DOM QUIXOTE DE LA MANCHE
Comédie
A PARIS,
Chez Toussaint Quinet, au Palais,dans
la petite Salle, sous la montée de la
Cour des Aydes.
M. DC. XXXIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Kevin Annelot dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2011-2012)

Introduction §

« Et nulle comparaison ne saurait donner plus vivante image de ce que nous sommes et de ce que nous devons être que la comédie et les comédiens. »1 Avec une telle vision du monde Don Quichotte se définit bien comme un personnage baroque. Par la dualité qui compose son caractère, entre culture savante et idéalisme fantasmatique, il est sur le grand théâtre du monde la figure exemplaire d’une esthétique du reflet : il est celui qui a intériorisé cette dichotomie de l’être et du paraître, et qui l’a érigée en drame psychologique. Sur la scène humaine il s’est choisi un rôle et refuse d’en sortir et de le dénoncer comme illusoire, au grand dam de son entourage ; dans la comédie du siècle il incarne un esprit rebelle qui veut écrire sa propre intrigue et la jouer à sa façon. De fait nulle comparaison ne donne à nos yeux plus vivante image de ce qu’est le roman de Cervantès qu’un hidalgo qui part à l’aventure comme on entre en scène, armet de carton en tête, sous un nom de bataille, avec un garçon de ferme pour écuyer et une paysanne pour dame de cœur. Puisqu’il n’y avait rien qui n’autorisât un poète dramatique à s’emparer du sujet, que tout ou presque s’y prêtait, comment s’étonner qu’en France, en 1639 Don Quichotte monte enfin sur le théâtre comme protagoniste principal et éponyme ?

Eh bien, reprit Don Quichotte, il en va de même de la comédie et des usages de ce monde, où certains font les empereurs, d’autres les pontifes, bref, tous les personnages que l’on peut faire entrer dans une comédie. Mais quand la fin arrive, c’est-à-dire au moment où la vie s’achève, la mort ôte à chacun les vêtements qui les différenciaient, et ils se retrouvent tous égaux dans la tombe.

--Belle comparaison, dit Sancho. Mais elle n’est pas si neuve…2

Certes la comparaison n’est pas si neuve, et Sancho en a toute prête une de son cru, mais le lieu commun du theatrum mundi est encore à la mode. Et dans cette époque qui se complaît au jeu des apparences, Don Quichotte est en même temps qu’une référence littéraire connue, presque commune, le digne représentant de ces thèmes baroques fort prisés, ceux de la folie et de l’illusion. Lorsqu’un auteur connu jusqu’alors pour ses tragédies et ses tragi-comédies, Guérin de Bouscal, se penche sur les aventures de l’ingénieux hidalgo, il s’inscrit de fait dans cette tradition des pièces de fous, qui oscillent entre pur divertissement gratuit et volonté thérapeutique, mais où la tentation n’est jamais loin de ne faire des fous sur scène que le reflet distordu de ces fous qui les regardent. Le monde est plein de fous, de fous presque dans leur bon droit, puisque le monde n’est en somme qu’un théâtre. Tel est en quelque sorte le paradoxe de l’illusionnisme baroque. Pourtant Don Quichotte rappelle aussi toute une tradition du Capitan fanfaron, il est la cible privilégiée des farceurs, l’acteur comique d’une pièce jouée à son insu. Dès lors il faut pour l’auteur décider quel visage donner à la folie ; Don Quichotte sera-t-il un fou idéaliste, symbole de l’humanité, ou un extravagant coupé du reste du monde qui monte sur scène pour divertir les honnêtes gens ?

L’auteur §

Nous savons peu de choses de la vie de Guérin de Bouscal et le peu d’informations que nous possédons tendent à être remises en cause par les découvertes récentes de C. E. J. Caldicott telles qu’il les rapporte dans son édition du Gouvernement de Sanche Pança3. Seulement mentionné jusqu’à ces dernières années dans de rares dictionnaires littéraires du XVIIIe et XIXe siècles sous le prénom de Guyon, qui apparaît dans le privilège royal de l’une de ses pièces, il serait né dans la seconde décennie du XVIIe à Réalmont d’un père notaire protestant et serait mort d’après ces mêmes sources en 1657 à Réalmont, où il exerçait les fonctions de conseiller lieutenant principal de la prévôté de la Réalmont, puis de consul de cette même ville. Cependant C. E. J. Caldicott fait état d’un acte de décès daté du début de 1676, d’un certain François Daniel Guérin de Bouscal, de confession catholique, mort à la fin 1675. Considérant qu’il s’agit du même homme et supposant, en dépit de l’absence de preuve matérielle, une abjuration de la religion réformée (puisque ses deux frères notaires sont restés protestants), Caldicott s’autorise de ce document d’archive pour avancer le prénom Daniel et reculer la date de son décès de près de vingt ans. Au-delà de ce manque d’informations, il semble bien que Guérin de Bouscal fut oublié dès la fin du XVIIe puisqu’en 1712-1713 Dancourt plagie le Gouvernement de Sanche Pança et fait publier la pièce à peine retouchée sous son nom, y adjoignant des vers des deux premières pièces de la trilogie inspirée du roman cervantin, reconnaissant dans sa préface s’être servi de l’œuvre d’un auteur oublié.

Guérin de Bouscal est l’auteur de dix pièces de théâtre, d’une paraphrase du psaume XVII et de diverses poésies. S’il est aujourd’hui connu, c’est avant tout pour sa trilogie dramatique adaptée du roman de Cervantès, et au sein de cette dernière pour le Gouvernement de Sanche Pança, qui fut la reprise favorite de la troupe de Molière entre 1659 et 1665 juste derrière Dom Japhet d’Arménie de Scarron.4 On peut cependant noter qu’en 1660 (pour trois représentations : le trente janvier, le premier et le trois février) apparaît dans le registre de La Grange une pièce intitulée Don Quichot ou Les Enchantements de Merlin, « pièce raccommodée par Madeleine Béjart », titre qui renvoie certainement aux deux premières pièces de la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal remaniées pour n’en former qu’une seule. Avant de se pencher sur l’adaptation du roman de Cervantès par Guérin de Bouscal, il convient de situer ce dernier dans ce mouvement plus vaste qu’est la diffusion en France des personnages et des thèmes du Quichotte.

Don Quichotte en France au XVIIe siècle §

Le fait n’est que trop certain : par son succès retentissant en Espagne, le Quichotte passe très vite la frontière des Pyrénées. Même si la traduction de la première partie du roman par César Oudin ne date que de 1614, des extraits des discours de Don Quichotte et l’une des nouvelles insérées dans le roman, celle du Curieux impertinent, ont déjà été transposés en français par Baudoin. La chronologie témoigne bien du succès rencontré par le livre, puisque François de Rosset publie dès 1616 la traduction des Nouvelles exemplaires parues en Espagne en 1613, et dès 1618 celle de la seconde partie du Quichotte qui date seulement de 1615. Cette accélération du rythme des traductions rend bien compte d’une attente plus grande du public et de l’élargissement de l’audience rencontrée par la première partie. Dans la première moitié du siècle, le personnage de Don Quichotte est donc déjà connu du public français, ou s’est fait connaître chez un public moins lettré par des gravures burlesques ou des ballets de cour ; ainsi entre 1616 et 1625 il figure dans une mascarade, L’Entrée en France de Don Quichotte. La figure de Don Quichotte s’y confond avec celle du Capitan, héritée du miles gloriosus de la comédie latine, et tend à représenter l’Espagnol en général, bravache et fanfaron. Le projet satirique de Cervantès trouve aussi des imitateurs, on peut citer entre autres Le Chevalier hypocondriaque de Du Verdier, le Don Quichotte gascon de Cramail ou le Gascon extravagant de Du Bail, ensemble de portraits burlesques qui emploient et usent des rodomontades espagnoles. L’émule le plus connu de Cervantès sur le sol français reste Sorel, qui après avoir publié ses Nouvelles françaises sur le modèle des Nouvelles exemplaires écrit le Berger extravagant, qui se situe dans la droite lignée du roman cervantin, à la fois par la volonté satirique tournée à présent vers les romans pastoraux et par la réalisation posthume du projet ultime de Don Quichotte d’abandonner la chevalerie errante pour se faire berger. Parallèlement les Nouvelles exemplaires et les récits intercalés dans le roman servent de trame à de nombreuses pièces d’auteurs français comme Hardy, qui sont le plus souvent des tragi-comédies d’influence pastorale.

En 1629, Pichou, un auteur dramatique, l’un des protégés de Richelieu, fait des amours de Cardenio, Lucinde, Dorotée et Fernando5 le sujet de sa tragi-comédie Les Folies de Cardenio. Dans cette intrigue tirée de la première partie du roman, et inspirée de la Diane de Montemayor, apparaît pour la première fois sur le théâtre Don Quichotte de la Manche, toutefois de manière plutôt accessoire : il représente le pendant comique de la folie amoureuse de Cardenio, et se confond pleinement avec la figure du Matamore glorieux mais lâche qui est la sienne dans les ballets et autres divertissements. Le passage adapté par Pichou dans sa pièce est le même qu’avait choisi dès 1606 Guillen de Castro dans son Don Quichotte, confiant au chevalier errant le même rôle de pur accessoire comique et de contraste avec le sujet plus élevé de l’intrigue. Cette tragi-comédie, répertoriée dans le Mémoire de Mahelot, fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne, et connut un certain succès pour la beauté de ses vers lyriques, au point que Scudery la mentionne dans sa Comédie des comédiens. On sait que Pichou eut directement accès au texte espagnol, mais resta très influencé par le genre de la pastorale lyrique. Don Quichotte y joue, on l’a dit, un fou ridicule par rapport à Cardenio, atteint pour sa part de « folie mélancholique » ; le chevalier manchègue n’apparaît d’ailleurs qu’à l’acte III et dans seulement six scènes, n’étant exploité que comme une référence littéraire connue. Il faut attendre encore dix ans avant que Guérin de Bouscal ne reprenne ce sujet, choisissant d’en faire une comédie ; il met alors l’accent sur la farce jouée à Don Quichotte et sur ses extravagances plutôt que sur l’intrigue quasi pastorale des jeunes gens, et le premier entreprend de porter véritablement à la scène l’œuvre de Cervantès.

Guérin et Cervantès §

Avant sa trilogie dramatique – Dom Quixote de la Manche, Dom Quichot de la Manche, seconde partie et le Gouvernement de Sanche Pança, Guérin de Bouscal s’était déjà inspiré de Cervantès pour sa tragi-comédie l’Amant libéral en 1637. Ses trois pièces adaptées du Quichotte constituent le témoignage le plus important qu’on ait aujourd’hui de la réception du roman cervantin en France, à la fois par la taille de l’entreprise, trois pièces qui se suivent, et par la fidélité au texte dans les traductions successives d’Oudin et de Rosset6 ; Guérin ne se contente pas en effet de reprendre un unique épisode romanesque qui lui servirait de canevas et à partir duquel il construirait sa pièce. Par ailleurs il est le premier à s’intéresser à la seconde partie, et ce dès sa première pièce puisque l’épisode de la comtesse Trifalde et de Chevillard de l’acte V est issu du second livre des aventures de Don Quichotte. Si de nombreux auteurs s’étaient aperçus que les histoires insérées dans le roman se prêtaient remarquablement à l’adaptation théâtrale, notre dramaturge est le premier à s’intéresser à la matière-même du roman susceptible d’offrir des caractères comiques remarquables à défaut d’une intrigue resserrée. Le roman a en effet pour vertu d’accorder beaucoup d’importance aux dialogues qui constituent et dévoilent le caractère des personnages et qui les définissent par-delà tout autre élément : on peut notamment renvoyer aux justifications de Don Quichotte sur son entreprise chevaleresque qui sont autant de démonstrations de la santé de son esprit et qui viennent contrebalancer les saillies de son extravagance et les actions effectuées sous l’emprise du délire romanesque ; ou encore à la verve «proverbiale » de Sancho qui fait la saveur des échanges entre le maître et l’écuyer. Le roman cervantin semble donc se prêter remarquablement à l’adaptation théâtrale, et de plus il apparaît bien souvent dans sa composition et dans le déroulement de l’histoire comme d’ores-et-déjà très théâtral.

En 1638 Guérin de Bouscal se lance malgré tout dans une entreprise d’importance : certes l’Espagne est la mode – le Cid vient tout juste de triompher- et la référence littéraire que représente le personnage de Don Quichotte est propre à attirer un public qui a déjà su l’apprécier dans les ballets ou dans la comédie de Pichou. Mais pour les seules comédies de sa carrière de dramaturge, Guérin de Bouscal, sans expérience dans ce genre précis, choisit de mettre sur le devant de la scène, de donner le rôle phare à ce qui, jusqu’ici, n’avait fait que l’accessoire, l’élément divertissant des créations antérieures. Néanmoins la succession dans un intervalle de temps réduit des trois pièces, conçues comme une suite, peut-être dès 1638–16397, et ce malgré deux changements de libraires laisse supposer un certain succès, au point que vingt ans après ces pièces seront reprises, quelque peu modifiées, par la troupe de Molière.

Guérin est donc le premier, plus de vingt ans après la parution des traductions, à mettre en scène plus d’un épisode adapté du roman, à faire de Don Quichotte le personnage central, et à préférer la trame comique aux histoires intercalées, d’un romanesque plus traditionnel, ou du moins aux intrigues offrant plus aisément un nœud dramatique.

Les Intrigues §

Pour Dom Quixote il s’en tient pourtant encore à l’intrigue choisie par Pichou, et avant lui par Guillen de Castro, celle des amours contrariées de Cardenie, Lucinde, Fernande et Dorotée. Cet épisode débute dans le roman au chapitre XXVII et se poursuit jusqu’au chapitre XLVI avec de nombreuses interruptions (notamment la nouvelle du Curieux impertinent).

Lors de sa deuxième sortie, après s’être livré à nombre d’aventures – parmi lesquelles l’épisode des moulins à vent, du bassin du barbier confondu avec l’armet de Mambrin – Don Quichotte rencontre près d’une taverne dans la sierra Morena un jeune homme, Cardenie, qui est fou de chagrin par moment parce que son ami Fernande lui a enlevé sa fiancée (dans la pièce Don Quichotte ne fait pas au préalable la rencontre de Cardenie, celui-ci se lie d’abord d’amitié avec Dom Lope, puis Dorotée). Dans le même endroit se trouve Dorotée que le curé et le barbier du village de Don Quichotte (dans la pièce Dom Lope et Barbero) rencontrent alors qu’ils sont à la recherche du chevalier errant pour le ramener chez lui et le guérir de ses folies. Dorotée est cette amante que Fernande a abandonnée pour Lucinde, fiancée à Cardenie. Ensemble Cardenie, Dorotée et Dom Lope décident de faire croire à Don Quichotte que la jeune femme est la reine de Miconmicon venue lui demander son aide. Ce stratagème doit permettre de ramener, sous couvert de la fable inventée, l’extravagant hidalgo à la Manche (Actes I et II).

Dans cette même taverne se trouvent aussi par hasard Fernande et Lucinde, le premier ayant ravi la seconde dans le couvent où elle avait trouvé refuge après le mariage forcé. Les couples d’amants se reforment alors, Cardenie avec Lucinde et Fernande avec Dorotée. De concert avec Dom Lope ils se consacrent à la mystification de Don Quichotte déjà commencée (Acte III).

Surviennent ensuite plusieurs contretemps : Sancho assiste aux retrouvailles des amants et tente de désabuser son maître. Le barbier auquel Don Quichotte a enlevé de vive force son bassin pour s’en coiffer réapparaît suivi des archers pour réclamer son bien (Acte IV).

Enfin au dernier acte Guérin choisit d’ajouter une seconde farce qu’il tire de la seconde partie du roman ; l’épisode de la comtesse Trifalde et de Chevillard8, farce originellement mise en œuvre par le Duc auquel se substitue Fernande dans la pièce. Une autre dame éplorée vient appeler le grand Don Quichotte à son secours. Pour ce faire il doit, avec Sancho, monter sur un cheval de bois les yeux bandés. La pièce finit alors comme un spectacle à machines puisque le cheval de bois explose au moyen de pétards sous Don Quichotte et Sancho qui reprennent conscience au milieu de leurs mystificateurs pour conclure la pièce.

Dans Dom Quichot, seconde partie, Guérin reprend certains épisodes, moins suivis que dans la pièce précédente, de la troisième sortie de Don Quichotte. Pour l’acte I, sa dispute avec sa nièce et le curé au sujet de son départ imminent pour l’aventure, tandis que Sancho tente de convaincre sa femme du bien-fondé d’un tel projet. Il s’essaye aussi en vain à réclamer une quelconque garantie financière auprès de Don Quichotte. À l’acte II, Dom Lope, déguisé en chevalier errant (transposition non plus du curé du village mais du bachelier Sanson Carrasco) suivi du barbier (l’ancien Barbero) retrouve Don Quichotte et Sancho dans la forêt pour le provoquer en duel et l’obliger par sa victoire à demeurer à la Manche pour dix ans. L’arrivée du Duc, metteur en scène des « bourles » à venir suspend le combat. Dans l’acte III, Don Quichotte et Sancho sont invités chez le Duc pour son divertissement. Dom Lope les suit, toujours masqué. Don Quichotte s’y plaint de l’enchantement de sa dame Dulcinée, transformée en vulgaire paysanne. Durant l’acte IV, Sancho explique à la Duchesse qu’il est l’auteur de cet enchantement, ayant trompé son maître sur l’identité de la paysanne et profité de sa crédulité pour s’épargner la peine de trouver une dame imaginaire. Le Duc met alors en scène le défilé des quatre enchanteurs à l’origine de la transformation de Dulcinée, incarnée par un jeune page. Pour la désenchanter, Sancho se doit donner plus de trois mille coups de fouet, ce qu’il ne promet qu’à contrecœur. Au dernier acte Don Quichotte et Dom Lope se battent en duel, ce dernier est vaincu, mais quoique démasqué Don Quichotte refuse de le reconnaître pour son concitoyen. Pour le désabuser le Duc rappelle les enchanteurs qui défilent de nouveau et avouent chacun leur tour la supercherie à laquelle ils ont pris part. Rien n’y fait, Don Quichotte demeure convaincu qu’il est la victime de « méchants enchanteurs qui le persécutent. »

Pour donner une vue d’ensemble on peut rappeler que la troisième et dernière pièce de la trilogie, le Gouvernement de Sanche Pança, se concentre autour d’un épisode beaucoup plus réduit du roman9 : Sancho est nommé gouverneur d’un village du Duc (l’Isle promise), il y rend la justice, se voit ensuite refuser le festin tant attendu du gouverneur et subit une fausse attaque d’ennemis avant d’abandonner sa charge de dépit.

Unités classiques et comédies de fous §

Avec la Mort de Brute et de Porcie, Guérin s’était situé, au moment de la querelle du Cid du côté des réguliers ; on retrouve des traces de cette conviction dans la première pièce, Dom Quixote, avec un effort visible de situer l’action dans un lieu unique, en jouant certainement d’un ensemble de tableaux ou de compartiments, à l’exemple de la pièce de Pichou, qui dix ans auparavant utilisait d’après le Mémoire de Mahelot, un décor à compartiments. Rien n’empêche donc de supposer l’emploi d’un dispositif similaire pour la pièce de Guérin. Ce respect des unités apparaît notamment dans la mention qui suit la liste des acteurs, « La scène est dans une taverne de la sierra Morena en Espagne. » Pour l’unité de temps, rien ne s’oppose à la règle des vingt-quatre heures, puisqu’il n’est fait mention que d’un seul matin à l’acte III, et qu’aucun délai important n’est nécessaire pour le déroulement des péripéties. Toutefois cette volonté de se plier aux règles, qui commencent à peine à s’imposer, et avant tout dans la tragédie, s’estompe dans la pièce suivante qui fonctionne selon une série de tableaux, un par acte, au moins jusqu’à l’acte IV, tantôt dans le village de Don Quichotte, tantôt dans la forêt, puis chez le Duc, à l’intérieur puis à l’extérieur, l’auteur précisant seulement que « La Scene est à la Manche. » Quoique soucieux dans un premier temps de suivre les règles telles qu’elles sont en train de s’élaborer, l’auteur s’éloigne des réguliers en ce qui concerne l’unité d’action, et ce dès la première pièce. Celle-ci est en effet déséquilibrée par la présence de deux intrigues qui se succèdent plus qu’elles ne se rejoignent : d’un côté l’intrigue romanesque du carré amoureux, Cardenie, Lucinde, Dorotée, Fernande, qui trouve sa solution dès l’acte III tout en douceur, de l’autre les farces jouées à Don Quichotte par les jeunes gens, qui de par leur gratuité ne constituent pas de véritable ensemble. Il est donc difficile de voir dans la première pièce, comme le suggère Daniela Dalla Valle « trois intrigues qui tendent toutes vers l’apothéose du dénouement », la pièce demeurant bancale du fait de cette diversité d’intrigue.

Pour la seconde pièce, le principe de succession de tableaux montre que Guérin délaisse l’unité d’action encore recherchée dans l’œuvre précédente pour suivre la trame romanesque au gré des passages comiques propres à être transposés au théâtre. Il se sert de seize chapitres de la Seconde Partie10, répartis entre le début du livre et son épisode central chez le duc.

Dans les deux pièces Guérin de Bouscal a fait preuve d’une fidélité scrupuleuse11 envers la source, au point qu’on a pu lui reprocher comme Lancaster d’uniquement versifier ou de paraphraser le roman de Cervantès.12 Dans Dom Quichot, seconde partie, on ne trouve qu’un seul passage original, celui des Infantes de Perse qui parodie le genre des poèmes baroques et propose une première « bourle » de l’invention du Duc, faite, comme il le dit, pour « balloter en attendant partie. »

Si le talent de Guérin n’est donc pas à chercher dans la composition de l’intrigue, il faut cependant lui reconnaître un véritable travail d’assemblage de morceaux choisis et une certaine qualité de la prosodie, particulièrement dans le détournement burlesque. Parmi ces choix, on remarque tout d’abord la contrée à la mode, l’Espagne, et son cadre exotique, synonyme immédiat de dépaysement et de poésie. N’oublions pas le triomphe du Cid ; reprendre comme Corneille une pièce de Guillen de Castro, pouvait donc sembler de bon augure. L’Espagne, c’est aussi l’influence de la comedia, soit une ouverture sur le monde romanesque plus qu’évidente dans notre cas, qui se distingue de la commedia à l’italienne reposant sur des effets de surprise. Cette ouverture du théâtre au monde romanesque signifie en effet des personnages plus vivants, plus complexes et ambigus, avec une intériorisation des motivations, de l’intrigue et la mise en avant de cette conception baroque du dédoublement et de la dichotomie. Si tous les personnages de la comédie à l’espagnole souffrent à des degrés divers d’un certain quichottisme, tiraillés entre aspiration intérieure et réalité extérieure, peut-il en être autrement pour notre héros, qui résume à lui seul le dualisme baroque. Cette conception du double joue à plein dans nos pièces, avec la confusion et le mélange de l’être et du paraître, ce jeu d’illusions sur ce terrain si propice de la folie. Elles sont de fait construites sur le même schéma de la tentative de désillusion manquée.13 Les mystificateurs couvrent leur fourbe d’un prétexte thérapeutique : Dom Lope demande l’aide de Dorotée pour ramener Don Quichotte, ou encore il joue un second chevalier errant pour contraindre l’hidalgo au sein-même de sa fantaisie. Mais très vite le plaisir prend le pas sur le souci charitable : Dorotée se prend au jeu :

J’ai lu les Amadis, et crois que ma mémoire
Me peut fournir encor de quoi faire une histoire
Capable d’amolir un cœur plus endurci.14

Fernande pour sa part entend principalement se divertir, Dom Lope et le Duc oscillent d’une attitude à l’autre ; « Dieu que nous allons rire. » déclare Dom Lope à la fin de l’acte I de la première pièce. Le duc justifiera dans le Gouvernement de Sanche Pança cette démarche. À la duchesse inquiète du caractère peu charitable de la « fourbe », il répond que la complaisance pour les délires des fous a du moins le mérite de les rendre heureux, et qu’on l’on peut s’en divertir.

LE DUC

Voyez l’évènement
Pour tirer du plaisir de leur mélancolie :
Chacun à qui mieux mieux honore leur folie,
On leur rend des devoirs que l’on conteste aux Rois,
Et leurs moindres désirs sont érigés en lois.

LA DUCHESSE

Mais ce n’est que par jeu :

LE DUC

Ce n’est pas leur créance.

LA DUCHESSE

Démentent-ils leurs yeux ?

LE DUC

Ils croient l’apparence.

Puis il en passe par ce thème baroque du theatrum mundi :

LE DUC

Mais enfin cet honneur dont notre âme est charmée
Qu’est-il aux mieux sensés qu’un jeu, qu’une fumée ?
En peuvent-ils tirer quelque chose de doux
Qui n’ait pas déjà passé dans l’esprit de nos fous.
L’amour de nos vassaux, leurs respects et leurs craintes
N’en sont le plus souvent que l’effet de leurs feintes :
Tout le monde est masqué, rien ne paraît à nu,
Enfin sous le Soleil le vrai n’est point connu.
Les plaisirs et les biens n’y sont qu’imaginaires,
L’esprit s’en peut forger ainsi que des chimères,
Et quelque extravagant que soit ce qu’il produit
S’il peut nous satisfaire il fait assez de fruit.
Sache que tout le monde est plein de Don Quichottes,
Qu’il est beaucoup de fous qui n’ont point de marottes :
Qu’il est peu de plaisirs réglés par la raison,
Et que ceux de nos fous sont sans comparaison.

Dans les pièces de Guérin de Bouscal, une des différences entre les fous et les sains d’esprit est la conscience de jouer un rôle, et ce sont seulement les apartés de commentaire et ce recul pris sur la situation qui va de pair avec un jeu ironique qui les désignent comme sensés au spectateur.

C’est donc bien cette illusion permanente qui fait les délices et des mystificateurs et du public, à l’exemple de Fernande qui, à la fin de l’acte IV de la première pièce, éprouve le plaisir coupable d’être maître et grand ordonnateur de cette machine illusoire :

Ce grand cheval de bois que l’hôte m’a fait voir
Nous pourra bien servir pour le mieux décevoir.
Allons préparer tout, je veux que chacun die
Que ce seul incident vaut une Comédie.

Mais là où la pièce prend toute son ampleur, c’est lorsque cette illusion si bien bâtie est sur le point de flancher, chancèle, lorsqu’on court le risque que la fourbe soit éventée. Dans cette situation l’art de Guérin a été de faire porter sur le seul Sancho, moins enferré que son maître dans la supercherie, tout le poids des rares instants de lucidité alors que tous les autres protagonistes jouent sciemment ou non la comédie, de rendre minoritaire la voix de la raison, et de donner à voir un pauvre écuyer déchiré entre son bon sens et sa propension à suivre l’avis général.

