LA JOUEUSE DUPÉE
OU L’INTRIGUE DES ACADÉMIES
COMÉDIE

M. DC LXIV.

par Jean de La Forge

NOTICE SUR J. DE LA FORGE de Victor FOURNEL (1875) §

On manque de renseignements précis sur J. de la Forge, l’auteur de la Joueuse dupée. Nous ne connaissons à peu près de lui que ses ouvrages, et ceux-là ne sont pas nombreux puisqu’ils ne comprennent que cette petite comédie, et le Cercle des femmes savantes, dialogue en vers héroïques, qu’il avait publié l’année précédente. Le Cercle des femmes savantes (Paris, P. Trabouillet, CG3, in-12) est un document précieux pour l’histoire de la société polie. La clef qui le termine donne les noms de soixante-sept savantes dont il y est question sous des noms empruntés et sous une forme élogieuse. C’est un véritable supplément au Grand Dictionnaire de Somaize. Il est dédié à la comtesse de Fiesque, nommée l’illustre Axiamire dans le cours de l’ouvrage, et qui était une célébrité du monde précieux. Jean de la Forge se rattachait probablement lui-même à cette société : il y tenait du moins par ses goûts et par ses protecteurs, sinon par des relations directes, car il n’est même pas mentionné dans le Grand Dictionnaire de Somaize.

La Joueuse dupée, ou l’intrigue des Académies, en un acte en vers, dédiée à M. le marquis Dubois (Paris, A. de Sommaville, 1664, in-12), appartient encore presque autant au genre du dialogue pur et simple qu’à celui de la comédie proprement dite. Elle fut cependant, selon le Dictionnaire manuscrit de H. Duval, jouée sur le théâtre du Marais au mois de juin 1664. Clidamant est amoureux de Cléonice, fille de la joueuse Uranie craignant de ne pouvoir l’obtenir de la volonté de ses parents ; il use d’adresse, et l’enlève pendant une partie qu’engage avec sa mère un faux marquis de ses amis, joueur de profession. Le père, qui les rencontre au moment ou ils prennent la fuite, les ramène et le mariage est décidé. Voilà toute l’intrigue, qui n’a pas du coûter un grand effort d’imagination à l’auteur. Elle n’a même point de situation, à proprement parler, et elle est tout entière dans les conversations des personnages. On y rencontre encore une précieuse, mais dont le rôle est très effacé, et J. de la Forge y a lancé contre Molière un ou deux traits émoussés et timides, telum imbelle sine ictu.

La Joueuse dupée est généralement d’une versification lâche, d’un style mou, négligé, parfois incorrect, supérieur pourtant à celle de quelques écrivains souvent joués alors et particulièrement sur la scène du Marais. Tout l’intérêt en git dans les renseignements qu’elle nous donne sur le jeu à cette époque, sur le développement extraordinaire qu’avait pris, même parmi les femmes, la passion des cartes et des dés, sur les moeurs et habitudes des joueurs et sur les tricheries usitées parmi la plupart d’entre eux, que le marquis vient raconter cyniquement sur la scène comme une chose toute naturelle. Ces divers points seront éclaircies et complétés par les notes.

La pièce est fondée sur l’usage ou étaient certains maîtres ou certaines maîtresses de maisons de tenir en quelque sorte chez eux Académie ouverte de jeu. La passion du jeu avait pris et devait prendre jusqu’à la fin du règne, même sous la Régence, des développements dont rien aujourd’hui ne peut donner une idée. Les Académies publiques contre lesquelles La Bruyère s’est élevé si rigoureusement quelques années plus tard, ne suffisaient plus à cette frénésie dont la cour donnait le premier exemple des particuliers ouvraient directement, ou sous le couvert de leur livrée, des maisons de jeu dans leurs hôtels, et ces particuliers étaient souvent de grands seigneurs, des hommes revêtus des premières charges de la cour, comme Livry, le duc d’Antin, le grand écuyer; plus souvent encore des femmes dont quelques-unes appartenaient aux plus hautes classes. Ces joueuses et ces joueurs enragés y cherchaient non-seulement la satisfaction de leur goût, mais un profit, un bénéfice particulier, directement ou indirectement prélevé sur les habitués, comme J. de la Forge le fait d’ailleurs entendre dans sa première scène.

La Flavie des femmes coquettes (1670), de Raymond Poisson,

Donne de grands cadeaux, fait la grande joueuse

En tient Académie,

et l’on voit sa maison hantée par des pipeurs à qui son mari est obligé dé faire rendre gorge. Dans sa satire X, Boileau n’a pas oublié ce type de la joueuse :

Chez elle en ces emplois l’aube du lendemain

Souvent la trouve encor les cartes à la main

Alors, pour se coucher,les quittant, non sans peine,

Elle plaint le malheur de la nature humaine,

Qui veut qu’en un sommeil où tout s’ensevelit

Tant d’heures sans jouer se consument au lit.

Toutefois en partant la troupe la console

Et d’un prochain retour chacun donne parole.

Brossette nous apprend en note que ce portrait de la joueuse à été fait d’après nature sur Madame X....

L’auteur des "Conversations morales sur le jeu" (1685) parle aussi des dames qui donnent à jouer, "car, ajoute-il, ce sont elles particulièrement qui se piquent de recevoir bien le monde" et il nous apprend qu’elles faisaient payer les cartes un peu plus cher que dans les brelans proprement dits, qu’elles recevaient chez elles toutes sortes de personnes, se contentant de savoir leur nom, ou pourvu qu’elles fussent amenées par un habitué ; qu’on y perdait des sommes excessives, que leurs maisons servaient de lieux d’entrevue, etc. (p. 251-3).

