BRITANNICUS
TRAGÉDIE

M. DC LXX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI

Jean Racine

Extrait du privilège du Roi §

Par grâce et privilège du Roi du 7ème janvier 1670. Signe DALENCE. Il est permis au Sieur Racine de faire imprimer, vendre et débiter par tel libraire ou imprimeur qu’il aura choisi, une pièce de Théâtre par lui composée, intitulée Britannicus. Tragédie : et ce pendant le temps et espace de cinq années, avec défense à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elle soient, d’en vendre ni débiter aucun exemplaire, que de ceux qui auront été imprimé de son consentement, à peine de confiscation des exemplaires et autres peines portées par le dit privilège.

Le sieur Racine a cédé le droit dudit privilège à Denis Thierry et à Claude Barbin, pour en jouir suivant le contenu en icelui.

Registré sur le livre des marchands libraires et imprimeurs de Paris, suivant et conformément à l’arrêt du Parlement de Paris du huitième avril 1653 et celui du conseil privé du Roi, du 27 février 1665. Signé A. SOUBRON syndic.

À PARIS, Chez CLAUDE BARBIN, au Palais, sur le second perron de la Sainte Chapelle.
1
À MONSEIGNEUR LE DUC DE CHEVEREUSE

MONSEIGNEUR, §

Vous serez peut-être étonné de voir votre nom à la tête de cet ouvrage ; et si je vous avais demandé la permission de vous l’offrir, je doute si je l’aurais obtenue. Mais ce serait être en quelque sorte ingrat que de cacher plus longtemps au monde les bontés dont vous m’avez toujours honoré. Quelle apparence qu’un homme qui ne travaille que pour la gloire se puisse taire d’une protection aussi glorieuse que la vôtre ?

Non, MONSEIGNEUR, il m’est trop avantageux que l’on sache que mes amis mêmes ne vous sont pas indifférents, que vous prenez part à tous mes ouvrages, et que vous m’avez procuré l’honneur de lire celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont précieuses. Vous fûtes témoin avec quelle pénétration d’esprit il jugea l’économie de la pièce, et combien l’idée qu’il s’est formée d’une excellente tragédie est au-delà de tout ce que j’ai pu concevoir.

Ne craignez pas, MONSEIGNEUR, que je m’engage plus avant, et que n’osant le louer en face, je m’adresse à vous pour le louer avec plus de liberté. Je sais qu’il serait dangereux de le fatiguer de ses louanges, et j’ose dire que cette même modestie, qui vous est commune avec lui, n’est pas un des moindres liens qui vous attachent l’un à l’autre.

La modération n’est qu’une vertu ordinaire quand elle ne se rencontre qu’avec des qualités ordinaires. Mais qu’avec toutes les qualités et du coeur et de l’esprit, qu’avec un jugement qui, ce semble, ne devrait être le fruit que de l’expérience de plusieurs années, qu’avec mille belles connaissances que vous ne sauriez cacher à vos amis particuliers, vous ayez encore cette sage retenue que tout le monde admire en vous, c’est sans doute une vertu rare en un siècle où l’on fait vanité des moindres choses. Mais je me laisse emporter insensiblement à la tentation de parler de vous ; il faut qu’elle soit bien violente, puisque je n’ai pu y résister dans une lettre où je n’avais autre dessein que de vous témoigner avec combien de respect je suis,

MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur,

RACINE.

PREMIÈRE PRÉFACE (édition 1670) §

De tous les ouvrages que j’ai donnés au public, il n’y en a point qui m’ait attiré plus d’applaudissements ni plus de censeurs que celui-ci. Quelque soin que j’ai pris pour travailler cette tragédie, il semble qu’autant que je me suis efforcé de la rendre bonne, autant de certaines gens se sont efforcés de la décrier. Il n’y a point de cabale qu’ils n’aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés. Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi. Ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour moi, je croyais que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que cruel. Mais peut-être qu’ils raffinent sur son histoire, et veulent dire qu’il était honnête homme dans ses premières années. Il ne faut qu’avoir lu Tacite pour savoir que, s’il a été quelque temps un bon empereur, il a toujours été un très méchant homme. Il ne s’agit point dans ma tragédie des affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier et dans sa famille, et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui pourraient aisément leur prouver que je n’ai point de réparation à lui faire.

D’autres ont dit, au contraire, que je l’avais fait trop bon. J’avoue que je ne m’étais pas formé l’idée d’un bon homme en la personne de Néron. Je l’ai toujours regardé comme un monstre. Mais c’est ici un monstre naissant. Il n’a pas encore mis le feu à Rome, il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs : à cela près, il me semble qu’il lui échappe assez de cruautés pour empêcher que personne ne le méconnaisse.

Quelques-uns ont pris l’intérêt de Narcisse, et se sont plaints que j’en eusse fait un très méchant homme et le confident de Néron. Il suffit d’un passage pour leur répondre. "Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat".

Les autres se sont scandalisés que j’eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d’une tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d’Andromaque, le sentiment d’Aristote sur le héros de la tragédie, et que bien loin d’être parfait, il faut toujours qu’il ait quelque imperfection. Mais je leur dirai encore ici qu’un jeune prince de dix-sept ans qui a beaucoup de coeur, beaucoup d’amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité, qualités ordinaires d’un jeune homme, m’a semblé très capable d’exciter la compassion. Je n’en veux pas davantage.

"Mais, disent-ils, ce prince n’entrait que dans sa quinzième année lorsqu’il mourut. On le fait vivre, lui et Narcisse, deux ans plus qu’ils n’ont vécu." Je n’aurais point parlé de cette objection, si elle n’avait été faite avec chaleur par un homme qui s’est donné la liberté de faire régner vingt ans un empereur qui n’en a régné que huit, quoique ce changement soit bien plus considérable dans la chronologie, où l’on suppute les temps par les années des empereurs.

Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent que d’une vieille coquette, nommée Junia Silana, j’en ai fait une jeune fille très sage. Qu’auraient-ils à me répondre, si je leur disais que cette Junie est un personnage inventé, comme l’Emilie de Cinna, comme la Sabine d’Horace ? Mais j’ai à leur dire que, s’ils avaient bien lu l’histoire, ils auraient trouvé une Junia Calvina, de la famille d’Auguste, soeur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et, comme dit Sénèque : festivissima omnium puellarum. Elle aimait tendrement son frère, "et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion." Si je la présente plus retenue qu’elle n’était, je n’ai pas ouï dire qu’il nous fût défendu de rectifier les moeurs d’un personnage, surtout lorsqu’il n’est pas connu.

L’on trouve étrange qu’elle paraisse sur le théâtre après la mort de Britannicus. Certainement la délicatesse est grande de ne pas vouloir qu’elle dise en quatre vers assez touchants qu’elle passe chez Octavie. "Mais, disent-ils, cela ne valait pas la peine de la faire revenir, un autre l’aurait pu raconter pour elle." Ils ne savent pas qu’une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que les choses qui ne se peuvent passer en action, et que tous les Anciens font venir souvent sur la scène des acteurs qui n’ont autre chose à dire, sinon qu’ils viennent d’un endroit, et qu’ils s’en retournent à un autre.

"Tout cela est inutile, disent mes censeurs. La pièce est finie au récit de la mort de Britannicus, et l’on ne devrait point écouter le reste." On l’écoute pourtant, et même avec autant d’attention qu’aucune fin de tragédie. Pour moi, j’ai toujours compris que la tragédie étant l’imitation d’une action complète, où plusieurs personnes concourent, cette action n’est point finie que l’on ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C’est ainsi que Sophocle en use presque partout. C’est ainsi que dans l’Antigone il emploie autant de vers à représenter la fureur d’Hémon et la punition de Créon après la mort de cette princesse, que j’en ai employé aux imprécations d’Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.

Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles ? La chose serait aisée, pour peu qu’on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s’écarter du naturel pour se jeter dans l’extraordinaire. Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d’incidents qui ne se pourraient passer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants qu’ils seraient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire. Il faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre, qui se voudrait faire haïr de sa maîtresse de gaieté de coeur, un Lacédémonien grand parleur, un conquérant qui ne débiterait que des maximes d’amour, une femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. Mais que dirait cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m’efforce de plaire ? De quel front oserais-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de l’antiquité que j’ai choisis pour modèles ? Car, pour me servir de la pensée d’un Ancien, voilà les véritables spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous devons sans cesse nous demander : "que diraient Homère et Virgile, s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait représenter cette scène ?" Quoi qu’il en soit, je n’ai point prétendu empêcher qu’on ne parlât contre mes ouvrages ; je l’aurais prétendu inutilement : Quid de te alii loquantur ipsi videant, dit Cicéron ; sed loquentur tamen.

Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface, que j’ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n’y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n’avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d’un vieux poète malintentionné, malevoli veteris poetoe, et qui venait briguer des voix contre lui jusqu’aux heures où l’on représentait ses comédies.

« ... Occepta est agi :
Exclamat, etc. »

On me pouvait faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C’est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevait personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection, et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

Enfin, je suis très persuadé qu’on me peut faire bien d’autres critiques, sur lesquelles je n’aurais d’autre parti à prendre que celui d’en profiter à l’avenir. Mais je plains fort le malheur d’un homme qui travaille pour le public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent le plus volontiers : ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaisir. Il n’y a rien, au contraire, de plus injuste qu’un ignorant, il croit toujours que l’admiration est le partage des gens qui ne savent rien, il condamne toute une pièce pour une scène qu’il n’approuve pas, il s’attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu’il a de l’esprit, et pour peu que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu’il tire quelquefois plus de vanité d’une critique fort mauvaise, que nous n’en tirons d’une assez bonne pièce de théâtre.

