MOLIÈRE À TOULOUSE
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS LIBRES

M. DCC. LXXXVII. AVEC PERMISSION.

Par M. PELLET DESBARREAUX

PERMIS D’IMPRIMER §

J’ai lu, avec intérêt, la Pièce qui a pour titre ; MOLIÈRE A TOULOUSE, et je ne doute pas qu’elle ne soit accueillie du Public avec le plus grand plaisir. À Toulouse, le 8 Mars 1787.

DUROUX, Capitoul.

Permis d’imprimer, ce 21 Mars 1787. LARTIGUE, Juge-Mage.

À TOULOUSE ; Au Magasin général des Pièces de ThéÄtre ; Chez BROULHIET, Libraire, rue Saint-Rome.
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ÉPITRE DÉDICATOIRE §

À MA MÈRE.

C’EST sous vos auspices que doit paraître mon premier ouvrage. Jamais il ne sortira rien de ma plume dont la femme sensible qui m’a donné le jour puisse rougir ; ainsi je ne cherche, en vous dédiant ce coup d’essai, qu’à vous prouver que je conserverai jusqu’à la mort l’amour que vous m’avez inspiré pour la vertu.

Votre fils respectueux,

Hte. PELLET DESBARREAUX.
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PRÉFACE. §

C’est en 1646 que le célèbre Molière vint à Toulouse, muni d’un Privilège du Roi, pour y faire ses premières armes ; il se montra d’autant plus jaloux du suffrage des Toulousains, que les Arts qui fleurissaient déjà dans leur ville, naissaient seulement ailleurs. Je n’ai point prétendu mettre en action ce qui se passa exactement à cette époque ; mon intention a été seulement de rendre hommage à la mémoire de Molière, dans une ville où je n’ai de ressemblance avec ce grand homme, que le vif désir de mériter la bienveillance d’un Public aussi encourageant pour la timide médiocrité, que juste appréciateur de la perfection. Pour célébrer plus dignement la ville de Toulouse, j’aurais pu tirer un trait plus intéressant de son histoire, mais il aurait fallu prendre un vol plus élevé. Et quand j’aurais choisi une époque plus éclatante, qu’aurais-je pu dire aux Toulousains de plus flatteur, que de leur rappeler que c’est aux encouragements qu’ils donnèrent à ses premiers travaux, que la Nation est redevable du plus grand homme qui ait illustré la scène française ?

L’accueil qu’on a fait à ce faible essai m’a payé au centuple de mon travail. Je ne répondrai pas aux différentes observations de mes juges les plus sévères. Le rôle de Pirlon en a choqué quelques-uns, mais M. Goldoni m’en a fourni l’idée dans la pièce italienne, qui a pour titre : il Molière. J’ai cru pouvoir transporter sur notre théâtre un caractère dont Molière lui-même est le premier peintre, et qui le frappa tellement dans le monde, dès son aurore, qu’il vint enfin à bout de le démasquer dans son chef-d’œuvre du Tartuffe.

Quant aux dates, qui ne paraissent pas exactes a ceux qui y tiennent, le grand Corneille était déjà célèbre, que Molière était encore ignoré. Le Cid fut joué en 1636, et l’Étourdi ne le fut à Paris qu’en 1658. Je n’oublierai jamais l’indulgence du Public à mon égard, non plus que le zèle de mes camarades, qui ont joué dans la pièce ; je voudrais pouvoir donner à chacun d’eux le tribut d’éloges qui leur est dû, par les soins qu’ils ont mis à voiler mes défauts, mais comme j’avais prévu leurs efforts, ils doivent être bien sûrs de la durée de ma reconnaissance.

PERSONNAGES. §

  • MOLIÈRE. M. Dumege.
  • MADAME BÉJART, actrice de la troupe de Molière, Madame Fleury
  • MADEMOISELLE BRÉCOUR, actrice de la troupe de Molière, Mademoiselle Valville.
  • LAGRANGE, acteur de la troupe de Molière, Monsieur Clavareau.
  • MONSIEUR DE SAINT FIRMIN, Citoyen de Toulouse. M. Dalainville.
  • LE MARQUIS. Monsieur Fleury.
  • PIRLON, faux Devet, Italien de nation. M. Morin.
  • LESBIN, domestique de Molière. M. Chevalier.
La Scène est à Toulouse, dans l’appartement de Molière.

SCÈNE PREMIÈRE. Madeleine Béjart, Lagrange. §

MADAME BÉJART.

Savez-vous bien cher Lagrange, aujourd’hui,
Qu’avant que le Soleil commençât sa carrière,
Nous avons vu sortir Molière,
Et qu’il n’est point encor rentré chez lui ?

LAGRANGE.

5 Les Magistrats qu’il sollicite,
Ont peut-être en ce jour voulu le recevoir,
Ils ont dans tous les temps honoré le mérite ;
Molière serait-il éconduit sans espoir ?
Ses talents, il est vrai, ne paraissent encore
10 Que dans leur plus modeste éclat ;
Mais quoiqu’il soit, à leur aurore,
Je prédis qu’ils feront la gloire de l’État.

MADELEINE BÉJART.

Examinez pourtant quel destin est le nôtre,
Quels infatigables travaux !
15 Quel sort ! Molière eût pu s’en procurer un autre.
Courant de tréteaux en tréteaux
Nous promenant de foire en foire,
Portant partout un œil observateur,
Tous les jours il me dit qu’il court après la gloire ;
20 La gloire rarement conduit l’homme au bonheur.

LAGRANGE.

Ah ! Madame Béjart jugez mieux je vous prie
De ce que pour les arts l’État fait aujourd’hui ;
De notre entrepreneur si vous êtes l’amie,
Ne vous alarmez pas pour lui.
25 Si nous vivions encor dans ces temps d’ignorance,
Où les sots commandaient en France ;
Corneille eut été sans appui,
Mais voyez quelle différence !
Partout les Arts sont accueillis,
30 Leur règne à la fin recommence,
Et Molière ornera le siècle de Louis.

MADELEINE BÉJART.

Lagrange, avec plaisir j’en accepte l’augure.
Les obstacles pourtant qu’il trouve à chaque pas,
Ne sont pas ce qui me rassure.
35 À jouer en ces lieux s’il ne réussit pas,
À quel sort faut-il nous attendre ?
Comment faire éclater en un mot ce savoir,
Sur qui vous fondez notre espoir,
Si l’on fait en tous lieux refus de nous entendre ?

LAGRANGE.

40 Je me flatte plus que jamais ;
On lui fera sans doute un accueil agréable ;
Mais veuillez me promettre, en cas d’un plein succès,
Que vous me serez favorable,
Pour obtenir de Molière en ce jour,
45 La main de la beauté que j’aime ;
Que vous l’engagerez vous-même,
À vouloir en ces lieux couronner mon amour.

MADELEINE BÉJART.

Depuis assez longtemps, il vous a fait connaître
Quel intérêt il prend à la jeune Brécour ;
50 En la lui confiant son père le fit maître
De lui faire choix d’un état ;
S’il craint de faire une imprudence
En couronnant votre constance,
Pourriez-vous le blâmer d’être si délicat ?
55 Voyez à quels dangers le Théâtre abandonne,
Un jeune cœur à qui d’heureux talents,
Qu’avec plaisir chacun couronne,
Attirant un flatteur encens,
Et dont l’essaim qui l’environne
60 Colore ses discours pour enivrer ses sens.
Tant que le cœur se tait ; oui l’actrice sommeille
Dans un agréable repos,
Elle n’est point sensible aux séduisants propos
Dont on étourdit son oreille ;
65 Mais quand sentant les prix qu’on met à ses travaux,
Son amour propre enfin s’éveille,
Les galants lieux communs lui paraissent nouveaux ;
Elle écoute avec complaisance
L’hommage dangereux des papillons du jour,
70 Facile et sans expérience
Le plus flatteur pour elle a le moins de détour ;
Et souvent elle perd sa naïve innocence,
Pour ne pas voir que l’on encense
Sa vanité crédule et non pas son amour.
75 À vous unir si Molière recule,
C’est qu’il connaît ces revers dangereux,
Et veut, faisant s’il peut, le bonheur de tous deux,
La sauver d’un travers et vous d’un ridicule.