La comédie, la satire, les moralistes de l’époque reviennent sans cesse à ce fléau [1]. La police avait l’oeil ouvert sur tous ces établissements publics et privés ; elle les surveillait de son mieux, elle en ordonnait souvent la fermeture. Le roi était obligé d’intervenir pour arrêter cette industrie exercée sans honte par des gens de qualité. En 1678, Colbert écrit de sa part à La Reynie de faire prévenir le prince d’Harcourt et le prince de Monaco qu’ils doivent veiller à ce qu’on n’établisse pas de jeu dans leurs hôtels à l’abri de leurs livrées. Un peu plus tard, Seignelay commande au lieutenant général de faire assigner les dames de Fleurs et de Caligny à la police pour avoir donné à jouer, en les avertissant qu’elles seront condamnées a la rigueur si elles recommencent. [2]

Malgré toutes les précautions et toutes les ordonnances de police, le même état de choses persista opiniâtrement on vit même des poètes s’en mêler et, comme Palaprat,

Donner aux Muses le matin

Et l’après-dinée aux joueuses. [3]

La mort de Louis XIV n’y changea rien, ou plutôt la Régence donna encore un nouvel essor à cet usage. On jouait publiquement dans l’hôtel du duc de Tresmes, gouverneur de Paris, et chacun y pouvait aller tenter la fortune, soit aux dés soit à l’ombre, au pharaon, au lansquenet, au trictrac, car chacun de ces jeux avait ses salles particulières. C’est le comédien Poisson qui était à la tête de cette entreprise, moyennant un loyer de mille livres par mois au duc de Tresmes. En 1722, on permit également à Blouin, intendant de Versailles, d’avoir chez lui une assemblée de jeu. "Quelques gens de condition, écrit Nemeitz au commencent du siècle suivant dans son "Séjour de Paris" [4] n’ont pas honte de tenir de telles assemblées dans leurs maisons. De mon temps il y en avait chez l’Envoyé de Gênes et dans l’Hôtel du prince Ragotzy au faubourg Saint-Germain, comme ayant de la cour la permission de tenir chez eux table pour les jeux de hasard, d’autant qu’ils sont permis aux ministres et aux princes étrangers, pendant qu’ils sont défendus absolument aux sujets du roi."

Nous nous sommes laissés entraîner bien au delà de l’époque de cette pièce. Revenons à l’ouvrage de J. de la Forge. S’il n’a pas une grande valeur littéraire, on reconnaîtra sans doute qu’il n’est pas sans une certaine importance historique en prenant le mot dans son sens le plus large, et que sa rareté, comme la curiosité des renseignements qu’il donne, pouvait lui mériter d’être reproduit dans ce recueil.

1. Voir Brillon, "Le Théophraste moderne" (1699), ch. du Jeu ; Dancourt, la Désolation des joueuses, 1687, et la Déroute du Pharaon, etc.

2. Correspondance adminstrative de Louis XIV, t II, p. 563, 572.

3. Voir les deux pièces de Palaprat : À M. de la Chapelle, pour le prier de prévenir M. d’Argenson en ma faveur sur un jeu qui était chez moi. - Au comte de Maurepas, sur ce que Mgr de Pontchartrain m’avait fait ordonner... de faire cesser mon jeu (1698).

4. Traduction française, 1727, t. I, p.200.

PERSONNAGES. §

  • CLIDAMANT, amant de Cléonice.
  • TURLUPIN, valet de Clidamant.
  • LE MARQUIS, joueur.
  • URANIE, joueuse.
  • CLÉONICE, fille d’Uranie.
  • LISETTE, suivante.
  • POLIXÈNE, précieuse.
  • VALÈRE, père de Cléonice.
La scène est à Paris.

SCÈNE PREMIÈRE. Lisette, Clidamant, Turlupin. §

LISETTE.

Dans une heure, monsieur, vous verrez ma maîtresse ;
Mais il faut accorder ce temps à sa paresse,
Et lui permettre au moins de se faire coiffer.

TURLUPIN.

1
Que diable ! Ta maîtresse est longue à s’attifer !

CLIDAMANT.

5 C’est se moquer du monde, et sans doute Uranie
Ne se ressouvient pas qu’elle attend compagnie.
Pour avoir le plaisir d’être longtemps au jeu,
Elle m’avait promis de se presser un peu
Cependant il est tard.

LISETTE.

Je n’y saurais que faire
10 Aussi bien comme vous j’en suis toute en colère.
Mais, dût-on enrager, je le donne au plus fin,
Quand on se couche au jour, de se lever matin.
Je ne m’étonne pas, après un tel supplice,
D’où naissent sur mon teint ces marques de jaunisse.
15 Et si, devenant maigre à vous faire pitié,
2
Il me faut étrecir mon corset de moitié.
Dieu merci, nous faisons un assez beau ménage
Mais je veux bien mourir si j’y suis davantage
C’est trop en endurer, ma constance est à bout
20 N’avoir point de repos, ne dormir point du tout,
Sans oser dire un mot, souffrir un froid extrême,
En dépit de ses dents jeûner plus d’un carême
3
Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour,
Vous en êtes témoin, grâce à vôtre amour
25 Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous voyez la dame
Passer toutes les nuits sans voir ni feu ni flamme.
Être dans une chambre à croquer le marmot,
Ne trouver au matin ni marmite, ni pot,
C’est pour être joyeuse et devenir bien grasse
30 Se mette qui voudra dans ma chienne de place,
Qu’une autre que Lisette y serve de jouet :
Si j’y demeure plus, je veux avoir le fouet.

TURLUPIN.

4
Bon, bon, pousse toujours, et pestons de plus belle
C’est ici que le jeu ne vaut pas la chandelle,
35 Monsieur, et l’on nous doit passer pour vrais filous,
À nous voir chaque nuit courir comme des fous.
Cependant que Monsieur ou que Madame joue,
Nous sommes à trembler les pieds dedans la boue,
Et de mille accidents incessamment surpris,
40 Nous avons belle peur en faisant les esprits
Tantôt quelque présent descendu des gouttières,
5
Tantôt quelques archers ou traîneurs de rapières,
Tantôt le vent, la pluie, et cent mille autres maux,
Tombent sur notre tête, et chargent notre dos.
45 Jugez après cela si la fine Lisette
6
A raison de songer à plier sa toilette.