« Homine imperito nunquam quidquam injustius. »

SECONDE PRÉFACE (édition 1674 et suivantes) §

Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j’ai le plus travaillée. Cependant j’avoue que le succès ne répondit pas d’abord à mes espérances. A peine elle parut sur le théâtre, qu’il s’éleva quantité de critiques qui semblaient la devoir détruire. Je crus moi-même que sa destinée serait à l’avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté : les critiques se sont évanouies, la pièce est demeurée. C’est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers. Et si j’ai fait quelque chose de solide, et qui mérite quelque louange, la plupart des connaisseurs demeurent d’accord que c’est ce même Britannicus.

À la vérité, j’avais travaillé sur des modèles qui m’avaient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d’Agrippine et de Néron. J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de l’antiquité, je veux dire d’après Tacite, et j’étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie, dont il ne m’ait donné l’idée. J’avais voulu mettre dans ce recueil un extrait des plus beaux endroits que j’ai tâché d’imiter ; mais j’ai trouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le renvoie à cet auteur, qui aussi bien est entre les mains de tout le monde ; et je me contenterai de rapporter ici quelques-uns de ses passages sur chacun des personnages que j’introduis sur la scène.

Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu’il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l’on sait. Ainsi, il ne m’a pas été permis de le représenter aussi méchant qu’il l’a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux, car il ne l’a jamais été. Il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs ; mais il a en lui les semences de tous ces crimes. Il commence à vouloir secouer le joug ; il les hait les uns et les autres, et il leur cache sa haine sous de fausses caresses : factus natura velare odium fallacibus blanditiis. En un mot, c’est ici un monstre naissant, mais qui n’ose encore se déclarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions : Hactenus Nero flagitiis et sceleribus velamenta quoesivit. Il ne pouvait souffrir Octavie, princesse d’une bonté et d’une vertu exemplaires : fato quodam, an quia proevalent illicita ; metuebaturque ne in stupra feminarum illustrium prorumperet.

Je lui donne Narcisse pour confident. J’ai suivi en cela Tacite, qui dit que « Néron porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat ». Ce passage prouve deux choses : il prouve et que Néron était déjà vicieux, mais qu’il dissimulait ses vices, et que Narcisse l’entretenait dans ses mauvaises inclinations.

J’ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour ; et je l’ai choisi plutôt que Sénèque. En voici la raison : ils étaient tous deux gouverneurs de la jeunesse de Néron, l’un pour les armes, et l’autre pour les lettres. Et ils étaient fameux, Burrhus pour son expérience dans les armes et pour la sévérité de ses moeurs, militaribus curis et severitate morum ; Sénèque pour son éloquence et le tour agréable de son esprit, Seneca proeceptis eloquentioe et comitate honesta. Burrhus, après sa mort, fut extrêmement regretté à cause de sa vertu : Civitati grande desiderium ejus mansit per memoriam virtutis.

Toute leur peine était de résister à l’orgueil et à la férocité d’Agrippine, quoe cunctis maloe dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem. Je ne dis que ce mot d’Agrippine, car il y aurait trop de choses à en dire. C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. Cette mort fut un coup de foudre pour elle ; et « il parut, dit Tacite, par sa frayeur et par sa consternation, qu’elle était aussi innocente de cette mort qu’Octavie. Agrippine perdait en lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parricidii exemplum intelligebat. »

L’âge de Britannicus était si connu, qu’il ne m’a pas été permis de le représenter autrement que comme un jeune prince qui avait beaucoup de coeur, beaucoup d’amour et beaucoup de franchise, qualités ordinaires d’un jeune homme. Il avait quinze ans, et on dit qu’il avait beaucoup d’esprit, soit qu’on dise vrai, ou que ses malheurs aient fait croire cela de lui, sans qu’il ait pu en donner des marques : Neque segnem ei fuisse indolem ferunt ; sive verum, seu periculis commendatus retinuit famam sine experimento.

Il ne faut pas s’étonner s’il n’a auprès de lui qu’un aussi méchant homme que Narcisse, « car il y avait longtemps qu’on avait donné ordre qu’il n’y eût auprès de Britannicus que des gens qui n’eussent ni foi ni honneur : Nam ut proximus quisque Britannico, neque fas neque fidem pensi haberet, olim provisum erat. »

Il me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas confondre avec une vieille coquette qui s’appelait Junia Silana. C’est ici une autre Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, de la famille d’Auguste, soeur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et, comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. « Son frère et elle s’aimaient tendrement, et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion. » Elle vécut jusqu’au règne de Vespasien.

Je la fais entrer dans les vestales, quoique, selon Aulu-Gelle, on n’y reçût jamais personne au-dessous de six ans ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection. Et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

ACTEURS §

  • NÉRON, empereur, fils d’Agrippine.
  • BRITANNICUS, fils de l’empereur Claudius.
  • AGRIPPINE, veuve de Domitius Enobarbus, père de Néron, et, en secondes noces, veuve de l’empereur Claudius.
  • JUNIE, amante de Britannicus.
  • BURRHUS, gouverneur de Néron.
  • NARCISSE, gouverneur de Britannicus.
  • ALBINE, confidente d’Agrippine.
  • GARDES.
La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Agrippine, Albine. §

ALBINE.

Quoi ! Tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte
La mère de César veille seule à sa porte ?
5 Madame, retournez dans votre appartement.

AGRIPPINE.

Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.
Je veux l’attendre ici. Les chagrins qu’il me cause
M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.
Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré.
2 3
10 Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
L’impatient Néron cesse de se contraindre,
Las de se faire aimer il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.

ALBINE.

15 Quoi ? Vous à qui Néron doit le jour qu’il respire ?
Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?
Vous qui déshéritant le fils de Claudius,
Avez nommé César l’heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine.
20 Il vous doit son amour.

AGRIPPINE.

Il me le doit, Albine.
Tout s’il est généreux lui prescrit cette loi.
Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.

ALBINE.

S’il est ingrat, Madame ; ah ! Toute sa conduite
Marque dans son devoir une âme trop instruite.
25 Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait,
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
Rome depuis deux ans par ses soins gouvernée
Au temps de ses consuls croit être retournée,
Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
30 A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.

AGRIPPINE.

Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste ;
Il commence, il est vrai, par où finit Auguste.
Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.
35 Il se déguise en vain. Je lis sur son visage
Des fiers Domitius l’humeur triste, et sauvage.
Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur sang,
La fierté des Nérons, qu’il puisa dans mon flanc.
Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices.
40 De Rome pour un temps Caïus fut les délices,
Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
Que m’importe, après tout, que Néron plus fidèle
D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?
45 Ai-je mis dans sa main le timon de l’État,
Pour le conduire au gré du peuple et du Sénat ?
Ah ! Que de la patrie il soit, s’il veut, le père.
Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons nous appeler
50 L’attentat que le jour vient de nous révéler ?
Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée :
Et ce même Néron que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
55 Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?
Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité
Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?

ALBINE.

Vous leur appui, Madame ?

AGRIPPINE.

Arrête, chère Albine.
60 Je sais, que j’ai moi seule avancé leur ruine,
Que du trône, où le sang l’a dû faire monter
Britannicus par moi s’est vu précipiter.
Par moi seule éloigné de l’hymen d’Octavie,
Le frère de Junie abandonna la vie,
65 Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,
Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
Néron jouit de tout, et moi pour récompense
Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour par une même loi
70 Britannicus la tienne entre mon fils et moi.

ALBINE.

Quel dessein !

AGRIPPINE.

Je m’assure un port dans la tempête.
Néron m’échappera si ce frein ne l’arrête.

ALBINE.

Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ?

AGRIPPINE.

Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.

ALBINE.

75 Une injuste frayeur vous alarme peut-être.
Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,
Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,
Et ce sont des secrets entre César et vous.
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
80 Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.
Sa prodigue amitié ne se réserve rien.
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.
À peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste votre aïeul honora moins Livie.
85 Néron devant sa mère a permis le premier
Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.
Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?

AGRIPPINE.

Un peu moins de respect, et plus de confiance.
Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit.
90 Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit.
Non non, le temps n’est plus que Néron jeune encore
Me renvoyait les voeux d’une cour, qui l’adore ;
Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,
Que mon ordre au palais assemblait le Sénat,
95 Et que derrière un voile, invisible, et présente
J’étais de ce grand corps l’âme toute puissante.
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa grandeur n’était point enivré.
Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire,
100 Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.
Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place.
J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce :
105 Quoi qu’il en soit, Néron d’aussi loin qu’il me vit
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon coeur même en conçut un malheureux augure.
L’ingrat d’un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance, et courant m’embrasser,
110 Il m’écarta du trône, où je m’allais placer.
Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine
Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s’achemine.
L’ombre seule m’en reste, et l’on n’implore plus
Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.

ALBINE.

115 Ah ! Si de ce soupçon votre âme est prévenue,
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?
Daignez avec César vous éclaircir du moins.

AGRIPPINE.

César ne me voit plus, Albine, sans témoins.
En public, à mon heure, on me donne audience.
120 Sa réponse est dictée, et même son silence.
Je vois deux surveillants, ses maîtres, et les miens,
Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite.
De son désordre, Albine, il faut que je profite.
125 J’entends du bruit, on ouvre, allons subitement
Lui demander raison de cet enlèvement.
Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.
Mais quoi ? Déjà Burrhus sort de chez lui ?

SCÈNE II. Agrippine, Burrhus, Albine. §

BURRHUS.

Madame,
Au nom de l’empereur j’allais vous informer
130 D’un ordre, qui d’abord a pu vous alarmer,
Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,
Dont César a voulu que vous soyez instruite.

AGRIPPINE.

Puisqu’il le veut, entrons, il m’en instruira mieux.

BURRHUS.

César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.
135 Déjà par une porte au public moins connue,
L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès...

AGRIPPINE.

Non, je ne trouble point ses augustes secrets.
Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
140 L’un et l’autre une fois nous parlions sans feinte ?

BURRHUS.

Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.

AGRIPPINE.

Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune,
145 Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat ?
150 Pour être sous son nom les maîtres de l’État ?
Certes plus je médite, et moins je me figure
Que vous m’osiez compter pour votre créature,
Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion,
155 Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi fille, femme, soeur, et mère de vos maîtres.
Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
Néron n’est plus enfant. N’est-il pas temps qu’il règne ?
160 Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire enfin n’a-t-il pas ses aïeux ?
Qu’il choisisse s’il veut, d’Auguste, ou de Tibère.
Qu’il imite s’il peut, Germanicus mon père.
165 Parmi tant de héros je n’ose me placer.
Mais il est des vertus que je lui puis tracer.
Je puis l’instruire au moins, combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

BURRHUS.

Je ne m’étais chargé dans cette occasion,
170 Que d’excuser César d’une seule action.
Mais puisque sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.
175 Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur, qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde.
180 Ce n’est plus votre fils. C’est le maître du monde.
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut, ou sa perte en ma main.
Ah ! Si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque, et moi pour le séduire ?
185 Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius en esclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir.
190 Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère.
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.
195 Mais le doit-il, Madame ? Et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
Toujours humble, toujours le timide Néron
N’ose-t-il être Auguste, et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
200 Rome à trois affranchis si longtemps asservie,
À peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? La vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
205 Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats.
Thraséas au Sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée.
Les déserts autrefois peuplés de sénateurs
210 Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ?
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
215 Mais, Madame, Néron, suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux sans doute il n’a qu’à se régler.
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler :
Heureux, si ses vertus l’une à l’autre enchaînées
220 Ramènent tous les ans ses premières années !

AGRIPPINE.

Ainsi sur l’avenir n’osant vous assurer
Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
Mais vous, qui jusqu’ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
225 Expliquez-nous, pourquoi devenu ravisseur
Néron de Silanus fait enlever la soeur.
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux, qui brille dans Junie ?
De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
230 Devient-elle en un jour criminelle d’État ?
Elle, qui sans orgueil jusqu’alors élevée,
N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée,
Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
L’heureuse liberté de ne le voir jamais.

BURRHUS.

235 Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée.
Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
Madame, aucun objet ne blesse ici ses yeux.
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
240 Peuvent de son époux faire un prince rebelle,
Que le sang de César ne se doit allier
Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
Et vous-même avouerez qu’il ne serait pas juste,
Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

AGRIPPINE.

245 Je vous entends. Néron m’apprend par votre voix
Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
En vain pour détourner ses yeux de sa misère,
J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère.
À ma confusion Néron veut faire voir
250 Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée,
Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
Et que tout l’univers apprenne avec terreur
À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
255 Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
Qu’il doit avant ce coup affermir son empire,
Et qu’en me réduisant à la nécessité
D’éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la sienne, et que dans la balance
260 Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

BURRHUS.

Quoi Madame ? Toujours soupçonner son respect ?
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
265 Quoi ! De vos ennemis devenez-vous l’appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire,
Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements
270 Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
Ah ! Quittez d’un censeur la triste diligence.
D’une mère facile affectez l’indulgence.
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater.
Et n’avertissez point la cour de vous quitter.

AGRIPPINE.

275 Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ?
Lorsque de sa présence il semble me bannir ?
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?

BURRHUS.

Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
280 Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste, et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter, et plaindre sa disgrâce,
285 Et peut-être, Madame, en accuser les soins
De ceux que l’empereur a consultés le moins.

SCÈNE III. Agrippine, Britannicus, Narcisse, Albine. §

AGRIPPINE.

Ah, Prince ! Où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.

Ce que je cherche ? Ah dieux !
290 Tout ce que j’ai perdu, Madame, est en ces lieux.
De mille affreux soldats Junie environnée
S’est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas ! De quelle horreur ses timides esprits
À ce nouveau spectacle auront été surpris !
295 Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère
Va séparer deux coeurs qu’assemblait leur misère.
Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs
Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.

AGRIPPINE.

Il suffit. Comme vous je ressens vos injures.
300 Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.
Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux
Dégage ma parole, et m’acquitte envers vous.
Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.

SCÈNE IV. Britannicus, Narcisse. §

BRITANNICUS.

305 La croirai-je, Narcisse ? Et dois-je sur sa foi
La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine,
Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours
310 Trop lents pour ses desseins précipité le cours ?

NARCISSE.

N’importe. Elle se sent comme vous outragée.
À vous donner Junie elle s’est engagée.
Unissez vos chagrins, liez vos intérêts.
Ce palais retentit en vain de vos regrets.
315 Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante,
Semer ici la plainte, et non pas l’épouvante,
Que vos ressentiments se perdront en discours,
Il n’en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.

BRITANNICUS.

Ah ! Narcisse ! Tu sais si de la servitude
320 Je prétends faire encore une longue habitude.
Tu sais si pour jamais de ma chute étonné
Je renonce à l’empire, où j’étais destiné.
Mais je suis seul encor. Les amis de mon père
Sont autant d’inconnus que glace ma misère.
325 Et ma jeunesse même écarte loin de moi
Tous ceux qui dans le coeur me réservent leur foi.
Pour moi depuis un an, qu’un peu d’expérience
M’a donné de mon sort la triste connaissance,
Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
330 Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,
Qui choisis par Néron pour ce commerce infâme
Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?
Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours.
Il prévoit mes desseins, il entend mes discours.
335 Comme toi dans mon coeur il sait ce qui se passe.
Que t’en semble, Narcisse ?

NARCISSE.

Ah ? Quelle âme assez basse...
C’est à vous de choisir des confidents discrets,
Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.

BRITANNICUS.

Narcisse, tu dis vrai. Mais cette défiance
340 Est toujours d’un grand coeur la dernière science.
On le trompe longtemps. Mais enfin, je te crois.
Ou plutôt je fais voeu de ne croire que toi.
Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle.
Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle.
345 Tes yeux sur ma conduite incessamment ouverts
M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos amis excité le courage.
Examine leurs yeux. Observe leurs discours.
350 Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.
Surtout dans ce palais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la princesse.
Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
Et si son entretien m’est encore permis.
355 Cependant de Néron je vais trouver la mère
Chez Pallas comme toi l’affranchi de mon père.
Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut
M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Néron, Burrhus, Narcisse, Gardes. §

NÉRON.

N’en doutez point, Burrhus ; malgré ses injustices
360 C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;
Il séduit chaque jour Britannicus mon frère,
365 Ils l’écoutent tout seul, et qui suivrait leurs pas
Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :
Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour
370 Ne le retrouve pas dans Rome, ou dans ma cour.
Allez, cet ordre importe au salut de l’empire.
Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.

SCÈNE II. Néron, Narcisse. §

NARCISSE.

Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.
375 Vos ennemis déchus de leur vaine espérance
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je ? Vous-même inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
380 Et ces sombres regards errants à l’aventure ?
Tout vous rit. La fortune obéit à vos voeux.

NÉRON.

Narcisse, c’en est fait. Néron est amoureux.

NARCISSE.

Vous ?

NÉRON.

Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolâtre Junie.

NARCISSE.

385 Vous l’aimez ?

NÉRON.

Excité d’un désir curieux
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes.
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
390 D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
395 Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ;
Immobile, saisi d’un long étonnement
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire
400 De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler.
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce.
J’employais les soupirs, et même la menace.
405 Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image.
Elle m’est apparue avec trop d’avantage,
Narcisse, qu’en dis-tu ?

NARCISSE.

Quoi, Seigneur ! Croira-t-on
410 Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

NÉRON.

Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère
M’imputât le malheur qui lui ravit son frère,
Soit que son coeur jaloux d’une austère fierté
Enviât à nos yeux sa naissante beauté,
415 Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée
Elle se dérobait même à sa renommée ;
Et c’est cette vertu si nouvelle à la cour
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi Narcisse ? Tandis qu’il n’est point de Romaine
420 Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,
Qui dès qu’à ses regards elle ose se fier
Sur le coeur de César ne les vienne essayer ;
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;
425 Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer ?
Dis-moi, Britannicus l’aime-t-il ?

NARCISSE.

Quoi ! S’il l’aime,
Seigneur ?

NÉRON.

Si jeune encor se connaît-il lui-même ?
D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?

NARCISSE.

430 Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.
N’en doutez point, il l’aime. Instruits par tant de charmes
Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes.
À ses moindres désirs il sait s’accommoder;
Et peut-être déjà sait-il persuader.

NÉRON.

435 Que dis-tu ? Sur son coeur il aurait quelque empire ?

NARCISSE.

Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,
Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,
Le coeur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,
D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
440 Las de votre grandeur, et de sa servitude,
Entre l’impatience et la crainte flottant ;
Il allait voir Junie, et revenait content.

NÉRON.

D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.
445 Néron impunément ne sera pas jaloux.

NARCISSE.

Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous ?
Junie a pu le plaindre et partager ses peines,
Elle n’a vu couler de larmes que les siennes.
Mais aujourd’hui, Seigneur, que ses yeux dessillés
450 Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
Attachés sur vos yeux s’honorer d’un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
455 Quand elle vous verra de ce degré de gloire,
Venir en soupirant avouer sa victoire,
Maître, n’en doutez point, d’un coeur déjà charmé
Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.

NÉRON.

À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
460 Que d’importunités !

NARCISSE.

Quoi donc ? Qui vous arrête,
Seigneur ?

NÉRON.

Tout. Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M’attache à son hymen, et plaigne sa jeunesse.
465 Mes yeux depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
Trop heureux si bientôt la faveur d’un divorce,
Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force.
Le ciel même en secret semble la condamner.
470 Ses voeux depuis quatre ans ont beau l’importuner.
Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche.
D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche,
L’empire vainement demande un héritier.

NARCISSE.

Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier ?
475 L’empire, votre coeur, tout condamne Octavie.
Auguste votre aïeul soupirait pour Livie ;
Par un double divorce ils s’unirent tous deux,
Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
480 Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul jusques ici contraire à vos désirs
N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.

NÉRON.

Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l’imagine,
485 Qui m’amène Octavie, et d’un oeil enflammé
Atteste les saints droits d’un noeud qu’elle a formé ;
Et portant à mon coeur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

NARCISSE.

490 N’êtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous. C’est trop régner pour elle.
Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas.
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
495 Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

NÉRON.

Éloigné de ses yeux j’ordonne, je menace,
J’écoute vos conseils, j’ose les approuver,
Je m’excite contre elle et tâche à la braver.
Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)
500 Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux, où j’ai lu si longtemps mon devoir,
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle,
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle :
505 Mais enfin mes efforts ne me servent de rien,
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je l’offense,
Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis
510 Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arrête trop. Retire-toi, Narcisse.
Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.

NARCISSE.

Non, non, Britannicus s’abandonne à ma foi.
Par son ordre, Seigneur il croit que je vous vois.
515 Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient surtout de revoir ses amours
Il attend de mes soins ce fidèle secours.

NÉRON.

J’y consens : porte-lui cette douce nouvelle.
520 Il la verra.

NARCISSE.

Seigneur, bannissez-le loin d’elle.

NÉRON.

J’ai mes raisons, Narcisse, et tu peux concevoir,
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème.
Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même.
525 Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre, la voici.
Va retrouver ton maître et l’amener ici.

SCÈNE III. Néron, Junie. §

NÉRON.

Vous vous troublez, Madame, et changez de visage.
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

JUNIE.

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur.
530 J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

NÉRON.

Je le sais bien, Madame, et n’ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

JUNIE.

Vous Seigneur ?

NÉRON.

Pensez-vous, Madame, qu’en ces lieux
Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

JUNIE.

535 Et quel autre, Seigneur ? Voulez-vous que j’implore !
À qui demanderai-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas.
De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.

NÉRON.

Quoi Madame ! Est-ce donc une légère offense
540 De m’avoir si longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître loin de nos yeux son amour et vos charmes ?
545 Pourquoi de cette gloire exclus jusqu’à ce jour,
M’avez-vous sans pitié relégué dans ma cour ?
On dit plus : vous souffrez sans en être offensée
Qu’il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consulter
550 La sévère Junie ait voulu le flatter,
Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,
Sans que j’en sois instruit que par la renommée.

JUNIE.

Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs
M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
555 Il n’a point détourné ses regards d’une fille,
Seul reste du débris d’une illustre famille.
Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l’objet de ses voeux.
Il m’aime. Il obéit à l’empereur son père,
560 Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens...

NÉRON.

Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude, et d’Agrippine.
Ce n’est point par leur choix que je me détermine.
565 C’est à moi seul, Madame, à répondre de vous;
Et je veux de ma main vous choisir un époux.

JUNIE.

Ah, Seigneur, songez-vous que toute autre alliance,
Fera honte aux Césars auteurs de ma naissance ?

NÉRON.

Non, Madame, l’époux dont je vous entretiens
570 Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens.
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

JUNIE.

Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?

NÉRON.

Moi, Madame.

JUNIE.

Vous ?

NÉRON.

Je vous nommerais, Madame un autre nom,
Si j’en savais quelque autre au dessus de Néron.
575 Oui, pour vous faire un choix, où vous puissiez souscrire,
J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.
Plus j’ai cherché, Madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor :
Plus je vois que César digne seul de vous plaire
580 En doit être lui seul l’heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains,
À qui Rome a commis l’empire des humains.
Vous-même consultez vos premières années.
Claudius à son fils les avait destinées,
585 Mais c’était en un temps où de l’empire entier
Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.
Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C’est à vous de passer du côté de l’empire.
En vain de ce présent ils m’auraient honoré,
590 Si votre coeur devait en être séparé ;
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre, et toujours enviés,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds
595 Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage.
Rome aussi bien que moi vous donne son suffrage,
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même
600 Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime ;
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l’univers à qui vous vous devez.

JUNIE.

Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois dans le cours d’une même journée
605 Comme une criminelle amenée en ces lieux :
Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je me fie,
Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
610 Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu’une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui dans l’obscurité nourrissant sa douleur
S’est fait une vertu conforme à son malheur ;
615 Passe subitement de cette nuit profonde
Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde ;
Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

NÉRON.

Je vous ai déjà dit que je la répudie.
620 Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.
N’accusez point ici mon choix d’aveuglement.
Je vous réponds de vous, consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire,
Et ne préférez point à la solide gloire
625 Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d’un refus, sujet au repentir.

JUNIE.

Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d’une gloire insensée.
Je sais de vos présents mesurer la grandeur.
630 Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur
Plus il me ferait honte et mettrait en lumière
Le crime d’en avoir dépouillé l’héritière.

NÉRON.

C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame, et l’amitié ne peut aller plus loin.
635 Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère.
La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,
Et pour Britannicus...

JUNIE.

Il a su me toucher,
Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète ;
640 Mais toujours de mon coeur ma bouche est l’interprète.
Absente de la cour je n’ai pas dû penser,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l’empire devait suivre son hyménée.
645 Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs,
650 Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.
L’empire en est pour vous l’inépuisable source,
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers soigneux de les entretenir
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
655 Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse
Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse ;
Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

NÉRON.

Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j’envie,
660 Que tout autre que lui me paierait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux.
Madame, il va bientôt paraître devant vous.

JUNIE.

Ah, Seigneur, vos vertus m’ont toujours rassurée.

NÉRON.

Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée.
665 Mais, Madame, je veux prévenir le danger,
Où son ressentiment le pourrait engager.
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
670 Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l’offense,
Et soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs faites-lui concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ses voeux et son espoir.

JUNIE.

675 Moi ! Que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir :
Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m’obéir.

NÉRON.

Caché près de ces lieux je vous verrai, Madame :
680 Renfermez votre amour dans le fond de votre âme.
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets.
J’entendrai des regards que vous croirez muets
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste, ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

JUNIE.

685 Hélas ! Si j’ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais.

SCÈNE IV. Néron, Junie, Narcisse. §

NARCISSE.

Britannicus, Seigneur, demande la princesse.
Il approche.

NÉRON.

Qu’il vienne.

JUNIE.

Ah Seigneur !

NÉRON.

Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi.
690 Madame, en le voyant, songez que je vous vois.

SCÈNE V. Junie, Narcisse. §

JUNIE.

Ah, cher Narcisse ! Cours au-devant de ton maître.
Dis-lui... Je suis perdue, et je le vois paraître.

SCÈNE VI. Junie, Britannicus, Narcisse. §

BRITANNICUS.

Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! Je puis donc jouir d’un entretien si doux ?
695 Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
Hélas ! Puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe avec mille détours
Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence
700 N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?
Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! Dans la frayeur dont vous étiez atteinte
M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?
705 Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
Parlez. Nous sommes seuls. Notre ennemi trompé
710 Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.
4
Ménageons les moments de cette heureuse absence.

JUNIE.

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
5
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

BRITANNICUS.

715 Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi, déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
Qu’est devenu ce coeur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.
720 La foi dans tous les coeurs n’est pas encore éteinte.
Chacun semble des yeux approuver mon courroux :
La mère de Néron se déclare pour nous ;
Rome de sa conduite elle-même offensée...

JUNIE.

Ah Seigneur ! Vous parlez contre votre pensée.
725 Vous-même vous m’avez avoué mille fois
Que Rome le louait d’une commune voix.
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BRITANNICUS.

Ce discours me surprend, il le faut avouer.
730 Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
Quoi, pour vous confier la douleur qui m’accable
À peine je dérobe un moment favorable,
Et ce moment si cher, Madame, est consumé
À louer l’ennemi dont je suis opprimé.
735 Qui vous rend à vous-même en un jour si contraire ?
Quoi ! Même vos regards ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Ah ! Si je le croyais... Au nom des dieux, Madame,
740 Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme,
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

JUNIE.

Retirez-vous, Seigneur, l’empereur va venir.

BRITANNICUS.

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?

SCÈNE VII. Néron, Junie, Narcisse. §

NÉRON.

Madame...

JUNIE.

Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.
745 Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

SCÈNE VIII. Néron, Narcisse. §

NÉRON.

Hé bien ? De leur amour tu vois la violence,
Narcisse, elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer.
750 Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante,
Et je l’ai vu douter du coeur de son amante.
Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater.
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter,
755 Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.

NARCISSE, seul.

La fortune t’appelle une seconde fois,
Narcisse, voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
760 Et pour nous rendre heureux perdons les misérables.

ACTE III §

SCÈNE I. Néron, Burrhus. §

BURRHUS.

Pallas obéira, Seigneur.

NÉRON.

Et de quel oeil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?

BURRHUS.

Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,
Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.
765 Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.
À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !

NÉRON.

Quoi ? De quelque dessein la croyez-vous capable ?

BURRHUS.

Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable.
Rome, et tous vos soldats révèrent ses aïeux,
770 Germanicus son père est présent à leurs yeux.
Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage,
Et ce qui me la fait redouter davantage,
C’est que vous appuyez vous-même son courroux,
Et que vous lui donnez des armes contre vous.

NÉRON.

775 Moi, Burrhus ?

BURRHUS.

Cet amour, Seigneur, qui vous possède...

NÉRON.

Je vous entends, Burrhus, le mal est sans remède.
Mon coeur s’en est plus dit que vous ne m’en direz.
Il faut que j’aime enfin.

BURRHUS.

Vous vous le figurez,
Seigneur, et satisfait de quelque résistance
780 Vous redoutez un mal faible dans sa naissance.
Mais si dans son devoir votre coeur affermi
Voulait ne point s’entendre avec son ennemi,
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire,
Si vous daigniez, Seigneur, rappeler la mémoire
785 Des vertus d’Octavie, indignes de ce prix,
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris;
Surtout si de Junie évitant la présence
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence,
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
790 On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer.

NÉRON.

Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque plus tranquille assis dans le Sénat
Il faudra décider du destin de l’État :
795 Je m’en reposerai sur votre expérience.
Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,
Burrhus, et je ferais quelque difficulté
D’abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu, je souffre trop éloigné de Junie.

SCÈNE II. §

BURRHUS, seul.

800 Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.
Cette férocité que tu croyais fléchir
De tes faibles liens est prête à s’affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !
Ô dieux ! En ce malheur quel conseil dois-je prendre ?
805 Sénèque, dont les soins me devraient soulager,
Occupé loin de Rome ignore ce danger.
Mais quoi ? Si d’Agrippine excitant la tendresse
Je pouvais... La voici, mon bonheur me l’adresse.

SCÈNE III. Agrippine, Burrhus, Albine. §

AGRIPPINE.

Hé bien, je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons ?
810 Et vous vous signalez par d’illustres leçons.
On exile Pallas, dont le crime peut-être
Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.
Vous le savez trop bien. Jamais sans ses avis,
Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.
815 Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale.
On affranchit Néron de la foi conjugale.
Digne emploi d’un ministre, ennemi des flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme
820 Le mépris de sa mère, et l’oubli de sa femme !

BURRHUS.

Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser.
L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.
N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire,
Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire,
825 Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret
Ce que toute la cour demandait en secret.
Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource.
Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.
Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux
830 Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux.
Les menaces, les cris le rendront plus farouche.

AGRIPPINE.

Ah ! L’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.
Je vois que mon silence irrite vos dédains,
Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.
835 Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine,
Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à ressentir
Des crimes, dont je n’ai que le seul repentir.
J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,
840 Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,
Leur faire à mon exemple expier leur erreur.
On verra d’un côté le fils d’un empereur,
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille ;
845 De l’autre l’on verra le fils d’Enobarbus,
Appuyé de Sénèque, et du tribun Burrhus,
Qui tous deux de l’exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l’autorité suprême.
De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit.
850 On saura les chemins par où je l’ai conduit.
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
J’avouerai les rumeurs les plus injurieuses.
Je confesserai tout, exils, assassinats,
Poison même...

BURRHUS.

Madame, ils ne vous croiront pas.
855 Ils sauront récuser l’injuste stratagème
D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.
Pour moi qui le premier secondai vos desseins,
Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
860 Madame, c’est un fils qui succède à son père.
En adoptant Néron, Claudius par son choix
De son fils et du vôtre a confondu les droits.
Rome l’a pu choisir. Ainsi sans être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste,
865 Et le jeune Agrippa de son sang descendu
Se vit exclus du rang vainement prétendu.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie.
Et s’il m’écoute encor, Madame, sa bonté
870 Vous en fera bientôt perdre la volonté.
J’ai commencé, je vais poursuivre mon ouvrage.

SCÈNE IV. Agrippine, Albine. §

ALBINE.

Dans quel emportement la douleur vous engage,
Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !

AGRIPPINE.

Ah ! Lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !

ALBINE.

875 Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.
Quoi pour les intérêts de la soeur ou du frère
Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?
Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?

AGRIPPINE.

Quoi tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,
880 Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.
Bientôt si je ne romps ce funeste lien,
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée
Inutile à la cour, en était ignorée.
885 Les grâces, les honneurs par moi seule versés
M’attiraient des mortels les voeux intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse,
Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse,
Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,
890 Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.
Que dis-je ? L’on m’évite et déjà délaissée...
Ah je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.
Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,
Néron, l’ingrat Néron... Mais voici son rival.

SCÈNE V. Britannicus, Agrippine, Narcisse, Albine. §

BRITANNICUS.

895 Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,
Madame. Nos malheurs trouvent des coeurs sensibles.
Vos amis et les miens jusqu’alors si secrets,
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
Animés du courroux qu’allume l’injustice
900 Viennent de confier leur douleur à Narcisse.
Néron n’est pas encor tranquille possesseur
De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma soeur.
Si vous êtes toujours sensible à son injure,
On peut dans son devoir ramener le parjure.
905 La moitié du Sénat s’intéresse pour nous.
Sylla, Pison, Plautus...

AGRIPPINE.

Prince, que dites-vous ?
Sylla, Pison, Plautus ! Les chefs de la noblesse !

BRITANNICUS.

Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,
Et que votre courroux tremblant, irrésolu,
910 Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.
Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce.
D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace.
Il ne m’en reste plus, et vos soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.

AGRIPPINE.

915 Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance :
Notre salut dépend de notre intelligence.
J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis
Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma colère.
920 Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.
J’essaierai tour à tour la force et la douceur.
Ou moi-même avec moi conduisant votre soeur,
J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,
Et ranger tous les coeurs du parti de ses larmes.
925 Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.
Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.

SCÈNE VI. Britannicus, Narcisse. §

BRITANNICUS.

Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?
Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
Narcisse ?

NARCISSE.

Oui. Mais, Seigneur, ce n’est pas en ces lieux
930 Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.
Sortons. Qu’attendez-vous ?

BRITANNICUS.

Ce que j’attends, Narcisse ?
Hélas !

NARCISSE.

Expliquez-vous.

BRITANNICUS.

Si par ton artifice
Je pouvais revoir...

NARCISSE.

Qui ?

BRITANNICUS.

J’en rougis. Mais enfin
D’un coeur moins agité j’attendrais mon destin.

NARCISSE.

935 Après tous mes discours vous la croyez fidèle ?

BRITANNICUS.

Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
Digne de mon courroux. Mais je sens malgré moi
Que je ne le crois pas autant que je le dois.
Dans ses égarements mon coeur opiniâtre
940 Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre.
Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité,
Je la voudrais haïr avec tranquillité.
Et qui croira qu’un coeur si grand en apparence,
D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance,
945 Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour
Trame une perfidie inouïe à la cour ?

NARCISSE.

Et qui sait si l’ingrate en sa longue retraite
N’a point de l’empereur médité la défaite ?
Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher
950 Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,
Pour exciter Néron par la gloire pénible
De vaincre une fierté jusqu’alors invincible.

BRITANNICUS.

Je ne la puis donc voir ?

NARCISSE.

Seigneur, en ce moment
Elle reçoit les voeux de son nouvel amant.

BRITANNICUS.

955 Hé bien, Narcisse, allons. Mais que vois-je ? C’est elle.

NARCISSE.

Ah dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle.

SCÈNE VII. Britannicus, Junie. §

JUNIE.

Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux
Que ma persévérance allume contre vous.
Néron est irrité. Je me suis échappée,
960 Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.
Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier un jour.
Votre image sans cesse est présente à mon âme.
Rien ne l’en peut bannir.

BRITANNICUS.

Je vous entends, Madame,
965 Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans doute en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.
Hé bien, il faut partir.

JUNIE.

Seigneur, sans m’imputer...

BRITANNICUS.

970 Ah ! Vous deviez du moins plus longtemps disputer.
Je ne murmure point qu’une amitié commune
Se range du parti que flatte la fortune,
Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir,
Qu’aux dépens de ma soeur vous en vouliez jouir.
975 Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée
Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ;
Non, je l’avoue encor, mon coeur désespéré
Contre ce seul malheur n’était point préparé.
J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice.
980 De mes persécuteurs j’ai vu le ciel complice.
Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,
Madame. Il me restait d’être oublié de vous.

JUNIE.

Dans un temps plus heureux ma juste impatience
Vous ferait repentir de votre défiance.
985 Mais Néron vous menace. En ce pressant danger,
Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre,
Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.

BRITANNICUS.

Quoi le cruel ?...

JUNIE.

Témoin de tout notre entretien
990 D’un visage sévère examinait le mien,
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D’un geste confident de notre intelligence.

BRITANNICUS.

Néron nous écoutait, Madame ! Mais hélas !
Vos yeux auraient pu feindre et ne m’abuser pas.
995 Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage.
L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?
De quel trouble un regard pouvait me préserver ?
Il fallait...

JUNIE.

Il fallait me taire, et vous sauver.
Combien de fois, hélas ! Puisqu’il faut vous le dire,
1000 Mon coeur de son désordre allait-il vous instruire ?
De combien de soupirs interrompant le cours
Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !
Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime !
De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,
1005 Lorsque par un regard on peut le consoler !
Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler ?
Ah ! Dans ce souvenir inquiète, troublée,
Je ne me sentais pas assez dissimulée.
De mon front effrayé je craignais la pâleur.
1010 Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur.
Sans cesse il me semblait que Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin de vous plaire.
Je craignais mon amour vainement renfermé,
Enfin j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.
1015 Hélas ! Pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre,
Il n’est que trop instruit de mon coeur et du vôtre.
Allez encore un coup, cachez-vous à ses yeux.
Mon coeur plus à loisir vous éclaircira mieux.
De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.

BRITANNICUS.

1020 Ah ! N’en voilà que trop. C’est trop me faire entendre,
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?

JUNIE.

Que faites-vous ? Hélas ! Votre rival s’approche.

SCÈNE VIII. Néron, Britannicus, Junie. §

NÉRON.

1025 Prince, continuez des transports si charmants.
Je conçois vos bontés par ses remerciements,
Madame, à vos genoux, je viens de le surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre,
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
1030 Pour lui faciliter de si doux entretiens...

BRITANNICUS.

Je puis mettre à ses pieds ma douleur, ou ma joie,
Partout où sa bonté consent que je la voie.
Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez,
N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.

NÉRON.

1035 Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu’il faut qu’on me respecte, et que l’on m’obéisse ?

BRITANNICUS.

Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever,
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver,
Et ne s’attendaient pas lorsqu’ils nous virent naître,
1040 Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.

NÉRON.

Ainsi par le destin nos voeux sont traversés,
J’obéissais alors et vous obéissez.
Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore et l’on peut vous instruire.

BRITANNICUS.

1045 Et qui m’en instruira ?

NÉRON.

Tout l’empire à la fois,
Rome.

BRITANNICUS.

Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,
Les emprisonnements, le rapt, et le divorce ?

NÉRON.

Rome ne porte point ses regards curieux
1050 Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.
Imitez son respect.

BRITANNICUS.

On sait ce qu’elle en pense.

NÉRON.

Elle se tait du moins, imitez son silence.

BRITANNICUS.

Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

NÉRON.

Néron de vos discours commence à se lasser.

BRITANNICUS.

1055 Chacun devait bénir le bonheur de son règne.

NÉRON.

Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.

BRITANNICUS.

Je connais mal Junie, ou de tels sentiments
Ne mériteront pas ses applaudissements.

NÉRON.

Du moins si je ne sais le secret de lui plaire,
1060 Je sais l’art de punir un rival téméraire.

BRITANNICUS.

Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire trembler.

NÉRON.

Souhaitez-la. C’est tout ce que je vous puis dire.

BRITANNICUS.

Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.

NÉRON.

1065 Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours.

BRITANNICUS.

Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.

NÉRON.

Je vous entends. Hé bien, gardes !

JUNIE.

Que faites-vous ?
1070 C’est votre frère. Hélas ! C’est un amant jaloux,
Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie.
Ah ! Son bonheur peut-il exciter votre envie ?
Souffrez que de vos coeurs rapprochant les liens,
Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.
1075 Ma fuite arrêtera vos discordes fatales,
Seigneur, j’irai remplir le nombre des Vestales.
Ne lui disputez plus mes voeux infortunés,
Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.

NÉRON.

L’entreprise, Madame, est étrange et soudaine.
1080 Dans son appartement, gardes, qu’on la ramène.
Gardez Britannicus dans celui de sa soeur.

BRITANNICUS.

C’est ainsi que Néron sait disputer un coeur.

JUNIE.

Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage.

NÉRON.

Gardes, obéissez, sans tarder davantage.

SCÈNE IX. Néron, Burrhus. §

BURRHUS.

1085 Que vois-je ? Ô ciel !

NÉRON, sans voir Burrhus.

Ainsi leurs feux sont redoublés,
Je reconnais la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s’est présentée à ma vue,
Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,
Que pour faire jouer ce ressort odieux.
1090 Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.
Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,
Et qu’au lieu de sa garde, on lui donne la mienne.

BURRHUS.

Quoi, Seigneur ? Sans l’ouïr ? Une mère ?

NÉRON.

Arrêtez.
J’ignore quel projet, Burrhus, vous méditez.
1095 Mais depuis quelques jours tout ce que je désire
Trouve en vous un censeur, prêt à me contredire.
Répondez m’en, vous dis-je, ou sur votre refus
D’autres me répondront et d’elle, et de Burrhus.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Agrippine, Burrhus. §

BURRHUS.

Oui Madame, à loisir vous pourrez vous défendre.
1100 César lui-même ici consent de vous entendre.
Si son ordre au palais vous a fait retenir,
C’est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée.
1105 Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras.
Défendez-vous, Madame, et ne l’accusez pas.
Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.
Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,
Il est votre empereur. Vous êtes comme nous
1110 Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.
Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,
La cour autour de vous ou s’écarte, ou s’empresse.
C’est son appui qu’on cherche, en cherchant votre appui.
Mais voici l’empereur.

AGRIPPINE.

Qu’on me laisse avec lui.

SCÈNE II. Agrippine, Néron. §

AGRIPPINE, s’asseyant.

1115 Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J’ignore de quel crime on a pu me noircir.
De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous savez combien votre naissance
1120 Entre l’empire et vous avait mis de distance.
Les droits de mes aïeux que Rome a consacrés
Étaient même sans moi d’inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
1125 Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône, où je serais placée.
Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas.
1130 Son maître chaque jour caressé dans mes bras
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L’amour, où je voulais amener sa tendresse,
Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux,
Écartait Claudius d’un lit incestueux.
1135 Il n’osait épouser la fille de son frère.
Le Sénat fut séduit. Une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous,
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille.
1140 Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille.
Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné.
Ce n’était rien encor. Eussiez-vous pu prétendre
Qu’un jour Claude à son fils dût préférer son gendre ?
1145 De ce même Pallas j’implorai le secours,
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron, et du pouvoir suprême
Voulut avant le temps vous faire part lui-même.
C’est alors que chacun rappelant le passé
1150 Découvrit mon dessein, déjà trop avancé ;
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux,
L’exil me délivra des plus séditieux.
1155 Claude même lassé de ma plainte éternelle
Éloigna de son fils tous ceux, de qui le zèle
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite
1160 Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite.
J’eus soin de vous nommer, par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix.
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.
J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée.
1165 Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
Qui depuis... Rome alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses
Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles appas
1170 Vous attiraient les coeurs du peuple, et des soldats,
Qui d’ailleurs réveillant leur tendresse première
Favorisaient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius penchait vers son déclin.
Ses yeux longtemps fermés s’ouvrirent à la fin.
1175 Il connut son erreur. Occupé de sa crainte
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit m’étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
1180 De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse,
Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs,
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte :
1185 Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l’armée en vos mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices,
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
1190 Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin des légions l’entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la puissance,
On vit Claude, et le peuple étonné de son sort,
Apprit en même temps votre règne, et sa mort.
1195 C’est le sincère aveu que je voulais vous faire.
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que lassé d’un respect, qui vous gênait peut-être,
1200 Vous avez affecté de ne me plus connaître.
J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
De l’infidélité vous tracer des leçons,
Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
J’ai vu favorisés de votre confiance
1205 Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux.
Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
(Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)
1210 Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’hui je promets Junie à votre frère,
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère,
Que faites-vous ? Junie enlevée à la cour
Devient en une nuit l’objet de votre amour.
1215 Je vois de votre coeur Octavie effacée
Prête à sortir du lit, où je l’avais placée.
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté,
Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté,
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
1220 Et lorsque convaincu de tant de perfidies
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’est vous, qui m’ordonnez de me justifier.

NÉRON.

Je me souviens toujours que je vous dois l’empire.
Et sans vous fatiguer du soin de le redire,
1225 Votre bonté, Madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,
Que jadis (j’ose ici vous le dire entre nous)
1230 Vous n’aviez sous mon nom travaillé que pour vous.
« Tant d’honneurs (disaient-ils) et tant de déférences
Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
1235 N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »
Non, que si jusque là j’avais pu vous complaire,
Je n’eusse pris plaisir, Madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
1240 Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse.
Le Sénat chaque jour, et le peuple irrités
De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
M’avait encor laissé sa simple obéissance.
1245 Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles devant vous,
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros, dont encore elles portent l’image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours,
1250 Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi réunie
Vous le fortifiez du parti de Junie,
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lorsque malgré moi, j’assure mon repos,
1255 On vous voit de colère, et de haine animée.
Vous voulez présenter mon rival à l’armée.
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE.

