SCÈNE PREMIÈRE. Nérine, Daphné. §
NÉRINE.
Quitte, Chère Daphné, le titre de cruelle,
Pour te faire adorer il suffit d’être belle,
Et si tu ne me crois en fin tes cruautés
Détruiront les autels qu’on dresse à tes beautés.
5 Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même.
Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.
DAPHNÉ.
Termine ce discours que j’entends chaque jour,
Tu perds contre un rocher les flèches de l’amour,
Appelle-moi cruelle, appelle-moi sauvage,
10 J’endurerai ces noms plutôt que son servage ;
Souffre enfin que mon cour hors de captivité
Ne reçoive des lois que de ma volonté.
NÉRINE.
Crois-moi, belle Daphné, sers-toi de ta jeunesse,
Et n’attends pas enfin que ta grâce te laisse,
15 Les beautés sont des biens qui ne se gardent pas,
Et le temps, qui les fait, efface leurs appas ;
Si l’on peut condamner l’avare qui possède
Autant d’or qu’il en veut, et jamais ne s’en aide,
Ne te pourra-t-on pas justement accuser
20 D’avoir cette jeunesse, et de n’en pas user ?
Durant l’aimable temps que la jeunesse dure
C’est un rare dépôt qu’on a de la Nature,
C’est un rare trésor dont il se faut servir
Devant qu’un nombre d’ans nous le vienne ravir.
25 Lors qu’on n’a pas joui d’un bien si délectable
Le mal de la vieillesse en est moins supportable,
Mais alors qu’en aimant l’âge nous l’a ravi,
Le plaisir reste encor de s’en être servi.
Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même,
30 Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.
DAPHNÉ.
Si la beauté du corps est un bien si léger
Penses-tu que l’amour l’empêche de changer ?
Au contraire l’amour l’a détruit devant l’âge,
Les soins qu’il met au cour ternissent le visage,
35 Et lorsque de ses traits un esprit est atteint
Son feu sèche les lis, et les roses du teint,
Ainsi je fuis l’amour, cette source de larmes,
Pour garder plus longtemps si peu que j’ai de charmes
Souffre donc que mon cour hors de captivité
40 Ne reçoive des lois que de ma volonté.
NÉRINE.
Tu t’abuses, Daphné, l’amour est une flamme
Qui ne fait qu’échauffer, et ne brûle pas l’âme,
Son ardeur est semblable à ces douces chaleurs
Qui font germer la terre, et la couvrent de fleurs.
45 Puisque de la beauté l’amour tire son être
Voudrait-il outrager celle qui le fait naître ?
Au contraire, Daphné, tu sais bien qu’aux amants
On remarque toujours de nouveaux ornements.
Quand l’amour est au cour, l’oil en a plus de grâce,
50 Le visage en reçoit une agréable audace,
Et l’on dirait enfin qu’en nous jetant ses traits
Il verse dessus nous mille nouveaux attraits,
Si bien que c’est de lui d’où procède la grâce,
Et lorsqu’elle se perd, c’est le temps qui l’efface :
55 Mais puisque l’on doit perdre un trésor si charmant
Qu’on le perde du moins avec contentement,
Et que l’on puisse dire en sa froide vieillesse,
J’ai plutôt employé que perdu ma jeunesse.
Qui perd avec plaisir ce qui le doit quitter
60 Semble en quelque façon en perdant profiter.
Poursuis donc tes plaisirs, et n’attends pas que l’âge
Ennemi des beautés t’en dérobe l’usage.
Souffre qu’on te recherche, et te laisse toucher
Devant qu’un front ridé t’oblige à rechercher.
65 Alors que ton visage aura perdu sa gloire
Tu te repentiras de ne m’avoir pu croire,
Et lorsqu’en cet état un jour je te verrai,
Tu pleureras ta perte, et moi je m’en rirai,
Reçois donc mes conseils en faveur de toi-même,
70 Et pour ton intérêt aime celui qui t’aime.
DAPHNÉ.
Invente des discours, recherche des raisons,
Qui prouvent que l’amour a de belles prisons,
Dis-moi que ton conseil me peut faire revivre,
Je suis prêt à t’ouïr et non pas à te suivre.