L’aventure est à fin.
La Reine est satisfaite, et dans cette taverne,
Dieu sait, et nous aussi, comme elle se gouverne,
Un jeune Chevalier la tient entre ses bras,
Qui lui parle d’amour, la baise à chaque pas,
Elle le baise aussi, bref ce sont des merveilles.15

Et de finir ainsi, mettant exactement le doigt sur l’ambiguïté qui le caractérise :

Que la Reine soit Reine, il est fort bon pour moi,
J’en ai bien du plaisir, et vous savez pourquoi ;
Mais j’en doute.16

Guérin de Bouscal dans ses deux comédies, par une sélection d’épisodes du roman propose donc moins deux intrigues ouvragées qu’un double portrait, celui de Don Quichotte et son reflet distordu dans celui de Sancho, portraits révélés par ce jeu de l’illusion dramatique, et qu’il convient alors de situer entre les archétypes grossiers de la comédie et les figures ambivalentes et contrastées, pour toujours énigmatiques, du roman cervantin.

Don Quichotte sur la scène §

Ce fou de Don Quichotte, et ce badin de Sanche.17

Il semble de bon ton de considérer que le XVIIe siècle dans son ensemble n’a pas compris le Quichotte comme il le fallait, ne voulant voir dans cette « folie par identification romanesque », comme la définit Foucault, qu’un motif comique, et laissant de côté –faute de quoi ?- la représentation d’un idéalisme militant aux prises avec le réel qui a fait par la suite de Don Quichotte une figure romantique par excellence.

Le Don Quichotte mis en scène par Guérin de Bouscal a souvent été décrit, dans la lignée de cette opinion, comme avant tout un extravagant « sujet aux disparates », délibérément comique et ridicule sans véritable dimension intérieure. Il conserve bien son obsession fervente pour la chevalerie, tentant « de faire correspondre le monde extérieur à sa vision intérieure », comme le dit Alexandre Cioranescu18, de faire coïncider ses aspirations chevaleresques et romanesques avec une société où les vertus d’antan sont hors d’usage. Mais s’il continue d’envisager le monde au travers de ses références littéraires, on a pu dire que chez Guérin de Bouscal, il perdait toute la profondeur du personnage cervantin. Il en irait de même mutatis mutandis chez Sancho.

Des références romanesques identiques §

Les références du Don Quichotte de notre dramaturge, sont donc les mêmes, à une exception près, que celles du roman, ces clefs littéraires par lesquelles l’hidalgo décrypte et veut éprouver le réel. Les deux textes les plus importants de la bibliothèque de Don Quichotte, sont parmi les romans de chevalerie, l’Amadis de Gaule et le Roland furieux. Le premier, publié en Espagne en 1508, composé par Garci Rodriguez de Montalvo, reprenant des thèmes des chansons de geste et romanceros du Moyen-Âge, connaît un succès considérable et devient très vite l’archétype-même du roman de chevalerie, ce qui explique son omniprésence dans le roman de Cervantès. C’est dans cette œuvre qu’apparaît notamment l’enchanteur Alquif que le Duc met en scène dans l’acte IV de la seconde de nos pièces. L’Amadis a connu de nombreuses imitations, parmi lesquelles l’Amadis de Grèce de Feliciano de Silva en 1530, qui raconte les aventures du Chevalier à l’ardente épée, mentionné dans nos pièces. Le Roland furieux de l’Arioste est donc le second texte majeur dans l’imaginaire de Don Quichotte, publié pour la première fois en 1516, c’est un poème épique de quarante-six chants, construit sur les légendes du cycle carolingien auquel appartient notamment la Chanson de Roland de même que les récits des Douze Pairs de France. Il se présente en outre comme la continuation du Roland amoureux de Matteo Boiardo, qui date de 1483, avec un ensemble de personnages communs issus de cette tradition des chansons de geste et des romans médiévaux. C’est dans le Roland furieux que Don Quichotte puise nombre de ses références et modèles, dont Renaud de Montauban, cousin de Roland, lui–même héros d’une autre chanson de geste, Les Quatre Fils d’Aymon, ou encore Roger, chevalier Sarrasin, l’enchanteur Archelaus, l’un des enchanteurs de Dulcinée. Certains propos de Don Quichotte font directement allusion à l’intrigue amoureuse du texte de l’Arioste : Roland, amoureux d’Angélique la délivre des griffes des Maures, mais celle-ci, insensible aux prouesses de son libérateur et « lubrique », comme le dit Don Quichotte, lui préfère un « mignon frisé », Médor, chevalier sarrasin blessé, ce qui a pour effet de rendre Roland fou furieux et l’entraîne dans des aventures périlleuses. De même l’armet de Don Quichotte – ce bassin de barbier – est confondu avec le heaume de Mambrin, roi vaincu par Renaud, épisode présent de manière différente chez l’Arioste et dans le Roland amoureux de Boiardo.

À côté de ces deux grandes œuvres de la Renaissance et de leurs épigones directs, mention est faite de la légende de Robert le Diable, chevalier normand, plus proche du cycle arthurien ; Merlin fait ainsi partie des enchanteurs de Dulcinée. On trouve aussi Platir, héros chevaleresque d’un livre espagnol anonyme de 1533, appartenant à une autre série très célèbre, celle des Palmerin. Le quatrième enchanteur de Dulcinée est quant à lui tiré du Miroir des princes et des chevaliers, maître et chroniqueur des exploits du chevalier Phébus.

Seul le personnage de Gérileon, tiré de La Plaisante et Délectable Histoire de Gérileon d’Angleterre, par Estienne de Maisonneuve, publié à Lyon en 1571, composée, comme le déclare l’auteur dans sa préface, pour doter la France de l’équivalent de l’Amadis et du Roland furieux, semble donc être du fait de Guérin, qui le mentionne dans la seconde partie, avec le combat de la Rocalpine.

On l’a dit, Don Quichotte veut percevoir le réel par le biais de ses lectures ; l’épisode de l’Écho est à ce sujet remarquable, puisque le personnage pour comprendre ce qui lui arrive passe en revue son savoir livresque :

Je veux un peu rêver.
C’est dans les Amadis que j’en pourrais trouver
Premier, second, troisième, ou dans Robert le Diable.19

Et lorsque Sancho prend peur devant les divagations de son maître, craignant que celui-ci n’invoque les démons, le chevalier errant lui répond :

Je passe de l’esprit
Sur tous les accidents que j’ai vus par écrit,
Pour voir si je pourrais trouver quelque fortune
Semblable à celle-ci, mais je n’en trouve aucune.20

Guérin de Bouscal conserve donc telle quelle la folie romanesque de Don Quichotte, il en développe les exemples dans ses pièces et se plaît à faire intervenir les références comme Cervantès l’avait fait, à en émailler le discours de son héros, puisqu’à l’exemple de l’auteur espagnol, il joue avec des codes et des œuvres très bien connus de son public, les romans de chevalerie ayant encore au XVIIe une large diffusion dans les milieux lettrés de la société, et ils participent de ce fonds culturel commun.

Une verve proverbiale §

Si le Don Quichotte des pièces a tout comme son original quantité d’exemples littéraires tout prêts dans son esprit, Guérin a voulu présenter un Sancho qui garde aussi l’une des principales caractéristiques du personnage romanesque, à savoir sa réserve pléthorique de proverbes et dictons populaires. Toutefois ce trait langagier ne se met en place que progressivement dans la trilogie dramatique. À peine esquissé dans la première pièce (I, 4, v. 372 par exemple : « Mieux vaut un merle en main qu’une perdrix qui vole. »), il prend de l’ampleur dans la seconde partie et en vient à déterminer fortement la nature du serviteur en même temps qu’il participe des effets comiques et burlesques de la pièce :

Qu’ai-je affaire de bien, malheureux que je suis !
Je puis ce que je veux voulant ce que je puis ;
Dans la nuit tous les chats sont de même teinture,
Nous tombons de partout dedans la sépulture,
Et tel est sur le bord qui croit en être loin,
Le ventre se remplit ou de paille ou de foin.21

Dans le Gouvernement de Sanche Pança, ce procédé est poussé à l’extrême et sert de motif comique récurrent au point de faire le sujet d’un entretien entre Don Quichotte et son écuyer :

D. QUICHOT.

Bannis de tes discours ces proverbes antiques
Dont tu te sers si mal dans toutes tes répliques.

SANCHO

Quant à ce dernier point pour ne vous pas mentir,
Monseigneur Don Quichot je n’y puis consentir :
De toute ma maison je n’ai d’autre héritage,
Les proverbes enfin ont été mon partage,
J’en sais plus qu’un grand livre, et quand je veux parler,
Ils veulent tous sortir jusqu’à se quereller.
C’est pourquoi quelquefois j’en mets en évidence
Qui n’ont aucun rapport avec ce que je pense.
Pourtant à l’avenir j’en pèserai les mots,
Et n’en citerai point qui ne soit à propos ;
Qui ne sait son métier qu’il ferme sa boutique,
La science partout vaut moins que la pratique.
Jamais sans l’appétit on ne fit bon repas,
On verrait sans la peur de courageux soldats,
Et j’ai toujours tenu pour maxime assurée
Que bon renom vaut mieux que ceinture dorée.

D. QUICHOT.

Et bien ne voilà pas un discours bien suivi ?
Tu fais bien ton profit de ce que je te dis.22

Et Sancho de continuer à enfiler les proverbes malgré les conseils de son maître qui finit par quitter la scène de lassitude. Il y a donc un véritable effort de la part de Guérin de Bouscal de reproduire en vers la logorrhée de Sancho, reprenant tantôt des proverbes du texte de Cervantès et y ajoutant les siens. Il démontre donc encore cette fidélité à la source, à la lettre même du texte, que ce soit dans l’adaptation des épisodes, ou les propos tenus par ses acteurs. Cependant, la figure de Don Quichotte est alors connue en France pour l’exacte copie du Capitan, tandis que celle de Sancho a tendance à être ramenée du côté du paysan de la farce ; au niveau des caractères notre auteur va donc devoir louvoyer entre des archétypes comiques connus et reconnus et des personnages de roman complexes et ambigus. Et si le travail de transposition, avec toute sa richesse, de l’œuvre cervantine à la scène est immédiatement visible pour certains aspects évoqués plus haut, toutefois au plan des caractères comiques, il est certain que Guérin n’a pu échapper à une certaine simplification de la psychologie romanesque – ce quichottisme ambiant.

Dégradation des caractères §

On observe alors dans de nombreuses scènes une tendance à présenter des personnages dans l’ensemble ramenés à des rôles types du théâtre, tendance qui tient d’une part à une phénomène de mode, celui du rôle du Matamore de l’Illusion comique, aussi présent dans le Railleur, ou dans le Véritable Capitan Matamore de Mareschal, dans les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, sous les traits d’Artabaze, ou encore chez Gouguenot dans sa Comédie des comédiens où l’acteur qui joue le Capitan ne sort plus de son rôle ; et d’autre part au succès de la carrière de Don Quichotte comme caricature de l’Espagnol, c’est-à-dire que le rapport à la source est médiatisé par les adaptations et emprunts précédents. À cela s’ajoute la disparition de la complexité induite par la narration dans la description des personnages. On a déjà pu citer l’absence de folie chez le personnage de Cardenie, contrairement à la pièce de Pichou et au roman où se rencontrent deux types de fous, le mélancolique ou hypocondriaque face au visionnaire « phantastique ». Guérin ne nous en donne que le récit dans la scène d’exposition, alors que dans les Folies de Cardenio, la folie faisait partie intégrante de l’intrigue ; Cardenie y avait avec un caractère double et le spectateur assistait à sa transformation sur scène, annoncée par cette didascalie : « Il entre en folie. » En ce qui concerne Don Quichotte, la réduction de son caractère au versant comique, qui s’explique par l’héritage des mascarades et des clichés de l’Espagnol, du Gascon et du Matamore, est certes réelle, mais cependant pas aussi absolue qu’on a voulu le croire et qu’on a pu le dire. Il est certain que, dans les pièces on ne trouve pas chez Don Quichotte, une imagination créatrice puissante, contrairement au roman ; toutes ses extravagances sont le produit des supercheries mises en scène par d’autres, ses mystificateurs. Et son imaginaire ne lui permet que de rentrer dans ces fictions, et d’y jouer un rôle qui n’est d’ailleurs qu’une posture à adopter conforme à l’image que lui renvoient ses interlocuteurs qui le déçoivent, tout particulièrement dans la première pièce, où Don Quichotte n’agit pas véritablement, mais se contente de suivre le mouvement. Dans la seconde pièce, il y a au moins la rencontre avec le chevalier adverse et le duel qui est de son fait. Néanmoins Don Quichotte n’est en général qu’une figure passive au sein de la supercherie, assistant aux évènements plutôt qu’il ne les provoque. Il se confond alors avec le figuron de la comedia, c’est-à-dire un gentilhomme campagnard, un hidalgo23 qui « tranche du cavalier », en décalage avec le groupe des jeunes premiers que constituent les deux couples dans la première partie ou avec les ordonnateurs du divertissement que sont le duc et la duchesse, qui font de lui l’objet de leurs machinations. Le figuron est à la lettre un « extravagant qui reçoit des gifles et dont la déconvenue fait plaisir »24. Don Quichotte semble avoir perdu son idéalisme démiurgique au profit d’une simple obsession ridicule, son courage réduit à une simple vanité bavarde. De même serait accentuée chez lui une vanité amoureuse seulement suggérée dans le roman, toujours dans le but de le ramener à la figure du Matamore, c’est-à-dire un rôle à succès de ces années 1630-1640. Quant à Sancho, il verrait lui aussi ses traits négatifs amplifiés et perdrait tout son bon sens paysan, se rapprochant par-là du type du gracioso25, valet grossier intéressé seulement par sa pitance et son confort, reflet dégradé du vaillant caballero, que son maître voudrait incarner. Le personnage de Sancho se rapproche en même temps d’autres types de paysans de la comédie jusqu’à se confondre avec la figure du Zanni de la commedia dell’arte, ce valet paysan glouton et lâche, montagnard bergamasque devenu portefaix, soit un rôle Jodelet-type, d’après le grand acteur comique, alors dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, de 1634 à 1642.

De pair avec cette dégradation de chacun des membres du couple maître-valet au plan personnel et individuel, la transformation s’effectue aussi au niveau de leur relation. Chez Cervantès, Don Quichotte et Sancho s’opposent : le pragmatisme de Sancho vient contraster avec l’idéalisme débridé de son maître, tandis que l’éloquence et l’intelligence du maître se distinguent et jurent à côté du bon sens rustre et populaire de l’écuyer, et le comique, secondé par la reprise parodique de lexiques techniques dans des registres différents, naît de ce contraste entre les deux protagonistes. Chez Guérin ce contraste et cette ambivalence dans leur relation s’effacent au profit d’un antagonisme plus marqué, d’une ligne de séparation, entre ces deux fous d’un côté et les sains d’esprit de l’autre, séparation dont doit naître le rire. Il transforme alors le couple célèbre en un duo maître-valet plus traditionnel, où le serviteur n’est plus que le pâle et grossier reflet du maître, et où tous les deux se situent à quelques degrés près, au même niveau dans la folie et s’opposent au reste des personnages ; tandis que chez Cervantès, si la complicité du maître au serviteur est grande, les liens ne sont pas tous coupés entre les deux héros et les personnes rencontrées ; selon les situations les lignes de séparation fluctuent, n’isolant pas absolument le chevalier et son écuyer dans la folie du premier. Parallèlement, en même temps que la folie de Cardenie est évacuée, Guérin efface toute rivalité trop prononcée entre les jeunes gens, instituant de fait une dichotomie irrémédiable entre les extravagants et leurs spectateurs, « bipolarisant » de cette façon le personnel comique. La folie se retrouve parfaitement cloisonnée, limitée dans sa répartition et proprement orientée du côté du ridicule.

On ne peut donc pas nier une certaine dégradation des caractères dans les pièces de Guérin, accompagnée d’une répartition nouvelle des rôles et d’une redéfinition de ce qui constitue la folie ; caractères qui rejoignent alors un ensemble de thèmes contemporains élaborés dans la première moitié du XVIIe siècle : d’un côté la satire anti-espagnole, avec la substitution à un Don Quichotte qui confond le réel et le rêve d’un Capitan crédule, victime, en digne figuron de la comedia espagnole, des intrigues emmenées par d’autres ; de l’autre la présentation de la folie comme un objet proprement ridicule et une extravagance univoque. La folie « volontaire » de Don Quichotte, ainsi qu’elle apparaît parfois, toujours source d’ambiguïté chez Cervantès, tend à ne passer que pour une simple dérive de l’esprit chez Guérin de Bouscal, autorisant par là le divertissement des bonnes gens, sur le modèle des comédies de fous, comme il est dit par exemple au début du Gouvernement de Sanche Pança :

LE DUC

[…]

Non, non, il vaut bien mieux fomenter leurs caprices,
Ainsi nous accroîtrons leurs biens & nos délices,
Ainsi nous apprendrons à révérer la main
Qui nous a partagés d’un jugement bien sain.26

Les comédies de Guérin suivent donc le traitement classique des thématiques baroques de la folie et de l’illusion, à savoir la présentation d’un spectacle sans remords, ne choquant pas la charité chrétienne. Mais il faut distinguer parmi les fous, les dangereux des seuls ridicules qui sont les plus propices à la plaisanterie, comme le rappelle encore le Duc.

Il est vrai que l’objet d’un homme furieux
Qui porte la menace et la mort dans ses yeux,
Que le désir de nuire arme contre soi-même
Se devrait éviter avec un soin extrême.
Mais nos fous ne sont pas dans ce prédicament,
On ne voit point en eux ce grand dérèglement :
L’un recherche l’honneur, l’autre la bonne chère,
Ce ne sont point des vœux que la fureur suggère.27

La même idée se retrouve dans l’argument des Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, qui joue aussi du thème du monde comme théâtre où règnent les apparences, avec ces fous qui ne se connaissent pas :

Dans cette Comédie sont représentées plusieurs sortes d’esprits Chimériques ou Visionnaires, qui sont atteints chacun de quelque folie particulière : mais c’est seulement de ces folies pour lesquelles on ne renferme personne ; et tous les jours nous voyons parmi nous des esprits semblables, qui pensent pour le moins d’aussi grandes extravagances, s’ils ne les disent.

Cependant il semble qu’il faille atténuer cette affirmation28 selon laquelle Guérin aurait perdu toute la complexité – et donc la saveur – des personnages de Cervantès. L’ambiguïté atténuée, voire occultée, de leurs caractères semble plus tenir au choix des épisodes réalisé par Guérin qu’à une volonté affirmée de dégrader l’aspect énigmatique des protagonistes et de transformer en profondeur la matière romanesque. On peut même avancer sans crainte que cette complexité continue d’exister en sourdine pour ne se révéler que par moments. Il faut voir que par sa très grande fidélité au texte Guérin conserverait malgré lui la profondeur psychologique présente dans le roman. Comme le mettent en avant Charles Mazouer29 et Roger Guichemerre30, dans certains passages l’auteur reprend l’ambiguité du roman, laissant à Don Quichotte son idéalisme dans toute sa force et sa docte éloquence, comme à l’occasion de la dispute avec l’aumônier, lorsqu’il justifie chrétiennement son entreprise de chevalerie errante, dans la Seconde Partie, III, 4, v. 1092 à 1116.

De même, au sujet de sa prétendue vanité amoureuse, sur laquelle Guérin aurait mis l’accent pour se conformer au cliché du Matamore, elle ne semble pas être exagérée quand on la compare avec certains passages du roman où Don Quichotte se plaint d’être poursuivi des faveurs des dames31, et il prétend cela après nombre d’aventures qui de son point de vue le justifient pleinement, et avant tout pour plaindre les infortunées qui le trouveront toujours inexorable, obligé qu’il est à sa dame Dulcinée. Il n’est donc pas tant question dans la pièce, et à plus forte raison dans le roman, de vanité amoureuse que d’un motif romanesque auquel s’en remet Don Quichotte pour interpréter ses pérégrinations. Mais ce qui empêche surtout de faire du couple maître-valet un duo de fous sans connexion aucune avec ceux qu’ils côtoient est l’attitude de Sancho qui semble n’adhérer jamais pleinement à la folie de son maître. Il apparaît toujours comme étant dans un entre-deux, mi-fou mi-conscient, tiraillé en permanence par son bon sens naturel. Crédule et affectueux, il se prête au jeu plus par bonté de cœur que par ferveur idéaliste ; et comme le montrent ces passages où la fiction se fait trop exigeante, il choisit parfois de s’en tenir au réel.

Confronté à l’imagination de Don Quichotte, il acquiesce ou esquive, c’est selon, mais laisse parfois percer son scepticisme.

On dit vraiment partout que vous n’êtes pas sage,
Et que je suis encor plus fou d’imaginer
Que vous me donnerez une Isle à gouverner.
[…]
Je crois que le meilleur est de ne les pas croire,
De me donner mon Isle, et de vous couronner.32

La promesse lointaine et illusoire de « l’Isle », terme auquel il n’associe qu’une vague réalité et qui demeure obscur pour lui lors même qu’il en est le gouverneur, lui sert plus de prétexte que de motivation réelle. C’est son excuse aux yeux du monde, dont il joue, contrefaisant le benêt plus qu’il ne l’est, pour se dédouaner de toute responsabilité et de sa propre lucidité. Lucidité qui lui fait tantôt commettre des écarts qui ne sont guère du goût de Don Quichotte :

D. QUICHOT.

Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ?

SANCHO

Nullement, mais je dis qu’il en a l’encolure.33

Outre son esquive sur la qualité véritable de l’armet de Mambrin, on trouve encore dans la Seconde Partie, au sujet des chevaliers errants légendaires, cette réplique qui n’agrée nullement à Don Quichotte :

On les a vus mourir, si l’on les a vus vivre:
(Car pour ce dernier point, il m’est un peu suspect.)34

Sancho ne se plie donc aux règles de l’illusion qu’aussi longtemps qu’elles lui conviennent, et se dispensant des tâches trop ardues que lui confie son maître, comme porter un billet à Dulcinée ou même l’introduire auprès d’elle. Dans ces cas-là, Sancho a recours lui aussi à la fable, procédé qu’il explique à la Duchesse :

Déjà depuis longtemps j’ai connu que mon maître
Était fou par la tête autant qu’on le peut être.35

Et devant l’étonnement de la Duchesse, il confesse l’ambiguïté de son rôle.

LA DUCHESSE

J’ai formé là-dessus quelque petit scrupule,
Si Don Quichotte est fou comme il paraît ici,
Don Sanche qui le suit ne l’est-il pas aussi ?
Puisque l’on doit juger du valet par le maître.

SANCHE

Madame, en bonne foi, tout cela peut bien être :
Ce scrupule est fort juste, et l’Écuyer du Bois,
Qui m’a fait tant de peur, me l’a dit autrefois.
Mais je ne sais comment, ni par quelle aventure
Je me suis embrouillé dedans cette tissure :
Mon maître m’a longtemps nourri dans sa maison,
C’est de sa propre main que je tiens mon grison.
Je l’aime, il me chérit, il n’est nullement rude,
Je ne le puis quitter que par ingratitude :
Et comme qu’il en soit, je n’imagine pas
De nous voir séparés que par notre trépas.

Sanche avoue donc être embrouillé dans une « tissure », et c’est son amour pour Don Quichotte qui l’entraîne, ce qui explique sa réticence à se fouetter au sang pour désenchanter une Dulcinée qu’il a lui-même enchantée. Notre auteur a donc bien restitué cette relation équivoque du chevalier à son serviteur, résumée de la façon suivante :

Allons où vous voudrez, Sanche n’est pas capable
De vous abandonner, allassiez-vous au Diable :36

Guérin de Bouscal n’a donc pas résolument dépeint deux caractères tranchés, deux fous complets et sans espoir de rémission, à jamais perdus dans l’univers de leur insanité. Si Don Quichotte rejoint le Capitan sur certains points, dont les fanfaronnades, il n’est cependant jamais présenté comme lâche (et en effet le Don Quichotte du roman fait preuve à de nombreuses reprises d’un courage extraordinaire) de même que son talent d’orateur et son érudition ne sont pas escamotés, mais se dévoilent quelquefois, notamment dans cette justification devant l’aumônier de ses sorties répétées, somme toute honorables et bien intentionnées. Quant à Sancho il conserve bien plus encore son caractère énigmatique, moitié crédule et moitié lucide, et semble n’être guidé que par la succession des évènements ou par son bon naturel, et le plaisir qu’il ressent de ce qui représente malgré tout un genre d’aventure. Guérin fait donc du valet le personnage le plus travaillé et le plus abouti, le situant à la frontière du réel et de l’illusion – en cela figure emblématique du baroque, à cheval entre deux mondes. Si l’on a pu croire que la conservation dans une certaine mesure de l’ambiguïté présente chez Cervantès ne venait que de la simple reprise de la lettre du texte, force est à présent de constater que le soin apporté dans la pièce à la restitution de discours ambivalents qui jouent sur la frontière floue entre folie et raison, apparence et vérité, tout comme une prosodie travaillée afin de mettre au jour ce qu’il y a d’incertain et d’indéterminé dans la folie a priori certaine des protagonistes, témoigne, à défaut d’une transposition exacte sur la scène du roman cervantin, d’une véritable compréhension de ce dernier et d’une volonté d’en conserver le « génie » atypique. Et si les deux comédies pèchent par plus d’un endroit, intrigue inégale, simplification de la matière romanesque ou enchaînement gratuit des épisodes, il n’en demeure pas moins que plus d’une réplique à l’intérieur de celles-ci offre un digne équivalent de la prose cervantine.

Paradoxalement, lorsque Guérin choisit de consacrer une pièce entière au personnage de Sancho, pour l’épisode de son Gouvernement dans la prétendue île de Barataria, il s’éloigne alors beaucoup du texte original, produisant certes une pièce plus personnelle, mais où toute l’ambiguïté si laborieusement conservée dans les deux premières œuvres disparaît : Don Quichotte, quand il donne ses conseils à Sancho, de sage et éloquent qu’il est dans le roman devient bavard et fat, tandis que Sancho, ne rend pas la justice d’une manière propre à émerveiller les farceurs, mais n’incarne plus que le valet de basse extraction, glouton et sans esprit. La pièce la plus célèbre de la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal se révèle donc en même temps la moins fidèle au roman sur le plan des caractères, et ne joue plus du tout sur les ambivalences qui y sont développées, pour en revenir pour le couple maître-valet aux figures typiques du Matamore et Zanni italien.

Au-delà des similitudes dans le caractère extravagant des deux protagonistes principaux, les deux pièces reposent sur une structure commune, celle de la « bourle », farce jouée à Don Quichotte qui reprend et met en scène le procédé baroque du théâtre dans le théâtre.

