui peut lui mériter un oubli si barbare ?
Est-ce donc la valeur, la vertu la plus rare ?
Comment excuser Rome ? Et peut-on, Manlius,
1
80 Sur les rives du Tibre, oublier Régulus ?
Quel lieu n’atteste point son héroïque zèle,
Son austère équité, sa sagesse immortelle ?
Les Tribunaux ! Du faible il y fut le vengeur :
Le Sénat !... Vous savez s’il en était l’honneur.
85 Montez au Capitole, où sa gloire respire ;
Et dites, quelle main, utile à cet empire,
Y plaça ces drapeaux à Carthage enlevés,
Gages de sa valeur, que Rome a conservés.
Que dis-je ? Ces Licteurs, cette garde orgueilleuse,
90 De tout cet appareil la pompe fastueuse,
Et cette pourpre enfin, dont vous êtes orné,
Régulus, comme vous, en fut environné.
Il régnait au Sénat, il périt dans les chaînes !
Moi seule je lui reste, et mes larmes sont vaines !
95 Insensible Patrie, ô Rome, ô Régulus !
Est-ce donc là le prix que l’on garde aux vertus ?

MANLIUS.

Calmez cette douleur ; elle a trop d’injustice.
Le sort de Régulus pour Rome est un supplice :
Nous le regrettons tous : si nos regrets sont vains,
100 Accusez-en Carthage, et non pas les Romains.

MARCIE.

Carthage enchaîne un bras toujours armé contre elle ;
Rome oublie un Romain, un défenseur fidèle.
Carthage, en l’accablant, se venge d’un vainqueur :
Rome, en l’abandonnant, punit un bienfaiteur.
105 Prononcez, Manlius : du sort de ce grand homme
Oui doit-on accuser de Carthage ou de Rome ?
Mais ce jour est propice, et peut tout réparer :
Sur vos vrais sentiments ce jour va m’éclairer.
Les Députés d’Afrique ici doivent se rendre.

MANLIUS.

110 Hé bien ! de ce secours que pouvez-vous attendre ?

MARCIE.

Tout. Vous pouvez, Seigneur, finir enfin nos maux,
Offrir aux Africains la rançon d’un héros ;
Prier ou commander, parler avec courage ;
Arracher Régulus aux fureurs de Carthage.
115 N’allez point, Manlius, détruire mon espoir.

MANLIUS.

Vous venez me prier de remplir mon devoir !
Ne suis-je pas Romain ? Ce titre seul, Madame,
Engage à Régulus et mon bras et mon âme,
Tout mon sang. J’aurais trop à rougir aujourd’hui,
120 Si j’osais oublier un guerrier tel que lui.
Mais je vous en préviens, quel que soit ce grand homme.
Si son rappel blessait les intérêts de Rome,
N’attendez rien de moi, rien de mon amitié :
Mon coeur, dès ce moment, se ferme à la pitié.
125 J’estime Régulus, et le vois sans envie ;
Mais, dans ce coeur, tout cède au bien de la patrie :
Elle seule est l’objet, le but de mes travaux.

MARCIE.

Eh ! n’est-ce pas l’aimer que lui rendre un héros ?

SCÈNE III. Manlius, Marcie, Priscus. §

MANLIUS.

Quel bruit ! Que veut Priscus ?

PRISCUS.

L’Ambassadeur arrive :
130 Tout le Peuple à grands flots a couru vers la rive :
On approche, et bientôt....

MANLIUS.

Madame, éloignez-vous.

MARCIE.

Protégez Régulus, rendez-moi mon époux.
Exaucez-moi, grands Dieux !

SCÈNE IV. Régulus, Licinius. Les mêmes. §

Régulus, en habit d’Esclave, paraît accompagné des Sénateurs, et suivi d’une Garde Africaine, qui reste dans le fond du Théâtre. Les Sénateurs se placent sur les sièges qui sont préparés pour eux. Les Licteurs se rangent d’un côté, et les Africains, de l’autre. Marcie est sur le devant du théâtre, quand Régulus paraît.

MANLIUS, avec joie.

Ciel ! Qui vois-je paraître ?
C’est lui-même... Approchons... Je me trompe peut-être.
135 Régulus !

MARCIE, se retournant.

À Barsine ; elle tombe dans ses bras.
Que dit-il ? Régulus !... Soutiens-moi.

RÉGULUS.

Ciel ! Marcie en ces lieux !

MARCIE.

Cher époux, est-ce toi ?
Je ne sais où je suis, et je m’en crois à peine...
Dieux ! qui me consolez, n’est-ce qu’une ombre vaine ?
Non, je suis dans tes bras... Je puis presser ces mains,
140 Ces mains, qui, tant de fois, ont sauvé les Romains !
Elles portent des fers ! justes Dieux ! Quel outrage !
Rome va les briser, et peut braver Carthage.
Ah ! Pour Rome et pour moi jour auguste et sacré !
Tous mes maux sont finis... Combien je t’ai pleuré !
145 Ton fils... Eh bien ! ton fils... il va revoir son père...
Fais-le jouir bientôt d’une vue aussi chère...
Quel bonheur ! quels transports !... Pardonnez, Sénateurs,
Vous fûtes les témoins de mes longues douleurs :
Soyez-le de ma joie ...

RÉGULUS, avec tendresse.

Ô ma chère Marcie !
D’un ton plus sévère.
150 Mais ces premiers instants sont tous à la Patrie :
Pour les perdre en discours, ils sont trop importants.
N’écoute point surtout ces transports imprudents.
Laisse-moi...

MARCIE.

Je frémis... parle ; que veux-tu dire ?
Après tant de tourments, souffre que je respire.
155 Faut-il toujours trembler ?... Non ; je m’alarme en vain.
Que craindrait Régulus dans le Sénat Romain ?
Parmi tant de héros, témoins de son courage,
Rivaux de ses vertus, ennemis de Carthage ?
Vous avez tous juré de finir son malheur ;
À Licinius.
160 Manlius !... Vous, Tribun, soyez son défenseur :
Montrant Régulus.
C’est un dépôt sacré qu’aujourd’hui je vous laisse.
Vous allez servir Rome, en servant ma tendresse.
Elle sort.