75 Souffre donc que mon cour hors de captivité
Ne reçoive des lois que de ma volonté.
NÉRINE.
Nos propres volontés bien souvent nous abusent,
Et nous profiterions de ce qu’elles refusent.
Pense donc à toi-même et change dès ce jour.
80 Toute fille superbe est indigne d’amour,
Et le Ciel la punit de cet orgueil infâme
En la laissant vieillir devant que d’être femme.
1
Combien en voyons-nous toutes pâles d’ennui
Qu’on suivait autrefois, et qu’on fuit aujourd’hui ?
85 Combien en voyons-nous en beaucoup de familles
Qui meurent seulement du regret d’être filles ?
Daphné, c’est un effet de cet injuste orgueil
Qui chassa leurs Amants et les mit au cercueil,
Prends garde à ce discours, et sans faire la vaine
90 Tandis que tu le peux évite cette peine,
Rends ton âme à l’amour, ce glorieux vainqueur,
Comme il est dans tes yeux qu’il soit dedans ton cour,
Et que le changement de ton humeur sauvage
Précède pour ton bien celui de ton visage,
95 Scamandre que tu fuis a des perfections
Dignes à mon avis de tes affections !
NÉRINE.
Ha ! Nérine. Aimes-tu ? Parle sans artifice.
Découvre-moi ton cour, l’amour n’est pas un vice,
Aimes-tu ?
DAPHNÉ.
Aimes-tu ? Mes soupirs te le disent assez.
NÉRINE.
100 Scamandre verra donc ses voux récompensés ?
DAPHNÉ.
Je ne puis plus me feindre, il me faut faire entendre,
Mais si j’ai de l’amour, ce n’est pas pour Scamandre.
NÉRINE.
Ce n’est pas pour Scamandre ! Achève librement,
Nous ayant dit l’amour, tu peux dire l’amant.
DAPHNÉ.
105 Sache pour contenter notre commune envie,
Que je ressent l’amour aussitôt que la vie.
Et que j’ignore enfin par l’injure du sort
Si je plains un vivant, ou si je pleure un mort.
DAPHNÉ.
Explique-toi. Tu sais que je suis de Candie.
NÉRINE.
110 Je sais bien ton pays, dis-moi ta maladie.
DAPHNÉ.
L’on dit que cet amour, qui donne tant d’ennui,
Ne blesse point les cours des enfants comme lui.
Mais selon sa coutume orgueilleux et sauvage
Étant encor enfant il me mit en servage.
2
115 J’aimai donc à douze ans, et celui que j’aimais
De sept ans plus âgé suivait les mêmes lois.
NÉRINE.
Je faisais des leçons à qui m’en pourrait faire ;
Mais achève de dire et de me satisfaire.
DAPHNÉ.
Nous brûlions en secret dedans un feu si doux,
120 Et nos yeux n’en parlaient à personne qu’à nous :
Nos âmes recevaient de semblables atteintes,
Alcimédon et moi poussions de mêmes plaintes,
Hélas ! Voilà le nom de mon premier vainqueur,
Comme j’étais son âme, il était tout mon cour.
125 Mais je connus bientôt par mes peines diverses
Que le plus doux amour ne va point sans traverses,
Un des grands du pays, ha ! Cruelles amours.
Nérine c’est assez.
NÉRINE.
Nérine c’est assez. Achève ton discours.
DAPHNÉ.
Un des grands du pays me trouvant assez belle
130 Conçut à mon sujet une amour criminelle,
Et l’on apprit bientôt que ses sales désirs
S’attachaient moins à moi qu’à ses propres plaisirs.
Il voulut m’enlever, et sa force couverte
Avait mis mon honneur au moment de sa perte.
NÉRINE.
135 Hé Dieux je crains pour toi !
DAPHNÉ.
Hé Dieux je crains pour toi ! Mais écoute comment.
On rompit le dessein de ce ravissement ;
Mon Père en eut avis, il s’étonne, il se trouble,
Au moindre bruit qui court sa frayeur se redouble.
NÉRINE.
Mais pour rompre ce coup dis-moi ce qu’il fit.
DAPHNÉ.
