PYRAME ET THISBÉ
TRAGÉDIE

PERSONNAGES. §

  • THISBÉ.
  • PYRAME.
  • BERSIANE.
  • NARBAL.
  • LIDIAS.
  • LE ROI.
  • SYLLAR.
  • DISARQUE.
  • DEUXIS.
  • LA MÈRE DE THISBÉ.
  • LA CONFIDENTE.
  • LE MESSAGER.
.

ACTE I §

SCÈNE I. Thisbé, Bersiane. §

THISBÉ.

Du bruit et des fâcheux aujourd’hui séparée,
Ma seule fantaisie avec moi retirée,
Je puis ouvrir mon âme à la clarté des cieux,
Avec la liberté de la voix et des yeux ;
5 Il m’est ici permis de te nommer, Pyrame,
Il m’est ici permis de t’appeler mon âme ;
Mon âme, qu’ai-je dit ? c’est fort mal discourir,
Car l’âme nous fait vivre et tu me fais mourir.
Il est vrai que la mort que ton amour me livre
10 Est aussi seulement ce que j’appelle vivre :
Nos esprits sans l’amour assoupis et pesants,
Comme dans un sommeil passent nos jeunes ans ;
Auparavant qu’aimer on ne sait point l’usage
Du mouvement des sens ni des traits du visage ;
15 Sans cette passion les plus lourds animaux
Connaîtraient mieux que nous et les biens et les maux.
Notre destin serait comme celui des arbres,
Et les beautés en nous seraient comme des marbres
En qui l’ouvrier gravant l’image des humains
20 Ne saurait faire agir ni les yeux, ni les mains.
Un bel oeil dont l’éclat ne luit qu’à l’aventure,
C’est comme le soleil que cachait la nature
Auparavant qu’il fût entré dans ses maisons
Et qu’il pût discerner la beauté des saisons.
25 Moi, je crois seulement depuis l’heure première
Que l’amour me toucha d’avoir vu la lumière,
Et que mon coeur ne vint à respirer le jour
Que dès l’heure qu’il vint à soupirer d’amour ;
Et combien que le Ciel fasse couler ma vie
30 Dans cette passion avec un peu d’envie,
Que mille empêchements combattent mes désirs
Et qu’un triste succès menace nos plaisirs,
Que les discords mutins d’une haine ancienne
Divisent la maison de Pyrame et la mienne,
35 Qu’hommes, Ciel, temps et lieux, nuisent à mon dessein,
Je ne saurais pourtant me l’arracher du sein,
1
Et quand je le pourrais je serais bien marrie
2
Que d’un si cher tourment mon âme fût guérie.
Une telle santé me donnerait la mort ;
40 Le penser seulement m’en fâche et me fait tort.

BERSIANE.

Comment vous être ainsi de nous tous éloignée !
Osez-vous bien aller sans être accompagnée ?
Tout le monde au logis est en peine de vous,
Et surtout votre mère en est en grand courroux.

THISBÉ.

45 Pourquoi cela ? Ma vie est-elle si suspecte ?

BERSIANE.

Non ! Mais toujours les vieux veulent qu’on les respecte ;
Vous deviez pour le moins un de nous avertir,
Faire quelque semblant que vous alliez sortir.

THISBÉ.

Sais-tu pas bien que j’aime à rêver, à me taire,
50 Et que mon naturel est un peu solitaire ?
Que je cherche souvent à m’ôter hors du bruit ?
Alors, pour dire vrai, je hais bien qui me suit ;
Quelquefois mon chagrin trouverait importune
La conversation de la bonne Fortune,
55 La visite d’un Dieu me désobligerait,
Un rayon du soleil parfois me fâcherait.

BERSIANE.

La chute d’une feuille, un zéphyr, un atome ?

THISBÉ.

Je te laisse à juger que ferait un fantôme,
Et de quelle façon je me verrais punir.
60 Qu’un esprit des Enfers me vint entretenir.

BERSIANE.

À ce compte je suis déjà parmi ce nombre.

THISBÉ.

Jamais rien de vivant ne sembla mieux une ombre.

BERSIANE.

D’où viennent ces dédains ?

THISBÉ.

Vieux spectre d’ossements,
Vraiment je cherche bien tes divertissements !

BERSIANE.

65 Je connais bien que c’est de moi qu’elle murmure ;
Je suis donc cet objet d’infernale figure.

THISBÉ.

Je ne dis pas cela, mais tu peux bien penser...

BERSIANE.

Que de mon entretien on se pouvait passer.

THISBÉ.

Justement.

BERSIANE.

Je connais, ou je suis peu sensée...

THISBÉ.

70 Qu’autre chose que toi me tient dans la pensée.

BERSIANE.

Ce n’est pas sans sujet, Thisbé, que nos soupçons
Vous ont fait tous les jours ouïr tant de leçons :
Votre mère a raison d’avoir l’oeil et l’oreille
Dessus vos actions.

THISBÉ.

N’importe qu’elle y veille,
75 Je n’ai rien fait jamais à craindre des témoins !
Mon innocente humeur se moque de vos soins.
J’en suis émue autant que du bruit d’une feuille,
Car je vis sans reproche.

BERSIANE.

Hé ! Le bon Dieu le veuille !

THISBÉ.

Adieu, cherche quelqu’un à qui te faire ouïr.

BERSIANE.

80 On a beau tel secret dans les os enfouir,
L’amour, l’ambition, l’orgueil et la colère
Sont toujours sur nos fronts d’une apparence claire.
J’espère en peu de jours que nous viendrons à bout
De cette confidence, et que nous saurons tout.

SCÈNE II. Narbal, Lidias. §

NARBAL.

85 Malgré moi persister en ce funeste amour !
Après les droits du Ciel l’ingrat me doit le jour.
Toi qui si lâchement flattes sa fantaisie,
Tu veux que ma raison cède à ta frénésie,
Et me remémorant ce qu’autrefois je fis,
90 Tu me veux conseiller la perte de mon fils !
Il est vrai qu’autrefois j’ai senti cette flamme,
Lorsqu’un sang plus subtil faisait agir mon âme ;
Esclave que je suis des naturelles lois,
Comme un autre en mon temps de ce feu je brûlais,
95 Mais toujours mes desseins étaient avec licence,
3
Et mes justes désirs pleins d’heur et d’innocence.

LIDIAS.

Vous en avez depuis perdu le souvenir,
Mais si les mêmes ans pouvaient vous revenir,
Et qu’en votre faveur la loi de la nature,
100 Vous effaçant l’horreur que fait la sépulture,
À vos membres cassés leur force rapportât
Et remît vos esprits en leur premier état,
Je crois que vos rigueurs changeraient bien de termes
Et que vos sentiments ne seraient plus si fermes ;
105 Ce pauvre fils à qui vous voulez tant de mal
Vous verrait transformé de censeur en rival.
On ne saurait dompter la passion humaine :
Contre Amour la raison est importune et vaine,
Toujours l’objet aimable a droit de nous charmer
110 Lorsqu’on est en état de le pouvoir aimer,
L’âme se voit bientôt d’une beauté forcée
Par le rapport des yeux avecque la pensée.

NARBAL.

Ton esprit tient encore un peu de la saison
Qui ne voit point mûrir les fruits de la raison.
115 Moi qui suis bien guéri de cette humeur volage,
Ayant déjà passé tous les degrés de l’âge,
Je connais mieux que toi la vie et le devoir,
Et bientôt mieux que toi je lui ferai savoir.
4
Aimer sans mon congé et s’obstiner encore
120 D’un amour qui le perd et qui me déshonore !
D’un ennemi mortel la fille rechercher !
Je t’aime mieux le coeur hors du sein arracher !
Tu démordras, mutin, je te ferai connaître
Le respect que tu dois à ceux qui t’ont fait naître
125 Et que tu ne dois point suivre ta passion
Ni faire des desseins sans ma permission !

LIDIAS.

Quand on s’engage au sort d’une pareille affaire,
Une permission n’est jamais nécessaire ;
On n’y saurait pourvoir quand c’est un accident ;
130 À cela le plus fin est le plus imprudent.
On ne demande point congé d’une aventure ;
S’il en faut demander c’est donc à la nature
Qui conduit notre vie, et s’adresser aux Dieux
Qui tiennent en leurs mains nos esprits et nos yeux.

NARBAL.

135 Ne sait-il pas qu’il est obligé de me plaire ?
Que cet amour furtif irrite ma colère ?
Qu’il va dans ce projet mes jours diminuant,
Et fait un parricide en le continuant ?
Les Dieux trouvent-ils bon, puisqu’ils sont équitables,
140 Qu’on fasse des forfaits ?

LIDIAS.

