SCÈNE PREMIÈRE. Tharès, Haman, Vasthi. §
          
            THARÈS.
            345 Seigneur, votre vengeance est-elle préparée, 
            La ruine des Juifs a-t-elle été jurée ? 
            Enfin le Roi contre eux prend il votre parti ? 
           
          
            HAMAN.
            Mais qui vois-je ? La Reine. 
           
          
            THARÈS.
            Mais qui vois-je ? La Reine.  Oui, Seigneur, c’est Vasthi. 
           
          
            HAMAN.
            Évitons son abord, sa disgrâce m’étonne. 
           
          
            VASTHI.
            350 Doncques Haman me fuit, donc Haman m’abandonne ! 
            Haman qui me plaçait au nombre de ses Dieux 
            Tandis que ma Couronne éclatait à ses yeux ! 
            Haman qui m’adora tandis que l’apparence, 
            Tandis que ma grandeur flatta son espérance ! 
            355 Ayant accoutumé durant notre bonheur 
            De lever tes regards pour me voir dans l’honneur, 
            Trouves-tu difficile en ce destin étrange 
            D’abaisser tes regards pour me voir dans la fange ? 
           
          
            HAMAN.
            Ayez, ayez pour moi de meilleurs sentiments, 
            360 Si j’eus part à vos maux, j’ai part à vos tourments, 
            Et mon coeur animé d’une vertu plus haute 
            Vous conserve le rang qu’un Monarque vous ôte. 
            Mais par quelle aventure êtes vous en ces lieux, 
            Que votre adversité vous doit rendre odieux, 
            365 Et d’où l’ordre du Roi trop prompt et trop injuste 
            Avait comme exilé votre personne auguste ? 
           
          
            VASTHI.
            Je viens pour l’accuser de sa brutalité, 
            Je viens lui reprocher son inhumanité, 
            Je viens, je viens par une noble audace 
            370 Mériter aujourd’hui ma honte et ma disgrâce. 
           
          
            HAMAN.
            Mais vous vous exposez. 
           
          
            VASTHI.
            Mais vous vous exposez.  On ne s’expose pas 
            Lorsque pour s’alléger on cherche le trépas. 
            Moi, moi je pourrais voir une indigne rivale 
            Monter dessus mes pas au rang d’où je dévale ! 
            375 Je suis Reine, mourrons pour un titre si beau, 
            Pour les Rois, pour les Rois le trône ou le tombeau. 
            Il n’est point de milieu que les Rois puissent prendre 
            Quand le sort irrité les contraint de descendre, 
            Le trône ou le tombeau, tout le reste est honteux. 
           
          
            HAMAN.
            380 Ne vous exposez point à des chemins douteux, 
            Attendez ou craignez. 
           
          
            VASTHI.
            Attendez ou craignez.  Moi ! J’en suis incapable 
            Pour craindre et pour trembler de quoi suis-je coupable ? 
            Un Roi capricieux, bizarre en ses projets, 
            Donne de grands festins aux peuples ses sujets ; 
            385 Et pour faire éclater et la fête et sa grâce 
            Il veut que je me montre à cette populace, 
            Comme si prodiguant ses biens de toutes parts 
            Il voulait la repaître avecques mes regards. 
            Hé bien j’ai refusé de plaire à son caprice, 
            390 J’ai refusé ma vue au peuple son complice, 
            J’ai voulu conserver la Majesté des Rois, 
            En quoi cette action blesse-t-elle les Lois ? 
           
          
            HAMAN.
            Mais elle offense un Roi que peu de choses offense. 
           
          
            VASTHI.
            D’un Monarque aveuglé ne prend point la défense. 
           
          
            HAMAN.
            395 Vous deviez à ses voeux accorder ce plaisir. 
           
