ALEXANDRE
TRAGÉDIE NOUVELLE, EN CINQ ACTES.

M. D. CC. LIV. Avec Approbation et Permission.

Par M. de Fen...

APPROBATION. §

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier Alexandre, Tragédie, et je crois que l’on peut en permettre l’impression. Ce 11 Mai 1754. Crébillon.

À PARIS, Chez Prault, fils, libraire, Quai de Conti, a la Charité, et DUSCHESNE, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût.

ANALYSE. §

L’Action principale de cette pièce est une Conjuration contre Alexandre. La Princesse, Ophis, dont ce Monarque est amoureux, entre innocemment dans ce complot, par la subtilité des Chefs de l’entreprise.

Les Conjurés ne pouvaient faire sûrement leur coup que chez elle , où Alexandre se rendait ordinairement tous les soirs accompagné seulement : d’Ephestion. Il s’agissait donc de la gagner; mais; persuadé qu’elle ne favoriserait jamais un tel attentat , ils lui font accroire qu’ils ont découvert une conjuration contre Alexandre, dont Éphestion est le chef. Ils la paient en même-temps de permettre qu’ils se rendent chez elle, si-tôt que le Roi y fera arrivé. C’est alors que ces scélérats, en feignant de venir découvrir cette prétendue conjuration voulaient exécuter là leur. La princesse qui avait toujours eu lieu de les croire honnêtes gens , et extrêmement attachés au Roi , donne dans le piège. Elle aurait même crû se rendre complice si elle eût hésité un moment à prendre le parti qu’on lui proposait. Peu de temps après elle envoie un billet aux Conjurés, par lequel elle leur marque de faire diligence, que le Monarque va venir la voir. Ce billet est intercepté , et tombe entre les mains d’Alexandre ; il se trouve équivoque étant conçu en ces termes:

Le Roi dans un moment va se rendre à ma tente,

Suivez-le de bien près ; je suis impatiente

De voir exécuter le projet convenu,
Et qui par un délai peut être prévenu.

C’est en vain qu’Ophis veut se justifier devant Alexandre ; il l’accable de reproches, la fait arrêter, et ordonne qu’on lui fasse son procès.

Ce même jour , dans le cours duquel la conjuration devait avoir son effet, ce Roi est obligé de donner une bataille, qui est celle d’Arbelles, apprenant que Darius venait sur lui. La mère, la femme , les filles de ce Roi avaient été faite les prisonnières d’Alexandre à celle d’Iffus, elles sont par conséquent liées à son char. Le Prince Sitalce un des Conjurées à qui Alexandre vient de rendre ses États, le détermine à découvrir la conjuration. Voilà pourquoi le billet de la Princesse Ophis a été intercepté, parce qu’on avoir, l’oeil à tout, Sitalce fait connaître au Roi l’innocence de cette Princesse. Le monarque se repent de l’avoir outragée. Sur ces entrefaites, la Princesse Ophis retrouve parmi les prisonniers qu’on vient de faire le Roi Nicandre son époux, qu’elle croyait mort. Elle veut se sauver avec lui ; mais on les arrête, Alexandre qui l’apprend , juge par cette fuite que tentait Ophis, qu’elle est criminelle. Il entre dans une furieuse colère contre elle, et surtout contre le Prisonnier inconnu qui voulait la sauver, et il jure sa perte. Ophis à qui l’on apprend la résolution du Monarque se trouve dans un cruel embarras. Si elle cache que Nicandre est son époux, il ne peut éviter la mort, et si elle découvre ce qu’il lui est , elle a peur que le Roi ne l’immole à son amour. Mais comme il sait se vaincre lui-même, après quelques petits reproches qu’il fait à l’un et à l’autre, leur rend leur Royaume et les y renvoyé.

Le Prince Sitalce en proie à ses remords, et honteux du généreux procédé d’Alexandre , se poignarde devant Éphestion, qui en vient faire le récit. Il annonce en même temps le châtiment de Philotas et des autres complices.

Alexandre qui par rapport à l’intérêt des Grecs de qui il est allié , et qui l’ont nommé Général de leur Armée contre la Perse , ne pouvant rétablir la famille de Darius dans son premier état lui fait entendre qu’il en est fâché, et dit particulièrement à Statira que dans un temps plus favorable il saura concilier tous ces différents intérêts, et qu’il lui réserve un prix digne de ses vertus, voulant dire par-là qu’il l’épousera un jour comme il est arrivé suivant l’histoire.

ACTEURS. §

  • ALEXANDRE, Roi de Macédoine.
  • SYSIGAMBIS, mère de Darius, Roi de Perse.
  • STATIRA, fille aînée de Darius, prisonnière d’Alexandre.
  • SITALCE, Prince de Thrace, un des Conjurés. Alexandre avait conquis les États de son père.
  • NICANDRE, mari d’Ophis, parent de Darius. Ses états relevaient de la Perse, Prisonnier.
  • OPHIS, femme de Nicandre, prisonnière aimée d’Alexandre.
  • ÉPHESTION, Officier général, Favori d’Alexandre.
  • PHILOTAS, Officier général, un des Conjurés.
  • ZAMINTE, confidente de Sysigambis.
  • ZONIME, confidente d’Ophis.
  • UN CAPITAINE, des Gardes d’Alexandre.
  • GARDES.
  • UN SOLDAT, parlant.
  • LES ENFANTS DE DARIUS, au nombre de deux, en bas âge.
La Scene est en Assyrie au Camp d’Alexandre pres la ville d’Arbelles.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Sitalce, Philotas. §

PHILOTAS.

Non, Sitalce, il n’est plus d’espérance de paix ;
La guerre se rallume à ne finir jamais.
Plus nous avons fournis de Peuples et de Princes,
Plus renversé d’États, ravagé de Provinces,
5 Plus nous voulons en mettre aujourd’hui sous nos lois,
Et pour premiers sujets ne compter que des Rois.
Tant qu’il se trouvera de pays à détruire,
Alexandre voudra toujours nous y conduire.

SITALCE.

Oui, je crois, Philotas, que du poids de ses fers
10 Alexandre prétend charger tous l’univers.

PHILOTAS.

Quand il aura conquis, dans son ardeur guerrière,
Tous les États connus ; enfin la Terre entière,
Avec lui nous irons, montés sur ses vaisseaux ,
Lui chercher des sujets dans des Mondes nouveaux.
15 Ensuite vous verrez ce second Briarée,
Tourner tous ses desseins vers la voûte éthérée ;
Vouloir dans sa fureur faire la guerre aux Cieux ,
Et finir ses exploits par détrôner les Dieux.

SITALCE.

Ce Prince m’a lassé du métier de la guerre :
20 Qu’il aille conquérir le reste de la terre ;
Je serai trop content s’il me rend mes États.

PHILOTAS.

Ce Monarque, Seigneur, ne vous les rendra pas.
De quitter son service il n’est jamais facile,
Lorsque ses grands desseins on lui parait utile.
25 Il devient déduisant ce superbe vainqueur !
Et que ne fait-il pas pour nous gagner le coeur ?
À tous ses vieux soldats prodiguant ses caresses,
Il sait avec succès éluder les promesses
Qu’il leur fait quelquefois de les licencier.
30 De ses fausses bontés il faut nous défier ;
Lorsqu’il veut devant lui qu’on panse nos blessures,
Du caprice du fort réparer les injures,
C’est pour nous remener à de nouveaux combats.
Qu’il veut aller livrer dans cent autres climats.
35 Il n’est jamais flatté d’un exploit ordinaire ;
Et compte encore pour rien tout ce qu’il a pu faire.
Notre sang répandu n’éteint pas sa fureur ;
De nos vaillants exploits lui seul à tout l’honneur.
Ne verrons-nous jamais finir notre esclavage ?
40 Pour percer un tyran manquons-nous de courage ?

SITALCE.

Mais, Seigneur, devons-nous à tout événement,
Risquer, sans réfléchir, ce coup ouvertement ?
Du Roi par trop de gens la personne est gardée :
Il faudrait en secret...

PHILOTAS.

Il me vient une idée.
45 Oui, la Princesse Ophis, étant jointe avec nous,
Pourrait si... Mais on vient. Prince, retirez-vous.

SCÈNE II. Alexandre, Éphestion, Philotas. §

ALEXANDRE.

Marchons à Darius, amis à force ouverte !
Les Destins à ce jour ont attaché sa perte.
Hâtons-nous de poursuivre un Ennemi qui fuit ;
50 Secondons promptement la Terreur qui le suit.
Allons, préparons-nous encore à le combattre ;
Dans, son désordre extrême achevons de l’abattre.
Et sans être éblouis de l’éclat des trésors,
Foulons-les à nos pieds par de nobles efforts.
55 Ne nous arrêtons point aux dépouilles sanglantes
Des victimes du sort à nos yeux expirantes :
Notre valeur bien-tôt va ranger sous ses coups
Des objets plus certains, et plus, dignes de nous.
A régner sur des Rois notre puissance aspire ;
60 Mais, de tout l’univers ne faisant qu’un Empire,
Nous nous y conduirons, en vainqueurs généreux,
Qui ne l’aurons conquis que pour le rendre heureux.
Notre sort est d’aller de conquête en conquête.
L’Orient n’a plus rien, je crois, qui nous arrête ?
65 Ne soyons occupés que de ce grand objet.
Parlez, que pensez-vous de mon vaste projet ;

ÉPHESTION.

Il est vrai, jusqu’ici la fortune confiante
N’a de vos grand desseins osé tromper l’attente ;
Mais quoique de sa main elle ait conduit vos coups,
70 Elle peut aujourd’hui la tourner contre vous.
Le jour le plus serein, exempt de tout nuage,
Ne prépare souvent qu’un plus prochain orage.
Darius, que deux fois vous avez surmonté,
Peut encore traverser votre prospérité.
75 Ce Monarque puissant est un hydre indomptable ;
En trésors, en soldats il est inépuisable.
Vous allez de nouveau le combattre aujourd’hui ;
La victoire une fois pourrait être pour lui.

ALEXANDRE.

Après ce que j’ai fait, faut-il que je recule ?
80 Il est mon hydre, hé bien, je serai son Hercule.

ÉPHESTION.

En vous offrant fa fille, il demande la paix ;
Donnez-là-lui, Seigneur !

ALEXANDRE.

Il ne l’aura jamais,
La paix entre nous deux irait contre ma gloire.

PHILOTAS.

Un Roi dont la valeur commande à la victoire,
85 Et qui répand par-tout la terreur et l’effroi,
A tout le monde entier doit imposer la loi.
Du Persan, qui vous fait d’impuissantes menace,
Vous avez les trésors, vous possédez les Places,
Les Reines, ses enfants sont en votre pouvoir ;
90 Sur quoi cet Ennemi fonde-t-il son espoir ?
Ramassant les débris de ses troupes errantes,
Croit-il donc terrasser les vôtres triomphantes ?
Des soldats dépouillés font un faible soutien.

ÉPHESTION.

N’ayant plus rien à perdre, il ne craignent plus rien.

ALEXANDRE.