LAGRANGE.

Ainsi vous croyez qu’au bonheur
80 Dont peuvent jouir tous les hommes,
Dans l’état pénible où nous sommes,
Il faudra fermer notre cœur :
Parce que le vice sans cesse
Par notre organe est combattu,
85 Il faudra dans mon âme étouffer la tendresse,
Peut-être même encor rougir de la vertu.
Ah ! Madame Béjart, cette idée est affreuse,
Et de notre union détruirait tout l’accord.
Cette peinture douloureuse
90 Empoisonnerait notre sort.
Écartons à jamais ces images pénibles,
Il serait affligeant même de présumer,
Que les hommes les plus sensibles ;
Doivent le plus craindre d’aimer.

MADELEINE BÉJART.

95 Vous avez pris trop à la lettre
Ce que je venais d’avancer ;
Pourrais-je, sans me compromettre...
Croire qu’aux bonnes mœurs, il nous faut renoncer ?
À l’honneur parmi nous il n’est rien qui déroge,
100 Le plus grand de nos Rois vient de le confirmer ;
Il ne m’appartient point de faire notre éloge ;
Mais raisonnablement peut-on mésestimer
Ceux qui penseront bien, suivant notre carrière ?
Répondez aux Censeurs qui pourraient la blâmer,
105 Que c’était celle de Molière.
Gardons-nous cependant d’enivrer notre orgueil
De ce que les succès nous donnent d’avantages ;
Quel que soit du public le favorable accueil,
Au moment où l’on croit être exempt des orages.
110 Souvent on rencontre un écueil.
Ils sont bien plus fréquents pour l’actrice jolie
Que pour tout autre assurément.
Réfléchissez-y mûrement,
N’allez pas altérer le cours de votre vie
115 Pour le délire d’un moment ;
Et si jamais l’hymen l’un à l’autre vous lie,
Que la raison toujours guide le sentiment ;
Surtout fermez l’oreille aux rapports de l’envie,
Dans le palais de la folie
120 Les faux rapports souvent à la chaste Thalie,
Ont donné Momus pour amant......
.....
Croyez qu’à vous servir je serai la première,
Vous me feriez tort d’en douter.
125 Je sors pour quelques soins dont je dois m’acquitter ;
Veuillez attendre ici Molière.

SCÈNE II. §

LAGRANGE, seul.

Non, Madame Béjart, vous ne présumez pas
Que plus longtemps je puisse attendre.
L’amour, jeune Brécour, qui m’enchaîne à vos pas,
130 À votre main me permet de prétendre.
Pourquoi diffère-t-on de couronner des nœuds,
Qu’un rapport mutuel a formé dès l’enfance ?
Molière se rendra, voyant notre constance,
Son plaisir fut toujours de faire des heureux.

SCÈNE III. Lagrange, Mademoiselle Brecour. §

LAGRANGE.

135 Ah ! La voilà celle que j’aime !
Savez-vous, charmante Brecour,
Que plus nous avançons, plus ma peine est extrême,
Nul espoir jusqu’ici ne luit à mon amour.
Je viens encor de parler de ma flamme
140 À votre bonne amie, à Madame Béjart ;
Elle sait à quel point vous régnez sur mon âme,
Mais je vois qu’à mes vœux elle prend peu de part,
Et peut-être vous-même avez-vous peu d’envie,
De voir mes désirs satisfaits ?
145 Mon attente jamais ne peut être remplie,
Si vous ne secondez les efforts que je fais.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Pourquoi faut-il que je vous dise,
Que vous avez encor agi sans réfléchir ?
Aujourd’hui qui vous autorise
150 À dire qu’à mon sort vous voulez vous unir ?
C’est à moi qu’il fallait en parler la première ;
Je vous aurais épargné sûrement,
Une démarche irrégulière,
Qui ne saurait en ce moment
155 Que beaucoup déplaire à Molière ;
Peut-être ses efforts seront-ils impuissants
Pour surmonter la cabale jalouse
Qui tremble que pour quelque temps
On ne veuille aujourd’hui le fixer à Toulouse.
160 Quel pays cependant fut plus digne de lui !
Les Arts qui n’ont ailleurs qu’une estime frivole,
Ici trouvant un légitime appui,
1
Sont couronnés au Capitole.
Ainsi ne pensons en ce jour
165 Qu’au projet de Molière ou ce qui l’intéresse,
Et par égard pour sa tendresse,
Nous devons un moment oublier notre amour.

LAGRANGE.

2
J’ai peut-être, il est vrai, trop mis de pétulance ;
En me plaignant de sa rigueur.
170 Il peut douter de ma constance,
Mais je rends justice à son cœur.
S’il souffre quelquefois, c’est de voir que le vice
Peur dans ce siècle corrompu,
Semer de fleurs les bords du précipice
175 Dont il voudrait pouvoir garantir la vertu.
S’il se plaint d’être né dans le siècle où nous sommes ;
C’est que sous un masque trompeur,
Il voit que l’intérêt guide aujourd’hui les hommes,
Où jadis ils étaient attirés par l’honneur.
180 À sa connaissance profonde
Rien n’échappe, nos mœurs, nos défauts, nos travers,
Les cabales des sots, les intrigues du monde
Les froids discours, les mauvais vers
3
Tout est en bute à sa férule ;
185 Il ne se sert, en dépit des railleurs,
Pour rendre les hommes meilleurs,
Que des armes du ridicule.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Promettez-moi que désormais,
Vous montrerez plus de prudence,
190 Quand de vos amoureux projets
Vous ferez une confidence.
Ce Toulousain si vertueux
Qui des arts parcourt la carrière,
Monsieur de Saint-Firmin, qui ne forme des vœux.
195 Que pour le succès de Molière,
Hier nous assura qu’au gré de nos désirs,
Enfin tout allait se conclure ;
J’en éprouve d’avance une volupté pure.
Molière nous aima toujours sans imposture,
200 Nous devons bien au moins partager ses plaisirs.

LAGRANGE.

Mais ce maudit Monsieur Pirlon,
Ce suppôt de l’hypocrisie,
Qui semble être venu du fonds de l’Italie,
Pour semer la division,
205 Arme, dit-on, la ville entière
Et la soulève adroitement
Contre les projets de Molière.
Il s’est ingénieusement
Introduit jusqu’en cet asile,
210 Pour semer les soupçons de sa haine subtile,
Mais son plan est trop bien connu de votre amant.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Du moindre trait d’ingratitude,
On ne vous soupçonna jamais,
Le vice en votre cœur ne peut avoir d’accès,
215 Le mien en est la certitude.

LAGRANGE.

Aussi pour notre ami, je pense comme vous,
C’est en ces lieux qu’il vient se livrer à l’étude ;
S’il se soustrait aux yeux jaloux
Des importuns et de la multitude,
220 Il s’occupe depuis longtemps
D’un livre qui peindra ses mœurs et sa sagesse ;
4
Car c’est pour traduire Lucrèce
Qu’il passe seul ici quelques heureux moments.

SCÈNE IV. Lagrange, Mademoiselle Br2cour, Lesbin. §

LESBIN, à Mademoiselle Brécour.

Madame Béjart vous demande.

LAGRANGE, impatienté.

225 On ne peut vous voir un moment.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Mon amie a des droits.

LAGRANGE.

Je le vois bien vraiment.

LESBIN.

Faut-il lui dire qu’elle attende ?

MADEMOISELLE BRECOUR.