Le théâtre dans le théâtre §

Autre trait plus d’une fois mis en avant pour la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal, la structure du théâtre dans le théâtre constitue le moteur principal des deux pièces : en effet si l’on excepte l’intrigue galante des jeunes gens au début de la première partie et les réactions vives et sincères de la nièce de Don Quichotte et de Theresa, la femme de Sancho, au début de la seconde, toute l’action dramatique repose sur les « fourbes » faites à l’hidalgo manchègue – fourbes qui sont parfois mises en danger par des personnages non avertis ou refusant de se prêter au jeu : le barbier venu récupérer son bassin et les archers dans la première pièce, l’aumônier du duc dans la seconde. Ce sont donc les « bourles » qui appellent la mise en place de cette structure dédoublée, non tant parce que certains acteurs jouent un second rôle au sein du premier, se déguisent et changent d’identité, mais parce que la supercherie est toujours donnée avant toute chose pour un spectacle intérieur, une pièce seconde, et a toujours des spectateurs sur scène qui ne font rien d’autre qu’assister à une représentation interne. Ces farces burlesques ne sont donc pas des intermèdes divertissants qui viennent rompre le fil de l’action, ou des pièces de théâtre enchâssées données explicitement pour un spectacle et mises en abyme dans la pièce enchâssante, mais bien des machinations successives offertes à la compagnie par un metteur en scène, toujours sur le modèle de la comedia del figuron espagnole. Il faut donc bien voir que si ces farces sont interprétées par quelques-uns des personnages, d’autres n’en sont que les simples témoins, comme le montrent leurs apartés.

Ainsi tandis que Dorotée joue la reine de Miconmicon, Dom Lope, Fernande, Cardenie et Lucinde se retrouvent plus spectateurs qu’acteurs, comme en témoignent ces répliques récurrentes qui tiennent plus d’un commentaire extérieur à l’action que d’un propos tenu par un protagoniste impliqué dans l’intrigue (car dans la fiction développée par les mystificateurs, ils ne sont plus que des figurants) : dans la première partie, II, 2, v. 495, Cardenie : « A-t-on jamais vu feindre avec tant d’accortise. », et passim « Quelle adresse. », Dom Lope : « et quel couple de fous. » ou encore, Cardenie : « Ah le plaisant discours » ; Dom Lope : « D’où peut-elle tirer les discours qu’elle enfile ? » Cardenie : « la pièce est ravissante. » Il s’agit donc bien d’une pièce, parfois « mal bâtie », mais « faite à plaisir » pour se divertir des extravagances du couple maître et valet.

Dans la première pièce, cette structure se met en place progressivement, différée d’abord par les restants de l’intrigue amoureuse. Elle se profile cependant dès la fin du premier acte et connaît successivement deux mystificateurs : Dom Lope pour l’épisode de la reine de Miconmicon et Fernande pour celui du cinquième acte avec la comtesse Trifalde. Lors de l’exposition, les protagonistes décident de mettre en scène une bourle ; ils deviennent alors les acteurs majeurs de la farce, ceux qui en posent le décor et, quoique sains d’esprit, jouent véritablement sous les yeux des fous pour lors spectateurs (acte II) ; une fois la fiction établie, les fous prennent le relai pour divertir par leurs discours les metteurs en scène-acteurs de la bourle et les autres personnages restés spectateurs, ils deviennent acteurs principaux, et malgré quelques événements qui poussent la farce dans ses limites et la mettent en péril (pour le plus grand plaisir du spectateur véritable), parmi lesquels, outre les exemples déjà cités, on peut mentionner aussi la rencontre entre les deux couples d’amants qui éveille la suspicion de Sanche, ou le prétendu trou de mémoire de la reine de Miconmicon qui oublie dans sa détresse le nom de son père le roi ; la pièce intérieure suit son cours. Enfin les deux fous devenus acteurs de leur propre tromperie, l’alimentant de leurs discours et attitudes, sont laissés quasi seuls en scène pendant l’épisode de Chevillard, tous les sains d’esprit alors réduit au rôle de spectateurs, n’intervenant plus, et ils demeurent enfermés dans cette supercherie qu’ils n’ont pas initiée, mais à laquelle ils se sont prêtés bien volontiers. À la suite de cet épisode de Chevillard, les metteurs en scène de la farce reprennent leur rôle pour la conclusion de la pièce.

Dans la seconde partie, on trouve une nouvelle fois deux metteurs en scène, grands maîtres illusionnistes : Dom Lope (transposition de Sanson Carrasco dans cette pièce-ci) qui se fait passer pour un chevalier rival et le Duc qui accueille Don Quichotte comme un véritable chevalier d’antan et organise le défilé des enchanteurs. À l’acte II, quand Dom Lope apparaît sous les traits du Chevalier des Miroirs (véritable contrepartie de Don Quichotte avec sa propre dame rivale de Dulcinée), on ne trouve pas de spectateur intérieur, un acteur qui n’interviendrait pas et servirait de relai au regard du spectateur véritable. Comme le dit Georges Forestier37, cet acteur-spectateur, projection du public, constitue la véritable pierre de touche de la structure du théâtre dans le théâtre, permettant de la distinguer du simple jeu de rôle et usurpation d’identité comique. Si donc l’on ne trouve pas dans un premier temps de regard intermédiaire sur la supercherie de Dom Lope, le rôle qu’il endosse demeure pourtant le même lorsqu’il suit Don Quichotte chez le Duc, et trouve alors des spectateurs intérieurs ; sa « fourbe » préfigure donc la construction de l’intrigue à double niveau qui va suivre, et en est le premier élément, fiction en attente d’un public.

L’autre metteur en scène, plus proche de la figure de Fernande (ce dernier ne fait d’ailleurs que mettre sur pied une farce à l’origine inventée par le Duc entre celles des enchanteurs et du gouvernement de Sancho), est le Duc, qui entend divertir sa cour avec l’arrivée de Don Quichotte et de son écuyer. Comme Fernande est à l’opposé de Dom Lope, l’illusion qu’il bâtit n’a pas d’autre but que le plaisir qu’il entend retirer de cette comédie qui se fait sur ses ordres, tandis que Dom Lope, à la fois curé du village de l’hidalgo et bachelier Carrasco, conserve une visée charitable : guérir ou ramener Don Quichotte à la Manche, sans toutefois rechigner à se prêter au jeu. Le Duc organise, comme on l’a dit, le défilé des enchanteurs à l’acte IV et ne tente de désillusionner Don Quichotte qu’à la fin de la pièce, après que celui-ci a vaincu et démasqué Dom Lope déguisé en Chevalier sans cependant accepter l’évidence.

Dans ces deux pièces tout entières construites sur le thème de l’illusion, la différence entre la folie et la santé d’esprit repose sur la conscience qu’ont ou n’ont pas les personnages de jouer la comédie. Don Quichotte et dans une moindre mesure Sancho (ou de manière bien plus équivoque) représentent des personnages ridicules parce qu’ils sont inconscients du rôle qu’ils incarnent. Suivant ce principe, le personnage de Sancho se retrouve principalement porteur du comique parce que toutes les fois que la farce s’exerce à ses dépens, il devient, avec un pied dans chaque réalité, mauvais acteur de comédie – refusant d’en accepter les conséquences burlesques comme les trois mille coups d’étrivière – et en même temps pas entièrement protagoniste lucide et au fait de la mystification.

Au XVIIe siècle, le théâtre dans le théâtre représente moins un thème réflexif qu’un phénomène de mode, « une structure baroque avec duplicité d’action »38, qui démontre le savoir-faire du poète dramatique, et joue sur les thèmes à succès de l’illusion, du théâtre comme miroir et double du monde et de la dichotomie être-paraître. En mêlant la tradition du quichottisme avec cette forme moderne et appréciée de ses contemporains, Guérin se fait fort, en 1639, de créer une pièce à succès, et même plusieurs comme on le voit aujourd’hui, en reprenant ces motifs. Il le fait même de manière explicite dans le discours du Duc au début du Gouvernement de Sanche Pança, qui concentre l’ensemble des lieux communs du genre (comme le dirait Sancho, « la comparaison n’est pas si neuve ») comme la théâtralité de la vie mondaine qui place les nobles et les acteurs sur un pied d’égalité. Cela correspond selon la formule de Georges Forestier, à « une éthique devenue une esthétique »39. Car en mettant en scène la folie, dans cette optique baroque, Guérin de Bouscal prétend, à la suite d’autres poètes, porter un regard désabusé sur le réel, dévoiler l’apparence, en quelque sorte déciller son public en même temps que Don Quichotte. Et si le lecteur de roman est tout prêt et disposé à une willing suspension of disbelief, selon les termes de Coleridge, le spectateur de ce théâtre baroque accepte de même de mettre en suspens ses certitudes le temps d’une représentation, et croire qu’il lui faut être à son tour désenchanté.

Faut-il pour autant chercher chez Guérin une volonté particulière et « géniale » au sein de cette structure du double registre de transposer à la fois la relation complexe du narrateur avec ses personnages, faite et de complicité et de distanciation ironique, et en même temps de produire un texte porteur de la « métaphore obsédante du théâtre », comme l’avance Daniela Dalla Valle ?40 Elle voudrait en effet que Guérin, dans sa lecture intelligente du roman, ait utilisé le théâtre dans le théâtre comme équivalent de la distance entre narrateur et personnage, ou du moins pour remédier à l’appauvrissement de l’histoire qu’entraînerait la disparation de l’instance narrative. Affirmation qui serait indirectement une réponse à ce que disait Marthe Robert dans l’Ancien et le Nouveau, que toute adaptation du roman cervantin était inévitablement vouée à l’échec du fait précisément de la perte de ce lien complexe du narrateur à ses héros. Par la structure du théâtre dans le théâtre, Guérin de Bouscal aurait donc évité cet écueil et produit « une forme dramatique cohérente comme transformation du schéma narratif du Quichotte ».

Or si notre auteur use bien du procédé du théâtre dans le théâtre, au point d’en faire le moteur dramatique principal de ses pièces, il convient toutefois d’observer que cette structure des « bourles » et de pièces enchâssées dans l’intrigue se trouve déjà chez Cervantès, et que le théâtre dans le théâtre, présent autant qu’il est possible dans le roman, ne naît en aucun cas d’une volonté propre au dramaturge de fournir un équivalent du dispositif narratif, mais plutôt de la reprise fidèle d’épisodes du roman au caractère déjà profondément théâtral. Et en effet, on trouve chez Cervantès non seulement des jeux d’illusion, mais aussi de véritables metteurs en scène qui construisent leur comédie, font leurs recommandations aux acteurs de la farce et profitent ensuite du spectacle ainsi orchestré. Cette structure n’est donc pas une innovation de Guérin, auquel on peut toutefois accorder le mérite d’avoir su reconnaître dans le roman une composition en double registre immédiatement transposable à la scène et propice au jeu comique.

Il y a donc bien perte d’une forme de complexité inhérente au roman par la voix du narrateur ; et tout porte à croire que ce serait précisément cette perte inéluctable qui expliquerait l’importance dans nos pièces du théâtre dans le théâtre : attendu que l’absence de narrateur oblige le dramaturge à procurer à ses spectateurs un référent, c’est-à-dire une figure à laquelle ils puissent se rapporter pour toucher du doigt le réel et distinguer le vrai du faux. Et c’est justement le rôle du spectateur interne, cet acteur qui ne fait que regarder ce qui se joue sous ses yeux, d’offrir un repère rationnel et véritable (par rapport à la fiction de premier niveau) au public pour que ce dernier soit à même de reconnaître les extravagances du personnage éponyme pour ce qu’elles sont. Ce spectateur interne participe alors d’une structure chorale, commune à toutes les pièces de fous, que Georges Forestier appelle aussi « comédies initiatiques », qui ont pour caractéristique première le fait que l’intrigue sert en fin de compte uniquement de prétexte à un balancement entre bon sens et folie, balancement marqué d’une part par une théâtralisation importante de l’histoire et par un enchâssement étroit des fictions de second niveau dans la trame générale, et d’autre part par la permanence de substituts du chœur antique, tantôt acteurs et tantôt commentateurs des événements.

On imagine aisément la difficulté de mettre à distance et de désigner comme telle la folie de Don Quichotte, si celui-ci était seul en scène, emporté par ses visions au milieu d’un décor de théâtre. Or la structure du théâtre dans le théâtre permet de cloisonner le délire du personnage au sein d’une fiction interne identifiable41 et d’unifier en une intrigue simple les différents saillies de sa fantaisie sans relation étroite les unes avec les autres et qui se succèdent plus qu’elles ne s’enchaînent si on s’en tient au modèle romanesque. L’intrigue générale ainsi créée rassemble sous le couvert d’une seule et même farce, ou de deux, un ensemble de traits comiques et extravagants dispersés dans la source, et ramène en quelque sorte la pièce vers une plus grande unité d’action42.

Enfin, voir dans le théâtre dans le théâtre tel qu’il est employé chez Guérin une métaphore réflexive du genre théâtral, alors que la structure enchâssante est imitée de Cervantès, revient à s’efforcer à tout prix de tirer l’œuvre de Guérin de Bouscal du côté de la marotte de la critique littéraire de la seconde moitié du XXe siècle, quand l’emploi qui en est fait répond bien plus à une tendance générale dans un siècle qui se plaît et se complaît dans les enchâssements multiples et les intrigues gigognes.43

À l’encontre des qualités supposées d’une utilisation du théâtre dans le théâtre innovante et réfléchie chez Guérin de Bouscal, il faut voir dans la trilogie comique de l’auteur les prémices d’un style que l’on retrouve sous la plume de Scarron, son représentant le plus célèbre, constitutif d’un genre à part entière, et prospère dans la décennie qui débute avec les adaptations du Quichotte, à savoir le burlesque.

Du comique de « bourle » à l’écriture burlesque §

On l’a vu, la « bourle » – cette farce jouée à Don Quichotte sur le modèle des comédies de figuron – correspond à une illusion reposant sur des jeux de rôles destinés à égarer le chevalier de la Manche, tels que celui de la reine de Miconmicon ou du Chevalier des Miroirs. Ces supercheries, exactes répliques des burlas espagnoles présentes dans la trame du roman, sont porteuses d’un comique débridé et bouffon, comique de la mystification, qui joue sur la dualité des personnages, et de cet aller-retour entre folie et raison. Pour autant, ce type premier de burlesque (le déguisement et l’identité usurpée) amène de manière générale et tout particulièrement dans nos pièces des éléments grotesques et satiriques qui sont absents de l’intention première des farceurs. L’identité contrefaite n’est jamais si parfaite que le spectateur n’y décèle pas un décalage entre le sujet ou le contexte et le langage employé. Or cette inadéquation de la forme au fond débouche sur deux registres complémentaires mais opposés : soit l’héroï-comique qui correspond au détournement d’un modèle noble par la transformation du sujet, de la nature des personnages, mais qui conserve et imite à outrance, dans un but parodique, le style élevé ; soit le burlesque qui, à l’inverse, conserve la noblesse des caractères, du contexte, mais travestit le discours par l’emploi d’un lexique trivial et de métaphores grotesques qui détonent avec l’action dont il s’agit. Dans les deux cas un certain modèle cohérent, style noble pour sujet épique ou tragique, est partiellement détourné de l’une ou l’autre manière ; et ces deux styles que sont l’héroï-comique et le burlesque ne font sens que par la référence biaisée mais reconnaissable par un public lettré au sujet imité et par la prégnance, au XVIIe siècle, d’une classification des genres qui détermine la production littéraire. Ils reposent tous les deux sur un principe commun, celui de la disconvenance et de la juxtaposition d’éléments discordants (ce qui les associe souvent au grotesque, identifiable comme un mélange monstrueux) alors que s’élabore ou prédomine la doctrine de la bienséance, c’est-à-dire de la stricte convenance, entre sujet et forme, et entre forme et public.

Les deux tendances se retrouvent donc dans nos deux pièces, et si l’héroï-comique est un trait obligé du caractère de Don Quichotte, le burlesque de Sancho est délibérément accentué par Guérin qui fait alors la démonstration d’un certain talent.

Don Quichotte en se prétendant chevalier, tient un discours qui contraste fortement avec la réalité de ses actions ; le roman cervantin conçu comme parodie des romans de chevalerie joue bien évidemment de ce contraste, en même temps qu’il affirme sa volonté parodique par la reprise de discours techniques et déterminés dans la bouche de ses protagonistes qui soit les écorchent par ignorance, soit les prononcent de manière emphatique alors que le contexte est subverti. Nos pièces parodient donc à l’échelle du théâtre les tragi-comédies pastorales adaptées des romans de chevalerie ou des grands romans épiques ou pastoraux comme l’Astrée.44 Même les jeunes premiers de la première partie, contribuent à cette tendance parodique : à l’acte III, scène 5, v. 893, Lucinde et Cardenie détournent les hémistiches du Cid (IV, 4), « Qui l’eût dit mon cher cœur ? – Et qui l’eût cru ma vie ? » Bien-sûr la pièce de Corneille n’est pas directement visée comme le sont chez Cervantès les romans de chevalerie, mais le haut style dans son ensemble sert de matière à la comédie, et ces vers en représentent l’archétype par leur succès et leur actualité. Mais les jeunes gens ne sont pas les seuls à faire des clins d’œil au public par ces allusions ; Don Quichotte et Sancho le font de manière encore plus apparente à l’acte V, scène 4, v. 1515 de la même pièce, « Je le veux. - Je ne puis. » Ou encore dans la seconde partie, Sancho avec « Je puis ce que je veux, voulant ce que je puis. » (IV, 1, v. 1315) et Don Quichotte (IV, 5, v. 1510) « Me parler de combat, c’est flatter ma valeur. » On trouve en outre chez Dom Lope autant des propos qu’une attitude parodiques, adoptant une posture récurrente dans les tragi-comédies où l’acteur porte la main à son épée : « Je porte en tout cas de quoi la [sa victoire sur Don Quichotte] faire croire. / Et c’est par là seulement que je dois m’expliquer. »45 Quant à Sancho, il explicite même pour la duchesse le processus parodique :

Il faut que je te quitte, aimable et cher souci,
Les Écuyers errants doivent parler ainsi.
Le Ciel jaloux de voir nos ardeurs infinies,
Veut séparer les corps de deux âmes unies :
Hélas que ce destin est rempli de rigueur !
Il m’offre une couronne, et m’arrache le cœur :
Ainsi parle mon maître avec Dulcinée.46

On observe bien chez Guérin un plaisir à pasticher dans tous ces discours tenus par les acteurs qui jouent un rôle (Don Quichotte est le premier à le faire, mais comme par devers soi) le style noble et élevé dans son ensemble, et particulièrement Corneille, à cause de la réputation de sa pièce ; et ses pastiches, quoique grandiloquents, allusifs et enflés d’hyperboles, servent à la mystification qui est au cœur de l’intrigue.

Le registre burlesque se concentre pour sa part autour du personnage de Sancho. Construit dans nos pièces sur le modèle du gracioso, ce valet de comédie reflet dégradé de cavalier noble, l’écuyer est déjà chez Cervantès fortement marqué par un discours paysan, fait de proverbes mis bout à bout et d’expressions prosaïques, qui contraste et sert de contrepoint aux propos savants et envolés de Don Quichotte. Guérin insiste sur cette perspective burlesque d’un écuyer qui croit bien faire en imitant son maître mais qui trahit son origine et sa nature grossière. On en trouve un exemple frappant dans la deuxième scène de l’acte IV de la première de nos comédies, scène absente du roman et qui met en scène ce jeu de reflet et de travestissement burlesque au sein du couple maître-valet :

D. QUICHOT.

Déjà de toutes parts la terre est éclairée,
Apollon a quitté la couche de Nérée,
Les étoiles de peur se cachent à nos yeux
Sous un épais manteau de la couleur des cieux,
[…]
L’ombre s’évanouit, la clarté suit ses pas,
Et bref il est grand jour et nous ne partons pas.

SANCHO

Déjà dedans Séville à la place publique
On entend jargonner maint courtaud de boutique,
Déjà l’on voit trotter nombre de crocheteurs,
De pages, de laquais, et de solliciteurs,
Et déjà maint buveur pour soulager sa tête
Dedans le cabaret prend du poil de la bête,
[…]
Et bref il est grand jour et nous ne partons pas.

On perçoit déjà toute la dimension ironique dans la tirade du chevalier, notamment grâce à la clausule « Et bref… » qui vient rompre l’enchaînement des clichés pastoraux et les désigne pour ce qu’ils sont, une topique éculée et obsolète. Mais c’est la tirade de Sancho qui attire encore plus l’attention, avec son lexique citadin et trivial, ses expressions populaires (« poil de la bête ») et qui s’inscrit en même temps comme reprise et continuation de la « plainte élégiaque » de Don Quichotte. L’épisode de l’Écho, à l’acte II de la seconde partie, qui reprend en le détournant un motif pastoral courant, devenu artifice farcesque, est à ce sujet très révélateur, puisqu’il met en abyme ce principe du travestissement burlesque : Dom Lope se fait l’écho subversif des stances de Don Quichotte et le barbier celui de Sancho, mais dans le même temps celui-ci ne fait que reprendre sur son registre paysan les propos de son maître ; s’en suit donc une structure d’un écho dédoublé et de double dégradation successive des images pseudo-poétiques de Don Quichotte.

Guérin de Bouscal s’est donc appliqué à faire du Sancho du roman un personnage théâtral ambigu, porteur à la fois du combat entre lucidité pleine de bon sens du paysan et placidité du valet, et type burlesque par excellence, figure comique en constant décalage avec les protagonistes sensés, par son pied dans la folie de son maître, et cependant aussi avec Don Quichotte, par son incapacité à se conformer au modèle chevaleresque sans trahir aussitôt son naturel grossier. Si l’héroï-comique participait pleinement de la volonté mystificatrice des ordonnateurs des « bourles » successives, le travestissement burlesque chez Sancho des idéaux et référents de son maître s’inscrit dans la logique inverse, celle de la démystification. Le burlesque apparaît comme un indice permanent du caractère illusoire de l’aventure, il est l’exacte expression du décalage de ce mauvais acteur de bonne volonté qu’incarne Sancho avec le reste de la pièce intérieure, de la « bourle », et en même temps fait du valet la figure la plus vivante de la trilogie dramatique de Guérin, et de fait la plus pérenne.

SANCHO

[…]

Ô pauvre Dulcinée ! ô masure d’Infante !
Maudit soit à jamais le démon qui t’enchante,
Lampe qui n’as plus d’huile, horloge démonté,
Courier dévalisé, pâturage brouté,
Épicière sans sucre, ânesse débâtée,
Village abandonné, campagne dégâtée,
Belle vigne grêlée, étang plein de limon,
Chat brûlé, pan sans plume, Ange fait en démon,
Rose qui n’es plus rien qu’un gratte-cul champêtre,
Hélas que je te plains maîtresse de mon maître !47

Scarron et son Jodelet ne sont décidément pas si loin.48

Note sur la présente édition §

Présentation §

Nous reproduisons ici les textes de l’édition de Dom Quixote de la Manche chez Toussaint Quinet de 1639 et de celle de Dom Quichot de la Manche, seconde partie, chez Antoine de Sommaville en 1640. Il existe une version manuscrite de la pièce Dom Quixote de la Manche qui corrige les principales coquilles de l’imprimé et qui porte le nom de Mareschal49, avec deux scènes supplémentaires à la versification assez fautive qui ne sont pas de la même plume.

Les éditions originales se présentent comme suit :

Dom Quixote de la Manche, Comédie, in-4°, chez Toussaint Quinet, 1639, privilège daté du 28 Mai, achevé d’imprimer le 25 Octobre ; collation : IV-132, []2A-Q4R2 ; imprimeur : Antoine Coulon. Le texte a connu une nouvelle émission en 1640.

[I] Page de titre : DOM / QUIXOTE / DE LA / MANCHE, / COMEDIE. / [Fleuron du libraire remplacé par une vignette représentant Don Quichotte à cheval et Sancho Pança sur son âne avec un moulin en arrière-plan] / A PARIS, / Chez Toussaint Quinet, au Palais, dans / la petite Salle, sous la montee de la / Cour des Aydes. / M. DC. XXXIX. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] Verso blanc.

[III] Extrait du privilège du Roi.

[IV] Liste des acteurs.

1-132, Texte de la pièce.

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes :

BNF Tolbiac : RES-YF-389 (3).

BNF Richelieu : 8-RF-6211.

Bibliothèque Sainte Geneviève : DELTA 15221 (1) FA (P.4).

Dom Quichot de la Manche, Comédie, Seconde partie, in-4°, chez Antoine de Sommaville, 1640, privilège daté du 29 Mai, achevé d’imprimer le 15 Juillet ; collation : IV-144, []2A-S4 ; imprimeur : Antoine Coulon.

[I] DOM / QUICHOT / DE LA / MANCHE, / COMEDIE. / SECONDE PARTIE. / [Écu du libraire] / A PARIS, / Chez Antoine De Sommaville, au Palais, / dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France. / M. DC. XL. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] Verso blanc.

[III] Extrait du privilège du Roi.

[IV] Liste des acteurs.

1-144, Texte de la pièce.

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes :

BNF Tolbiac : RES-YF-390 (4).

BNF Arsenal : 4-BL-3472 (2).

Paris-Sorbonne, BIU : RRA 8= 446.

Bibliothèque Mazarine : 4Ê 10918-44/2.

Établissement du texte §

L’orthographe des éditions originales a été respectée à quelques exceptions près : la graphie ʃ a systématiquement été ramenée à la graphie s dans un souci de lisibilité ; de la même façon u et v, ainsi et i et j ont été distingués. Le tilde qui en de rares endroits marquait le redoublement d’une consonne nasale a été transcrit par une consonne double. Les capitales qui venaient à la suite des lettrines n’ont pas été conservées. Les alinéas au sein d’une tirade ont été reproduits à l’identique parce qu’ils marquaient souvent le commencement d’un récit. Les coquilles ont été corrigées, mais l’hésitation entre une coquille et une orthographe personnelle a parfois fait conserver des graphies aujourd’hui surprenantes.

La ponctuation a été laissée dans l’état pour sa valeur prosodique (évidente notamment pour des stichomythies et les interruptions) exception faite de points d’interrogation mis pour des points d’exclamation, et de la mise en apostrophe fautive de certains noms. La graphie de certains mots varie non seulement d’un cahier à l’autre, mais aussi souvent d’un vers à l’autre : on trouvera donc notamment l’adjectif lâche écrit tantôt ainsi tantôt lasche, une certaine confusion entre é et ay, comme dans « fussay-je », l’emploi indifférent de en et an, et de ein et ain, la graphie Et bien et Et quoi pour Eh bien et Eh quoi, l’alternance entre flâme et flamme et l’emploi de conte pour compte.

On a pu par ailleurs observer une tendance à harmoniser les graphies à la rime : satisfasse devenant satisface pour rimer avec place ou pense écrit pence pour rimer avec circonstance.

Enfin les bandeaux, filets, lettrines et autres culs-de-lampe fleuris qui embellissent les éditions originales n’ont pas été reproduits.