95 La Grèce en me donnant toute sa confiance,
Remet entre mes mains le soin de sa vengeance.
Pour dignement répondre à l’honneur de son choix,
Je veux faire passer la Perse sous ses lois,
Dépouiller un tel Roi, qui ne connaît la gloire
100 Que pour la dégrader, par l’infâme victoire
Qu’il croyait remporter en cherchant un soldat,
Qui voulût sur mes jours former un attentat.
Avec mille talents sa faveur est offerte
A quiconque osera l’assurer de ma perte.

ÉPHESTION.

105 Que nous apprenez-vous ? Dieux, quel cruel dessein !
De héros qu’il était, il devient assassin.

ALEXANDRE.

Un Prince vertueux que le Destin maltraite,
Triomphe dans mon coeur même après sa défaite ;
Mais pour un lâche Roi sans gloire et sans honneur,
110 Je ne puis concevoir qu’une éternelle horreur.
Non, je ne suis touché que du sort des deux Reines,
Et de tous ses enfants liés aux mêmes chaînes.

SCÈNE III. Alexandre, Éphestion, Philotas, un capitaine des Gardes. §

LE CAPITAINE.

Les Persans, rassemblés dans l’ombre de la nuit,
Ont fait un mouvement, que leur Prince conduit.
115 Ils approchent, Seigneur, et déjà la poussière,
Du jour par tourbillons obscurcit la lumière.

ALEXANDRE.

Ah ! Quel charme pour moi de les voir approcher !
Nous n’aurons pas bien loin à les aller chercher.
Partons, pour prévenir l’Ennemi qui se montre ;
120 Qu’il nous trouve toujours allant à sa rencontre.
À Philotas.
Pour la garde du camp que je ne lève pas,
Je veux laisser Sitalce avec vous, Philotas.
Que vos ordres précis marquent votre prudence,
Surtout avec grand loin réprimez la licence.

SCÈNE IV. Éphestion, Philotas. §

PHILOTAS.

125 SUR ce grand jour Seigneur, ayons les yeux ouverts ;
Puisqu’il doit décider du sort de l’Univers.
Par nos derniers projets, si le Ciel nous seconde,
Nous allons asservir tout le reste du monde.

ÉPHESTION.

Oui, si tout répondait à nos vastes desseins,
130 Nous verrions sous nos lois passer tous les humains,
Et la terre ébranlée au bruit d’un nouveau Maître,
D’une commune voix pour tel le reconnaître :
Mais si nos ennemis triomphent en ce jour,
Alexandre perd tout, et le perd sans retour.
135 Sa puissance est déchue, et sa gloire flétrie :
Que dis-je ? Avec la Grèce elle est anéantie.
Le risque que ce Prince aujourd’hui va courir,
Est de ne garder rien, ou de tout envahir.
Lui seul, dans le péril qui souvent l’environne,
140 Ne voit dans ses projets jamais rien qui l’étonne.

PHILOTAS.

Plus le danger s’accroît, plus il est redouté ;
Rien ne peut ralentir son intrépidité.

ÉPHESTION.

Il brave chaque jour, enflé de ses conquêtes,
Et le fer et le feu, la mer et ses tempêtes.
145 Que de combats affreux tant de fois répétés !
Les Dieux de ces climats en font épouvantés ;
Et ce Roi ne l’est point au milieu de l’orage.
Voyant à chaque instant former quelque nuage,
Prêt à fondre sur lui suspendu dans les airs,
150 Annoncer la terreur déjà par des éclairs,
Il frappe le premier où le danger menace.

PHILOTAS.

Le Persan étonné frémit de cette audace ;
Ce sont ces mêmes coups, lancés dans sa fureur,
Qui conduisent la Mort en portant la terreur.
155 Ayant sur l’Univers l’autorité suprême,
Eh, qu’aurait-il encore à redouter ?

ÉPHESTION.

Lui-même.
C’est par son ordre exprès que vous gardez ces lieux ;
Pour sa gloire et la nôtre invoquez-y les Dieux,
A Mars, à la victoire offrez des sacrifices.
160 Que ces Divinités nous deviennent propices.
Si le bonheur nous luit, tout va plier sous nous.
Je vais le seconder dans l’effort de ses coups.

SCÈNE V. Philotas, Sitalce. §

PHILOTAS, à part.

Allons joindre Sitalce. Il est de conséquence
Qu’il sache.... Mais tout triste en ces lieux il s’avance!
Haut à Sitalce.
165 Prince, vous n’avez plus cette louable ardeur ;
Laissez-vous de votre âme éteindre la ferveur ?

SITALCE.

Le mépris suit de près l’attentat effroyable
Commis en immolant un illustre coupable.

PHILOTAS.

Qu’importe qu’un parti fier et présomptueux,
170 Dont les raisons peut-être ont un objet honteux.
Condamne la fureur qui tous deux nous anime ;
Par où l’un nous méprise un autre nous estime.

SITALCE.

Je ne vous parle point pour le justifier :
J’ai promis, il suffit, j’ai voulu me lier.
175 Je suis inébranlable ; et sur cette assurance,
Prenez en mes serments entière confiance.

PHILOTAS.

J’ai déjà prévenu les autres conjurés,
Qu’il fallait que ce soir ils fussent préparés.
Ils doivent tous savoir qu’une telle entreprise,
180 Pour arriver au port, ne veut point de remise.

SITALCE.

Peut-être plus que vous suis-je rempli d’ardeur,
Pour suivre ce projet digne de ma fureur ;
Mais, pour l’exécuter votre esprit si fertile
Trouve-t-il un moyen qui ne soit difficile ?
185 Pour aller jusqu’au Roi quel chemin tiendrons-nous,
Que mille bras alors ne repoussent nos coups ?
Une foule en tous lieux entoure sa personne,
Sa garde est un rempart qui toujours l’environne.

PHILOTAS.

A la Princesse Ophis, sur le déclin du jour ;
190 Suivi d’Éphestion, il va faire sa cour.
Ce n’est donc que chez elle, étant là sans escorte,
Qu’on pourra le surprendre avant qu’il en ressorte ;
C’est pourquoi nous devons tâcher des aujourd’hui
D’engager la Princesse à prêter son appui.

SITALCE.

195 Quelle est cette espérance où l’erreur vous entraîne !
Et comment ferez-vous pour gagner cette Reine ?

PHILOTAS.

C’est sur les sentiments qu’elle vous a fait voir,
Que nous devons, Seigneur, fonder tout notre espoir.
Du coté de l’honneur je sais qu’il faut la prendre :
200 Je veux que sa vertu nous immole Alexandre.

SITALCE.

Vous avez des moyens que je ne connais pas.
Allez donc la trouver, je vais suivre vos pas.

PHILOTAS.

Non, ce n’est point encor le moment qui nous presse
D’aller pour cet effet trouver cette Princesse.

SITALCE.

205 Je vais chez Enticles, Ami, dans cet instant,
Où nous devons tenir ce conseil important.

PHILOTAS.

Le Ciel, qui veut punir une injuste puissance,
Emprunte notre bras pour servir sa vengeance.
Pour flatter d’un tyran et la gloire et l’espoir,
210 Faut-il par tant de sang cimenter son pouvoir ?

SITALCE.

Allons tout préparer dans ce moment terrible,
Qui doit mettre à nos pieds ce Monarque invincible.

SCÈNE VI. Philotas, Ophis, Zonime. §

OPHIS.

QU’est-il donc arrivé, Seigneur? de toutes parts
Un appareil de guerre effraye nos regards :
215 Ces drapeaux déployés, et l’éclat de vos armes,
Répandent dans nos coeurs de nouvelles alarmes ;
Lorsque nous espérions, par des noeuds solennels,
Accomplir un hymen aux pieds de nos autels ;
Un hymen qui devait, dans notre état funeste,
220 Du débris foudroyé conserver quelque reste.
Nous voyons votre armée agir avec éclat,
Et former à l’instant un ordre de combat.

PHILOTAS.

Les Persans rassemblés viennent avec furie
Présenter la bataille aux plaines d’Assyrie,
225 Au sujet de l’hymen offert par Darius.
Le silence du Roi passe pour un refus.
À former ces doux noeuds sa tendresse l’exhorte ;
Mais l’intérêt des Grecs sur son amour l’emporte.
Ils lui sont toujours chers, il veut les soutenir.
230 Sa foi ne sera pas sujette au repentir.
Ce serait les trahir, dit-il, que de se rendre
Aux charmes d’un hymen des qu’on les doit défendre .
Ou plutôt les venger d’un outrage commis.
Des Grecs mes alliés j’en fais mes ennemis.
235 Non je ne consens point a cette perfidie ;
Je dois sacrifier mon amour et ma vie
Pour ce Peuple fidèle, à qui je dois l’éclat
De mille exploits divers dans mon dernier combat.
La sûreté du camp demande ma présence ;
240 Je vais en ce moment pourvoir à sa défense.

SCÈNE VII. Ophis, Zonime. §

OPHIS.

CE récit, malgré moi, flatte un indigne amour,
Que tes yeux pénétrants ont vu naître en un jour.
Faut-il que de tels feux succèdent à la haine.
Qu’a produit d’un époux une mort trop certaine !

ZONIME.

245 Vous n’êtes point encore instruite de son sort :
Qui peut vous assurer que Nicandre soit mort ?
Lorsqu’on a ramassé ces illustres victimes,
Pour rendre à leur valeur des honneurs légitimes,
Il ne s’est point trouvé parmi les malheureux ;
250 Le Ciel pourrait le rendre à l’ardeur de vos voeux :
Mais s’il est vrai qu’il ait fini sa destinée,
Alexandre vous offre une main fortunée ;
L’hymen vous défend-il, par ses sévères lois,
Son premier noeud rompu, de faire un autre choix ?

OPHIS.

255 Quel conseil dangereux me donnes-tu, Zonime !
Je perdrais d’Alexandre et l’amour et l’estime,
Si j’osais consentir à former d’autres noeuds
Que celui qui m’attache à l’objet de mes voeux.
Même quand le Destin aurait tranché sa vie,
260 Dois-je accepter la main qui peut l’avoir ravie
Dans le désordre affreux de son dernier combat !

ZONIME.

Cette main n’a jamais commis un attentat.
N’imputez qu’aux flatteurs tous les nouveaux outrages,
Qui sont de vos vertus autant de témoignages.
265 Ce mérite éclatant qu’on reconnaît en vous,
Admiré du vainqueur, vous a fait des jaloux.

OPHIS.

On n’en veut qu’à celui que le Ciel récompensé,
Qui sait de la fortune arrêter l’inconstance.
Le mérite jamais, quoiqu’il soit précieux,
270 Dans la calamité n’a fait des envieux.

SCÈNE VIII. Sitalce, Ophis, Zonime. §

SITALCE.

Las forces de la Perse avec soin combinées,
Peuvent dans un seul jour changer nos destinées :
Alexandre investi, surpris de toutes parts,
Peut-il, sans succomber, affronter les hasards?

OPHIS.

275 Alexandre, Seigneur, est toujours redoutable ;
On sait, par les exploits, ce dont il est capable ;
La chute de la Perse en instruit l’Univers,
Et de nouveaux succès vont resserrer nos fers.

SITALCE.

Ah ! Que la liberté, que vous n’osez prétendre,
280 À de puissants appas, des qu’on la sait reprendre !

OPHIS.

