SCENE 1 §
Un pèlerin, dans un bois
Beau désir, qui te donne empire sur mes sens ?
Que ces lieux ont pour moi de plaisirs innocents !
Depuis que je te suis, agréable génie,
Que tu me fais mener cette innocente vie,
Je n’ai rien rencontré de si charmant aux yeux,
Et rien ne m’a jamais paru si gracieux :
Ces fleurs de leurs parfums aux passants font largesse ;
Elles donnent aux eaux leur extrême richesse,
Et cherchant pour nous plaire un agrément nouveau,
Présentent à nos yeux ce qu’elles ont de beau.
Après avoir passé tant de mers orageuses,
Qu’on trouve de douceur dans ces plaines heureuses !
Après avoir souffert des vents impétueux,
Qu’on reçoit de plaisirs du zéphyr amoureux !
Ma curiosité m’a fait voir l’Italie,
Des Alpes j’ai passé la hauteur infinie,
Des Espagnes j’ai vu les lieux sanctifiés,
Et mes esprits en sont encor glorifiés ;
De la France j’ai vu la splendeur non commune,
Et de sa belle cour la royale fortune ;
De là j’ai vu le Rhin, le Danube orgueilleux,
Qui va dorer ses flots au levant radieux,
Le Jourdain révéré dedans la Palestine,
Le Nil qui pour l’Égypte a l’onde si bénigne,
Et qui n’apporte rien dans son débordement
Que douceur, que plaisir et que ravissement ;
Le Tigre dans la Perse et le Gange en l’Indie,
Et l’Euphrate en voyant les côtes d’Arabie,
Et sans me rebuter de ces travaux divers
J’errerai sans cesser dedans cet univers.
Cette sorte de vie est sans inquiétude,
Aussi mon seul plaisir est dans la solitude :
Elle ne produit point de pensers outrageux,
L’homme qui la chérit n’est jamais malheureux ;
Il est franc de soucis, d’ambition, d’envie ;
Le moindre déplaisir n’outrage point sa vie ;
La fortune pour lui n’est qu’une fiction,
Et ne lui peut causer aucune passion.
Mais je marche depuis le matin où l’aurore
De perles, de rubis orne la belle Flore ;
Ses fleurs semblent m’offrir un lit tout à propos :
Allons donc y goûter un moment de repos.
SCENE 2 §
DOM JOUAN, BRIGUELLE, LE PÈLERIN.
Briguelle
Ah, vous êtes sorcier ! Quand j’y pense, je tremble.
Vous disiez : nous devons vivre et mourir ensemble.
Vous aviez bien raison ; vous saviez l’avenir,
Et vous êtes un diable, ou l’allez devenir.
Mais comment avez-vous pu sortir de la ville ?
Dom Jouan
Cette chose, Briguelle, était peu difficile :
Ayant sous tes habits la façon d’un valet,
On me laissa passer, on m’ouvrit le guichet.
Mais je suis trop heureux puisque je te rencontre ;
C’est à présent qu’il faut que ton zèle se montre,
Que tu serves ton maître avec affection,
Et qu’ici je réponde à cette passion.
Briguelle
Ma foi, vous changerez donc d’humeur et de vie.
Ne croyez pas, Monsieur, que ce soit raillerie :
Devenez honnête homme et je vous servirai,
Autrement, sur ma foi, cent fois je périrai,
Avant que de vous suivre. Échappé de ces diables,
Qui vivent du tourment des pauvres misérables,
De ces pestes d’archers, ma foi ne croyez pas
Que Briguelle retourne à ce dangereux pas.
On n’a pas tous les jours la ruse et la finesse ;
On n’a pas tous les jours du cœur et de l’adresse.
Comme je vous ai dit, j’ai fait fort vaillamment,
Mais qui sait si j’aurai toujours bon jugement ?
Je pourrais bien périr en une même affaire.
Puis, on dirait partout : c’était un téméraire.
Ceux qui meurent ainsi, du peuple sont maudits,
Et puis l’on n’a jamais un seul De Profundis.
Pour éviter ce mal si vous n’êtes plus sage,
Quelque autre avecque vous pourra faire voyage.
Vous avez vos habits ?
Dom Jouan
Vous avez vos habits ? Je te les donnerai
À la première ville.