S’ils sont inévitables,
Les Dieux ne veulent point en retirer nos pas ;
Même, puisqu’en amour le crime a des appas,
Que la rigueur des lois l’entretient et l’augmente,
5
Les amants trouvent grâce auprès de Rhadamante ;
145 Mais une noire humeur qui meut des assassins,
Une nature lâche encline à des larcins,
C’est ce qui fait horreur au Ciel et à la terre,
Et sur quoi justement doit tomber le tonnerre,
Où la nécessité d’un amoureux désir,
150 Qui de l’âme et du corps n’aspire qu’au plaisir,
6
Mérite qu’on l’assiste, et vouloir sa ruine
Tient un peu d’une humeur envieuse et chagrine.

NARBAL.

Tes discours ne sont point assez persuasifs.
Ce mal ne prend qu’aux coeurs mols, délicats, oisifs,
155 Où jamais le bon sens n’a choisi sa demeure,
Où jamais la vertu ne trouve une bonne heure.
Suffit. Quand la raison le contraire voudroit,
7
L’empire paternel conservera son droite.
Mon pouvoir absolu rompra cette entreprise
160 Et mon autorité lui fera lâcher prise.

LIDIAS.

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Vous voulez qu’Ixion, lié dans les Enfers,
S’arrache de sa roue et qu’il brise ses fers,
Qu’un homme déjà mort sa guérison reçoive,
Que Sisyphe repose et que Tantale boive.
165 Tous nos efforts ne sont que d’un pouvoir humain ;
Qui tend à l’impossible il se travaille en vain.

SCÈNE III. Le Roi, Syllar. §

LE ROI.

C’est trop faire de voeux, c’est trop verser de larmes,
Il faut avoir recours à des meilleures armes ;
Cette ingrate farouche, avecque ses mépris,
170 A donné trop longtemps la gêne à mes esprits.
La qualité de Roi, l’éclat de ma fortune,
Au lieu de l’attirer, la choque et l’importune ;
Elle aime mieux, ignoble et honteuse qu’elle est,
Un simple citoyen.

SYLLAR.

Son semblable lui plaît.

LE ROI.

175 Je le rendrai pourtant, si le soleil m’éclaire,
Seulement aujourd’hui peu capable de plaire.

SYLLAR.

À quel si bon moyen pouvez-vous recourir
Pour le rendre odieux ?

LE ROI.

Je le ferai mourir.
Toute autre invention est douteuse et grossière ;
180 Lorsqu’elle le verra sanglant sur la poussière,
Que les yeux en mourant, les regards à l’envers,
Hideux, sans mouvement, demeureront ouverts,
Il faut que l’amitié soit bien dans la pensée
Si par un tel objet elle n’en est chassée.
185 Je sais bien que Thisbé sans des vives douleurs
Ne verra point sa mort, ni sans beaucoup de pleurs ;
Mais avecque le temps jusqu’à la moindre trace
La plus forte douleur se dissipe et s’efface.
Ayant vu que l’objet de son premier amour
190 N’aime plus, ne sent rien, n’a plus de part au jour,
Elle encore vivante et encore sensible
À mon affection sera plus accessible.

SYLLAR.

L’aimez-vous jusqu’au point de violer la loi ?

LE ROI.

Tu sais que la justice est au-dessous du Roi.
195 La raison défaillant, la violence est bonne
À qui sait bien user des droits d’une couronne.

SYLLAR.

Mais toujours vous savez que l’équité vaut mieux.

LE ROI.

Les grands Rois doivent vivre à l’exemple des Dieux.

SYLLAR.

Aussi vous ont-ils faits leurs lieutenants en terre.

LE ROI.

200 Leur colère à son gré fait tomber le tonnerre,
Et quoiqu’ils soient portés, ce semble, à nous chérir,
Pour montrer leur puissance ils nous font tous mourir ;
Et moi je tiens du Ciel ma meilleure partie,
Mon âme avec les Dieux a de la sympathie ;
205 J’aime que tout me craigne, et crois que le trépas
Toujours est juste à ceux qui ne me plaisent pas.
Pyrame est en ce rang, sa mort est légitime,
Car déplaire à son Roi, c’est avoir fait un crime.
Il n’est pas innocent. Ceux que la loi du sort
210 Rend mal voulus du Prince, ils sont dignes de mort.
Mon amour l’a conclu. Ce tyran implacable
En donne avecque moi l’arrêt irrévocable.
Il sera ma victime, et je jure, devant
Qu’aucun ait jeté l’oeil sur le soleil levant,
215 Dussé-je par ma main exécuter ma haine,
Son trépas résolu me tirera de peine.
Ici me fera voir cet acte officieux
Celui de tous les miens qui m’aimera le mieux ;
Ici dois-je tirer une preuve assurée
220 De la fidélité qu’on m’a cent fois jurée.

SYLLAR.

Le temps et la raison pourraient-ils point ôter
Ces violents désirs ?

LE ROI.

Rien que les augmenter.
Le temps et la raison feront du feu la glace
Et m’ôteront plutôt le coeur hors de sa place.

SYLLAR.

225 Puisque c’est un dessein qu’on ne peut divertir,
À quel prix que ce soit il en faut donc sortir.
Sire, me voici l’âme et la main toute prête
À quoi que vos desseins aient destiné ma tête.

LE ROI.

Comment ! Tu me préviens ! Ha ! Véritablement
230 Je vois bien que tu veux m’obliger doublement.
Un plaisir est plus grand qui vient sans qu’on y pense ;
Qui souffre qu’on demande a pris sa récompense,
Même quand le besoin de nos désirs pressés,
À qui ne fait le sourd, se fait entendre assez.

SYLLAR.

9
235 Je m’en vais de ce pas vaquer à l’entreprise.

LE ROI.

Ô qu’en ton amitié le Ciel me favorise !

SYLLAR.

Dans deux heures d’ici nous y mettrons la main.

LE ROI.

Il est vrai qu’il vaut mieux aujourd’hui que demain.
Je ne te parle point encore du salaire.

SYLLAR.

240 Sire, tout mon espoir est l’honneur de vous plaire.

LE ROI.

10
Je sais que tout service est digne de loyer.

SYLLAR.

Il sait bien comme il faut les hommes employer ;
Une telle action dessus le gain se fonde ;
C’est le plus libéral de tous les Rois du monde,
245 Il en est mieux servi. L’argent a des ressorts
Qui font aller partout nos esprits et nos corps.

ACTE II §

SCÈNE I. Pyrame, Disarque. §

PYRAME.

Je sais bien, cher ami, que ton sage dessein
Est de m’ôter la flamme et la mort hors du sein,
De ramener à soi ma pauvre âme égarée
250 Qui s’est depuis deux ans d’avec moi séparée ;
Mais sache que mon âme abhorre ta raison,
Que je prends tes conseils pour une trahison,
Et d’abord que tu viens à me parler d’éteindre
Ce feu dont nuit et jour je ne fais que me plaindre,
255 Malgré le sentiment que j’ai de mon erreur
Et de ton amitié, ta voix me fait horreur ;
Je te hais si tu es ennemi de mon aise ;
Il faut que ton esprit à mon humeur se plaise,
Que tu perdes le soin de censurer mes pleurs,
260 Que ton affection consente à mes malheurs,
11
Et que ton jugement mette son industrie
À conserver mon mal.

DISARQUE.

Mon Dieu, quelle furie !

PYRAME.

Autrement je te tiens barbare et sans pitié.

DISARQUE.

Que vous connaissez mal les fruits de l’amitié !

PYRAME.

265 Je veux que mon ami, sans feinte et sans réserve,
Dedans ma passion me complaise et me serve.

DISARQUE.

Eh quoi, si votre ami vous avait vu courir
Dans un danger mortel ?

PYRAME.

Qu’il me laissât mourir.
Le plus sanglant dépit que la Fortune livre
270 À des désespérés, c’est les forcer de vivre.

DISARQUE.

Il est vrai qu’un désir une fois emporté
Vers un funeste amour a plus de fermeté ;
On rétracte plutôt le dessein légitime
D’une bonne action que le projet d’un crime ;
275 Le mal a plus d’appas, et ce qui plus nous nuit
Avecque plus d’adresse et de vigueur nous suit.
Vous courez obstiné ce semble à votre perte,
Quelque difficulté qui vous y soit offerte ;
Vos parents, obligés d’un naturel devoir,
280 Vous opposent ici leur absolu pouvoir.

PYRAME.

C’est par où mon désir davantage se pique.
J’aime bien à forcer une loi tyrannique.
Amour n’a point de maître, et vos empêchements
12
Ne me sont désormais que des allèchements.
285 C’est une occasion de me montrer fidèle,
C’est prouver à Thisbé que j’ose tout pour elle.
N’as-tu point quelquefois pris garde à sa beauté,
Toi qui par-dessus tous aimes la nouveauté,
Toi qui depuis les bords d’où le soleil se lève
290 Jusqu’aux flots reculés où la clarté s’achève,
Des objets les plus beaux as fait juges tes yeux,
En as-tu reconnu qui puissent plaire mieux ?

DISARQUE.

Il est certain qu’elle a quelque chose de rare.

PYRAME.

Dis qu’elle a quelque chose à tenter un barbare.
295 Celui que ses regards ne peuvent pas toucher,
Il a des duretés de souche et de rocher.

DISARQUE.