Combien de fois l’amour de cette liberté
augmente l’esclavage et la calamité !

SITALCE.

Combien de fois aussi, par l’effort du courage,
Ne renaît-elle pas du sein de l’esclavage ;

OPHIS.

285 Après avoir en vain si longtemps combattu.
On ne doit opposer ici que la vertu.

SITALCE.

Cette même vertu, sur qui l’espoir se fonde,
Est souvent notre faible, et par où l’on succombe,

OPHIS.

Des qu’elle ne peut rien contre tant de malheurs,
290 On ne doit recourir qu’à d’éternelles pleurs.

SITALCE.

Compagnon de vos fers, témoin de vos alarmes,
Que ne puis-je essuyer, ou retenir vos larmes !
Pensez-vous souffrir seule en ce temps malheureux ?
Le sort qui vous poursuit en persécute deux.
295 Sans la vive douleur, dont le poids vous accable,
Je trouverais mon mal peut-être supportable,
Mais dans son amertume en est-il un moyen,
Des que je sens ensemble et le vôtre et le mien ?
D’Alexandre jamais vous n’aurez à vous plaindre ;
300 Mais c’est d’Éphestion que vous avez à craindre.
C’est lui qui de ce Prince a corrompu les moeurs,
Qui gâte son esprit, et qui fait nos malheurs.
À sa propre fureur vous seriez immolée,
Si sa haine pour vous n’eût été dévoilée.
305 De tels Adulateurs sont la perte de Rois :
On les a vus par eux égarer tant de fois.
On doit tout imputer aux affreuses maximes
De ces fausses vertus qui conduisent aux crimes.
Contre ses attentats réunissons-nous tous,
310 Rallumons à l’envie notre juste courroux.

OPHIS.

Je passe chez la Reine, où nous devons attendre
La chute de la Perse, ou celle d’Alexandre.

SCÈNE IX. §

SITALCE, seul.

PRest à frapper ce coup trop longtemps attendu,
Mon bras déjà levé demeure suspendu.
315 Les deux Rois, sont aux mains, et du combat l’issue
Va sans doute fixer mon âme irrésolue.
Ne balance donc point, Sitalce, entre les deux ;
C’est pour le Roi Persan qu’il faut faire des voeux.
Ton souhait à présent n’est que trop légitime,
320 Et Darius vainqueur va t’épargner un crime.
Alors tout glorieux librement tu pourras,
Sans commettre un forfait, rentrer dans tes États.
Non je ne puis souffrir qu’Alexandre périsse,
De ses jours à la paix qu’on fasse un sacrifice.
325 Eh, pourrai-je oublier tout ce que je lui dois !
Quand ce Monarque mit la Thrace sous ses lois,
Alors il l’arracha d’une main étrangère,
D’un tyran qui la prit, en massacrant mon père.
Par un ami secret je lui fus présenté.
330 Ce Prince, en m’embrassant me dit avec bonté :
Je n’ai pris vos états, qu’afin de vous les rendre,
Quand sous moi vous aurez appris à les défendre.
Mais de ce qu’il a fait pour moi jusqu’aujourd’hui
Je crois, sans me flatter, être quitte envers lui.
335 Je me suis signalé dans les champs de Bellone ;
J’ai ma part aux lauriers que ce Héros moissonne :
Pourrait-il donc l’ingrat me remettre trop-tôt
Un sceptre qu’il dit n’être en sa main qu’en dépôt ;
Serait-il décidé dans mon âme étonnée
340 Que je dois en proscrit traîner ma destinée ?

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Sysigambis, Ophis, Statira, Zaminte. §

SYSIGAMBIS.

LA bataille se donne, hélas ! presque à nos yeux,
Et l’on n’en voit personne arriver dans ces lieux !

OPHIS.

Bien-tôt Sysigambis en aura des nouvelles.

SYSIGAMBIS.

Je suis, ma chère Ophis, dans des peines cruelles.

OPHIS.

345 Le fidèle Persan, sans être rebuté,
Veut verser tout son sang pour votre liberté.

SYSIGAMBIS.

Ah ! Faut-il à ce prix, Madame la reprendre !
Restons, restons plutôt au pouvoir d’Alexandre :
Que de braves soldats qui combattent pour nous,
350 Expirent à l’instant percés de mille coups !
Eh ! Peut-être mon fils, couché sur la poussière
Voit dans ce même instant terminer sa carrière.

STATIRA.

Notre frayeur, Madame, outrage nos Persans ;
Et peut-être vont-ils arriver triomphants.

SYSIGAMBIS.

355 Que vous êtes peu propre a calmer nos alarmes,
Puisque vos yeux ne font que répandre des larmes !
Vous sentez, je le vois, quel sera notre sort,
Si l’ennemi se trouve encore le plus fort.

OPHIS.

Vous reprendrez, sans doute, ainsi qu’on le désire,
360 Avec la liberté les rênes de l’Empire.

SCÈNE II. Sysigambis, Ophis, Sitalce, Statira, Zaminte, Zonime. §

SITALCE, à Sysigambis.

Eh ! Madame, cessez de répandre des pleurs !
Je viens vous annoncer la fin de vos malheurs.
Alexandre est vaincu, vos soldats pleins de rage,
Font de vos ennemis un horrible carnage.
365 Je les ai vû passer tous chargés de butin.
La victoire est à vous, le fait en est certain;
L’invincible à son tour, déplorant sa défaite,
Ne songe plus qu’à faire une prompte retraite

SYSIGAMBIS.

Ah ! Ne nous flattons point avant l’événement !
370 Prince, vous conviendrez qu’il ne faut qu’un moment
Pour des mains du vainqueur arracher la victoire.

SITALCE.

Un tel bonheur, Madame, à peine à se faire croire;
Mais vous allez bien-tôt voir vos braves guerriers
Arriver devant vous tout couvert de lauriers.
375 Peut-être, que sait-on ; ici l’on va conduire
L’implacable ennemi de ce puissant Empire,
Qui, de ces mêmes fers qu’il vous a fait donner,
Aura le triste sort de se voir enchaîner.

SYSIGAMBIS.

Et quelle certitude a-t-on de sa ruine ?

SITALCE.

380 A la croire certaine enfin tout détermine.
Les Macédoniens et les Grecs dispersés,
Du succès du combat nous en disent assez.
Les Persans ont chargé de front et par la droite,
Avec tant de fureur, qu’on a vu la défaite
385 De ce fier ennemi qui vous faisait la loi :
Pendant quelques moments il a donné l’effroi,
À la charge trois fois il mène sa Phalange,
Qui, toujours repoussée, à la fin se dérange.
Les Thraces ont paru rétablir le combat ;
390 Voyant les rangs forcés, leur courage s’abat ;
L’épouvante succède à leur ardeur guerrière,
Et la déroute enfin se trouve toute entière.
Vers le camp le désordre en hâte les conduit.
Darius triomphant, dit-on, les y poursuit.
395 Ici de tous côtés on va bientôt se rendre.

SYSIGAMBIS.

Grand Dieux ! Si Darius a défait Alexandre,
S’il voit de ce grand Roi les lauriers abattus,
Donnez-lui d’imiter ses sublimes vertus !

SITALCE.

Madame, il était temps, pour sauver la Patrie,
400 D’arrêter de ce Roi la rapide furie.
Le Ciel vient de souffler sur son vaste projet :
Peut-être qu’à présent il est votre sujet.
Si ce second Alcide avait pu vous abattre,
Il n’avait désormais plus besoin de combattre;
405 Pour dompter l’Univers, ce Prince ambitieux,
N’avait plus qu’à montrer son fer victorieux :
De ce fier Conquérant la seule renommée
Allait par tout pays lui tenir lieu d’armée ;
Enfin du monde entier tous les Rois étonnés
410 Devant ce nouveau Dieu se seraient prosternés :
Tout tombait sous ses coups, et son ardeur guerrière
Aurait vu sous ses lois trembler la terre entière.
J’ai souvent pour ce Roi combattu contre vous,
Mais c’était à regret que je portais mes coups.
415 Vos succès ont pour moi de véritables charmes ;
Tous mes voeux sont tournés du côté de vos armes.

SYSIGAMBIS.

Vous vous intéressez au sort des Malheureux,
La pitié vous saisit et vous couche pour eux.

SITALCE.

Sur la force du camp le soldat se repose,
420 À le défendre bien Philotas se dispose.
Je vais sans différer conférer avec lui.

SYSIGAMBIS, à Ophis.

Allez-voir ce qu’il vont décider aujourd’hui.

SCÈNE III. Sysigambis, Statira, Philotas, Zaminte. §

PHILOTAS, à Sysigambis.

Un soldat devançant la prompte Renommée,
Se présente, Madame, arrivant de l’armée ;
425 Et porteur d’un secret vous intéressant tous,
Demande qu’on l’amène à l’instant devant vous.

SYSIGAMBIS.

Qu’il entre.

SCÈNE IV. Sysigambis, Statira, Philotas, Zaminte, Un Soldat. §

SYSIGAMBIS, au Soldat.

Approchez-vous, et venez nous apprendre
S’il est vrai que mon fils ait défait Alexandre.
Quel mouvement subit vous présente à nos yeux ?
430 Quel sujet vous amené effrayé dans ces lieux ?
Vous avez, je le vois, de fâcheuses nouvelles
À nous dire.

STATIRA.

Votre air nous les annonce telles.

SYSIGAMBIS.

Est-on encore aux mains ? Savez-vous notre fort ?
La bataille est perdue, ou Darius est mort.

LE SOLDAT.

435 L’un et l’autre, Madame, est un fait véritable.
La victoire pour nous toujours inexorable,
Pour rendre; nos malheurs plus durs et plus confiant
D’un avantage égal nous a flattés longtemps ;
Et même on avoit cru la bataille gagnée,
440 Le bruit en a couru dans l’une et l’autre armée :
Le destin tout d’un coup se tourne contre nous,
Et le Roi tombe mort percé de plusieurs coups.
La crainte de le voir privé de sépulture,
M’a fait imprudemment raconter l’aventure.
445 Hâtez-vous d’y pourvoir. Son corps est confondu ;
Si vous le demandez, il vous sera rendu.

PHILOTAS.

Soldat, retirez-vous vers la garde prochaine ;
Par des malheurs douteux vous affligez la Reine.
À Sysigambis.
Rien de plus incertain que cet événement.
450 Je vais m’en éclaircir dans ce même moment.

SCÈNE V. Sysigambis, Statira, Zaminte. §

SYSIGAMBIS.

Dieux, qui nous poursuivez avec tant de furie,
Pour mieux la signaler vous me laissez la vie!
Si vous étiez touchés des rigueurs de mon sort,
* On tenait à grande ignominie d’être privé des honneurs de la sépulture.
Vous le termineriez par une prompte mort.
455 Je la saurais trouver dans mon malheur extrême,
Avant d’en recevoir de vous l’ordre suprême.

STATIRA.

Un grand coeur doit toujours braver l’adversité :
Le courage renaît de la calamité.
Se livrer sans réserve, à l’affreuse tristesse,
460 Le désespoir alors devient une faiblesse.
Dans de tels coups du sort dévorons nos douleurs,
Il ne nous reste plus qu’à chercher des vengeurs.