De plus de nombreuses règles grammaticales et locutions conjonctives diffèrent du français moderne, dont nous donnons ici les plus fréquentes :

– le participe présent s’accorde en genre et en nombre avec son sujet,

– les conjonctions puisque, lorsque, quoique sont en deux mots,

– soudain que s’emploie pour dès que, premier que pour avant que,

– comme qu’il en soit remplace parfois quoi qu’il en soit,

– jusqu’à ce que peut être suivi de l’indicatif pour une action dans le passé,

– les verbes croire et désirer se construisent avec de + infinitif, tandis qu’ignorer se construit avec à + infinitif, et l’on dit aider à quelqu’un, parler à lui, et enseigner quelqu’un,

– parmi les relatifs, qui se substitue souvent à lequel et à auquel,

– le complément du comparatif peut être introduit par comme, « qu’il soit aussi content comme il fut amoureux »,

– malgré un emploi adverbial, tout s’accorde en genre et en nombre, « nous sommes tous en feu »,

– les règles de l’accord du participe passé précédé du complément d’objet direct ne sont pas aussi rigoureuses qu’aujourd’hui,

– aucun peut être mis au pluriel et signifier quelques-uns.

Liste des coquilles §

Dom Quixote de la Manche §

Personnages Acte I  : Gardenie pour Cardenie ; vers 48 : tant soit [peu] guérie ; vers 98 : regneu pour recogneu ; vers 103 : longneurs ; vers 52 : Landalousie ; vers 199 :contez-là ; vers 252 : le voile pour la voile ; vers 278 : en eut-il pour en eust-il ; vers 291 : plain pour plein ; vers 297 :garentir ; vers 300 : qu’il la preveuë au lieu de l’a ; vers 333 : s’abille ; vers 340 : n’est-ce [pas] ; vers 372 : vaux pour vaut ; vers 476 : elle ta fait servir ; vers 482 : j’ettez vous ; vers 486 : vous-vous moquez ; vers 495 : a ton jamais vu ; vers 498 :recompencer ; vers 523 : fueilleté ; vers 538 : diroit pour disoit ; vers 554 : crain pour crin ; vers 571 : conclurre ; vers 589 : mourois pour mourrois ; vers 639 : a-elle pour a-t-elle ; vers 644 : j’espire ; vers 653 : Mademe ; vers 710 : la fait faire ; vers 738 : a la la couronne ; vers 764 : M à l’envers ; vers 772 : amanst ; vers 810 : Cardenie pour Fernande ; vers 837 : desillez ; vers 859 : n’eglige ; vers 866 : & nous nous aussi ; vers 907 : dit dit ; vers 927 : ta seduit ; vers 929 : percistes ; vers 970 : galenterie ; vers 987 : n’égale pour N’égale ; vers 1002 : hémistiche non aligné ; vers 1005 : excussent ; vers 1075 : dérouillés pour dérouillées ; vers 1090 : l’arron ; vers 1102 : ny le fut jamais, manque ne ; vers 1129 : fust pour fut ; vers 1230 : voulut pour voulust ; vers 1256 : j’abaise ; vers 1272 : Autone ; vers 1310 : eust pour eut ; vers 1317 : quoy qu’en dit ; vers 1345 : rengée ; vers 1379 : excecrables ; vers 1385 : eust pour eut ; vers 1404 : moi qui l’ait fait ; vers 1562 : mot ville oublié ; vers 1599 : poits ; vers 1636 : suit pour suis ; vers 1656 : la rendu ; vers 1681 : plain pour plein.

Dom Quichot de la Manche, seconde partie §

Vers 66 : Arger pour Alger ; vers 276 : pouvies pour pouviés ; vers 496 : demeure pour demeurez ; vers 524 : accidents que j’ai vu ; vers 568 : amuses pour amusés ; vers 588 : encore un peut ; p. 46 : scène II pour scène III ; vers 931 : je n’en scait rien ; vers 950-958-1018 : fut pour fût ; vers 996 : penser pour panser ; vers 1026 : me va cousté ; vers 1075 : cercher ; vers 1158 : nous pour vous ; vers 1181 : je pour il ; vers 1207 : content pour comptant ; vers 1677 : quérir pour guérir ; entre vers 1784 et 1785 : vers manquant.

DOM QUIXOTE DE LA MANCHE, §

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 28. jour de May 1639. Signé par le Roy en son conseil, De Monceaux : il est permis à TOUSSAINT QUINET, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une pièce de Theatre, intitulée Dom Quixote de la Manche, durant le temps de trois ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et deffences sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, & autres de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, & de tous ses despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites lettres, qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien & deuëment signifiées, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

Achevé d’imprimer pour la première fois, le 25. Octobre mil six cens trente-neuf.

Les Exemplaires ont esté fournis.

LES ACTEURS. §

  • DOM QUIXOTE, Chevalier errant.
  • SANCHO PANCE, son Escuyer.
  • CARDENIE.
  • LUCINDE.
  • D. FERNANDE.
  • DOROTEE.
  • D. LOPE, amy de D. Quixote.
  • BARBERO, compagnon de D. Lope.
  • LA C. TRIFALDE, & deux de ses compagnes.
  • [REYNE DE MICONMICON]
  • DEUX TAMBOURS.
  • QUATRE DEMONS.
  • UN BARBIER.
  • DEUX SUIVANS DE D. FERNANDE.
  • DEUX ARCHERS.
La Scene est dans une Taverne prés de la Sierra Morena en Espagne.

ACTE I. §

CARDENIE, D. LOPE, DOROTEE, BARBERO, SANCHO PANÇA.

SCENE PREMIERE. §

D. LOPE, CARDENIE.

D. LOPE.

Ce sont là vos amours & vos contentemens,
Contez-moy vos desdeins50, monstrez-moy vos tourmens.

CARDENIE.

[p. 2]
Puis qu’il faut achever un discours si funeste,
Que je vous l’ay promis, escoutez ce qui reste.
5 Malgré nostre amitié l’interest l’emporta,
Dom Fernande s’offrit, le père l’accepta ;
Lucinde par respect, ou faute de courage,
A la fin apreuva51 ce triste mariage.
Le jour en fin marqué, le temps haste ses pas,
10 Ce jour est arrivé, l’on conclut mon trespas,
Et ma Lucinde mesme, ô dure souvenance* !
Par un adveu funeste en signa l’ordonnance :
Je feus present à tout, mon extreme douleur
Voulut qu’en le sentant je visse mon malheur ;
15 Dans le ressentiment d’une perte si grande
J’allois l’espée au poing me jetter sur Fernande,
Sacrifier52 ce traistre, & Lucinde, & les siens,
A sa foy parjurée, à mon amour, aux miens ;
Mais ayant veu pasmer cette ingrate maistresse,
20 Ma fureur s’allentit*, je cede à la tristesse,
Et l’amour qui revient dedans mon souvenir
Me dit qu’il faut la plaindre, & non pas la punir.
D’abord* je m’y resous, j’estouffe ma colere,
Je sors à mesme temps du logis de son pere,
25 Et sans aucun dessein par chemins divers
Je cours desesperé jusques dans ces desers*.
Le silence & l’horreur de cette solitude [p. 3]
Plûrent à mon esprit remply d’inquietude*,
Et qui ne pouvoit voir qu’avec de la douleur
30 Des objets moins affreux que n’estoit mon malheur ;
Je fis donc le dessein d’y vivre solitaire,
Ou plutost d’y mourir accablé de misere*;
Dessein lasche & honteux que je condamne en vain,
Tu m’amolis le cœur, tu m’engourdis la main,
35 Tu m’empeschas de prendre une vengeance prompte
Des autheurs de mes maux, des subjets de ma honte :
Je voulus revoquer* ce foible sentiment
Mais soudain la douleur m’osta le jugement*,
Et mille faux objets troublans ma fantaisie*
40 Jetterent mon esprit dedans la frenesie*,
Firent voir à mes yeux en cent lieux differents,
Et Fernande, & Lucinde, & ses lasches parents.
Je me detournay lors des objets veritables
Pour en suivre l’image en ces lieux effroyables,
45 Où rencontrant par fois ces fantasques* pourtraits*,
Je croy venger sur eux les maux que l’on m’a faits :
Mais lors que je revien de cette reverie*,
Que ma raison blessée est tant soit peu guerie,
Je rougis de me voir tout trempé de sueur, [p. 4]
50 Au lieu du traistre sang que desire mon cœur.
Voila de mes malheurs la veritable histoire,
Honteuse à mes parents*, & fatale à ma gloire,
Qui fait voir que l’Amour n’a plus rien qui soit sainct,
Que la foy n’est qu’un nom, & que l’honneur est feint.

D. LOPE.

55 C’est dans les grands malheurs que paroist le courage*,
Je sçay bien qu’à l’instant que quelqu’un nous outrage
La nature nous pousse à des ressentimens
Qu’on ne sçauroit dompter les premiers mouvemens,
Que mesme en cet endroit* une juste vengeance
60 Est à l’esgard du Ciel une legere offence,
Mais alors que le temps peut vray-semblablement
Avoir esteint ce feu si prompt, si vehement,
Que la colere alume, & de qui la fumée
Estouffe la raison, ou la tient enfermée,
65 Il faut que la vertu reprene son pouvoir,
Et range* nos desirs aux termes du devoir,
Oublier par desdein celuy qui nous irrite,
C’est en prendre vengeance & gaigner* du merite. [p. 5]

CARDENIE.

Si le vice ne naist que de l’impieté,
70 Pardonner aux meschans ce n’est pas charité,
La grace qu’on leur fait les corrompt davantage,
Ils deviennent plus fiers, mettent tout en usage,
Et par cette indulgence au crime abandonnez,
Perdent les gens de bien qui les ont pardonnez.

SCENE II. §

DOROTEE, CARDENIE, D. LOPE.

DOROTEE, en poussant son valet.53

75 Va meschant, va perfide au fonds du precipice,
J’immole à mon honneur & ta vie & ton vice,
Je devois cet effort à ma pudicité*.

CARDENIE.

Quel excez de courage,

D. LOPE.

Ou quelle cruauté,

CARDENIE.

[p. 6]
Le soin de son honneur sensiblement la touche ;
80 Mais il faut l’aborder.

DOROTEE.

En fin tu peux ma bouche
Te plaindre en liberté de mon perfide espoux,
Dans ce desert* affreux où n’habite que nous,
Et l’horreur : Ah que vois-je ? helas ! je suis perduë,
Esloignons-nous d’icy ; mais ils m’ont apperceuë.

D. LOPE.

85 Ne vous effrayez point.

DOROTEE.

Comble de mes malheurs,
Ils auront veu le mort.

CARDENIE.

Apaisez vos douleurs,

DOROTEE.

Ouy je l’ay fait mourir, & veux bien qu’on le sçache,
Pour sauver mon honneur d’une immortelle tache :
Le ciel est mon complice, il a veu ce trespas,
90 C’est luy qui par sa force a soustenu mon bras : [p. 7]
Mais pourtant si les loix vous demandent ma teste,
Que je meure à l’instant, me voicy toute preste.

D. LOPE.

Voyez comme la peur luy trouble tous les sens.

CARDENIE.

Nos sentimens pour vous sont bien plus innocens,
95 Nous voudrions54 soulager la douleur qui vous presse.

D. LOPE.

Voyez-nous mieux55 encor.

DOROTEE.

Excusez ma foiblesse,
Je vous ay pris d’abort pour ceux que je craignois.

D. LOPE.

Je l’ay bien recogneu*.

CARDENIE.

Mais que peut dans ce bois
Chercher une beauté si rare & si charmante*?

DOROTEE.

100 Le trespas ou la fin du mal qui me tourmente :
Je cognois* bien, Messieurs, que vous voulez sçavoir [p. 8]
Les subjets de ma peine & de mon desespoir,
Et je veux esviter les longueurs importunes
Dont se servent plusieurs en disant leurs fortunes*.
105 Je suis d’Andalousie, & l’amour d’un Seigneur
A qui j’abandonnay mon ame & mon honneur,
Sous les conditions d’un prochain hymenée*,
Cause le desplaisir* par qui je suis gesnée*.

D. LOPE.

Voulez-vous que son nom ne nous soit pas cognu,
110 Et que nous ignorions ce qu’il est devenu ?

DOROTEE.

Son nom est Dom Fernande.

CARDENIE.

Est,

DOROTEE.

Fernande :

CARDENIE.

Ah le traistre !

DOROTEE.

[B, 9]
C’est luy; mais en quel lieu l’avez-vous peu cognoistre,
Pourquoy l’outragez-vous ?

CARDENIE.

C’est pour vostre interest:

DOROTEE.

Helas je l’ayme encor tout perfide qu’il est !

CARDENIE.

115 Ah lasche !

DOROTEE.

En cet endroit* la charité me fache*,
Je ne puis pas souffrir que vous le nommiez lâche.

CARDENIE.

Mais de grace achevez.

DOROTEE.

Apres que ses desirs
Se furent satisfaits dans les derniers plaisirs,
Mon Amant me quitta, supposant* un voyage
120 Pour disposer son pere à nostre mariage ;
Dix jours avoient suivy celuy de son depart [p. 10]
Sans que j’eusse peu voir personne de sa part,
Et craignant de sçavoir le sujet de ma crainte56,
Je n’en faisois jamais ny demande ny plainte ;
125 Mais il falut en fin ceder à la douleur,
Demander Dom Fernande, aprendre mon malheur,
L’un des gens de mon pere au retour de la ville
Me dit qu’il avoit pris une femme à Seville.

CARDENIE.

Une femme à Seville, & de quelle maison ?

DOROTEE.

130 Il ne me le dit pas.

CARDENIE.

En sçavoit-il le nom ?

DOROTEE.

Oüy, c’estoit ou Lucine, ou Lucinde.

CARDENIE, parlant à D. LOPE.

Ah c’est elle.

DOROTEE.

Mon cœur à ce discours :57

CARDENIE.

[p. 11]
Mais quelle autre nouvelle
Vous aprit ce valet ?

DOROTEE.

Il nous dit que le jour
Qu’on celebra l’hymen* d’une si prompte amour
135 Lucinde évanoüit58 entre les bras du Prestre,
Et que dedans son sein* on trouva quelque lettre,
Où de sa propre main elle faisoit sçavoir
Qu’elle avoit dit oüy seulement par devoir,
Qu’elle aymoit Cardenie.

CARDENIE.

Ah parole charmante !
140 Ah bien heureux amant, ah genereuse amante !
Mais en fin que fit on ?

DOROTEE.

Fernande depité
Sortit de la maison, & quitta la cité :
Je resolus alors.

CARDENIE.

Lucinde que fit elle ?

DOROTEE.

[p. 12]
Elle revient au jour plus charmante & plus belle,
145 Demande Cardenie, on le cherche, il s’enfuit,
Lucinde se dérobe au milieu de la nuit ;
Pas un des siens ne sçait ce qu’elle est devenuë,
Moy je prens cet habit afin d’estre incogneuë,
Et sors à la mercy d’un valet & du sort,
150 Pour chercher en tous lieux ou Fernande, ou la mort ;
Sur les aisles d’Amour & de la jalousie
J’ay desja traversé toute l’Andalousie,
J’ay veu de ces deserts* les endroits les plus noirs,
Où l’on ne vient jamais que pour des desespoirs ;
155 Mon valet rebuté du mal qui me surmonte*,
Violant les saincts droicts de respect & de honte,
N’a pas craint d’attenter à ma pudicité*,
Pour sauver mon honneur je l’ay precipité*,
Le Ciel en ce seul poinct m’a montré sa justice,
160 C’est luy qui l’a conduit au bort du precipice,
Pour luy faire subir la rigueur de ses loys ;
Vous estes arrivez comme je l’y poussois.

D. LOPE.

Douce punition à l’égal* de l’outrage,
Digne pourtant de vous & de votre courage.

CARDENIE.

[p. 13]
165 Mais avant que d’entrer dans ces tristes deserts*
En demandant Fernande en tant de lieux divers,
N’avez-vous rien apris de Lucinde ?

DOROTEE.

Son pere
Nous dit qu’elle avoit fuy dedans un Monastere,
Attendant le retour de son premier amant :
170 Mais la cognoissez-vous ?

CARDENIE.

Se peut-il autrement,
Cette rare beauté de tant d’atraits pourveuë
Peut elle estre en Espagne & n’estre pas cogneuë ?
En fin c’est trop long-temps vous cacher mon bonheur,
Je la cognoy, je l’ayme, oüy j’ay bien cet honneur,
175 Et vous m’avez apris dedans cette nouvelle,
Que je possede encor celuy d’estre aymé d’elle.

DOROTEE.

Vous estes Cardenie.

CARDENIE.

Oüy Madame, & je suis
Redevable à vos soins de tout ce que je puis, [p. 14]
Je reçoy un bien-fait, mais j’en medite un autre,
180 Vous me rendez mon bien, je vous rendray le vostre :
Si Fernande persiste à vous manquer de foy,
Si je puis l’obliger à se batre avec moy,
Je le feray sans doute*, & si j’ay la victoire
Il y perdra la vie, ou vous rendra la gloire*;
185 Pour ne pas differer l’effect de ce dessein
Nous partirons d’icy, s’il vous plaist, dés demain.

DOROTEE.

Que pourray-je respondre à tant de courtoisie ?
Mon cœur chassez bien loin l’amour, la jalousie,
Je ne veux plus vous voir amoureux, ny jaloux,
190 Soyez recognoissant, je veux cela de vous.

SCENE III. §

[p. 15]
BARBERO, CARDENIE, DOROTEE, D. LOPE.

BARBERO, apportant des habits de femme, & des barbes.

J’ay bien eu de la peine à tenter* cette femme
Pour avoir ces habits.

D. LOPE.

Puis que voicy Madame.59

BARBERO.

Quelle Dame ?

D. LOPE.

Tantost vous le pourrez sçavoir,
Il faut changer d’avis.

DOROTEE.

A quoy ce voile noir,
195 Ces barbes, ces habits ?

D. LOPE.

[p. 16]
Aprenez une histoire
Qui fournit des sujets de rire à la memoire,
Plus que tous vos malheurs ne sçauroient preparer*
A vous & vos amis des sujets de pleurer.

CARDENIE.

De grace contez-la.

D. LOPE.

Depuis peu de la Manche
200 Sont sortis Dom Quixot, & son Escuyer Sanche,
L’un pour se faire Roy, l’autre pour gouverner
L’Isle que son Seigneur promet de luy donner.
Ce pauvre Gentil-homme estoit estimé sage,
Chacun le consultoit dedans nostre village ;
205 Mais depuis qu’il a veu les livres d’Amadis,
Des quatre fils d’Aymon, & de tous ces hardis
Qui seuls pouvoient combatre & deffaire une armée,
Devenir Empereurs dans une matinée,
Et se faire adorer d’Infantes & de Roys,
210 Il ne nous parle plus que de donner des loys,
Et de resusciter dans tous les lieux du monde
L’ordre des Chevaliers de la grand’ table ronde.
Emporté du desir d’imiter les hauts faits
De ces vaillans Heros qui ne furent jamais, [p. C, 17]
215 L’ingenieux Quixot fait un armet* de carte60,
Et sans nous dire adieu, s’arme, part & s’escarte,
Emmenant avec luy Sanche enflé du desir
De se voir Gouverneur pour manger à loisir.
Marchans doncques ainsi tous comblez d’alegresse,
220 Dom Quixot se souvient qu’il n’a point de maitresse,
Ce penser* le surprend ; car il n’a jamais leu
Qu’aucun des Chevaliers s’en trouvast dépourveu.
A qui pourray-je donc, disoit-il en soy-mesme,
Recommander ma vie en un peril extresme ?
225 A qui pourray-je donc envoyer tous les jours
Ceux qui de ma valeur tireront du secours,
Tant de Princes banis, de Dames affligées,
De Roys dépossedez, d’Infantes outragées :
A ces mots il s’arreste, & veut s’en retourner ;
230 Mais le diable subtil qui tasche à l’emmener,
Voyant comme à son gré la folie en dispose,
Luy fait resouvenir d’Alonse du Tobose61
De qui le bon Seigneur fut autrefois piqué*,
Le voila satisfait, le voila rembarqué*,
235 Il veut qu’au lieu d’Alonse elle soit Dulcinée,
De paysanne grossiere & Princesse & bien née,
Tout luy succede* à poinct ainsi qu’il le conçoit,
Il auroit davantage encor s’il le pensoit.
Ayant heureusement demelé ce scrupule, [p. 18]
240 Il suit le mouvement de l’ardeur qui le brusle
D’esprouver sa valeur contre quelque geant,
Et descouvre en chemin trente moulins à vent,
Ce sont à son advis des enfans de la terre62,
Contre qui Jupiter espargna son tonnerre*,
245 Et qui sont reservez en ce siecle tortu*
Pour servir de trofée à sa haute vertu.
Dans cette opinion il court à leur rencontre,
Sanche inutillement l’appelle & luy remontre*
Que son œil le deçoit*, il poursuit son dessein,
250 Et veut resolument combatre main à main.
Desja d’un coup de lance il a percé la toile
Qui de l’un des moulins environne la voile,
Quand il veut s’approcher pour le saisir au corps :
Mais malgré sa valeur & malgré ses efforts,
255 La voile que le vent pousse avec violence
Jette à dix pas de là luy, son cheval, sa lance,
Tout sens dessus dessous, pesle mesle entassé,
Sanche acourt en pleurant à ce pauvre froissé* ;
Mais luy sans s’estonner* d’une telle aventure,
260 Luy dit qu’un enchanteur a changé la figure
De ces maudits geans, pour ravir à son bras
L’honneur qu’il eust aquis en les mettant à bas :
Mais qu’en fin leurs travaux* auront leur recompense ;
Car un autre enchanteur entreprend leur deffence,
265 Qui veut, apres avoir esprouvé sa valeur, [p. 19]
Couronner son merite, & le faire Empereur,
Qu’alors l’Isle promise arrivera sans doute*:
Sanche veut croire tout, ils reprenent leur route.
Je ne vous diray point en combien de combats
270 Ces vaillants champions ont signalé leurs bras,
Comme du Biscayen l’audace fut soumise,
Comme un pauvre Berger fut mis à la chemise,
Comme l’on berna* Sanche, & comme Dom Quixot
Perdit en un combat une oreille & son pot*;
275 Jamais on ne luy vit de colere pareille,
Il ne se fache* point d’avoir perdu l’oreille,
L’onguent de Fierabras peut bien, à son advis,
Reparer ce defaut, en eust-il perdu dix ;
Mais celuy de l’armet* luy semble irreparable :
280 Sa mémoire pourtant a recours à la fable,
Où Sacripant faché d’un semblable destin
Jure de conquerir l’armet* du grand Mambrin,63
Il fait pareil serment pour pareille conqueste,
Croit desja le tenir, & s’en couvrir la teste.

DOROTEE.

285 A quel poinct les Romans ont troublé cet esprit.

D. LOPE.

Dans ce nouveau dessein escoutez ce qu’il fit ;
La grelle qui survint ne fut pas assez forte [p. 20]
Pour arrester le feu de l’ardeur qui l’emporte
Vers le riche butin que son cœur se promet,
290 D’abort* il se detourne, & croit voir cet armet*
Sur le superbe chef d’un Geant plein d’audace,
Qui sur un cheval gris paroist & le menace.
Cet armet*, ce cheval, & ce grand Chevalier
Sont un bassin de cuivre, un baudet, un Barbier.

CARDENIE.

295 Plaisante vision*!

D. LOPE.

Prevoyant la tempeste
Ce Barbier avoit mis son bassin sur sa teste,
Voulant la garantir de la grelle & de l’eau,
Ou peut-estre craignant de gaster son chapeau,
Dom Quixote qui veut malgré Sanche & sa veuë
300 Que l’aventure soit ainsi qu’il l’a preveuë,
Court la lance en l’arrest* achever son dessein :
Le Barbier qui le voit les armes à la main
S’en venir droict à luy, craintif tremble la fievre64,
Quitte là son baudet, & s’enfuit comme un lievre,
305 Laisse aussi son bassin, Dom Quixote le prend,
Et croit d’avoir trouvé quelque chose de grand,
Du depuis65 il le porte en toutes les batailles
Où sa rare valeur fait tant de funerailles, [p. 21]
Et croit quoy qu’au travers on l’ait souvent blessé,
310 Que c’est un casque d’or qu’on n’a jamais percé.
L’on nous a dit depuis que ce grand Capitaine
Avoit aussi tiré des forçats de la chaine,
Blaissé quelques Archers, maltraité des marchans,
Volé sur les chemins, batu des Penitens,
315 Que la saincte Armandat66 le vouloit faire prendre,
Et noble & fou qu’il est menaçoit de le pendre.67
Soudain pour éviter cet insigne malheur
Qui combleroit les siens de honte & de douleur,
Nous quittons nos maisons, & prenons la campagne
320 Cherchons ce maistre fou dedans toute l’Espagne ;
En fin ayant apris qu’il estoit dans ces lieux
Nous avions resolu de decevoir* ses yeux,
Et de nous déguiser, l’un en Dame affligée
Qui d’un ton excessif desire estre vengée,
325 Et l’autre en Escuyer, pour pouvoir l’obliger
De venir avec nous afin de nous venger :
Voilà de ces habits le veritable usage.

DOROTEE.

Puis que ce Chevalier est de vostre village,
Et que vous desirez de le tirer d’icy,
330 Ne vous déguisez point, laissez-moy ce soucy*,
Malgré les sentiments du mal qui me tourmente,
Je representeray la Damoiselle errante, [p. 22]
Que monsieur l’Escuyer s’habille seulement.

D. LOPE.

Metez donc cette barbe.

BARBERO.

Est-ce ainsi ?

D. LOPE.

Justement.

DOROTEE.

335 J’ay leu les Amadis, & croy que ma memoire
Me peut fournir encor dequoy faire une histoire
Capable d’amolir un cœur plus endurcy.

D. LOPE.

Que vous nous obligez.

CARDENIE.

J’en veux bien estre aussi.

D. LOPE.

Un jour vos charitez auront leur recompense.

SCENE IV. §

[p. 23]
BARBERO, SANCHO PANSA, DOROTEE, D. LOPE, CARDENIE.

BARBERO.

340 Celuy qui vient à nous n’est-ce pas Sancho Pance?

DOROTEE.

Quoy ce digne Escuyer.

D. LOPE.

Oüy c’est luy.

CARDENIE.

Quel bon-heur*.

SANCHO, parlant à part-soy.

Frere Sanche où vas-tu hazarder ton honneur ?
Le peuple de la Manche est boüillant & colere*,
S’ils sçavent ton dessein comme il se peut bien faire,
345 Mille coups de baston

D. LOPE.

[p. 24]
Escoutons ce discours.

SANCHO.

Pourroient estre le fruict de ces belles amours,
Et pourquoy doivent-ils me traiter de la sorte,
Je n’ay point composé la lettre que je porte,
J’obeis à mon maistre: Ah ne vous flatez* pas,
350 Si vous estes surpris on vous rompra les bras :
Et pourquoy devez-vous par des discours infames
Faire effort de seduire & lanterner* leurs Dames ?
Mais je ne diray rien ; n’importe.