140 Il feignit qu’un grand mal me retenait au lit,
Et peu de temps après, il fit en telle sorte
Que par toute la ville on crût que j’étais morte,
La crainte de ce rapt l’avait troublé si fort
Que ce trouble assura le faux bruit de ma mort,
145 Et la même pâleur qui venait de sa crainte
Servit en ce dessein à colorer sa feinte :
Il fit donc en ma place enterrer un cercueil
Que l’on accompagna de larmes et de deuil.
Mais il fallut quitter le lieu de ma naissance
150 De peur que de la ruse on n’eût la connaissance,
Si bien qu’au même soir, que l’aspect d’un tombeau
Me fit croire sous terre, il me mit dessus l’eau,
Aimant mieux que les eaux me livrassent la guerre
Que de voir mon honneur hasardé sur la terre,
155 Ainsi je le quittai traversé de douleurs,
Et pour tous ses adieux, je lui donnai des pleurs.
NÉRINE.
Tu vins en ce pays.
DAPHNÉ.
Tu vins en ce pays. Oui, je vins chez son frère,
Qui m’a depuis servi de support et de père,
Et de peur que le temps ne l’apprît quelque jour
160 On me changea mon nom en changeant de séjour.
NÉRINE.
Comment t’appelait-on ?
DAPHNÉ.
Comment t’appelait-on ? On m’appelait Phénice
Devant que le destin commençât mon supplice.
NÉRINE.
Le jeune Alcimédon fut de tout averti ?
DAPHNÉ.
Hélas ! C’est en ce point que j’ai le plus pâti.
165 Mon départ trop pressé ne me put pas permettre
De le désabuser ou de bouche ou de lettre.
NÉRINE.
N’en as-tu rien appris depuis six ou sept ans
Que tu passes ici le plus beau de ton temps ?
DAPHNÉ.
Rien, sinon qu’on ne sait au pays d’où nous sommes
170 S’il est au rang des morts, ou bien au rang des hommes.
NÉRINE.
Daphné, s’il t’est ravi par l’effort du trépas
Tes soupirs et tes pleurs ne te le rendront pas :
Ou bien s’il est vivant, l’apparence t’assure,
Que son amour est mort dessus ta sépulture,
175 Et qu’une autre beauté charme aujourd’hui le cour
De qui ton oil divin fut autrefois vainqueur.
S’il est vrai que l’amour n’est qu’un désir extrême
De posséder un jour le sujet que l’on aime,
À l’aspect de ta tombe ayant perdu l’espoir
180 Crois-tu qu’il brûle encor du désir de t’avoir ?
Non, non, ne pense plus à ton premier servage,
Fais voir en le quittant un acte de courage,
Et montrant à Scamandre un peu plus de bonté
Fais voir en même temps un acte d’équité.
185 Quitte pour ton profit cette humeur solitaire
Qui te rend désormais à toi-même contraire,
Tu te prives Daphné de ton contentement
Quand tu veux en priver un si fidèle amant.
DAPHNÉ.
Nérine je t’ai fait un tableau de ma vie
190 Bien moins pour contenter ta curieuse envie
Que pour te faire ici justement deviner
Que je n’ai plus de cour ni d’amour à donner.
NÉRINE.
Mais j’aperçois Scamandre, il faut.
DAPHNÉ.
Mais j’aperçois Scamandre, il faut. Adieu.
SCÈNE II. Philante, Daphné, Scamandre, Nérine. §
PHILANTE.
Mais j’aperçois Scamandre, il faut. Adieu. Cruelle
Autant que ton amant est aimable et fidèle,
195 Arrête.
SCAMANDRE.
Arrête. Et souffre enfin adorable beauté
Que je voie une fois mon bonheur arrêté.
Ne refuse donc pas au malheureux Scamandre
Pour tous ses déplaisirs la faveur de l’entendre,
Et de tous les grands feux de sa vive amitié
200 Ne reçois seulement qu’un rayon de pitié,
Je serai satisfait, si mon mal incroyable
Te trouve à son excès seulement pitoyable,
Et de mes longs travaux je recevrai le prix
Si tu me vois mourir pour le moins sans mépris.
NÉRINE.