À Lesbin.
Non, j’y vais ;
À Lagrange.
donnez-moi la main.

LAGRANGE.

Ah ! Pardonnez à ma tendresse.

MADEMOISELLE BRECOUR.

230 Je vois bien qu’il faudra vous pardonner sans cesse.
Ton maître est-il rentré Lesbin ?

LESBIN.

Non Mamzelle, bon il trotte ;
Il m’a dit de prendre en partant,
Sa plus grande perruque et d’aller promptement
5
235 La mettre sous la papillote,
Et je n’ai pas trouvé du papier seulement.

MADEMOISELLE BRECOUR, en s’en allant.

Tu peux en prendre sur la table.

SCÈNE V. §

LESBIN seul, allant à une table garnie de livres et de papiers.

C’est pas du papier blanc qu’il me faudra choisir ;
Il me paraît plus convenable
240 D’employer ce cahier qui ne peut plus servir.
Ce griffonnage est d’une étrange espèce,
Il ne doit être bon à rien.
Avant tout, cependant, examinons-le bien.
Poème traduit de Lucrèce.
245 .................
Qu’est-ce que c’est que Lucrèce ?...
Autant que je peux m’y connaître,
Sur la perruque de mon maître,
Ce Lucrèce paraît très propre à figurer.

SCÈNE VI. Pirlon, Lesbin. §

PIRLON.

Quoique j’aie en ces lieux liberté toute entière,
250 Veuillez me dire, mon enfant,
S’il serait possible un moment
D’entretenir Monsieur Molière.

LESBIN.

Monsieur il n’est pas au logis,
De ce que vous voulez, vous n’avez qu’à m’instruire.
255 De ce qu’on me dit de lui dire,
Lorsque je m’en souviens toujours je l’avertis.

PIRLON.

Vous avez donc de la mémoire ?

LESBIN.

Mais oui Monsieur, dans certains cas.
Souvent il vient des gens qui m’en font presque accroire,
260 D’en parler à Monsieur je ne me souviens pas.

PIRLON.

Votre ingénuité me plaît je vous assure.

LESBIN.

Non pas la vôtre ; tenez, car votre tournure,
Votre ton radouci, votre voix de lenteur,
Votre trop bénigne figure,
265 Ça ne me gagne pas le cœur.

PIRLON.

Vous changeriez bientôt, mon enfant, de langage,
Si vous saviez qu’ici je viens pour vous servir,
Et que je n’y prétends remplir
Que les devoirs d’un dévot personnage.

LESBIN.

270 Tant pis, car mon maître m’a dit,
Et pour sa probité partout on le renomme,
Qu’avant d’être dévot il faut être honnête homme.

PIRLON.

Je vois qu’on vous a mal instruit.
Comment avec votre droiture,
275 De Molière avez-vous adopté les travers ?
Je prétends aujourd’hui vous montrer l’imposture
Et l’esprit dangereux d’un homme aussi pervers.
Vous vous perdez à jamais dans le monde
Si vous gardez encor ce maître corrompu ;
280 Il n’est de citoyen que son esprit ne fronde.
Dans ses vers tout est combattu ;
Sous prétexte d’armer contre l’hypocrisie,
Il a conçu, dit-on, la criminelle envie
D’oser censurer la vertu.
285 Gardez-vous bien chez lui de rester davantage ;
Je prétends vous placer ailleurs,
Et si l’on a besoin de votre témoignage,
Pour avoir des détails sur ses goûts, sur ses mœurs ;
Pieusement nous avons lieu d’attendre
290 Que vous voudrez alors bien vous prêter.....

LESBIN.

À rien.
D’après donc ce qu’ici vous me faites entendre,
Mon maître est le méchant et vous l’homme de bien.
Plus je vous vois, plus ça m’étonne.
À votre ton mystérieux,
295 Malgré votre roulement d’yeux,
Gageons que cet avis n’est celui de personne.

PIRLON.

Comment donc malheureux, vous oseriez penser....

LESBIN.

Je pense qu’il est temps, Monsieur, que je vous quitte ;
Pour annoncer votre heureuse visite.
Il sort.

SCÈNE VII. §

PIRLON, seul.

300 Il fera bien de m’annoncer.
Combien ce Molière a d’empire
Sur tous ceux qui sont près de lui !
Si je venais à bout de pouvoir le détruire,
Je l’empêcherais bien de nous nuire aujourd’hui.
305 Sa morale partout est celle qu’on épouse.
Les sentiments bientôt seront changés ;
En vain j’alléguerai nos anciens préjugés,
Il les anéantit s’il se fixe à Toulouse.
À l’éloigner employons tous nos soins.
6
310 J’ai des intolérants renouvelé la brigue ;
Qu’au moment qu’il prévoit le moins,
Il se trouve écrasé sous le poids de l’intrigue.
Je fais sur lui courir des bruits divers
Que ma cabale fera croire ;
315 Je perdrais à jamais mon crédit et ma gloire,
Si des faibles humains les yeux étaient ouverts.
Tandis qu’auprès des grands je travaille en silence
Pour m’opposer à ses projets ;
Détruisons, s’il se peut, l’étroite intelligence
320 Qui règne dans sa troupe et ses divers sujets.

SCÈNE VIII. Lagrange, Pirlon. §

LAGRANGE.

Qu’est-ce, Monsieur Pirlon, ici qui vous attire ?
Vous aviez renoncé disiez-vous à nous voir.
Qu’avez-vous encor à nous dire ?
À votre opinion pensez-vous me réduire ?
325 Perdez à jamais cet espoir.
Vous le savez, nos cœurs coûtent trop à surprendre ;
Ainsi, Monsieur, n’insistez plus,
De vos raisonnements je reconnais l’abus,
Dispensez-moi de les entendre.

PIRLON.

330 Quoi ! Vous osez ainsi taxer de fausseté
Un cœur pur que le zèle inspire ;
Car quel autre désir auprès de vous m’attire,
Que de vous faire enfin sentir la vérité.
Je ne puis voir, sans une peine extrême,
335 Que sans égard pour mes avis
Vous partagiez des goûts, que sans doute vous-même
Vous vous repentirez un jour d’avoir suivis.
De quelque façon qu’on le nomme,
D’après ses projets différents,
340 Il n’en est pas moins vrai que Molière est un homme
Dont on devrait étouffer les talents.

LAGRANGE.

Monsieur Pirlon, cessez de grâce,
D’oser insulter sans pitié
Un cœur droit, dont toujours j’ai cherché l’amitié ;
345 Où je vais vous céder la place.
Vous ne fûtes jamais instruit
De ses mœurs, ni de sa droiture,
Mais vous savez les traits qu’il garde à l’imposture ;
Pour lui trouver des torts, cela seul vous suffit.
350 Sans croire ce qu’ici votre parti publie,
Interrogez les siens, fréquentez sa maison,
Passez chaque acte de sa vie
À l’examen de la raison ;
Vous apprendrez que l’innocence
355 Trouva souvent un asile chez lui,
Que de la honteuse indigence
Il a toujours été le plus solide appui.
S’est-il montré jaloux d’en vouloir faire accroire ;
En publiant le plus léger bienfait ?
360 L’avez-vous entendu louer d’une autre gloire
Que de celle qu’il a d’obliger en secret ?
Si sans blesser sa modestie,
Je publiais ici l’exacte vérité,
Sa scrupuleuse loyauté,
365 Vous rougiriez avec l’envie
De l’avoir osé croire un mortel corrompu ;
Vous l’estimeriez tous, si vous pouviez m’entendre ;
Mais non, car vos discours me font assez comprendre
Que vous estimez tout, excepté la vertu.

PIRLON.

370 J’admire cependant le zèle qui vous presse
Pour cet homme de bien, qui vient en ce moment
De soustraire très décemment
À son intime ami, la main de sa maîtresse.

