TROISIÈME ENTRÉE. ANACRÉON et POLYCRATE.
Le théâtre représente le Perystile du Temple de Junon à Samos.
SCÈNE PREMIÈRE. Polycrate, Anacréon. §
ANACRÉON.
375 LeS beautés de Samos aux pieds de la Déesse
Par votre ordre aujourd’hui vont présenter leurs voux ;
Mais, Seigneur, si j’en crois le soupçon qui me presse
Sous ce zèle mystérieux
Un soin plus doux vous intéresse.
POLYCRATE.
380 On ne peut sur la tendresse
Tromper les yeux d’Anacréon.
Oui, le plus doux penchant m’entraîne.
Mais j’ignore à la fois le séjour et le nom
De l’objet qui m’enchaîne.
ANACRÉON.
385 Je conçois le détour ;
Parmi tant de beautés vous espérez connaître
Celle dont les attraits ont fixé votre amour ;
Mais cet amour enfin...
POLYCRATE.
Mais cet amour enfin... Un instant le fit naître :
Ce fut dans ces superbes jeux
390 O% mes heureux succès célébrés par ta lyre...
ANACRÉON.
Ce jour, il m’en souvient, je devins amoureux
De la jeune Thémire.
POLYCRATE.
Eh ! Quoi ? Toujours de nouveaux feux ?
ANACRÉON.
À de beaux yeux aisément mon cour cède :
395 Il change de même aisément ;
L’amour à l’amour y succède,
Le goût seul du plaisir y règne constamment.
POLYCRATE.
Bientôt une douce victoire
T’a sans doute asservi son cour ?
ANACRÉON.
400 Ce triomphe manque à ma gloire
Et ce plaisir à mon bonheur.
POLYCRATE.
Mais on vient... Que d’appas ! Ah ! Les cours les plus sages
En voyant tant d’attraits doivent craindre des fers.
ANACRÉON.
Junon, dans ce beau jour les plus tendres hommages
405 Ne sont pas ceux qui te seront offert.
SCÈNE II. Polycrate, Anacréon, troupe de jeunes Samiennes qui viennent offrir leurs hommages à la Déesse. §
Troupe de jeunes Samiennes.
Reine des Dieux, Mère de l’Univers ;
Toi par qui tout respire,
Qui combles cet empire
De tes biens les plus chers,
410 Junon, vois ces offrandes :
Nos cours que tu demandes
Vont te les présenter.
Que mains bienfaisantes
De nos mains innocentes
415 Daignent les accepter.
On danse.
Thémire portant une corbeille de fleurs, entre dans le temple à la tête des jeunes Samiennes.
POLYCRATE apercevant Thémire.
Ô Bonheur !
ANACRÉON.
Ô plaisir extrême !
POLYCRATE.
Quels traits charmants ! Quels regards enchanteurs !
ANACRÉON.
Ah ! Qu’avec grâce elle porte ces fleurs !
POLYCRATE.
Ces fleurs ! Que dites-vous! C’est la beauté que j’aime.
ANACRÉON.
420 C’est Thémire elle-même.
POLYCRATE.
Ami trop cher : rival trop dangereux.
Ah ! Que je crains tes redoutables feux !
De mon cour agité fais cesser le martyre ;
Porte à d’autres appas tes volages désirs.
425 Laisse-moi goûter les plaisirs
De te chérir toujours et d’adorer Thémire.
ANACRÉON.
Si ma flamme était volontaire
Je l’immolerais à l’instant :
Mais l’amour dans mon cour n’en est pas moins sincère
430 Pour n’être pas toujours constant.
La gloire et la grandeur au gré de votre envie,
Vous assurent les plus beaux jours,
Mais que ferais-je de la vie,
Sans les plaisirs, sans les amours ?
POLYCRATE.
435 Eh ! Que te servira ta vaine résistance ?
Ingrat, évite ma présence !
ANACRÉON.
Vous calmerez cet injuste courroux,
Il est trop peu digne de vous.
SCÈNE IV. Polycrate, Thémire. §
POLYCRATE.
Thémire, en vous voyant la résistance est vaine,
Tout cède à vos attraits vainqueurs.
Heureux l’amant dont les tendres ardeurs
450 Vous feront partager la chaîne
Que vous avez sur tous les cours !
THÉMIRE.
Je fuis les soupirs, les langueurs,
Les soins, les tourments, les alarmes :
Un plaisir qui coûte des pleurs
455 Pour moi n’aura jamais de charmes.
POLYCRATE.
C’est un tourment de n’aimer rien.
C’est un tourment affreux d’aimer sans espérance
Mais il est un suprême bien,
C’est de s’aimer d’intelligence.
THÉMIRE.
460 Non, je crains jusqu’aux nouds assortis par l’amour.
POLYCRATE.
Ah ! Connaissez du moins les biens qu’il vous apprête
Vous devez à Junon le reste de ce jour.
Demain une illustre conquête
Vous est promise en ce séjour.