Voilà bien des discours de la mélancolie.

PYRAME.

Je crois que ta raison vaut moins que ma folie,
Et que tu viens à tort me plaindre et m’accuser
300 D’une erreur où les Dieux se voudraient abuser.
Ne m’en parle jamais, ta résistance est vaine,
Et si tu n’as juré de t’acquérir ma haine,
Si tu n’as résolu de rompre avecque moi,
Dedans ma passion ne me fais plus la loi.
305 Tu voudrais que j’aimasse à la façon commune,
Et qu’un lâche dessein de faire ma fortune
M’amenât dans le but de tes intentions.

DISARQUE.

Je voudrais gouverner un peu vos passions,
Et vous sauver l’esprit du danger et du blâme.

PYRAME.

310 Est-ce à toi, je te prie, à gouverner mon âme ?
Ce coeur fut-il par toi là-dedans enfermé ?
Laisse faire à Nature, elle me l’a formé ;
C’est d’elle dont Thisbé se vit aussi formée
Pour enflammer ce coeur, et pour en être aimée,
315 N’ayant tous deux qu’un but de peine et de plaisir,
Semblables de l’humeur, de l’âge et du désir ;
Et si j’osais flatter encore mon visage,
On nous pourrait tous deux connaître en une image.
C’est le premier appas dont mon coeur soupira,
320 C’est le premier espoir dont Amour m’attira,
Cher espoir dont mon âme heureusement se flatte,
Car son oeil favorable à mes regards éclate,
Me comble de faveur. Bref je suis assuré
D’un amour mutuel : elle me l’a juré.
325 Mes lèvres dans ses mains en ont cueilli le gage,
Et, pour le confirmer d’un plus pressant langage,
Ses pensers me l’ont dit, ses yeux en sont témoins,
Car dans tous nos discours la voix parle le moins.
Nous disons d’un trait d’oeil à nos âmes blessées
330 Bien plus qu’un livre entier n’exprime de pensées,
Et des soupirs de feu, d’elle à moi repassant,
Mieux que nul confident s’expliquent à nos sens.
Nous n’avons pas besoin que d’autres s’introduisent
À traiter nos amours ; les arbitres nous nuisent.
335 Le meilleur confident ne sert jamais si bien
Que dans notre intérêt il ne mêle le sien ;
Selon sa fantaisie il avance ou recule
L’aveugle mouvement d’un pauvre esprit qui brûle ;
Pour moi, je ne saurais souffrir un gouverneur ;
340 J’aime mieux réussir avec moins de bonheur.
Les soins de la prudence ont trop d’inquiétude ;
Mon âme n’a d’objet sinon ma servitude,
Où je trouve mon bien ; mieux qu’en ma liberté,
Et que j’aime sans doute autant que la clarté.

DISARQUE.

345 Puisque c’est une peste à vos os attachée,
Une flèche mortelle en votre coeur fichée,
C’est en vain que l’on prend le soin de vous guérir.

PYRAME.

Guérir on ne le peut sans me faire mourir.

DISARQUE.

Au moins prenez bien garde, en cette amour furtive,
350 Qu’un funeste succès à vos desseins n’arrive.
Vous êtes épiés, et de loin et de près,
Par des yeux vigilants qu’on y commet exprès.

PYRAME.

Toute leur diligence est assez inutile ;
L’âme des amoureux n’est pas si peu subtile ;
355 Nous savons bien choisir et le temps et le lieu
Où même ne saurait nous découvrir un Dieu.
Ne t’en mets point en peine, et seulement endure,
Si tu me veux aimer, que ma fureur me dure.
Adieu, laisse-moi seul m’entretenir ici.
360 Voilà la nuit qui vient, le ciel est obscurci,
Ma maîtresse m’attend. Afin de me complaire,
L’autre soleil s’en va quand celui-ci m’éclaire.
Privés de tous moyens de nous parler ailleurs,
Et ne pouvant venir à des accès meilleurs,
365 Une petite fente en cette pierre ouverte,
Par nous deux seulement encore découverte,
Nous fait secrètement aller et revenir
Les propos dont Amour nous laisse entretenir ;
Car c’est le lieu par où nos passions discrètes
370 Donnent un peu de jour à nos flammes secrètes.
Ici, cruels parents, malgré vos dures lois,
Nous faisons un passage à nos timides voix ;
Ici nos coeurs ouverts malgré vos tyrannies
Se font entrebaiser nos volontés unies.
375 Conseillers inhumains, pères sans amitié,
Voyez comme ce marbre est fendu de pitié,
Et qu’à notre douleur le sein de ces murailles
Pour receler nos feux s’entrouvre les entrailles,
Que l’air se prostitue à nos contentements ;
380 L’air, le plus rigoureux de tous les éléments,
Le père des frimas, la source des orages,
A plus d’humanité que vos brutaux courages.
Mais j’entends quelque bruit, c’est elle sans faillir.
Je sens tous mes esprits d’aise me défaillir.
385 Elle ne ment jamais, et ferait conscience
De charger son amant de trop de patience.
Je vois comme elle approche et marche à pas comptés,
Soupçonneuse, élançant ses yeux de tous côtés.

SCÈNE II. Thisbé, Pyrame. §

THISBÉ.

Es-tu là, mon souci ?

PYRAME.

Qui vous a retenue ?
390 Aujourd’hui pour le moins vous êtes prévenue,
Vous arrivez plus tard que je ne fis hier.

THISBÉ.

Il est vrai que j’ai tort, je ne le puis nier ;
Mais quand je t’aurai dit ce qui m’a dû contraindre,
Je crois que tu seras obligé de me plaindre ;
395 Je te ferai pitié, car je ne pense pas
Que le mal qu’on m’a fait soit moins que le trépas.

PYRAME.

Comment ! Vous a-t-on fait quelque injure, mon âme ?
Quelqu’un en son absence a-t-il blessé Pyrame ?
Un Dieu ne le pourrait avec impunité.

THISBÉ.

400 Cette offense n’était que l’importunité
D’une vieille hideuse et sotte créature,
Qui m’a tout aujourd’hui mis l’âme à la torture,
Qui m’a fait tant de lois, m’a tant donné d’avis,
13
Et tant réitéré d’inutiles devis,
405 Qu’on tarirait plutôt l’humidité de l’onde
14
Que cette humeur chagrine en caquets si féconde.

PYRAME.

Dites-moi, je vous prie encore, en quoi tendait
Le discours où plus fort la vieille s’étendait ?

THISBÉ.

De rendre une parfaite et pleine obéissance
410 À ceux à qui je dois le bien de ma naissance,
De ne me dispenser de prendre aucun plaisir
Que leur commandement ne me le vînt choisir,
Surtout de bien défendre, et l’esprit, et l’oreille,
Des pointes dont amour un jeune sang réveille,
415 Que les jeunes esprits n’ont rien de dangereux
Au prix que d’écouter un conseil amoureux,
Que même au plus heureux cet appas est funeste,
Que c’est un précipice, un poison, une peste.

PYRAME.

Elle vous a donc fait l’amour bien odieux.

THISBÉ.

420 Elle me l’a dépeint comme il est dans ses yeux.

PYRAME.

Étranges changements où tombe la Nature !
Un pauvre corps usé qui n’est que pourriture,
Une vieille à qui l’âge a séché les humeurs,
À qui les sens gâtés ont perverti les moeurs,
425 Un sang gros et pesant, toujours froid comme glace,
Si ce n’est qu’une fièvre échauffe un peu sa masse,
Un tronc de nerfs et d’os d’artifice mouvant,
Qu’on ne saurait nommer qu’un fantôme vivant,
Persécute toujours d’une jalouse envie
430 Les passe-temps heureux de notre jeune vie.
Ces vieillards dont l’esprit et le corps abattu
Érigent l’impuissance en titre de vertu,
Eux-mêmes qui le cours de la nature suivent,
Qui selon l’appétit de leur vieillesse vivent,
435 Prétendent contre nous forcer l’ordre du temps,
Et que nous soyons vieux en l’âge de vingt ans,
Nos moeurs par leur exemple imprudemment censurent,
Alléguant ce qu’ils sont et non pas ce qu’ils furent.
Au moins, ma chère vie, en ce sot entretien
440 Je crois que cet esprit n’a rien pu sur le tien.

THISBÉ.

Ces discours m’ont passé plus loin qu’une nuée.

PYRAME.

Ta bonne volonté n’est pas diminuée ?

THISBÉ.

Elle a crû davantage, on n’a fait que jeter
Du souffre dans la flamme afin de l’irriter.
445 Je suis d’un naturel à qui la résistance
Renforce le désir, l’espoir et la constance.
Je crois qu’on me verrait mourir autant de fois
Qu’on me force d’ouïr ces importunes voix,
Sinon que mon amour de plus en plus persiste
450 Et brûle davantage alors qu’on lui résiste.
Et je n’ai rien de cher comme une occasion
De tout ce qui saurait nourrir ma passion,
Puisqu’au divin objet dont je suis amoureuse
Le sort veut que je sois parfaitement heureuse,
455 Que tu mérites bien l’inviolable foi,
Que jusques au tombeau je garderai pour toi.