LAGRANGE.

Que dites-vous, Monsieur Pirlon ?

PIRLON.

375 Rien, car sans doute je m’abuse,
Ou peut-être ceci n’est encor qu’une ruse,
Pour surprendre votre raison ;
Mais dussiez-vous me faire un crime
De ma franchise à votre égard,
380 De votre bonne foi, vous êtes la victime ;
Je crains que seulement vous le sachiez trop tard.
Depuis longtemps de l’ardeur la plus tendre
Vous brûlez, je le sais, pour la jeune Brécour,
Vous êtes même en droit d’attendre
385 Le prix qu’on doit à votre amour ;
Mais dédaignant votre tendresse,
Molière à votre insu va, d’un cœur inhumain,
À l’un de ses parents unir votre maîtresse,
Qui dans trois jours aura sa main.

LAGRANGE.

390 Ce trait, ô ciel ! Est-il croyable ?
Je ne saurais, Monsieur, croire votre rapport ;
Je céderais à mon transport,
Mais d’un tel procédé Molière est incapable.
Si je le soupçonnais de nuire à mon bonheur,
395 Et de m’avoir trompé, sous un dehors sincère,
Jusqu’où ne pourrait pas m’emporter ma fureur ?
Celui qui jusqu’ici m’a tenu lieu de père,
Aussi cruellement déchirerait mon cœur ?

PIRLON.

Vous pouvez là-dessus en croire ma franchise ;
400 Opposez-vous à ce lien,
Votre bon droit vous autorise,
Et tout ici vous doit en fournir le moyen.
Aujourd’hui, sur le soir, sans rien faire paraître,
Si vous avez l’aveu de la jeune Brécour,
405 On peut furtivement la faire disparaître,
Et favoriser votre amour.
Adroitement je saurai vous instruire
Du plan que vous aurez à suivre à ce sujet ;
Par mes soins laissez-vous conduire,
410 Je garantis votre projet.

LAGRANGE.

Vous feignez d’être mon complice,
Pour pouvoir mieux, en me prêtant les mains,
De Molière aujourd’hui renverser les desseins.
Abjurez croyez-moi, ce grossier artifice ;
415 Ne souillez plus notre maison ;
Des faux rapports de l’imposture,
N’y venez plus de votre langue impure
Insolemment distiller le poison :
De mon cœur indigné vous avez tout à craindre.
420 Redoutez mon juste courroux ;
Tremblez, que las de me contraindre,
Je ne devienne enfin aussi lâche que vous.
Attendez-vous que votre zèle impie...

PIRLON, tirant sa montre.

Il est, Monsieur, six heures et demie,
425 Je dois prier le ciel pour votre repentir,
Et ce pieux devoir m’oblige de sortir.

SCÈNE IX. §

LAGRANGE, seul.

Voilà ceux que Molière a pourtant à combattre ;
Ce sont ces fléaux corrupteurs,
Qui partout cherchent à l’abattre,
430 Et qui si lâchement insultent à ses mœurs.
Ce parti qui le calomnie,
Et que l’on croit avec légèreté,
Prouve que l’homme de génie
À chaque pas doit être épouvanté,
435 Lorsqu’il porte dans sa patrie
Le flambeau de la vérité.
Si Molière pourtant avait été capable
De ne se montrer qu’à demi ;
S’il était en effet coupable,
440 Envers les siens et son ami...
Rejetons à jamais ce soupçon qui l’offense :
Je dois cependant l’aviser
Du tort qu’un tel soupçon fait à son innocence,
Un mot lui suffira pour me désabuser :
445 Mais justement le voici qui s’avance.

SCÈNE X. Lagrange, Molière. §

MOLIÈRE.

Nous sommes, cher Lagrange, encor au même point,
Tout me dénie un sort prospère ;
Je sollicite, on délibère,
On propose, on s’agite et l’on ne conclut point.
450 J’allègue vainement le motif qui m’attire ;
Rien ne peut désarmer mes hardis détracteurs ;
Le faux zèle qui les inspire
Jette de toute part des soupçons sur mes mœurs.
Qu’ai-je donc fait pour mériter l’orage.
455 Qu’on veut faire fondre sur moi ?
À la vertu je rends hommage,
Je respecte l’État, ma Patrie et mon Roi.
Le faux goût du siècle où nous sommes,
A quelquefois éprouvé ma rigueur,
460 Mais jamais je ne parle aux hommes
Que pour leur faire voir le chemin du bonheur.
Pourquoi donc à ce point suis-je en butte à l’envie ?
De ce vice aujourd’hui je serais mieux traité,
Si moins choqué de la difformité,
465 J’en avais fait l’apologie.

LAGRANGE.

Eh quoi ! Molière encor... Vous paraissez surpris
Des contrariétés que votre plan éprouve ;
Du mérite souvent, tel est le premier prix :
Mais malgré l’obstacle qu’il trouve,
470 Il ne doit point fixer ses pas ;
Dès qu’il a franchi la barrière
Les lauriers de la gloire ont pour lui trop d’appas,
Pour qu’il ne vole pas au bout de la carrière.
En vain on entend quelques voix
475 Qui font des efforts pour vous nuire,
Ne vous rebutez pas vous saurez les réduire ;
Le talent de tout temps à Toulouse eut des droits,
Que ses concitoyens ne laissent pas détruire.
Je viens de voir encor le cher Monsieur Pirlon,
480 Cet Italien hypocrite
Que sitôt qu’il vous sait dehors de la maison,
Vient vous calomnier en nous rendant visite.

MOLIÈRE.

Aussi pourquoi le recevoir :
J’ai pris depuis longtemps le soin de vous instruire,
485 Que c’était seulement pour nuire
Que cet homme venait nous voir.
Ouvrez à chaque instant ma demeure tranquille
À l’indigence honnête, à l’homme vertueux,
Surtout quand je pourrai leur devenir utile.
490 Il est doux d’obliger ceux qu’on sait malheureux ;
Mais les méchants jamais n’y trouveront d’asile,
Qu’on ne la ferme que pour eux.

LAGRANGE.

Il est venu très poliment me dire,
Que j’aspirais en vain à la jeune Brécour,
495 Qu’à l’un de vos parents, qui pour elle soupire,
Vous alliez l’allier, pour braver mon amour.

MOLIÈRE.

L’imposteur ! Cependant, cher Lagrange, j’augure
Que malgré cet avis trompeur,
Vous n’avez point douté de ma droiture,
500 Ni même soupçonné mon cœur.
Je ne fais jamais rien dont je ne vous avise,
Ainsi rassurez-vous sur ce projet cruel ;
Ce procédé serait d’un homme plein de fiel ;
Aussi n’en dois-je point disculper ma franchise.
505 J’ai bien pu quelque fois mêler à mes discours
D’un peu trop vives incartades ;
Mais mes plus chers amis furent vraiment toujours,
Mes égaux et mes camarades.
7
Laissez en paix glapir Monsieur Pirlon,
510 Qu’il ne puisse entre nous semer aucun soupçon,
Et conservons pour lui, ces haines vigoureuses,
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

LAGRANGE.

Convaincu de sa fausseté,
Ainsi que je l’étais de son hypocrisie,
515 Je veux voir à quel point, masquant la vérité,
Sait se plier la calomnie.

MOLIÈRE.

Non, payez-le, Monsieur, d’un souverain mépris,
De ces complots cruels, tel doit être le prix.
8
Têtebleu, ce me sont de mortelles blessures
520 De voir qu’envers cet homme on garde des mesures,
Car dans ce siècle corrompu
Il n’est point pour mon cœur de plus cruel supplice,
Que de voir tous les jours lâchement faire au vice
Le même accueil qu’à la vertu.
525 Notre usuelle bienséance,
Dont chacun aujourd’hui paraît s’enorgueillir,
Autorise l’impertinence,
Dont les méchants savent se revêtir.
Êtes-vous vertueux ? Je vous accueille en homme
530 Intéressant, consolateur.
Vicieux, je vous fuis, et hautement vous nomme
À la société comme son corrupteur.