          
            VASTHI.
            J’ai satisfait Haman à son lâche désir, 
            Puisqu’il ne me faisait une Loi si cruelle 
            Qu’afin de m’obliger de paraître rebelle, 
            Qu’afin que mon refus qu’il avait souhaité 
            400 Donnât quelque couleur à sa brutalité. 
            Car enfin a-t-il fait le choix d’une Princesse 
            Pour lui faire remplir la place que je laisse ? 
            Non, non, tu le sais bien, mais de tous les côtés, 
            Ayant fait assembler les plus rares beautés 
            405 Comme s’il affectait et sa honte à ma peine 
            Que sa brutalité vous choisit une Reine, 
            Parmi tant de beautés que ne fit-il un choix 
            Qui me put condamner quand je l’accuserais ? 
            Mais la brutalité sans respect des Couronnes 
            410 Affecte le plaisir et non pas les personnes. 
            Une fille du peuple, et vous l’avez souffert, 
            Une fille du peuple, ha ! Ce penser me perd. 
            Ce penser me remplit de fureurs et de rages. 
            Démons assez puissants pour venger tant d’outrages. 
            415 Si l’on me préférait le sang de quelques Rois, 
            Constante en mon malheur je me consolerais. 
            Mon plus grand mal n’est pas de quitter la Couronne, 
            Un sage quelquefois la fuit et l’abandonne : 
            Mais le plus grand des maux dont je sente les coups, 
            420 C’est de céder le trône à de moindres que nous. 
           
          
            HAMAN.
            Certes, ce mal est grand, certes il est extrême, 
            Et pour m’en garantir je me perdrais moi-même. 
           
          
            VASTHI.
            J’arme aussi contre Esther ce que j’ai de pouvoir. 
            Comme c’est aujourd’hui qu’on la doit recevoir, 
            425 Je viens, je viens moi-même à la mort toute prête 
            Pour différer au moins cette funeste fête. 
           
          
            HAMAN.
            Ô dessein, digne enfant d’un esprit généreux, 
            À qui le juste Ciel doit un succès heureux ! 
           
          
            VASTHI.
            Pourrais-tu voir enfin dans un trône adorable 
            430 Une esclave de Perse et vile et méprisable ? 
            Pourrais-tu sans murmure obéir à sa voix, 
            Toi qui fus en état de lui donner les lois ? 
           
          
            HAMAN.
            Non, non, Madame, non, il faudra que j’expire 
            Si le bonheur d’Esther la conduit à l’Empire. 
            435 Ha, s’il lui faut un trône, il me faut un tombeau, 
            Et la grandeur d’Esther est enfin mon bourreau. 
           
          
            VASTHI.
            Aujourd’hui toutefois elle sera ta Reine. 
           
          
            HAMAN.
            Esther femme du Roi ! C’est là, c’est là ma peine, 
            Mais c’est là seulement le plus grand de mes maux, 
            440 Parce que c’est de là que naissent vos travaux. 
           
          
            VASTHI.
            Garde, garde toujours cette ardeur qui te presse, 
            Puisque c’est le seul bien que mon destin me laisse. 
            Mais enfin il est temps de s’opposer aux coups 
            Qui sont déjà tous prêts à tomber dessus nous. 
           
          
            HAMAN.
            445 Oui, Madame, il est temps de montrer son courage, 
            Puisque déjà l’éclair vous annonce l’orage. 
            Allez, allez sans crainte en ce funeste jour 
            Troubler par votre aspect le calme de la Cour, 
            Votre seule présence aujourd’hui nécessaire 
            450 Retardera le cours d’une si grande affaire, 
            Et je ne doute point que le retardement 
            Ne guérisse le Roi de son aveuglement. 
            Il considérera d’une âme plus égale 
            Sa honte et son honneur, vous et votre rivale. 
            455 Et quand du haut d’un trône il jettera les yeux 
            Ouverts par la raison pour un choix glorieux, 
            Ne craignez rien, Madame, espérez la victoire. 
            Il est Roi, c’est assez, il choisira la gloire. 
            Allez donc maintenant par un noble attentat 
            460 Ou remonter au trône, ou troubler tout l’État. 
           
          
            VASTHI.
            L’un ou l’autre est mon but. 
           
          
            HAMAN.
            L’un ou l’autre est mon but.  Suivez donc cette voie. 
           
          
            VASTHI.
            Mais va sonder le Roi devant que je le voie. 
           
          
            HAMAN.
            J’embrasse avec plaisir votre commandement, 
            Mais votre seul aspect peut agir puissamment. 
            465 Vos pleurs seront des traits qui perceront son âme, 
            Vos pleurs rendront la force à sa première flamme, 
            Rallumeront l’amour, éteindront le courroux, 
            Et sans ouvrir la bouche, ils parleront pour vous. 
            J’irai si vous voulez par des raisons pressantes 
            470 Présenter un obstacle à ses flammes naissantes; 
            Mais pour toucher un coeur, et rompre des prisons, 
            Une larme souvent fait plus que cent raisons. 
            Voir enfin une Reine en sa misère extrême 
            Réduire à n’employer pour elle qu’elle-même, 
            475 La voir en suppliante esclave des malheurs, 
            Mouiller les pieds d’un Roi par les eaux de ses pleurs, 
            C’est sans doute un spectacle assez assez capable 
            De touche le plus dur, et le plus indomptable. 
            Poursuivez donc, Madame, allez jusques au bout, 
            480 N’employez que vos pleurs, vos pleurs obtiendront tout. 
           