Moi le faire empereur, ingrat ? L’avez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? Qu’aurais-je pu prétendre ?
1260 Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah ! Si sous votre empire on ne m’épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
1265 Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours,
1270 Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses
N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
1275 Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?
Je n’ai qu’un fils. Ô ciel, qui m’entends aujourd’hui,
T’ai-je fait quelques voeux qui ne fussent pour lui ?
Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue.
1280 J’ai vaincu ses mépris, j’ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés.
J’ai fait ce que j’ai pu, vous régnez, c’est assez.
Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
Si vous le souhaitez prenez encor ma vie ;
1285 Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.

NÉRON.

Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on fasse ?

AGRIPPINE.

De mes accusateurs qu’on punisse l’audace,
Que de Britannicus on calme le courroux,
1290 Que Junie à son choix puisse prendre un époux,
Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure,
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

NÉRON.

1295 Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les coeurs grave votre puissance,
Et je bénis déjà cette heureuse froideur
Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie,
1300 Avec Britannicus je me réconcilie,
Et quant à cet amour qui nous a séparés
Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.

SCÈNE III. Néron, Burrhus. §

BURRHUS.

1305 Que cette paix, Seigneur, et ces embrassements
Vont offrir à mes yeux des spectacles charmants !
Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,
Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,
Et si j’ai mérité cet injuste courroux.

NÉRON.

1310 Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,
Burrhus, je vous ai crus tous deux d’intelligence.
Mais son inimitié vous rend ma confiance,
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.
J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

BURRHUS.

1315 Quoi Seigneur !

NÉRON.

C’en est trop. Il faut que sa ruine
Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.
Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi.
Elle m’a fatigué de ce nom ennemi,
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
1320 Une seconde fois lui promette ma place.

BURRHUS.

Elle va donc bientôt pleurer Britannicus.

NÉRON.

Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

BURRHUS.

Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?

NÉRON.

Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.

BURRHUS.

1325 Non, quoique vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.

NÉRON.

Burrhus !

BURRHUS.

De votre bouche, ô ciel ! Puis-je l’apprendre ?
Vous-même sans frémir avez-vous pu l’entendre ?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
1330 Néron dans tous les coeurs est-il las de régner ?
Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?

NÉRON.

Quoi toujours enchaîné de ma gloire passée
J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour,
Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
1335 Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraire
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

BURRHUS.

Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
1340 Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
1345 Soutenir vos rigueurs, par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
1350 Qui même après leur mort auront des successeurs.
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
1355 Ah ! De vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! Les avez-vous coulés ?
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même,
1360 « Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime.
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,
Je vois voler partout les coeurs à mon passage ! »
1365 Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang le plus abject vous était précieux.
Un jour, il m’en souvient, le Sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,
1370 Votre coeur s’accusait de trop de cruauté,
Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
« Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur.
1375 On ne me verra point survivre à votre gloire.
Si vous allez commettre une action si noire,
Il se jette à genoux.
Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,
Faites percer ce coeur qui n’y peut consentir.
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,
1380 Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides.
1385 Appelez votre frère, oubliez dans ses bras...

NÉRON.

Ah ! Que demandez-vous !

BURRHUS.

Non, il ne vous hait pas,
Seigneur, on le trahit, je sais son innocence,
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.

NÉRON.

1390 Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.

SCÈNE IV. Néron, Narcisse. §

NARCISSE.

Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux.
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;
1395 Et le fer est moins prompt pour trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NÉRON.

Narcisse, c’est assez, je reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.

Quoi ! Pour Britannicus votre haine affaiblie
1400 Me défend...

NÉRON.

Oui, Narcisse, on nous réconcilie.

NARCISSE.

Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner.
Cette offense en son coeur sera longtemps nouvelle.
Il n’est point de secrets que le temps ne révèle.
1405 Il saura que ma main lui devait présenter
Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.

NÉRON.

On répond de son coeur, et je vaincrai le mien.

NARCISSE.

1410 Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

NÉRON.

C’est prendre trop soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

NARCISSE.

Agrippine, Seigneur, se l’était bien promis.
1415 Elle a repris sur vous son souverain empire.

NÉRON.

Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?

NARCISSE.

Elle s’en est vantée assez publiquement.

NÉRON.

De quoi ?

NARCISSE.

Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment :
Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste
1420 On verrait succéder un silence modeste,
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.

NÉRON.

Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Je n’ai que trop de pente à punir son audace.
1425 Et si je m’en croyais ce triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d’un éternel regret.
Mais de tout l’univers quel sera le langage ?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur
1430 Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ?
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE.

Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
1435 De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non non, dans leurs discours ils sont plus retenus,
Tant de précaution affaiblit votre règne.
1440 Ils croiront en effet mériter qu’on les craigne.
Au joug depuis longtemps ils se font façonnés.
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
1445 Moi-même revêtu d’un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J’ai cent fois dans le cours de ma gloire passée
Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?
1450 Faites périr le frère, abandonnez la soeur.
Rome sur ses autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la soeur et le frère sont nés.

NÉRON.

1455 Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.
J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore en lui manquant de foi
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J’oppose à ses raisons un courage inutile,
1460 Je ne l’écoute point avec un coeur tranquille.

NARCISSE.

Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.
Son adroite vertu ménage son crédit.
Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée :
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :
1465 Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
« Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit.
1470 Burrhus conduit son coeur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
1475 À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre,
Tandis que des soldats de moments en moments
Vont arracher pour lui les applaudissements. »
Ah ! Ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?

NÉRON.

1480 Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Britannicus, Junie. §

BRITANNICUS.

Oui Madame, Néron (qui l’aurait pu penser ?)
Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse.
Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse
1485 Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.
Il éteint cet amour source de tant de haine,
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
1490 Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire,
Il semble me céder la gloire de vous plaire,
Mon coeur, je l’avouerai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
1495 Quoi ! Je ne serai plus séparé de vos charmes ?
Quoi ! Même en ce moment je puis voir sans alarmes
Ces yeux, que n’ont émus ni soupirs, ni terreur,
Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur ?
Ah Madame ! Mais quoi ? Quelle nouvelle crainte
1500 Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?
D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux
Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?
Qu’est-ce que vous craignez ?

JUNIE.

Je l’ignore moi-même.
Mais je crains.

BRITANNICUS.

Vous m’aimez ?

JUNIE.

Hélas, si je vous aime ?

BRITANNICUS.

1505 Néron ne trouble plus notre félicité.

JUNIE.

Mais me répondez-vous de sa sincérité ?

BRITANNICUS.

Quoi ! Vous le soupçonnez d’une haine couverte ?

JUNIE.

Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte.
Il me fuit, il vous cherche. Un si grand changement
1510 Peut-il être, Seigneur, l’ouvrage d’un moment ?

BRITANNICUS.

Cet ouvrage, Madame, est un coup d’Agrippine.
Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
1515 Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître.
Je m’en fie à Burrhus. J’en crois même son maître.
Je crois, qu’à mon exemple impuissant à trahir
Il hait à coeur ouvert, ou cesse de haïr.

JUNIE.

Seigneur, ne jugez pas de son coeur par le vôtre.
1520 Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.
Je ne connais Néron et la cour que d’un jour.
Mais (si je l’ose dire) hélas ! Dans cette cour,
Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !
Que la bouche et le coeur sont peu d’intelligence !
1525 Avec combien de joie on y trahit sa foi !
Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !

BRITANNICUS.

Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?
Non non, il n’ira point par un lâche attentat
1530 Soulever contre lui le peuple et le Sénat.
Que dis-je ? Il reconnaît sa dernière injustice.
Ses remords ont paru même aux yeux de Narcisse.
Ah ! S’il vous avait dit, ma princesse, à quel point...

JUNIE.

Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ?

BRITANNICUS.

1535 Et pourquoi voulez-vous que mon coeur s’en défie ?

JUNIE.

Et que sais-je ? Il y va, Seigneur, de votre vie.
Tout m’est suspect. Je crains que tout ne soit séduit.
Je crains Néron. Je crains le malheur qui me suit.
D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,
1540 Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.
Hélas ! Si cette paix, dont vous vous repaissez,
Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés !
Si Néron irrité de notre intelligence
Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance !
1545 S’il préparait ses coups tandis que je vous vois !
Et si je vous parlais pour la dernière fois !
Ah Prince !

BRITANNICUS.

Vous pleurez ! Ah ma chère Princesse !
Et pour moi jusque-là votre coeur s’intéresse ?
Quoi Madame ! En un jour, où plein de sa grandeur
1550 Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,
Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi ! Dans ce même jour, et dans ces mêmes lieux
Refuser un empire et pleurer à mes yeux !
1555 Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes ;
Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
Je me rendrais suspect par un plus long séjour.
Adieu, je vais le coeur tout plein de mon amour,
Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,
1560 Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.
Adieu.

JUNIE.

Prince...

BRITANNICUS.

On m’attend, Madame, il faut partir.

JUNIE.

Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.

SCÈNE II. Aggripine, Britannicus, Junie. §

AGRIPPINE.

Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence.
Néron impatient se plaint de votre absence.
1565 La joie et le plaisir de tous les conviés
Attend pour éclater que vous vous embrassiez.
Ne faites point languir une si juste envie,
Allez. Et nous, Madame, allons chez Octavie.

BRITANNICUS.

Allez, belle Junie, et d’un esprit content
1570 Hâtez-vous d’embrasser ma soeur qui vous attend.
Dès que je le pourrai je reviens sur vos traces,
Madame, et de vos soins j’irai vous rendre grâces.

SCÈNE III. Agrippine, Junie. §

AGRIPPINE.

Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux
Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
1575 Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?
Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?

JUNIE.

Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,
Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?
Hélas ! À peine encor je conçois ce miracle.
1580 Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,
Le changement, Madame, est commun à la cour,
Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.