205 Il me touche le cour, et je ressens l’atteinte
Que l’ingrate devrait recevoir de sa plainte ;
Ha ! Si ce pauvre amant m’adressait son discours :
Qu’il me trouverait prompte à lui donner secours !
DAPHNÉ.
Scamandre ma rigueur, qui te semble inhumaine,
210 N’est pas en ton endroit un effet de ma haine.
NÉRINE.
Enfin elle se rend.
DAPHNÉ.
Enfin elle se rend. Mais plutôt du dessein
De chasser ce tyran qui règne dans ton sein.
Je t’offre mes rigueurs de même qu’un remède
D’où ton esprit blessé pourrait tirer de l’aide,
215 Je ne te les fais voir que pour ta guérison
Et ton cour les reçoit de même qu’un poison,
Si bien que si ton mal de jour en jour augmente
C’est faute d’employer l’aide qu’on te présente ;
Ton amour t’a réduit aux termes de périr
220 Et je t’en veux venger en le faisant mourir.
NÉRINE.
Qui n’eût jugé d’abord qu’elle s’était rendue ?
SCAMANDRE.
Voilà donc la faveur, que j’avais attendue !
Propice en apparence, et cruelle en effet,
Crois-tu guérir mon mal par le coup qui le fait ?
225 Et fermer une plaie en tant de maux féconde
Avec le même fer qui la rend plus profonde ?
Enfin, chère Daphné, crois-tu me secourir
Par les mêmes moyens qui me feront mourir ?
DAPHNÉ.
Puisque ton mal est grand, et qu’il se rend extrême,
230 Il faut pour le guérir un remède de même.
SCAMANDRE.
Adorable sujet de qui vient mon souci,
Le mal que fait l’amour ne guérit pas ainsi,
Ses plus fortes douleurs, à qui mon âme cède,
Ne peuvent s’alléger que par un doux remède.
235 Hé quoi, belle Daphné, connaissant ma langueur,
Tu détournes tes yeux de même que ton cour :
Si tu ne veux aider l’esclave qui t’implore,
Regarde pour le moins un amant qui t’adore,
Vois pendre à tes genoux.
3
NÉRINE.
Vois pendre à tes genoux. Scamandre c’est assez,
240 Par tes soumissions les Dieux sont offensés,
Enfin relève-toi de corps et de courage,
Daphné va prendre part au joug de ton servage,
Et déjà ses beaux yeux adoucis par tes pleurs
Chassent par un souris tes plus vives douleurs.
245 Cette belle se change, et sa bouche divine
Va t’annoncer le bien.
DAPHNÉ.
Va t’annoncer le bien. Tu te trompes Nérine.
Et si Scamandre crois que j’accepte ses voux,
Par un commun abus vous vous trompez tous deux.
PHILANTE.
Ô fille de Rocher !
NÉRINE.
Ô fille de Rocher ! Orgueilleuse, cruelle,
250 Méprises-tu le cour d’un amant si fidèle ?
D’un amant qui t’adore, et qui dérobe aux Dieux
L’hommage qu’il leur doit, pour le rendre à tes yeux.
DAPHNÉ.
Il vaut mieux s’en aller, que vainement débattre.
Je ne gagnerais pas, j’en ai trop à combattre.
NÉRINE.
255 Arrête ingrate, arrête.
SCAMANDRE.
Arrête ingrate, arrête. Ha ! Cruelle Daphné,
Indigne du bel oil, que le ciel t’a donné,
Ne croiras-tu jamais que tu brûles Scamandre
Qu’alors que tu verras sa misérable cendre ?
Attends, et tu verras après tant de transports
260 L’embrasement du cour par la cendre du corps,
Et qu’enfin mon amour aurait pu sans audace
Comparer son excès à celui de ta grâce.
Tourne donc devers moi ton visage et tes pas,
Mais que sert de parler si l’on ne m’entend pas ?
265 L’inhumaine qu’elle est, insensible au reproche,
De même que le cour, a l’oreille de roche.
SCÈNE III. Nérine, Philante, Scamandre. §
NÉRINE.
En vain ai-je espéré de pouvoir l’arrêter.
PHILANTE.
Quitte cette cruelle.
NÉRINE.
Quitte cette cruelle. Il les faut écouter,
Tel nous parle d’amour, qui n’en a que l’image.
PHILANTE.
270 Résous-toi seulement, tu rompras ton servage.
SCAMANDRE.
Que sert de se résoudre à quiconque fut né
Pour être dans le monde esclave infortuné !
Ce destin, dont nos soins ne nous peuvent défendre,
Connaît Alcimédon sous le nom de Scamandre.
275 Il me trouve partout.
NÉRINE.
Il me trouve partout. Qu’ai-je entendu, bons Dieux ?
SCAMANDRE.
L’amour et le malheur me suivent en tous lieux,
Ces communs ennemis qui font partout la guerre
M’ont suivi sur les eaux, et me suivent sur terre.
Le moyen d’espérer la fin de mes ennuis
280 Si je trouve partout les Tyrans que je fuis ?
NÉRINE.
Il les faut accoster, et savoir cette histoire,
Lorsqu’il n’y pense pas, il gagne une victoire.
Espère de Daphné qu’un mot l’adoucira,
Cette cruelle est fille, elle se changera.
SCAMANDRE.
285 Pourrait-elle changer, si c’est une statue ?
Que nous voyons dans Chypre en fille revêtue ?
NÉRINE.
N’a-t-elle point appris que ton cour est à deux,
Et qu’une autre reçoit la moitié de tes voux ?
Scamandre notre sexe est jaloux de nature,
290 Il ne perd cette humeur que dans la sépulture,
Et pour dire en un mot ce qu’on ne peut nier
Toute fille en amour désire un cour entier.
Parle je suis discrète, et bien que je sois femme
J’ouvre et cache à propos ce que j’ai dedans l’âme.
PHILANTE.
295 Montre en lui racontant ta vieille affection
Combien tu fais état de sa discrétion.
SCAMANDRE.
Oui, Nérine, autrefois ce cour moins déplorable
Reçut d’un beau sujet le portrait adorable,
Et ce même portrait, qu’amour m’avait donné,
300 Je le vois maintenant sur le front de Daphné.
Puisque mon sort le veut il faut que je te die
Que j’ai pris la naissance et l’amour en Candie,
Mais pour être sorti d’où naquirent des Dieux
Je n’en ai pas joui d’un sort plus glorieux.
SCAMANDRE.
Achève. Là j’aimai sans fard, sans artifice
La grâce et la vertu sous le nom de Phénice.
Tu te troubles Nérine ! Ha ! Réserve tes pleurs,
Je ne suis pas encore au bout de mes douleurs ;
Si tu veux de mon mal ressentir les atteintes,
310 Voici, voici le coup qui mérite des plaintes,
Ma Phénice mourut, et ce triste moment
Ravit à l’Univers son plus riche ornement.
NÉRINE.
Es-tu bien assuré parmi tant de tristesse
Que la mort t’ait ravi cette belle maîtresse ?
SCAMANDRE.
315 Cet oil qui l’a pleurée et qui la pleure encor,
Vit cacher sous la terre un si rare trésor.
SCAMANDRE.
Poursuis donc. Cette perte eut assez de puissance
Pour me rendre odieux le lieu de ma naissance :
Je quittai donc alors mes parents ébahis,
320 Sa mort l’ôta du monde, et moi de mon pays.
NÉRINE.
Ne te suivit-on point ?
SCAMANDRE.
Ne te suivit-on point ? Cela pourrait bien être,
Mais de peur que le temps ne me fît reconnaître,
Je déguisai partout mon pays et mon nom,
Scamandre tint caché le triste Alcimédon,
325 Et pour me déguiser encore davantage
L’âge et les déplaisirs ont changé mon visage.
Ainsi j’ai vu du monde l’un et l’autre bout,
Et mon seul désespoir fut mon guide partout.
NÉRINE.
Hé Dieux quelle aventure !
SCAMANDRE.
Hé Dieux quelle aventure ! Après beaucoup d’années
330 Enfin cette belle île a mes courses bornées ;
Mais de quelque côté que tourne un malheureux
Il rencontre toujours un destin rigoureux.
À peine en ce pays avais-je vu la terre,
Que les yeux de Daphné m’annoncèrent la guerre,
335 Je vis Phénice en elle, et je fus étonné
De voir en même corps et Phénice et Daphné.
Je crus lors que sa mort n’était rien qu’un mensonge,
Et que mes déplaisirs ne venaient que d’un songe.
Mais quand je vis Daphné cruelle et sans pitié
340 Mépriser les transports de ma sainte amitié,
Quand je vis ses rigueurs, qui font tout mon supplice,
Je dis en même temps, ce n’est pas là Phénice.
NÉRINE.
Est-elle si semblable à ce premier objet
Qui fut jadis ta Reine, et dont tu fus sujet ?
SCAMANDRE.
345 Nérine, je ne sais tant elle lui ressemble
Si j’aime l’une ou l’autre, ou bien les deux ensemble,
Ton fidèle miroir ne te reçoit pas mieux,
Que Daphné représente et son port et ses yeux.
PHILANTE.
Scamandre, ton discours doit s’accorder au nôtre,
350 Tu n’aimes en Daphné que le portrait d’une autre.
SCAMANDRE.
Ha je vois bien que j’aime un portrait seulement,
Puisqu’elle est insensible aux peines d’un amant.
NÉRINE.
Réponds-moi maintenant, parle sans artifice,
Quitterais-tu Daphné, si tu voyais Phénice ?
SCAMANDRE.
355 Phénice elle n’est plus, ne me tente donc point,
Je ne te puis enfin répondre sur ce point.
NÉRINE.
N’as-tu rien de Phénice ?
SCAMANDRE.
N’as-tu rien de Phénice ? Hélas j’en ai dans l’âme
Avec le souvenir un portrait tout de flamme,
Et pour vous témoigner qu’elle approuva mes voux
360 J’en reçus autrefois ce tissu de cheveux,
Où nos deux noms mêlés sont un vrai témoignage
Que nos cours autrefois le furent davantage.
NÉRINE.
Donne-moi ces cheveux, et pour ces beaux liens
Espère de Daphné toutes sortes de biens.
365 Je vais les faire voir.
SCAMANDRE.
Je vais les faire voir. Que me dis-tu Nérine ?
Veux-tu me faire voir le jour de ma ruine ?
Suivons-la ; mais hélas ! Cet esprit obstiné
Est déjà chez Rodope, où demeure Daphné.
PHILANTE.
Chez Rodope, Daphné ! Depuis quand s’y tient-elle ?
SCAMANDRE.
370 Depuis deux ou trois jours Rodope a cette belle,
Et peut dire qu’enfin son logis glorieux
Est plus riche en beautés que ne sont pas les cieux.
PHILANTE.
Va la voir chez Rodope.
SCAMANDRE.
Va la voir chez Rodope. Hélas Rodope m’aime.
SCAMANDRE.
Elle t’aime ? Elle m’aime.
PHILANTE.
Elle t’aime ? Elle m’aime. Il faut faire de même.
375 Ainsi pour ton plaisir et pour te soulager
Le Ciel fait naître ici les moyens de changer :
Elle est veuve, il est vrai, mas elle est riche et belle,
Et vaut bien pour le moins une fille cruelle.
Borne là, cher ami, toutes tes volontés,
380 Les biens à mon avis sont de grandes beautés,
Ils donnent aujourd’hui de l’estime aux familles,
Et trouvent plus d’amants que les grâces des filles.
Si de tes longs travaux tu désires du fruit,
Scamandre, aime qui t’aime, et fuis ce qui te fuit.
385 Pour oublier Daphné songe à qui te caresse,
Daphné n’est que suivante, et Rodope est maîtresse,
Résous-toi de changer et d’apprendre à ton tour
Que bien souvent l’amour est chassé par l’amour.
SCAMANDRE.
Ô funestes cheveux ! Ô plaintes trop frivoles !
PHILANTE.
390 Que voilà justement répondre à mes paroles !
SCAMANDRE.
Ha, si Daphné les voit, ne croira-t-elle pas
Qu’une autre a pris le cour que j’offre à ses appas.
PHILANTE.
Qu’un amant est aveugle, et qu’il est incapable
D’écouter et de suivre un conseil profitable !
SCAMANDRE.
395 Courons après, Philante, allons lui faire voir
Que je lui rends par tout un fidèle devoir.