CLIDAMANT.

Mais elle ne dit pas ce que le jeu lui vaut,
Et que les...

LISETTE.

Il est vrai car le gain monte haut
7
Les doubles maltoutiers, avec leur monopole,
8
50 Empêchent à présent qu’on ne gagne une obole.
N’enragerait-on pas de voir que ces filous
Ont voulu rehausser les cartes de deux sous ?
Je ne suis pas ici la seule qui murmure ;
Personne n’est exempt de leur maudite usure,
55 Et je pense qu’un jour on les verra, les gueux,
Enchérir sur les choux et tondre sur les oeufs.
S’ils étaient tous pendus que j’en aurais de joie !

CLIDAMANT.

Eh bien, pour t’apaiser reçois cette monnaie.

LISETTE.

Ah ce que j’en disais n’était pas pour cela
60 Dieu m’en garde, Monsieur, d’avoir ce dessein-là
Je suis...

CLIDAMANT.

Sans compliment, prends ces écus pour gage
D’en recevoir bientôt douze fois davantage.

LISETTE.

Non, non.

TURLUPIN, à Clidamant.

Vous vous moquez, elle ne prendra rien ;
Je la connais, Monsieur, elle est fille de bien.

LISETTE.

65 Voyez-vous ce railleur ! Fait-il pas beau l’entendre !
Pour te faire dépit exprès je les veux prendre :
Regarde.

CLIDAMANT.

C’est bien fait ; mais, Lisette, à ton tour
Tu peux...

LISETTE.

Je vous entends, aider à votre amour
Attendez un moment, je vais trouver la fille ;
70 Il faut prendre le temps que sa mère s’habille.

CLIDAMANT.

Je te suis obligé, mais au moins dis-lui bien...

LISETTE.

Faites votre métier, et je ferai le mien.

SCÈNE I.. Clidamant, Turlupin. §

CLIDAMANT.

Tu rêves, Turlupin ; d’où vient cette surprise ?

TURLUPIN.

Si je parais surpris, c’est de votre sottise.
75 Continuez ainsi, vous ne savez pas mal
Prendre le grand chemin qui mène à l’hôpital.
9
Il ne vous manque plus qu’à porter la besace ;
Vous serez gueux parfait. Eh ! Mon maître, de grâce,
Croyez votre valet, et vous croirez un fou :
80 Si vous jouez encor, nous n’aurons pas un sou,
Et le jeu....

CLIDAMANT.

Que veux-tu, j’adore Cléonice,
Et n’ai qu’un seul moyen d’apaiser mon supplice :
Uranie est joueuse ; il faut, par mon malheur,
Ou ne point voir sa fille, ou flatter son humeur.
85 Pour plaire à mon amour, je ferais davantage.

TURLUPIN.

Mais vous ne dites pas que Turlupin enrage,
Et que dans mon pourpoint je crève de dépit
De ce que bien souvent notre ventre en pâtit.
Il est bien employé si l’on vous prend pour dupe ;
90 Vous avez de l’amour pour un moule de jupe,
10
Et vos gens cependant, avec vos carolus,
Prennent pour eux la belle et vous donnent du flux.
Je vous l’ai déjà dit, et vous le dis encore,
11
Que l’on vous croit céans une franche pécore,
95 Et que, vous érigeant en galant tout nouveau,
12
Vous êtes bonnement leur valet de carreau :
Témoin le grand miroir, attaché par derrière,
Qui pour voir votre jeu leur servait de lumière,
Et dont la fine dame, habile à vous tromper,
100 Se faisait un moyen à vous mieux attraper ;
Témoin ce diamant qu’ils avaient pour indice,
Quand ils vous ballottaient avec leur artifice,
Et dont les as, marqués par un adroit complot,
13
Vous rendaient en un coup pic, repic et capot ;
14
105 Témoin ces tours de main, dont la carte battue
Avec subtilité s’ôtait à votre vue,
Qui changeaient les écarts, et qui plus d’une fois
Vous ont fait régaler d’un franc pâté de Rois,
Témoin ce coup du hoc où, de ma connaissance,
15
110 De trois marques et plus on haussa la séquence ,
16
Et les adroits joueurs, empochant le teston,
Sur votre argent défunt firent un beau fredon.
Témoin ce coup enfin, à la dernière fête,
17
Où votre sot amour vous fit faire la bête,
115 Et par une renonce habilement surpris,
Vous laissâtes manger le chat à la souris.

CLIDAMANT.

De ces avis en vain ne me romps plus la tête,
J’ai su tous leurs détours.

TURLUPIN.

Vous en êtes plus bête
De souffrir que la poule attrape le renard,
120 Et de laisser toujours votre argent à l’écart.

CLIDAMANT.

Mais tu risques toi-même, et perds ainsi qu’un autre.

TURLUPIN.

Eh oui, de par le diable ! Il y va trop du nôtre,
Et je me suis si bien avec vous contrefait,
Que je n’en sais que trop pour y perdre mon fait.

CLIDAMANT.

125 Va, va, dans peu de temps nous aurons la revanche :
J’ai pour les abuser un marquis dans ma manche.

TURLUPIN.

Obligez-moi, Monsieur, de me dire entre nous.
Depuis quand les marquis sont devenus filous.

CLIDAMANT.

C’est un de ces marquis si connus au théâtre,
130 De la façon desquels le peuple est idolâtre,
Et qui couvrent leurs noms d’un noble marquisat
Pour attraper la dupe, et se moquer du fat.
La mode dans Paris en est toute commune.
Ils savent par adresse attirer la fortune ;
135 Le jeu les entretient, et la plupart du temps...

TURLUPIN.