SCÈNE V. Manlius, Licinius, Régulus, Les Sénateurs, etc. §

RÉGULUS.

Je dois, je l’avouerai, rendre grâce au destin,
Qui m’amène aujourd’hui dans le Sénat Romain.
165 J’y porte, sans rougir, ces marques d’esclavage ;
Elles n’ont pu changer ni flétrir mon courage.
Vainqueur en cent combats, Régulus fut vaincu :
La fortune, Romains, commande à la vertu :
Mais bientôt notre Rome, en héros si fertile,
170 Vit tomber ses rivaux sous un bras plus utile.
Métellus vient, triomphe ; il les fait tous trembler,
Et le sang Africain recommence à couler.
Ô Dieux ! combien de fois j’ai joui de leurs craintes !
Les airs retentissaient de leurs farouches plaintes ;
175 Chaque jour sur leur tête entassait les revers :
Le souffle de la mort infectait leurs déserts,
Et les cris de Carthage, à la douleur en proie,
Au fond de mon cachot venaient porter la joie.
Votre ennemie enfin s’abaisse devant vous :
180 Du bras qui la poursuit elle a senti les coups.
Quand le Ciel la punit, quand le Ciel la condamne,
C’est moi, le croirez-vous, qu’elle a pris pour organe !
Ne pouvant arrêter le cours de vos succès,
Succombant sous la guerre, elle implore la paix ;
185 Et, si vous rejetez sa première demande,
Elle souhaite au moins que le Sénat lui rende
Ces illustres captifs, dans vos murs retenus :
Les vôtres, à ce prix, vous seraient tous rendus ;
À ce prix, je suis libre ; et voilà son adresse.
190 Osant me soupçonner d’une lâche faiblesse,
Voilà comme elle a cru s’assurer de ma foi :
Mais vous me connaissez ; mais Rome est tout pour moi ;
Mais je voue à Carthage une haine immortelle ;
Et je viens, parmi vous, pour vous parler contre elle.

LICINIUS.

195 Ah, Dieux !

RÉGULUS.

Craignez la paix qu’elle ose demander.

LICINIUS.

Si l’échange vous sauve, il le faut accorder.

RÉGULUS.

Gardez d’y consentir : rejetez l’un et l’autre.
Séparez aujourd’hui mon salut et le vôtre :
Un tel échange en vain finirait mes revers ;
200 Souvenez-vous de Rome, et non pas de mes fers.

LICINIUS.

Ce conseil généreux, pensez-vous qu’on le suive,
Et d’un si noble appui que le Sénat se prive ?

RÉGULUS.

Dans l’intérêt commun mon intérêt n’est rien :
L’État, sans s’appauvrir, peut perdre un citoyen.
205 Eh ! Quoi, pour racheter la liberté d’un homme,
Quel exemple odieux donneriez-vous à Rome ?
L’honneur, ce feu sacré, que j’atteste aujourd’hui
Cette âme des vertus, qui s’éteignent sans lui,
De nos antiques moeurs la force héréditaire,
210 La discipline enfin, ce frein si nécessaire ;
Tout n’est-il pas détruit, si de lâches soldats,
Qui se disent Romains, et craignent le trépas,
Osent encor nourrir l’espérance chérie
De revoir leurs foyers, leurs femmes, leur Patrie ?
215 Quels secours en attendre ? Ils ont fui, ces Romains ;
Ils ont tendu leurs bras aux fers des Africains !
Ils ont laissé leur Chef sans secours, sans défense,
Entouré d’ennemis, qu’immolait sa vengeance !
Il leur criait en vain ; arrêtez, arrêtez :
220 La terreur emportait leurs pas précipités.
Insupportable affront ! souvenir que j’abhorre !
Ils ont connu la honte, et respirent encore !
Qu’ils meurent dans les fers ! ils ont fui, sous mes yeux :
Je les ai commandés ; je dois mourir comme eux.

LICINIUS.

225 Mourir ! vous, Régulus, un autre espoir m’anime :
Il faut un autre prix à ce zèle sublime :
Et si l’échange enfin peut être dangereux,
N’êtes-vous rien pour nous ?

RÉGULUS.

Eh ! qui suis-je, grands Dieux ?
Qui suis-je, aveugle ami ? Mon sang et mon courage
230 Vont s’éteindre bientôt sous les glaces de l’âge.
Les coups de l’infortune, encor plus que mes ans,
Précipitent la fin de mes jours languissants :
Traînant vers le tombeau ma vieillesse stérile,
Je ne pourrais à Rome être longtemps utile :
235 Mais combien le seraient à vos fiers ennemis.
Tant de jeunes Captifs, espoir de leur pays ?
Ces Soldats généreux, aigris par l’esclavage,
Sont autant de Héros, dont vous privez Carthage.
Romains, je les ai vus, de carnage altérés,
240 Arracher de nos mains leurs drapeaux déchirés ;
Échauffer, enflammer les coeurs les plus timides ;
Dans les plus grands périls, toujours plus intrépides,
Ivres de notre sang, dont ils étaient couverts,
Ne succomber qu’au nombre, et rugit dans leurs fers.
245 Devenus vos captifs, gardez-vous de les rendre.
Contre eux, ce faible bras pourrait-il vous défendre ?
D’ailleurs, n’avez-vous point celui de Métellus ;
Et pouvez-vous encor regretter Régulus ?
Je fus déjà vaincu ; je pourrais encor l’être :
250 Votre estime, Romains, je la perdrais peut-être ;
Je n’y survivrais pas, et je ne veux jamais
Quand ils sont contre vous, accepter vos bienfaits.

LICINIUS.

Ainsi vous exigez que Rome soit ingrate !
Que sa honte paroisse où votre honneur éclate !
255 Qu’ici, dans le Sénat, un arrêt solennel
Vous condamne aux horreurs d’un exil éternel !
Vous, de qui le retour aujourd’hui nous console !
Vous, que nous devrions conduire au Capitole !
Pour lui faire un tel fort, eût-il fallu, Romains,
260 Le chercher dans le champ que labouraient ses mains ?
Interrompre le cours de ses travaux rustiques,
Et l’arracher du sein de ses Dieux domestiques ?
On dirait donc un jour, parlant de Régulus !
Rome eut un citoyen, fameux par ses vertus.
265 Renonçant au repos, prodigue de sa vie,
Il s’immolait entier au bien de la Patrie.
Guerrier, par ses exploits il défendait l’État :
Citoyen, ses conseils éclairaient le Sénat.
Dans les déserts d’Afrique il s’ouvrit un passage ;
270 Il affranchit le Tibre, il abaissa Carthage :
Et ce même Romain, à l’exil condamné,
Mourut dans un cachot, par Rome abandonné.