LAGRANGE.

Vous ne dites rien que mon cœur n’autorise,
Mais cependant cher Molière, entre nous,
535 N’appréhendez-vous point qu’un excès de franchise
N’indispose en ces lieux bien des gens contre vous ?
Je ne crois pas cela le moyen préférable.
Quand de l’homme du monde on veut être écouté,
Il faut souvent parer des roses de la Fable,
540 Le miroir de la vérité.

MOLIÈRE.

Je conviens de mon tort, et que mes récidives
Arrivent un peu fréquemment ;
Mais convenez que ces âmes passives
Que rien n’affecte vivement,
545 Dont l’apathique indifférence
Envisage sans s’émouvoir,
Et du même œil l’homme qui pense,
Ou celui qui trahit et manque à son devoir,
Ne sont pas celles qu’on préfère ;
550 Tout leur paraît du même ton ;
Mais l’homme de bien au contraire,
Jetant sur chaque objet un regard plus sévère,
Censure ou soumet tout aux lois de la raison.
Soyez sur que mon caractère
555 N’est pas ce qui pourra renverser mon projet,
Pour s’alarmer on croit avoir un autre objet.
Le théâtre n’est point assez célèbre encore,
Il s’étendra de plus en plus ;
Et comme en France, il n’est qu’à son aurore
560 On sent son avantage, et l’on craint ses abus.
J’ai peur qu’à ma demande on ne soit sans réponse.
Ou qu’on n’y veuille consentir,
Peut-être qu’à Toulouse il faut que je renonce ;
C’est un des vrais regrets qu’on m’aura fait sentir.
565 Qu’il eût été flatteur, commençant ma carrière,
Si je dois acquérir quelques célébrités,
De faire dire un jour ; de toutes nos Cités,
Toulouse daigna la première
Accueillir autrefois les essais de Molière.

SCÈNE XI. Lesbin, Lagrange, Molière. §

LESBIN, accourant.

570 Monsieur de Saint-Firmin :

MOLIÈRE.

Eh bien faites entrer ;
De l’annoncer on n’est pas dans l’usage,
Lesbin sort.
C’est un homme de bien, un philosophe, un sage,
Dont l’entretien me dédommage
Des ennuis qu’autre part on me fait éprouver.

SCÈNE XII. Monsieur de Saint Firmin, Molière, Lagrange, Madeleine Béjart, Mademoiselle Brécour. §

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

575 Peut-être mon entrée est chez vous importune,
Si vous vous occupez surtout en cet instant ;
Mais je viens pour votre fortune
Prendre un avis intéressant.
Est-il vrai qu’au regret de la patrie entière,
580 Malgré les vœux de ceux qu’on doit considérer,
Nous ne pouvons plus espérer
De fixer en ces lieux la troupe de Molière ?

MOLIÈRE.

Ce bruit est venu jusqu’à nous ;
Comme il est incertain je n’ose encor m’en plaindre.
585 Nous n’aurions pas un tel revers à craindre,
Si chacun en ces lieux eût pensé comme vous.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Ne nous affligeons point, ce bruit est faux peut-être :
On n’aura pas eu soin de vous bien informer.
À mon pays c’est peu de vous faire connaître,
590 Je prétends vous en faire aimer.
Si de quelque crédit je jouis dans la vie,
J’en veux appuyer vos projets ;
Et je ne m’en servis jamais
Que pour être vraiment utile à ma patrie.
595 Il est beau d’arrêter au sein de nos remparts
Celui qui de nos mœurs montre l’insuffisance ;
Qui moissonne déjà la palme des beaux arts,
9
Dans les champs qu’autrefois a défriché Térence ;
Un artiste qui sait au nom d’homme de bien,
600 Réunit comme vous le talent d’être utile ;
Fixer un tel homme en sa Ville,
Est l’acte d’un vrai citoyen.

MOLIÈRE.

Ah ! Louez un peu moins un auteur ordinaire,
Votre esprit je le vois est comme votre cœur,
605 Indulgent à juger, comme enclin à bien faire :
Je ne mérite pas votre éloge flatteur.
Veuillez m’épargner, je vous prie,
Au poids de la raison, Monsieur, je m’apprécie ;
Je ne marche encor qu’à pas lent,
610 Et ne regarde qu’en tremblant
Le roc où l’on plaça les lauriers du génie.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Je vois bien que la modestie
Est l’apanage du talent ;
Aussi, Monsieur, je n’envisage,
615 En vous arrêtant parmi nous,
Que le glorieux avantage
De prouver que chacun à Toulouse est jaloux
De vous décerner son suffrage.

MOLIÈRE.

Vous me parlez du seul bonheur
620 Après lequel ma troupe osait prétendre :
Si vous saviez combien il en coûte à mon cœur
De ne pouvoir me faire entendre,
Dans la Ville où les Arts fleurissent aujourd’hui ;
Mais peu connu dans la carrière,
625 Le franc et modeste Molière
N’a trouvé qu’en vous seul un généreux appui.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Le monde vous connaît ; il craint votre censure :
Par vous qu’il ne soit point flatté.
Du vice montrez vous le fléau redouté,
630 Et poursuivez-le sans mesure.
De ses replis toujours nouveaux
Molière, faites-nous justice ;
Ce serait être son complice
Que ne pas enhardir vos utiles travaux.

MOLIÈRE.

635 Ah ! Du même œil que vous, Monsieur, je l’envisage ;
Mais le cruel a différents soutiens,
Je le voudrais combattre avec courage,
Et l’on m’en ôte les moyens.
Sous différents dehors je le vois qui circule
640 Et portant en tous lieux un visage apprêté,
Sous le manteau du ridicule
Infecte la société.
De la simplicité le style est trop gothique
Pour nos savantes de renom,
645 En langage de rhétorique
Elles ordonnent un pompon,
Et leur jargon scientifique
De chaque tête a banni la raison.
En vain d’Agnés Arnolphe estime l’innocence,
650 Elle sait avec art tromper sa prévoyance
Et le vieillard enfin apprend à ses dépens
10
Que l’hiver doit toujours faire place au printemps.
Je vois en parcourant le monde,
De sots et de fâcheux que l’univers abonde.
655 Damon de ses yeux m’étourdit tout un jour,
Et dit qu’avec raison il est bien à la Cour.
Des mœurs du temps Alceste en vain fait la satire ;
Si le vice le choque, il a tort de le dire ;
Soyez dissimulé, complaisant lui dit-on,
660 Pliez-vous par faiblesse aux règles du bon ton ;
Sa vertu se révolte, il s’emporte, il déclame ;
On rit de sa franchise et son ami l’en blâme,
Il est forcé, lassé d’essuyer des dédains,
11
De fuir dans un désert l’approche des humains.
665 Voit-on sans s’indigner avec quelle bassesse.
De ce vieillard un fourbe a surpris la faiblesse ;
Comme affectant un air pieux,
L’imposteur d’un dehors toujours officieux
Adroitement sait colorer son crime,
670 Et comme sans parler de ses détours cruels
Il arrive au moment d’entraîner dans l’abîme
12
Le plus crédule des mortels.
Cet autre de ses jours ne fait plus qu’un supplice,
Pour trop veiller à son trésor
675 En proie à sa vile avarice
13
Tout son mérite est dans son or.
Ce rustre ose trouver son épouse infidèle,
Et l’imbécile ne voit pas
Que quel que soit l’affront qu’il reçoive par elle,
680 Il y doit trouver des appas,
Puisque sa femme est demoiselle.
Jadis ce bon vieillard était maître chez lui,
Il grondait à son gré sa fille et sa servante,
Mais il n’a plus le droit de parler aujourd’hui,
14
685 Sa sœur est philosophe et sa femme est savante.
15
Ce bourgeois engoué d’une fausse grandeur,
Veut que de quelque titre à la fin on le nomme ;
Il se ruine au profit d’un fade adulateur,
16
Qui lui dit qu’il pourra passer pour gentilhomme.
690 Cet autre à chaque instant tremble pour sa santé,
D’après le docte avis de son apothicaire ;
Mais le sot ne voit pas dans son absurdité,
17
Que son mal est imaginaire.
Que d’oisifs importuns que d’esprits à l’envers !
695 Je ne suffirais pas à vouloir les décrire,
Mais aux hommes, Monsieur, que ferait ma satire ?
Ils ne les quittent pas ils changent leurs travers.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN, avec émotion.