          
            VASTHI.
            Moi que par des soupirs et par des larmes lâches 
            À ma condition je fasse quelques taches ; 
            Non, non, ce noble orgueil qui m’anima toujours 
            Doit m’animer encore au dernier de mes jours, 
            485 Et la Fortune injuste autant qu’elle est volage 
            Peut m’ôter les grandeurs, et non pas le courage. 
            Pour sortir de mes maux, pour vaincre mes malheurs 
            J’ai du sang à verser, mais je n’ai point de pleurs. 
            Moi gémir, moi pleurer. 
           
          
            HAMAN.
            Moi gémir, moi pleurer.  C’est pourtant dans vos larmes 
            490 Que vous devez trouver de la force et des charmes. 
           
          
            VASTHI.
            Le trône me serait une autre adversité 
            S’il fallait le devoir à cette lâcheté ; 
            Et toutes les grandeurs me seraient odieuses 
            Si je les achetais par des larmes honteuses. 
           
          
            HAMAN.
            495 Les pleurs qui font régner sont toujours glorieux. 
           
          
            VASTHI.
            En toute extrémité les pleurs sont odieux. 
           
          
            HAMAN.
            Si des pleurs répandus par un coeur d’Amazone 
            Sont des chemins honteux pour remonter au trône, 
            Le seul prix de ce trône est capable d’ôter 
            500 La honte des chemins qu’on tient pour y monter. 
           
          
            VASTHI.
            Hé bien, hé bien, Haman, puisque le sort me presse; 
            J’irai par des soupirs témoigner ma faiblesse, 
            Et sans considérer l’éclat de notre sang 
            Nous irons par des pleurs redemander un rang 
            505 De qui ces mêmes pleurs en lâchetés insignes 
            Aux yeux de l’univers nous déclarent indignes. 
            Mais que dis-je insensée en mon ressentiment ! 
            Si l’on croit que le Roi me chassa justement 
            N’irai-je pas moi-même à moi-même infidèle, 
            510 Témoigner par mes pleurs que je suis criminelle ? 
            N’irai-je pas enfin moi-même contre moi 
            Justifier ainsi l’injustice du Roi ? 
            Moi demander pardon, c’est tacher mon estime 
            Puisque enfin tout pardon présuppose le crime. 
           
          
            HAMAN.
            515 Que ferez-vous enfin ? Quoi ? 
           
          
            VASTHI.
            Que ferez-vous enfin ? Quoi ?  Tout ce que je puis. 
           
          
            HAMAN.
            Troublerez-vous l’État ? 
           
          
            VASTHI.
            Troublerez-vous l’État ?  Je vaincrai mes ennuis. 
           
          
            HAMAN.
            Le trouble de l’État est le dernier remède. 
           
          
            VASTHI.
            Oui, mais sonde le Roi avant que je m’en aide. 
           
          
          
            VASTHI.
            Mais, Madame...  Vas-y. 
           
          
            HAMAN.
            Mais, Madame...  Vas-y.  Mais Madame... 
           
          
            VASTHI.
            Mais, Madame...  Vas-y.  Mais Madame...  Crains-tu ? 
           
          
            HAMAN.
            520 Moi ! Madame, ha plutôt... 
           
          
            VASTHI.
            Moi ! Madame, ha plutôt...  Montre donc ta vertu, 
            Ne me fais pas juger en ce malheur extrême 
            Que tu veux m’employer pour t’épargner toi-même, 
            Et que pas un dessein, qui te ferait rougir, 
            Tu feins de conseiller pour t’exempter d’agir. 
            525 Crains-tu de voir le Roi, crains-tu pour moi l’orage ? 
            Crains-tu de t’exposer ? 
           
          
            HAMAN.
            Crains-tu de t’exposer ?  Vous blessez mon courage, 
            Madame épargnez-moi. 
           
          
            VASTHI.
            Madame épargnez-moi.  Ne t’épargne donc pas. 
           