Briguelle
À la première ville. Ô le cas réservé !
Je crois que l’on verra plutôt mes funérailles,
Car il dissipe tout !
Dom Jouan
Car il dissipe tout ! Échappé des canailles
Qui t’ont voulu saisir, comment te sauvas-tu ?
Dis-moi, par quel endroit ?
Briguelle
Dis-moi, par quel endroit ? Par un vieux mur rompu.
Puis j’allai toute la nuit à travers la campagne,
Sans boire ni manger, car, Monsieur, en Espagne
On rencontre plutôt un trou qu’un cabaret.
Dom Jouan
Dedans l’occasion tu n’es pas maladroit.
Briguelle
Depuis que j’ai fait peur aux archers, je suis diable :
Le plus méchant pour moi n’aurait rien d’effroyable.
Voir des archers est plus que de monter sur l’ours,
Et que dessus son dos faire cinq ou six tours.
Dom Jouan
Devenu si brave homme et si plein de vaillance,
Pour toi j’aurai respect et beaucoup d’indulgence ;
Je t’aimerai, Briguelle, et crois que désormais
Je t’estimerai plus que je ne fis jamais.
Demeure donc à moi, tu me verras bon maître,
Et le temps, mieux que moi, te le fera connaître.
Briguelle
Bien, bien, je vous reprends ; je le veux bien aussi.
Dom Jouan
Va-t’en donc promptement à deux milles d’ici
T’informer s’il n’est point quelque vaisseau qui parte,
Afin que de ces lieux promptement je m’écarte.
Je vais te faire voir cent climats différents.
Briguelle
Donc, de longtemps, Monsieur, je ne verrai parents.
Dom Jouan
Ah, grossier ! tes parents sont par toute la terre,
En Allemagne, en Flandre, en France, en Angleterre,
Même dans la Turquie et dedans le Japon.
Briguelle
Des parents en Turquie ? Est-ce donc tout de bon ?
Maître Pierre connaît mon père et mes ancêtres !
Moi, j’aurais des parents si chiens, si loups, si traîtres !
Dom Jouan
Tu ne prends pas mon sens ; va donc où je t’ai dit.
Briguelle
Mais, Monsieur, sur la mer on a bon appétit.
Avez-vous de l’argent pour faire ce voyage ?
Vous savez bien qu’aux champs on mange davantage.
Dom Jouan
Va, va, j’ai quelque argent, nous ne manquerons pas,
Et le bonhomme enfin n’en enverrait-il pas
Si je lui écrivais ? Quoi que mon père fasse,
Je puis d’un mot écrit me remettre en sa grâce :
Il sera trop content, il sera trop heureux.
Briguelle
Hélas ! que dites-vous ? J’oubliais, malheureux,
À vous dire un malheur pour vous triste et funeste,
Et pour qui va s’armer la colère céleste ;
Vous devez abîmer.
Dom Jouan
Vous devez abîmer. Et par quelle raison ?
Briguelle
Étourdi des archers, j’allai dans la maison.
Dom Jouan
Quoi ? dans la nôtre ?
Briguelle
Quoi ? dans la nôtre ? Oui, dedans la vôtre même.
Briguelle
Eh bien ? Je fus surpris par une plainte extrême :
J’entendis dire, hélas ! «Dom Alvaros est mort ;
Son fils, son traître fils, par un étrange sort,
En est l’infâme auteur.»
Dom Jouan
En est l’infâme auteur.» Cette chose est cruelle.
Briguelle
Et de plus, ce qui m’en confirma la nouvelle,
Ce fut un des voisins ne me connaissant pas,
Qui me dit qu’il venait de mourir en ses bras.
Dom Jouan
Ah ! ce coup me surprend, Briguelle, je l’avoue.
Mon père est mort. Ah, Dieux ! ah, le destin se joue
D’un malheureux mortel, et je vois qu’à la fin
Il prépare pour moi quelque trait inhumain.
Car, après des malheurs d’une telle nature,
J’attends de son revers la plus sanglante injure :
Je pressens des malheurs que je ne connais pas,
Et ce pressentiment m’annonce mon trépas.
Mais n’importe, chassons la crainte du naufrage,
Et qu’aucun accident n’abatte mon courage.
Je suis (vienne sur moi tout le foudre des Cieux)
Pour l’attendre sans peur, assez audacieux.