De vos succès ici j’ose presque répondre,
À mes concitoyens je vais ouvrir mon cœur ;
700 Et de vos ennemis quelle que soit l’aigreur
D’un mot je saurai les confondre.

MOLIÈRE.

Ah ! Voilà bien cette chaleur
Que de votre vertu, j’étais en droit d’attendre ;
L’homme le plus instruit est encor le plus tendre,
705 Et comme vous, sent les peines d’autrui.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

À mes principes aujourd’hui
Ne croyez pas que je déroge ;
À vos talents je dois servir d’appui,
Et le devoir jamais n’a mérité d’éloge.
Il fait une fausse sortie.

MOLIÈRE.

710 Ah Monsieur je vous suis.

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Demeurez en ces lieux,
Tous vos moments sont précieux.
En montrant Lagrange.
Monsieur, de ce qu’ici pour vous je sollicite
Viendra vous annoncer le refus malheureux,
Ou vous porter la réussite.
Il sort, Molière et Lagrange l’accompagnent.

SCÈNE XIII. Madeleine Béjart, Mademoiselle Brécour. §

MADEMOISELLE BRECOUR.

715 Ah ! Madame Béjart, si Monsieur Saint Firmin
Peut avoir réussite entière,
Vous ne vous plaindrez plus du rigoureux destin
Qui, dites-vous, poursuit Molière.

MADELEINE BÉJART.

Je compte beaucoup sur ses soins ;
720 C’est un homme de bien et que chacun honore ;
Mais ne nous flattons point encore
Tout nous manque souvent, quand on le croit le moins.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Mais pensez-vous, ma bonne amie,
Si tout se terminait au gré de vos désirs,
725 Que Molière voudrait couronner nos soupirs,
Et qu’à Lagrange enfin je pourrais être unie.

MADELEINE BÉJART.

Quand Molière est rentré, j’en ai dit quelques mots ;
Mais il ne trouve point cet hymen à propos.
De le trop appuyer sa franchise m’accuse :
730 Vous prenez, dit-il, en ce jour
Liberté qui vous abuse
Mal-à-propos pour l’amour ;
Et lorsque vous serez en âge de connaître
Et de mieux vous juger tous deux,
735 Vous vous repentirez peut-être
D’avoir trop tôt serré vos nœuds.

MADEMOISELLE BRECOUR.

Ah ! Madame Béjart, jamais je vous assure.
Plus j’écoute la voix de mon penchant flatteur,
Et plus mon jeune amant me fait lire en son cœur,
740 Moins je lui trouve d’imposture.
L’hymen, ce dieu consolateur,
Qui sous sa chaîne nous appelle,
Reçoit souvent des lois de l’intérêt trompeur,
Mais il en recevra pour faire mon bonheur,
745 De notre flamme mutuelle.

MADELEINE BÉJART.

Molière jusqu’ici fut seul votre soutien,
Au pouvoir qu’autrefois lui donna votre père,
Peut-être seulement voulez-vous vous soustraire,
Quand vous recherchez ce lien.

MADEMOISELLE BRECOUR.

750 Quand on aurait égard à ma prière
En ce moment, je ne présume pas
Que votre ami, le généreux Molière,
Puisse me supposer des sentiments si bas.
Vous avez tous les deux pris soin de mon enfance ;
755 Vous avez vu dès mes plus jeunes ans
S’ouvrir mon cœur à la reconnaissance,
Et rien ne changera jamais dans aucun temps,
Votre amitié ni mon obéissance.
Quels que soient de l’hymen les devoirs obligeants,
760 Ne craignez pas ô mon amie !
Qu’on altère les sentiments,
Qui depuis mon berceau l’un à l’autre nous lie.
Ma mère infortunée, en me donnant le jour,
A vu terminer sa carrière ;
765 Elle vous transmit son amour,
Et vous avez ouvert mes yeux à la lumière ;
Par l’honneur, votre cœur fut toujours inspiré
Dans ce que j’éprouvai dans notre union pure,
Aussi notre lien n’est il pas moins sacré,
770 Que s’il avait été formé par la nature.

MADELEINE BÉJART.

Ah ! Conservez toujours ce naturel heureux,
Ne défigurez point ce charmant caractère ;
Comme ma fille enfin je vous traite en tous lieux,
Traitez-moi comme votre mère.

SCÈNE XIV. Le Marquis, Madeleine Béjart, Mademoiselle Brécour. §

LE MARQUIS.

775 Mesdames, pardonnez à mon empressement,
Ma démarche peut-être est trop peu régulière,
Mais ceci, m’a-t-on dit, était l’appartement,
Où je devais trouver Molière.

MADELEINE BÉJART.

C’est bien en effet en ces lieux
780 Où, s’il se trouve seul, quelquefois il médite ;
Pourrait-on, sans montrer un esprit curieux
Savoir, Monsieur, l’objet d’une telle visite ?

LE MARQUIS.

Mais s’il est occupé, je pourrai revenir,
Je ne crois rien avoir de pressant à lui dire ;
785 C’est sa gloire ici qui m’attire,
Et pour son intérêt je veux l’entretenir.

MADELEINE BÉJART.

Souffrez qu’on l’avertisse.

LE MARQUIS.

Oh ! Non pas je vous prie,
Les moments que l’on passe avec lui sont fort doux ;
790 Mais personne, je le parie,
Ne les préfère à ceux qu’on passe auprès de vous.

MADELEINE BÉJART.

Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Aussi l’on devine aisément
À ce ton de galanterie
795 Que la Cour est votre élément.

LE MARQUIS.

Mais sans vouloir m’en faire accroire
J’y vois citer souvent ma bravoure et mon nom ;
Le Roi, que j’ai suivi dans plus d’une victoire,
Et qui connaît l’éclat de ma maison
800 Sur moi répand parfois un rayon de sa gloire ;
Aussi c’est un pays où je donne le ton.
Quelque importun toujours m’y sollicite,
Mon suffrage exalte ou détruit ;
Et s’il faut assigner quelque rang au mérite,
805 C’est moi que l’on consulte et mon goût que l’on suit.
Un artiste paraît, c’est moi qui le conseille,
Je suis assez fêté parmi les beaux esprits ;
Du talent à plusieurs, j’ai décerné le prix,
18
Et j’ai donné souvent des avis à Corneille.

MADELEINE BÉJART.

810 Comment donc vous résolvez-vous
À vous en éloigner, vous courtisan habile ?
Car de vivre à la Cour il doit être bien doux,
Quand, comme vous, l’on y peut être utile.

LE MARQUIS.

On n’abandonne pas, il est vrai, sans regret
815 Un pays où l’on joue un certain personnage ;
Mais enfin quel que soit ce flatteur avantage,
Il faut sacrifier au public intérêt ;
Et lui seul en ce jour ordonne mon voyage.
Non loin d’ici mes soins sont appelés
820 Dans ce moment auprès du jeune prince
Qui dicte tous les ans aux États assemblés,
Le bonheur de cette province.
J’apprends en promenant mon esprit curieux
Qu’un auteur vient ici commencer sa carrière,
825 Et je n’ai pas voulu m’éloigner de ces lieux
Sans avoir présenté mon hommage à Molière.