SCÈNE V. §
THÉMIRE.
465 Il me cachait son rang, je feignais à mon tour.
Polycrate m’offre un hommage
Qui comblerait l’ambition :
Un sort plus doux me flatte davantage,
Et mon cour en secret chérit Anacréon.
470 Sur les fleurs d’une aile légère,
On voit voltiger les zéphyrs.
Comme eux d’une ardeur passagère
Je voltige sur les plaisirs.
D’une chaîne redoutable,
475 Je veux préserver mon cour ;
L’amour m’amuserait comme un enfant aimable ;
Je le crains comme un fier vainqueur.
SCÈNE VI. Anacréon, Thémire. §
ANACRÉON.
Belle Thémire, enfin le Roi vous rend les armes,
L’aveu de tous les cours autorise le mien :
480 Si l’amour animait vos charmes,
Il ne leur manquerait plus rien.
THÉMIRE.
Vous m’annoncez par cette indifférence
Combien le choix vous paraîtrait égal.
Qui voit sans peine un rival
485 N’est pas loin de l’inconstance.
ANACRÉON.
Vous faites à ma flamme une cruelle offense ;
Vous la faites surtout à ma sincérité.
En amour même.
Je dis la vérité,
490 Et quand je n’aime plus, je ne dis plus que j’aime.
THÉMIRE.
Quand on sent une ardeur extrême,
On a moins de tranquillité.
ANACRÉON.
Thémire jugez mieux de ma fidélité.
Ah ! Qu’un amant a de folie
495 D’aimer, de haïr tour-à-tour :
Ce qu’il donne à la jalousie,
Je le donne tout à l’amour.
THÉMIRE.
Je crains ce qu’il en coûte à devenir trop tendre ;
Non, l’amour dans les cours cause trop de tourments.
ANACRÉON.
500 Si l’hiver dépare nos champs
Est-ce à Flore de les défendre
S’il est des maux pour les amants.
Est-ce à l’amour qu’il faut s’en prendre ?
Sans la neige et les orages,
505 Sans les vents et leurs ravages,
Les fleurs naîtraient en tous temps.
Sans la froide indifférence,
Sans la fière résistance,
Tous les cours seraient contents.
THÉMIRE.
510 Vous vous piquez d’être volage,
Si je forme des nouds, je veux qu’ils soient constants.
ANACRÉON.
L’excès de mon ardeur est un plus digne hommage
Que la fidélité des vulgaires amants ;
Il vaut mieux aimer davantage,
515 Et ne pas aimer si longtemps.
THÉMIRE.
Non, rien ne peut fixer un amant si volage.
ANACRÉON.
Non, rien ne peut payer des transports si charmants.
THÉMIRE.
Vous séduisez plutôt que de convaincre :
Je vois l’erreur et je me laisse vaincre.
520 Ah ! Trompez-moi longtemps par ces tendes discours ;
L’illusion qui plaît devrait durer toujours.
ANACRÉON.
C’est en passant votre espérance
Que je prétends vous tromper désormais.
Vous attendrez mon inconstance,
525 Et ne l’éprouverez jamais.
ENSEMBLE.
Unis par les mêmes désirs,
Unissons mon sort et le vôtre ;
Toujours fidèles aux plaisirs,
Nous devons l’être l’un à l’autre.
SCÈNE VI. Polycrate, Thémire, Anacréon. §
POLYCRATE.
530 Demeure Anacréon, je suspens mon courroux,
Et veux bien un instant t’égaler à moi-même.
Je n’abuserai point de mon pouvoir suprême ;
Que Thémire décide et choisisse entre nous.
À Thémire.
Dites quels sont les nouds que votre âme préfère,
535 N’hésitez point à les nommer :
Je jure de confirmer
Le choix que vous allez faire.
THÉMIRE.
Je connais tout le prix du bonheur de vous plaire
Si j’osais m’y livrer ; cependant en ce jour,
540 Seigneur, vous pourriez croire
Que je donne tout à la gloire,
Je veux tout donner à l’amour.
Pardonnez à mon cour un penchant invincible.
POLYCRATE.
Il suffit. Je cède en ce moment ;
545 Allez, soyez unis ; je puis être sensible ;
Mais je n’oublierai point ma gloire et mon serment.
THEMIRE et ANACRÉON.
Digne exemple des rois, dont le cour équitable
Triomphe de soi-même en couronnant nos feux,
Puisse toujours le ciel prévenir tous vos voux :
550 Que votre reine aimable,
Par un bonheur constant à jamais mémorable,
Éternise vos jours heureux.
POLYCRATE à Anacréon.
Commence d’accomplir un si charmant présage ;
Rentre dans ma faveur, ne quitte point ma cour,
555 Que l’amitié du moins me dédommage
Des disgrâces de l’amour.
Que tout célèbre cette fête ;
L’heureux Anacréon voit combler ses désirs.
Accourez, chantez sa conquête
560 Comme il a chanté vos plaisirs.