RÉGULUS.

Tu trahis Rome, et moi.

LICINIUS.

Va, je leur suis fidèle :
Tout le Peuple, en ce jour, applaudit à mon zèle :
275 Je suis son interprète, et je suis son appui :
C’est en parlant pour toi, que je parle pour lui.

RÉGULUS.

Terminez, Sénateurs, un combat qui m’offense ;
Ou bien, comme un aveu, j’entends votre silence.
Qui peut vous arrêter ?

MANLIUS.

Justement étonnés,
280 Je vois que tous les coeurs vers toi sont entraînés :
Tout cède, s’attendrit ; et je ressens moi-même
Quel est sur le Sénat ton ascendant suprême.
Il faut peser, sans toi, de si grands intérêts :
Alors, plus d’équité réglera nos décrets ;
285 Et nous t’en instruirons.

RÉGULUS.

Quoi ! Manlius balance ?

MANLIUS.

Il craint plutôt, il craint l’effet de ta présence.

RÉGULUS.

Hé bien ! Romains, je sors : surtout point de pitié.
Faites triompher Rome, et non pas l’amitié.
Il sort.

SCÈNE VI. Le Consul, Le Tribun, Les Sénateurs. §

MANLIUS.

C’est un avis des Dieux que Régulus nous donne.
2
290 Que le Sénat s’assemble au Temple de Bellone :
Puisse-t-elle éclairer nos esprits incertains !
Mais, au défaut des Dieux, agissons en Romains.
Je marche sur vos pas.

SCÈNE VII. §

MANLIUS, seul.

Ô héros ! Ô grand homme !
Faut-il donc qu’à jamais tu sois perdu pour Rome ?
295 J’ai conçu tes raisons ; je dois, avec éclat,
À ton austère avis ramener le Sénat :
Je le dois ; il le faut : Rome attend de mon zèle
Que je sois inflexible, et que je sois fidèle :
Rome parle à mon coeur, comme elle parle au tien ;
300 Et, par toi-même instruit, je serai citoyen.
Que tu vas m’applaudir ! Mais que dira Marcie ?
Elle va m’accuser ou de haine ou d’envie :
Dans les emportements de sa juste douleur,
Mon devoir, à ses yeux, sera mon déshonneur...
305 Que me font après tout, et ses cris et ses larmes ?
Dois-je être, plus que toi, sensible à ses alarmes ?
Je crains peu les soupçons : il est, il est des Dieux ; ****
Et leur regard suffit à l’homme vertueux.
Qu’importe à l’innocence un passager murmure ?
310 Rien ne peut éclipser le jour qui la rassure.
Quand je sers la Patrie, et songe à son bonheur,
J’ai le Ciel pour témoin ; mon juge est dans mon coeur.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. §

RÉGULUS, seul.

Enfin me voilà seul ! ô ma chère Marcie !...
Est-il de mon destin d’empoisonner ta vie ?
315 J’ai craint de te montrer l’excès de mon amour :
Tu pleurais mon absence, et pleures mon retour !
Malheureuse ! Ah ! Pardonne : attendri par tes charmes,
J’ai senti l’amertume et le prix de tes larmes :
Mais enfin j’ai promis... Ainsi donc, pour jamais,
320 Je consens à briser les noeuds les plus parfaits !
Parmi les pleurs, les cris, toujours calme et sévère,
Je renonce aux doux noms et d’époux et de père ;
À ce soin, le premier d’un coeur tel que le mien,
De former dans mon fils l’âme d’un citoyen ! Hélas !...
325 Mais quel soupir échappe à mon courage ?
Suis-je donc Régulus ? Est-ce là son langage ?
Rome, reçois ici tous les voeux de ce coeur,
Enivré de ta gloire et plein de ta grandeur :
Entouré de liens, c’est toi que je préfère :
330 Citoyen, je ne suis époux, ami, ni père...
Que dis-je ? En ce moment peut-être le Sénat,
Afin de me sauver, immole tout l’État.
Pour me mettre à l’abri de ce zèle barbare,
En vain j’aurai caché la mort qu’on me prépare.
335 Se pourrait-il ?... Voilà ce qui doit m’agiter !
Voilà le seul péril que j’aie à redouter.
Sénateurs, songez bien que la perte d’un homme
Ne doit point occuper les défenseurs de Rome.
On vient... Ciel ! C’est Marcie !....

SCÈNE II. Marcie, Régulus. §

MARCIE.

Ah ! que m’a-t-on appris ?

RÉGULUS.

340 Comment ?...

MARCIE.

De mon amour, Dieux ! quel horrible prix !
Ainsi ton généreux et cruel artifice
De ta perte aujourd’hui rendait Rome complice !
Elle ignorait, hélas ! que souscrite à tes voeux,
C’était te dévouer à des tourments affreux :
345 Mais enfin, tout est su. Le Sénat qui t’admire,
Tremble, et frémit du piège où tu l’allais conduire :
Tout sera réparé.

RÉGULUS.

Qu’entends-je ? que dis-tu ?

MARCIE.

Oui ; nous te défendrons de ta propre vertu.
Pour te rendre à ton fils, à sa mère qui t’aime,
350 Barbare, il faudra bien t’arracher à toi-même.

RÉGULUS.

D’où naissent ces discours qui me glacent d’effroi ?
De ces nouveaux projets quel est l’auteur ?

MARCIE.

Qui ? moi !

RÉGULUS.

Vous !

MARCIE.

Moi..

RÉGULUS.

Parlez.

MARCIE.