SYSIGAMBIS.

Mais de tels sentiments produits par la nature
Se combattent entre-eux pour une sépulture.
465 Des mânes de mon fils j’entends déjà la voix
Réclamer les honneurs que l’on rend à des Rois.
Peut-être, pour avoir les ordres d’Alexandre,
Jusqu’à le supplier me faudra-t-il descendre.

SCÈNE VI. Sysigambis, Statira, Éphestion, Zaminte. §

ÉPHESTION.

Madame, en cet instant un vainqueur généreux,
470 M’ordonne de venir vous trouver en ces lieux,
Pour calmer la douleur que retient une mère,
Lorsqu’elle croit son fils à son heure dernière.
Ce Roi, que vous pleurez aujourd’hui comme mort,
N’a point, comme on l’a dit subit ce triste sort.
475 Il est vrai, l’on a vu son casque et sa ceinture
Qui faisait d’un soldat l’éclatante parure.
Frappé de cet objet, chacun dans, cet instant
Décide qu’il n’est plus, et le bruit s’en répand.
Mais cette erreur, Madame, aussi-tôt s’est détruite,
480 Par quelques prisonniers arrêtés à sa suite.
Dans le sort du combat son casque étincelant
Vole par ses efforts jusque dans notre rang
Un soldat l’a trouvé roulant dans la poussière ;
A divulguer sa mort il a donné matière.
485 S’étant trop exposé, les nôtres l’ont surpris ;
On a vu le moment qu’il allait être pris.
1
Il va vers le Licus*, pour gagner la Médie ;
De chefs et de soldats sa personne est suivie.
Des montagnes sans nombre offrent de vrais remparts,
490 Où nous ne saurions plus affronter les hasards
C’est-là que le vaincu peut trouver un asile,
Où l’accès d’une armée est toujours difficile.

SYSIGAMBIS.

Je veux croire avec vous que mon fils n’est pas mort ;
Mais après sa défaite a-t-il un meilleur sort ?
495 Un Roi qui se voyait tant d’Etats en partage,
Où plusieurs souverains venaient lui rendre hommage
Se voir réduire à fuir ainsi qu’un criminel,
Qui profane des Dieux le culte solennel :
Qui n’est en sûreté nulle part dans l’Asie,
500 Où sa volonté sainte était toujours suivie,
Annoncez-moi plutôt son glorieux trépas ;
Du moins à ses malheurs il ne survivrait pas.

ÉPHESTION.

Quoique le sort contraire en tout le persécute,
Vous verrez quelque jour adoucir cette chute.
505 Les Dieux peuvent changer l’ordre de son destin,
Faire luire pour lui quelque jour plus serein.
Dans peu vous allez voir arriver Alexandre :
Connaissant ses bontés, vous pouvez y prétendre.
Si l’intérêt des Grecs ne gênait ses désirs,
510 Son coeur ne tiendrait point contre vos déplaisirs.
J’entends venir quelqu’un, c’est peut-être lui-même.

SYSIGAMBIS.

Ô Dieux ! En le voyant, ma douleur est extrême !

SCÈNE VII. Alexandre, Sysigambis, Statira, Philotas, Éphestion, Zonime. §

ALEXANDRE, à Sysigambis.

Madame, mes exploits ne m’offrent rien de doux,
Lorsque sur vos malheurs je m’afflige avec vous.
515 Je connais vos vertus, Le sort, qui vous opprime,
Confond dans votre sang l’innocence et le crime.
Je sens son injustice, et vois par ses rigueurs,
Qu’il semblerait vouloir éterniser vos pleurs ;
Mais des qu’il vous remet, Madame, en ma puissance,
520 Je saurai contre lui prendre votre défense.
Je voudrais adoucir vos peines en ce jour,
Vous rendre supportable un si triste séjour.
Ordonnez en ces lieux toujours en souveraine :
Le même éclat vous suit, vous êtes toujours Reine :
525 Vous n’êtes point ici parmi vos ennemis,
Et tout jusques à moi vous y sera soumis.

SYSIGAMBIS.

Grand Roi, je m’étais fait une image terrible
D’un héros tel que vous, sous ce nom d’invincible.
Comment accordez-vous cette noble fierté,
530 Cette douceur d’esprit et tant de majesté,
Avec la renommée en tous lieux répandue ?
De la terreur du monde on la voit confondue
Dans la bonté du coeur, et dans l’humanité.
2
Ce n’est point où l’on trouve un Prince redouté ;*
535 Mais ce que fait pour moi votre ame généreuse,
Dans l’état où je suis, ne peut me rendre heureuse.
De ma grandeur passée oubliez tout l’éclat ;
Je suis votre captive, et voilà mon état.
Je ne veux rien pour moi, Seigneur, je vous l’atteste ;
540 Je vous demande tout en faveur de ce reste
Montrant sa famille.
Que vous voyez ici sous le poids de vos fers,
Gémir, servir d’exemple aux Rois de l’univers.
Tout retentit, Seigneur, du succès de vos armes ;
Nous ne pouvons, hélas ! y mêler que des larmes !
545 Tout annonce l’éclat qui vous suit en tous lieux.
Souffrez que nos douleurs en détournent les yeux :
Qu’en notre pavillon nous soyons renfermées,
Et que vos ordres seuls y donnent les entrées.

SCÈNE VIII. Alexandre, Éphestion, Philotas. §

ALEXANDRE.

Quelqu’un jusqu’à leur tente aurait pû pénétrer ;
550 Sans leur ordre aurait-il osé se présenter ?
C’est un temple sacré, séjour de l’innocence;
Tout doit le révérer jusques à ma puissance.
Tout dans un camp vainqueur peut blesser leurs regards :
Qu’une garde nombreuse y forme des remparts.
555 Si de quelques exploits nous célébrons la gloire,
Écartons de leurs yeux l’éclat de la victoire.
Je dois tous ces égards à leur auguste rang,
Eussent-elles des Grecs épuisé tout le sang.
Mais non, elles ne sont que d’illustres victimes,
560 Ayant part aux malheurs, sans en avoir aux crimes.
Un sort si rigoureux a su toucher mon coeur,
Jusques à dédaigner le titre de vainqueur.
Je voudrais l’oublier, ô Ciel, s’il est possible !
À leur malheur présent qui ne serait sensible ?
565 Donnons de la douceur à leur captivité,
Si l’on peut en jouir dans la calamité.
Que l’éclat des grandeurs toujours les environne,
Ainsi qu’elles étaient ceintes de leur couronne.
Offrez-leur ce respect, et les mêmes honneurs
570 Qu’ici vous pourriez rendre à ma mère, à mes soeurs.
Après tant de travaux présents à ma mémoire,
Nous sommes parvenus au comblé de la gloire.
Chacun en a sa part jusqu’au dernier soldat ;
Je n’en prétends pas plus dans un jour de combat.
575 Quel moyen de ravir celle qui vous est due !
Ma valeur sans la vôtre eût été superflue.
Ayant toujours ensemble affronté le dangers
Les fruits de nos exploits doivent se partager.
Si la Perse par eux nous ouvre son Empire,
580 Si son farouche orgueil sous ma puissance expire,
Si l’Asie à genoux reçoit partout mes lois,
Si je vois à ma fuite une foule de Rois ;
J’ai trop payé l’honneur du progrès de mes armes,
Par un sang qui me coûte aujourd’hui tant de larmes.
585 Allons, amis, allons dans ce terrible jour,
Voir ceux qu’un tendre soin peut rendre à mon amour;
Sachons si dans l’instant tout le monde s’empresse
Auprès de ces blessés objets de ma tendresse.
Allons que je me rende à l’instant en ces lieux :
590 Que ces chers compagnons soient pansés sous mes yeux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Alexandre, Ophis, Éphestion, Zonime. §

ALEXANDRE.

LA victoire aujourd’hui, que ma puissance enchaîne,
Semblait au champ de Mars demeurer incertaine ;
Après avoir enfin secondé ma valeur,
Je viens vous la soumettre ainsi que le Vainqueur.
595 Ayant de l’Orient renversé les barrières,
Je ne vous offre point des lauriers ordinaires.
Madame, vous savez quels sont mes sentiments,
Faut-il les revêtir de la foi des serments ?

OPHIS.

Je demeure interdite, et peut-on jamais croire
600 Qu’un Héros tel que vous, du sein de la victoire,
Attache son bonheur à captiver les voeux
D’une triste Princesse esclave dans ces lieux,
Réduite à soupirer sous le poids de vos chaînes !
Rien ne peut apporter de douceur à mes peines,
605 Je dois toujours pleurer la perte d’un époux,
Qui devait avec moi couler des jours si doux,
La mort me l’a ravi dans le fort de l’orage,
Lorsque votre fureur manifestait sa rage.
C’est à vous que je dois imputer son trépas.
610 Voyez si votre hymen doit avoir des appas
Pour ce coeur languissant plongé dans la tristesse,
Qui veut à ses ennuis s’abandonner sans cesse.
Je ne connais plus qu’eux dans ce triste séjour.
Où règne la terreur quel pouvoir a l’Amour ?

ALEXANDRE.

615 Cette austère vertu vous rendra trop farouche,
S’il faut qu’aucun bienfait de ma part ne vous touche.
En vain je prétendrais combattre vos erreurs,
Étant trop obstinée à m’imputer vos pleurs :
Et sans examiner que c’est le sort des armes
620 Qui fait les malheureux dans de telles alarmes,
Vous voulez m’accabler du poids de tous vos maux,
Et mêler l’amertume au fruit de mes travaux.
Je les consacre tous au bonheur de vous plaire.
De votre dureté rien ne peut vous distraire ;
625 D’un oeil indifférent vous voyez chaque jour
Ce respect, ces honneurs qu’on vous rend dans ma Cour.

OPHIS.

Ces honneurs apparents, souvent mis en usage,
Ne sont à des captifs qu’un pompeux esclavage,
Dont l’éclat dangereux toujours les éblouit,
630 Si le ressentiment est une fois séduit.

ALEXANDRE.

Quoi, malgré mes bontés le vôtre ose paraître ?
Rien de ce que je fais ne peut s’en rendre maître !

OPHIS.

Laissez-le désormais, sans être combattu :
Il fait toute ma gloire, il soutient ma vertu.
635 C’est même devant vous que je veux qu’il s’anime,
Des que je dois par lui mériter votre estime.
C’est assez que le sort m’ait mise sous vos lois,
Sans chercher à me vaincre une seconde fois.
D’avoir tout à pleurer, et ne pouvoir se plaindre,
640 Est ce que dans vos fers il est honteux de craindre.

ALEXANDRE.

Dans cette crainte, hélas ! où je crois, entrevoir
Que je pourrais fonder aujourd’hui quelque espoir,
Je vois en même-temps qu’elle n’est suscitée
Que par l’âpre courroux dont elle est empruntée,
645 Qui jaloux du progrès, reconnu chaque jour,
Craint de ne pas assez alarmer mon amour.
Pourquoi nourrir, Madame, un désir de vengeance ?
Ce sont des sentiments dont la vertu s’offense.
Quand vos armes partout soutenaient Darius,
650 J’étois votre ennemi ; mais je ne le suis plus.
Le sort dans les combats fait pencher l’avantage ;
D’avoir été vaincu, ce n’est pas un outrage.