AGRIPPINE.

Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face.
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
1585 Je réponds d’une paix jurée entre mes mains,
Néron m’en a donné des gages trop certains.
Ah ! Si vous aviez vu par combien de caresses
Il m’a renouvelé la foi de ses promesses !
Par quels embrassements il vient de m’arrêter !
1590 Ses bras dans nos adieux ne pouvaient me quitter.
Sa facile bonté sur son front répandue
Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue.
Il s’épanchait en fils, qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
1595 Mais bientôt reprenant un visage sévère,
Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d’où dépend le destin des humains.
Non, il le faut ici confesser à sa gloire.
1600 Son coeur n’enferme point une malice noire,
Et nos seuls ennemis altérant sa bonté
Abusaient contre nous de sa facilité.
Mais enfin à son tour leur puissance décline.
Rome encore une fois va connaître Agrippine.
1605 Déjà, de ma faveur on adore le bruit.
Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit,
Passons chez Octavie, et donnons lui le reste
D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.
Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus ?
1610 Que peut-on faire ?

JUNIE.

Ô ciel ! Sauvez Britannicus.

SCÈNE IV. Agrippine, Junie, Burrhus. §

AGRIPPINE.

Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire...

BURRHUS.

Madame, c’en est fait, Britannicus expire.

JUNIE.

Ah mon Prince !

AGRIPPINE.

Il expire ?

BURRHUS.

Ou plutôt il est mort,
Madame.

JUNIE.

Pardonnez, Madame, à ce transport.
1615 Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.

SCÈNE V. Agrippine, Burrhus §

AGRIPPINE.

Quel attentat, Burrhus !

BURRHUS.

Je n’y pourrai survivre,
Madame il faut quitter la cour et l’empereur.

AGRIPPINE.

Quoi ! Du sang de son frère il n’a point eu d’horreur ?

BURRHUS.

Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.
1620 À peine l’empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l’embrasse, on se tait, et soudain
César prend le premier une coupe à la main.
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche les prémices,
1625 Dit-il ; dieux, que j’appelle à cette effusion,
Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie.
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
1630 Le fer ne produit point de si puissants efforts.
Madame la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
La moitié s’épouvante et sort avec des cris.
1635 Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché,
D’aucun étonnement il ne paraît touché.
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence
1640 A souvent sans péril attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi dût l’empereur punir ma hardiesse
D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,
1645 Et j’allais accablé de cet assassinat
Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

AGRIPPINE.

Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.

SCÈNE VI. Agrippine, Néron, Burrhus, Narcisse. §

NÉRON, voyant Agrippine.

Dieux !

AGRIPPINE.

Arrêtez, Néron. J’ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort, je reconnais les coups.
1650 Je connais l’assassin.

NÉRON.

Et qui, Madame ?

AGRIPPINE.

Vous.

NÉRON.

Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n’est point de malheurs dont je ne sois coupable.
Et si l’on veut, Madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
1655 Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre.
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

AGRIPPINE.

Non non, Britannicus est mort empoisonné.
Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.

NÉRON.

Madame, mais qui peut vous tenir ce langage ?

NARCISSE.

1660 Hé Seigneur ! Ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?
Britannicus, Madame, eut des desseins secrets
Qui vous auraient coûté de plus justes regrets.
Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie.
De vos propres bontés il vous aurait punie.
1665 Il vous trompait vous-même et son coeur offensé,
Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.
Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie;
Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,
Sur ma fidélité César s’en soit remis,
1670 Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis.
Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres.
Mais vous...

AGRIPPINE.

Poursuis, Néron, avec de tels ministres.
Par des faits glorieux tu te vas signaler.
Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.
1675 Ta main a commencé par le sang de ton frère.
Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
Dans le fond de ton coeur, je sais que tu me hais.
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
1680 Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies.
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.
1685 Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le ciel las de tes crimes
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes,
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,
1690 Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon coeur se présage de toi.
Adieu, tu peux sortir.

NÉRON.

Narcisse, suivez-moi.

SCÈNE VII. Agrippine, Burrhus. §

AGRIPPINE.

1695 Ah ciel ! De mes soupçons quelle était l’injustice.
Je condamnais Burrhus, pour écouter Narcisse !
Burrhus avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?
C’en est fait. Le cruel n’a plus rien qui l’arrête :
1700 Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à votre tour.

BURRHUS.

Ah Madame ! Pour moi j’ai vécu trop d’un jour,
Plût au ciel, que sa main heureusement cruelle
Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !
1705 Qu’il ne m’eût pas donné par ce triste attentat
Un gage trop certain des malheurs de l’État !
Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;
Sa jalousie a pu l’armer contre son frère.
Mais s’il vous faut, Madame, expliquer ma douleur,
1710 Néron l’a vu mourir sans changer de couleur.
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.
Qu’il achève, Madame ; et qu’il fasse périr
Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
1715 Hélas ! Loin de vouloir éviter sa colère.
La plus soudaine mort me sera la plus chère.

SCÈNE DERNIÈRE. Agrippine, Burrhus, Albine. §

ALBINE.

Ah Madame ! Ah Seigneur ! Courez vers l’empereur.
Venez sauver César de sa propre fureur.
Il se voit pour jamais séparé de Junie.

AGRIPPINE.

1720 Quoi Junie elle-même a terminé sa vie ?

ALBINE.

Pour accabler César d’un éternel ennui,
Madame, sans mourir elle est morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie.
Elle a feint de passer chez la triste Octavie.
1725 Mais bientôt elle a pris des chemins écartés.
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds
1730 Que de ses bras pressants elle tenait liés :
"Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse :
Protège en ce moment le reste de ta race.
Rome dans ton palais vient de voir immoler
Le seul de tes neveux, qui te pût ressembler,
1735 On veut après sa mort que je lui sois parjure.
Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
Prince, je me dévoue à ces dieux immortels,
Dont ta vertu t’a fait partager les autels."
Le peuple cependant que ce spectacle étonne,
1740 Vole de toutes parts, se presse, l’environne,
S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui
D’une commune voix la prend sous son appui.
Ils la mènent au temple, où depuis tant d’années
Au culte des autels nos vierges destinées
1745 Gardent fidèlement le dépôt précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.
César les voit partir sans oser les distraire.
Narcisse plus hardi s’empresse pour lui plaire.
Il vole vers Junie, et sans s’épouvanter,
1750 D’une profane main commence à l’arrêter.
De mille coups mortels son audace est punie.
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César de tant d’objets en même temps frappé
Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.
1755 Il rentre. Chacun fuit son silence farouche.
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés
N’osent lever au ciel leurs regards égarés.
Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude
1760 Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,
Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.
Le temps presse. Courez. Il ne faut qu’un caprice.
Il se perdrait, Madame.

AGRIPPINE.

Il se ferait justice.
1765 Mais Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports.
Voyons quel changement produiront ses remords,
S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.

BURRHUS.

Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

ANNEXES §

Liste des oeuvres théâtrales de Jean Racine §

Le corpus théâtral de Jean Racine se compose de douze pièces : onze tragédies et une comédie. Cette production se partage dans le temps en deux parties : la première et principale se situe entre les débuts avec "La Thébaïde" (1664) et le la polémique de "Phèdre" (1677), la seconde concerne les deux tragédies religieuses d’Esther (1689) et d’Athalie (1691) commandées par Mme de Maintenon. Les deux premières tragédies ont été représentées par le troupe de Molière au théâtre du Palais-Royal puis Racine confia ses pièces à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne et se brouilla avec Molière. Son unique comédie fut représentée à l’Hôtel Guénégaud et ses dernières tragédies au Collège de Saint-Cyr jouées par les pensionnaires devant Louis XIV. Les sujets des tragédies sont tirés de la mythologie grecque (La Thébaïde, Andromaque, Iphigénie, Phèdre), de l’histoire antique grecque (Alexandre) ou romaine (Britannicus, Bérénice, Mithridate), ou de l’histoire récente proche-orientale (Bajazet). Esther et Athalie sont inspirées des livres éponymes de la Bible. La comédie des Plaideurs ironise sur la justice de son temps.

La Thébaïde ou les rère ennemis (1664), représentée pour le première fois le 20 juin 1664 au Théâtre du Palais-Royal

Alexandre le Grand (1665), représentée pour le première fois le 4 décembre 1665 au Théâtre du Palais Royal.

Andromaque (1667), représentée pour le première fois le 17 novembre 1667 à l’Hôtel de Bourgogne.

Les Plaideurs (1668), représentée pour le première fois le 28 mai à l’Hôtel Guénégaud.

Britannicus (1669), représentée pour le première fois le 13 décembre 1669 à l’Hôtel de Bourgogne.

Bérénice (1670), représentée pour le première fois le à l’Hôtel de Bourgogne.

Mithridate (1673), représentée pour le première fois le à l’Hôtel de Bourgogne.

Bajazet (1672), représentée pour le première fois le 1er janvier 1672 à l’Hôtel de Bourgogne.

Iphigénie, représentée pour le première fois le 18 août 1674 à l’Hôtel de Bourgogne.

Phèdre (1677), représentée pour le première fois le 1er janvier 1677 à l’Hôtel de Bourgogne.

Esther, représentée pour le première fois le 26 janvier 1689 au Collège de Saint-Cyr.

Athalie, représentée pour le première fois le 17 novembre 1691 au Collège de Saint-Cyr.