MADELEINE BÉJART.

D’un tel empressement il doit être honoré ;
Quoiqu’il n’attende point, Monsieur, votre visite,
Rien ne flatte autant le mérite,
830 Que l’accueil d’un homme éclairé.

LE MARQUIS.

Ainsi que vous j’ose le croire.
Mais sans doute entre vous il est quelque rapport ;
Vous êtes sûrement compagnes de sa gloire,
Et l’une de vous deux maîtresse de son sort ?

MADELEINE BÉJART.

835 Un simple sentiment l’un à l’autre nous lie,
Aucun autre rapport ne nous attache à lui ;
Il voit en moi sa plus sincère amie,
Comme Mademoiselle en lui trouve un appui.

LE MARQUIS.

Vous cultivez un art dont je suis idolâtre,
840 Je lui consacre mes loisirs,
Et je ne connais pas de plus piquants plaisirs,
Que ceux que l’on goûte au théâtre ;
J’y fais même, entendre ma voix,
J’ai déclamé plus d’une scène ;
845 Et la Cour m’a vu plusieurs fois
19
Lui répéter les vers de l’amant de Chimène.
J’en ai très bien saisi le ton
La passion, l’idée entière ;
Si jamais à Paris on appelle Molière,
850 Je lui pourrai donner leçon.

MADELEINE BÉJART.

Nous vous croyons, Monsieur, un esprit infaillible,
Notre ami souscrira sans doute à ce dessein ;
Quand on a, comme vous, un jugement certain,
Rien ne doit sembler impossible ;
855 Mais Molière paraît.

SCÈNE XV. Les Précédents et Molière. §

MADELEINE BÉJART.

Vous êtes en ces lieux
Attendu par Monsieur, courtisan curieux,
Qui des divers talents que son esprit rassemble,
Veut faire un exposé bien modeste à vos yeux,
Et pour le gêner moins nous vous laissons ensemble.

SCÈNE XVI. Le Marquis, Molière. §

LE MARQUIS.

860 Moi Monsieur, j’ai voulu visiter le séjour
Où vous devez vous faire entendre ;
Je verrai vos succès et j’en espère rendre
Un compte fidèle à la Cour ;
Et comme elle n’est point ingrate
865 Envers les talents ni les arts,
Avant peu, du moins je m’en flatte,
Nous vous verrons attirer ses regards.

MOLIÈRE.

D’un sort peu fait pour moi, vous me montrez l’image ;
Si de plaire en ces lieux j’obtenais l’avantage ;
870 Si Toulouse en un mot me trouvait à son choix,
Croyez que j’aurais le courage
D’aller alors faire entendre ma voix
Aux écho de Paris comme aux palais des Rois ;
Mais quoiqu’ici le goût m’approuve,
875 Notre art n’a point encor fait assez de progrès,
Pour m’assurer d’un plein succès
Et pour me garantir des ennuis que j’éprouve.

LE MARQUIS.

Quoi ! Vous n’êtes pas sûr de jouer en ces lieux ?
Je croyais la chose finie ;
880 Mais votre attente ici sera bientôt remplie,
Je vais leur parler de mon mieux ;
Je crois qu’en me faisant connaître
À mes avis en se rendra ;
Le Roi seul a le droit de s’exprimer en maître ;
885 Mais je parle en son nom et tout se résoudra.

MOLIÈRE.

Épargnez-vous, Monsieur, ces inutiles peines,
Si je dois réussir, j’ai des cœurs vertueux
Dont le crédit n’est pas douteux
Ni les démarches incertaines,
890 Et qui me servent de leur mieux.

LE MARQUIS.

Ma démarche parbleu n’eut pas été futile,
Mon ton eut produit son effet ;
Mais au moins sur un autre objet,
J’ai l’orgueil de vouloir vraiment vous être utile.
895 Le théâtre, Monsieur, demande un plan nouveau ;
Son goût actuel est difforme ;
Seul vous avez le droit d’y porter le flambeau,
Et d’en publier la réforme.
Il est fait, il est vrai, pour corriger nos mœurs ;
900 Mais il faut braver les scrupules ;
Et si vous y voulez fronder nos ridicules,
Écartez-vous un peu de nos anciens auteurs.
20 21
Votre Plaute et votre Ménandre
Que l’on nous vante à tous propos
905 Et dont on cite les bons mots,
Sans avoir l’art de les entendre ;
Ces auteurs froids et réguliers
Pouvaient bien convenir à des peuples grossiers,
Qui n’ayant pas le goût qui nous épure
910 S’en tenaient bonnement à la simple nature ;
Mais nous, pour qui Monsieur une autre clarté luit,
Nous qui savons fixer les plaisirs sur nos traces,
Et que l’esprit adroitement conduit,
Sous les tentes de Mars, comme aux temples des Grâces,
915 Nous méritons d’autres censeurs
Qui finement sachent nous faire rire
Et qui répandent sur nos mœurs
Ingénieusement le sel de la satire.

MOLIÈRE.

C’est-à-dire, Monsieur, qu’on voudrait en ce jour
920 Qu’un Philosophe dramatique
Fît plutôt le panégyrique,
Que le tableau des vices de la Cour.
Je respecte beaucoup sans doute
Cette Cour dont je vois que l’on fait tant de cas ;
925 De la fortune elle montre la route,
Mais au bonheur elle ne conduit pas ;
Et l’écrivain, l’homme qui pense
N’est point jaloux d’un triomphe douteux ;
La fortune n’est point sa seule récompense.
930 C’est aux lauriers que prétendent ses vœux,
Et ces lauriers, Monsieur, le public les dispense.

LE MARQUIS.

Mais cependant le ton par excellence,
Ce ton que l’on cherche partout,
C’est à la Cour qu’en est l’essence,
935 Ce n’est que là qu’on a du goût,
Quand vous aurez dans votre humeur caustique,
Taché de peindre plusieurs fois,
Du vernis de votre critique,
Le cercle limité de vos héros bourgeois ;
940 Comptez-vous que par là vous serez dans l’histoire
Chéri de la postérité ?
C’est en parlant de nous qu’on acquiert de la gloire
Et qu’on parvient à la célébrité.

MOLIÈRE.

Trouvez bon en ce cas Monsieur, que j’y renonce.
945 Chez ces bourgeois que vous mésestimez,
Un caractère se prononce,
Les cœurs y sont tels qu’ils furent formés.
Le fard trompeur de l’imposteur
A moins défiguré leurs traits,
950 Et comme ils sont encor plus près de la nature,
On peut plus sûrement en faire les portraits.
La censure pour eux rarement est futile,
Ils prisent ses rapports divers ;
Et la morale ailleurs, très souvent inutile,
955 Les corrige de leurs travers.
Que peut peindre à la Cour un censeur incommode !
Chacun y dit son nom, nul n’y vante ses mœurs,
Dans ce pays tout est de mode
Les vices comme les couleurs ;
960 Et comme au même but tout homme ose prétendre,
Soit pour être trompé, soit pour être trompeur,
C’est les défauts de ceux que l’on fait en faveur,
Que chacun s’étudie à prendre.

LE MARQUIS.

Je comptais sur vos soins, mais j’avais tort d’attendre ;
965 La scène n’aura plus bientôt aucun appui.

MOLIÈRE.

Le théâtre est-il donc si désert aujourd’hui ?

LE MARQUIS.

Mais on y va, comme ailleurs, par ennui.
On y veut bien prêter l’oreille
Quelquefois par respect aux vers du grand Corneille ;
970 Il convenait à nos aïeux,
D’écouter une pièce à-peu-près régulière ;
Mais on rirait de moi parmi nos curieux
Si j’en entendais une entière.

MOLIÈRE.