CARDENIE.

Quel plaisir.

SANCHO.

Vous fomentez tousjours cet amoureux desir,
355 Et je crain qu’à la fin le succez* soit funeste,
Fuy, fuy, si tu me crois à l’égal* de la peste
Dulcinée & la Manche, & paye si tu peux
D’un discours inventé ton Seigneur amoureux.
Vous fairiez mieux encor, malheureux que vous estes,
360 De quitter tout à fait le mestier que vous faites,
Pourquoy ? par son moyen je seray Gouverneur. [p. D, 25]

D. LOPE.

Où va le brave Sanche, & que fait son Seigneur ?

SANCHO.

J’alois jusqu’au Toboze apporter une lettre :
Mais monsieur est-ce vous ? qui vous eust peu cognoistre,
365 Qu’est-ce que vous cherchez dans ces lieux pleins d’effroy ?

D. LOPE.

Le vaillant Dom Quixot pour le couronner Roy.

SANCHO.

Il veut estre Empereur, c’est chose resoluë:
Monsieur, un Roy peut-il de puissance absoluë
Donner une grande Isle, & la faire plier
370 Sous le gouvernement de son pauvre Escuyer ? 370

D. LOPE.

Sans doute*.

SANCHO.

Il le peut donc.

D. LOPE.

Oüy sur ma parole.

SANCHO.

[p. 26]
Mieux vaut un merle en main qu’une perdrix qui vole;
Il prendra ce Royaume, oüy pour l’amour de moy
Il se contentera d’estre seulement Roy :
375 Mais, monsieur, quatre mots.

D. LOPE.

Que veux-tu ?

SANCHO.

Cette Dame
Que vous accompagnez est-elle vostre femme ?

D. LOPE.

Nenny, c’est une Reyne.

SANCHO.

Et de grace son nom.

D. LOPE.

C’est l’heritiere en chef du grand Micomicon
Roy de l’Ethiopie, & qui cherche ton maistre
380 Pour se donner à luy.

SANCHO.

Je l’ay pensé cognoistre*:
Ah l’heureuse rencontre, ah Sancho bien-heureux ! [p. 27]
Voicy l’Isle promise & l’objet de tes vœux,
Malgré Sanson Carasco68 & tout nostre village,
Qui vouloient soustenir que je n’estois pas sage,
385 Le lievre sort en fin d’où l’on ne pense pas,
J’ay mon gouvernement, je le tiens dans mes bras.

D. LOPE, parlant à Cardenie & Dorotée.

Et bien qu’en dites-vous ?

CARDENIE.

Il est incomparable.

BARBERO.

Dom Quixot est moins fou.

SANCHO.

Je serois miserable
Si j’eusse demeuré parmy des laboureurs,
390 Qui veut estre Empereur hante* des Empereurs.

D.LOPE.

Sanche il est desja temps de trouver Dom Quixote,
Où l’avez-vous laissé ?

SANCHO.

Là bas dans une grote,
Se plaignant des rigueurs, des mépris, des atraits [p. 28]
D’une Dame qu’il ayme, & qu’il ne vit jamais;
395 Suivez-moi seulement, je vay vous y conduire.

D. LOPE.

Allez un peu devant, Dieu que nous alons rire.

ACTE II. §

[p. 29]

SCENE PREMIERE. §

DOM QUIXOTE, SANCHO PANSA.

DOM QUIXOTE.

Qu’elle soit Reyne ou non, je sçay bien mon devoir.

SANCHO.

Il est vray.

DOM QUIXOTE.

La vertu limite mon pouvoir,
Ce n’est pas l’interest qui doit pousser nos armes,
400 Je sçay bien qu’en ce siecle il a de puissans charmes,
Que presque tout le suit, & qu’un sage Empereur
Dit qu’en faveur d’un trône on peut faire une erreur, [p. 30]
Les Chevaliers errans ont bien d’autres maximes,
Ils suivent pour reigner des moyens legitimes,
405 Et méprisent le trône avec tous ses apas,
S’il faut pour l’acquerir se fourvoyer d’un pas ;
Ainsi vivoient jadis ces merveilles du monde,
Ces nobles Chevaliers de la grand’ table ronde,
Roland le furieux, les quatre fils d’Aymon,
410 Et mil autres encor dont je tairay le nom ;
Moy qui veux imiter leurs vaillants faicts de guerre,
Restablir leur honneur dessus toute la terre,
Et faire voir sous moy les vices abatus,
Je doy premierement imiter leurs vertus,
415 Aussi le veux-je faire, & je croy que ma gloire
En le restablissant ternira leur memoire,
Oüy je croy d’effacer par mes faits glorieux
Le lustre* des exploicts de tous ces demi-Dieux,
Ce que j’ay desja fait m’en est un bon presage :
420 Mais que dit on de moy dedans nostre village,
Et sur le grand chemin où tu viens de passer ?

SANCHO.

Laissons parler le monde, il n’y faut plus penser,
Puis que je voy mon Isle aujourd’huy toute preste,
Qu’une couronne d’or vous va couvrir la teste,
425 Je me mocque de tout. [p. 31]

DOM QUIXOTE.

Mais encor que dit-on ?

SANCHO.

L’on dit vrayment par tout ; l’on ne dit rien de bon.

DOM QUIXOTE.

Acheve, la vertu se mocque de l’outrage.

SANCHO.

On dit vrayment par tout que vous n’estes pas sage,
Et que je suis encor plus fou d’imaginer
430 Que vous me donnerez une Isle à gouverner.

DOM QUIXOTE.

Siecle ingrat ta malice* en ce poinct est extreme,
Si la haute vertu ne trouvoit en soy-mesme
Dequoy se satisfaire, & dequoy se payer,
En voila le plaisir, en voila le loyer*,
435 Ceux pour qui je m’expose obscurcissent ma gloire.

SANCHO.

Je croy que le meilleur est de ne les pas croire,
De me donner mon Isle, & de vous couronner,
S’ils murmurent apres laissez-moy gouverner,
Monsieur le siecle & ceux qui voudront l’entreprendre* [p. 32]
440 Se peuvent asseurer que je les feray pendre,
Que l’on n’irrite point l’esprit d’un Gouverneur.

DOM QUIXOTE.

Qui meurt pour son pays meurt en homme d’honneur ;
Mais celuy-là qui meurt pour sa patrie ingrate
Sans qu’aucun sentiment de vengeance le flate*,
445 Il meurt comme mouroient ces braves demi-Dieux
Dont les noms sont escrits sur la sphere des cieux69.

SANCHO.

Ne parlons point des morts, vivons à la bonne heure70,
Que quelque malheureux en parle, ou bien qu’il meure,
Le malheur ny la mort ne sont pas faits pour nous ;
450 Dom Lope qui croyoit que nous estions des fous,
Qui pour nous arrester se donna tant de peine5,
A bien changé d’avis en voyant cette Reyne,
C’est luy qui la conduit, & je croy fermement
Qu’il vient vous demander quelque gouvernement :
455 Mais si vous me croyez, puis qu’il fut incredule,
Il s’en retournera doucement sur sa mule ;
Le miel n’est pas pour l’asne, & je n’en dis rien plus. [E,33]

DOM QUIXOTE.

Je veux estre tousjours ce qu’autrefois je fus,
Ne me conseille point de changer de nature,
460 Dom Lope se trompa quand il me fit injure,
Et je te fay sçavoir que les hommes de cœur
Ne punissent jamais des crimes de l’erreur,
Si je puis l’obliger mon esprit s’y dispose :
Mais encor quel accueil te fit on au Tobose ?

SANCHO.

465 Fort bon.

DOM QUIXOTE.

N’abrege point un discours qui me plaist,
Fay m’en un long recit.

SANCHO.

Je vous l’ay desja fait.
Que luy pourray-je dire, ah Dieu que j’ay de peine !

DOM QUIXOTE.

Quand tu fus introduict au Palais de ma Reyne,
Quel ouvrage occupoit son esprit & ses doigts ?

SANCHO.

470 Je vous ay desja dit qu’elle cribloit des poix.

DOM QUIXOTE.

Des poix, les touchas-tu ?

SANCHO.

[p. 34]
Je fis bien davantage,
Car j’en mangeay ma part dedans un bon potage.

DOM QUIXOTE.

Sçache que l’enchanteur qui changea les geans
Peut decevoir* ton œil, & ta main, & tes dents,
475 Et qu’il l’a fait sans doute* en cette circonstance,
Je cognois Dulcinée & sa magnificence
Pour suivre Cleopatre & nous traiter en Roys,
Elle t’a fait servir des perles pour des poix,
Admire sa grandeur, admire son adresse :
480 Mais dis-moy que fis-tu ?

SANCHO.

Voila cette Princesse.

DOM QUIXOTE.

Reservons ce discours pour une autre saison.

SCENE II. §

[p. 35]
D. LOPE, DOROTEE REYNE DE MICONMICON, SON ESCUYER, CARDENIE.

D. LOPE.

Jettez-vous à ses pieds.

REYNE DE MICONMICON.

Oüy c’est bien la raison71.
Fameux restaurateur de la chevalerie
A qui sont reservez.

DOM QUIXOTE.

Levez-vous je vous prie.

R. DE MICONMICON.

485 Je ne me leve point.

DOM QUIXOTE.

Je fuis.

R. DE MICONMICON.

Escoutez-moy.

DOM QUIXOTE.

[p. 36]
C’est trop, vous vous moquez.

R. DE MICONMICON.

Je fay ce que je doy.

DOM QUIXOTE.

Vous choquez* vostre rang.

R. DE MICONMICON.

Je demande une grace.

DOM QUIXOTE.

Madame levez-vous.

R. DE MICONMICON.

Je sçay que je vous lasse ;
Mais je ne puis m’oster de ces sacrez genoux,
490 Que vous ne m’accordiez ce que je veux de vous.

DOM QUIXOTE.

Je vous accorde tout, oüy grande Princesse,
Contre qui que ce soit, excepté ma maistresse,
Vous pouvez librement disposer de mon bras.

R. DE MICONMICON.

Sans ces conditions je ne le voudrois pas.

CARDENIE.

[p. 37]
495 A t on jamais veu feindre avec tant d’accortise*.

SANCHO.

Monsieur au moins.

DOM QUIXOTE.

Tu veux dire quelque sotise.

SANCHO.

Sotise ou non sotise, il m’y faut bien penser.

DOM QUIXOTE.

Et bien.

SANCHO.

Souvenez-vous de me recompenser,
Et que l’Isle.

DOM QUIXOTE.

Tay-toy.

R. DE MICONMICON.

La faveur que j’espere
500 Est de me voir remise au trône de mon pere,
Qu’un Geant orgueilleux occupe injustement,
Et que pour procurer mon restablissement [p. 38]
Vous partiez avec nous dedans cette journée*,
Puis-je esperer ce bien.

DOM QUIXOTE.

Ma parole est donnée :
505 Mais avant que partir je voudrois bien sçavoir
L’histoire des malheurs où72 nous allons pourvoir,
Vostre nom, vos parens*, & quel sort favorable
Vous a fait rencontrer* ce desert* effroyable,
Où j’imite Amadis depuis deux ou trois jours.

R. DE MICONMICON.

510 Je suis fille du Roy de.

D. LOPE.

Courons au secours,
La memoire luy manque ; adorable Princesse,
Je ne m’estonne point qu’en l’ennuy* qui vous presse
Vous ayez oublié jusques à vostre nom,
Et que vous descendez du grand Miconmicon ;
515 Les extremes malheurs renversent la memoire.

R. DE MICONMICON.

Il est vray ; mais pourtant poursuivons nostre histoire,
Le grand Miconmicon fut donc mon pere & Roy,
Ce brave & sage Prince eut tant de soin de moy, [p. 39]
Sçachant que je devois succeder à son trône,
520 Qu’il me fit eslever ainsi qu’une Amazone,
Et voulut découvrir par art d’enchantement
Quels seroient les progrez de mon gouvernement ;
Apres avoir dix ans fueilleté la magie,
Fait, deffait, & refait cent fois mon effigie,
525 Ruiné ses subjets par des impots nouveaux
Pour avoir du papier, de l’encre & des flambeaux,
Il descouvrit en fin avec beaucoup de peine,
Qu’il mourroit quelque jour, & que je serois Reyne ;
Mais que bien-tost apres un outrageux* geant
530 Entreroit dans ma terre & l’irroit ravageant,
Menaçant mes subjets de mort & de servage
Si je ne consentois à nostre mariage ;
Mon pere me cacha ce deplorable sort
Jusqu’à ce qu’il se vît au moment de sa mort,
535 Lors* il me fit venir, & d’une voix mourante
M’anonça le malheur qui me fait estre errante ;
M’asseurant toutesfois que mon mal finiroit
Si je me souvenois de ce qu’il me diroit,
Et si73 je m’en souvien : Ce fut que dans l’Espagne
540 Vivoit un Chevalier qui couroit la campagne,
Les rues, les chemins, pour reparer les torts,
Soustenir les petits, & renverser les forts,
Que si quand le geant entreroit dans ma terre, [p. 40]
Au lieu de m’amuser* à luy faire la guerre,
545 Je m’en allois chercher ce guerrier indompté,
Il me retireroit de la captivité,
Il se devoit nommer Dom Assote ou Gigotte.

SANCHO.

Vous vous trompez, Madame, il vous dit Dom Quixote.

R. DE MICONMICON.

Il est vray.

CARDENIE.

Quelle adresse.

D. LOPE.

Et quel couple de fous.

R. DE MICONMICON.

550 Il me le depeignit du tout74 semblable à vous,
Haut, maigre, droit, bien fait du corps & du visage,
Moderé, patient, doux, amoureux & sage,
Et portant une marque au beau milieu du sein
Couverte de trois poils ressemblans à du crin.

DOM QUIXOTE.

[F,41]
555 Sanche delassez-moy, voyons si j’ay la marque,
Et si je suis celuy dont parle ce Monarque.

SANCHO.

Pour la marque & le poil j’en responds.

R. DE MICONMICON.

On vous croit.

SANCHO.

Mais elle est à costé.

R. DE MICONMICON.

N’importe où qu’elle soit,
C’est tousjours une marque, entre amis peu de chose
560 Ne doit jamais troubler le marché qu’on propose.

DOM QUIXOTE.

La Princesse a raison.

CARDENIE.

Ah le plaisant discours.

R. DE MICONMICON.

Mon pere dit encor que si par ce secours
J’estois, comme il croyoit, remise dans ma terre, [p. 42]
Et qu’apres sa victoire & la fin de la guerre,
565 Ce vaillant Chevalier me voulut espouser,
En ce cas il falloit ne le pas refuser ;
Mais plutost luy donner mon trône & ma personne.

DOM QUIXOTE.

Sanche qu’en dites-vous ? manquons-nous de couronne ?
N’avons-nous point de Reyne à qui nous marier ?

SANCHO.

570 Sur mon Dieu tout va bien ; mais je veux vous prier
De conclure l’affaire, & de me donner l’Isle.

R. DE MICONMICON.

Mon pere mourut donc, je quittay nostre ville
Avec plusieurs des miens, dont la fidelité
Se conservoit encor dans mon adversité ;
575 Nous avons sur la mer voyagé quatre années,
Esprouvant le couroux des fieres* destinées,
Tousjours poussez des vents, tousjours battus des flots,
Tousjours dans le peril, jamais dans le repos,
Helas combien de fois ay-je veu mon navire
580 Au dessus des vapeurs que le Soleil attire, [p. 43]
Et tout à coup tomber d’un effroyable mont
Dans le sable & l’horreur d’un abysme profond !
Helas combien de fois au milieu de l’orage
Ay-je flatté* mes gens pour leur donner courage !
585 Helas combien de fois ay-je trahy mon cœur*
Pour paroistre hardie & leur cacher ma peur !
Si je voulois, Monsieur, vous dire les traverses*
Qui nous ont affligez dans nos routes diverses,
Je mourrois de douleur, vous souffririez aussi,
590 Et le Soleil demain nous reverroit icy,
Je diray seulement qu’apres ce grand orage
Mon vaisseau vint briser75 à dix pas du rivage,
Et que de tous les miens la mer fut le tombeau,
Nous estions sur un aix* qui nous sauva de l’eau
595 Cet Escuyer & moy, sur le poinct que76 la Parque
Tranchoit les tristes jours de tous ceux de ma barque77,
Mon malheur fut si grand que je les vis perir
A mes yeux, dans mes bras, & sans les secourir.

D. LOPE.

D’où peut-elle tirer les discours qu’elle enfille?

R. DE MICONMICON.

600 Estans sortis de l’eau nous entrons dans la ville,
Je m’informay de vous, un chacun vous cognoist,
Et de vostre village, on me le monstre au doigt, [p. 44]
J’y cours pour vous trouver ; mais je fus advertie
De vostre genereuse & seconde sortie:
605 Ce brave Chevalier qui vit bien mon soucy*,
S’offrit courtoisement de me conduire icy,
Au bruit de vos hauts faicts, de qui la renommée
Dedans toute l’Espagne & la Manche est semée.

DOM QUIXOTE, parlant à D. Lope.

Vous ne mesdirez plus des Chevaliers errans.

D. LOPE.

610 Mon Seigneur Dom Quixot à la fin je me rends,
Que vostre Majesté future me pardonne.

DOM QUIXOTE, à la Reyne & à D. Lope.

Levez-vous ; oüy mon bras vous rendra la couronne,
Incomparable Reyne, & remettra la paix
Dedans tous vos estats pour durer à jamais,
615 Cet orgueilleux Geant tombera sur la terre,
Son sang estouffera les flambeaux de la guerre,
E vos pauvres subjets possederont sous vous
Un repos aussi long comme78 il leur sera doux.

SANCHO.

Sans doute*.

DOM QUIXOTE.

[p. 45]
Quand à moy je ne veux que la gloire
620 Que merite le prix d’une telle victoire,
Cueillissez79-en le fruict avec un autre amant*;
Je ne dois, ny ne puis vous parler autrement,
Mon cœur est engagé, je suis à Dulcinée,
C’est elle seulement qui fait ma destinée,
625 Et tant qu’elle voudra me souffrir sans ses loix
L’oyseau Phenix s’offrant je le refuserois :
Ne vous offencez point d’un refus legitime,
Parmy les gens d’honneur l’inconstance est un crime,
Et vous-mesme, sans doute*, apres ce changement*,
630 Craindriez de recevoir un pareil traittement ;
Que si de mes vertus vous estes enflammée,
Aymez-les seulement, aymez ma renommée,
Et ne desirez pas qu’une infidelité
Tesmoigne* ma foiblesse à la posterité.

R. DE MICONMICON.

635 Ne vous contraignez point mon desir est le vostre.

SANCHO.

En fin il faut parler puis qu’il y va du nostre.
Quoy, Monsieur, est-ce ainsi que vous devenez Roy,
Vous refusez la Reyne, & dites-nous pourquoy ? [p. 46]
Alonce ou Dulcinée a-t-elle plus de grace ?
640 Que le diable l’emporte avec toute sa race*,
Elle en a cent fois moins, & ne merite pas
Que la Reyne l’employe à luy tirer les bas:
Ainsi je croupiray tousjours dans la misere,
Et ne verray jamais cette Isle que j’espere ;
645 Si vous allez chercher des trufes en la mer,
Et fuyez un party qui vous doit couronner,
Au diabe soyez-vous, prenez cette Princesse,
Et puis si vous voulez ayez une maistresse,
Qui peut vous empescher d’aymer en deux endroicts,
650 Et qui voudroit choquer* la volonté des Roys ?
Apres faites moy Comte, ou me donnez cette Isle.

DOM QUIXOTE.

Miserable damné, voila bien du haut stille,
Ah n’estoit le respect de Madame.

R. DE MICONMICON.

Arrestez.

DOM QUIXOTE.

Tu ne te rirois pas de tes meschancetez.

CARDENIE.

655 La piece est ravissante.

DOM QUIXOTE.

[p. 47]
Ame ingrate & grossiere,
Vous voyant eslevé du fonds de la poussiere
Aux supresmes grandeurs, vous payez ce bienfait
En deschirant l’honneur de ceux qui vous l’ont fait.
Qui peut avoir vaincu ce Geant indomptable,
660 Et remis cette Reyne en son trône adorable,
Qui peut l’avoir soubmise à mon affection,
Qui vous peut avoir mis dans la possession
De l’Isle la plus belle & la plus fortunée
Qui soit dans l’univers, si ce n’est Dulcinée ;
665 Car je tiens tout cela pour fait & pour passé,
Sans elle au premier coup j’eusse esté terrassé,
La Reyne n’eust jamais remonté sur son trône,
Et vous seriez contraint de demander l’aumosne.

SANCHO.

Ah Seigneur pardonnez à ma simplicité,
670 Dans le ressentiment je me suis emporté,
Aussi doresnavant je me coudray la bouche
Plustost que de parler de chose qui vous touche ;
Je voudrois seulement vous dire quatre mots,
Qui me sont importans, & sont fort à propos :
675 Si vous n’espousez pas cette charmante Reyne
Vous ne serez pas Roy. [p. 48]

DOM QUIXOTE.

Ne te mets point en peine,
C’est ma seule vertu qui me doit couronner.

SANCHO.

Et si vous n’estes Roy que pourrez-vous donner ?
Voila ce qui m’oblige à parler de la sorte,
680 Voila ce qui m’esmeut, voila ce qui m’emporte,
Monsieur au nom de Dieu.

DOM QUIXOTE.

Ne m’importune plus.

SANCHO, parlant à D. Lope.

Monsieur par vos discours.

DOM QUIXOTE.

Ils seroient superflus.

R. DE MICONMICON.

Sanche ne presse plus ce miroir de constance,
J’approuve son refus & sa perseverance,
685 Qu’il adore tousjours cette rare beauté
Qui dedans le Tobose a pris sa liberté,
Et que de leurs amours quelque jour puisse naistre
Un guerrier qui surpasse & son pere & ton maistre ; [G,49]
Pour vous esperez tout de mon affection,
690 Elle relevera vostre condition,
Et vous aurez une Isle.

SANCHO.

Ah la bonne Princesse !
Que ne suis-je mon maistre, apres cette promesse
Je suis plus satisfait que je ne fus jamais.

DOM QUIXOTE.

Vous nous obligez trop, aussi je vous promets
695 De n’espargner pour vous ny mon sang, ny ma vie.

R. DE MICONMICON.

Pour accomplir l’effet d’une si noble envie,
Il faut bien-tost partir.

DOM QUIXOTE.

Partons tout à l’instant.

D. LOPE.

J’ay dans cette Taverne un coche qui m’attend.

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

DOM FERNANDE, LUCINDE, deux des gens de Fernande.

D. FERNANDE, parlant au premier des siens.

Il faut disner icy devant que de partir,
700 Lors que tout sera prest qu’on nous fasse advertir,
Allez y donner ordre. En fin je puis, Madame,
Prendre la liberté de parler de ma flâme ;
En vain pour vous sauver de mon affection,
Vous m’opposiez les murs d’une Religion,
705 Et les secrets respects que nous devons aux Temples,
L’Amour trouve par tout des chemins assez amples,
Et la necessité que produisent ses loix
Viole impunement toute sorte de droicts. [p. 51]
Oüy j’ay rompu pour vous les murs d’un Monastere ;
710 Mais qui peut m’accuser, un Dieu me l’a fait faire,
C’est luy qui m’a poussé dedans tous mes desseins,
Il enflamma mon cœur, il m’a presté ses mains ;
Mais des mains qui portoient des foudres de vengeance,
Qui devoient éclatter en cas de resistance :
715 C’est peu d’avoir rompu des murs & des cloisons,
Pour mettre tout en feu je portois des tisons,
C’est peu d’avoir causé des souspirs & des larmes,
Pour respandre du sang j’avois la main aux armes,
Si quelqu’un à mes vœux eust voulu s’opposer,
720 J’eusse mis en usage & la flâme & le fer ;
En vain pour divertir* mes fureurs legitimes
On m’eust representé* que je faisois des crimes,
Ma resolution ne se pouvoit changer,
Je devois vous avoir, mourir, ou me venger.

LUCINDE.

725 Croyez-vous de m’avoir ?

FERNANDE.

C’est bien ce que je pense.

LUCINDE.

[p. 52]
Que vous estes trompé !

FERNANDE.

Ce n’est pas ma creance*,
Ny la vostre non plus, vous avez trop d’esprit.

LUCINDE.

Vous retenez mon corps.

FERNANDE.

Et cela me suffit.

LUCINDE.

Que vous cognoissez mal la liberté de l’ame.

FERNANDE.

730 Que vous cognoissez mal le pouvoir de ma flâme.

LUCINDE.

La mienne.

FERNANDE.

Peut changer.

LUCINDE.

Ne l’esperez jamais.

FERNANDE.

[p. 53]
Le temps.

LUCINDE.

Vous trompera.

FERNANDE.

Mais j’ayme.

LUCINDE.

Mais je hais.
Ha ne vous flattez* point, je suis à Cardenie,
Vous n’advancerez rien par vostre tyrannie,
735 Les maux qu’elle me fait accroistront chaque jour
Et ma haine pour vous, & pour luy mon amour.

FERNANDE.

Preferer Cardenie à Fernande, à vous mesme80.

LUCINDE.

A la couronne, au sceptre.

FERNANDE.

Il vous fuit.

LUCINDE.

Mais je l’ayme.

FERNANDE.

[p. 54]
N’accorderez-vous rien à ma condition81 ?

LUCINDE.

740 N’accorderez-vous rien à mon affection ?

FERNANDE.

Que voudroit-elle ?

LUCINDE.

En fin son ame se relasche ;
Relaschez donc mon cœur82, faites un peu le lasche,
Jettons-nous à ses pieds.

FERNANDE.

Ah Dieux que faites vous ?

LUCINDE.

Seigneur permettez-moi d’embrasser vos genoux,
745 Et de vous supplier.

FERNANDE.

Ah levez-vous, Madame.

LUCINDE.

Par vostre illustre nom, par l’honneur, par ma flâme,
Et par les qualités qui vous font estimer, [p. 55]
D’avoir pitié de moy.

FERNANDE.

Je veux.

LUCINDE.

Quoy ?

FERNANDE.

Vous aymer.

LUCINDE.

Haissez-moy plustost je suis digne de haine,
750 C’est moy de qui l’amour vous donne tant de peine,
Et dont l’ingratitude & l’incivilité
Abusent sans respect de vostre qualité.

FERNANDE.

Mais vous estes Lucinde.

LUCINDE.

Oüy cette miserable.

FERNANDE.

Que j’aymeray tousjours.

LUCINDE.

Et qui n’est point aymable*.

FERNANDE.

[p. 56]
755 Cessez de blasphemer, aymez vous, aymez moy.

LUCINDE.

Conservez mon honneur.83

FERNANDE.

Recompensez ma foy.

LUCINDE.