PYRAME.

Et moi, si le tombeau laissait encore aux âmes
Quelque petit rayon de leurs défuntes flammes,
Je n’aurais autre feu que toi dans les Enfers,
460 Et dedans leurs prisons je n’aurais que tes fers.
Mais parmi nos discours nous ne prenons pas garde
Que ce doux entretien dont Amour nous retarde,
S’il n’est bien ménagé nous manquera bientôt.

THISBÉ.

Hélas ! Ne pourrons-nous jamais dire qu’un mot !
465 Les oiseaux dans les bois ont toute la journée
À chanter la fureur qu’Amour leur a donnée ;
Les eaux et les zéphyrs quand ils se font l’amour
Leur rire et leurs soupirs font durer nuit et jour.

PYRAME.

Il se faut retirer de crainte qu’il n’arrive
470 Que de ce peu de bien encore on ne nous prive.

THISBÉ.

Dans une heure au plus tard je reviens donc ici.

PYRAME.

Et moi je serai mort si je ne viens aussi.

ACTE III §

SCÈNE I. Deuxis, Syllar, Pyrame. §

DEUXIS.

Syllar, je suis troublé d’un funeste présage,
Un glaçon de frayeur m’étreint tout le courage,
475 Pensant à tel dessein je me remets aux yeux
Les justes jugements des hommes et des Dieux.

SYLLAR.

Quoi ! Tu manques de coeur !

DEUXIS.

Je sens, de la contrainte
En ce que j’entreprends, et non pas de la crainte.

SYLLAR.

Je connais ton courage, et c’est la cause aussi
480 Qui fait que je t’emploie en cette affaire ici.

DEUXIS.

Il est beau de tenter une mort légitime
Pour quelque grand exploit et qui se fait sans crime ;
On appelle courage un esprit généreux
Qui n’est point inhumain comme il n’est point peureux
485 Qui meurt sur une brèche, et dont les funérailles
Se font chez l’ennemi sous un bris de murailles ;
Le trépas est louable ou ignominieux,
Selon que le sujet est lâche ou glorieux ;
Mais pense à quelle fin nous avons pris l’épée,
490 À quel exploit sera notre main occupée !
Quoi ! sans être offensés nous nous voulons venger !
Quand on n’a point de haine on n’en saurait forger.

SYLLAR.

Notre commission donne toute licence.

DEUXIS.

On ne peut sans remords s’en prendre à l’innocence ;
495 Il ne nous a rien fait, nous le voulons tuer.

SYLLAR.

La volonté du Roi se doit effectuer.

DEUXIS.

Si quelque excès léger contentait sa colère,
Je crois que justement on lui pourrait complaire ;
Mais en un fait semblable, en une trahison,
500 Chacun le peut dédire avec trop de raison.

SYLLAR.

En dédisant son Roi, quelque juste apparence
Que puisse prendre un peuple, il commet une offense ;
Comme les Dieux au Ciel, sur la terre les Rois
Établissent aussi des souveraines lois ;
505 Ils partagent égaux ce que le monde enserre :
Les Dieux sont Rois du Ciel, les Rois Dieux de la terre ;
Jupiter d’un clin d’oeil fait les astres mouvoir,
Et nos Princes sur nous ont le même pouvoir ;
À la grandeur des Dieux leur grandeur se figure,
510 Comme au vouloir des Dieux leur vouloir se mesure.

DEUXIS.

Il leur faut obéir si leur commandement
Imite ceux des Dieux qui font tout justement.

SYLLAR.

Enquérir leur secret tient trop du téméraire ;
C’est aux Rois à le dire, et à nous à le faire ;
515 S’il a mal commandé, l’homicide commis
Tombera sur sa tête, et nous sera remis :
Le devoir ignorant rend une âme innocente.

DEUXIS.

Mais connaissant le mal, il faut qu’elle y consente.
Un devoir ignorant ? Eh quoi, ne vois-tu pas
520 Qu’on brasse à l’innocent un perfide trépas,
Que l’Enfer un pareil n’en saurait faire naître ?

SYLLAR.

Sache qu’un serviteur doit obéir au maître.
Considérant de près et l’honneur et le droit,
Tout le monde sans doute ici nous reprendrait ;
525 Mais nous sommes forcés, le Prince le fait faire ;
Il lui faut obéir, c’est un point nécessaire.

DEUXIS.

Et pourquoi nécessaire ? Il vaut mieux encourir
Sa disgrâce éternelle.

SYLLAR.

Il vaut donc mieux mourir ?

DEUXIS.

J’aimerais mieux la mort qu’une honteuse vie
530 De remords criminels incessamment suivie.
15
Quand le chien des Enfers avecque ses abois
Vient troubler les vivants, ils sont morts mille fois ;
16
Mais mourant pour l’honneur, on court par les brisées
D’un bienheureux repos dans les Champs Elysées ;
17
535 Les esprits, dépêtrés des vicieux discords
Qu’ils ont avec nos sens, joyeux quittent nos corps.

SYLLAR.

Quelque si doux accueil que Mercure prépare,
Crois qu’un homme se trouble alors qu’il se sépare,
Que les corps trépassés, d’une pierre couverts,
540 Changent les os en poudre et la charogne en vers,
Que les esprits errants par les rives funèbres
18
D’un Cocyte inconnu ne sont plus que ténèbres.
Qu’on soit bien dans ce règne où Pluton tient sa Cour,
C’est un compte ; il n’est rien de si beau que le jour.
545 Le moindre chien vivant vaut mieux que cent cohortes
De tigres, de lions ou de panthères mortes.
Bien que pauvre sujet je préfère mon sort
À celui-là d’un Prince ou d’un Monarque mort.
Crois-moi, suis mon conseil, ne donnons point nos têtes
550 Pour préserver autrui ; ne soyons pas si bêtes.

DEUXIS.

Mourrions-nous pour cela ?

SYLLAR.

Crois-tu vivre un moment
Après t’être moqué de son commandement ?

DEUXIS.

Mais le Roi craint-il point la justice plus haute ?
En nous faisant mourir il découvre sa faute ;
555 Nos têtes ne sauraient venir sur l’échafaud
Sans y faire montrer son criminel défaut.

SYLLAR.

Pour nous exterminer quand ils en ont envie,
Les Rois ont cent moyens pour nous ôter la vie ;
Nos jours sont dans leurs mains, ils les peuvent finir,
560 Ils peuvent le plus juste innocemment punir ;
Quelque tort que ce soit quand un Roi nous accuse,
Sa grande autorité ne manque point d’excuse ;
Contre le Prince, aux droits il ne se faut fier :
Le prétexte plus faux le peut justifier.
565 Outre qu’au Souverain la perte de deux hommes
Ne se doit reprocher de deux tels que nous sommes ;
Plusieurs qui ne sont point ainsi religieux
Et qu’un si grand secret rendrait trop glorieux,
Ces mouvements du Roi ne craindront pas de suivre.
570 Après cela crois-tu qu’il nous souffrît de vivre ?
Nous ne saurions fuir de son bras irrité,
L’injure d’un supplice à demi mérité.

DEUXIS.

Il faut donc se bannir, et bien loin, d’un Empire
À tous les gens de bien le moins sûr et le pire.

SYLLAR.

575 Voyageant l’univers de l’un à l’autre bout,
Nous ne saurions fuir : les Rois courent partout ;
Ils ont de longues mains qui partout ce bas monde,
Sans se mouvoir d’un lieu, touchent la terre et l’onde.

DEUXIS.

19
Tu dis vrai, ta raison me rend ores confus.

SYLLAR.

20
580 Coupables vers le Roi de ce couard refus,
C’est fait de nous aussi ; faisant ce qu’il commande,
Sans doute après cela notre fortune est grande ;
Ces royales faveurs nos esprits soûleront
Et dans nos cabinets des flots d’or couleront.

DEUXIS.

585 L’or, ce métal sorcier, corrompt tout par ses charmes;
Devant lui prosterné, l’honneur met bas les armes ;
Il n’est si fort rempart de justice ou de foi
Qu’il ne brise ; il ne craint ni piété ni loi.
L’or peut tout, même alors que son appas s’adresse
590 À des hommes vaillants que la misère presse,
Comme moi, malheureux, que l’horreur de la faim
Contraint à désirer ce détestable gain.
Monstre de pauvreté, ta dent est plus funeste
Que le feu plus cuisant et la plus forte peste;
595 Le meurtrier que la peur bourrelle incessamment
Au prix de tes forçats est puni doucement ;
Dans les plus grands remords des faits les plus infâmes,
Savoir qu’on a du bien console fort les âmes ;
L’argent purge le crime et nous guérit de tout.

SYLLAR.

600 À la fin tout va bien, je vois qu’il se résout.

DEUXIS.

Le sort en est jeté : mon âme est exposée
À ce qu’il te plaira ; je vois l’affaire aisée.