Briguelle
Il a le deuil au cœur, il est hors de lui-même.
Monsieur.
Dom Jouan
Monsieur. Je suis, Briguelle, en un désordre extrême.
Briguelle
Courage, il se repent.
Dom Jouan
Courage, il se repent. Ah, funeste rapport !
Dis-moi, n’as-tu point su comme arriva sa mort ?
Briguelle
Oui, ce fut de douleur, de regret, de colère.
Et vous avez, ingrat, fait mourir votre père.
Le déplaisir qu’il eut de vous voir l’irriter,
D’avoir vu votre orgueil jusqu’à ce point monter…
Enfin, on me l’a dit et je n’en doute guère.
Dom Jouan
Il m’irrita, Briguelle ; il m’était trop sévère.
J’eus tort de le fâcher, mais que ne fait-on pas
Lorsqu’on est en colère ? On ne se connaît pas.
Briguelle
Il se faut modérer dans ses chaleurs bouillantes
Et ne pas s’emporter aux choses violentes.
Dom Jouan
Pourquoi croit-on qu’il soit ainsi mort de regret ?
J’eus bruit avecque lui, mais ce fut en secret.
Briguelle
On m’a dit qu’outragé de cette vive atteinte,
Il fut de tous côtés faire entendre sa plainte,
Et que même en mourant il se plaignait de vous,
Et qu’il est mort enfin d’un violent courroux.
Dom Jouan
Il ne serait pas mort, s’il n’eût été bizarre.
Mais, vois s’il n’était pas et cruel et barbare,
Puisque, de son trépas, il me fait criminel.
Ah, Briguelle ! il était inhumain et cruel.
Briguelle
Allez, parlant ainsi, vous êtes méchant homme,
Et l’on ne pourra pas vous en absoudre à Rome.
Dom Jouan
Que veux-tu que je fasse ?
Briguelle
Que veux-tu que je fasse ? Il faut verser des pleurs,
Et plaindre votre père, ainsi que vos malheurs.
Dom Jouan
Il avait tant vécu ! Moi, j’aurais ces faiblesses !
Mon cœur ne produit point de semblables bassesses.
Père, parents, amis, maîtresse, ni malheurs,
Ne pourront m’obliger à répandre des pleurs.
Briguelle
Votre cœur est de roche, et la roche est moins dure.
En vous servant, je cherche une triste aventure.
Dom Jouan
Écoute donc, j’aurai doublement irrité
La justice, et je crains, si je suis arrêté,
Étant cru parricide, et meurtrier de Dom Pierre,
D’en être malmené.
Briguelle
D’en être malmené. L’on vous fera la guerre.
Dom Jouan
Nous serons poursuivis ; changeons de vêtements.
Briguelle
Ah ! Monsieur, trêve ici de vos déguisements :
Pourquoi m’embarrasser en toutes vos affaires ?
Ces choses à présent sont fort peu nécessaires.
Sauvons-nous seulement.
Dom Jouan
Sauvons-nous seulement. J’approuve ton dessein.
Viens là, qui vois-tu là ?
Briguelle
Viens là, qui vois-tu là ? Qui ? C’est un pèlerin.
Dom Jouan
Holà ! ho, mon ami !
Le pèlerin
Holà ! ho, mon ami ! Qui vient rompre mon somme ?
Briguelle
Ce sont honnêtes gens ; ne crains rien, mon pauvre homme.
Dom Jouan
Que fais-tu dans ce lieu ?
Le pèlerin
Que fais-tu dans ce lieu ? Travaillé du chemin,
J’y respire en repos un air doux et bénin.
Dom Jouan
De quel côté viens-tu ?
Briguelle
De quel côté viens-tu ? De Saint-Jacques sans doute,
Où vont les pèlerins.
Le pèlerin
J’ai bien fait d’autres routes :
Il est peu de saints lieux où ne m’ayent porté
Les plus ardents désirs de curiosité.
Dom Jouan
Briguelle, cet habit me serait fort commode
Pour n’être pas connu.
Briguelle
Pour n’être pas connu. Pour éviter la mode,
C’est le meilleur moyen que vous puissiez trouver.
Avecque cet habit, il ne faut point rêver
Quels galants on mettra pour être à la moderne.