OPHIS.

C’en est un que l’auteur de nos plus grands malheurs
Prétende avoir nos voeux, et régner sur nos coeurs.
655 Des que vos armes ont remporté la victoire,
Que manque-t-il, Seigneur, à ce genre de gloire ?

ALEXANDRE.

Je n’ai rien fait encore, Madame, ô Ciel !

OPHIS.

Pourquoi ?

ALEXANDRE.

Je n’ai point triomphé ni de vous ni de moi.
Sur ce que mon amour a désiré d’entendre,
660 Vous m’en dites bien plus que je n’en veux apprendre.
Allez, Madame, allez consulter à loisir
Si vous n’exposez point votre ame au repentir.

SCÈNE II. Alexandre, Éphestion. §

ALEXANDRE.

Sitalce arrive-t-il ?

ÉPHESTION.

Seigneur, il va se rendre,
Je l’ai fait avertir.

SCÈNE III. Sitalce, Alexandre, Éphestion. §

ALEXANDRE.

J’étais à vous attendre,
665 Lorsque j’ai reconquis, Seigneur, tous vos États,
L’espoir de m’agrandir ne poussa point mon bras.
Phares les envahit du règne de vos pères ;
Vous passâtes alors dans des mains étrangères.
Les armes du Vainqueur n’épargnèrent que vous,
670 Le reste fut détruit sous ses funestes coups.
Chaque Prince à l’envi se disputait la gloire
D’arracher de ses mains une telle victoire ;
Le sort la réservait à mes premiers exploits,
En faisant sous mes coups succomber tant de Rois ;
675 Et j’aurais à rougir d’un si noble avantage,
Si j’allais différer d’en faire son usage.
Tous ces vastes États ne sont pas fait pour moi,
Je leur rends aujourd’hui leur légitime Roi.
Régnez, Prince, régnez sur un peuple fidèle ;
680 Bénissez ses travaux, récompensez son zèle.

SITALCE.

Ce traitement, Seigneur, est des plus généreux,
Et vous n’êtes content qu’en faisant des heureux.
Je puis aveuglément sans aucune bassesse,
D’un coeur si magnanime accepter la largesse,
685 Non comme un bien rendu, mais comme un vrai présent ;
Je dois à vos bontés un coeur reconnaissant.
D’esclave que je suis, vous voulez que j’espère
Aujourd’hui de monter au Trône de mon père.
Je vous devais assez d’avoir puni, Seigneur,
690 Son cruel ennemi, son lâche usurpateur,
D’avoir fait sur ce monstre éclater la tempête,
Et de tous ses États une juste conquête.

ALEXANDRE.

Vous devez mes bienfaits, si vous êtes content,
Bien moins à mes bontés qu’au mérite éclatant
695 D’un Prince à qui je dois peut-être davantage,
Ayant pour mon service employé son courage.

SCÈNE IV. Alexandre, Sitalce, Éphestion, Philotas, un capitaine des Gardes. §

LE CAPITAINE.

On emmène, Seigneur, nombre de prisonniers,
Les femmes, les enfants de plusieurs Officiers,
Des illustres Persans, et même plusieurs Princes.

ALEXANDRE, à Éphestion.

700 Il faut les disperser dans diverses Provinces.

LE CAPITAINE.

Leur cortège est immense, et marche vers ces lieux.

ALEXANDRE.

Que les plus distingués soient offerts à mes yeux.

SCÈNE V. Sitalce, Philotas, regardent partout. §

PHILOTAS.

HE bien, vous voilà Roi Sans le Secours d’un crime.
Qu’un présent que vous fait un Prince magnanime
705 Ne vous détache point du projet concerté.
Au moment de frapper le coup prémédité,
Vous prétendez, Seigneur, avoir une couronne ;
Prenez-la sans souffrir qu’un Vainqueur vous la donne.
La tenant de sa main, alors elle ne fait
710 D’un Monarque puissant qu’un illustre sujet.
Il cède, il est certain, le fruit d’une victoire ;
Mais ce n’est point à vous...

SITALCE.

À qui donc ?

PHILOTAS.

À la gloire.

SITALCE.

Ce beau trait, dont l’éclat réfléchit tout sur lui,
Quelque brillant qu’il soit ne m’a point ébloui.
715 Je pèse vos raisons, dont la force épouvante ;
Mais vous ne dites pas, Seigneur, la plus puissante,
Sitalce est enflammé d’un amour sans égal,
Et j’ai dans Alexandre un dangereux rival.
Ami, plus que jamais hâtons cette entreprise
720 Notre coup est manqué s’il est une remise ;
Prévenons donc Ophis, pour qu’on puisse ce soir....

PHILOTAS.

Non, ce n’est point encore l’heure qu’on doit la voir.
Vous savez les moyens que nous avons à prendre ;
Observons-en bien l’ordre, et sachons nous entendre,

SITALCE.

725 Êtes-vous bien certain de la fidélité
De tous les Conjurés et de leur fermeté,
Pour suivre jusqu’au bout ce projet salutaire ?

PHILOTAS.

Aucun d’eux n’en pourra dévoiler le mystère.
Oui, tout nous est garant aujourd’hui du secret ;
730 Notre salut, nos jours en demandent l’effet.
Étant sur le penchant d’une telle carrière,
On ne peut s’arrêter, retourner en arrière :
Je vais en ce moment apprendre aux Conjurés,
Qu’à nos projets vos soins sont toujours consacrés :
735 Que rien ne peut changer l’espoir qui nous anime ;
Que nous agissions tous d’un esprit unanime,
Pour que l’on se prépare à porter au vainqueur
Ce coup qui fait lui seul notre plus grand bonheur.

SCÈNE VI. §

SITALCE, seul.

Guidé par la lueur d’une fausse lumière,
740 On est dans les horreurs au moment qu’elle éclaire.
De tout ce que je sens rien ne me satisfait ;
Je déteste le crime, et médite un forfait.
Je ne puis sur mes sens reprendre aucun empire,
Je crains de réussir dans ce que je désire ;
745 Faut-il que je condamne à périr aujourd’hui
Un Roi, quand ses bienfaits osent parler pour lui
Que dis-je ? Dans un temps où le péril nous presse,
Céder à des remords n’est qu’un trait de faiblesse :
À l’aspect du danger se trouver arrêté ;
750 Balancer son dessein, est une lâcheté.
Mais non. C’est ma vertu qui m’inspire sans doute,
Que la crainte combat, que le crime redoute.
Je vais en ce moment, incertain, plein d’effroi,
Sans savoir si je dois perdre ou sauver le Roi.

SCÈNE VII. Sitalce, Ophis, Zonime. §

OPHIS.

755 VOUS allez donc monter au trône de vos pères,
Et d’un peuple abattu réparer les misères.

SITALCE.

Le bonheur de la Thrace est l’objet de mes voeux ;
Sans sa félicité je ne puis être heureux.
Que de soins différents exige un vaste empire !
760 Au gré de ses désirs je voudrais le conduire.
Je monte à ce haut rang, où la faveur des Dieux
A placé par leur choix plusieurs de mes aïeux.
Quoi qu’ils eussent le droit de pouvoir y prétendre,
Ces mêmes Dieux souvent les en ont fait descendre.

OPHIS.

765 Sous un joug étranger un peuple est étonné,
Quelque léger qu’il soit il en est consterné.
Vous ne recevez pas avec assez de joie
Ce changement de sort que le Ciel vous envoie.
Vous voyez couronner vos illustres travaux,
770 Vous jouirez en paix des douceurs du repos.

SITALCE.

Cette même faveur que je dois reconnaître,
M’impose pour jamais un véritable maître.
Sa force et ses vertus, soumettant l’Orient,
Quel Roi pourra se dire alors indépendant ?
775 Ses bienfaits éclatants du sein de l’opulence,
Ainsi que ses exploits cimentent sa puissance.

OPHIS.

Je crois que l’univers dans son immensité,
Offre à tous ses travaux un champ trop limité.

SITALCE.

Vous avez ordonnez, Madame, en ma présence
780 Qu’on sache si quelqu’un n’a pas eu connaissance
Du sort infortuné du Prince votre époux.
Parmi les prisonniers arrivés avec nous
Il s’en trouve aujourd’hui de cette même armée,
Que le destin contraire a toujours opprimée,
785 Qui l’ont vu, disent-ils, combattre dans Issus,
Où ce Prince semblait avoir pris le dessus ;
Mais Alexandre vint, suivi de la victoire.
Il se présente deux prisonniers ; mais Nicandre fait signe de la main à l’autre de s’en aller.
Par eux vous apprendrez le reste de l’histoire.

SCÈNE VIII. Ophis, Nicandre, Zonime. §

OPHIS, à part.

Je crains de lui parler en ce jour malheureux ;
790 Il m’en dira, je crois, bien plus que je ne veux.
Mais que vois-je ? Grands Dieux ! Nicandre, est-il possible,
C’est vous. À ce plaisir je me sens trop sensible
Pour être dans l’erreur. Par quels événements
Le Ciel vient-il vous rendre à mes embrassements ?

NICANDRE.

795 Vous voyez devant vous, mûri aimable Princesse,
Un époux malheureux qui vous pleurait sans cesse.
Dans quels gouffres de maux, le Destin m’a conduit !
Je m’éloignai de vous en cet état réduit.
Mes troupes ont péri, n’ayant plus de retraite,
800 Hors deux mille soldats, reste de ma défaite.
Avec eux je venais, par un nouvel effort,
Me joindre à Darius, tenter un autre sort,
Je suis fait prisonnier, connu dans cette armée
Pour un chef de parti de haute renommée.
805 On me mene en ces lieux suivant l’ordre du Roi,
Où je suis prisonnier seulement sur ma foi.

OPHIS.

Cher Prince, enfin le Ciel veut que je vous revoie
Je ne puis exprimer tout l’excès de ma joie :
Mais à ces doux transports succède une frayeur,
810 Sur ce que vous risquez en ces lieux pleins d’horreur.
Gardez-vous bien, Seigneur, de vous faire connaître ;
Dans ce temps orageux vous péririez peut-être.
Des que depuis longtemps le Roi vous fait chercher.
Plus que jamais, Seigneur, vous devez-vous cacher.
815 Il est dans cette Cour des monstres sanguinaires,
De ce Roi redouté Conseillers ordinaires,
Dont le subtil poison a corrompu le coeur,
Et qui font un tyran d’un généreux vainqueur ;
Qui par raison d’État le conduisent au crime,
820 Ce qui n’en est que l’ombre en devient la victime :
Enfin, il est encore d’autres raisons, hélas !
Pour n’être point connu que je ne vous dis pas.

NICANDRE.

Quel parti prendre, ô Ciel ! dans notre état terrible!
De quitter ce séjour nous serait-il possible ?

OPHIS.

825 Pour parler ce n’est point le moment ni le lieu.
On vient, retirez-vous. Adieu, cher Prince, adieu.

SCÈNE IX. Ophis, Statira, Zonime. §

STATIRA.

TOUT retentit, Madame, (on a pu vous l’apprendre)
Des bienfaits que Sitalce a reçus d’Alexandre.
Le bonheur qu’il ressent cause un plaisir si vif....