Ainsi donc nos meilleurs auteurs
22
975 Parmi vos juges femmelettes
23
Et vos insipides caillettes,
Ne sont plus que de froids rimeurs.
Vous voulez oublier que leur mâle génie
Du siècle en épurant les mœurs
980 Fait la gloire de la patrie.
24
Sybarites efféminés,
Vous détruisez le caractère
Du pays où vous êtes nés,
Indécemment vous persiflez
985 Des noms que l’Europe révère.
Des anciens écrivains que vous n’entendez pas,
En vain vous faites la satire,
À les imiter, à les lire,
Toujours l’homme de goût trouvera des appas.
990 Je crois bien qu’en effet dans le siècle où nous sommes,
Leurs vers ne disent rien à vos cœurs corrompus ;
Ils écrivirent pour des hommes
Et parmi vous déjà peut-être il n’en est plus !

LE MARQUIS.

Vous tenez beaucoup à l’antique ;
995 Je ne veux point condamner votre goût ;
Je vous dirai pourtant, entre nous, que surtout
Il paraît un peu trop gothique,
Quoique vous blâmiez hautement
L’esprit que j’approuve et que j’aime,
1000 Je m’abstiens de louer ici mon sentiment,
Pour moins choquer votre système.
Comme vous ne traitez que de graves objets,
Je vais vous quitter la partie,
Vous reviendrez un jour à mes projets,
1005 Malgré votre brusque sortie.
Croyez pourtant, Monsieur, que j’apprécie
La sagesse et votre raison.
Je veux vous voir ici triompher de l’envie ;
À vos admirateurs aujourd’hui je m’allie,
1010 Et je veux leur prouver en leur donnant le ton
Vos talents et ma modestie.
Il sort.

SCÈNE XVII. §

MOLIÈRE, seul.

C’est donc à ce jargon, à ces airs prétendus
Qu’il n’est plus rien que l’on n’immole.
Pourquoi donc ô Français ! Sous un dehors frivole
1015 Cherchez-vous à vouloir étouffer vos vertus ?
Il allait échauffer ma bile.
Puisqu’on me laisse seul enfin,
Appliquons la dernière main
Au moins à quelque ouvrage utile.
1020 Que je travaille lentement !
Allant à sa table.
Et cependant tout le monde me presse,
Remettons nous vite un moment
À traduire mon cher Lucrèce.
Mais je le cherche vainement
1025 Je ne le trouve plus : quel funeste présage !
Quelque indiscret assurément
M’aura dérobé cet ouvrage.
Lesbin, hola Lesbin !

SCÈNE XVIII. Lesbin, Molière. §

LESBIN.

Monsieur que voulez-vous ?

MOLIÈRE.

De ceux qui sont venus chez nous,
1030 En as-tu vu quelqu’un qui te parût capable
D’avoir pris sans égard des papiers sur ma table ?

LESBIN.

D’abord, Monsieur, je n’ai rien vu.

MOLIÈRE.

Le coquin n’a jamais rien su.

LESBIN.

C’est vrai, mais quel papier, Monsieur, ça peut-il être ?

MOLIÈRE.

1035 Tiens, voilà son semblable.

LESBIN.

Attendez, c’est peut-être
Moi qui vous l’aurai pris.

MOLIÈRE.

Oui reviens sur tes pas.
Mais qu’en aurais-tu fait ?

LESBIN.

Oh ne vous fachez pas.
Il vient de m’être utile on ne peut d’avantage,
Vous n’en auriez jamais fait un meilleur usage.

MOLIÈRE.

1040 Explique-toi donc traître.

LESBIN.

Oh ! Je suis tout uni,
Mais si vous vous fâchez, Monsieur, tout est fini.

MOLIÈRE.

Achève donc bourreau.

LESBIN.

Pourquoi cet air sévère ?
Vous auriez tout sujet de vous mettre en colère
Si je m’étais servi de quelque bon papier ;
1045 Mais j’ai bien pris le soin, Monsieur, de l’employer,
Parce qu’il était vieux, tout rempli de ratures,
Allez, je connais bien les bonnes écritures.

MOLIÈRE.

Au moins je puis le voir, pourquoi me le cacher ?

LESBIN.

Ah ! Si vous le voulez je vais vous le chercher,
1050 Vous serez bien content de le voir de la sorte.

MOLIÈRE.

Mais veux tu donc aller,

LESBIN.

Vela que je l’apporte...
Il sort.

SCÈNE XIX. §

MOLIÈRE, seul.

Peut-être je pourrai le rassembler au moins,
Le retranscrire en y mettant des soins,
Et ne pas perdre ainsi le fruit de ma jeunesse.

SCÈNE XX. Molière, Lesbin, qui entre avec une grosse perruque toute en papillotes. §

LESBIN.

1055 Tenez. Monsieur, voilà votre Lucrèce ;
Vous en êtes content j’espère cette fois.

MOLIÈRE.

Comment donc insolent, et qu’est-ce que je vois ?

LESBIN.

Surtout ce que qu’on me dit, Monsieur, je fais des notes,
Vous m’en donnâtes l’ordre avant que de sortir
1060 Et bravement je suis venu quérir
Ce papier pour pouvoir la mettre en papillotes.

MOLIÈRE.

Comment donc traître oser me déchirer ainsi,
Qui t’a fait me porter un coup aussi funeste ?

LESBIN.

Dame, j’ai cru bien faire aussi,
1065 Et fort innocemment j’ai brûlé tout le reste.

MOLIÈRE.

Sors d’ici malheureux, redoute mon courroux.

LESBIN.

Très volontiers, quand un maître est colère,
Il est toujours prudent de l’éloigner de nous.

SCÈNE XXI. §

MOLIÈRE, seul.

Cet accident me désespère,
1070 Un ouvrage soigné, dont depuis si longtemps
Je m’occupais avec constance,
Un sot, par ses soins imprudents
Me fait perdre le fruit de ce travail immense.
25

SCENE XXII, et dernière. Monsieur de Saint Firmin, Lagrange, Molière, Madeleine Béjart, Mademoiselle Brécour. §

LAGRANGE, accourant.

Vive, vive Molière ; ah ! Quel heureux moment ;
1075 De jouer en ces lieux vous avez l’agrément.

MOLIÈRE, avec la plus grande joie.

Est-ce vrai cher Lagrange ?

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Oui, j’en ai la parole,
Et je ne viens ici que pour la confirmer.

MOLIÈRE.

Ah ! De tous mes chagrins ce moment me console ;
Je n’ai pas attendu cela pour vous aimer,
1080 Comment vous témoigner que ma reconnaissance...

MONSIEUR DE SAINT FIRMIN.

Le plaisir de vous voir sera ma récompense ;
Charmé de vous fixer enfin dans ce séjour,
Si vous aviez égard à ma prière,
Vous uniriez Lagrange à la jeune Brécour,
1085 Et si ce jour est heureux pour Molière,
Il le serait aussi pour leur amour.

MOLIÈRE.

Puis-je rien refuser, Monsieur, à votre instance ?
Souvenez-vous ami du don que je vous fais,
En couronnant votre constance.

MADEMOISELLE BRECOUR.

1090 Ô vous ! Qui prîtes soin de ma plus tendre enfance ;
Que puis-je faire après tant de bienfaits ?...

MOLIÈRE.

Les mériter toujours, et n’en parler jamais.
Tous nos vœux sont comblés en ce jour d’allégresse,
Dans le moment où nous l’espérions moins,
1095 Je couronne votre tendresse,
Et j’obtiens le prix de mes soins.
Puisse-je faire un jour répéter d’âge en âge,
Pour prix de ce bonheur longtemps inattendu ;
Toulouse de Molière eut le premier hommage,
1100 Et reçut, accueillant son plus ancien ouvrage,
Le premier vœu public qu’il fit pour la vertu.