Dom Jouan
Tu m’étourdis toujours de quelque baliverne.
Mon ami, j’ai besoin de cet habillement :
Pourrais-tu bien m’en faire un accommodement.
Le pèlerin
Cet habit-là, Monsieur ?
Briguelle
Cet habit-là, Monsieur ? Qu’est-ce qu’il lui propose ?
Le pèlerin
Il m’est cher, et pour vous il est trop peu de chose
Puis, tout mon bien consiste en ce seul vêtement.
Dom Jouan
Je te rendrai comptant, donne-le seulement.
Le pèlerin
Quoi ! Monsieur, voulez-vous user de tyrannie ?
Dom Jouan
Ah ! donne-le, te dis-je.
Le pèlerin
Ah ! donne-le, te dis-je. Ah, prenez donc ma vie !
Dom Jouan
Dans ma bourse, tiens, prends tout ce que tu voudras.
Briguelle
Ce pauvre homme, il faudra qu’il en passe le pas.
Le pèlerin
Monsieur, jamais l’argent ne m’a donné d’envie,
Je ne l’aimai jamais, et j’ai cette manie
De vivre indifférent pour l’argent et pour l’or ;
Et dedans cet habit je vois tout mon trésor.
Dom Jouan
Sans plus me contester, pense à me satisfaire.
Passe sous cet ormeau, évite ma colère.
Le pèlerin
Monsieur, considérez…
Dom Jouan
Monsieur, considérez… Tes cris sont superflus ;
Si tu chéris ton bien, ne me résiste plus.
Viens, tu seras content ; et toi, fais diligence,
Va promptement au port.
SCENE 4 §
DOM JOUAN, DOM PHILIPPE.
Dom Jouan, en habit de pèlerin
Dieux ! c’est mon ennemi ; ce traître m’aperçoit.
Briguelle a mon épée, et que faire ? Il me voit.
Dom Philippe
Voyons ce Pèlerin : il peut m’ôter de peine ;
Peut-être qu’en ce lieu quelque bonheur l’amène,
Pour m’instruire où je puis rencontrer l’assassin.
Leur dessein est d’errer sans mesure et sans fin,
Si bien qu’il pourrait bien avoir vu cet infâme,
De qui je dois dans peu couper l’injuste trame.
Dom Jouan
Il vient ; changeons la voix, il ne nous connaît pas.
Dom Philippe
Puis-je interrompre ici la course de tes pas
Sans te fâcher, ami ?
Dom Jouan
Sans te fâcher, ami ? Monsieur, sans raillerie,
Vous pouvez librement contenter votre envie.
Que voulez-vous de moi ? Demandez seulement,
Sans réserve j’attends votre commandement.
Dom Philippe
Je te suis obligé, mais ce que je désire
Est de savoir de toi si tu pourrais m’instruire.
Je cherche un homme, enfin, tu n’en sais pas le nom,
À peu près de mon âge, aussi de ma façon.
Vous autres qui courez toujours la terre et l’onde,
Vous pouvez bien connaître une part de ce monde.
Celui dont je te parle a ma taille et mon port,
Mais le ciel lui prépare un plus funeste sort.
Dom Jouan
Monsieur, si je l’ai vu, je n’en ai pas mémoire.
Vous servant en ceci, j’aurais beaucoup de gloire ;
Je voudrais le pouvoir, mais j’en suis hors d’état.
Dom Philippe
Que je suis malheureux ! Que le Ciel est ingrat !
Quoi ? Verrai-je toujours mon attente trompée ?
Ne point voir ce bourreau !
Dom Jouan, à part
Ne point voir ce bourreau ! Si j’avais mon épée,
Tes insolents propos auraient leur châtiment,
Je préviendrais ton soin.
Dom Philippe
Je préviendrais ton soin. Ah, rigoureux tourment !
Ne pouvoir rencontrer un barbare, un perfide,
Dont les moindres forfaits sont plus qu’un parricide.
Dom Jouan
Celui que vous cherchez est donc bien odieux.
Dom Philippe
C’est l’horreur de la terre et la haine des cieux.
Et pour te faire voir combien il est horrible,
Le traître que je cherche est un démon visible,
Dont la main parricide a mis dans le tombeau
Des gens dont il s’est fait l’exécrable bourreau.