Ma tendresse incertaine
A su tout découvrir par la Garde Africaine.
355 J’ai couru, j’ai volé, l’oeil inondé de pleurs ;
Le Temple de Bellone, ouvert à mes douleurs,
A retenti soudain de mes trop justes plaintes :
Les Sénateurs troublés ont ressenti mes craintes.
Un Dieu, sans doute, un Dieu s’expliquait par ma voix :
360 D’un Héros qu’on opprime il soutenait les droits.
J’ai fait, n’en doute pas, tout ce que j’ai du faire :
Prodiguant, tour-à-tour, l’éloge et la prière,
Si j’ai bravé du rang la vaine dignité ;
La Nature à mes pleurs prêtait sa majesté.
365 J’ai de tes longs malheurs retracé l’origine ;
J’ai peint dans son horreur la mort qu’on te destine.
À ce tableau touchant tous les fronts ont pâli ;
De tendresse et d’effroi les coeurs ont tressailli :
De chacun, fans rougir, j’ai brigué le suffrage.
370 Ce noble abaissement déplaît à ton courage :
Mais, quels que soient ici tes superbes discours
Quel sera mon orgueil, si j’ai sauvé tes jours ?

RÉGULUS.

Qu’as-tu dit ? qu’as-tu fait ? Quelle aveugle tendresse,
Pour mieux me dégrader, à mon sort t’intéresse ?
375 À tes vaines frayeurs serai-je donc soumis ?
Et faut-il te compter parmi mes ennemis ;
Parmi ceux de l’État ?

MARCIE.

De l’État ? À quel titre ?
Je prends Rome aujourd’hui, l’Univers pour arbitre,
Eh ! que n’as-tu point fait pour tes concitoyens ?
380 Tu renonças, pour eux, aux plus tendres liens.
Arraché par leur choix de ton champêtre asile,
Délaissé, quand ton bras ne put leur être utile :
Lorsque le Ciel enfin te remet dans le port,
Après un long oubli, que leur dois-tu ?

RÉGULUS.

Ma mort.

MARCIE.

385 Ta mort ! qu’oses-tu dire ? Et ton fils et ta femme
N’ont-ils pas, Régulus, quelques droits sur ton âme ?
Verras-tu d’un oeil sec, et ses pleurs et les miens ?
Quand tu peux les serrer, rompras-tu nos liens ?
Si tu veux nous ravir notre unique espérance,
390 Si rien ne peut fléchir ta farouche constance,
Peins-toi mon désespoir, et vois, dès aujourd’hui,
Ton épouse expirante et ton fils sans appui.
Tu m’aimas !... Ah ! ton coeur infidèle et parjure
Doit-il donc tout à Rome, et rien à la Nature ?

RÉGULUS.

395 La Nature, Marcie, a des droits précieux,
Trop connus de ce coeur, qu’elle rendait heureux,
Tu le sais : quand le Ciel eut joint nos destinées,
Dans quels ravissements s’écoulaient nos années !
Satisfait de ton coeur, sans brigues, sans chagrins,
400 Enviais-je le sort des superbes humains ?
Exerçant dans mes champs une obscure industrie
Par mes voeux seulement je servais la Patrie.
Elle m’a réclamé : j’ai volé : je l’ai dû :
J’ai regretté ce temps que je croyais perdu ;
405 Et, pour la bien venger de ce repos stérile,
Jusqu’au dernier soupir je lui veux être utile.
La Patrie est un corps respectable et sacré :
Qui de nous peut sans crime en être séparé ?
Lui prodiguer son sang, la servir, la défendre,
410 Va, crois-moi, ce n’est point lui donner, c’est lui rendre.
Ne lui devons-nous pas, rangs, honneurs, sûreté,
Le nom de citoyen, surtout la liberté,
La liberté, sans qui l’homme cesse d’être homme,
Ce droit cher et sacré, qui fait l’orgueil de Rome.
415 Il faut de quelque peine acheter sa douceur ;
Mais, exempt de travaux, a-t-on droit au bonheur ;
L’ingrat qui le prétend, qu’il s’éloigne, qu’il fuit ;
Qu’il aille, loin du Tibre, ensevelir sa vie,
Et malheureux partout, chassé de l’Univers,
420 À des monstres cruels disputer les déserts.

MARCIE.

Ah, Dieux ! combien ton zèle et t’aveugle et t’égare !
Peut-on être la fois et sensible et barbare ?
Mais quelle est donc enfin, quelle est ta liberté ;
Ce don si précieux, et par toi si vanté ?
425 Des maux qu’elle t’a faits revois la triste image ;
Depuis douze ans, ta vie est un long esclavage :
De périls en périls à toute heure entraîné ;
Par ta brillante erreur sans cesse dominé,
Dépendant, inquiet, et dans le rang suprême,
430 Toujours tyrannisé par ta liberté même ;
Cher et cruel époux, depuis ce temps, dis-moi,
Un jour, un seul moment, as-tu joui de toi ?
De l’amitié paisible as-tu goûté les charmes ?
Voudrais-tu d’un bonheur qui fait couler mes larmes ?
435 Je ne puis commander au trouble de mes sens.
Enfin ouvre tes yeux, éblouis trop longtemps ;
Reviens à la Nature. Être époux, être père,
Sceller de tout son sang ce double caractère,
À ces doux sentiments abandonner son coeur ;
440 Voilà les droits de l’homme, et voilà son bonheur.
Va, qui n’ose en jouir, qui peut les méconnaître,
Est esclave en effet, en croyant ne pas l’être.

RÉGULUS.

Eh ! J’ai pu t’écouter ! Ô Ciel ! Ne poursuis pas.
Ces vains raisonnements sont un frivole appas.
445 Je veux...

MARCIE.

À ces transports, à ta noble colère
Je répondrai deux mots ; je suis épouse et mère.

RÉGULUS.

Sois Romaine ; à ma voix laisse échauffer ton coeur.
Du noeud qui te retient j’ai connu la douceur ;
Comme toi, de l’Amour j’ai senti les délices ;
450 Mais les grandes vertus sont les grands sacrifices :
Ces sublimes efforts distinguent les Romains,
Et les ont séparés du reste des humains.
Pour illustrer leur mort, ils consacrent leur vie :
La Nature leur cède, et leur est asservie ;
455 Elle combat en vain l’ardeur d’un si beau feu :
L’écouter est d’un homme, et la vaincre est d’un Dieu.
De la gloire, Marcie, ignores-tu les charmes ?
J’ai dû, jusques ici, pardonner à tes larmes ;
Mais enfin jure-moi, s’il fallait nous quitter,
460 D’étouffer tes soupirs, de ne point m’arrêter ;
De ne voir mon trépas que comme une victoire,
Qui me rend tous mes droits, en me rendant ma gloire.
Si je brave en Romain la mort et ses horreurs,
Sois Romaine, du moins, en retenant tes pleurs.