OPHIS.

830 Il le goûterait mieux, s’il n’était excessif.
Les sens, pour bien agir ne veulent rien d’extrême ;
Étant tout à sa joie, il n’est plus à lui-même.

STATIRA.

Un trait si généreux, brillant de trop d’éclat,
Peut exposer ce Prince au danger d’être ingrat.
835 Même, si j’en dois croire un bruit sourd qui s’élève,
Sitalce est criminel. Ah ! faut-il que j’achève !
Il voulait attenter, par un complot formé,
Sur les jours d’un héros qui l’avait trop aimé.

ZONIME à Ophis.

On assure, Madame, oserais-je le dire ?
840 Qu’Ophis à ce complot a bien voulu souscrire.

OPHIS.

On se trompe, et bien-tôt le fait s’éclaircira.

ZONIME, à Statira.

Et de plus, pour complice on nomme Statira.

STATIRA.

Qui, moi complice, ô Ciel !

ZONIME.

Mais on le croit, Madame ;
On dit que vous saviez le complot qui se trame.
845 De tout ce que j’apprends je dois vous faire part.
Contre vos ennemis faites-vous un rempart,

STATIRA.

Non, rien n’en est venu jusqu’à ma connaissance,
Qui fût du moins suivi de quelque vraisemblance. Courons ....

OPHIS.

Non, arrêtez. Je vais vous éclaircir ;
850 À vous tirer d’erreur je pourrai réussir.

STATIRA.

Quelle est cette entreprise, ou plutôt le mystère,
Que renferme un discours ....

OPHIS.

Je vais vous satisfaire.

SCÈNE X. Ophis, Statira, Zonime, Zaminte. §

ZAMINTE, à Statira.

Tout est perdu, Madadame ! On voit de tous côtés
Des Gardes, des Soldats, à pas précipités,
855 Courir dans cette enceinte où l’on nous environne :
Arrêtez, disent-ils, Ne respectez personne.
Je tremble de frayeur dans ce bouleversement.
Qu’est-il donc arrivé dans cet affreux moment ?
On dit que Philotas, Enticles, Epimenes,
860 Agaton, Entius, sont déjà dans les chaînes.

SCÈNE XI. Ophis, Statira, Zaminte, Zonime, un capitaine des Gardes, gardes. §

LE CAPITAINE.

Des ordres souverains qui vous regardent tous,
Veulent que dans l’instant je m’assure de vous.

OPHIS.

Ô Ciel ! Quelles horreurs !

STATIRA.

Dieux ! Prenez ma défense ?
Laisserez-vous toujours opprimer l’innocence ?

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Sysigambis, Alexandre, Éphestion, Zaminte. §

SYSIGAMBIS.

865 FAUT-IL que le Destin, même après notre chute,
Par de nouveaux malheurs, Seigneur, nous persécute ?
Vous avez adouci dans notre adversité,
L’amertume attachée à la captivité :
Vos soins ont satisfait votre délicatesse.
870 J’admire, malgré moi, les vertus, la noblesse
D’un Prince généreux, qui du premier abord,
Parut un ennemi touché de notre, sort,
A tel point que son coeur y devint si sensible,
Qu’il l’eût fait oublier, s’il eût été possible.
875 J’ai donc lieu d’espérer qu’un héros tel que vous,
Même dans sa fureur, va suspendre ses coups ;
Qu’ils ne partiront point d’un vainqueur magnanime,
Qu’il n’ait bien éclairci par lui-même le crime
Qu’on prétend que ma fille envers vous a commis.
880 Ce trait ne peut venir que de nos ennemis.
Je tombe à vos genoux que ma douleur embrasse,
Non pas pour vous fléchir, ni vous demander grâce ;
( N’étant point criminelle, elle est trop au-dessus
D’implorer un secours que bravent ses vertus ; )
885 Mais pour vous demander une prompte justice,
Pour découvrir l’auteur d’un pareil artifice.

ALEXANDRE.

Madame, mes bienfaits doivent m’être garants
De la fidélité des coeurs reconnaissants.
Hé pourrai-je penser qu’une grande Princesse,
890 Pour qui tout l’univers en ce jour s’intéresse,
Entrât dans ce complot, et qu’un lâche attentat,
La fasse recourir jusqu’à l’assassinat ;
L’assassinat d’un Roi, sensible à ses alarmes,
Qui se plaint en secret du succès de ses armes.
895 Je ne me laisse point, Madame, prévenir
Par de légers soupçons, qui voudraient la noircir.
Mes soins ont éclairci ce que j’en devais croire ;
Et mon juste retour lui rend toute sa gloire
Avec la liberté qu’elle avait dans ma Cour ;
900 Je la rends à ses voeux qu’exige votre amour.

SYSIGAMBIS.

Sur cet objet, Seigneur, vous m’avez satisfaite ;
Mais un autre à l’instant rend ma joie imparfaite.
Vous laissez dans les fers Ophis, dont les vertus
Auraient dû par vos soins prendre aussi le dessus,
905 Elle est du même sang qui m’a donné la vie,
Ses vertus, ses malheurs, en un mot tout nous lie.
Il est dans cette Cour des ennemis secrets.
Qui vous engageront à d’injustes décrets.

ALEXANDRE.

Son attentat. Madame, a lieu de vous surprendre ;
910 Dans toute fa noirceur on vient de me l’apprendre.
A ces mots vos bontés doivent s’évanouir,
Et l’horreur du forfait doit les anéantir.
Étouffez à l’instant cette injuste tendresse.

SYSIGAMBIS.

J’abandonne, Seigneur, cette indigne Princesse,
915 Si d’un tel attentat elle offense nos Dieux ;
Je la verrai sans peine immoler à mes yeux :
Mais non, elle n’est point complice de ce crime ;
Des ennemis cachés en ont fait leur victime.
Ne vous exposez point aux remords éternels,
920 Où pourraient vous jeter même les criminels.
A ma fille, Seigneur, je dois aller apprendre
La justice qu’en tout vous venez de lui rendre.

SCÈNE II. Alexandre, Éphestion. §

ALEXANDRE.

L’ORDRE que j’ai donné dans ce comble d’horreur
A-t-il été suivi dans toute sa rigueur ?
925 A-t-on chargé de fers cette ingrate Princesse,
Qui payait d’un forfait l’excès de ma tendresse ?

ÉPHESTION.

Seigneur, oubliez-vous que vous avez permis
Qu’elle vînt en ces lieux vous marquer ses ennuis?
Et même par votre ordre on dit qu’on vous l’amène.

ALEXANDRE.

930 Je puis l’avoir donné dans le fort de ma haine :
Poussé par le plaisir que j’aurais d’étouffer
Un amour que j’ai vu trop longtemps triompher.
J’ai voulu la braver en méprisant ses charmes ;
Contre eux en ma faveur elle fournit des armes.
935 Mais que vois-je ! C’est elle ! On l’amène en ces lieux !
Sa perfide beauté vient de frapper mes yeux !
A-t-elle le maintien d’une femme coupable !
Et ne dirait-on pas qu’elle est irréprochable ?
Ami, pour un instant disparais, laisse-moi ;
940 Je ne veux point encore lui parler devant toi.

SCÈNE III. Alexandre, Ophis, les fers aux mains, un capitaine des Gardes, Gardes. §

OPHIS.

C’est donc en cet état, pour fait de perfidie,
Que je vais voir en vous mon juge et ma partie.

ALEXANDRE.

Je ne veux point, Madame, écoutant mon courroux,
Comme un Prince absolu prononcer contre vous.
945 Il est des lois d’Etat qu’un Souverain impose ;
Mais il ne doit jamais juger sa propre cause.
Mon Conseil assemblé dans ce fatal moment,
Va sur tous vos délits porter son jugement.
Cependant je désire, et contre mon attente,
950 Que la Princesse Ophis lui paroisse innocente.
Oui, Madame, j’avoue en ce jour plein d’horreur,
Que je sentais pour vous la plus sincère ardeur :
Que ma gloire indignée abandonnait mon âme
Au cours impétueux d’une amoureuse flamme.

OPHIS.

955 Par vous même, Seigneur, je brave vos fureurs :
Vous ne me verrez point les yeux baignés de pleurs.
Venir à vos genoux fouiller mon innocence.
Elle veut la justice, et non pas la clémence.
Quelque soit le désir que j’ai de voir la fin
960 De mes jours ténébreux, outragés du Destin,
Je ne dois point sortir d’une importune vie
Par un trépas suivi de tant d’ignominie :
Mais si pour mon malheur notre ennemi juré,
Si votre Éphestion de mon sang altéré,
965 A, pour sa sûreté, résolu mon supplice,
Hélas ! Quoi qu’innocente, il faut que je périsse.

ALEXANDRE.

Éphestion, Madame !

OPHIS.

Oui, c’est ce scélérat,
Qui contre vous, Seigneur, projette un attentat.
Sitalce et Philotas, pour vous remplis de zèle,
970 Tantôt m’en ont appris l’effrayante nouvelle.
De vous en avertir nous avions résolu ;
Mais un des Conjurés, qui sans doute l’a su,
Pour se débarrasser de témoins redoutables ;
De son propre forfait nous a rendu coupables ;
975 Et lorsque nous allions en secret devant vous,
Le convaincre du crime, on nous arrête tous.

ALEXANDRE.

Hé, c’est vous qui suivez cette étrange maxime,
Qui dit qu’il faut couvrir le crime par le crime.
J’aperçois qu’en voulant sauver ces malheureux,
980 Vous travaillez pour vous, quand vous parlez pour eux.
Vous vous êtes liés, votre cause est commune ;
Vous devez tous alors courir même fortune :
S’ils étaient criminels, vous le seriez aussi.

OPHIS.

Quoi, se peut-il, Seigneur, que vous pensiez ainsi
985 De deux braves guerriers, qui toujours l’un et l’autre
Ont employé leur vie à défendre la vôtre ?
Tandis, qu’on ne saurait vous faire soupçonner
Un sujet qui s’apprête à vous assassiner ?
Comment arrive-t-il qu’un monarque équitable
990 Opprime L’innocent, épargne le coupable,
Et n’ose approfondir l’exécrable dessein
Que médite un serpent réchauffé dans son sein ?

ALEXANDRE.

Par cet expédient, pris pour sauver ma vie,
Chez vous secrètement elle m’était ravie.
995 Il est vrai, le complot était bien combiné.
En venant me l’apprendre on m’eût assassiné.

OPHIS.

Quoi donc, de ce complot quel serait le système,
D’aller pour réussir, le découvrir soi-même ?

ALEXANDRE.

Pour vous défendre, hélas ! Quel parti prenez-vous ?
1000 Tous ces détours ne font qu’irriter mon courroux.
Il ne m’est plus permis d’en douter, inhumaine ;
J’ai de votre attentat une preuve certaine.
Lui montrant un billet.
Il lit :
Le Roi dans un moment va se rendre à ma tente :
Suivez-le de bien près. Je suis impatiente
1005 De voir exécuter le projet convenu,
Et qui par un délai peut être prévenu.

OPHIS.