Ce que vous desirez n’est pas en ma puissance,
Je cognoy vostre amour, je sçay vostre naissance,
Et de combien d’honneur vous voulez me combler ;
760 Mais un ordre84 puissant, & qu’on ne peut troubler,
Dispose de mon sort avec tant de caprice,
Qu’il ne m’est pas permis de me faire justice85;
Oüy dans tous mes projets ses tyranniques loix
M’ostent absolument la liberté du chois,
765 Il faut que j’obeisse à cette tyrannie,
Outre que mon honneur m’oblige à Cardenie86 :
Seigneur, considerez son amour & le mien,
Seigneur, considerez mon malheur & le sien ;
Deux ans se sont passez depuis que nos deux ames
770 Se sentirent brusler par de communes flâmes ;
Tout sembloit conspirer* à nos contentemens,
L’Espagne n’avoit point de plus heureux amants, [H,57]
Et nous imaginions qu’une perte commune
Pouvoit seule troubler nostre bonne fortune :
775 Helas qu’en cet instant nostre estat est changé !
Que nous sommes punis, que vous estes vengé !
Depuis que l’interest, ce monstre abominable,
A corrompu pour vous un pere impitoyable,
Chaque jour, chaque instant par de nouveaux malheurs
780 Sollicite nos yeux à respandre des pleurs :
Ce miserable amant pressé de jalousie
Abandonne les siens, quitte l’Andalousie,
Va peut-estre mourir & d’amour & d’ennuy*,
Et je ne le suy point, & je vis apres luy ;
785 Meurs miserable meurs de douleur ou de honte.

FERNANDE.

Je luy resiste en vain la pitié me surmonte*:
Mouvements de fureur qu’estes vous devenus,
Depuis qu’elle a parlé vous ne me parlez plus ?
Fiers* & lasches desirs, sanglans bourreaux de l’ame,
790 Qui m’inspiriez n’agueres* & le fer & la flâme,
Conseillers violents, tyranniques projets,
Si vous fustes mes Roys, vous serés mes sujets :
Vieux & cruels tyrans il faut que je vous chasse,
Et qu’enfin la raison reprenne vostre place ;
795 C’en est fait je me rends, Madame apaisez-vous. [p. 58]

LUCINDE.

Ah laissez-moy mourir.

FERNANDE.

Vivez pour vostre espoux,
Vivez pour Cardenie.

LUCINDE.

Ah Seigneur !

FERNANDE.

Je luy cede ;
Oüy Madame, il vous plaist, je veux qu’il vous possede.

LUCINDE.

Puis-je m’en asseurer ?

FERNANDE.

Pouvez-vous en douter ?

LUCINDE.

800 Qui peut vous égaler ?

FERNANDE.

Qui peut vous resister ?

SCENE II. §

[p. 59]
PREMIER VALET DE FERNANDE.FERNANDE, LUCINDE.

LE VALET.

Monsieur on vous attend.

FERNANDE.

Aurons nous compagnie?

LE VALET.

Un jeune Chevalier qu’on nomme Cardenie.

LUCINDE.

Qu’on nomme.

LE VALET.

Cardenie, arrivoit comme nous.

FERNANDE.

Ce nom vous a surprise.

LUCINDE.

[p. 60]
Il est vray qu’il m’est doux.

LE VALET.

805 Il conduit une Dame assez bien ajustée ;
Mais belle au dernier point.

FERNANDE.

Son nom ?

LE VALET.

C’est Dorotée.

FERNANDE.

C’est.

LE VALET.

Dorotée.

LUCINDE.

Et quoy ce nom vous interdit.

FERNANDE.

Et venge à mesme temps ce que je vous ay dit87;
Le desir de les voir sensiblement me presse.

LUCINDE.

810 Seroit-ce mon amant ?

FERNANDE.

[p. 61]
Seroit-ce ma maistresse ?

LUCINDE.

Puis-je esperer cet heur*?

FERNANDE.

Puis-je attendre ce bien ?
Allons donc.

LUCINDE.

Je crain tout, & je n’espere rien.

SCENE III. §

DOM QUIXOTE, L’ESCUYER DE LA REYNE DE MICONMICON.

DOM QUIXOTE.

Vous devez esperer que vostre grande Reyne
Bien-tost dans ses Estats terminera sa peine,
815 Suffit, je l’entreprends, & lui preste mon bras :
Mais d’où peut proceder que nous ne partons pas ? [p. 62]
Je brusle de combatre, & mon impatience
Se plaint de ce sejour contre ma conscience ;
Car vous devez sçavoir qu’en ce siecle de fer88,
820 Où l’on voit en tous lieux le vice triompher,
Je suis né pour l’abatre, & remettre en sa gloire
Ce bel âge doré dont parle la memoire,
Heureux âge à bon droict appelé l’âge d’or,
Oüy par mes beaux exploits tu dois revivre encor,
825 L’univers reverra cette belle innocence
Qui te fit estimer au poinct de ta naissance,
Et cette egalité de biens & de desirs,
Dont tu tiras jadis tant de parfaits plaisirs :
Vous qui par cent ressorts, par cent noires pratiques*,
830 Sous des noms specieux de sages Politiques,
Violez la nature & detruisez ses droicts,
Songez à vous ranger* sous de plus justes loix ;
Vous dont l’ambition va jusqu’à l’insolence,
Qui croyez n’estre rien si quelqu’un vous devance,
835 Vous qui faites perir tant d’hommes sur les eaux
Pour vous faire adorer dans des mondes nouveaux,
Dessillez-vous les yeux, voyez ce que vous faites,
Et ce que vous serez apres ce que vous estes89.
Et vous braves Heros, qui sans cesse veillez
840 Au restablissement des Princes depoüillez, [p. 63]
Cessez de vous troubler, & de troubler la terre,
Venez apprendre icy l’art de faire la guerre,
Ne vous amusés plus à faire des combats
Qui coustent tant de sang, & qui ne servent pas,
845 Un Chevalier errant avecques moins de peine,
Et par un seul combat restablit une Reyne.

L’ESCUYER DE LA REYNE DE M.

En effect il est vray.

DOM QUIXOTE.

L’histoire nous apprend
Qu’un novice en nostre art en peut restablir cent,
Aller jusqu’aux Enfers combattre avec la Parque90,
850 Faire plonger Charon, & passer dans sa barque,
Couper d’un seul revers la teste à dix Geants,
Voir un gouffre effroyable & se jetter dedans,
Destruire des Lutins, & surmonter* des charmes*,
Sont les moindres effects que produisent nos armes :
855 Voyez si tous les Roys estoient soigneux d’avoir
De pareils Chevaliers, quel seroit leur pouvoir ?

L’ESCUYER.

Grand sans doute*.

DOM QUIXOTE.

[p. 64]
Il est vray, mais toute la Noblesse
Mesprise le travail, se perd dans la molesse,
Neglige la vertu, n’y trouve point d’apas
860 A cause seulement qu’on ne la corrompt pas ;
Ah siecle* dépravé!

L’ESCUYER.

Mais que veut Sancho Pance.

SCENE IV. §

[p. I,65]
SANCHO, DOM QUIXOTE, L’ESCUYER DE LA REYNE DE M.

SANCHO

Monsieur vous pouvez bien me donner vostre lance,
Et remettre à l’arçon l’armet* ou le bassin.

DOM QUIXOTE.

Pourquoy ?

SANCHO.

Parce.

DOM QUIXOTE.

Respons.

SANCHO.

L’adventure est à fin.
865 La Reyne est satisfaite, & dans cette taverne,
Dieu sçait, & nous aussi, comme elle se gouverne,
Un jeune Chevalier la tient entre ses bras, [p. 66]
Qui luy parle d’amour, la baise à chaque pas,
Elle le baise aussi, bref ce sont des merveilles.

L’ESCUYER.

870 Vous devez vous tromper.

DOM QUIXOTE.

Croiray-je à mes oreilles.

SANCHO.

Monseigneur l’Escuyer croyez que pour ce point
J’ay des yeux clairs-voyans & qui ne trompent point,
Vostre maistresse a tort d’abuser de mon maistre,
Et s’il croit mon conseil il vous fera cognoistre.

DOM QUIXOTE.

875 Taisez-vous.

SANCHO.

Je ne puis, c’est un trop lasche tour.

L’ESCUYER.

Vous vous eschauffez trop.

SANCHO.

Perdre une Isle en un jour.
Eussiez-vous plus de barbe, & fust vostre visage [p. 67]
Moins semblable à celuy d’un barbier de village,
Que je cognois fort bien, vous apprendrez en fin
880 Que s’attaquer à nous ce n’est pas estre fin,
Et que vostre maistresse.

L’ESCUYER.

Ah vous devriez vous taire.
D’une Reyne.

SANCHO.

Elle l’est aussi peu que ma mere.

L’ESCUYER.

Vous perdez le respect.

SANCHO.

Ce n’est pas là mon mal.
Monsieur il faut venger.

DOM QUIXOTE.

Tais-toy gros animal,
885 Je croy certainement que ce n’est qu’un mensonge.

L’ESCUYER.

Le bonhomme a dormy, c’est volontiers un songe.

SANCHO.

[p. 68]
Je ne dors ny ne songe, & vous vous mesprenez,
Vous ne le croyez pas, venez le voir venez,
Ils sont peut-estre encor ; mais ils sortent, courage.

SCENE V. §

D. FERNANDE, LA REYNE, CARDENIE, LUCINDE, D. LOPE, D. QUIXOTE, SANCHO.

D. FERNANDE, parlant à D. Lope.

890 Oüy nous le conduirons jusques à vostre village,
Je veux que ma maistresse acheve ce dessein.

D. LOPE.

C’est luy.

LA REYNE.

Descouvrez-vous & quittez-moy la main.

CARDENIE, parlant à Lucinde.

Qui l’eust dit mon cher cœur.

LUCINDE.

[p. 69]
Et qui l’eust creu ma vie.

CARDENIE.

Que Fernande eust flatté* nostre amoureuse envie.

LUCINDE.

895 Et qu’apres tant de pleurs respandus vainement
Le ciel nous reservast tant de contentement :
Mais escoutons cecy.

DOM QUIXOTE.

Je viens, ma belle Dame,
D’escouter un discours qui vous charge de blasme,
Il est bien vray pourtant que je ne le croy pas,
900 L’on dit que doutant du pouvoir de mon bras,
Vous aviez resolu de n’estre plus Princesse,
Et de couler icy vos jours dans la bassesse,
Avec un Chevalier dont les yeux languissans
Respandent un venin qui vous charme* les sens;
905 Si le Roy vostre pere agit en ceste chose,
S’il a peu faire en vous cette metamorphose,
Apres ce qu’il a dit, apres ce qu’il a creu
De mon noble courage, & de vostre vertu,
Je dis que le bon Prince est homme de caprice,
910 Ou du tout* ignorant au fait de la milice*;
S’il avoit feuilleté les livres comme moy, [p. 70]
Il auroit moins de crainte, & beaucoup plus de foy ;
S’il voyoit renverser quatre Geants par terre
Frappez du jeune bras d’Artus roy d’Angleterre,
915 La Rocalpine prise, & cent Princes remis
Par un seul Gerilon qui fut de leurs amis,
Et qui sans l’offencer n’estoit pas plus qu’un autre,
Il espereroit mieux de vostre heur* & du nostre :
Croyez-moy rejettez tous ces lasches conseils,
920 Rien ne peut resister au bras de mes pareils,
Il est tout asseuré que j’auray la victoire,
Et que je vous rendray la couronne et la gloire.

LA REYNE.

Seigneur qui vous a fait ce discours inventé ?

DOM QUIXOTE.

Sanche mon Escuyer.

LA REYNE.

L’avez-vous escouté
925 Sans vous mettre en colere & venger mon offence ?

DOM QUIXOTE.

Venez-ça mal-heureux.

LA REYNE.

Approchés Seigneur Pance.

SANCHO.

[p. 71]
Et bien que vous plaist-il ?

DOM QUIXOTE.

Quel demon t’a seduit
A me faire un discours qui te pert & me nuit ?
Responds traistre.

SANCHO.

J’ay veu.

DOM QUIXOTE.

Tu persistes.

SANCHO.

N’importe,
930 J’ay veu ce que j’ay dit, ou le diable m’emporte,
Et vous me faites tort de me traiter ainsi,
Monsieur qui la baisoit vous le peut dire aussi,
Et ces autres Messieurs qui l’auront veu sans doute*,
Car ils estoient presens.

DOM QUIXOTE.

Faut-il que je t’escoute.

LA REYNE, parlant à Fernande.

935 Il a veu nostre accueil, mais il faut esquiver.

FERNANDE.

[p. 72]
Je ne sçay comme quoy91 vous pourrez vous sauver.

LA REYNE.

En voicy le moyen, escoutez ma pensée.
Je croy qu’en ce discours qui m’a tant offencée,
Dom Sanche pourroit bien pecher innocemment,
940 Qui sçait s’il n’a point veu par quelque enchantement
De ceux qui tous les jours persecutent son maistre,
Ce qu’il a rapporté.

FERNANDE.

Cela pouroit bien estre.

DOM QUIXOTE.

Madame sur ma foy vous avez deviné,
Ce pauvre malheureux est grossier & mal né ;
945 Mais il n’a pas l’esprit capable de malice*.

FERNANDE.

Qu’on luy pardonne donc, & qu’il se convertisse.

SANCHO.

Que la Reyne soit Reyne, il est fort bon pour moy,
J’en ay bien du plaisir, & vous sçavez pourquoy ;
Mais j’en doute. [K,73]

DOM QUIXOTE.

Insolent.

SANCHO.

Et bien je le veux croire.

DOM QUIXOTE.

950 Retiens doresnavant dans ta foible memoire
Que dedans ce chasteau tout n’est qu’enchantement.

SANCHO.

Retranchez de ce conte au moins mon bernement*,
Je sçay qu’il fut réel, & mes costes froissées*
M’empescheront tousjours de changer de pensées ;
955 Mais baste*.

DOM QUIXOTE.

Approche-toy, je veux t’entretenir ;
Ne sçachant en quel temps je pourray revenir
De ce lointain voyage où la gloire m’appelle,
Il est fort à propos d’en advertir ma belle,
L’asseurer de ma flâme, & luy faire sçavoir
960 Le desplaisir* que j’ay de partir sans la voir :
Madame vous plaist-il me donner la licence*
D’escrire quatre mots.

LA REYNE.

[p. 74]
J’ayme vostre constance,
Je vous l’ay desja dit, & cheris un guerrier
Qui sçait mesler le myrthe avecque le laurier92,
965 Allez nous vous suivons.

FERNANDE.

Le plaisant personnage !

D. LOPE.

Il vaudroit mieux qu’il fust moins constant & plus sage.

FERNANDE.

Laissons-le comme il est, & taschons seulement
Qu’il nous puisse donner du divertissement,
Avant que de partir de cette hostellerie
970 Il nous faut inventer quelque galanterie*,
Luy faire piece* entiere, & ne rien oublier
Pour ramener chez luy nostre grand Chevalier ;
Nous pouvons rencontrer* avec un peu d’estude
Les plaisirs de la Cour dedans la solitude*:
975 Allons y travailler, ne perdons point de temps,
Et monstrons desormais que nous sommes contents.

ACTE IV. §

[p. 75]
FERNANDE, LUCINDE, CARDENIE, DOROTEE, D. QUIXOTE, SANCHO, D. LOPE, & c.

SCENE PREMIERE. §

D. FERNANDE.

Je vous l’ay desja dit à ma confusion,
J’eus tort de traverser* vostre saincte union ;
Aussi pour reparer autant qu’il m’est possible
980 La faute que je fis, qui vous fut si nuisible,
Qui trahit mon amour, qui blessa mon honneur,
Je veux m’interesser* dedans vostre bon-heur,
Faire que vos parents approuvent vostre flâme,
Vous donnent un espoux, vous donnent une femme ;
985 Mais un espoux chery, mais ce parfait amant ; [p. 76]
Mais une femme aymable, & cet objet charmant.

CARDENIE.

Un si rare bienfait.

FERNANDE.

N’égale pas mon crime,
L’un fut desraisonnable, & l’autre est legitime ;
N’en parlons plus de grace, oublions le passé,
990 Que vostre mal fut grand !

CARDENIE.

Qu’il est recompensé !

FERNANDE.

Que je vous fus cruel !

CARDENIE.

Combien doux vous nous estes !

FERNANDE.

Mais qu’est-ce que j’ay fait !

CARDENIE.

Mais qu’est-ce que vous faites !

LUCINDE.

[p. 77]
Oüy, Seigneur, il est vray qu’un si rare bienfait
Surpasse infiniment le mal qu’on nous a fait ;
995 Le soin que vous prenez de finir nos miseres.

FERNANDE.

Sont de mon repentir des preuves trop legeres :
Mais de grace laissons ce discours sur ce point.

LUCINDE.

Je vous cede, Seigneur, & ne replique point.

FERNANDE, se tournant vers Dorotée.

Et vous dont la confiance agrave ma foiblesse,
1000 Parfaite Dorotée, adorable maistresse,
Me pardonnerez-vous ?

DOROTEE.

En pouvez-vous douter,
Puis-je le refuser ?

FERNANDE.

Puis-je le meriter ?

DOROTEE.

[p. 78]
Vous estes mon Fernande.

FERNANDE.

Et vous ma Dorotée.

DOROTEE.

Que j’aymeray tousjours.

FERNANDE.

Mais je vous ay quittée.

DOROTEE.

1005 Les beautez de Madame excusent vostre erreur.
Mais tréve à ce discours, voicy nostre Empereur.

SCENE II. §

[p. 79]
DOM QUIXOTE, SANCHO, DOROTEE, OU LA R. DE MICONMICON, FERNANDE, & c.

DOM QUIXOTE.

Desja de toutes parts la terre est esclairée,
Apollon a quitté la couche de Nerée93,
Les estoiles de peur se cachent à nos yeux
1010 Sous un épaix manteau de la couleur des cieux,
Il semble qu’au sommet les montagnes s’allument,
Que les bois soient dorez, & que les plaines fument.
Desja les laboureurs meinent leurs bœufs aux champs,
Tous les coqs du logis ont achevé leurs chants,
1015 Mille oyseaux éveillez d’une voix ravissante,
Saluent94 à l’envy la lumiere naissante,
L’ombre s’esvanoüit, la clarté suit ses pas,
Et bref il est grand jour & nous ne partons pas.

SANCHO.

[p. 80]
Desja dedans Seville à la place publique
1020 On entend jargonner maint courtaut de boutique,
Desja l’on voit trotter nombre de crocheteurs*,
De pages, de laquais, & de solliciteurs,
Et desja maint beuveur pour soulager sa teste
Dedans le cabaret prend du poil de la beste,
1025 Icy dans le logis tout le monde est debout,
La maistresse a soufflé les chandelles par tout,
L’hoste les bras troussez, & le bonnet en teste,
Gouste du bout du doigt les saulces qu’il appreste,
Desja le marmiton commence de couper
1030 La cuisse d’un poulet qui resta du souper,
Desja de tous costez les poules dejuchées
Vont becquer prés du cocq pour estre recherchées,
La pluspart des pigeons ont desja pris l’essor,
Le vacher a donné le dernier coup de cor,
1035 La truye & ses cochons vont fouger dans la plaine,
Rossinant & Grifon95 ronflent apres l’aveine96
Plustost qu’apres le jour de nos sanglans combats,
Et bref il est grand jour & nous ne partons pas.

LA REYNE.

J’approuve les effects de vostre impatience,
1040 Oüy Seigneur Chevalier, & vous valeureux Pance, [L,81]
Je n’arresteray plus vostre bras indompté,

SANCHO.

Je me passerois bien de cette qualité,
Celle de Gouverneur sonne mieux ce me semble.

LA REYNE.

Je vous veux honorer de toutes deux ensemble,
1045 Et peut-estre, suffit ; le temps en fera foy*.

SANCHO.

Elle veut m’espouser & me couronner Roy,
Ces discours ambigus m’en donnent tesmoignage ;
Allez apres cela demeurer au village.

LA REYNE.

Mais d’où vient-il Seigneur qu’un guerrier tel que vous,
1050 Que Mars ne sçauroit voir sans en estre jaloux,
L’azyle des subjets, le bouclier des Monarques,
Le visible Demon qui fait regner les Parques,
L’ennemy de la Paix, la terreur des Tyrans,
Le foudre* des combats, le Roy des Conquerans,
1055 Un Chevalier errant nourry dans les allarmes,
Que Dom Quixote en fin est aujourd’huy sans armes ? [p. 82]
Aujourd’huy qu’il nous faut preparer au combat,
Qu’on est prest à partir, paroistre en cet estat ;
Ah Seigneur pardonnez à mon impatience
1060 Si j’ose vous blasmer d’un peu de negligence,
Quand je verrois briller le fer qui me defend
Je serois plus hardie, & vous plus triomphant.

DOM QUIXOTE.

Que j’ayme ces transports en une ame Royale,
Et que je suis ravy de vous voir martiale,
1065 Oüy, Madame, il est vray que je devrois porter
Ces foudres* éclatans3 qui me font redouter,
Avoir ma lance en main, avoir mon casque en teste,
Et n’estre pas reduit à craindre une desfaite ;
Car comme qu’il en soit97 on peut estre battu
1070 Sans ces beaux instruments dont se sert la vertu :
Aussi ne croyez pas, genereuse Princesse,
Que l’estat où je suis soit un coup de jeunesse,
Pour estre desormais plus propre à vous servir
J’ay baillé* ce matin mes armes à fourbir,
1075 Elles avoient besoin d’estre un peu deroüillées,
Pour en oster le sang qui les avoit soüillées,
L’hoste a pris cette charge avecque vanité,
Et je croy qu’à cett’heure il s’en est acquitté.

LA REYNE.

[p. 83]
Seigneur il seroit bon de faire diligence,
1080 Et de partir bien-tost.

DOM QUIXOTE.

Sanche viste ma lance,
Mon armet*.

SANCHO.

Je revien.

D. LOPE.

Le chemin le plus droit
Est par nostre village, & puis par le destroit,
Si les contraires vents ne nous font point la guerre,
Vous pourrez dans dix ans surgir à vostre terre.

LA REYNE.

1085 Je n’en ay mis que quatre & la moitié d’un jour
Pour venir jusques icy, je croy qu’à ce retour
Il n’en faudra pas tant, car la saison est belle.

DOM QUIXOTE.

Et nous allons entrer dans la Lune nouvelle.

FERNANDE.

[p. 84]
La plaisante raison.

CARDENIE.

Qu’il a l’esprit perdu.

SCENE III §

LE BARBIER, SANCHO, DOM QUIXOTE, & c.

LE BARBIER.

1090 Larron rends ce bassin.

SANCHO.

Si tu fais l’entendu
Je te l’escraseray sur le front.

LE BARBIER.

Rends-le traistre.
Tu me l’as desrobé.

SANCHO.

Tu ments ce fut mon maistre.
Qui le prit & le tient pour l’armet* de Mambrin ; [p. 85]
Quoy tu veux soustenir que c’est là ton bassin,
1095 Pauvre homme je veux bien que le diable m’emporte,
Si mon maistre t’oyoit parler de cette sorte
Il te tordroit le cou.

DOM QUIXOTE.

Que veut cet Escuyer ?

LE BARBIER.

Monsieur vous vous trompez, je ne suis qu’un Barbier ;
Mais fort homme d’honneur, & qui veux qu’on me rende
1100 Ce bassin qu’on m’a pris.

DOM QUIXOTE.

Ha la belle demande,
Quoy c’est là ton bassin ?

LE BARBIER.

Oüy je vous le promets.

DOM QUIXOTE.

Ce n’est pas un armet* ?

LE BARBIER.

[p. 86]
Ny ne le fut jamais.

DOM QUIXOTE.

Retirez-vous amy, vostre discours me lasse.

LE BARBIER.

Rendez-moy mon bassin, faites-moy cette grace.

DOM QUIXOTE.

1105 Qui vous l’a desrobé ?

LE BARBIER.

Vous-mesme l’avez pris.

DOM QUIXOTE.

Je le tiens pour armet*, pour tel je l’ay conquis,
Et pour tel tous les jours je le mets en usage ;
Mais pour mieux vous oster toute sorte d’ombrage,
Je veux que ces Messieurs en fassent jugement.

FERNANDE.

1110 Je vay prendre les voix.

LE BARBIER.

Voyez-le seulement ;

SANCHO.

Quoy que mon maistre ait dit la salade* est perdüe
Puis qu’on la doit juger au rapport* de la veüe, [p. 87]
Et j’infere de là qu’il n’est pas le plus fin.

FERNANDE.

Bonhomme allez ailleurs chercher vostre bassin,
1115 Celuy-cy, de l’advis de cette compagnie,
Doit passer pour armet* tout le temps de sa vie,
Consolez-vous, adieu pour la dernière fois.

LE BARBIER.

A ce que je puis voir les plus forts font les loix.

SCENE IV. §

DEUX ARCHERS, LE BARBIER.

LE BARBIER, poursuivant, & dit aux Archers.

Messieurs soyez tesmoins de cette violence,
1120 Celuy que vous voyez appuyé sur sa lance
Me retient mon bassin, qu’il dit estre un armet*.

SANCHO.

Vous vous trompez Barbier.

UN DES ARCHERS.

Il faut voir ce que c’est.

DOM QUIXOTE.

[p. 88]
Quoy que par les statuts de la vieille milice*
Je me puisse mocquer des formes de justice,
1125 Et qu’il nous soit permis de donner mille coups
A tout autant d’Archers qui s’approchent de nous,
Je veux bien vous monstrer qu’en sa colere extreme
Un Chevalier errant se sçait vaincre soy-mesme ;
Voyez si cet armet* fut jamais un bassin.

FERNANDE.

1130 Il est trop averé c’est l’armet* de Mambrin.

CARDENIE.

C’est un casque bien fait.

D. LOPE.

Et de fort bonne marque*.

LUCINDE.

Il merite l’honneur d’armer un tel Monarque.

LA REYNE.

Qui le prend pour bassin, un demon le deçoit*.

SANCHO.

En fin c’est un armet*, cela se touche au doigt.

L’UN DES ARCHERS.

[p. M,89]
1135 C’est sans doute* une fourbe*.

DOM QUIXOTE.

Et bien que vous en semble ?

SANCHO.

Que diront-ils ?

DOM QUIXOTE.

Parlez.

SANCHO.

Ce pauvre Barbier tremble.

L’UN DES ARCHERS.

Si nous estions en nombre un peu moins inégal,
Nous vous ferions bien voir que vous parlez fort mal ;
Mais baste*, & pour l’armet* Dieu sçait ce qu’il doit estre,
1140 Ce seroit fort bien fait de le rendre à son maistre,
Ce pauvre homme à son conte98 auroit ce qu’il pretend.

LE BARBIER.

Monsieur parle fort bien, & monstre qu’il l’entend.

DOM QUIXOTE.

[p. 90]
Insolent, est-ce ainsi que le vin vous emporte,
Quoy vous vous attaquez à des gens de ma sorte,
1145 Sçavez-vous qui je suis ?

SANCHO.

Ils ne disent plus mot.

FERNANDE.

Songez que vous parlez au vaillant Dom Quixot.

L’UN DES ARCHERS.

C’est luy que nous cherchons.

L’AUTRE ARCHER.

J’ay pouvoir de le prendre.

LE I. ARCHER.

Secours à la Justice.

DOM QUIXOTE.

Osez-vous l’entreprendre ?

UN DES ARCHERS.

J’ay mon decret en main qui contient mon pouvoir.

DOM QUIXOTE.

[p. 91]
1150 Celuy qui l’a signé sçait bien mal son devoir,
Qu’il feüillette s’il veut toutes les histoires,
Il verra des combats, il verra des victoires,
Des Chevaliers tuez, d’autres mis aux abois,
Des chevaux desrobez dans l’espaisseur des bois ;
1155 Mais il ne verra point que jamais la justice
Ait signé des decrets pour prison, ou supplice,
Contre des Chevaliers de ma condition.

UN DES ARCHERS.

Vous n’eschapperez* pas par cette invention,
Messieurs, de par le Roy, permettez qu’on l’emmeine,
1160 Si vous nous empeschez vous en serez en peine.

DOM QUIXOTE.

En fin c’est trop souffert.

FERNANDE.

Messieurs retirez-vous,
Vous ne sçauriez d’icy remporter que des coups.

SANCHO.

Si j’appelle nos gens, messieurs de la jaquette*,
Ils vous la housseront* de cent coups de baguette.

CARDENIE.

[p. 92]
1165 Si vous ne descampez, on vous traittera mal.

LES ARCHERS, en s’en allant.

De vostre empeschement je feray mon verbal99.

LE BARBIER, aussi en s’en allant.

Mon bassin est perdu la chose est trop certaine,
J’en ferois desormais une poursuite vaine,
Il faut l’abandonner aux mains de ces voleurs,
1170 Que ta perte bassin me va couster de pleurs.

SANCHO.

Il s’en va le pauvret plein de melancholie*.

D. LOPE parlant à Fernande.

Voyez dans quel danger le portoit sa folie,
Quelle risque100 couroit ce brave conquerant,
Malgré sa qualité* de Chevalier errant,
1175 Sans nous c’en estoit fait, la valeur estoit prise ;
Mais de grace, Seigneur, achevons l’entreprise,
Ramenons en ce fou.

FERNANDE.

C’est bien là mon desir ;
Mais nous en parlerons tout à l’heure à loisir.

DOM QUIXOTE.

[p. 93]
Et bien ne voila pas une belle justice ?
1180 On traite la vertu de mesme que le vice,
Celuy qui nuict & jour court à travers les champs
Pour soustenir les bons & punir les meschants,
Qui n’a jamais commis n’y souffert aucun crime,
Deplaist à la Justice, on le veut pour victime,
1185 O Ciel ! ô temps ! ô mœurs !101 ô comble de malheur !
La terreur des brigands est pris pour un voleur ;
Quoy ? faut-il que je souffre un si sensible outrage,
Et que la lascheté triomphe du courage ?
Traistres dont le seul nom imprime de l’horreur,
1190 Ministres de l’envie, objets de ma fureur,
Infames ennemis de mes nobles conquestes,
Archers vous apprendrez qui je suis, qui vous estes,
Ce bras me peut venger, ce bras vous doit punir.

FERNANDE.

Taschez de l’attraper & de le retenir.

D. LOPE.

1195 Je crains quelque mal-heur, partons je vous suplie.

FERNANDE.

Avant que la guerir rions de sa folie.

D. LOPE.

[p. 94]
Tout ce qu’il vous plaira.

FERNANDE.

J’ay desja disposé
Ce qui sert au dessein que j’avois proposé,
La fille de l’hostesse est adroite & plaisante,
1200 Il faut la deguiser en Damoiselle errante,
Et luy faire conter quelque estrange malheur
Qui l’oblige à chercher l’appuy de sa valeur ;
J’en ay l’invention qui me semble assez belle,
Et je vous promets bien qu’elle sera nouvelle ;
1205 Ce grand cheval de bois que l’hoste m’a fait voir
Nous pourra bien servir pour le mieux decevoir*.
Allons preparer tout, je veux que chacun die
Que ce seul incident* vaut une Comedie.

ACTE V. §

[p. 95]
LA R. DE MICONMICON, D. FERNANDE, D. QUIXOTE, D. LOPE, CARDENIE. LUCINDE, BARBERO, SANCHO.

SCENE PREMIERE. §

LA REYNE.

Puis qu’il faut aujourd’huy commencer le voyage
1210 Qui me doit restablir dedans mon heritage,
J’ay creu de mon devoir de vous assembler tous,
Pour pouvoir sur ce poinct prendre conseil de vous.
Je sçay que la valeur du brave Dom Quixote
Peut seule recouvrer la couronne qu’on m’oste,
1215 Que sans aucun secours son bras peut me venger ;
Mais il faut craindre tout, & ne rien negliger :
Le Geant qui se veut maintenir dans ma terre [p. 96]
A fait depuis quatre ans des apareils* de guerre,
Pour pouvoir resister à des puissans efforts,
1220 Il garde nuict & jour la frontiere & les ports,
Cent mille regiments composent son armée,
Au moins si nous devons croire la renommée,
Gens hardis & cruels qui meurent dans leur rang,
Qui mangent les corps morts, & qui boivent leur sang,
1225 Je serois donc d’avis d’envoyer le bon Sanche
De la part de son maistre, aux villes de la Manche,
Pour lever seulement deux cens mille soldats.

SANCHO.

Toute l’Espagne en corps ne les fourniroit pas,
Et puis les demandant de la part de mon maistre,
1230 Qui diable pensez-vous qui me voulust cognoistre?
Si vous n’avez recours à de meilleurs conseils
Vous errerez long-temps.

DOM QUIXOTE.

Est-ce de tes pareils
Que Madame attendoit un conseil salutaire ?
Peux-tu sçavoir parler qui ne te sçaurois taire?
1235 Maudit.

LA REYNE.

[N,97]
Apaisez-vous songeons au principal :
Mais que veut ce Tambour ?

SANCHO.

Il ne sonne pas mal.

SCENE II. §

LE TAMBOUR.

Messeigneurs qui de vous est le grand Dom Quixote ?

SANCHO.

C’est celuy-là qui porte un bassin pour calote.

DOM QUIXOTE.

C’est moy, que me veux-tu ?

FERNANDE.

Le plaisant compliment.

SANCHO.

[p. 98]
1240 Seroit-ce point encor quelqu’autre enchantement ?

LE TAMBOUR.

La Comtesse Trifalde & sa troupe enchantée,
Que les Magiciens ont tant persecutée,
Desire de vous voir & vous entretenir.

DOM QUIXOTE.

Madame vous plaist-il qu’on la fasse venir ?

LA REYNE.

1245 Oüy.

DOM QUIXOTE.

Qu’elle vienne donc, je suis prest de l’entendre.

SANCHO.

Et moy je suis tout prest à ne la pas attendre,

LA REYNE.

Arrestez Seigneur Pance on a besoin de vous.

SANCHO.

Me voudroit-on berner*?

LA REYNE.

Craindre estant parmy nous.
Ah ce manque de cœur ne m’est pas agreable. [p. 99]

SANCHO.

1250 Hazard, demeurons donc.

SCENE III. §

LA COMTESSE TRIFALDE, & sa suitte.

DOM QUIXOTE.

Quel port si venerable !
Et quel dueil* si profond !

LE TAMBOUR.

Voyla ce grand Heros,
Qui vous doit redonner l’honneur & le repos.

LA COMTESSE TRIFALDE.

Mes filles adorons ce guerrier indomptable.

DOM QUIXOTE.

Madame levez-vous.

D. FERNANDE, parlant à la Reyne.

[p. 100]
La piece* est agreable,
1255 Et nous divertira.

L C. TRIFALDE.

Puis qu’il vous plaist, Seigneur,
Je releve mon corps, mais j’abaisse mon cœur
A tous les sentimens que l’humilité donne
Devant une si noble & si grande personne.

DOM QUIXOTE.

Que vous plaist-il de moy, dites-le franchement?

LA C. TRIFALDE.

1260 Un bien qui doit borner un extreme tourment.

DOM QUIXOTE.

D’où peut-il proceder contez nous en l’histoire.

LA C. TRIFALDE.

Helas ! faut-il encor rappeller la memoire
Des travaux* infinis que nous avons soufferts
Depuis que Malembrun nous detient dans ses fers.
1265 Oüy sans doute* il le faut, puis qu’on nous le commande,
Encore que la peine en deust estre plus grande. [p. 101]
Pres du Cap Carmorin102 entre ce bras de mer
Que le Sud mutiné fait souvent écumer,
Et la grand’ Tabrobane103 est un puissant Royaume
1270 Fertille en hanetons, tres-abondant en chaume,
Qui dans chaque saison donne à ses habitans
Et les fleurs de l’Automne, & les fruicts du Printemps :
Magunce commandoit cette fertille terre,
Veuve d’Archipela qui mourut à la guerre ;
1275 Elle avoit une fille excellente en beauté,
Pour qui se reservoit l’heur de la Royauté ;
Cette parfaite Infante est commise* en ma garde,
Comme un Soleil levant un chacun la regarde,
Tous les Princes voisins bruslez de son amour
1280 Se parent à l’envy pour luy faire la cour ;
Dom Claviche sur tous employe104 l’artifice
Pour luy faire agréer l’offre de son service,
C’estoit un Chevalier dont la condition
Faisoit un grand obstacle à sa pretention ;
1285 Mais adroit, mais mutin, s’il en fut sur la terre,
Moqueur, & qui faisoit parler une guitterre105,
Au reste bon Poëte & parfait baladin,
Dans presque tous les artz il sceut le fin du fin,
Et pouvoit au besoin tirer des advantages
1290 De celuy qu’il sçavoit de bien faire des cages,
Si la necessité l’eust voulu talonner.

SANCHO.

[p. 102]
Il merite l’Infante, on la luy doit donner,
Ses rares qualitez me charment, je l’advouë ;
Mais à n’en pas mentir, j’ay bien peur qu’on nous joüe.

LA C. TRIFALDE.

1295 Son merite pourtant n’eust pas eu le pouvoir
De corrompre l’Infante, & de la decevoir*,
Si ce faux Enchanteur ne m’eust plustost deceuë*;
Car ma fille jamais ne partoit de ma veuë :
Il fut un jour entier à me persuader
1300 De laisser prendre un fort que je devois garder,
Et je croy qu’à la fin il eust perdu sa peine
S’il ne se fust servy de sa voix de Sirene
Pour chanter quelques vers qu’il avoit composez,
Et dont il enchanta nos esprits peu rusez.
1305 Ces vers disoient ainsi ;
Belle Antonomasie,
C’est trop de cruauté
De me vouloir punir par la fin de ma vie
De ma fidelité.
Mon cœur à ce discours ceda sans resistance,
1310 Claviche eut dés ce jour l’Infante en sa puissance :
Mais non pas sans jurer qu’il seroit son espoux, [p. 103]
Et ma fille trouva son entretient si doux
Qu’elle le vouloit voir chaque jour à toute heure :
Helas ! c’est bien icy qu’il faudra que je pleure,
1315 L’Infante devint grosse, & sa mere le sceut,
Qui pourroit exprimer le dueil* qu’elle en conceut
Fairoit voir un prodige, & quoy qu’en dist l’histoire
Le plus credule esprit auroit peine à le croire,
Suffit que dans trois jours il falut l’enterrer.

SANCHO.

1320 Elle estoit doncques morte.

LA C. TRIFALDE.

On peut bien l’inferer,
Puis que l’on l’enterroit.

SANCHO.

Est-ce chose inoüye
Qu’on enterre une femme estant evanoüye.

LA C. TRIFALDE.

Non, mais cette Princesse estoit morte en effect*.

SANCHO.

Il me semble pourtant que c’eust esté bien fait
1325 De prendre moins à cœur cette grande tristesse, [p. 104]
Et de ne pas mourir, mais tomber en foiblesse ;
Car vivant on donne ordre à plusieurs accidents,
Puis ceux que vous contez ne sont pas des plus grands ;
Claviche est Chevalier, & comme dit mon maistre,
1330 S’il n’est à present Roy suffit qu’il le peut estre ;
Si l’Infante eust choisi quelqu’un de ses valets,
La Reyne eust eu raison de faire des regrets,
Et mesme de mourir ; mais quoy qu’elle ait peu croire
Le choix d’un Chevalier n’oste rien à sa houss,
1335 Sur tout s’il fut errant ; car voila le moyen
De se faire Empereur, & de gaigner du bien.

DOM QUIXOTE.

Oüy, mais voyons la fin de cette Tragedie.

LA C. TRIFALDE.

Magunce estant donc morte & non évanoüye,
Le Geant Malembrun, cet insigne Enchanteur,
1340 Voulut venger sa mort, car elle estoit sa sœur,
Croyant que nous eussions hasté ce coup funeste.

SANCHO.

Il se trompoit sans doute*.

LA C. TRIFALDE.

[O,105]
Oüy je vous le proteste.
L’Infante, Dom Claviche, & moy couverts de dueil*,
De pleurs & de cheveux, honorions son cercueil,
1345 Et la troupe funebre autour de nous rangée
Taschoit à consoler la Princesse affligée,
Quand du creux du sepulcre il sortit une voix,
Et Malembrun monté sur un cheval de bois :
Tel aparut Achille aux Princes de la Grece106,
1350 Lorsqu’il leur demanda la mort de sa maistresse;
A cet horrible aspect* le sang nous gelle à tous,
Dom Claviche à l’instant tombe sur ses genoux,
S’appuye sur ses mains, sa figure se change,
Il devient crocodille.

FERNANDE.

Ha l’adventure estrange !

LA C. TRIFALDE.

1355 L’Infante à cet objet se laisse choir aussi,
Son corps à mesme temps nous paroist racourcy,
Son habit qui fut noir, prend la couleur tannée,
Ses bras se font velus, sa face basanée,
Elle n’a plus de voix, ny plus de sentiment*,
1360 Et bref elle est de bronse ainsi que son amant, [p. 106]
Ayant d’une guenon la parfaite figure*.

CARDENIE.

On n’a jamais escrit une telle adventure.

DOM QUIXOTE.

Heureux le Chevalier qui la doit mettre à fin.

SANCHO.

Vous sçavez bien qui c’est, mais vous faites le fin.

DOM QUIXOTE.

1365 Peut-estre.

LA REYNE.

Cette histoire est la plus ravissante
Qu’on puisse raconter.

LUCINDE.

Elle est divertissante.

FERNANDE.

Et cette Dame icy ne la traitte pas mal.

LA C. TRIFALDE.

Ces amans donc changez en monstres de metail,
Cet Enchanteur vouloit poursuivre sa vengeance, [p. 107]
1370 Et laver dans mon sang ses mains & mon offence,
Il descend du cheval, tire son coutelas*,
Je veux fuir sa fureur, je tombe au premier pas,
Mes compagnes aussi se renversent par terre,
Le voila prés de nous avec son cimeterre,
1375 Chacune attend le coup qui doit finir ses jours :
Luy qui sçait que les maux sont legers s’ils sont courts,
S’arreste tout à coup, & condamne l’envie
Qu’il eut auparavant d’abreger nostre vie.
Vivez, dit-il, vivez execrables tisons
1380 Et des feux de l’Amour & de ses trahisons,
Pour punir dignement vos infames pratiques*,
Je m’en vay vous donner des barbes autentiques,
Qui durant deux mille ans feront cognoistre à tous
L’horreur de vostre crime, & mon juste courroux :
1385 Soudain qu’il eut tenu ce funeste langage
Une forest de poil nous couvrit le visage,
Et ternit la blancheur de nos teints deliez,
En fin nous devenons comme vous nous voyez.

DOM QUIXOTE.

Ah Dieu qu’ay-je aperceu.

FERNANDE.

[p. 108]
Miracle.

LA REYNE.

Ce prodige.

CARDENIE.

1390 M’estonne*.

DOM QUIXOTE.

Me ravit*.

LUCINDE.

Me surprend.

SANCHO.

Et m’afflige ;
Car comme qu’il en soit je crains l’évenement,
L’Enchanteur Malembrun est mauvais garnement,
A ce que je puis voir par toutes ses menées.

LA C. TRIFALDE.

Le temps est accompli de ces deux mille années,
1395 Qui nous ont fait verser tant d’inutiles pleurs ;
Mais ce cruel en fin touché de nos douleurs :
Allez, nous a-t’il dit, au pays de la Manche
Et taschez à trouver le grand maistre de Sanche,
Ce vaillant Dom Quixot, dont le bras indompté, [p. 109]
1400 Aux pauvres prisonniers donne la liberté,
Et qui veut restablir dedans toute l’Espagne
L’ordre des Chevaliers qui courent la Campagne ;
Dites-luy que l’armet* de Mambrun m’appartient,
Que c’est moy qui l’ai fait, que c’est de moy qu’il vient,
1405 Et que s’il me le rend, comme veut la justice,
Je veux en sa faveur finir vostre supplice,
Et luy faire present d’un corcelet d’or fin.

DOM QUIXOTE, parlant à Sancho.

Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ?

SANCHO.

Nullement, mais je dis qu’il en a l’encoulure*.

DOM QUIXOTE.

1410 Je ne veux pas ainsi finir cette aventure,
Mon armet* m’est trop cher, & je crains ce Geant,
A cause seulement qu’il parle d’un present,
Ils sont tous enchanteurs, & nostre ordre commande
Qu’on traitte à la rigueur* tous ceux de cette bande.

LA C. TRIFALDE.

1415 Il l’avoit bien preveu ; car il me dit aussi,
Que si vous desiriez de le traitter ainsi,
Preferant le combat à l’eschange des armes, [p. 110]
Il se despoüilleroit du pouvoir de ses charmes*
Pour se battre avec vous dans la rigueur des loys,
1420 Et qu’il vous envoiroit son grand cheval de bois,
C’est celuy qui servit à Pierre de Provence
Pour ravir Maguelonne & la porter en France,
Il vole dans les airs plus viste que le vent,
Et va dans moins d’un jour du couchant au levant.

DOM QUIXOTE.

1425 Ce party me plaist mieux.

LA REYNE.

Est-ce ainsi qu’on me quitte.

FERNANDE.

Si comme on nous a dit ce cheval va si viste,
Le Seigneur Dom Quixot peut estre de retour
Dans trois ou quatre jours.

LA C. TRIFALDE.

Dans la moitié d’un jour.

LA REYNE.

Qu’il aille donc en paix où la gloire l’appelle,
1430 Je ne l’arreste point, l’adventure est trop belle,
Son honneur m’est trop cher. [p. 111]

DOM QUIXOTE.

Apres un tel congé
Que je suis satisfait, que je suis obligé*.

LA REYNE.

Au moins que le retour soit prompt.

DOM QUIXOTE.

Je vous le jure
En douter seulement c’est me faire une injure,
1435 Oüy, Madame, je veux revenir sur mes pas.

SANCHO.

Puis qu’il vous le promet il n’y manquera pas.

D. QUIXOTE, parlant à la Comtesse.

Et vous dont les malheurs toucheroient une souche,
Et mon cœur & mon bras vous jurent par ma bouche,
De ne rien espargner qui soit en mon pouvoir :
1440 Ce cheval viendra-t’il je brusle de le voir.

SANCHO.

Ne m’en direz-vous point le nom & la famille*?

LA C. TRIFALDE.

Parce que sur la teste il porte une cheville,
Qui sert à le conduire & sans peine & sans art,
On luy donna le nom de cheval Chevillart.

SANCHO.

1445 Ce nom est musical & remply d’énergie ;
Mais que je sçache encor sa genealogie.

LA C. TRIFALDE.

[p. 112]
Il est fils de Boos107 ce cheval nompareil*
Qui traine dans le Ciel le coche du Soleil,
Le viste* Piritous108 l’a choisi pour son gendre,
1450 Il eut pour allié le cheval d’Alexandre,
Pegase, à ce qu’on dit, fut son frere uterin,
Bayard109 son favory, Bridedor110 son cousin,
Souvent avec Frontin111 il a batu l’estrade,
Le Grand Cheval de Troyes estoit son camarade ;
1455 En fin il est au rang des illustres chevaux ;
Si Malembrun consent à la fin de nos maux
Vous le verrez bien-tost.

SCENE IV. §

[P, 113]
QUATRE DEMONS ENTRENT, portant Chevillard.

FERNANDE.

Quels objets effroyables
Se presentent à nous ?

SANCHO.

Ce sont ma foy des diables,
Malheureux que je suis j’ay bien preveu cecy,
1460 Et n’ay pas eu l’esprit de m’esloigner d’icy.

DOM QUIXOTE.

Poltron asseure-toy.

LUCINDE.

Je frissonne.

LA REYNE.

Je tremble.

LA C. TRIFALDE.

Ah Dieu c’est Chevillart !

DOM QUIXOTE.

[p. 114]
Oüy, c’est ce qui me semble,
Rasseurez vos esprits, cecy ne sera rien.

SANCHO.

Ah laissez-moy sortir.

LA C. TRIFALDE.

Mais gardez-vous en bien,
1465 Si vous vous aprochez seulement de la porte,
Je crains avec raison qu’un demon vous emporte.

SANCHO.

Helas qu’il faut souffrir pour un gouvernement.

LA C. TRIFALDE.

Ah que j’ay de plaisir.

SANCHO.

Ah que j’ay de tourment.

UN DES DEMONS.

Monte sur ce cheval celuy dont le courage
1470 Ne craint point le peril.

SANCHO.

A ce conte je gage.
Que ce ne soit pas moy, je crains trop. [p. 115]

UN DES DEMONS.

L’Escuyer.
Doit monter sur la croupe.

SANCHO.

Allez vous y fier,
A d’autres, Malembrun se trompe bien s’il pense
En ce voyage icy voir Monsieur Sancho Pance,
1475 Je ne suis pas si fou comme ce demon croit.

LE DEMON.

Qu’on laisse la cheville en l’estat qu’on la voit,
Car elle est comme il faut pour aller prés des nuës ;
Mais avant de courir ces routes incogneuës
Le Maistre & l’Escuyer doivent bander les yeux,
1480 De peur que se voyant montez si prés des cieux
La teste ne leur tourne, & que tombans à terre,
Leurs jambes & leurs bras se brisent comme verre.

SANCHO.

Et bien ne voila pas dequoy faire enrager ?

UN DEMON.

Le cheval portera sans boire ny manger
1485 Ces vaillans champions jusques dans la contrée
Où le grand Malembrun leur preprare l’entrée ; [p. 116]
Sur tout je leur defends à peine du trespas
De descouvrir leurs yeux jusqu’à leur dernier pas,
Et lors que Chevillart donnera tesmoignage
1490 Par son hannissement de la fin du voyage.

DOM QUIXOTE.

Ces messieurs les Demons ont fort bonne raison,
Partons Sanche mon fils, quittons cette maison,
Allons nous signaler, tentons cette aventure
Qui trouble insolemment l’ordre de la nature,
1495 Faisons que Dom Claviche ait l’effect de ses vœux,
Qu’il soit aussi content comme il fut amoureux,
Que sa Reyne l’espouse, & que ses pauvres Dames
Deschargent leurs mentons de leurs barbes infames.

LA C. TRIFALDE.

Ainsi tousjours le Ciel protege vos desseins.

SANCHO.

1500 Faites ce qu’il vous plaist je m’en lave les mains,
Ma presence aussi bien n’est pas fort necessaire.

LA C. TRIFALDE.

Si vous n’estes present il ne se peut rien faire.

SANCHO.

[p. 117]
Et pourquoy ? qu’ont à voir les faits des Escuyers
Avec les actions des vaillans Chevaliers ?
1505 Rien sans doute*, & l’on dit dans toutes les histoires
Tel & tel chevalier gaigna telles victoires,
Protegea tel Monarque, & receut un tel bien,
Sans que son Escuyer y soit compté pour rien,
Nous serions bien des foux d’exposer nostre vie
1510 Sans honneur ny profit.

DOM QUIXOTE.

Taisez-vous je vous prie.

LA COMTESSE TRIFALDE.

Ah Seigneur par pitié.

DOM QUIXOTE.

Suffit que je le veux.

SANCHO.

Considerez ma peur.

LA C. TRIFALDE.

Regardez mes cheveux.

SANCHO.

[p. 118]
Je mouray de frayeur.

LA C. TRIFALDE.

La mort nous seroit douce.

SANCHO.

La crainte me retient.

LA C. TRIFALDE.

Que la pitié vous pousse.

LA REYNE.

1515 Seigneur Sanche il le faut.

DOM QUIXOTE.

Je le veux.

SANCHO.

Je ne puis ;
Voler dedans les airs malheureux que je suis,
Et qui me respondra qu’une telle monture
Ne nous faira pas cheoir sur quelque terre dure,
Ou dans le plus profond des gouffres de la mer,
1520 Ou pour nous écraser, ou pour nous abismer*.

DOM QUIXOTE.

[p. 119]
Moy je vous en responds poltronne creature ;
Et que si Malembrun me faisoit cette injure,
Il s’en repentiroit avant la fin du jour.

SANCHO.

S’il ne nous preste pas ce cheval au retour,
1525 Comment reviendrons-nous de ce lointain voyage,
Il nous faudra dix ans, & c’est dequoy j’enrage :
Car pendant ce temps-là, Madame asseurement
Ira se marier avec quelqu’autre amant,
Et donnera mon Isle à l’Escuyer fidele
1530 Du Chevalier errant qui prendra sa querelle.

LA REYNE.

Ne craignez point cela, Sanche je vous promets
Qu’un semblable accident n’arrivera jamais ;
Revenez dans cent ans en demandant l’aumosne,
Vostre maistre tousjours aura place à mon trône,
1535 Et vous aurez une Isle, ou je n’en auray point.

DOM QUIXOTE.

C’est trop nous obliger.

SANCHO.

Passe donc pour ce poinct ;
Mais si cet Enchanteur, comme il pourroit bien estre, [p. 120]
D’un coup de coutelas fend la teste à mon maistre,
Comment puis-je éviter un semblable trespas ?

LA C. TRIFALDE.

1540 Je luy commanderay qu’il ne vous tuë pas.

CARDENIE.

Merveilleuse raison.

SANCHO.

Ah Madame Barbuë,
Que vous vous mescontez*, que vous estes deceuë*,
Si vous imaginez qu’un tel commandement
Puisse arrester le bras d’un mauvais garnement,
1545 Je cognois mieux que vous cette maudite race.

LA REYNE.

Vous craignez sans raison.

DOM QUIXOTE.

Ce long discours me lasse,
Et vous fairez fort bien de ne pas repartir.

SANCHO.

Que l’on me bande donc, puis qu’il me faut partir.

LA C. TRIFALDE.

[Q, 121]
Donnez vostre mouchoir.

SANCHO.

Helas que j’ay de peine,
1550 Bien-heureux le mouton qui naist couvert de laine,
Et l’homme à qui le Ciel a donné le bon-heur
De naistre grand Monarque, ou du moins Gouverneur.

DOM QUIXOTE.

Bandez-moi je vous prie, adieu grande Princesse,
Attendez-nous icy je tiendray ma promesse,
1555 Oüy dans la fin du jour je reviens en ce lieu.

LA REYNE.

Adieu grand Chevalier.

LA C. TRIFALDE, & tous les autres ensemble.

Adieu Monsieur.

DOM QUIXOTE.

Adieu.

SANCHO, monte.

Les Demons vous ont dit que vous prinsiez112 la selle.

FERNANDE.

[p. 122]
Et bien nostre aventure ?

LUCINDE.

Est parfaitement belle.

LA C. TRIFALDE.

N’ay-je pas bien conduit ce discours inventé ?

SANCHO.

1560 Monsieur que faites-vous ?

DOM QUIXOTE.

Es-tu desja monté ?

SANCHO.

Oüy.

DOM QUIXOTE.

Je te suy ; pourtant ayant leu dans Virgille
Qu’un grand cheval de bois a fait prendre une ville
Par le moyen des gens qu’on cacha dans son sein,
Je crains en celuy-cy quelque mauvais dessein,
1565 Et croy qu’il est fort bon que je m’en éclaircisse.

SANCHO, descend du cheval.

Il est fort à propos.

LA C. TRIFALDE.

[p. 123]
Achevons l’artifice :
Seigneur ne craignez rien, Malembrun est fort franc,
Et ne trompa jamais des gens de vostre rang,
Et le bon Chevillard ayme trop la franchise
1570 Pour pouvoir approuver une telle surprise,
Je prends sur moy le mal qui peut en arriver.

DOM QUIXOTE.

Suffit, montons, adieu.

LA C. TRIFALDE.

Desja vous fendez l’air
Plus vite que les traits qui partent du tonnerre,
Sanche, tenez-vous bien vous penchez vers la terre.

DOM QUIXOTE.

1575 Ne me serre pas tant.

SANCHO.

A ce que je puis voir
Nous irons doucement.

FERNANDE.

Garde-toy bien de cheoir
Valeureux Escuyer ; car sans doute la cheute [p. 124]
Du bastard d’Apollon qui fit la culebute
Du Zodiaque en bas113, fut moindre mille fois
1580 Que la tienne arrivant des lieux où je te vois,
En fin l’esloignement vous cache à nostre veuë,
Vous volez à present au dessus de la nuë,
Allez, allez en paix, le Ciel guide vos pas.

SANCHO.

Si nous estions si hauts qu’ils ne nous vissent pas,
1585 Les pourrions-nous entendre ?

DOM QUIXOTE.

En pareille aventure
La magie114 travaille, & non pas la nature,
C’est pourquoy je veux croire, & tiens pour asseuré
Que nous sommes bien prés du plancher azuré.

FERNANDE.

Donnez-moy ce flambeau.

DOM QUIXOTE.

Bon Dieu quelle lumière,
1590 Serions-nous prés du feu qui brusle sans matiere?
As-tu rien descouvert ?

SANCHO.

Ma barbe est toute en feu,
Je veux resolument me descouvrir un peu. [p. 125]

FERNANDE.

Il se faut reculer.

DOM QUIXOTE.

Garde-toy de le faire.

SANCHO.

Ma foy je le ferois s’il estoit necessaire,
1595 En deussay-je mourir ; mais je ne sçay comment
Au travers mon bandeau je vois parfaitement.

DOM QUIXOTE.

Tu vois parfaitement, & que vois-tu ?

SANCHO.

Merveille ;
Mais dont la nouveauté n’eut jamais de pareille,
La terre comme un poids.

CARDENIE.

Escoutez comme il ment.

DOM QUIXOTE.

1600 Ne descouvres-tu point sur ce bas element
Des villes, des chasteaux ?

SANCHO.

[p. 126]
Non mais bien plusieurs hommes.

DOM QUIXOTE.

Te paroissent-ils gros ?

SANCHO.

Pas plus gros que des pommes.

DOM QUIXOTE.

Sanche vous vous trompez.

SANCHO.

Je ne me trompe point,
Ce que je viens de dire est vray de poinct en poinct.

FERNANDE.

1605 Quel menteur obstiné.

DOM QUIXOTE.

Pourtant si Sanche n’erre,
Il est bien asseuré qu’il ne voit point la terre ;
Car estant comme poids, il est tout évident
Qu’un seul homme la couvre, estant beaucoup plus grand.

FERNANDE.

Le menteur est surpris.

SANCHO.

[p. 127]
Et pourtant il me semble
1610 Qu’une pomme & des poids se peuvent voir ensemble ;
Croyez ce qui vous plaist, mais c’est la verité,
Je voy le monde entier par un petit costé115.

DOM QUIXOTE.

Pour moy je ne vois rien ; mais j’admire sans cesse
Comme un cheval qui court avec tant de vitesse,
1615 Marche si doucement & fait si peu de bruit :
Que n’en ay-je un pareil pour mes desseins de nuit116.

SANCHO.

Que n’en ay-je un pareil pour la petite guerre117.

FERNANDE.

Attachez ce papier au dessous de ce verre,
Il est temps de finir ce long enchantement,
1620 Vous avec cette meche alumez promptement.
On alume à mesme temps des fusées qui éclatent le cheval de bois.

DOM QUIXOTE.

Quel bruit ay-je entendu ?

SANCHO.

C’est sans doute* la foudre,
Nous sommes tous en feu, Chevillart est en poudre, [p. 128]
Ah Monsieur, c’en est fait.

DOM QUIXOTE.

Sanche es-tu mort mon fils ?

SANCHO.

Nenny.

DOM QUIXOTE.

Voicy l’endroit d’où nous sommes partis,
1625 La Reyne & tous les siens frappez de ce tonnerre
Esvanoüis, ou morts, sont estendus par terre,
Allons les secourir ; mais qu’est-ce que je voy ?
Il voit un fueillet de papier attaché au dessous d’une Lune de verre, & y lit la fin de l’aventure.
L’aventure est finie, & ces mots en font foy.
Le vaillant Dom Quixot acheva l’aventure
1630 Du Geant Malembrun,
Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture
Pour combatre un à un.
Dom Claviche & sa femme en leurs formes vivantes
Contentent leurs souhaits,
1635 Et les mentons barbus de leurs Dames errantes
Sont rasez & bien nets.
Suis valeureux guerrier cette grande Princesse
Qui te veut emmener,
Et tiens pour asseuré que ta haute proüesse,
1640 Te faira couronner.
Et bien que dis-tu Sanche apres cette merveille ? [R, 129]

SANCHO.

Je ne sçay si je dors, & doute si je veille.

DOM QUIXOTE.

Auras tu bien le cœur de douter desormais
Que je sois impuissant pour ce que je promets ?
1645 Parle-moy clairement, que crois-tu de ton Isle ?

SANCHO.

Je commence à songer à ce qui m’est utile,
A faire ma maison, à composer mon train,
Voyez comme je parle & marche en souverain.

DOM QUIXOTE.

Ma foy mon Escuyer n’a pas mauvaise grace,
1650 J’admire ses transports, & j’ayme son audace ;
Je vous feray du bien, Sanche ; mais il est temps
D’assister de nos soings & la Reyne & ses gens :
Madame levez-vous.

LA REYNE.

Qui me rend la lumiere ?

FERNANDE.

Qui redonne à mes yeux la clarté coustumiere ?

CARDENIE.

[p. 130]
1655 En quel lieu sommes-nous ?

D. LOPE.

Quel bruit ay-je entendu ?

LUCINDE.

Qui m’oste le repos ?

LA C. TRIFALDE.

Et qui me l’a rendu ?

UNE DES DAMES DE LA COMTESSE.

Quel Demon favorable a ma barbe rasée ?

DOM QUIXOTE.

Un à qui l’impossible est une chose aisée.

SANCHO.

C’est Dom Quixote & Sanche, & cela vous suffit.

DOM QUIXOTE.

1660 Pour vous en éclaircir consultez cet escrit.

LA C. TRIFALDE, lit les deux premieres Stances.

Le vaillant Dom Quixot acheva l’aventure
Du Geant Malembrun,
Par le seul soin qu’il prit de se mettre en posture [p. 131]
Pour combatre un à un.
1665 Dom Claviche & sa femme en leurs formes vivantes
Contentent leurs souhaits,
Et les mentons barbus de leurs Dames errantes
Sont rasez & bien nets.
Qui pourroit dignement exalter ce miracle ?
1670 Ainsi jamais vos vœux ne rencontrent d’obstacle,
Ainsi puissiez-vous voir dans vos bras indomptez,
Celle que vous aymez, & que vous meritez.

D. FERNANDE, lit le reste.

Suis valeureux guerrier cette grande Princesse
Qui te veut emmener,
1675 Et tiens pour asseuré que ta haute proüesse,
Te faira couronner.
Oüy Seigneur Dom Quixot, vostre rare vaillance
En un sceptre royal changera vostre lance,
Vostre armet* en couronne, & Sanche en Gouverneur.

SANCHO.

1680 Nous allons bien troter pour chercher ce bon-heur.

DOM QUIXOTE.

Je brusle d’attaquer ce Geant plein d’audace,
Ce lasche usurpateur qui reigne à vostre place, [p. 132]
Je brusle de le voir à mes pieds abatu,
Condamner son orgueil, admirer ma vertu :
1685 Allons, Madame, allons adjouster à ma gloire
L’infaillible succez d’une telle victoire ;
Allons cela suffit, le Geant est defait,
Et si mon beau renom ne previent* cet effect,
Il sçaura qu’à mon bras qui jamais ne repose,
1690 S’armer, combatre & vaincre est une mesme chose.

LA REYNE.

Ainsi tousjours le Ciel assiste vos travaux.

FERNANDE.

Mette les plus grands Roys au rang de vos vassaux.

D. LOPE.

Et permette qu’en fin je rameine à la Manche
Ce fou de Dom Quixote, & ce badin de Sanche.

FIN.

Lexique §

Dictionnaires utilisés : Furetière et Richelet.

Abîmer
Jeter dans un abîme, y tomber, se perdre, se noyer.
v. 1520.
Accortise
Celui qui est courtois, complaisant, adroit, qui se sait accommoder à l’humeur des personnes avec qui il a affaire, pour réussir en ses desseins. Ce mot vient de l’Italien accorto, signifiant la même chose. On a dit autrefois accortise et accortement : mais ces mots ont vieilli ; quoi que Pasquier témoigne qu’ils étaient nouveaux de son temps.
v. 495.
Ais
Pièce de bois de sciage longue, et peu épaisse.
v. 594.
Alentir
Rendre un mouvement plus lent, une action plus lente.
v. 20.
Amuser
Arrêter quelqu’un, lui faire perdre le temps inutilement, signifie aussi, Repaître les gens de vaines espérances.
v. 544
Appareil
Ce qu’on prépare pour faire une chose plus ou moins solennelle.
v. 1218.
Armet
Casque.
v. 215, 279, 282, 290, 293, 863, 1081, 1093, 1102, 1106, 1116, 1121, 1129, 1130, 1134, 1139, 1403, 1411, 1679.
Arrêt
Mettre la lance en arrêt, lorsqu’on appuie ou qu’on arrête sa lance pour rompre en lice.
v. 301.
Aspect
Objet éloigné qui frappe la vue.
v. 1351.
Baster
On prononce le s, signifiait autrefois Suffire ; et se dit encore en cette phrase proverbiale, Baste pour cela, ou absolument, Baste, pour dire, Passe, j’en suis content.
v. 955.
Berner
Faire sauter quelqu’un en l’air dans une couverture.
v. 1248
Bonheur
Se dit aussi des rencontres, du hasard.
v. 341.
Charme
Puissance magique par laquelle avec l’aide du Démon les Sorciers font des choses merveilleuses, au-dessus des forces, ou contre l’ordre de la nature. D’où charmer.
v. 904.
Colère, adj.
Qui est bilieux, fougueux, emporté, ému de passion contre ce qui le choque.
v. 343.
Commettre
Signifie aussi, Confier quelque chose à la prudence, à la fidélité de quelqu’un.
v. 1277.
Connaître
Signifie aussi, Savoir, pénétrer jusqu’au fond des choses. S’apercevoir de.
v. 101, 380.
Coutelas
Épée de fin acier fort tranchant, large et courte.
v. 1371.
Créance
Sentiment, opinion, avis, pensée, foi, crédit.
v. 726
Crocheteur
Signifie aussi un Portefaix qui transporte des fardeaux sur des crochets.
v. 1021.
D’abord que
Dès que, aussitôt que.
D’abord
Dès le premier instant, au commencement.
v. 23, 290
Décevoir
Tromper adroitement.
v. 1297, 1542.
Déplaisir
Chagrin, tristesse que l’on conçoit d’une chose qui choque, qui déplaît.
v. 108, 960.
Désert
Qui n’est point habité ni cultivé.
v. 82, 153, 165, 508
Deuil
Tristesse, douleur, regret.
v. 1251, 1316, 1343
Divertir
Détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail.
v. 721.
Du tout
Totalement.
v. 910.
Échapper
Se sauver, s’enfuir, se garantir du danger, de la prison, et de tous les autres accidents nuisibles.
v. 1158.
Égal
À l’égal. Façon de parler adverbiale et comparative. Philippes n’était rien à l’égal d’Alexandre, pour dire, étant comparé à Alexandre.
v. 356
En effet
D'une manière véritable et réelle.
v. 1323.
Encolure
Se dit figurément des hommes, et signifie, Mine, apparence.
v. 1409.
Endroit, en cet
Se met quelquefois adverbialement, et signifie, envers. En cet endroit : dans ce cas-là.
v. 59, 115
Ennui
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long.
v. 512, 783
Entreprendre
Absolument signifie, avoir dessein de ruiner quelqu’un, l’assaillir de tous côtés, lui faire tout le mal qu’il est possible.
v. 439
Étonner
Causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte.
v. 259, 1390.
Fâcher
Choquer, offenser quelqu’un, lui donner un sujet de chagrin ou de colère.
v. 115, 276
Famille
Maison noble, ancienne race.
v. 1441.
Fantaisie
L'imagination, la seconde des puissances qu’on attribue à l’âme sensitive, ou raisonnable.
v. 39.
Fantasque
Issu de la fantaisie.
v. 45.
Fier
Signifie aussi, Cruel, tyran.
v. 576, 789.
Figure
Se dit aussi de la superficie extérieure de tous les corps.
v. 1361.
Flatter
Signifie encore, Déguiser une vérité qui serait désagréable à celui qui y est intéressé, lui donner meilleure opinion d’une chose qu’il n’en doit avoir.
v. 733.
Fortune
Ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu. Il se prend aussi, pour, Malheur, Péril, Danger, Risque.
v. 104.
Foudre
On appelle aussi un grand Capitaine brave et diligent, un grand foudre de guerre.
v. 1054.
Fourbe
Tromperie, déguisement de la vérité fait avec adresse.
v. 1135
Frénésie
Se dit figurément des troubles et égarements d’esprit causez par la violence des passions.
v. 40.
Froisser
Briser, faire quelques ruptures ou contusions.
v. 258, 953
Gaigner
Autre graphie pour gagner.
v. 68.
Galanterie
Ouvrage galant, plein d’esprit et d’amour en vers, ou en prose.
v. 970
Gêner
Signifie plus communément, Tourmenter le corps ou l’esprit.
v. 108.
Gloire
Signifie quelquefois, Orgueil, présomption, bonne opinion qu’on a de soi-même.
v. 186, 1134.
Hanter
Être souvent en la compagnie de quelqu’un, soit qu’on lui fasse des visites, soit qu’on reçoive les siennes.
v. 390.
Housser
Nettoyer avec un balai à long manche les ordures, les araignées, la poudre des planchers, des murailles, des cheminées. On dit ironiquement, qu’un homme a été bien houssé, pour dire, qu’il a été bien battu.
v. 1164.
Incident
Ce qui arrive inopinément, ou par hasard, qui surprend, qui change la face des choses.
v. 1208.
Inquiétude
Chagrin, ennui, trouble et affliction d’esprit.
v. 28.
Intéresser (s’)
Prendre les intérêts d’une personne. Prendre part à quelque chose.
v. 982
Jaquette
Est aussi un habit de paysan fait en petite casaque sans manches.
v. 1163
Journée
Est aussi un espace de chemin qu’on peut faire facilement en un jour.
v. 503.
Jugement
Puissance de l’âme qui connaît, qui discerne le bon d’avec le mauvais, le vrai d’avec le faux.
v. 38.
Lanterner
Fatiguer, importuner par des discours et des entretiens de néant.
v. 352
Licence
Congé et permission d’un Supérieur.
v. 961
Lors
Alors.
v. 535.
Loyer
Signifie aussi, salaire, récompense.
v. 434.
Malice
Se dit aussi de l’inclination qu’on a à faire mal, et des actions qui sont nuisibles à quelqu’un.
v. 431, 945
Marque
Est encore un signe naturel qui fait connaître la qualité bonne ou mauvaise d’une chose, qui en fait distinguer l’espèce.
v. 1131.
Mécompter (se)
Signifie aussi, se tromper en ses conjectures, en son raisonnement, en ses actions.
v. 1542.
Mélancolie
C'est une des quatre humeurs qui sont dans le corps, la plus pesante et la plus incommode. La mélancolie cause la tristesse, le chagrin. La mélancolie noire cause quelquefois la folie.
v. 1171
Milice
Terme collectif, qui se dit des gens de guerre, de ceux qui font profession des armes.
v. 498, 1123
Misère
État où on souffre de la douleur, de la pauvreté, de l’affliction.
v. 32.
Nonpareil
Qui n’a point de semblable, tant il est excellent et plus au-dessus des autres.
v. 1447.
Outrageux
Signifie aussi, Qui outrage.
v. 529.
Parent
Terme relatif, qui se dit de tous ceux qui sont d’une même famille, sortis d’une même source.
v. 52.
Penser n. m.
Pensée.
v. 221.
Pièce
Jouer pièce à quelqu’un, lui faire pièce, pour dire, lui faire quelque supercherie, quelque affront, lui causer quelque dommage, ou raillerie.
v. 971.
Piquer
Se dit aussi des choses qui nous flattent, ou qui nous choquent. Cet amoureux est piqué et charmé d’une telle Dame.
v. 233.
Pot
En termes de Guerre, est une espèce de morion ou de salade que portent les gens de pied, qui ne couvre que le haut de la teste.
v. 274.
Pour le sûr
Assurément.
v. 834.
Pourtrait
Autre graphie de portrait, d’où pourtraiturer.
v. 45.
Pratiques
Au pluriel, se dit odieusement des cabales et menées secrètes qu’on fait pour nuire au public, ou au particulier.
v. 829, 1381
Précipiter
Jeter dans un précipice, ou d’un lieu fort haut dans un lieu fort bas.
v. 158.
Prévenir
Être le premier à faire la même chose, gagner les devants dans les jeux de course.
v. 1688.
Pudicité
Chasteté, vertu qui fait abstenir des plaisirs illicites de la chair.
v. 77, 157.
Race
Lignée, génération continuée de père en fils : ce qui se dit tant des ascendants que des descendants.
v. 640
Ranger
Signifie aussi, Subjuguer, imposer des lois, obliger à obéir.
v. 66.
Ravir
Se dit aussi des passions violentes qui troublent agréablement l’esprit, et suspendent les fonctions des sens, particulièrement de la joie, de l’étonnement et de l’admiration.
v. 1390.
Reconnaître
Signifie aussi, Découvrir, éclaircir la vérité de quelque chose. S’apercevoir de.
v. 96.
Rembarquer
Se dit aussi figurément en Morale. Il s’était bien tiré de cette affaire, de cette ferme, mais il s’y est rembarqué tout de nouveau. Il s’était acquitté de toutes ses pertes du jeu, mais il s’y est rembarqué plus que jamais.
v. 234.
Remontrer
Signifie aussi, Prier humblement un supérieur de faire réflexion sur ses ordres, sur ses jugements, d’avoir égard aux raisons qu’on lui propose, aux conséquences d’une affaire.
v. 243.
Rencontrer
Trouver la chose dont on a besoin, soit qu’on la cherche, soit que le hasard nous la présente. Réussir en ses affaires, en ses conjectures.
v. 508.
Représenter
Signifie aussi, Remontrer, tâcher à persuader.
v. 722.
Révoquer
Signifie aussi, Se dédire, changer de sentiment.
v. 37.
Rigueur
Dureté, sévérité. Les crimes ne sont pas si communs, quand on les punit à la rigueur. Il faut renouveler la rigueur des lois, faire observer la discipline militaire à la rigueur.
v. 1414.
Saillir
Autrefois sortir. D’où saillie, sortie.
v. 209.
Salade
En termes de Guerre, est un léger habillement de teste que portent les Chevaux Légers, qui diffère du casque en ce qu’il n’a point de crête, et n’est presque qu’un simple pot.
v. 1111
Sans doute
Façon de parler adverbiale, qui signifie, Hors de doute, certainement.
v. 183, 267, 371, 475
Sein
Dans le sein, pour la cacher, c’est à dire, sous la chemise.
v. 136.
Sentiment
C'est la première propriété de l’animal d’avoir des organes propres à recevoir les différentes impressions des objets. Le sentiment de la vue se fait dans l’œil, celui de l’ouïe à l’oreille. Un mort est privé de vie et de sentiment.
v. 1359
Souci
Soin qu’on prend des affaires.
v. 330, 605
Solitude
Sens identique à désert.
v. 974.
Souvenance
Action de la mémoire.
v. 11.
Succéder
Signifie aussi, Réussir.
v. 237.
Succès
Réussite, issue d’une affaire. Il se dit en bonne et en mauvaise part.
v. 355.
Supposer
Signifie aussi, Mettre une chose à la place d’une autre par fraude et tromperie.
v. 119.
Surmonter
Se dit figurément en choses morales, et signifie, Vaincre, avoir avantage sur quelqu’un.
v. 155, 786, 853.
Témoigner
S'ouvrir, faire connaître son sentiment.
v. 634.
Tenter
Signifie aussi, Exciter, induire quelqu’un à faire du mal.
v. 191.
Tissure
Art et manière de faire le tissu, se dit aussi figurément d’un discours, d’un ouvrage.
v. 1297.
Tonnerre
Signifie quelquefois le carreau de la foudre. Celui qui lance le tonnerre, c’est à dire, Dieu.
v. 244.
Tortu
Qui n’est pas en droite ligne.
v. 245.
Transport
Agitation de l’âme par la violence des passions.
v. 17.
Travail
Souffrance endurée, torture, peine.
v. 263.
Le plus souvent au pluriel, se dit des actions, de la vie d’une personne, et particulièrement des gens héroïques.
Traverse
Signifie un obstacle à la réussite des affaires qu’on entreprend.
v. 587.
Traverser
Signifie figurément en Morale, Faire obstacle, opposition, apporter de l’empêchement.
v. 978.
Vision
Est aussi une chimère, un spectre, une image que la peur ou la folie font naître dans notre imagination.
v. 295.
Vite
Leger, prompt à la course.
v. 1449.

 

Bibliographie §

Les sources §

Guérin de Bouscal §

La trilogie comique adaptée de Cervantès §
  • Dom Quixote de la Manche, Comédie, Paris, Quinet, 1639 ; éd. Daniela Dalla Valle et Amédée Carriat, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1979.
  • Dom Quichot de la Manche, Comédie, Seconde Partie, Paris, Sommaville, 1640, éd. fac-similé Marie-Lyne Akhamlich, Toulouse, Université Toulouse-Le Mirail, 1986.
  • Le Gouvernement de Sanche Pansa, Comédie, Paris, Sommaville & Courbé, 1642 ; éd. C. E. J. Caldicott, Genève, Droz, 1981.
Œuvres mentionnées §
  • La Mort de Brute et de Porcie, ou La Vengeance de la mort de César, Tragédie, Paris, Quinet, 1637.
  • Le Fils désavoué, ou Le Jugement de Théodoric, roi d’Italie, Tragi-comédie, Paris, Sommaville, 1642.

Textes contemporains §

  • Cervantès Saavedra, Miguel de, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. César Oudin, 1614 ; éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2010.
  • Cervantès Saavedra, Miguel de, Seconde Partie de l’Ingénieux Chevalier Don Quichotte de la Manche par Miguel de Cervantès Saavedra, auteur de la première partie, trad. François de Rosset, 1618 ; éd. Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2010.
  • Cervantès Saavedra, Miguel de, Nouvelles exemplaires, trad. François de Rosset, 1616.
  • Pichou, Les Folies de Cardenio, Tragi-comédie, Paris, Targa, 1630 ; éd. Jean-Pierre Leroy, Genève, Droz, 1989.

Instruments de travail §

Dictionnaires §

  • Académie Française, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
  • Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
  • Huguet, E., Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, H. Champion (puis Didier), 1925-1967 (7 vol.).
  • Richelet, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).

Bibliographie §

  • Klapp-Lhermann, Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann, vol. 1990-2010.

Grammaire §

  • Fournier, Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.

Bibliographie matérielle §

  • Riffaud, Alain, La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, Genève, Droz, 2007.
  • Riffaud, Alain, Répertoire du théâtre français imprimé, Genève, Droz, 2009.
  • Riffaud, Alain, Archéologie du livre français moderne, Genève, Droz, 2011.

Travaux critiques §

Histoire littéraire du XVIIe siècle §

  • Bardon, Maurice, « Don Quichotte » en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (1605-1815), Paris, H. Champion, 1931.
  • Cioranescu, Alexandre, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983.

Travaux sur le théâtre du XVIIe siècle §

  • Baby, Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2002.
  • Forestier, Georges, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1981.
  • Forestier, Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
  • Guichemerre, Roger, La Comédie avant Molière 1640-1660, Paris, Armand Colin, 1972.
  • Lancaster, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.).
  • Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950.

Travaux sur la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal §

  • Akhamlich, Marie-Lyne, « Adaptation théâtrale de Don Quichotte de Cervantès par Guyon Guérin de Bouscal », Cahiers de littérature du XVIIe siècle, no 5, 1983, p. 33-43.
  • Couderc, Christophe, « Don Quichotte et Sanche sur la scène française (XVIIe et XVIIIe siècles) », Mélanges de la Casa de Vélazquez [en ligne], 37-2, 2007, mis en ligne le 11/10/2010. URL : http://mcv.revues.org/1655/
  • Dalla Valle, Daniela, « Don Quichotte et Sancho dans la France de Louis XIII. La trilogie comique de Guérin de Bouscal », Revue de littérature comparée, no 4, oct.-déc. 1979, p. 432-462.
  • Dalla Valle, Daniela, « Sancho Pança gouverneur : de Cervantès à Guérin de Bouscal et à Dancourt », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 48, 1996, p. 185-203.
  • Mazouer, Charles, « L’illusion dans la trilogie dramatique de Guérin de Bouscal », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, nº 48, 1996, p. 165-184.