MARCIE.

465 Je ne la connais point, cette vertu cruelle,
Tout mon coeur la dément, et n’est point fait pour elle.
Qui, moi ! je te verrais t’arracher de mes bras,
Pour chercher, loin de moi, le plus affreux trépas !
Et je n’emploierais point les plus puissantes armes !
470 Et tu me défendrais le désespoir, les larmes !
Va, de ta fermeté tu peux t’enorgueillir :
Ma gloire est de t’aimer jusqu’au dernier soupir ;
D’aller, de me jeter mourante à ton passage.
Va : je ne veux jamais imiter ton courage ;
475 Et de faiblesse encor tu peux me soupçonner,
Si, pour te ressembler, il faut t’assassiner.
Mais, grâce aux Dieux vengeurs et protecteurs du Tibre,
Mes craintes vont finir, bientôt tu seras libre :
On vient me l’annoncer.

SCÈNE III. Priscus, les mêmes. §

RÉGULUS.

Hé bien, suis-je trahi ?
480 Réponds...

PRISCUS.

Par ce billet vous serez éclairci.

MARCIE avec trouble, et se jetant sur la lettre.

Une lettre... donnez....

RÉGULUS.

Que faites-vous ?
Marcie, Osez-vous ?

MARCIE.

J’ose tout, quand je crains pour ta vie.
Elle lit.
Tes conseils au Sénat ont prévalu par moi ;
Je les ai soutenus en ami d’un grand homme :
485 Je n’ai vu que ta gloire et l’intérêt de Rome :
Moi-même, ô Régulus, j’ai parlé contre toi,

RÉGULUS.

Rome l’emporte enfin !

MARCIE.

Je reste anéantie.
Tiens, voilà ton arrêt.

RÉGULUS.

Mon triomphe, ô Patrie !
Généreux Manlius !

MARCIE.

C’en est trop : à ce nom,
490 Mon coeur n’écoute plus ni conseil, ni leçon :
Je ne saurais souffrir qu’on me vante un barbare,
Qui te donne la mort, nous perd et nous sépare ;
Qui, pour toute vertu, n’a que l’art séducteur
De fasciner les yeux, de nous voiler son coeur ?
495 Et dont l’austérité, nous prenant pour victimes,
De l’ombre du devoir embellit tous ses crimes.
Oui ; lui seul fut toujours l’artisan de tes maux :
Il n’est point assez grand pour défendre un héros :
Il nourrit dans son coeur une secrète envie ;
500 Et te hait, Régulus, sans aimer la Patrie.

RÉGULUS, avec sang-froid.

Reviens à toi, Marcie : est-ce là me chérir ?
J’abjure ton amour, quand il me fait rougir.
Prétends-tu pénétrer, d’une vue incertaine,
Les augustes secrets de la grandeur romaine ;
505 Juger tous ces ressorts, ces douloureux combats,
Ces pénibles vertus, que tu ne conçois pas ?
Renferme tes soupçons : et toi, Priscus, pardonne
Cette indigne faiblesse où son coeur s’abandonne.
Avec transport. Va dire à Manlius, qu’il a rempli mes voeux ;
510 Et que, plus que jamais, il est cher à mes yeux.
Mais, s’il ne poursuit point, il n’a rien fait encore :
Pour hâter mon départ, c’est lui seul que j’implore :
Un coeur tel que le sien ne peut se démentir.
S’il aime Rome enfin, qu’il m’en fasse sortir :
515 D’un Peuple mutiné qu’il éclaire le zèle ;
Qu’il brave son murmure, et qu’il me soit fidèle :
Priscus, son amitié, dont je ressens l’effet,
Éclatera surtout dans ce dernier bienfait.
Priscus sort.

MARCIE.

Je ne sais où je suis... On vient ; quelqu’un s’avance.
520 Je vois Licinius... Ah ! J’ai quelque espérance.

SCÈNE IV. Licinius, les mêmes. §

LICINIUS.

Le Peuple vers ces lieux accourt de toute part ;
Et tous de Régulus condamnent le départ.

RÉGULUS.

Eh ! dois-je respecter leurs caprices bizarres ?

LICINIUS.

On doute que la foi soit due à des Barbares :
525 Pour décider ce doute et ce point important,
Les Augures mandés s’assemblent à l’instant.

RÉGULUS.

Ni le vol des oiseaux, ni le flanc des victimes,
Ne peut déterminer nos vertus ou nos crimes :
La sainte vérité, que rien ne peut changer,
530 Parle sans cesse au coeur qui sait l’interroger ;
Je cède, j’obéis à ses lois toujours sures.
L’honneur et la vertu n’ont pas besoin d’augures.

MARCIE.

De grâce, cher époux, attendons leurs décrets.

RÉGULUS.

Non ; je n’attendrai rien, si mes vaisseaux sont prêts.

MARCIE.

535 Quoi ! Toujours inflexible, et fier de ton courage,
Tu peux me préférer les bourreaux de Carthage ?
Tu peux !

RÉGULUS.

De ta douleur, va, je suis pénétré :
Mais voudrais-tu, dis-moi, d’un coeur déshonoré ?
Femme de Régulus, imite sa constance :
540 Ta faiblesse à la fois m’attendrit et m’offense.
Va rejoindre ton fils, ce fils ton seul espoir,
Qui dut me consoler, et que je n’ose voir.
C’est pour lui, c’est pour toi que Régulus t’implore,
Que je revive en lui, pour te chérir encore.

MARCIE.