          
            HAMAN.
            Votre service seul a pour moi des appas. 
            Remettez en mes mains le soin de vos délices, 
            530 Esther a des attraits, moi j’ai des artifices 
            Mais ne vous montrez point. 
           
          
            VASTHI.
            Mais ne vous montrez point.  Je vais chez Thamis, 
            Où ma calamité m’a laissé des amis. 
           
        
        
          SCÈNE II. Haman, Tharès. §
          
            THARÈS.
            Seigneur, que faites-vous ? Le Ciel vous est propice, 
            Voulez-vous malgré lui vous faire un précipice ? 
            535 Et croyez-vous enfin combattre impunément 
            D’un Monarque offensé le juste sentiment. 
           
          
            HAMAN.
            Tharès, le Roi me croit, nous éteindrons sa flamme, 
            Il est Roi des Persans, je suis Roi de son âme. 
           
          
            THARÈS.
            Cet Empire est un bien qu’on ne peut trop priser, 
            540 Mais il est dangereux d’en trop souvent user. 
            Plaignez si vous voulez le sort de cette Reine, 
            Mais fuyez le hasard de partager sa peine, 
            Si le Ciel la veut voir d’un regard rigoureux, 
            Qu’elle soit malheureuse, et demeurez heureux. 
           
          
            HAMAN.
            545 Qu’elle soit malheureuse et Reine déplorable 
            Si je puis par ses maux n’être pas misérable. 
            Mais qu’elle soit heureuse, et vive dans l’honneur 
            Si ma félicité dépend de son bonheur. 
            Il m’importerait peu, quoi que je lui promette, 
            550 Qu’elle fut dans le trône, ou qu’elle fut sujette 
            Si je ne connaissais que mes maux et mes biens 
            Par un lien fatal sont attachés aux siens. 
            Peut-elle choir d’un trône où tu la vis montée 
            Quand dans le même instant Esther n’y soit portée ? 
            555 Et puis-je voir Esther sans perdre en même jour 
            Cet agréable espoir que me donne l’Amour ? 
            Non, non, pour éviter cette mortelle peine, 
            Qu’elle demeure esclave, et que Vasthi soit Reine. 
            Allons parler pour elle, allons parler au Roi, 
            560 L’adoucir pour Vasthi, c’est l’adoucir pour moi. 
           
          
            THARÈS.
            Ha Seigneur ! Triomphez de cette amour naissante. 
           
          
            HAMAN.
            On ne triomphe point d’une amour si puissante. 
           
          
            THARÈS.
            Mais l’Amour ce Tyran des esprits enchantés 
            Peut être le poison de vos prospérités. 
           
          
            HAMAN.
            565 Il n’importe, exposons d’une ardeur non commune 
            Pour les biens de l’Amour les biens de la Fortune, 
            Puisque par mille maux je ressens à mon tour 
            Que la Fortune même en fait moins que l’Amour. 
           
          
            THARÈS.
            Quoi pour un bien léger, quoi pour un bien qui passe, 
            570 Pour de vaines beautés tenter votre disgrâce ! 
           
          
            HAMAN.
            Et ces vaines grandeurs où tu vois tant d’appas 
            Comme les autres biens ne passent-elles pas ? 
           
          
            THARÈS.
            Aimez, mais autre part. 
           
          
            HAMAN.
            Aimez, mais autre part.  Quand on est dans les gênes 
            Hélas il n’est plus temps de faire choix des chaînes. 
            575 Ne me contredis plus, mon amour est ma loi, 
            Enfin tu me déplais. Repassons chez le Roi. 
            Mais il sort. 
           
        
        
          SCÈNE III. Le Roi, Haman. §
          
            LE ROI.
            Mais il sort.  Cher Haman, la douceur et la grâce 
            Dans le trône des Rois vont enfin trouver place. 
            Ainsi cette superbe autrefois mon amour, 
            580 Et comme dans mon coeur l’idole de ma Cour, 
            Vasthi reconnaîtra par de sensibles marques 
            Combien il est fatal de déplaire aux Monarques, 
            Et que même une Reine esclave de la Loi 
            Toute Reine quelle est, est sujette du Roi. 
           
          
            HAMAN.
            585 Jusqu’ici vos bontés vainquant votre Justice 
            Semblaient se contenter de montrer son supplice, 
            Et pour moi j’aurais cru que son juste remords 
            Ne ferait pas sur vous d’inutiles efforts. 
            En effet quand je songe à cette sainte flamme 
            590 Qui confondait vos coeurs et ne faisait qu’une âme, 
            Quand je songe à vos feux qui furent son trésor, 
            Aux feux dont vous brûliez dont elle brûle encor, 
            Je ne saurais penser que pour cette Princesse 
            Au défaut de l’amour la pitié ne vous presse, 
            595 Et qu’au ressouvenir de ses calamités 
            Vous puissiez résister à vos propres bontés. 
           
          
            LE ROI.
            Si l’injuste refus de son obéissance 
            En moi seul outragé terminait son offense, 
            Peut-être qu’en mon coeur les traits de la pitié 
            600 Referaient un passage à ceux de l’amitié. 
            Mais comme moi l’État a part à cette injure, 
            Son orgueil a touché le peuple qui murmure, 
            Et si je sais régner souffrirai-je un affront, 
            Qui refroidit mon Peuple et me rougit le front ? 
            605 Non, un Roi doit venger par des peines plus dures 
            Les affronts de l’État que ses propres injures : 
            Il peut tout pardonner étant seul offensé, 
            Mais il doit tout punir quand l’État est blessé. 
            Enfin comme le peuple est dedans nos provinces 
            610 Un esclave qui fait la force de ses Princes, 
            Bien que par cent liens, on puisse l’arrêter, 
            Il faut pour un jouir quelquefois le flatter. 
           
          
            HAMAN.
            Quoi Sire aux passions d’un peuple téméraire 
            Vous pourriez immoler une Reine si chère ! 
            615 Quoi Sire un lâche esclave aujourd’hui respecté 
            Se vanterait demain qu’un Roi l’aurait flatté ! 
            Et qu’on aurait donné la chute d’une Reine 
            À l’appréhension de tomber dans sa haine. 
            Oui, Sire, il faut qu’un Roi Maître et Père des Lois 
            620 Soutienne de son peuple et la gloire et les droits, 
            Mais en pensant aussi soutenir sa défense, 
            Il ne faut pas d’un peuple augmenter l’insolence, 
            Et quoi que vous fassiez n’est-ce pas l’augmenter 
            Que de lui faire voir qu’on tâche à le flatter ? 
            625 Le peuple est dangereux si l’on ne le maîtrise, 
            Il pense qu’on le craint lorsque on le favorise, 
            Et sur cette croyance autorisant ses droits 
            Quelquefois il devient le Tyran de ses Rois. 
            Qu’aujourd’hui pour lui plaire, et contenter sa haine 
            630 À ses ressentiments on immole sa Reine, 
            Peut-être que ce monstre inconstant et sans foi 
            Demandera demain qu’on immole son Roi. 
           
          
            LE ROI.
            Le peuple est inconstant, mais enfin son caprice 
            Ne doit pas m’empêcher de lui rendre Justice. 
            635 Que s’il en abusait, il apprendrait qu’un Roi 
            Peut se la rendre aussi contre un peuple sans foi. 
           
          
            HAMAN.
            Vous voulez à l’État épargner une injure, 
            Vous voulez apaiser le peuple qui murmure, 
            Et certes ce dessein nous peut bien enseigner 
            640 Qu’il est digne d’un Roi qui sait l’art de régner ; 
            Mais pour rendre un État florissant et durable, 
            Sire le peuple seul n’est pas considérable, 
            Comme pour composer ce grand éclat des Cieux 
            Les petits astres seuls n’ont pas assez de feux. 
            645 Si par le choix d’Esther par ce choix populaire 
            Au murmure d’un peuple on pense satisfaire, 
            Ce choix peut exciter des maux plus apparents. 
            Puisqu’il peut exciter le murmure des Grands. 
            Comme Esther est sans nom et d’obscure naissance 
            650 Ils n’iront qu’à regret sous son obéissance, 
            Ils n’auront pour Esther que des hommages feints, 
            Au travers de leur feinte on verra leurs dédains, 
            Et pourrez-vous souffrir dans le pouvoir suprême 
            Qu’on méprise à vos yeux la moitié de vous-même ? 
            655 Et comme enfin les Grands sont du corps de l’État, 
            Et le plus noble sang et le plus grand éclat, 
            