Diable ! Que ces marquis sont de subtiles gens !
De nous emmarquiser mon désir est extrême.

CLIDAMANT.

Mais il faudrait avoir une intrigue de même,
Être sûr des marchands et de tout leur crédit,
140 Mentir adroitement, railler avec esprit,
Des cartes et des dés connaître tous les pièges,
Parler à tous moments de combats et de sièges,
Savoir entretenir et Bacchus et l’Amour,
Hanter l’Académie, et paraître à la Cour.
145 Je deviendrais marquis aussi bien comme un autre,
Si le nom suffisait. Mais j’aperçois le nôtre.

SCÈNE III. Claidamant, Le Marquis, Turlupin. §

CLIDAMANT.

Eh bien, mon cher marquis, que dit-on à la cour ?
N’as-tu point découvert quelque nouvel amour ?
Tu me sembles joyeux comment va la satire ?
150 Parle.

LE MARQUIS, riant de toute sa force.

Je n’en puis plus, cousin, laisse moi rire.

CLIDAMANT.

Mais quel est le sujet qui t’y convie ainsi ?

LE MARQUIS.

Je vais te le conter, mais ris en donc aussi.

CLIDAMANT.

On ne rit pas de même à la moindre parole,
Sans avoir...

LE MARQUIS.

Ah ! Parbleu, cet accident est drôle !
155 Je veux être pendu si le tour n’est divin,
18
Jamais Italien n’en a fait un plus fin,
Et je veux dès demain que Molière le joue.

CLIDAMANT.

Qu’il le joue ?

LE MARQUIS.

19
Oui, mornon et de plus qu’on le loue.

CLIDAMANT.

Mais en si peu de temps peut-on venir à bout ?...

CLIDAMANT.

20
160 Les personnes d’esprit en un moment font tout :
N’as-tu point remarqué L’Impromptu de Versailles ?

CLIDAMANT.

Fort bien, et c’est ce nom qui fait que l’on le raille

LE MARQUIS.

Oui, ceux qui ne l’ont vu que les dernières fois ;
Mais quand il me le lut, il n’avait que six mois.

CLIDAMANT.

165 Je le crois, mais enfin ne veux-tu pas me dire ?...

LE MARQUIS.

Mais encore une fois promets-moi donc d’en rire.

CLIDAMANT.

Soit, je te le promets.

LE MARQUIS.

Le tour est délicat
Sache que j’ai dupé le maître du hoccat.

CLIDAMANT.

Ce maître toutefois passe pour un fin homme.

LE MARQUIS.

170 Je l’ai trompé pourtant, et d’une bonne somme,
De quarante louis, dont tu serais ravi ;
Mais apprends le moyen dont je me suis servi.
Tu sais que dans ce jeu chacun tire une boule,
Et que sur trente points toute l’affaire roule.
175 On place son argent, mais souvent sans succès,
Si l’on ne sait le point qui doit venir après ;
Aussi, pour en sortir avecque plus d’adresse,
J’ai voulu de ma main employer la souplesse,
Et lier à mon bras un cercle de fer-blanc.
180 On m’est venu prier de tirer en mon rang ;
Moi, d’un air dédaigneux, maudissant la fortune,
J’ai pris adroitement deux boules au lieu d’une,
La première en ma manche et l’autre dans ma main ;
Mais, afin de pouvoir achever mon dessein,
185 Un ami du billet a pris la connaissance,
Et de peur que le maître en eut quelque apparence,
Il m’a rendu mon vol que par un second tour,
J’ai feint de retirer et laisser voir au jour :
Ainsi certain du coup, lui-même, sans rien dire,
190 A su couvrir le point que je devais produire,
Et le banquier surpris, témoignant sa douleur,
A cru que le hasard avait fait son malheur.
Alors, l’esprit joyeux d’une telle victoire,
J’ai quitté le hoccat en demandant à boire,
195 Et laissant mon second après un gain si doux,
Je suis venu, sur l’heure, à notre rendez-vous.

CLIDAMANT.

L’accident est heureux.

LE MARQUIS.

Nous n’en avons point d’autres
On ne fait point de tours comparables aux nôtres,
Et je veux en ami t’en décrire encore un,
200 Que tu confesseras n’être pas du commun.
Pour jouer l’autre jour, ne rencontrant personne,
Il me vint en l’esprit d’aller voir la baronne.

CLIDAMANT.

La baronne ! Un tel nom doit me rendre surpris
21
Il n’est plus de baronne à présent dans Paris.

LE MARQUIS.

205 C’est la joueuse Aglante ; elle est demi marquise,
Mais je me moque d’elle, et je la baronnise
Et ne puis endurer qu’elle ose devant moi
Se vanter qu’aux plus fins elle fera la loi.
22
Par hasard au piquet ayant perdu contre elle,
210 Le gain, quoique petit, lui troubla la cervelle,
Et présumant tenir son homme dans un sac,
23
Elle me proposa le jeu du tric-trac ;
Je l’accepte, et d’abord je vois qu’elle s’amuse
Au Janot vétilleux qu’elle croit une ruse,
215 Et ne s’aperçoit pas que, pour l’entretenir,
À ses cases d’en haut elle ne peut fournir.
Ce mauvais coup d’essai me donna l’espérance
De profiter bientôt de son peu de science,
Et dès les premiers coups abattant tout mon bois,
220 En dépit de son Jan, je prends mon coin bourgeois ;
L’injuste opinion d’être la plus habile
L’empêche d’aviser aux bandes que j’enfile,
Lorsque, par un malheur, je frappe dans son jeu
Et la case du diable et celle du milieu.
225 Elle, honteuse alors de se voir découverte,
À force de caser, croit réparer sa perte ;
Mais pour l’en empêcher, prévoyant l’accident,
Je frotte par dessous mes dés de vif argent.
24
C’est en vain désormais qu’elle use de fallace
230 Remuant le cornet d’une façon mollasse,
Et rompant de la main tous ses coups à propos,
Je demeure fixé dans mes coins de repos.
Autrefois le mari conseillait à sa femme,
Mais j’étais seul alors avec la bonne dame,
235 Et je pris tant de peine à gagner mon argent
Que, malgré ses efforts, je vous fis mon grand Jan
25
Surprise d’un seul coup, elle maudit ma chance,
Et pense m’attraper au Jan de récompense ;
Mais ces soins sont perdus, et ne m’empêchent pas
26
240 De la matter une heure avec mes ambesas,
Il arriva pourtant que, par une bévue,
Je retombai deux fois sur Margot la fendue,
Et par deux fois encor dessus Jan qui ne peut ,
Car un homme en ce jeu ne fait pas ce qu’il veut.
245 Mais enfin, dans la peur de perdre ses pistoles,
Elle même se brouille, et me fait vingt écoles ;
Et moi, pour la réduire avançant mon retour.
Je fournis ma carrière et j’achevai mon tour.

CLIDAMANT.

C’est avoir en jouant une adresse infinie.
250 Prends garde toutefois aux fourbes d’Uranie :
Elle est fine.

LE MARQUIS.

Va, va, ne t’en afflige point :
Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point ;
Nous savons au besoin comment il s’y faut prendre.
Mais la voici qui vient.

SCÈNE IV. Uranie, Clidamant, Le Marquis, Cléonice, Lisette, Turlupin. §

URANIE.

Je vous ai fait attendre,
255 Et de quelque paresse on me doit accuser ;
Mais de toute la nuit je n’ai pu reposer :
Je l’ai passée entière avec un mal de tête.
À jouer toutefois je n’en suis pas moins prête.

CLIDAMANT.

Vous gagnâtes hier sans doute ?

URANIE.

Nullement
260 Je perdis vingt louis presque dans un moment.

CLIDAMANT.

Et Phénice ?

URANIE.

Ah, mon Dieu, la vilaine joueuse !
Avec de tels esprits que je suis malheureuse !
Eh quoi ! Tricher toujours, et sans cesse crier,
Quand on perd une maille, ou qu’on gagne un denier !
265 Je n’ai jamais connu chicaneuse pareille.

TURLUPIN, à Lisette.

N’avais-tu point aussi la puce dans l’oreille,
Lisette, cette nuit ?

LISETTE.

Moi ? Pour qui me prends-tu,
Insolent ?

TURLUPIN.

Je te crois un monstre de vertu ;
Mais un sommeil trop long n’est, ma foi, rien qui vaille,
270 J’en juge par moi-même, et je te vois de taille
À mériter assez cette innocent soupçon :
Aux filles comme toi le dormir n’est pas bon.

LISETTE.

Mais je me lasse enfin de souffrir tes injures.

TURLUPIN.

Mais il n’est pas aisé de forcer vos natures,
275 Et j’en sais plus de vingt d’un honnête maintien
Qui dorment beaucoup plus qu’elles ne voudraient bien.

LE MARQUIS, à Uranie.

Il est vrai que ces gens sont fâcheux dans le monde.

URANIE.

Ah ! Ne me parlez point d’aucun joueur qui gronde,
Et qui, sitôt qu’un autre est plus heureux que lui,
280 Peste, jure, se fâche, et montre de l’ennui.

LE MARQUIS, à Uranie.

Leur malheur cependant ne vient que de leur crainte :
Tout le monde chez eux est soupçonné de feinte ;
Ils tremblent à tous coups, et craignent d’échouer.

URANIE.

Mais s’ils ont peur de perdre, il ne faut pas jouer.
27
285 À quoi bon dans le jeu montrer leur vilenie ?
Ce n’est pas là l’humeur de la pauvre Uranie
La perte ni le gain, le bien ni le malheur,
Ne sont pas assez forts pour changer sa froideur ;
Elle sait en user avec plus de franchise,
290 Et l’on m’enlèverait jusques à ma chemise,
Que je ne dirais pas un seul mot de courroux.

CLIDAMANT, bas à Cléonice.

Quoi, Madame, mes soins n’obtiendront rien de vous ?
Vous serez insensible à ma cruelle peine,
Et vous me haïrez !

CLÉONICE.

Non, je n’ai point de haine,
295 J’estime vos vertus ; mais...

CLIDAMANT, bas à Cléonice.

Ah ! N’achevez pas :
Ce fâcheux "mais" pourrait me coûter un "hélas".

LE MARQUIS, à Uranie.

Ne nous accusez point dans le siècle où nous sommes,
Les femmes sont au jeu plus fortes que les hommes ;
En France, en Angleterre, en Espagne, et partout,
300 On les y voit toujours tenir le meilleur bout.
Les unes dans l’ardeur de plumer quelques dupes,
Savent mettre leur gain au-dessous de leurs jupes,
Et publient leur perte avec beaucoup de soins,
Afin que les joueurs les appréhendent moins ;
305 D’autres, joignant l’amour avecque leurs adresses,
Des pauvres idiots se rendent les maîtresses,
Et caressant des yeux leurs amoureux niais,
Reçoivent leurs écus, et ne payent jamais ;
D’autres enfin, dont l’art a besoin de complices,
310 Se mettent trois ensemble à former leurs malices,
Et trichent hardiment pour nous donner échec,
Dans l’espoir qu’à leur sexe on rendra du respect.

URANIE.

Je confesse entre nous qu’il en est quelques-unes
Dont les subtilités ne sont pas trop communes ;
315 Mais nous perdons le temps au lieu de l’employer,
Et je réussis mal à vous désennuyer.
Ces vers haut.
Des cartes, des jetons, des fauteuils, une table !
Lequel de tous les jeux vous semble plus aimable ?
Nommez-le, car enfin nous sommes ici trois,
320 Et nous pouvons choisir.

CLIDAMANT.

Quant à moi, cette fois,
D’en être dispensé je demande la grâce ;
Mais notre cher marquis occupera ma place.

UN LAQUAIS.

Une dame est là-bas qui demande à vous voir.

URANIE.

Ah ! Voilà notre fait, il faut la recevoir ;
325 Qu’on la fasse monter.

LE MARQUIS.

Au moins faites, Madame,
Que vos coups n’aillent point jusques dedans mon âme,
Que je sauve mon coeur, si je perds mon argent,
Et que...

URANIE.

Ne craignez rien, le péril n’est pas grand ;
Vous n’avez pas sujet de vous en mettre en peine,
330 Et mes yeux... Mais je vois l’illustre Polixène.

SCÈNE V. Uranie, Polixène, La Marquis, Clidamant, Cléonice, Lisette, Turlupin. §

URANIE.

Madame, quel bonheur me permet de vous voir ?

POLIXÈNE.

Je viens auprès de vous m’acquitter d’un devoir.

URANIE.

Vous me faites honneur. Que vous êtes bien mise !
Que votre tour est beau c’est un point de Venise.
335 Mais admirez, Marquis, que ces yeux sont charmants !

LE MARQUIS.

Ce sont de vrais soleils.

POLIXÈNE.

Trêve de compliments.
Votre civilité, ma chère m’assassine.

URANIE.

Je le dis franchement, votre grâce est divine.
Que ce corps est bien pris ! Je gage mille écus
340 Qu’il est du bon tailleur.

POLIXÈNE.

Mais n’en parlez donc plus.
J’ai fait une partie ; en serez-vous, ma bonne ?

URANIE.

Si j’en serai ? Ce doute avec raison m’étonne :
Proposez hardiment, nous suivrons vos désirs.

POLIXÈNE.

Je vous promets au moins de sensibles plaisirs ;
345 Vous n’avez jamais eu de passe-temps semblable.

URANIE.

Il doit être charmant, s’il vous paraît aimable.

POLIXÈNE.

Vous en allez juger, et ces Messieurs aussi.

LE MARQUIS.

Volontiers.

POLIXÈNE.

Allons donc, mon carrosse est ici.

URANIE.

Où, Madame ?

POLIXÈNE.

28
À l’Hôtel, chercher la comédie.
350 Comment ! À ce seul nom vous semblez refroidie ?
29
Est-ce au Palais-Royal que vous voulez aller ?

URANIE.

Point du tout, c’est du jeu que j’entendais parler.

POLIXÈNE.

Du jeu, ma chère ? Hélas ! Quel abus est le vôtre !
Quoi, vous préféreriez ce passe-temps à l’autre !

URANIE.

355 Sans doute, et je n’en fais nulle difficulté
J’y trouve plus de gloire et plus de sûreté.
Toutes filles d’esprit, dont l’honneur est le maître,
Dans ces lieux de plaisir ne doivent point paraître,
Et quand elles y vont, j’en rabats la moitié,
360 Du moins.

POLIXÈNE.

Ah ! Sans mentir, vous me faites pitié !
Avec quels ignorants passez-vous votre vie,
Qui s’osent gendarmer contre la comédie,
Qui masquent ses beautés d’un voile si trompeur,
Et qui d’un jeu d’esprit vous font un point d’honneur ?
365 Ces lieux contre lesquels votre vertu tempête,
N’entretiennent nos coeurs que d’un plaisir honnête.
Ignorez-vous encor que, sans aucuns soupçons,
La femme la plus sage y trouve des leçons ;
Que si l’on ne se tient comme une vraie idole,
370 On ne peut s’empêcher d’y courir à l’école,
Et qu’il est sûr enfin que, dans ce dessein-là,
On en revient toujours plus contrit qu’on n’y va.

URANIE.

Je n’irai pourtant pas, m’offrît-on des empires.
On dit que le théâtre est rempli de satyres
375 Je les connais trop bien, et j’ai lu quelquefois
Que ces vilains forçaient les filles dans les bois.
De tous les animaux ces bouquins sont les pires.

POLIXÈNE.

Que vous êtes plaisante avecque vos satyres,
Et que vous tournez bien les choses à l’envers
380 Apprenez que ce sont des satires en vers,
Des écrits instructifs, où selon la matière,
Un chacun est drapé d’une aimable manière ;
Et, loin que notre sexe en doive être surpris,
C’est l’occupation de tous les beaux esprits
385 À la cour maintenant on ne voit autre chose ;
Chaque seigneur en est la matière ou la cause,
Et la mode est venue, au lieu de se louer,
Qu’il faut jouer un autre, ou se faire jouer.

URANIE.

Pensez-vous me gagner avecque votre mode ?

POLIXÈNE.

390 Mais quand on la méprise, on devient incommode,
Et de plus, quel plaisir, pour un malheureux jeu,
De ne sortir jamais des coins de notre feu ?
C’est à la comédie où l’on voit le beau monde,
Attiré par les vers d’une Muse féconde
395 Les savants de leur art y rencontrent les lois,
Et les Princes enfin y vont ouïr les rois.

LE MARQUIS.

Attaquez notre jeu par de meilleures causes :
Un esprit en jouant s’instruit de toutes choses ;
Aussi bien qu’au théâtre on y trouve des lois,
400 Et l’on y fait agir des Dames et des Rois.

POLIXÈNE.

Ce ne sont en effet que des figures mortes.

LE MARQUIS.

Non, mais on les anime en cent diverses sortes,
Et si je ne craignais de paraître ennuyeux,
Je pourrais aisément vous nommer mille jeux
405 La bête, le berlan, la ferme, la reale,
Le trente et un, la belle, avec l’impériale,
Le here, l’entre-lut, le trois, le lansquenet,
Le hoc, le reversis, la prime, le piquet,
La triomphe, le trut, le cubas, la chouette
410 Le jeu de Cupidon, de l’oie, et de gillette
Le double tric-trac, le hoccat, le billard,
Les dames, les échecs, la poule, le renard,
Le jeu des coins du monde et de toute la terre,
Les quatre fins de l’homme et celui de la guerre ,
415 Tant d’autres jeux encore où l’on n’est point assis.

URANIE.

Pour moi de tous ceux-là j’aime le reversis.

LE MARQUIS.

Que si vous prétendez disputer de noblesse,
Nos jeux sont descendus de l’ancienne Grèce.
Vous nous vantez en vain un Tespis aujourd’hui,
420 Cyrus joua longtemps au renard avant lui.
Les Lydiens alors inventèrent la poule.
Le grand jeu de la paume, où tant d’argent s’écoule,
Le fameux Galien nous est recommandé ;
Les Grecs étaient adroits à manier le dé,
425 Et si du grand César on croit le commentaire,
On jouait dans son camp au jardin militaire.

URANIE.

Cédez, cédez, Madame, après tant de raisons ;
Ne vous défendez point de ce que nous faisons
De jouer une fois accordez-nous la grâce.

POLIXÈNE.

430 Vous m’épargnerez donc?

URANIE.

Tout à fait. Prenons place.
Uranie, Polixène et le Marquis se mettent à jouer, tandis que les autres continuent à s’entretenir.

LISETTE, à Cléonice.

Enfin, voici te temps d’achever vos desseins :
Nos gens embarrassés ont les cartes aux mains ;
Consultez promptement ce que vous devez faire.

CLÉONICE.

Ah ! Que puis-je choisir sans l’aveu de mon père !
435 À quel parti me rendre en l’état où je suis ?

CLIDAMANT.

À celui qui peut seul apaiser nos ennuis.
Si jamais à l’amour votre coeur fut sensible,
Madame, sauvons-nous d’un état si terrible ;
Finissez nos malheurs en recevant ma foi.

CLÉONICE.

440 Mais après un tel coup que dira-t-on de moi ?
Qu’en pourra-t-on juger, si, perdant ma franchise,
Je souffre qu’en secret un amant me séduise ?

CLIDAMANT.

Quoi que puisse l’envie exciter contre vous,
On ne rougit jamais de suivre son époux,
445 Et je veux à vos yeux perdre cent fois la vie,
Si je pense jamais à forcer votre envie.

LISETTE.

Quoi ! Vous vous arrêtez à ce qu’en-dira-t-on,
Et vous doutez encore en cette occasion ?
Allez, contre ces bruits où le peuple s’abuse,
450 L’humeur de votre mère est une juste excuse,
Et l’on vous prisera, sachant qu’elle vous perd,
D’avoir mis au plutôt votre honneur à couvert.
Dans le fâcheux renom où je vois la famille,
Vous courez grand hasard de vivre et mourir fille,
455 Et vous ferez très bien, bon gré malgré ses dents,
De quitter vite un nom qui dure trop longtemps.

CLÉONICE.

Mais si dans le chemin nous rencontrons mon père ?

LISETTE.

Et qu’appréhendez-vous du vieillard débonnaire ?
Il aime trop la paix pour troubler vos amours.
460 Uranie au bonhomme a bien fait d’autres tours.

CLIDAMANT.

Vous voyez qu’en ce point tout s’accorde à ma flamme ;
Notre dessein est sûr. Partirons-nous, Madame ?

LISETTE.

Sortez, elle consent, puisqu’elle ne dit mot :
Avec vos compliments c’est trop faire le sot.
465 Nous allons demeurer pour faire bonne mine.
Cléonice et Clidamant sortent, et Lisette avec Turlupin demeurent, et se mettent au devant des joueuses, de peur qu’elles ne les voient sortir.

SCÈNE VI. Lisette, Turlupin, Uranie, Polixène, Le Marquis. §

TURLUPIN.

Je veux aussi jouer, ma petite badine.

LISETTE.

Tu crois donc m’apaiser après tes beaux discours ?

TURLUPIN.

Va, pardonne-les moi, je t’aimerai toujours :
Pour te mieux apaiser, je vais tendre la joue,
470 Frappe.

LISETTE.

Ne pense pas pour cela que je joue
Je suis trop offensée, et j’ai le coeur trop gros.

TURLUPIN.

Mais tu te fâches bien pour quatre pauvres mots.

LISETTE.

De tels mots en ce cas ne se peuvent entendre
Sans blesser notre honneur.

TURLUPIN.

Ce cas est donc bien tendre,
475 Et ton honneur aussi ?

URANIE, en jouant.

De l’esprit j’en ai peu ;
Mais je me pique au moins de jouer un beau jeu.
À l’aide, je me perds, quelle faute j’ai faite !

POLIXÈNE.

Cet impromptu n’est pas d’une joueuse adroite.

URANIE.

Ce terme me surpasse ; il est nouveau.

POLIXÈNE.

Fort peu
480 On en fait au théâtre, et l’on en fait au jeu,
Et les auteurs du temps, se mettant sur leurs gardes,
30
Se servent d’impromptus comme de hallebardes.

URANIE, au Marquis.

Ah ! Vous êtes pour nous un marquis trop adroit,
31
Et votre as appointé m’a prise au trébuchet.

LE MARQUIS.

485 Ne plaignez par si fort l’argent de votre bourse
De ce qu’un jeu vous ôte un autre est la ressource,
Et du sexe en cela l’avantage est si grand
Que l’on joue avec vous, et même sans argent.

TURLUPIN, à Lisette.

Puisqu’en vain à jouer je t’invite, Lisette,
490 Bonsoir et bonne nuit, je vais faire retraite
Mon séjour en ces lieux sent les coups de bâton.

LISETTE.

Non, demeure.

POLIXÈNE, tout haut.

Tout beau, laissez-là ce jeton ;
L’argent n’est pas à vous, n’usez point de surprise.

URANIE.

Comment ! Voilà ma carte, et c’est moi qui l’ai mise.

POLIXÈNE.

495 Nullement, c’est la mienne, et le coup est à moi,
J’en jure sur mon âme.

URANIE.

Et j’en jure ma foi.

LE MARQUIS.

Quoi, pour un quart d’écu vous entrez en bataille ?

TURLUPIN, à Lisette.

Lisette encore un coup, souffre que je m’en aille :
J’ai peur que jeu de chien ne vienne à jeu de chat.
500 En seras-tu bien mieux, dis-moi, si l’on me bat ?

LISETTE.

Arrête, malheureux.

POLIXÈNE.

Fi, fi, pour une femme,
Vous trichez trop.

URANIE.

C’est vous qui me fourbez, Madame.

LE MARQUIS.

Accordez-vous enfin, il est temps.

POLIXÈNE.

Mais aussi
J’ai gagné.

TURLUPIN, à Lisette.

Laisse-moi, mon amour, mon souci.

LISETTE.

505 Chien de poltron...

POLIXÈNE.

Voilà cette belle joueuse !

URANIE.

Je la suis plus que vous.

SCÈNE DERNIÈRE. Valère, Cléonice, Uranie, Clidamant, et le reste. §

VALÈRE, entrant à l’improviste, et tenant sa fille par la main.

Venez, venez, coureuse ;
Quand je vous ai trouvée, où, de grâce, alliez-vous,
Avec ce beau galant qui vous fait les yeux doux ?
Répondez, s’il vous plaît.

CLÉONICE.

Nous allions à la foire.

VALÈRE.

510 À la foire, bon Dieu !

CLÉONICE.

Vraiment oui.

VALÈRE.

Vraiment voire ?
Votre bonne maman vous l’avait-elle dit ?
Et vous qui n’avez rien que le jeu dans l’esprit,
Vous dont je veux en vain combattre la manie,
Parlez à votre tour, ô Madame Uranie ?
515 C’est ainsi que vos soins conservent mon honneur !
Vous laissez une fille avec un suborneur,
Et souffrez !...

URANIE, quittant son jeu.

Qu’est-ce donc ? Que me voulez-vous dire ?
Pensez-vous me railler ?

VALÈRE.

Oui, je parle pour rire !
J’ai grand tort, en effet, d’avoir aucun souci.

URANIE.

520 Mais votre fille enfin n’a point sorti d’ici ?

VALÈRE.

Eh non, non, j’extravague, et j’avais la berlue,
Quand je l’ai rencontrée au milieu de la rue !
Ah ! Joueuse fatale au repos de mes jours,
Que je suis las enfin d’endurer tous vos tours !
525 Que d’un pauvre mari l’aventure est cruelle,
32
Quand il est embâté d’une telle femelle,
Et que je suis niais de souffrir, par amour,
Qu’une femme s’occupe à jouer tout le jour !
Ce n’est donc pas assez, mes chères demoiselles
530 De perdre tant d’argent en jupes et dentelles ;
C’est peu de s’appauvrir pour votre chien de cou,
Si l’on ne vous permet de jouer votre sou !
Au lieu de vous tenir à vos propres affaires,
Vous y passez les jours avec les nuits entières,
535 Et Dieu sait à quel jeu vous jouez le plus fort,
Quand vous avez appris que le bonhomme dort.
Encore avec cela si j’avais patience,
Je pourrais dans mon mal témoigner ma constance ;
Mais, sitôt, que je pense à blâmer quelques jeux,
540 On me chante goguette, et l’on me saute aux yeux :
Le nom de fou, d’avare est la plus belle injure
Quand je veux m’emporter dans le moindre murmure,
Et si je me réserve un pauvre louis d’or,
Je crains de les contraindre à faire pis encor.

URANIE, à Cléonice.

545 Vous sortez donc ainsi sans le dire, Madame ?

VALÈRE.

Ne la querellez point, malencontreuse femme
De votre attachement c’est là l’indigne effet,
Et vous devez prévoir à tout ce qu’elle fait.
Elle n’aurait pas eu l’occasion si belle,
550 Si le jeu n’occupait toute votre cervelle,
Et vous auriez tâché d’éloigner un amant
De ce que l’on ne peut garder trop sûrement.
Mais, pour les damoiseaux le temps est trop commode :
Souffrir force galants, c’est se faire à la mode,
555 Et dans le monde un jour par l’usage vaincu,
On se reprochera de n’être pas cocu.

CLIDAMANT.

Quittez, quittez, Monsieur, cette colère extrême :
Je serai son époux.

VALÈRE.

Je l’entends bien de même,
Et je consens à voir cet assemblage heureux
33
560 D’une fille peu sage et d’un mari fort gueux.
Mais si vous l’emmenez, ne laissez pas sa mère :
Depuis un trop longtemps je cherche à m’en défaire,
Et je gagnerai trop si, pour finir mes maux,
Vous daignez me priver de ces deux animaux.
565 L’une perd tout mon bien, et l’autre est amoureuse ;
Cléonice est coquette, et sa mère est joueuse :
Je renonce à leur garde et, me laissant en paix,
Elles m’obligeront de ne me voir jamais.

CLÉONICE.

Ah ! Mon père, excusez un amour téméraire.

URANIE.

570 Laisse, laisse courir ce vieillard en colère ;
C’est un bonheur pour toi qu’il te donne un époux,
Et nous aurons le temps de calmer son courroux.

LISETTE.

Faut-il donc me résoudre à quitter Cléonice ?

TURLUPIN.

Non, non, si tu le veux, je t’offre mon service,
575 Mais à condition que tu ne joueras plus
Il suffit que je sois au nombre des cocus,
Sans que ma bourse encor, par un usage infâme,
Entretienne chez moi les galants de ma femme,
Et dès ce même jour je dégage ma foi,
580 Si tu prétends jouer avec d’autres que moi.