SYLLAR.

Il ne faut seulement que le guetter ici.

DEUXIS.

Le voilà, ce me semble.

SYLLAR.

Il me le semble aussi.

DEUXIS.

605 Donnons en même temps.

PYRAME.

On ne me peut surprendre !
Assassins vous saurez si je me sais défendre ;
Bien que seul contre deux je vous ferai sentir
Qu’on ne se prend à moi qu’avec du repentir.

DEUXIS.

Ô Dieux ! Je suis blessé.

PYRAME.

Si ta main n’est meilleure,
610 Ce lâche et traître sang tu vomiras sur l’heure?
Ton sort comme le sien pend au bout de ce fer.

SYLLAR.

Fuyons, je crois que c’est un fantôme d’Enfer.

DEUXIS.

Ô Dieux ! que je fais bien ici l’expérience
Qu’il ne faut rien tenter contre sa conscience.

PYRAME.

615 Conscience voleur, je crois que le remords,
Ne te presse qu’en tant que tu vas voir les morts,
Que tu sens la frayeur d’une peine éternelle
Recueillir en mourant ton âme criminelle.

DEUXIS.

Ah ! si vous me laissiez un peu la liberté
620 De vous parler avant que perdre la clarté.

PYRAME.

Que me saurais tu dire ?

DEUXIS.

Une chose sans doute
Qui vous pourrait servir.

PYRAME.

Il faut que je l’écoute.
Qu’est-ce ?

DEUXIS.

Ce qu’on pourrait à peine deviner.
Le Roi nous a contraints de vous assassiner.

PYRAME.

625 Ô Ciel ! Que m’as-tu dit ! Mais faut-il croire un traître ?

DEUXIS.

Je vous dis ce qui est.

PYRAME.

Mais ce qui ne peut être.
Dieux, tout mon sang se trouble, il est vrai que le Roi
Aime, à ce qu’on m’a dit, en même lieu que moi.
Hélas ! Je suis perdu, mon mal est sans remède ;
630 Contre mon Roi, quel Dieu puis-je trouver qui m’aide ?

DEUXIS.

Voyez de vous conduire en cela sagement ;
Maintenant je trépasse avec allégement.

PYRAME.

L’enfer te soit propice, et sa nuit malheureuse
Pour un si bon remords te soit moins rigoureuse.
635 Au reste, il faut fuir, c’est le meilleur conseil,
Sans faire plus ici ni repos, ni sommeil.
Quand le courroux des Rois fait éclater leurs âmes,
C’est pis dix mille fois que torrents et que flammes.
Il faut s’ôter de là, mais de nécessité.
640 Thisbé, vous m’en avez souvent sollicité,
Vous m’avez dit cent fois que vous seriez heureuse
De suivre loin d’ici ma fortune amoureuse,
Que vous craigniez ce Prince, et que de son amour
Quelque malheur au nôtre arriverait un jour.
645 Il y faudra pourvoir et si l’humeur hardie
De ce courage ardent ne s’est pas refroidie,
Nous nous affranchirons de ses cruelles lois,
Et nous n’aurons que nous de parents ni de Rois.

SCÈNE II. Le Roi, Messager, Syllar. §

LE ROI.

À cet affront le sang au visage me monte,
650 Que ma condition souffre aujourd’hui de honte,
Sachant que de ma part tu lui voulais parler !

UN MESSAGER.

En vain cent fois le jour vous m’y feriez aller.

LE ROI.

Que Thisbé n’a point fait semblant de te connaître ?

UN MESSAGER.

Sire, tout aussitôt qu’elle m’a vu paraître,
21
655 Détournant ses regards, surprise à l’impourvu,
Ainsi qu’elle aurait fait d’un serpent qu’elle eût vu,
Elle s’est engagée en une compagnie
À faire des discours d’une suite infinie
Jusqu’à tant qu’elle a pu se dérober de moi.

LE ROI.

660 Traiter si rudement la passion d’un Roi !
Faut-il que nous ayons, fils des Dieux que nous sommes,
Le sentiment semblable au vulgaire des hommes ?
Ingrate ! Si faut-il que je te mette un jour
Dans le choix d’éprouver ma haine ou mon amour.
665 Tu sauras que je règne et que la tyrannie
Me peut bien accorder ce que l’Amour me nie.
Ce beau fils dépêché, si ton coeur ne démord,
Tu te pourras bien voir sa compagne à la mort.
Mais voici de retour mon fidèle ministre ;
670 Je lis dessus son front quelque rapport sinistre ;
Il craint de m’aborder. Parle et lève les yeux.

SYLLAR.

L’affaire va très mal.

LE ROI.

Je n’attendais pas mieux.

SYLLAR.

Mon compagnon est mort, et moi, couvert de plaies,
Vous viens faire rapport de ces nouvelles vraies.
675 Nous avions à peu près l’ouvrage exécuté
Que le peuple en fureur dessus nous s’est jeté,
Et d’armes et de cris une croissante suite
À peine m’a donné le loisir de la fuite.

LE ROI.

C’est trop, je vois qu’Amour se moque de mes voeux,
680 Que le Ciel par dessein défend ce que je veux ;
Je suis au désespoir, mon âme est trop gênée ;
J’ai gardé dans le sein la mort toute une année,
Mes malheurs vont sans fin l’un l’autre se suivant ;
La saison de l’hiver n’a jamais tant de vents,
685 Jamais tant de frimas, ni de froid, ni de grêle,
Qu’il ne fasse en trois mois quelque beau jour pour elle ;
22
Jamais vieillard caduc ne s’est si mal porté
Qu’il n’ait eu dans l’année quelque heure de santé ;
Éole quelquefois tient tous les vents en bride
23
690 Et fait voir aux nochers le front des eaux sans ride,
Et l’astre le plus fier et plus malin des Cieux
Jamais de mon destin n’a détourné ses yeux.
Ce traître me donna le sceptre et le courage,
Pour me donner les maux avecque plus d’outrage.
695 Mais je me plains en vain, le Ciel n’a point de tort :
Tout homme de courage est maître de son sort ;
Il range la Fortune à son obéissance,
Son devoir ne connaît de loi que sa puissance,
Même quand c’est un Roi qui n’a d’autre devoir
700 Que de jouir des droits d’un souverain pouvoir.
Non, non, mon jugement n’est plus sur la balance.
Syllar, tous mes conseils vont à la violence.
Retente une autre fois encor tout le dessein,
Va dans son lit lui mettre un poignard dans le sein,
705 Dis que c’est de ma part, fais-toi donner main forte
Pour forcer la maison ; dis que c’est moi, n’importe ;
24
Controuve quelque crime afin de l’accuser :
En mon nom tu pourras tout dire et tout oser.

SYLLAR.

Que la fureur des Rois est une chose étrange !
710 Ils veulent que le Ciel à leur humeur se range,
Que tout leur fasse joug. En ce cruel désir
S’il se servait d’un autre il me ferait plaisir.

ACTE IV §

SCÈNE I. Pyrame, Thisbé. §

PYRAME.

Tu vois en quel danger notre fortune est mise,
Que même la clarté ne nous est pas permise.
715 Enfin ne veux-tu point forcer cette prison ?
Ici l’impatience est jointe à la raison.
Le tyran, qui déjà fait éclater sa rage,
Afin de l’assouvir mettra tout en usage,
Et possible devant que le flambeau du jour
720 Ne fasse voir demain ses coursiers de retour,
Nous saurions ce que peut une fureur unie
Avec l’autorité d’une force impunie.

THISBÉ.

Le conseil en est pris : sans attendre à demain,
Il faut résolument s’affranchir de sa main.
725 Je serai bien heureuse, ayant de la Fortune
Et disgrâce et faveur avecque toi commune,
Lorsque je n’aurai plus d’espions à flatter,
Que je n’ aurai parents ni mère à redouter,
Et qu’Amour, ennuyé de se montrer barbare,
730 Ne nous donnera plus de mur qui nous sépare,
Que sans empêchements nos yeux pourront passer
Partout où sont venus la voix et le penser.
Lors, d’un parfait plaisir entre tes bras comblée,
Mon âme du tyran ne sera pas troublée,
735 Lors je n’aurai personne à respecter que toi.

PYRAME.

Lors tu n’auras personne à commander que moi ;
Dessus mes volontés la tienne souveraine
Te donnera toujours la qualité de Reine.
Thisbé, je jure ici la grâce de tes yeux,
740 Serment qui m’est plus cher que de jurer les Dieux,
Que ton affection aujourd’hui me transporte.
Je ne la croyais pas être du tout si forte ;
Je doutais que l’on pût aimer si constamment,
Et que tant d’amitié fût pour moi seulement,
745 Que des objets plus beaux...

THISBÉ.

N’achève point, Pyrame,
Un si mauvais soupçon ; tu blesserais mon âme.
Autre objet que le tien ? C’est me désobliger,
Mon coeur, et quel plaisir prends-tu de m’affliger ?

PYRAME.