              2
            
            Vous pourrez-vous venger de ce mépris injuste 
            Qu’il n’en coûte à l’État son sang le plus auguste ? 
            Sire, pour détourner le cours de ses malheurs 
            660 Dont vous ressentirez vous-même les douleurs, 
            Quelque raison fait voir qu’il est juste d’éteindre 
            Pour tous également tous sujets de se plaindre. 
            Que si par une Reine un grand peuple outragé 
            Témoigne par ses cris qu’il veut être vengé, 
            665 Il ne demande pas trop injuste en sa haine 
            Que de son sang obscur on lui donne une Reine, 
            Et qu’un Sceptre adorable aux yeux de l’Univers 
            Soit porté par des bras destinés pour des fers. 
            Mais pourvu qu’on témoigne à cette populace 
            670 Qu’on veut bien l’apaiser, et lui faire une grâce, 
            Il n’importe à ses voeux qu’on joigne à votre rang 
            Ou bien un sang ignoble, ou bien un noble sang. 
            Ainsi faisant le choix d’une adorable fille 
            Où la beauté soit jointe à l’illustre famille, 
            675 Vous rendrez, en tous lieux pour affermir la paix 
            Et le peuple content et les Grands satisfaits. 
           
          
            LE ROI.
            Esther, me dites-vous, ne sort pas d’une race, 
            Qui donne à ses beautés une nouvelle grâce !
           
          
          
            LE ROI.
            Non Sire.  Esther n’est rien ? 
           
          
            HAMAN.
            Non Sire.  Esther n’est rien ?  Non Sire. 
           
          
            LE ROI.
            Non Sire.  Esther n’est rien ?  Non Sire.  Mais dis-moi, 
            680 Qu’étais-tu, qu’étais-tu, sans l’amour de ton roi !
            Quelle était ta fortune en la paix, en la guerre, 
            Devant que ma faveur t’élevât de la terre ? 
            Apprends par ton exemple, Haman, apprends enfin 
            Que bien souvent les Rois sont Maîtres du destin, 
            685 Et qu’ayant dans ses mains vos fortunes encloses 
            Un Roi, comme les Dieux, fait de rien toutes choses. 
            Qu’Esther sorte du sang le plus bas de l’État, 
            Un seul de mes regards lui donne de l’éclat : 
            Dans sa bassesse même, et dans son impuissance, 
            690 Mon choix et mon amour lui servent de naissance ; 
            Mon choix et mon amour qui l’élèvent aux Cieux, 
            Lui tiennent lieu de Sceptre et de gloire, et d’aïeux. 
            Comme c’est par le jour, que le Soleil fait naître, 
            Qu’il se montre Soleil, et qu’il se fait connaître, 
            695 C’est aussi par l’éclat que donne notre choix. 
            Que ceux de notre rang témoignent qu’ils sont Rois. 
            Ainsi bien que tes soins soient d’un sujet fidèle, 
            Fais taire ces raisons qui partent de ton zèle ; 
            Ôte de ton esprit tous les soins que tu prends, 
            700 Et ne m’oppose point le murmure des Grands : 
            Je sais, je sais régner ! Et ma main souveraine 
            Peut faire aux moins zélés, adorer une Reine. 
           
          
            HAMAN.
            Sire, en ce grand dessein, j’ai cru que mon devoir 
            M’obligeait à montrer ce que j’ai pu prévoir ; 
            705 J’ai parlé librement pour vous donner des marques 
            Que j’ignore cet art qui flatte les Monarques, 
            M’étant imaginé dans cet événement, 
            Que c’est aimer son Roi, que parler librement. 
           
          
            LE ROI.
            Je mets entre les biens aux Princes souhaitables, 
            710 D’un fidèle sujet les libertés aimables ; 
            Ainsi j’aime ton zèle, Haman, et tu me plais, 
            Quand même ton ardeur s’oppose à mes souhaits. 
            Mais pour récompenser une amour si fidèle, 
            Comme j’attends Esther au Trône où je l’appelle, 
            715 Je veux mon cher Haman, qu’Haman seul ait l’honneur 
            De conduire une Reine au faîte du bonheur. 
            Va donc au-devant d’elle, avance et me l’amène, 
            Afin que de tes mains je reçoive une Reine. 
           
          
            HAMAN.
            Cet honneur est trop grand ! 
           
          
            LE ROI, en s’en allant.
            Cet honneur est trop grand !  Il est digne de toi.
            720 Va. 
           
          
            HAMAN.
            Va.  Je vous obéis.