545 Ah ! Tu portes la mort dans mes sens effrayés :
C’est au nom de ce fils que je tombe à tes pieds...
De ce fils tant aimé... Que lui dira sa mère ?
Sans cesse à ma douleur il demande son père.
Si tu le suis, barbare, oui, tu vas l’immoler :
550 Si tu veux le conduire, il peut te ressembler.
Au-dessus de son âge, il en a tous les charmes
Déjà sa faible main a soulevé les armes :
Tout fier d’être ton fils, Il se fait mille fois ;
Toujours plus attentif, raconter tes exploits.
555 Au récit de tes maux, dans un morne silence,
Il semble, encore enfant, méditer ta vengeance.
À ce courroux muet succèdent les éclats ;
Il vient, avec des cris, se jeter dans mes bras ;
Et je l’ai vu souvent pour toi quel doux présage !
560 S’indigner et frémir au seul nom de Carthage.
Tu sembles t’attendrir.

RÉGULUS, retenant ses larmes.

Je reconnais mon fils :
Chère épouse !... Il sera l’honneur de son pays.
Dans es grands sentiments affermis bien son âme :
Il n’aura plus que toi ; c’est toi que je réclame.
565 Puisse-t-il de Carthage être un jour le fléau,
Et dans ses murs fumants pleurer sur mon tombeau !

MARCIE.

Quoi ! je n’obtiendrai rien ! quoi l’amour le plus tendre
À ton coeur généreux ne peut se faire entendre !
Ah ! joignez-vous à moi, mon cher Licinius :
570 Désarmez votre ami, qui ne me connaît plus.

LICINIUS.

Qu’espérez-vous de moi, quand il brave vos larmes !
Puis-je fléchir un coeur qui résiste à vos charmes ?

RÉGULUS.

Ah ! vous n’en doutez pas ; je vous aime tous deux :
Même en les déchirant, je respecte mes noeuds.
575 Je sens couler mes pleurs dans ce moment horrible.
Va ; mon coeur, chère épouse, est loin d’être insensible ;
Mais il est des devoirs augustes, révérés,
Qui, pour être cruels, n’en sont pas moins sacrés.
L’homme doit les remplir ; c’est là son apanage ;
580 Il doit à ces devoirs mesurer son courage,
Ou languir dans la honte et dans l’obscurité,
Flétri par un bonheur qu’il n’a point mérité.
Hélas ! J’ajoute encore au trouble qui t’agite.
Marcie...

MARCIE.

Hé bien ? cruel !...

RÉGULUS.

Je t’adore et te quitte.
585 Adieu.

MARCIE.

Cher Régulus !

RÉGULUS.

Laisse-moi.

MARCIE.

Je te suis.
À part.
Ah ! Pour le retenir, tout doit m’être permis.
Et, puisque de l’amour il brave le murmure,
Faisons parler encor la voix de la Nature.

ACTE III §

Le fond du Théâtre s’ouvre et représente le rivage du Tibre. Tout est prêt pour l’embarquement de Régulus. Un Peuple innombrable ferme le passage aux vaisseaux qui sont figurés dans le lointain.

SCÈNE PREMIÈRE. Régulus, Le Peuple. §

RÉGULUS.

Ô zèle injurieux ! par la foule entraîné,
590 Dans ce lieu, malgré moi, je me vois ramené !
Le Peuple à mes vaisseaux me ferme le passage !
L’opprobre d’un Romain, ô Rome, est ton ouvrage !
Fondateurs de l’Empire, illustres demi-Dieux,
Qu’un airain immortel reproduit à mes yeux,
595 Vous qu’enflamma toujours l’amour de la Patrie,
Soyez les défenseurs de ma gloire flétrie,
Sortez de vos tombeaux, et garants de ma foi,
Élevez-vous soudain entre ce peuple et moi.
Dans les fers de Carthage, hélas ! Je fus plus libre,
600 Qu’au sein de ma Patrie et sur les bords du Tibre.
On commande à mes voeux ; on enchaîne mes pas ;
On ne craint point ma honte ; et l’on craint mon trépas !

SCÈNE II. Manlius, suivi des Licteurs ; Licinius à la tête du Peuple, Régulus. §

LICINIUS.

Le Peuple ne veut point que Régulus le quitte ;
Je remplis, en son nom, la loi qui m’est prescrite.
605 Il veut sauver la vie à qui fut son vengeur.
Le Sénat...

MANLIUS.

Le Sénat lui veut sauver l’honneur.
Citoyens, que l’on ouvre un chemin au rivage.

LICINIUS.

Amis de Régulus, défendez le passage.

MANLIUS.

Que fais-tu ?

LICINIUS.

Mon devoir.

MANLIUS.

Licteurs !

LICINIUS.

Peuple !

RÉGULUS.

Arrêtez.
610 C’est donc à moi, Tribun, à qui vous insultez !
Malheureux que je suis ! ainsi, dans cet asile,
J’apportais le flambeau de la guerre civile !
À Licinius.
Non ; toi seul as tout fait : toi seul, avec éclat,
Sus opposer le Peuple au décret du Sénat,
615 As fait parler les Dieux consultés par ton zèle :
Va ; garde ta pitié ; je suis au-dessus d’elle.
Quand tu crois me sauver, c’est toi, Licinius,
Qui plonges le poignard au sein de Régulus :
Tu me ravis l’honneur, seul bien qui me console,
620 Barbare ; et c’est ainsi que la faiblesse immole.

LICINIUS.

Que dis-tu ? j’obéis, au Peuple, à l’équité.
Je sers Rome et les Dieux ; je sers l’humanité.
Quand ta noble fureur me condamne et m’accuse,
Que tous ces grands motifs soient au moins mon excuse.
625 Plutôt que tes lauriers fussent flétris par moi,
Cette main verserait tout mon sang devant toi ;
Mais, quand tu cours remplir des devoirs trop funestes,
Tout veut qu’on te retienne, et tout veut que tu restes !

RÉGULUS.

Que je reste, grands Dieux ! non, ne l’espérez pas ;
630 Non, laissez-moi vous fuir, me sauver de vos bras.
C’est une lâcheté que des Romains demandent !
Et c’est de Régulus que des Romains l’attendent !

LICINIUS.

As-tu donc mérité de mourir dans les fers ?

RÉGULUS.