Ne crois point que cela trouble ma fantaisie,
750 Mais laisse à tant d’amour un peu de jalousie,
Non pas pour les mortels, car j’ose m’assurer
Que tu n’aimes que moi.

THISBÉ.

Tu le peux bien jurer.

PYRAME.

Mais je me sens jaloux de tout ce qui te touche,
De l’air qui si souvent entre et sort par ta bouche ;
755 Je crois qu’à ton sujet le soleil fait le jour
Avecque des flambeaux et d’envie et d’amour ;
Les fleurs que sous tes pas tous les chemins produisent
Dans l’honneur qu’elles ont de te plaire me nuisent ;
Si je pouvais complaire à mon jaloux dessein,
760 J’empêcherais tes yeux de regarder ton sein ;
Ton ombre suit ton corps de trop près, ce me semble,
Car nous deux seulement devons aller ensemble.
Bref, un si rare objet m’est si doux et si cher,
Que ta main seulement me nuit de te toucher.

THISBÉ.

765 Hors de l’empêchement qui nous sépare ici,
Tu sauras que tes voeux sont mes désirs aussi,
Que ton mal est celui dont je me sens pressée ;
Mais la course du jour s’en va déjà passée,
La lune se confond avecque sa clarté.
770 Il est temps de pourvoir à notre liberté,
Il faut que notre fuite à la nuit se hasarde,
Car avec trop de soin tout le jour on me garde.

PYRAME.

C’est très bien avisé : quand d’un sommeil profond
La première douceur dans nos veines se fond,
775 Qu’en ce pesant fardeau, tout taciturne et sombre,
25
On n’oit que le silence, on ne voit rien que l’ombre,
Il se faut dérober chacun de sa maison,
Ou plutôt se sauver chacun de la prison.

THISBÉ.

Mais au sortir d’ici pour nous voir en peu d’heure,
780 Quelle assignation trouverons-nous plus sûre ?

PYRAME.

En attendant le jour, un lieu propre et bien près :
Il semble que l’Amour me le découvre exprès,
26
Le tombeau de Ninus.

THISBÉ.

Il est vraiment bien proche.

PYRAME.

Là coule un clair ruisseau tout au pied d’une roche,
785 Qui, de ses vives eaux entretenant les fleurs,
Maintient à la prairie et l’âme et les couleurs ;
Un arbre tout auprès, fertile en mûres blanches,
Nous offre le couvert de ses épaisses branches ;
Saurions-nous rencontrer un lieu plus à souhait ?

THISBÉ.

790 Il est le mieux du monde : allons, cela vaut fait.

SCÈNE II. La Mère de Thisbé, sa confidente. §

LA MÈRE.

Encore de frayeur tous mes cheveux se dressent,
Ses farouches regards encore à moi s’adressent,
Ha ! Sommeil malheureux, en ce songe trompeur,
Que tu m’as fait, ô Dieux ! Que tu m’as fait de peur !
795 De cette vision l’image triste et noire
Avecque trop d’horreur s’attache à ma mémoire ;
J’ai rêvé tout le jour dans l’appréhension
De ma mauvaise nuit.

LA CONFIDENTE.

Ce n’est qu’illusion.

LA MÈRE.

Combien en voyons-nous à qui la voix des songes
800 A dit des vérités !

LA CONFIDENTE.

Comme aussi des mensonges.

LA MÈRE.

Cette frayeur me tient pourtant dans les esprits
Trop avant pour avoir son présage à mépris ;
Jamais une si triste et si pâle figure
Ne se présente à nous sans un mauvais augure ;
805 Une pareille nuit ne me vient pas souvent.

LA CONFIDENTE.

À qui suit la raison le songe n’est que vent ;
Il est bon ou mauvais, feint, vrai ou variable,
27
Selon l’erreur douteux de notre esprit muable.

LA MÈRE.

Si tu savais comment ce songe est apparu,
810 Comment cent fois la mort par mes os a couru,
De quelque fermeté que ta raison se vante,
Possible prendrais-tu ta part de l’épouvante.

LA CONFIDENTE.

S’il ne vous est fâcheux de me le faire ouïr...

LA MÈRE.

Si cette ombre en parlant pouvait s’évanouir
815 Et que sa forme errante encore dans ma couche
Pût sortir de mon âme en sortant de ma bouche,
Tu me verrais très prompte à te faire savoir
Ce que mes yeux fermés m’ont clairement fait voir.

LA CONFIDENTE.

Déchargeant sa douleur dedans l’âme fidèle
820 De quelqu’un que l’on aime on la sent moins cruelle.
Le plus faible secours que l’on nous puisse offrir
Nous fait le mal au moins plus doucement souffrir ;
S’il en faut soupirer, qu’avec vous je soupire.

LA MÈRE.

Ta curiosité me presse de le dire.
825 L’heure où nos corps chargés de grossières vapeurs
Suscitent en nos sens des mouvements trompeurs
Était déjà passée, et mon cerveau tranquille
S’abreuvait des pavots que le sommeil distille,
Sur le point que la nuit est proche de finir
830 Et le char de l’Aurore est encore à venir.

LA CONFIDENTE.

Environ ce temps-là, l’opinion vulgaire
Tient que les songes ont la vision plus claire.

LA MÈRE.

Plusieurs événements me sont déjà témoins
Que leur incertitude alors trompe le moins.

LA CONFIDENTE.

835 Nous préserve le Ciel que celui-ci persiste
À nous pronostiquer son aventure triste.

LA MÈRE.

Sache que jamais songe en son obscurité
N’a fait voir tant d’horreur ni tant de vérité.

LA CONFIDENTE.

Vraiment à vous ouïr j’en suis déjà touchée.

LA MÈRE.

840 Le voici. Dieux ! Mon âme en est effarouchée.
J’ai vu tout au travers d’un bandeau du sommeil,
Au milieu d’un désert l’éclipse du soleil ;
C’est le premier objet de la funeste image
Qui marque à mon destin un assuré dommage.
845 En cette nuit épaisse où par tout l’univers
Les objets demeuraient également couverts,
J’ai senti sous mes pieds ouvrir un peu la Terre
Et de là sourdement bruire aussi le tonnerre ;
Un grand vol de corbeaux sur moi s’est assemblé,
850 La lune est dévalée, et le ciel a tremblé ;
L’air s’est couvert d’orages, et, dans cette tempête,
Quelques gouttes de sang m’ont tombé sur la tête ;
Un lion, l’oeil ardent et le crin hérissé,
Dessus son large col hideusement pressé,
855 Rugissant sans me voir auprès de la caverne,
28
A fait autour de moi deux ou trois fois un cerne ;
Certains cris souterrains rompus par des sanglots,
Comme un mugissement de rivage et de flots,
Au travers le silence et l’horreur des ténèbres
860 M’ont transpercé le coeur de leurs accents funèbres.

LA CONFIDENTE.

Ô Dieux ! Tant seulement à vous ouïr parler,
Je sens que tout d’horreur mon coeur se va geler.

LA MÈRE.

De là, tombant à coup dans des frayeurs plus vives,
Il m’a semblé d’errer aux infernales rives,
865 Où, d’une nuit plus noire encore m’aveuglant,
J’ai rencontré d’abord un corps pâle et sanglant
Qui me représentait d’un objet lamentable,
De ma fille Thisbé, le portrait véritable.
Le corps avait le sein de trois grands coups ouvert,
870 Qui teignait le linceul dont il était couvert.
Aussitôt que ses yeux ont connu mon visage,
Quoiqu’ils ne fussent plus que d’ombre et de nuage,
M’élançaient des regards avec un tel effort
Qu’ils me semblaient des traits que décochât la mort.
875 Puis, m’approchant, me dit d’une voix aigre et forte :
Que cherches-tu, tigresse ? Eh bien, me voilà morte !
Tu viens donc, inhumaine, en ces bords malheureux,
Pour encore épier nos esprits amoureux ?
Et me prenant la main tire hors de ma place
880 Pour me montrer Pyrame étendu sur la glace,
Qui par le même endroit d’autant de coups blessé,
Montrait qu’un même esprit l’avait aussi poussé.
Vois, dit-elle, barbare, en ce piteux spectacle,
De quoi nous a servi ton envieux obstacle !
885 Qui te meut de venir troubler notre amitié ?
Ici notre destin abhorre ta pitié,
L’Enfer plus doux que toi laisse vivre nos flammes.
Va, ne reviens jamais importuner nos âmes.
Là son bras m’a poussée ; alors tout en sursaut
890 Je me suis éveillée avec un cri fort haut.
N’est-ce pas là de quoi me donner de l’ombrage ?

LA CONFIDENTE.

Mais bien de quoi troubler le plus hardi courage.

LA MÈRE.

29
Vraiment, je me repens d’avoir tancé si fort
Une si bonne fille, et connais que j’ai tort ;
895 Je veux dorénavant d’une bride moins forte
Retenir les désirs où son âge la porte.

LA CONFIDENTE.