Ce billet de ma main, que vous venez de lire,
De tout ce que je dis ne peut me contredire.
J’écris à Philotas, fidèle délateur,
1010 De venir avec moi vous avertir, Seigneur,
Et sans perdre un moment, des secrètes pratiques,
Dont il doit vous donner des preuves authentiques.
Quand de votre assassin je veux parer les coups,
Dois-je craindre pour moi ce que j’ai craint pour vous ?

ALEXANDRE.

1015 Vous êtes du complot ; vous méritez la haine
Qu’inspire le mépris, et que le crime entraîne.

OPHIS.

Ceux qui veulent douter un instant de ma foi,
Se défient alors bien plus d’eux que de moi.

ALEXANDRE.

Madame, je ne vois dans votre repartie
1020 En vous de naturel que votre perfidie.
Vous contez vainement sur ma crédulité :
Vous devriez plutôt avec sincérité,
Avouant l’attentat, mériter votre grâce.

OPHIS.

Pour vous la demander ai-je l’âme assez basse !
1025 De me la présenter c’est être trop cruel !
Gardez votre pardon pour quelque criminel.
Je mourrai sans regret, exempte de tout crime,
S’il faut à l’imposture encore une victime.
Frappez, Seigneur, frappez toujours des coups certains,
1030 Un mot seul vous suffit pour armer mille mains,

ALEXANDRE.

J’aime un noble courroux, lorsque par l’innocence,
Il peut avec fierté soutenir ma présence;
Mais ce même courroux me paraît odieux,
Des qu’il n’a pour appui qu’un front audacieux.

OPHIS.

1035 Alexandre trop tard connaîtra l’artifice :
Mourons en attendant qu’il nous rende justice.
Ce Prince, quoiqu’il soit le plus puissant des Rois,
Ne pourra me donner le trépas qu’une fois.
M’imputant un forfait, (c’est là ma destinée)
1040 Je mérite la mort quand j’en suis soupçonnée

ALEXANDRE.

Si je n’avais, hélas ! qu’un soupçon contre vous,
Vous me verriez, Madame, encore à vos genoux
Vous jurer un amour sans doute trop fidèle,
Des que ma gloire en lui ne trouve qu’un rebelle.
1045 Je suis sollicité par vos puissants attraits
A soulager les maux que vous vous êtes faits.
Pour vous montrer combien je partage vos peines,
Gardes, que dans l’instant on détache ses chaînes.
Remenez la Princesse : observez tous ses pas :
1050 A ne point voir sa Cour ne la contraignez pas.

SCÈNE IV. §

ALEXANDRE, seul.

OPHIS voit que ma haine à son aspect chancelle.
Qu’une secrète voix ose parler pour elle,
Que je voudrais douter de son lâche attentat.
Qu’il se fait dans mon coeur un dangereux combat !

SCÈNE V. Alexandre, Sitalce. §

SITALCE.

1055 SEIGNEUR, je n’eusse osé m’offrir à votre vue.
Si d’Ophis l’innoncence eût été reconnue,
Jugeant sur l’apparence, on s’est souvent trompé :
Dans notre noir complot elle n’a point trempé.
En se joignant à nous, bien loin d’être coupable,
1060 Son dessein n’avait rien en lui que de louable ;
Et c’est par l’intérêt qu’elle prend en vos jours,
Qu’elle vouloir, Seigneur, nous prêter son secours.
Pour la déterminer nous lui dîmes qu’un traître
Vouloit ôter la vie et le sceptre à son maître :
1065 Que celui qui tramait la conspiration,
( Qui l’en eût cru capable ; ) était Ephestion.
Ephestion, dit-elle, Ah ! que du parricide
Ne vois-je en ce moment couler le sang perfide !
Courons sans différer en informer le Roi.
1070 Non, Madame, lui dit Philotas. Croyez-moi,
Ne faisons point d’éclat ; la trame découverte,
Du Monarque pourrait précipiter la perte.
D’un parti trop nombreux redoutons le pouvoir :
Craignons des scélérats armés du désespoir,
1075 Il faut une conduite en ceci plus prudente.
Sitôt qu’avec le Roi ce soir en votre tente
Le traître arrivera, vous nous introduirez.
Alors d’Éphestion et de ses Conjurés
Nous donnerons au Roi la liste criminelle,
1080 Surprise adroitement par un sujet fidèle.
Vous verrez l’un et l’autre étrangement surpris.
Le traître convaincu par ses propres écrits,
À ces preuves troublé, que pourra-t-il répondre ?
En agissant ainsi, nous allons le confondre.
1085 Dans le piège aisément nous la fîmes donner ;
Mais avait-elle aussi lieu de nous soupçonner ?

ALEXANDRE.

De l’avoir accusée, oui, ma gloire en murmure.
Et comment réparer cette cruelle injure ?
Partez pour les États que je vous ai donnés.

SITALCE.

1090 Quoi, Seigneur, mes forfaits...

ALEXANDRE.

Ils vous sont pardonnés.
Mais quel triste nuage obscurcit votre vue !

SITALCE.

A ce trait généreux mon âme est confondue !
Après mon attentat vouloir me pardonner ;
Après ce que j’ai fait ne pas m’abandonner !
1095 Je ne puis soutenir votre auguste présence.

ALEXANDRE.

Prince, votre douleur vous rend votre innocence,
Avec mon amitié :

SITALCE.

Votre amitié Seigneur !

ALEXANDRE.

Mon amitié, Sitalce, et toute ma faveur.
3
Dans la Thrace où je veux vous donner un asile ;
1100 Sous mon autorité vous régnerez tranquille.

SITALCE.

Vous m’avez trop longtemps souffert devant vos yeux ;
Je dois les délivrer d’un objet odieux.
Il sort.

SCÈNE VI. Alexandre, un capitaine des Gardes. §

LE CAPITAINE.

OPHIS, que vous venez, pour adoucir ses peines,
De délivrer, Seigneur, du fardeau de ses chaînes,
1105 En trompant ses Argus, allait dans le moment
Du camp, pour s’échapper, sortir furtivement.
Un Officier Persan, qu’on voyait à sa suite,
Devait l’accompagner, m’a-t-on dit, dans sa fuite...
Je les ai sur le champ fait arrêter tous deux,
1110 Attendant que le Roi veuille disposer d’eux.

ALEXANDRE.

Mais quel est ce Persan qui lui servait de guide,
Qui tramait sous mes yeux un complot si perfide ?

LE CAPITAINE.

C’est ce chef de parti d’une haute valeur,
Qui fit payer si cher la victoire au Vainqueur.
1115 On ignore son nom.

ALEXANDRE.

Quel qu’il soit, qu’il périsse !
Il mérite la mort, qu’on hâte son supplice,
Sans autre ordre !.. Mais non, on apprendra par lui.
Des secrets qu’on voulait me cacher aujourd’hui.
Que la Princesse Ophis ne soit point retenue,
1120 Jusqu’à l’empêcher de paraître à ma vue.

SCÈNE VII. Alexandre, Éphestion. §

ALEXANDRE, allant au-devant d’Éphestion.

Cher ami, de quel coup viens-je d’être frappé !
Sitalce, justes Dieux ! peut-il m’avoir trompé !
Son injuste pitié peut-elle être capable
D’employer l’artifice à sauver le coupable ?
1125 Mon coeur à cet objet ne doit que du mépris ;
Et quand plus que jamais je m’en verrais épris,
J’immolerai toujours l’amour à la justice.

ÉPHESTION.

Si l’on prouve son crime, il faut qu’on l’en punisse.

ALEXANDRE.

Son attentat sur moi n’est que trop éclairci !
1130 Je veux voir cette ingrate avec Sitalce ici.
Et sans perdre de temps que ton soin les rassemble ;
Il est bon devant moi qu’ils se trouvent ensemble.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Alexandre, Sysigambis, Statira, Zaminte. §

SYSIGAMBIS.

Mais songez donc, Seigneur, qu’Ophis ....

ALEXANDRE.

Je suis confus
De vous faire, Madame essuyer un refus.
1135 Elle sera peut-être aujourd’hui condamnée :
En m’avouant sa faute, elle était pardonnée ;
Trop tard à ma clémence elle vient recourir,
Enfin je ne puis plus l’empêcher de périr.

SYSIGAMBIS.

Quoi, Sitalce tantôt, d’une âme repentante,
1140 Et pour vous déclarer la Princesse innocente,
A pris, comme il devait, tout le crime sur lui :
Qu’a-t-elle donc, Seigneur, fait depuis ?

ALEXANDRE.

Elle a fui. Une telle démarche est-elle convenable
À d’autres qu’à celui qui se trouve coupable ?
1145 On confesse son crime en voulant se sauver.
Avant que de s’enfuir, il fallait se laver
De l’horrible attentat dont elle est accusée.

SYSIGAMBIS.

La Princesse croyait la Cour désabusée.
Au reste son projet, qu’on rend si criminel
1150 Est des plus innocents. Quoi de plus naturel
Que de saisir l’instant qui nous ouvre un passage,
Pour sortir tout-à-coup des fers de l’esclavage ?
Si c’est là le délit que seul elle ait commis,
Nous devons espérer qu’il lui sera remis.
1155 Vous conviendrez Seigneur, que la faute est légère;

ALEXANDRE.

Non, tout cela ne peut apaiser ma colère;
Mes bontés et mes soins dans sa captivité,
Ne lui faisaient-ils pas trouver la liberté ?
Elle savait de plus qu’avant de la lui rendre,
1160 Ce que pour son bonheur méditait Alexandre.

SYSIGAMBIS.

Vos bontés et vos soins (n’en soyez point surpris)
Ont peut-être causé le dessein qu’elle a pris.
Son coeur est tendre et fier, il n’est pas impossible
Qu’à vos soins connaissant son âme trop sensible,
1165 Prévenant le danger, la Princesse n’ait cru
Devoir prendre la fuite, et sauver sa vertu.
Quoiqu’il en soit, Seigneur, Ophis est excusable?
Et vous ne serez pas sans doute inexorable
Pour l’Officier Persan, ce chef plein de valeur,
1170 Dont l’innocente Ophis a causé le malheur.
De sa facilité sera-t-il la victime ?

ALEXANDRE.

Ah ! ne m’en parlez point, vous connaissez son crime !
Vous devez en sentir toute l’énormité.

SYSIGAMBIS.

Il paraît qu’il eut trop de sensibilité ;
1175 Mais pouvait-il aussi, devenant intraitable,
Se refuser aux pleurs d’une Princesse aimable
Qui d’un air si touchant implorait son secours.

ALEXANDRE.

Sysigambis en vain s’intéresse à ses jours ;
L’insolent périra. Gardes qu’on me l’amène.
1180 Je vais pour un moment dans la tente prochaine,
Pour des ordres secrets.

SCÈNE II. Sysigambis, Statira, Zaminte. §

SYSIGAMBIS.

Ô Prince infortuné !

STATIRA.

Sous quel astre fatal faut-il que tu sois ne !
Du Monarque tâchons d’apaiser la colère ;
Voyons par quel moyen ....

SYSIGAMBIS.

Pour moi j’en désespère.

STATIRA.

1185 Il faut qu’auprès du Roi, par un dernier effort
Et pour sauver ce Prince ....

SYSIGAMBIS.

Il a juré sa mort !

STATIRA.