Eh ! Pourquoi les briser, dis-moi, s’ils me sont chers ?
635 Moi ! je préférerais à des fers honorables
La triste liberté qu’on laisse à des coupables !
Je mettrais mon honneur et le vôtre en oubli !
Est-on libre, en effet, lorsqu’on est avili ?
Ces chaînes font ma gloire, et la rendent plus pure.
640 Si vous me les ôtez, je ne suis qu’un parjure,
Un traître, un fugitif, à qui, même en ces lieux,
Le dernier citoyen ferait baisser les yeux.
Il n’est point de liens, pour l’homme qui les brave ;
Et c’est le crime seul qui peut le rendre esclave.

LICINIUS.

645 Regarde, autour de toi ; contemple nos douleurs :
Rome entière, à tes pieds, les arrose de pleurs.
Il se jette à ses genoux.

RÉGULUS.

Je dois mourir pour elle...

LICINIUS.

Ainsi d’affreux supplices
Paieront tant de vertus, d’exploits et de services ?

RÉGULUS.

J’ai fait ce que j’ai dû, quand je vous ai servis ;
650 Mais il est un moyen de m’en payer le prix.

LICINIUS.

Comment ?

RÉGULUS.

Les Africains, que j’ai trop su connaître,
Ont cru dans Régulus vous envoyer un traître,
Qui de leur cruauté voudrait se préserver,
Et viendrait vous trahir, afin de se sauver ;
655 Ah ! c’est là pour mon coeur la plus sensible offense.
Hé bien ! je vous remets le soin de ma vengeance ;
C’est la vôtre. Armez-vous ; armez mille vaisseaux :
Cherchez, au sein des mers, des triomphes nouveaux :
Ô braves citoyens, rapportez sur ces rives
660 Vos drapeaux avilis et vos aigles captives.
Ne quittez point le fer, que vos rivaux punis
N’expirent étendus sur de sanglants débris.
Éternel Monument de la rage Africaine,
Que ma mort dans vos coeurs soit un titre de haine.
665 Pour vous guider encor, mes mânes en courroux,
S’élevant dans vos rangs, marcheront devant vous ;
Et, mon nom devenant le signal du carnage,
Du fond de mon tombeau je détruirai Carthage.
Cette idée ennoblit le trépas où je cours :
670 Ne bornons point la vie au terme de nos jours.
Amis, le lâche meurt, et jamais le grand homme :
Brutus n’est plus, Brutus respire encor dans Rome.
Je vois à mes regards un vaste champ s’ouvrir ;
Revivre dans vos coeurs, est-ce donc là mourir ?
675 Eh : qu’importe mon sang ? il est à ma Patrie :
Romains, avec transport, je vous le sacrifie.
Puissé-je le verser, en combattant pour vous,
Entouré d’Africains expirants par mes coups !
Ne m’arrêtez donc plus, au nom d’un Peuple libre,
680 De ces monts, de ces lieux arrosés par le Tibre.
Quel prix de mon trépas, et pour moi quels honneurs,
Quand je serai nommé parmi vos bienfaiteurs,
Lorsque de vieux Romains, héritiers de mon zèle,
À leurs enfants un jour m’offriront pour modèle !

LICINIUS.

685 Est-ce un Dieu qui nous parle ?

RÉGULUS, avec transport.

Ah ! Vous êtes Romains !
Vous allez à l’instant m’ouvrir tous les chemins.
Je sais qu’au fond du coeur, chacun de vous m’envie,
Et fait des voeux secrets, pour perdre ainsi la vie.
Un instant de pitié surprit votre vertu...
690 Mais vous en rougissez ; l’honneur a reparu
Vous avez surmonté ces indignes alarmes.
Achevez, Citoyens ; jetez au loin ces armes :
Dérobez à mes veux des regrets superflus,
Et jusqu’à ses vaisseaux conduisez Régulus.

LICINIUS.

695 Ils obéissent tous : je demeure immobile !
Contre sa fermeté mon zèle est inutile.

RÉGULUS, avec transport.

Dieux ! le passage est libre... Africains, je vous suis.

SCÈNE III ET DERNIÈRE. Régulus, Marcie et son fils, les mêmes. §

Régulus au milieu du Peuple est prêt à s’avancer vers le rivage, lorsque Marcie sa femme entre accompagnée de son fils, que suit un gros de Peuple : il faut que Marcie, dans ce moment, ait aussi plusieurs femmes à sa suite.

MARCIE, courant au-devant de Régulus.

Avant que de partir, embrasse au moins ton fils.
À son fils.
Toi, vole dans ses bras.

RÉGULUS.

Ah ! malheureux !

ATTILIUS.

Mon père !
700 Quoi ! vous abandonnez votre fils et sa mère !
Vous voulez nous quitter, pour courir au trépas !
Et quand je vous revois, c’est pour vous perdre.

RÉGULUS, à part.

Hélas !

ATTILIUS.

Ah ! Demeurez ; soyez l’appui de ma jeunesse :
Que je puisse vous voir, vous contempler fans cesse !
705 Laissez dans votre coeur, faible une seule fois,
Pénétrer les accents de ma timide voix.
Au nom de mon amour, de mes pleurs, de mon âge !
Mon Père, demeurez, n’allez point à Carthage...
Je tombe à vos genoux... vous ne m’écoutez pas,
710 Mon père, vous m’avez repoussé de vos bras !

RÉGULUS, d’un ton moins sévère.

Que dites-vous, mon fils... va, sois sûr que je t’aime,
En m’arrachant à toi, je m’arrache à moi-même :
Mais, fils de Régulus, tu dois, au fond du coeur,
Tu dois déjà sentir tout ce que peut l’honneur.
715 C’est à lui, dans ce jour, qu’il faut que je m’immole :
C’est pour lui que je meurs ; c’est lui qui me console.
Par d’indignes regrets au lieu de m’outrager,
Que ton bras, jeune encore, apprenne à me venger :
Attends, pour me pleurer, qu’il ait détruit Carthage.
720 Tous ces braves Romains guideront ton courage :
Il n’en est pas un seul qui ne soit ton soutien ;
Et je te laisse un père en chaque Citoyen.
Va, mon fils, fans rien craindre, entre dans la carrière,
Peut-être tu seras plus heureux que ton père.
725 De la tendre Marcie apaise les douleurs ;
Mais n’instruis point tes yeux à répandre des pleurs :
Sans l’imiter jamais, console sa faiblesse.
Que ta noble constance augmente sa tendresse :
Qu’elle applaudisse, un jour, à tes exploits guerriers,
730 Et sente encore la joie, en voyant tes lauriers !
Embrasse-moi, mon fils !... Tout est prêt...

MARCIE.

Ah ! Barbare !
Sont-ce là les adieux que ton coeur nous prépare ?
Ainsi, de mes tourments tu te fais un devoir !
Les prières d’un fils, mes cris, mon désespoir,
735 N’ont pu trouver accès dans ton âme sévère !
L’Époux est inflexible aussi-bien que le père !...
Hé bien ! puisque mes pleurs ne peuvent rien sur toi,
Puisque Rome triomphe et l’emporte sur moi,
Permets du moins, permets, qu’imitant ton courage,
740 Ton épouse et ton Fils te suivent à Carthage.
J’irai, j’attendrirai ces monstres furieux
Sur le sort d’un Héros, plus insensible qu’eux :
Tu connaîtras enfin, témoin de leurs alarmes,
Les droits de la Nature, et la force des larmes :
745 Ou, si par ces cruels je me vois repousser,
Altérés de ton sang, s’ils veulent le verser ;
Ils pourront, à leur gré, multiplier leurs crimes ;
Ils pourront, au lieu d’une, égorger trois victimes.
Sous le même couteau, leurs bras, que tu conduis,
750 Réuniront le père, et la mère, et le fils.

RÉGULUS.

Qu’oses-tu proposer ? Quelle effrayante image !
Ah ! Marcie, est-il temps d’ébranler mon courage ?
Laisse-moi vaincre enfin. Toi, me suivre !
Qui, toi ! Rome, Rome réclame et ton zèle et ta foi.
755 Veille sur notre fils ; qu’il devienne un grand homme !
Tu te dois à ce fils, et tu le dois à Rome.
Tu ne peux en sortir, fans blesser ton devoir,
Sans trahir son attente, et tromper mon espoir
Aux paisibles vertus forme son jeune coeur.
760 Il faut, pour être grand, plus que de la valeur.
Qu’il soit vrai, généreux, mais surtout équitable !
Qu’il soit l’appui du faible, et l’effroi du coupable !
Qu’il garde ses serments, qu’il s’exerce aux travaux !
Enfin, qu’il vive en Sage, et qu’il meure en héros !
765 Dans tous les temps, Marcie aux Romains sera chère :
Du fils de Régulus on aimera la mère.
Il les tient embrassés
Approche-toi, mon fils... Séparons-nous...

MARCIE, au Peuple.

Ah ! Dieux !
Pourrez-vous le souffrir ce départ odieux !
Vous qui semiez tantôt des fleurs sur son passage,
770 L’abandonnerez-vous aux fureurs de Carthage ?
Répondez : êtes-vous assemblés sur ce bord,
Pour sceller son malheur, et consacrer sa mort ?
La mort de Régulus ! La mort la plus cruelle
D’un héros, d’un ami, d’un Citoyen fidèle !
775 Non : entourez-le tous ; opposez à sa voix,
La voix d’un Peuple entier, qu’il sauva tant de fois.
Dans tes bras maternels, ô Rome que j’implore,
Demeure, chère épouse : en attendant que l’âge
Ait affermi son bras, et mûri son courage :
780 Enchaîne malgré lui ce guerrier qui t’adore ;
Anéantis sa soi, son barbare serment,
Que son honneur respecte, et que le tien dément.
Lui, mourir ! lui périr dans d’horribles supplices !
Tremblez... De ses bourreaux vous seriez tous complices.
785 Les supplices sont dus à son persécuteur,
De ses maux et des miens lâche et perfide auteur ;
À Manlius...

RÉGULUS.

Arrête : ô Ciel ! Qu’oses-tu dire ?
Manlius ! ce Héros, que j’aime et que j’admire !
De tes emportements, oui, tu me vois confus :
790 Si tu m’aimes encor, respecte Manlius...
Romains, n’écoutez point un transport si coupable :
La vertu soupçonnée en est plus respectable.
Pour ne la point défendre, ou venger à demi,
Je cours, aux yeux de tous, embrasser mon ami ;
795 Il mérite ce titre, il a sauvé ma gloire :
Son coeur est noble et pur ; c’est moi qu’il en faut croire.
Viens expier, mon fils, un outrage odieux :
Voilà ton protecteur.

MANLIUS.

J’en atteste les Dieux.
Jusqu’au dernier soupir je lui tiens lieu de père ;
800 Je le jure, en tes mains, aux yeux de Rome entière.
Je pardonne à Marcie un excès de douleur.
Je n’en ai point rougi ; j’étais sûr de mon coeur :
Je connaissais le tien. Un jour, un jour peut-être,
Elle sera plus juste, et pourra me connaître.
805 Je sais, ô Régulus, te plaindre et t’admirer ;
Mais je ne te fais point l’affront de te pleurer.

RÉGULUS.

Et voilà l’amitié dont un Romain s’honore.
Je vais mourir content... Mais qui m’arrête encore,
Je fuis : c’est trop longtemps demeurer en ces lieux,
810 Déshonorer ce jour, et souiller nos adieux.
Marcie !... Ah ! Cache-moi ces indignes alarmes.
Aux Gardes.
Qu’on l’éloigne... Mon fils !... je te défens les larmes.
Il s’arrache de leurs bras.
Un gros du Peuple les sépare.

MARCIE, le suivant de l’oeil.

Il court à ses vaisseaux !.. Il y monte... Grands Dieux !
Suspendant un poignard sur son sein.
Arrête, époux barbare, ou je meurs à tes yeux.

RÉGULUS, s’élançant, et criant du haut de ses vaisseaux.

815 Sauvez-la, Citoyens !... Ah ! Tout mon coeur frissonne.
Manlius arrache le poignard des mains de Marcie, et prend le Fils de Régulus entre ses bras.

RÉGULUS.

Ô mon cher Manlius !
Marcie tombe entre les bras de ses femmes : son fils se précipite dans les siens.

MARCIE.

La force m’abandonne.

RÉGULUS.

Je puis partir enfin. Veillez, ô mes amis,
Sur les jours d’une épouse, et sur ceux de mon fils.