Et par un sort nouveau, furieux et contraire,
L’infâme a massacré jusqu’à son propre père.
Dom Jouan
Après tant de forfaits, il doit être puni.
Dom Philippe
Mes travaux pour l’avoir vont jusqu’à l’infini.
Il ne se peut cacher : les cris de l’innocence
L’exposeront bientôt aux traits de ma vengeance.
Si je le puis trouver, il n’est point de tourments,
De supplices, de fers, de feux, de châtiments,
Qui le fassent mourir d’une mort plus sévère,
Et son enfer consiste aux feux de ma colère.
Dom Jouan
Je viens de concevoir un assuré moyen.
Dom Philippe
Si tu peux m’assister, dispose de mon bien.
Dom Jouan
Je me suis rencontré dans de semblables peines,
Mais j’ai toujours trouvé mes espérances vaines,
Jusqu’à ce que du Ciel implorant la bonté,
Je n’ai trouvé que bien et que félicité.
À présent, quand je souffre, au Ciel levant la vue,
Je sens finir mes maux, ma peine diminue,
Si bien que j’ai connu qu’il faut prier les Cieux,
Quand on veut voir la fin d’un tourment furieux.
Dom Philippe
Ah ! sans tarder, ami, je suivrai ton exemple,
Ne m’abandonne point, allons chercher un temple.
Dom Jouan
Les temples sont partout où les cœurs sont dévots ;
Faisons notre prière au Ciel en peu de mots.
Dieu, de qui la bonté nous paraît sans seconde,
Veut être révéré dans tous les lieux du monde.
Dom Philippe
Allons exécuter ce dessein glorieux.
À part.
Je crois que c’est un saint. Ah, l’homme merveilleux !
Dom Jouan
Monsieur, que faites-vous ? Il faut quitter les armes,
Et pour forcer le Ciel, il ne faut que des larmes,
Que ferveur, que sanglots, qu’ardeur, que piété,
Et Dieu veut qu’on le prie avec humilité ;
Autrement vous verriez votre attente trompée.
Dom Philippe
C’était innocemment que j’avais mon épée,
Mais je la vais quitter.
Dom Jouan prend l’épée de dom philippe
Mais je la vais quitter. N’aye plus de souci,
Ton ennemi mortel est maintenant ici.
Le voici, Dom Philippe, et, sachant ton envie,
S’il faisait son devoir, il t’ôterait la vie,
Il préviendrait l’effet de ton ardent courroux.
Mais, va, retire-toi, sauve-toi de mes coups.
Dom Philippe
Quoi, traître ! Ô Ciel, en qui j’ai mis ma confiance !
Dom Jouan
Profite du moment que j’ai de patience.
Dom Philippe
Quoi, bourreau ! je te trouve, et tu m’échapperas ?
Dom Jouan
Que tu fais de pitié ! Qui ne te plaindrait pas ?
Dom Philippe
Il faut que ces deux mains t’arrachent les entrailles,
Et qu’en mourant je fasse aussi tes funérailles.
Dom Jouan
Si tu m’irrites trop, tu mourras de ma main.
Dom Philippe
Crois-tu que l’on te craigne, exécrable assassin,
Toi qui des trahisons crois tirer avantage,
Et qu’on connaît partout pour un cœur sans courage ?
Crois-tu qu’impunément tu vives criminel,
Toi qui trempes tes mains dans le sang paternel ?
Ta trahison me vient de ravir mon épée,
Mais il faut qu’à ta perte, elle soit occupée.
Dom Jouan
Il faut donc que ta mort, et sans retardement,
En prévienne aujourd’hui le funeste moment.
Mais non, il faut encor souffrir ton insolence ;
Ta langue est maintenant ta plus grande défense.
Adieu, console-toi, car c’était mon dessein
D’avoir de toi ce fer, ayant l’épée en main.
Me voyant hors d’état de l’avoir par adresse,
Par courage et valeur, je l’ai par ma finesse.
Je te laisse le jour, toi qui cherches ma mort,
Parce que je te tiens trop peu pour cet effort,
Et si je te croyais capable de me nuire,
Encor moins maintenant je te voudrais détruire,
Afin d’avoir l’honneur de combattre avec toi.
Mais ton bras est trop peu pour un si grand emploi.