N’importe, Ophis a su triompher d’Alexandre ;
Peut-être elle obtiendra la grâce de Nicandre.

SYSIGAMBIS.

Quelquefois l’innocent ne trouve point d’appui :
1190 S’il paraît criminel, les lois sont contre lui.
Souvent dans des revers certaine circonstance
Fait que l’on ne saurait prouver son innocence.
La Justice prononce, et ses cruels arrêts,
Donnent d’injustes morts par de justes décrets.

STATIRA.

1195 Et quelquefois aussi le crime que l’on juge
Dans la justice même a trouvé son refuge.

SYSIGAMBIS.

Je voudrais voir Ophis arriver en Ces lieux.

ZAMINTE.

Madame, en ce moment elle s’offre à vos yeux.

SCÈNE III. Ophis, Sysigambis, Statira, Zaminte, Zonime. §

OPHIS, à Sysigambis.

HE, bien ! Est-il encore un rayon d’espérance ?
1200 Et pouvons nous..... Mais quoi, vous gardez le silence .
Vous poussez des soupirs ! Une vive douleur
Est peinte dans vos yeux ! Ah ! de notre malheur,
Madame, je ne suis déjà que trop instruite !

SYSIGAMBIS.

Le Roi désabusé pardonne votre fuite ;
1205 Mais, hélas ! Je n’ai fait qu’exciter son courroux,
Sitôt que j’ai voulu parler pour votre époux !

OPHIS.

Si vous l’avez nommé, notre perte est certaine.

SYSIGAMBIS.

Je n’ai fait voir en lui qu’un brave Capitaine,
Un Officier Persan un illustre Inconnu.

OPHIS.

1210 Et vous n’avez enfin pour lui rien obtenu.

SYSIGAMBIS.

Rien du tout.

OPHIS.

Ô Grands Dieux ! Quel parti dois-je prendre ?

ZONIME.

De recourir, Madame, à l’amour d’Alexandre.
Dans cette conjoncture il en faut profiter.

STATIRA.

J’approuve ce moyen, vous devez le tenter.

OPHIS.

1215 Quel serait cet espoir pour une infortunée,
Des qu’il ne ressent plus qu’une haine obstinée ?
On voit par ses transports jusqu’où va sa rigueur,
Présage trop, certain de toute sa fureur.

STATIRA.

Un amour outragé, dont l’espérance est vaine,
1220 Doit, s’il est bien ardent, ressembler à la haine.
Elle annonce bien moins un dangereux courroux,
Que des feux mal éteints sous des transports jaloux.

OPHIS.

S’il m’a de cet amour conservé quelque reste,
Pour mon époux je vais....

SYSIGAMBIS.

Il lui serait funeste.
1225 Votre protection, loin d’adoucir son sort,
Ne lui peut procurer qu’une plus prompte mort.

OPHIS.

Dans ce pressant danger, hélas ! Que dois-je faire ?

SYSIGAMBIS.

Au Roi dès cet instant découvrir le mystère.

OPHIS.

Je n’y puis consentir.

SYSIGAMBIS.

L’on ne saurait trouver
1230 Que cet expédient qui puisse le sauver.
Il aura moins de tort. Convenez-en, Princesse.

OPHIS.

Oui, mais si le Monarque écoutant sa tendresse,
De ce Prince devient injustement jaloux,
Qui le peut empêcher d’immoler mon époux?

STATIRA.

1235 Sa justice.

OPHIS.

Je crains...

STATIRA.

Ne craignez point, Madame,
Qu’un dessein si cruel se glisse dans son âme.
Il n’est que ce parti dans ce pressant danger,
Où de nouveaux malheurs ont voulu vous plonger.

OPHIS.

S’il me hait, pouvant tout, que nous sommes à plaindre !
1240 S’il m’aime, il est peut-être encore plus à craindre.
La timide Innocence en ce jour plein d’horreur,
N’ose se présenter dans toute sa candeur.
Rien ne peut modérer ma juste inquiétude,
Rien ne peut me tirer de mon incertitude.
1245 Cher Prince, quand je veux t’arracher au trépas,
Faut-il que je te nomme ou ne le faut-il pas ?
Demeurant inconnu, ta mort est décidée :
Connu pour mon époux, ta vie est hasardée.

SYSIGAMBIS.

Dans cette extrémité nous ne devons songer
1250 Qu’à prendre le parti qui court moins de danger.
Il faut que dans l’instant, par ma bouche, Alexandre
Sache ce que vous est le prisonnier Nicandre.

SCÈNE IV. Éphestion, Ophis, Statira, Zonime. §

ÉPHESTION, à Statira.

Madame, je croyais trouver ici le Roi.

STATIRA.

Vous voilà bien troublé !

OPHIS.

Qui cause votre effroi !

ÉPHESTION.

1255 Je viens de voir passer Philotas et Darcisse,
Agaton, Entius, qu’on entraîne au supplice.
De tous ces scélérats je ne plains point le sort,
Ils ne vont éprouver qu’une trop douce mort ;
Mais Sitalce à mes yeux, finissant sa carrière,
1260 M’a semblé mériter ma pitié toute entière.
L’allant voir, dans sa tente à peine étais-je entré,
Qu’il m’a dit : Cher ami, j’ai le coeur déchiré !
C’est en vain que le Roi, trahissant sa justice,
Me pardonne mon crime, et m’arrache au supplice ;
1265 La grâce qu’il me fait me livre à mes remords ;
Ses cruelles bontés me donnent mille morts.
Je n’en veux souffrir qu’une : et prévenant la Parque,
Mon bras saura venger l’équité du Monarque.
Je cours pour m’opposer à son cruel dessein ;
1270 Mais il avait déjà le poignard dans le sein.
Quel secours lui donner dans cette conjoncture !
Le sang à gros bouillons coule de sa blessure.
Je l’interroge en vain, quelques mots mal formés
Ne font qu’un bruit confus dans sa bouche enfermés.
1275 D’un calme dangereux sa fureur est suivie ;
L’on dirait qu’a l’instant il va perdre la vie ;
Quand la nature en lui, par un dernier effort,
Vient courageusement luter contre la mort :
Mais bientôt dans ses yeux une sombre lumière
1280 Nous annonce qu’il touche à son heure dernière.
Alors sans mouvement, d’un froid mortel atteint,
Il pâlit, il soupire, il frissonne, et s’éteint.

OPHIS.

Vous venez de nous peindre une mort bien cruelle.

ÉPHESTION.

Je vais porter au Roi cette triste nouvelle.

SCÈNE V. Ophis, Statira, Zonime. §

STATIRA.

1285 JAMAIS impunément on ne peut l’outrager,
Tout jusqu’à ses bienfaits a soin de le venger.

OPHIS.

Hélas ! Fut-il jamais pareille destinée !
Quelle chaîne de maux dans la même journée !
Par de fausses vertus on a surpris ma foi,
1290 Il me faut essuyer les reproches du Roi ;
Justifiée enfin, j’allais sécher mes larmes,
Lorsque pour mon époux de trop justes alarmes
D’une frayeur mortelle agitaient tous mes sens.

ZONIME.

Alexandre et les Dieux font pour les innocents.

OPHIS.

1295 Juste Ciel, le voici, ce terrible Alexandre !
Je frémis ! À sa suite on amène Nicandre !

SCÈNE VI. Alexandre, Sysigambis, Ophis, Statira, Nicandre, Éphestion, Zaminte, Zonime. §

ALEXANDRE, à Sysigambis.

Sitalce dans sa mort me paraît trop cruel.
Ce Prince repentant n’était plus criminel ;
Se livrant sans réserve aux traits de ma vengeance,
1300 Il désarmait mon bras, et bravait ma puissance.
Mes bienfaits dans son âme ont si bien combattu,
Que du crime ils ont fait triompher la vertu ;
Mais à se poignarder quand son forfait l’engage,
Il montre sa faiblesse et non pas son courage.
1305 Je déplore son sort, et blâme sa fierté,
Qui n’a pu soutenir le poids de ma bonté.
À Ophis.
Madame, deviez-vous, par votre défiance,
Faire à mon amitié la plus cruelle offense ?
Je vous ai dit souvent qu’il me serait bien doux
1310 De pouvoir quelque jour rencontrer votre époux.
Par mon ordre en tous lieux, quand on cherchait Nicandre,
Je vous l’avais juré, c’était pour vous le rendre.
Pendant qu’on court en vain dans cent climats divers,
Le hasard vous le fait retrouver dans mes fers.
1315 De cette découverte on me fait un mystère,
On doute de mon coeur, on le croit peu sincère !
Votre injuste soupçon, vous déchirant le sein,
Déshonore en secret mon généreux dessein.
À Nicandre.
Si vous avez, Seigneur, montré quelque courage,
1320 On vous en estimait sans doute davantage ;
Mais de m’avoir partout cherché des ennemis,
Votre ressentiment peut s’être trop permis.
Cependant reprenez vos États et la Reine ;
Je ne veux vous ôter, Prince, que votre haine.

NICANDRE.

1325 Vous méritez, Seigneur, d’être le Roi des Rois;

OPHIS.

Qu’heureux font les sujets qui vivent sous vos lois !

ALEXANDRE.

Vous avez une troupe en ces lieux prisonnière,
Je lui donne aujourd’hui liberté toute entière.
Partez. Que le destin vous file d’heureux jours !
1330 Soyez reconnoissants, vous souvenant toujours
Qu’Alexandre vainqueur, sait dans son rang suprême,
Punir, récompenser, et se vaincre lui-même.

NICANDRE.

Ah ! si de vos bienfaits je perds, le souvenir,
Quel châtiment pourrait suffire à me punir ?
1335 O grand Roi, serait-il un supplice assez rude,
Pour pouvoir l’égaler à mon ingratitude ?

OPHIS.

Toute la terre entière a tremblé sous ses pas ;
Elle doit être un jour le prix de ses combats :
Mais dans ses grands projets son âme généreuse.
1340 Ne veut la subjuguer que pour la rendre heureuse.

ALEXANDRE, à Statira.

Madame, je bénis le sort de ces époux :
Ce que je fais pour eux, je l’aurais fait pour vous ;
Mais l’intérêt des Grecs s’oppose à mon envie.
Cet intérêt m’est cher, et plus cher que la vie.
1345 Étant dans cette guerre à moi seul confié,
Doit-il à tous nos voeux être sacrifié ?
De ces chers alliés j’embrasse la défense,
Et je dois avec eux agir d’intelligence.
Ils n’ont point oublié que le Persan jadis
1350 Avec tant de fureur ravagea leur pays :
Qu’un siècle tout entier à peine a pu suffire
Pour rétablir chez eux ce qu’ils ont su détruire.
Je ne suis point leur Roi, je suis leur Général ;
Déciderais-je seul de l’objet principal ?
1355 Votre vaste puissance était si formidable,
Que pour elle avant moi rien n’était redoutable ;
Les Grecs craignant toujours un semblable malheur,
Ont, pour s’en garantir, imploré ma valeur.
Mais j’espère qu’un jour, même avec leur suffrage,
1360 Je pourrai vous venger du sort qui vous outrage.
Oui, charmante Princesse ; et pour vous dire plus,
Je vous réserve un prix digne de vos vertus.