Madame, il est bien vrai qu’un peu moins rudement
Vous la gouvernerez bien plus commodément ;
Comme elle est de bon sang, elle a l’humeur altière ;
900 La force en un bon coeur fait moins que la prière.
En cet âge à peu près il me souvient qu’un jour
Mon père me voulut détourner d’un amour
Qu’il jugeait peu sortable, et moi, bien à ma sorte.
Sa défense rendit ma passion si forte
905 Que dedans peu de jours il vit bien qu’il fallait
À la fin s’accorder à ce qu’Amour voulait.
Ni le respect d’autrui, ni notre âme elle-même
Ne se peut empêcher de suivre ce qu’elle aime.

LA MÈRE.

Assure-toi d’avoir désormais le plaisir
910 De me voir indulgente à son jeune désir.

SCÈNE III. §

THISBÉ, seule.

Déesse de la Nuit, Lune, mère de l’ombre,
Me voyant arriver sous ce feuillage sombre,
Tiens-toi dans ton silence et ne t’offense pas
De l’Amour effronté qui guide ici mes pas ;
915 Ne me regarde point pour envier mon aise.
30
C’est assez qu’ici-bas Endymion te baise,
Et sans me quereller d’aucun jaloux soupçon,
Demeure toute seule avecque ton garçon,
Et crois qu’en ce dessein que mon amour hasarde
920 Je n’ai d’intention pour rien qui te regarde.
Celui qui maintenant me fait ici venir
N’a que trop dans ses yeux de quoi m’entretenir.
Et toi, sacré ruisseau, dont le plaisant rivage
Semble plus accostable en ce qu’il est sauvage,
925 Redouble à ma faveur le doux bruit de ton cours,
Tant que tous les Sylvains en puissent être sourds
31
Et que la vaine Écho de ton bruit assourdie
Mes amoureux propos à ces bois ne redie.
Mais non, va doucement de peur de réveiller
930 Les Nymphes de tes eaux, laisse-les sommeiller ;
L’onde ne leur met pas tant de froideur dans l’âme
Qu’elle ne s’embrasât en regardant Pyrame.
Mais quoi ? Ce paresseux est encore à venir ;
Je ne sais quel sujet le peut tant retenir ;
935 Il a bien de l’amour, mais il n’est pas possible
Qu’il le ressentes au point où je me vois sensible.
Je ne le dis qu’à vous, ruisseaux, antres, forêts,
À qui même Diane a commis ses secrets.
À ma faveur, Écho, commande à cette roche
940 De lui toucher un mot d’un amoureux reproche.
Mais n’ois-je pas de loin, ce semble, un peu de bruit ?
J’entrevois la clarté comme d’un oeil qui luit.
Hélas ! Qu’ai-je aperçu ! Dieux ! L’effroyable bête !
Un lion affamé qui cherche ici sa quête.
945 Fuis, Thisbé, les horreurs d’un si mauvais destin.
Dieux ! Que Pyrame au moins n’en soit pas le butin !

ACTE V §

SCÈNE I. §

PYRAME, seul.

Enfin je suis sorti ; leur prudence importune
N’a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
Mon amour ne suit plus que le flambeau d’Amour ;
950 Dans mon aveuglement je trouve assez de jour.
Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles,
Ha ! Vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ;
Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
955 Je vois que tous mes sens se vont combler de joie
Sans qu’ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
Mais me voici déjà proche de ce tombeau ;
J’aperçois le mûrier, j’entends le bruit de l’eau ;
Voici le lieu qu’Amour destinait à Diane :
960 Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N’avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ?
L’impatient désir de le savoir me presse :
965 Tant de difficultés m’ont tenu prisonnier
Que je mourrais de peur d’être ici le dernier.
Mais, à ce que je vois, je m’y rends à bonne heure,
Puisqu’encore en son lit mon Aurore demeure ;
Attendant qu’elle arrive ici bien à propos
970 Le reste de la nuit m’offre son doux repos ;
Mais pourrais-je dormir en mon inquiétude,
Quelque sommeil qui règne en cette solitude ?
Depuis que je la sers, Amour m’a bien instruit
À passer sans dormir les heures de la nuit.
975 Le murmure de l’eau, les fleurs de la prairie,
Cependant flatteront un peu ma rêverie.
Ô fleurs, si vos esprits jamais se transformant
Dépouillèrent les corps des malheureux amants,
S’il en est parmi vous qui se souvienne encore
980 D’avoir souffert ailleurs qu’en l’empire de Flore,
Doux objets de pitié, ne soyez point jaloux
Si la faveur d’Amour m’a traité mieux que vous,
Et si du temps passé le souvenir vous touche,
Prêtez-nous sans regret votre amoureuse couche.
985 Mais déjà la rosée a vos tapis mouillés ;
Que dis-je ? C’est du sang qui vous les a souillés !
D’où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire
Des ours et des lions vient ici d’ordinaire.
Une frayeur me va dans l’âme repassant.
990 Je songe aux cris affreux d’un hibou menaçant
Qui m’a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes
Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes.
Dieux ! Qu’est-ce que je vois ? J’en suis trop éclairci :
Sans doute un grand lion a passé par ici !
995 J’en reconnais la trace et vois sur la poussière
Tout le sang que versait sa gueule carnassière.
Ô Ciel ! En quelle horreur enfin je suis tombé !
Détestable, j’arrive aux traces de Thisbé !
Ces traces que je vois, son pied les a formées,
1000 Et celles du lion pêle-mêle imprimées ;
Parmi cela du sang abondamment épars.
Ha ! Je ne vois qu’horreur, que morts de toutes parts.
Il n’en faut plus douter, mon oeil me dit ma perte.
Justes Dieux ! Se peut-il que vous l’ayez souffert ?
1005 Mais vous n’en saviez rien, vous êtes de faux Dieux.
C’est moi qui l’ai conduite en ces coupables lieux,
Moi, traître, qui savais qu’auprès de cette source
Les ours et les lions font leur sanglante course,
Que la commodité de ce frais abreuvoir
1010 Et de ce lieu désert toujours les y fait voir.
Infâme criminel et déloyal Pyrame,
Qu’as-tu fait de Thisbé, qu’as-tu fait de ton âme ?
Comment me suis-je ainsi de moi-même privé ?
Elle m’a prévenu, le jour est arrivé.
1015 Vois-je pas que l’Aurore en sa pointe première
Épanche au ciel ouvert sa confuse lumière ?
Soleil, voudrais-tu luire après cet accident ?
Cherche pour te cacher un plus noir occident.
Toutefois montre-toi, tu le pourras sans honte,
1020 Il n’est plus de soleil çà bas qui te surmonte :
Thisbé n’est plus au monde ; ô bel arbre ! ô rocher !
Ô fleurs ! En quel endroit me la faut-il chercher ?
Beau cristal innocent dont le miroir exprime
Sur mon front palissant l’image de mon crime,
1025 Toi qui dessus tes bords la voyais déchirer,
N’en as-tu quelque membre au moins su retirer ?
Traître, tu n’as servi qu’à rafraîchir la gueule
Du lion, lui laissant ma Thisbé toute seule.
Mais pourquoi les cailloux veux-je ici quereller ?
1030 C’est à mon imprudence à qui je dois parler,
C’est à mes cruautés à qui je dois la peine
De la mort la moins juste et la plus inhumaine,
C’est moi de qui les bras la devaient secourir
Et qui ne l’ont pas fait, c’est moi qui dois mourir.
1035 Sortez à ma faveur de vos demeures creuses
Pour déchirer ce corps, venez troupes affreuses,
Mon juste désespoir vous presse, il vous attend,
Sans défense un butin ce pauvre corps vous tend ;
Cruels, ne cherchez point que dans les bergeries
1040 Quelque innocent agneau s’immole à vos furies,
Détournez désormais le cours à vos larcins,
Mangez les criminels, tuez les assassins.
En toi, Lion, mon âme a fait ses funérailles,
Qui digères déjà mon coeur dans tes entrailles ;
1045 Reviens et me fais voir au moins mon ennemi ;
Encore tu ne m’as dévoré qu’à demi,
Achève ton repas ; tu seras moins funeste
Si tu m’es plus cruel, achève donc ce reste,
Ote-moi le moyen de te jamais punir.
1050 Mais ma douleur te parle en vain de revenir ;
Depuis que ce beau sang passe en ta nourriture,
Tes sens ont dépouillé leur cruelle nature ;
Je crois que ton humeur change de qualité
Et qu’elle a plus d’amour que de brutalité ;
1055 Depuis que sa belle âme est ici répandue
L’horreur de ces forêts est à jamais perdue.
Les tigres, les lions, les panthères, les ours,
Ne produiront ici que de petits Amours,
Et je crois que Vénus verra bientôt écloses
1060 De ce sang amoureux mille moissons de roses.
Mon sang dessus le sien par ici coulera,
Mon âme avec la sienne ainsi se mêlera.
Qu’il me tarde déjà que mon ombre n’arrive
Rejoindre son esprit sur la mortelle rive !
1065 Au moins si je trouvais d’un chef-d’oeuvre si beau
Quelque sainte relique à mettre en un tombeau,
Je ferais dans mon sein une large ouverture
Et sa chair dans la mienne aurait sa sépulture.
Toi, son vivant cercueil, reviens me dévorer,
1070 Cruel lion, reviens, je te veux adorer ;
S’il faut que ma Déesse en ton sang se confonde,
Je te tiens pour l’autel le plus sacré du monde.
Ô Dieux ! Si je ne vois rien d’elle à mon trépas,
Au moins je baiserai la trace de ses pas,
1075 Et ma lèvre en suivant cette sanglante route,
Cent fois rebaisera son beau sang goutte à goutte.
Ah ! Beau sang précieux qui tout froid et tout mort
Faites dedans mon âme encore un tel effort,
Vous avez donc quitté vos délicates veines
1080 Pour achever enfin vos tourments et mes peines !
Puisque le sort me dit que vous l’avez voulu,
Il ne m’y verra pas moins que vous résolu.
Mais que trouvais-je ici ? Cette sanglante toile
À la pauvre défunte avait servi de voile.
1085 Ô trop cruel témoin de mon dernier malheur !
Témoin de mon forfait, sois-le de ma douleur.
Mais quoi ? Dedans l’objet d’un sort si déplorable,
Sanglant et déchiré tu m’es encore aimable !
Le faut-il adorer ? Il le faut, je le veux :
1090 Il a touché jadis l’or de ses blonds cheveux ;
Ce voile à nos amours prêtant son chaste usage,
Défendait au soleil de baiser son visage;
Il fut en ma faveur soigneux de son beau teint ;
Sois-tu dorénavant révéré comme saint,
1095 Et qu’en faveur du sang qui peint notre infortune
La nuit te daigne mettre avec sa robe brune !
Mais je crois que mon coeur se flatte en sa langueur ;
Il est temps que ma vie achève sa rigueur.
Au dessein de mourir dois-je chercher qui m’aide ?
1100 Rien que ma main ne s’offre à ce dernier remède.
Terre, si tu voulais t’ouvrir dessous mes pas,
Tu me ferais plaisir, mais tu ne le fais pas ;
Il semble que ton flanc davantage se serre.
Dieux ! Si vous me vouliez envoyer le tonnerre,
1105 Je vous serais tenu ; mais, ô propos honteux !
Mon trépas à m’ouïr est encore douteux,
Mon désespoir encore en moi se délibère ;
Mais l’étourdissement, non la peur, le diffère.
Voici de quoi venger les injures du sort ;
1110 C’est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort.
En dépit des parents, du Ciel, de la nature,
Mon supplice fera la fin de ma torture.
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît.
Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu’il est ;
1115 Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie,
Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.

SCÈNE II. §

THISBÉ, seule.

À peine ai-je repris mon esprit et ma voix ;
Cette peur m’a fait perdre un voile que j’avais
Et m’a fait demeurer assez longtemps cachée.
1120 Possible mon amant m’aura depuis cherchée.
Il doit être arrivé s’il n’a perdu le soin
De me venir trouver, car le jour n’est pas loin.
Je n’entends plus que l’eau que verse la fontaine ;
Le silence profond me rend assez certaine
1125 Que je puis approcher la tombe où cependant
Mon Pyrame languit sans doute en m’attendant.
La bête qui cherchait l’eau de cette vallée,
Ayant éteint sa soif, ores s’en est allée ;
Autrement j’entendrais qu’elle ferait du bruit,
1130 Et ses yeux brilleraient au travers de la nuit.
Ô nuit ! Je me remets enfin sous ton ombrage ;
Pour avoir tant d’amour, j’ai bien peu de courage.
Mais, ou mon oeil s’abuse en un objet trompeur,
Voici de quoi rentrer en ma première peur ;
1135 Une subite horreur me prend à l’impourvue,
Et, si l’obscurité peut assurer ma vue,
Un augure incertain mes soupçons ne dément.
Certains pas dans les miens mêlés confusément,
Cette place partout sanglante et si foulée
1140 Montre qu’ici la bête a sa fureur soûlée.
Dieux ! Je vois par la terre un corps qui semble mort.
Mais pourquoi m’effrayer ? C’est Pyrame qui dort.
Pour divertir l’ennui de son attente oisive,
Il repose au doux bruit de cette source vive.
1145 Ce sera maintenant à lui de m’accuser.
Mais ce lieu dur et froid, mal propre à reposer,
Que déjà la rosée a rendu tout humide,
M’oblige à l’éveiller. Dieux ! Que je suis timide !
J’ai son contentement et son repos si cher
1150 Que ma voix seulement a peur de le fâcher ;
Il dort si doucement qu’on ne saurait à peine
Discerner parmi l’air le bruit de son haleine.
Mais d’où vient qu’immobile et froid dessous ma main
Il semble mort ? Pyrame ! Ô Dieux ! J’appelle en vain,
1155 Il ne respire plus, ce beau corps est de glace.
Hélas ! Je vois la mort peinte dessus sa face ;
D’une éternelle nuit son bel oeil est couvert ;
Je vois d’un large coup son estomac ouvert.
Hé ! Ne meurs pas si tôt, ouvre un peu la paupière,
1160 Respire encore un coup, je mourrai la première,
Ne t’en va point sans moi, ne me fais point ce tort.
Tu ne me réponds rien, mon coeur ! Tu n’es pas mort,
Les Dieux ne meurent point, la nature est trop sage
Pour laisser ruiner son plus aimable ouvrage.
1165 Mais, ô faible discours ! Ô faux soulagement !
La perte que je fais m’ôte le jugement.
Pyrame ne vit plus, ha ! Ce soupir l’emporte.
Comment ! Il ne vit plus et je ne suis pas morte ?
Pyrame, s’il te reste encore un peu de jour,
1170 Si ton esprit me garde encore un peu d’amour,
Et si le vieux Charon touché de ma misère
Retarde tant soit peu sa barque à ma prière,
Attends-moi, je te prie, et qu’un même trépas
Achève nos destins ; je m’en vais de ce pas.
1175 Mais tu ne m’attends point, et si peu que je vive
En ce dernier devoir mon sort veut que je suive.
Coupable que je suis de cette injuste mort,
Malheureux criminel de la fureur du sort,
Quoi ? Je respire encore et regardant Pyrame
1180 Trépassé devant moi, je n’ai point perdu l’âme !
Je vois que ce rocher s’est éclaté de deuil
Pour répandre des pleurs, pour m’ouvrir un cercueil ;
Ce ruisseau fuit d’horreur qu’il a de mon injure,
Il en est sans repos, ses rives sans verdure ;
1185 Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs,
L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs,
Et cet arbre, touché d’un désespoir visible,
A bien trouvé du sang dans son tronc insensible,
Son fruit en a changé, la lune en a blêmi,
1190 Et la terre a sué du sang qu’il a vomi.
Bel arbre, puisqu’au monde après moi tu demeures,
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Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges mûres
Et lui montrer le tort qu’il a fait à mes voeux,
Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux,
1195 Ouvre toi l’estomac et fais couler à force
Cette sanglante humeur par toute ton écorce.
Mais que me sert ton deuil ? Rameaux, prés verdissants,
Qu’à soulager mon mal vous êtes impuissants !
Quand bien vous en mourriez on voit la destinée
1200 Ramener votre vie en ramenant l’année :
Une fois tous les ans nous vous voyons mourir,
Une fois tous les ans nous vous voyons fleurir,
Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu’il retourne
De ces pâles manoirs où son esprit séjourne.
1205 Depuis que le soleil nous voit naître et finir,
Le premier des défunts est encore à venir,
Et quand les Dieux demain me le feraient revivre,
Je me suis résolue aujourd’hui de le suivre.
J’ai trop d’impatience et puisque le destin
1210 De nos corps amoureux fait son cruel butin,
Avant que le plaisir que méritaient nos flammes
Dans leurs embrassements ait pu mêler nos âmes,
Nous les joindrons là-bas et par nos saints accords
Ne ferons qu’un esprit de l’ombre de deux corps ;
1215 Et puisqu’à mon sujet sa belle âme sommeille,
Mon esprit innocent lui rendra la pareille.
Toutefois je ne puis sans mourir doublement ;
Pyrame s’est tué d’un soupçon seulement,
Son amitié fidèle un peu trop violente,
1220 D’autant qu’à ce devoir il me voyait trop lente,
Pour avoir soupçonné que je ne l’aimais pas,
Il ne s’est pu guérir de moins que du trépas.
Que donc ton bras sur moi davantage demeure,
Ô mort ! Et, s’il se peut, que plus que lui je meure,
1225 Que je sente à la fois, poison, flammes et fers !
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Sus ! Qui me vient ouvrir la porte des Enfers ?
Ha ! Voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
Exécrable bourreau ! Si tu te veux laver
1230 Du crime commencé, tu n’as qu’à l’achever ;
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse
Des feux avec ta lame ! Hélas ! Elle est trop douce.
Je ne pouvais mourir d’un coup plus gracieux,
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux.