Deux jeunes hommes, épris chacun de la sœur de l’autre et préférant servir l’amour que leur patrie, se rendent dans le pays de leur cœur. Alors que leurs pères s’opposent sur le champ de bataille, ils empruntent tous deux la même identité pour approcher et conquérir le cœur de la bien-aimée. Construite autour d’un chassé-croisé complexe, la trame narrative de cette tragi-comédie reprend avec bonheur le motif éculé du prince déguisé en le redoublant.
Si l’œuvre de Samuel Chappuzeaue s’engagent enfin sur la voie d’une réhabilitation. Les éditions récentes de deux de ses comédiesLe Cercle des femmes, L’Académie des femmes, éd. critique par Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1983.Le Théâtre françois, réédité par Georges Monval, artiste du Théâtre national de l’Odéon, accompagné d’une préface et de notes, Paris, Jules Bonnassies, 1875, réimpression en fac-similé en 1985 par l’imprimerie de Plan de la Tour, aux éditions d’Aujourd’hui, coll. « Les Introuvables ».e siècle, il reste un dramaturge oublié des lecteurs, mais un historien encore étudié par les critiques grâce à son ouvrage Le Théâtre françois. « L’un des personnages les plus intéressants de la période », selon LancasterLancaster H. C., A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, part. III, vol. I, p. 121.Mélèse Pierre, Le Théâtre et son public à Paris... 1659-1715, Paris, Droz, 1934, t. I, p. 407.
C’est un écrivain à l’affût des occasions, exploitant l’à-propos, tirant parti de tout et faisant de chacun de ses livres un instrument de gain. Il compose moins par vocation que par calcul. Cependant il n’est pas dépourvu de talent et ses pièces de théâtre en particulier ont quelque valeur, malgré le dédain de la plupart des critiques et des bibliographes qui s’accordent avec une unanimité un peu suspecte, à les taxer d’une médiocrité extrême
. FournelVictor,Les Contemporains de Molière, Paris, 1875, t. I, p. 358-359 ; cet ouvrage publie deux pièces de l’auteur :La Dame d’intrigue, t. I, p. 363-400 ;L’Académie des femmes, t. III, p. 211-247.
La vie du dramaturge est caractérisée par deux traits dominants : sa curiosité intellectuelle et son tempérament aventureux le poussent à effectuer des voyages à travers l’Europe entière, à l’instar d’Erasme ; sa foi protestante le contraint à chercher protection et faveur chez ses coreligionnaires et à multiplier les voyages hors de France. La vie accidentée de cet aventurier des lettres à la recherche de la gloire et de la fortune, qui mourut dans l’indigence, est racontée en partie dans une compilation de l’auteur intitulée L’Europe vivante et publiée en trois vol. , à Paris et à Genève, de 1667 à 1671.
Né à Paris le 16 juin 1625, dans une famille protestante d’origine poitevine aisée et appartenant à la noblesse de robe (le père de l’auteur fut avocat au conseil privé, honorablement connu pour un ouvrage intitulé Traité de diverses juridictions de France et qui eut plusieurs éditions successives), Chappuzeau est envoyé en 1638 au collège de Châtillon-sur-Loing pour ses humanités, puis à Genève afin d’étudier la médecine et la philosophie. Sa jeunesse est marquée par une courte période d’infidélité vis-à-vis de sa confession protestante : en 1641, lors d’un séjour en Bretagne, il abjura sa foi protestante. Mais, dès son retour à Paris, l’année suivante, il revint à son ancienne foi. Par la suite, il étudia la théologie à Montauban. Après la mort de son père en 1645, commencèrent ses voyages et une existence vagabonde. Parcourant l’Europe entière et tâtant divers métiers pour subsister, il se mit en quête de la fortune mais ne rencontra le plus souvent que la misère. A partir de ce moment, sa vie, déjà semée d’accidents divers, ne fut qu’une longue suite de pérégrinations multiples, qu’il est difficile de suivre.
Les entretiens que plusieurs sçavans avoient tous les jours avec mon pere sur les matieres de Geographie qu’il avoit la reputation de bien entendre, et que tout jeune que j’estois j’écoutois avec plaisir, m’inspirerent de bonne heure le dessein d’aller voir une partie des païs qui m’estoient representez dans les cartes, où je ne pouvais alors me lasser de jetter les yeux.
Il se rendit donc d’abord en Angleterre, en tant que tuteur d’un jeune noble :
Ma premiere sortie du Royaume fut pour aller en Angleterre […]. D’Angleterre je passay en Flandre pour voir Anvers la patrie de mon pere, de Flandre je continuay mon voyage dans les Provinces Unies, où l’inclination que j’avois à voyager s’accrut par le concours de tant d’étrangers qui se rendent à Amsterdam de tous les costez du monde
« Dessein de l’auteur », .Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes…, Première Partie.
De 1650 à la fin de l’année 1651, il fit un premier voyage en Hollande, patrie d’Erasme, où il exerça les fonctions de secrétaire de la duchesse ElizabethSuite de l’Europe vivante, 1671, p. 7.Lyon dans son Lustre, Le Cercle des femmes et Damon et Pythias ; il passa ensuite à Paris, où cette dernière pièce, sa première tragi-comédie, fut représentée au Théâtre du Marais ; il arriva ensuite en Hollande : il se rendit à Amsterdam en septembre 1656, à Leyde en 1658 – ville où est imprimé Armetzar ; puis, il partit à La Haye en mars 1658, et en Angleterre en 1659, où, pendant deux ans, il devint le précepteur de Guillaume d’Orange, futur roi d’Angleterre, âgé de neuf ans. On le retrouve à Paris à la fin du mois d’avril 1661, après la mort de sa protectrice, la Princesse Royale, Maria, mère de Guillaume.
Après la mort de sa femme genevoise, Maria della Serra, en septembre 1662, qu’il avait épousée à Lyon (lors de son voyage de 1651 à 1656) et dont il avait eu cinq enfants, il épousa une autre genevoise, Marie Trichot, qui lui donna sept enfants, ce qui explique son labeur et sa pauvreté. Lors de ce séjour parisien, il fréquenta le monde du théâtre : Le Riche Mécontent fut au répertoire de la troupe de Molière le 6 mai 1661, et fut repris à l’Hôtel de Bourgogne après quelques représentations. A la même période, la troupe du Marais présenta L’Académie des femmes. N’ayant acquis aucune faveur royale, il quitta sa femme et la capitale en 1662 et s’installa à Genève : il devint citoyen de la ville en 1666, mais il fut très souvent absent de la ville en raison de multiples voyages. De 1663 à 1672, il se rendit aux cours princières de Turin, de l’Allemagne, de l’Angleterre ; pendant ces années, il effectua quelques retours à Paris et à Lyon. Ces errances sont souvent le signe d’une instabilité : il ne parvint pas à trouver le succès chez ses coreligionnaires de Genève. Par ailleurs, il fut emprisonné à la fin de l’année 1671 en raison d’une maladroite allusion politique dans une de ses Relations, et reprit par la suite le chemin de l’exil. En raison des restrictions apportées dans la pratique du culte (la révocation de l’édit de Nantes se préparait déjà), il ne put revenir dans son pays natal. En septembre 1682, il quitta Genève pour la cour de Celle, colonie française en pays étranger : son fils détenait un poste de secrétaire auprès du duc depuis 1676. Il y demeura jusqu’à sa mort le 31 août 1701.
Chappuzeau conserve une relative renommée grâce à son Théâtre françois, publié à Lyon et à Paris en 1674, qui retrace l’état du théâtre français au lendemain de la mort de Molière. Source essentielle sur ce sujet habituellement négligé au XVIIe siècle, cet essai ne connaît pourtant aucun succès à sa publication et ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on en mesura l’importance véritable pour l’histoire du théâtre français.
Si Chappuzeau porte un regard de connaisseur et de professionnel sur ce milieu, c’est parce qu’il a pu acquérir une certaine familiarité avec la profession en liant connaissance avec comédiens et chefs de troupe. Il a écrit neuf pièces de théâtre – deux tragi-comédies et sept comédies – et six d’entre elles ont été représentées sur les scènes parisiennes entre 1656 et 1662, jouées par les trois troupes permanentes. C’est peut-être lors de son premier voyage à Lyon que l’auteur a eu l’idée d’effectuer un essai sur l’histoire théâtrale de son temps. À cette époque, dans les villes provinciales, il n’existait pas de troupes régulières mais seulement des compagnies itinérantes (comme celle de Molière de 1645 à 1658, par exemple). L’auteur écrit dans Lyon dans son Lustre :
Le noble amusement des honnêtes gens, la digne débauche du beau monde et des bons esprits, la Comédie pour n’estre pas fixe comme à Paris, ne laisse pas de jouer icy à toutes les maisons qui la demandent, et par une troupe ordinairement qui toute ambulante qu’elle est, vaut bien celle de l’Hôtel qui demeure en place
. Lyon dans son Lustre, Lyon, Scipion Iasserme, 1656, p. 43.
Chappuzeau a dû assister aux représentations de la troupe de Molière à Lyon dans les années 1652-1655. On sait que Molière et ses comédiens y séjournèrent pendant l’hiver 1652-1653, pendant les mois d’été en 1654 et aussi en 1655. Il est donc fort probable qu’il ait rencontré le chef de troupe.
Fourmillant d’anecdotes et d’informations diverses sur la vie théâtrale, cet ouvrage constitue une apologie du théâtre et des comédiens. Le titre de ses chapitres montre bien que tous les aspects de ce monde l’intéressent : « De l’usage de la comédie », « Des auteurs qui soutiennent le théâtre », « De la conduite des comédiens ». L'auteur fait non seulement un panégyrique des acteurs qu’il défend contre la critique, mais il fait également une description très précise de la vie publique et privée de ces comédiens, fruit de son observation et de son expérience. Par un esprit d’historien de la littérature et de bibliothécaire, Chappuzeau est tout à fait original et novateur dans son entreprise. La littérature reste encore au XVIIe siècle appréhendée au travers de la rhétorique ou de la poétique. Or, Chappuzeau cherche plutôt à légitimer la production théâtrale à travers la reconstitution historique et le recours au catalogue (ou de la liste) afin d’assurer la suprématie de cette littérature. Ses investigations portent essentiellement sur le XVIIe siècle, mais l’auteur a une conception historique dans l’étude qu’il entreprend en tenant compte de l’évolution du théâtre jusqu’en 1673. Cette historicisation du théâtre est annonciatrice des historiens du théâtre du XVIIIe siècle (comme les Frères ParfaictParfaict Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Histoire du théâtre français depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, Le Mercier et Saillant, 1734-1749, t. 8, p. 151.
Si Chappuzeau connaît dans le genre comique une relative renommée (de nombreuses comparaisons sont effectuées entre ses œuvres et celles de Molière : Le Cercle des femmes tiré des Colloques d’Erasme est rapproché des Précieuses Ridicules ; L’Académie des femmes annonce Les Femmes savantes, tandis que le sujet du Riche mécontent ou le Noble imaginaire n’est pas sans anticiper sur celui du Bourgeois gentilhomme), il reste complètement méconnu pour ses tragi-comédies, genre avec lequel il débute au théâtre. Dans les années 1650, le genre tragi-comique connaît, d’après LancasterHistory of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, op. cit.), les tragi-comédies de 1652 à la fin du siècle sont au nombre de trente-deux, mais leur nombre va toujours décroissant. En 1652, 1654, 1655, on recense quatre tragi-comédies, trois en 1656, deux en 1657, quatre en 1658, une en 1659, trois en 1660, une en 1662, deux en 1663, une en 1664, une en 1665, une en 1666, une en 1668, une en 1670, une en 1672, et la dernière en 1687. Les Coups de l’amour et de la fortune (1655), Le Fantôme amoureux (1657), Le Feint Alcibiade (1658), Amalasonte (1658), Le Mariage de Cambise (1659), Stratonice (1660), Agrippa roy d’Albe ou Le Faux Tibérinus (1663).Armetzar, Timoclée de Morel, Le Feint Alcibiade et Amalasonte de Quinault. Roger Guichemerre décrit ce déclin de la manière suivante :
Les désordres de la Fronde provoquent un déclin du théâtre, surtout de la tragédie, mais aussi des autres genres. Après les années difficiles, la tragi-comédie, sans atteindre la popularité de la comédie, demeure encore un genre vigoureux : une vingtaine de pièces sont créées de 1652 à 1658. Le déclin va commencer vers 1659-1660. La faveur du public va maintenant à Molière, qui s’impose avec
Les Précieuses Ridicules; à la tragédie aussi, qui connaît un réveil éclatant avec le retour de P. Corneille au théâtre et avec les créations de son frère Thomas, de Boyer et de Quinault ; aux pièces à machines, dont la vogue croissante, après le succès de laToison d’or, en 1660, contribue également au déclin de la tragi-comédie. Une douzaine de pièces paraissent toutefois encore, de 1658 à 1666, date à laquelle l’Hôtel de Bourgogne cesse de jouer ce genre de pièces, et qui coïncide avec une chute notable de la production. A côté des écrivains qui dominent cette période – Boisrobert, Quinault, Boyer –, d’autres connaissent aussi quelques réussites : Chappuzeau, Gilbert, Catherine Degardins notamment. Les tendances déjà remarquées à l’époque précédente se retrouvent : persistance de la tragi-comédie romanesque avec ses motifs habituels, influence de la commedia espagnole, sujets parfois pris à l’histoire, en particulier à l’histoire ancienne qu’on romance plus aisément. GuichemerreRoger,La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981, p. 41-42.
Mais l’histoire de la tragi-comédie se finit par une absorption progressive de la matière tragi-comique par la tragédie, compte tenu du hiatus irréductible entre la dramaturgie classique et les principes de la création tragi-comique. Selon Fournel, la tragi-comédie semble avoir été « un asile légal ouvert à ceux que gênaient les lois naissantes, une sorte de compromis politique avec les actes d’indiscipline qu’on ne pouvait empêcher et auxquels on voulait du moins enlever prudemment les apparences de la révolteLancaster Henry Carrington, in The French Tragi-comedy. Its Origin and Development from 1552 to 1628, Baltimore, J. H. Furst Company, 1907, p. XII.
Dans Le Théâtre françois, Chappuzeau construit un arbre du poème dramatique, dans lequel le genre tragi-comique relève de la veine héroïque : « Le poëme dramatique est la tige de l’arbre. Ses deux branches principales sont le poëme héroïque et le poëme comique. Le poëme héroïque fait deux rameaux, la tragédie et la tragi-comédie ; le poëme comique en fait deux autres, la comédie et la pastoraleLe Théâtre françois, p. 25.Ibid., p. 26.
La première tragi-comédie de l’auteur, Damon et Pythias (composée en 15 jours selon l’auteurDamon et Pythias. Deierkauf-Holsboer S. W., Le Théâtre de l’Hôtel du Marais, Paris, Nizet, 1954-1958, t. II, p. 89.
Avant de se tourner vers le genre tragi-comique, Chappuzeau débuta dans l’écriture dramatique en 1656 avec une comédie, Le Cercle des femmes, qui s’inspire manifestement des Colloques d’Erasme. La pièce traite des aspirations intellectuelles et sociales des femmes et de la satire de la fausse noblesse et on y découvre déjà des esquisses de caractère, des dialogues qui indiquent un sens des effets théâtraux, une réelle compétence dramatique et surtout comique. Le dramaturge composa ensuite deux tragi-comédies, Damon et Pythias et Armetzar. Ces deux pièces sont liées par une même thématique de l’amitié et de l’amour : ce type de relations amicales très fortes vient des auteurs antiques, comme l’écrit Alexandre Cioranescu : « La tradition classique mettait l’amitié au-dessus de tout, et cette tradition n’était pas perdue. ». Il montre que Boccace est un des premiers à avoir décrit, dans Tite & Gésippe, « La valeur primordiale de l’amitié, qui passe après l’amourCioranescu Alexandre, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 329.Damon et Pythias a été republié sous un titre différent, à savoir Les Parfaits AmisParfaits Amis, ou le Triomphe de l’Amour et de l’Amitié, tragic. (1672, in-12, sans nom de ville ni d’imprimeur), ne sont autre chose que la réimpression de sa tragi-comédie de Damon et Pythias (Amsterdam, Jean Ravestein, 1657, in-12) » Fournel Victor, op. cit., t. I, p. 359. Armetzar le sous-titre Les Amis ennemis : les amis deviennent rivaux et s’entraident pour servir une cause communeLes Rivaux Amis, 1637. Forestier Georges, « Dramaturgie de l’oxymore dans la comédie du premier dix-septième siècle: le théâtre comique de Brosse (1642-1650) », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, n° 5 (spécial Théâtre), 1983, Toulouse, p. 5.
Un an après la publication de sa première tragi-comédie à Amsterdam, Chappuzeau fait publier Armetzar à Leyde en 1658, dans une grande famille d’imprimeurs hollandais, les Elsevier. Probablement écrite en 1657, pendant son voyage hollandais, la pièce ne semble pas avoir été représentée. Aucun document ne fait mention de la représentation de la pièce. Néanmoins, il reste fort peu probable qu’elle n’ait pas été représentée, puisqu’elle a été publiée : au XVIIe siècle, la représentation précède généralement la publication. Par ailleurs, au lieu de présenter la liste des personnages sous le terme d’ « acteurs » – comme il était d’usage au XVIIe siècle –, Chappuzeau le remplace par le terme de « personnages ». Ce signe semble alors corroborer l’idée qu’elle n’était pas réellement destinée à la représentation, mais plutôt à la lecture.
Zinton, roi de Chine, et Tamerlan, empereur des Tartares, sont en guerre. Vanlie, le fils de Zinton, a fui la Chine et s’est rendu dans le camp de Tamerlan sous le nom de Phocate pour retrouver Hermasie, la fille de l’empereur, qu’il aime éperdument. Après quelques mois passés dans le camp tartare, il s’apprête à rentrer dans sa patrie, sous sa véritable identité. De son côté, Armetzar, lors d’une bataille contre les Chinois aux côtés de son père Tamerlan, aperçoit le portrait d’une jeune femme sur le corps d’un soldat chinois et en tombe amoureux : il part ainsi à sa recherche, fuit son pays, et sert alors Zinton sous le nom de Phocate, pour conquérir, Ladice, la fille du Roi. La pièce se déroule dans le camp de Zinton, devant la ville de Quinsay.
Alors que Armetzar se trouve depuis quelques mois dans le camp de Zinton, Organte, son confident, tente de le persuader que son entreprise rencontrera la désapprobation de son père et lui conseille donc de partir sur le champ et de retourner dans le camp tartare. Mais le jeune amoureux ne peut se résoudre à battre en retraite. Organte lui apprend ensuite que Vanlie, « cet autre Phocate » qui servait Tamerlan afin de se rapprocher de sa fille Hermasie, est le fils de Zinton et qu’il est de retour en Chine (sc. 1). Zinton attend son fils Vanlie afin de lui faire rencontrer Phocate (Armetzar). Ce dernier, ayant rendu nombre de services au roi, est invité à se joindre à Vanlie pour se venger du rebelle Sanga, épaulé par Tamerlan, qui s’est emparé de la ville de Qunisay (sc. 2). Un garde annonce l’arrivée de Vanlie. A sa vue, Phocate (Armetzar) est sous l’effet de la surprise : il s’aperçoit que l’inconnu qui servait son père sous le nom de Phocate et le fils de Zinton recouvrent une seule et même personne (sc. 3). Après les retrouvailles avec son fils, le roi lui présente Phocate (Armetzar) et loue ses qualités devant Vanlie. Les deux jeunes hommes se déclarent alors prêts à se venger de la trahison de Sanga (sc. 4). En l’absence de Zinton, les deux jeunes hommes se retrouvent face à face et peuvent laisser éclater leur joie. Ils retracent tous deux le récit de leur amour : celui de Vanlie pour la sœur d’Armetzar, celui d’Armetzar pour la sœur de Vanlie (sc. 5).
Ladice avoue à sa confidente Iliane l’estime qu’elle porte à Phocate (Armetzar) ; mais son rang lui impose d’épouser le fils de la seconde femme de Zinton, Artaban (sc. 1). Zarimène, princesse de la « Cocinchine » et seconde femme de Zinton, vient annoncer la victoire sur Sanga et ses compagnons. Tandis qu’elle donne l’honneur de la victoire à son fils, Ladice le remet à Phocate (Armetzar). Cette dernière ne reconnaît pas l’autorité de Zarimène et rejette Artaban (sc. 2). Zinton, ainsi que les autres membres de la famille royale, louent le courage de Phocate (Armetzar). Le roi veut lui offrir une couronne en récompense. Phocate (Armetzar) refuse et calme l’appréhension de Zinton au sujet de Tamerlan, en mettant en avant la grandeur de ce dernier (sc. 3). Afin de récompenser le héros de tous ses services, le roi décide de lui offrir sa fille : Zarimène, qui veut favoriser son fils, est alors offusquée de ce choix ; Ladice, au nom du sang, ne veut pas épouser un sujet ; Vanlie, lui, approuve le projet et se range du côté de son père (sc. 4). Face à Iliane, Ladice fait alors de Phocate (Armetzar) un calculateur qui agirait courageusement près du roi afin d’obtenir des faveurs de sa part et de conquérir sa fille (sc. 5). Phocate (Armetzar) avoue son amour à la jeune fille qui le chasse des lieux (sc. 6). Armetzar, accablé de désespoir, décide de retirer son masque, afin de recouvrer sa noblesse qui pourrait faire fléchir le cœur de la jeune femme (sc. 7).
Tandis qu’Armetzar se sent prêt à combattre contre son père, à visage découvert (sc. 1), Organte vient lui annoncer la venue de Vanlie (sc. 2). Ce dernier lui conseille de se dissimuler encore sous le nom de Phocate. Ils entreprennent alors tous deux de combattre dans le camp adverse (Vanlie chez les Tartares ; Armetzar chez les Chinois), dans la guerre qui oppose leurs pères respectifs, et se retrouvent donc « amis ennemis » (sc. 3). Armetzar expose un projet à son confident : il souhaite faire de Quinsay une ville chinoise. Organte doute de la réussite de l’entreprise. A l’arrivée de Ladice et d’Iliane, ils se cachent (sc. 4). Alors que Ladice se trouve face à un véritable dilemme, Iliane lui reproche sa dureté à l’égard de Phocate (Armetzar) et lui fait entrevoir les conséquences néfastes de cette attitude (sc. 5). Artaban tente vainement d’amadouer le cœur de Ladice, en lui avouant sa jalousie. En retour, celle-ci le repousse (sc. 6). Face au refus, Artaban renonce donc à ce dessein (sc. 7). Mais Zarimène pousse son fils à expulser Phocate (Armetzar) du pays ou à le tuer, afin de l’unir à Ladice (sc. 8).
Zinton apprend que Vanlie et Phocate (Armetzar) ont quitté le camp. Artaban profite de cette situation pour discréditer ce dernier aux yeux du roi (sc. 1). Un garde vient annoncer que Quinsay s’est rendu (sc. 2). Phocate (Armetzar) raconte à Zinton comment il est parvenu à convaincre les soldats mutinés et les habitants de Quinsay de se rallier aux Chinois et de se soumettre à l’autorité de Zinton. Afin de convaincre plus aisément son auditoire, Phocate (Armetzar) s’est fait passer pour le prince chinois, Vanlie. Il apprend également la mort de son confident, Organte. Après son récit, Zinton lui réaffirme son attachement et son offre de mariage avec Ladice (sc. 3). Artaban, seul, menace Phocate (Armetzar) de mort (sc. 4). Ladice a reçu une lettre de Vanlie où il lui divulgue la véritable identité de Phocate (Armetzar). Elle prend alors conscience de l’importance de cette révélation et des obstacles à surmonter : Armetzar est fils de Tamerlan, ennemi de son père (sc. 5). Armetzar arrive et comprend que Ladice connaît sa réelle identité. Il la rassure sur les motifs qui animent son entreprise. Ils finissent par s’avouer un amour mutuel (sc. 6).
Zarimène loue la vertu de Phocate (Armetzar) et son succès dans la ville de Quinsay. Celle-ci et Ladice attendent toutes deux l’issue du combat (sc. 1). Un gardien vient leur apprendre la victoire de Tamerlan : Artaban est mort, Zinton est fait prisonnier et Phocate (Armetzar) aurait rejoint le camp tartare. Zarimène quitte la scène et meurt (sc. 2). Ladice ne parvient pas à croire la trahison d’Armetzar et en fait part à sa confidente (sc. 3). Armetzar survient et dénoue cette fausse trahison : il s’agissait en réalité de Phocate (Vanlie) qui combattait aux côtés de Tamerlan (sc. 4). Arrive enfin Tamerlan, vainqueur, qui vante les qualités de Phocate (Vanlie) et décide de lui octroyer les terres chinoises. Le jeune homme tente d’obtenir auprès de Tamerlan un sort plus favorable pour son père prisonnier (sc. 5). Armetzar et Zinton arrivant sur scène, les pères sont stupéfaits de reconnaître leurs fils dans le camp adverse. Après leur avoir reproché leur trahison, ils nient l’aide et le secours que leur ont apportés chacun d’eux. Vanlie et Armetzar avouent leur motivation réelle. Dans un élan généreux, Tamerlan restitue alors Zinton sur le trône chinois, pardonne à son fils, et les mariages peuvent enfin se conclure (sc. 6).
La tragi-comédie est un genre éminemment romanesque et dont l’invraisemblance (ou la convention romanesque) régit toute la création. Certes, quelques tragi-comédies s’inspirent de l’histoire, mais, à la différence des tragédies qui exposent et analysent des débats politiques, les tragi-comédies se construisent essentiellement autour d’une intrigue sentimentale. Corollaire de l’inventio romanesque, la dispositio a-régulière apparaît alors comme constitutive du genre.
Ladice ou les Victoires du Grand Tamerlan, premier ouvrage attribué à Chappuzeau, est publié à Paris en 1649. Ce roman n’est alors signé que de la seule initiale C. Chappuzeau ne s’en revendique l’auteur qu’en 1658, en en faisant le sujet d’Armetzar. Dans le texte liminaire, « Au lecteur », Chappuzeau avoue l’origine et la source de sa pièce :
Je n’ay suivy dans cet ouvrage, que tu appelleras Histoire ou Fable, ou un assemblage de tous les deux, ny l’arabe Alhacen
Ibn Al Haytam (965-1039), dit Alhacen (nom latinisé), connu aussi sous le nom de El-Basri car il est né à Basra dans l’actuel Irak. Il a vécu au Caire sous le règne du deuxième calife fatimide Al-Hakim passionné d’astrologie qui fut un temps son protecteur et favorisa ses travaux d’optique. , ny Marco PoloMarco Polo : (1254-1324) : célèbre explorateur vénitien qui entreprit un voyage en Chine en 1271. , ny Calchondyle. Me rencontrant il y a quelques années en Hollande avec un Anglois qui retournait des Indes, tres-bien versé dans les langues Persane et Arabique, il me leut quelques pages d’un livre qu’il avait traduit en la sienne, sur fidelle original qu’un de ses amis luy avoit fait voir dans la Bibilotheque du Sophy ChalcondyleD.,Histoire de la décadence de l’Empire Grec et establissement de celuy des Turcs, trad. par Blaise de Vigenèse, Paris, Veuve A. Langelier et Veuve M. Guillemot, 1612.Sophy : « nom comun aujourd’hui à tous les rois de Perse, n’est pas un nom d’imposition […] mais un nom de race, ou plutôt de religion ; car ceux qui descendaient d’Ali et e Fatima, fille de Mahomet, prirent ce nom de Sophis » ( . C’estoit un abregé des Conquestes du grand Tamerlan, et particulierement des guerres qu’il eut contre Bajazet, le Sultan d’Egypte, et le Roy de la Chine. Ce recueil me pleut infiniment, et n’en ayant pû perdre depuis la memoire, j’en ay tiré le dessein d’un Roman […].MorériLouis,Le Grand Dictionnaire historique, Slatkine Reprints, Genève, 1995).
Ecrire un roman suppose une investigation préalable. A défaut de pouvoir bénéficier d’une observation directe de la Chine, Chappuzeau se réclame d’un ouvrage relatant l’histoire de l’empereur mongol. Ainsi, l’intérêt de la pièce réside dans le fait que l’auteur passe du statut de romancier à celui de dramaturge, et utilise sa propre source pour produire une pièce de théâtre. Le travail d’adaptation est commandé par trois impératifs. Il lui faut d’abord parvenir à la concentration indispensable pour dramatiser la matière romanesque. Il s’impose donc de faire un choix parmi les matériaux denses de sa source. Il élague, dégage une ligne principale au milieu des multiples épisodes secondaires qui, dans le roman, compliquent l’histoire principale. Dans le même souci de concentration dramatique, il accélère le rythme des événements et en abrège la durée : l’épisode entre Ladice et Artaban qui débute le roman est ainsi supprimé. Chappuzeau choisit de présenter l’action au moment de la crise, alors que les deux personnages principaux se retrouvent dans le même camp et sont menacés par la guerre. Il ne retient des faits antérieurs que ceux qui sont indispensables à la crise elle-même : aussi conserve-t-il l’épisode du portraitLadice, II, 130: à la vue du portrait, Armetzar s’évanouit.
Ladice peut être rapprochée de Cassandre de La Calprenèdee siècle, intitulé e siècle, dont la première partie parut en 1642. Maurice Magendie confirme que « ce sont exactement les aventures que, quelques années auparavant, La Calprenède avait prêtées à Oroondate, Statira, Artaxerxe, BéréniceMagendie Maurice, Le Roman français au XVIIe siècle. De l’Astrée au Grand Cyrus, Paris, 1932, p. 83. Cassandre contient également « les origines de l’empire tartare, les guerres de Tamerlan, contre Bajazet et les sultans d’Egypte, et une rapide histoire de la muraille de ChineIdid., p. 202 (cf. Ladice, I, 54 sq., II, 352 sq. I, 376 sq).
L’Orient, tel qu’il se manifeste dès le début du XVIIe siècle dans les lettres françaises, figurait déjà dans l’héritage légué par le Moyen Âge et la Renaissance. Sous ce premier aspect, l’Orient est toujours géographiquement l’Orient biblique agrandi de celui que recouvrent l’expansion de l’hellénisme et l’Empire romain, de l’Orient ancien que nous connaissons par les poètes et les historiens grecs et latins. Il est aussi l’Orient de l’Histoire universelle de Bossuet. Pendant la seconde moitié du siècle, un apport plus direct, une première connaissance d’œuvres littéraires orientales viendra par les relations des ambassadeurs, des voyageurs et des missionnaires. Enfin, ces derniers – et les jésuites principalement – feront à la Chine une place à part dans les relations avec la France. En effet, « le siècle de la représentation classique voit se poursuivre l’exploration vivace de la planète, proliférer […] les descriptions des contrées extra-européennesHentsch Thierry, L’Orient imaginaire, Paris, Editions de Minuit, 1988, p. 122.
Si la plupart des chercheurs s’accordent sur l’absence des préoccupations ethnographiques chez les romanciers avant 1660, le Grand Siècle, même à ses débuts, n’en demeure pas moins fondamentalement orientaliste. Jean Delumeau souligne même la nette progression de cet intérêt extra-européen à travers le nombre croissant des éditions portant sur ce sujet : « Entre 1480 et 1609, on a imprimé en France deux fois plus de livres sur les turcs et la Turquie que sur les deux AmériquesDelumeau Jean, La Peur en Occident (XIV-XVIII e siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p. 262.
Généralement, les tragédies qui mettent en scène l’Orient le font de manière sanglante et cruelle, à travers la mise en scène de l’excès et de l’outrance (comme les pièces de Dalibray et de Mairet). L’Orient, qui bénéficie d’un important regain d’intérêt, devient le cadre de représentations nouvelles. Ibrahim ou l’illustre Bassa
Lointaine, isolée à l’extrémité du continent eurasien, à l’autre bout du monde, longtemps restée très difficile d’accès, la Chine hante l’imaginaire occidental. Forte d’une civilisation ancestrale, elle s’impose comme modèle incontournable pour les hommes du XVIIe siècle. Au Moyen Âge, Marco Polo répertoria ses richesses sous le nom de Cathay. Quels que soient leurs motifs, des générations de voyageurs multiplièrent de nombreux récits et accumulèrent nombre de connaissances sur cet immense empire. Marchands, gens d’église, intellectuels, aventuriers, diplomates, artistes se rendirent en Chine. Mais l’opinion sur la Chine reste façonnée par une minorité (et notamment par quelques ouvrages de jésuites missionnaires des connaissances occidentales sur la Chine).
L’ouvrage occidental de référence, véritable synthèse des connaissances occidentales sur la Chine, est l’Historia de Mendoza, commanditée par le pape Grégoire XIII et aussitôt traduite en espagnol, en italien, français, anglais, allemand (1586-1589). L’auteur y décrit une Chine de toutes les richesses, dans la lignée de Marco Polo, rejoignant là l’impression laissée par les premiers témoignages et même les lettres de prisonniers portugais, et développe une vision idéalisée de cette contrée, qui influencera le regard européen pendant 150 ans. L’importance de l’œuvre de ce moine augustin espagnol est d’autant plus grande que, jusqu’à la publication des écrits de Matteo Ricci en 1615, aucun document d’ampleur comparable n’est disponible.
Ce dernier, jésuite italien, est le premier à réaliser le rêve de saint François-Xavier : en 1582, il débarque à Macao où il apprend immédiatement le chinois et, dès l’année suivante, il obtient des autorités chinoises la permission de s’établir dans la province de Guangdong. Au cours des deux dernières années de sa vie, il rédige en italien un Journal qui se veut surtout le compte rendu de l’installation des missions jésuites en Chine mais qui constitue aussi un véritable traité sur la Chine. C’est à Nicolas Trigault, jésuite belge arrivé en Chine l’année même de la mort de Ricci (1610), que l’on doit la publication des notes éparses de ce Journal, dans une version latine sous le titre De christiana expeditione apud Sinas [Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine]. Les écrits sur la Chine, parus au XVIe siècle, ont apporté au public lettré de l’époque une connaissance dénuée de toute falsification et remarquablement objective. Plus tard, les jésuites, aux XVIIe et XVIIIe siècles, poursuivirent cette pratique avec une certaine vigilance critique. S’ouvrit alors une période de sinophilie.
Ainsi le XVIIe siècle connaît-il par la suite un besoin d’aération et de changement. La connaissance directe des pays d’Orient et la révélation fragmentaire de leurs littératures sont dues aux voyages de Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et en Inde, publiés de 1675 à 1679Mémoires Chappuzeau d’abord, puis La Chapelle-Bessé, le secrétaire de Lamoignon, l’ami et le parent de Despréaux, l’auteur de la malheureuse préface des Maximes (Sayous, Histoire de la littérature française, I, p. 205) » Adam Antoine, Histoire de la littérature française du XVII e siècle, Paris, Domat, 1948-1956, t. IV, p. 62.
La Chine constitue une des grandes présences autour desquelles s’est défini le monde moderne et reste le point de mire des étonnements et des convoitises des Européens. Par le prestige de sa civilisation et le mystère de ses origines, elle se fait le cadre de nouvelles représentations qui mêlent le plus souvent réel et imaginaire. Cette vision tirée d’un mythe se trouve revisitée par la sensibilité de l’auteur et adaptée au genre choisi. Ainsi, chez les auteurs nourris d’antiquité classique, l’Orient s’impose comme l’opportunité de sujets souvent modernes. Si les sujets choisis sont parfois plus rapprochés dans le temps, ils restent éloignés sur le plan géographique et conservent ainsi une certaine distance. Au XVIIIe siècle, la sinophilie prend son essor : déjà habitué à emprunter les sujets de ses tragédies à toutes les littératures connues et à transporter leur action de la Grèce à l’Arabie (Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète) ou au Pérou (Alzire ou les Américains) et de l’Antiquité à l’époque des croisades (Zaïre), Voltaire compose une tragédie en cinq actes et en vers intitulée L’Orphelin de la Chine, qu’il fit jouer à Paris 1755 : il tire son sujet d’un drame chinois du XIVe siècle, L’Orphelin de la famille Tchao, dont une traduction française, d’ailleurs fort incomplète, parut en 1730.
De tous les monstres de l’histoire, aucun n’est plus sanguinaire que Tamerlan, le seigneur de la guerre tartare qui, au XIVe siècle, bâtit un vaste empire depuis la Chine jusqu’au cœur de l’Asie Mineure. Ce personnage historique exerça une véritable fascination sur les écrivains de la Renaissance par sa férocité et le faste oriental dont il s’entoura. Tamerlan (1336-1405), conquérant turco-mongol, est le fondateur de la dynastie timuride. Artisan de la restauration mongole en Asie centrale, génie militaire incontestable, supérieur peut-être à Gengis, Tamerlan reste, tel ce dernier, l’objet d’une controverse. Si beaucoup, comme son ennemi juré, le chroniqueur Ibn Arabchah, voient en lui une brute sanguinaire, d’autres soulignent son rôle de bâtisseur, de législateur, d’organisateur et de propagateur de l’islam. Tamerlan s’est taillé un empire s’étendant de l’Inde à la mer Méditerranée, fondant la dynastie des Timurides, qui a régné sur la Transoxiane et l’Iran jusqu’au début du XVIe siècle. Le nom de Tamerlan, forme francisée de Timur-Lang (« Timur le Boiteux » ), lui a été donné après qu’il eut perdu dans une bataille l’usage de sa jambe gauche.
Ruy Gonzalez de Clavijo (mort en 1412), qui avait fait partie d’une ambassade du roi Henri III de Castille (1403) à Samarcand, a laissé sous le titre : Histoire du grand Tamerlan [Historia del gran Tamorlan e itinerario y enarracion de la embaxada, publiée à Séville en 1582 par Argote de Molina], une relation colorée des réjouissances et des festins fabuleux de la cour mongole. Pero Mexia a tiré de la relation de Clavijo une Vida del gran Tamorlan, recueillie dans sa Silva de varia leccion. Tamerlan est aussi le héros d’un des meilleurs Eloges de Paolo Giovio, et son histoire est également rapportée dans la Magni Tamerlani Scytharum Impratoris Vita (1553) de Pietro Perondino et dans le Theatrum Orbis Terrarum (1564) d’Abramo Ortalio.
Le poète anglais, Christopher Marlowe (1564-1593), s’est inspiré de Mexia et de Perondino dans ses Tamerlan [Tamburlaine I & II], pièces représentées en 1587 (bien que la première ait sans douté été rédigée à Cambridge un an auparavant) et publiées ensemble en 1590, expurgées toutefois des scènes grotesques insérées par les clowns élisabéthains. La pièce relate l’ascension de Timour-Lang, surnommé Tamerlan, de simple berger scythe au rang de chef d’un clan de petits voleurs, et enfin au statut de conquérant mongol sanguinaire. Le succès remporté par la pièce poussa le directeur du théâtre à commander une suite. Pressé par le temps, Marlowe n’eut pas l’occasion de se livrer à des recherches historiques comme pour son premier Tamerlan. La deuxième partie, dénuée de toute réalité historique, propulsa définitivement Marlowe au rang des premiers dramaturges de son temps. Cette fois, Tamerlan affronte l’Occident, entre autres, Sigismond de Hongrie. Tamerlan se sent vieillir et se consacre à l’éducation de ses fils, n’hésitant pas à en tuer un qui lui paraissait un peu trop faible. Comme dans la partie précédente, la pièce se termine sur un paroxysme de cruauté : le sultan triomphe, traîné sur son char par les rois vaincus dans la bouche desquels il a mis des mors, et qu’il traite comme des montures, à grands coups de fouet. Après avoir massacré sauvagement le gouverneur de Babylone, il affronte la mort en inondant ses fils de conseils. La question de la descendance prend ainsi une importance considérable dans le deuxième volet : il s’agit de succéder au père, de l’égaler, voire de le surpasser. Mais la jeune génération s’avère plus faible. Mettre en scène Tamerlan, c’est le plus souvent représenter la violence et la cruauté, à travers des guerres et des combats singulièrement sanglants, mais également à travers des actes d’assujetissement et d’avilissement. Ainsi la légende de Tamerlan se forge-t-elle peu à peu autour de cette figure de tyan sanguinaire et cruel.
Quelques années après, Velez de Guevara (1579-1644) écrit Le Grand Tamerlan de Perse [El Gran Tamorlan de Persia], drame à grand spectacle de la première moitié du XVIIe. En France, deux pièces, Le Grand Tamerlan et Bajazet ou la mort de Bajazet (tragédie en vers en cinq actes représentée en 1647 ?, publiée en 1648 ? ) de Magnon (1620-1662) et Tamerlan ou la mort de Bajazet (tragédie en cinq actes et en vers, représentée en 1676 au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne et publiée en 1675) de Nicolas Pradon (1632-1698), mettant en scène Tamerlan, appartiennent au genre tragique et accompagnent Tamerlan d’un autre héros oriental que le théâtre français apprécie : Bajazet. Tamerlan se retrouve dans un face-à-face guerrier et doit faire face à l’épreuve de l’amour. Dans la première pièce, Thémir, fils de Tamerlan, est amoureux de Roxalie, fille de Bajazet. Ils forment tous deux « un troisième party » (I, 1) face au conflit entre Tamerlan et Bajazet. En apprenant que Tamerlan, vainqueur, tente de séduire Roxalie, Thémir décide de se faire prisonnier de Bajazet afin de servir de monnaie d’échange. Le couple d’amants cherche à se détacher du conflit, à choisir une autre voie (I, 2) :
Roxalie Serez-vous du combat ? Themir J’y feray mes efforts. Roxalie Sur qui porterez-vous la pointe de vos armes ? Themir O fatale rencontre et digne de nos larmes ! Roxalie Ennemis eternels ! Themir O peres sans pitié, Faut-il que nous entrions dans votre inimitié, Et devez-vous forcer vos enfans et vos femmes !
Quant à Pradon, il écrit, dans son texte « Au lecteur », cette volonté de faire coïncider ce personnage historique sanguinaire et belliqueux avec l’idéal d’honnêteté du XVIIe siècle :
J’ai fait un honnête homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes. J’ai tâché d’apporter un tempérament à la férocité naturelle et d’y mêler un caractère de grandeur et de générosité, qui est fondé dans l’Histoire, puisqu’il refusa l’Empire des Grecs, et qu’il a été un des plus grands Hommes du Monde : Cela se peut voir dans Calchondile, et surtout dans une Traduction d’un Auteur Arabe, où la vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long.
La pièce met Tamerlan face à l’épreuve de l’amour : alors qu’il fait prisonnier Bajazet, Tamerlan tombe amoureux de sa fille, Astérie, qui aime et est aimée par Andronic, prince grec réfugié à la cour de Tamerlan. Pradon met ici en scène un personnage loin des batailles et des conquêtes, comme le montre ce face à face entre Tamerlan et Astérie (II, 2) :
Tamerlan Oui je vous aime : Je le dis, je l’avoue, il suffit. Mais vous-même Apprenez que vos yeux seuls ont eu l’ascendant Sur la fierté d’un cœur superbe, indépendant. Je n’avois respiré que le sang et la guerre : Le nom de Tamerlan faisoit trembler la Terre ; Cependant aujourd’hui désarmé, sans courroux, Vous voyez Tamerlan soumis auprès de vous. Astérie Seigneur, un tel aveu me paraît incroyable ; Qui fait trembler la Terre, a l’ame inébranlable ; Et le grand Tamerlan, l’effroi de l’Univers, N’eut jamais le cœur propre à recevoir des fers. Mais quand il seroit vrai que quelques foibles charmes Toujours ensevelis sous un torrent de larmes, Auroient touché votre ame, hé pourrois-je, Seigneur, Répondre à cet amour qui doit me faire horreur ?
Malgré un intérêt qui, depuis la Renaissance, ne s’est jamais démenti, la connaissance du pays du Levant, empreinte de projections fantasmatiques, reste somme toute assez fragmentaire. En témoigne le caractère flou des informations topographiques qui se résument le plus souvent à quelques indications géographiques. Au reste, le goût de l’Orient s’explique, selon Pierre Martino, moins par un désir de satisfaire la curiosité des lecteurs que par une volonté de renouveler le cadre habituel de la fiction : « […] après s’être suffisamment aimés ou combattus par toute la France et par toute l’Europe les héros de roman en goût de voyage, et ne voulant plus retourner sur les bords du Lignon qu’ils avaient depuis longtemps délaissé, eurent fantaisie de passer dans les pays lointains qu’ils avaient quelque fois entendu nommer, et dont on commençait à parler beaucoupMartino Pierre, L’Orient dans la littérature française au XVII e et au XVIIIe siècles, Genève, Slatkine, 1970, p. 31.
C’est alors que l’on trouve la très nobilissime et magnifique cité, qui, pour son excellence, importance et beauté est nommée Quinsay, qui veut dire en français la Cité du Ciel, car c’est la plus grande ville qu’on puisse trouver au monde et l’on y peut goûter tant de plaisirs que l’homme s’imagine être au paradis […]. La ville de Quinsay a cent milles de tour ou à peu près parce que ses rues et ses canaux sont très larges et très longs. Il y a des places carrées où l’on tient les marchés et qui, vu la multitude des gens qui s’y rencontrent, sont nécessairement vastes et spacieuses […]. Sur chacune de ses places, trois fois la semaine, se réunissent quarante à cinquante mille personnes qui viennent au marché et apportent tout ce que vous pouvez désirer en fait de victuailles […]. Les habitants ont leur maison très bien bâtie et richement travaillée et prenant si grand plaisir aux ornements, peintures et constructions que les sommes qu’ils y engloutissent sont chose stupéfiante. Il sont gens pacifiques, pour avoir été bien éduqués et accoutumés par leurs rois qui étaient de même nature. Ils ne manient point d’armes et n’en gardent point à la maison. On n’ouit jamais entre eux différend ou querelle. Ils font leur commerce ou métier avec grande sincérité et bonne foi […]. Ils sont également bienveillants aux étrangers qui viennent avec eux pour commercer et les reçoivent aimablement dans leurs demeures les saluant leur prêtent toute assistance et tous conseils dans les affaires qu’ils conduisent
. Marco Polo,La Description du monde, trad. L. Hambis, Klincksieck, Paris, 1955, p. 207-210.
L’orientalité reste le plus souvent exprimée à travers des images matérielles – comme la muraille de Chine – ou, plus largement, à travers des figures de pouvoir comme Tamerlan. Chappuzeau fait également preuve d’un réel souci de mixité orientale et de métissage, en mettant en scène des représentants de la Chine (Zinton), de la Tartarie (Tamerlan) et de la Cochinchine (Zarimène) : cette diversité lui permet ainsi d’établir des rapports de rivalité politique. Plus qu’une consonance orientale, certains personnages de la pièce ont, par ailleurs, une origine historique : selon LancasterLancaster H. C., AHistory of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, part. III, vol. I, p. 164. Zhengtong (1424-1464), sixième empereur Ming de 1435 à 1449, et Vanlie serait Wan Li (1560-1620), treizième empereur Ming de 1573 à 1620.
Toutefois, la forme et la structure de la pièce restent conformes aux préceptes classiques : la couleur locale semble en effet nulle et l’auteur préfère la sacrifier à la morale. L’esthétique classique repose sur des principes absolument opposés à ceux qui feront naître le fameux pittoresque, cher aux Romantiques. La règle des bienséances ne réclame-t-elle pas d’adapter les sujets au goût des spectateurs qui ne doivent pas être choqués dans leurs habitudes et leurs croyances sous peine – croit-on alors – de voir se rompre l’illusion dramatique ? Là où l’idée de vraisemblance semblait être attaquée, le dramaturge classique ne puise un sujet exotique que pour mieux répondre aux exigences de la doxa.
Chappuzeau détourne la vérité historique au profit d’une efficacité dramatique : il corrige l’histoire et rectifie les derniers épisodes de la vie de Tamerlan. À l’apogée de sa carrière, Tamerlan est en réalité tombé malade avant de partir à la conquête de la Chine. Dans la pièce, le héros oriental parvient à accomplir ce rêve et même à dépasser toutes ses victoires en pardonnant à son ennemi. Chappuzeau choisit un moment crucial, fort en virtualités dramatiques : Tamerlan a accompli de nombreuses conquêtes et son nom a acquis une immense renommée. Mais le dramaturge ne met pas l’accent sur le caractère belliqueux et sanguinaire de ce fameux personnage historique : il renverse notre horizon d’attente en se focalisant d’abord sur son fils – personnage créé par le dramaturge lui-même dans son roman. Sa tragi-comédie ne se fait donc plus le lieu de combats spectaculaires mais celui des passions, des intrigues sentimentales (avec certes un arrière-fonds de conquêtes territoriales et de stratègies politiques). Au combat des corps se substitue celui des cœurs. De Tamerlan, Chappuzeau nous rappelle les innombrables victoires dans la scène d’exposition, ce qui suscite l’intérêt du spectateur. Il plante dès la scène d’ouverture ce personnage tout en démesure : sa présence est déjà pesante et constitue une menace permanente sur le peuple chinois. Sur le plan de la composition, il est fort probable que le dramaturge soit parti de ce personnage historique – source fertile de sujets dramatiques et fort d’un important contenu imaginaire. Sa grandeur insuffle un souffle héroïque au texte. Chappuzeau en le faisant intervenir dans les dernières scènes peut ainsi jouer de ce renversement. Il constitue un obstacle extérieur efficace ; mais cette figure de père-roi n’est pas une figure aimante, comme dans beaucoup de tragi-comédies : il s’agit plus d’une pure figure historique, justifiant le cadre spatio-temporel. Le titre désigne le héros éponyme, fils de Tamerlan. Contrairement aux pièces antérieures qui mettaient en scène ce personnage historique, Armetzar centre l’intérêt sur son fils et Tamerlan ne fait son entrée sur scène qu’à l’avant-dernière scène de la pièce.
Le genre tragi-comique remporta un très vif succès vers 1630, au point d’éclipser les autres formes théâtrales. Alors que la tragédie n’était plus représentée sur les scènes parisiennes, la tragi-comédie devint un genre incontournable et se distingua fortement du genre tragique, comme le montrent les textes théoriques publiés en préface des piècesOgier, dit François Ogier Parisien, Préface de Tyr et Sidon, dans Tyr et Sidon de Jean de Schélandre, Paris, R. Estienne, 1628 ; Mareschal, préface (non paginée) de La Généreuse Allemande, Paris, Pierre Rocolet, 1631 ; Gasté Armand, La Querelle du Cid, « Discours à Cliton », Paris, Welter, 1899, in-8° : ces textes se trouvent dans l’ouvrage de Giovanni Dotoli (Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996). Cid et le succès grandissant de la tragédie régulière que les dramaturges avaient fait renaître de ses cendres, conduisirent les auteurs de tragi-comédie à discipliner leurs pièces, et préparèrent ainsi la mort d’un genre dont les particularités les plus saillantes avaient été gommées. À partir des années 1640, avec la représentation d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa en 1641-1642 de G. de Scudéry, la tragi-comédie reposa sur un respect relatif de l’unité de temps et de lieu, sans compter que les bienséances n’étaient jamais violées et que les scènes étaient bien liées les unes aux autres. Ainsi, vers 1650, la tragi-comédie évolua de façon à devenir non plus un composé de la tragédie et de la comédie, mais une tragédie à fin heureuse. L’assimilation entre tragi-comédie et tragédie tendit à démontrer ainsi la perte de substance du premier genre.
Dans Armetzar, l’unité de temps semble respectée au prix d’une invraisemblance : il semble en effet peu probable qu’autant d’événements se déroulent en une seule journée. Zinton ordonne que la rébellion de Sanga soit matée « avant la fin du jour » (I, 4, v. 323). Ensuite, lorsqu’Armetzar et Vanlie se décident à partir à la guerre, Vanlie proclame : « Que l’espace d’un jour la haine nous separe » (III, 3, v. 1028). Chappuzeau replace l’action dans le passé : Armetzar se trouve chez Zinton depuis deux mois (I, 1, v. 53), et son amour pour Ladice semble, selon Iliane, né depuis un mois (II, 1, v. 554). Cette antériorité de l’action permet à Chappuzeau de se défendre contre l’accusation d’invraisemblance que l’on ne peut s’empêcher de lui faire.
En ce qui concerne l’unité de lieu, il n’existe que très peu d’indications spatiales : l’action se déroule « au camp de Zinton, devant la Ville de Quinsay, Ville maritime de la Chine ». Aucune indication ne permet d’affecter une spatialité précise, et l’indifférence à l’égard des lieux est, en soi, parlante. Afin de respecter l’unité de lieu, le dramaturge concentre l’action du côté chinois et ne met pas en scène Vanlie en pays tartare (I, 5, v. 365-366).
Quant à l’action, elle est relativement unifiée : la principale action de la pièce reste l’aventure d’Armetzar et de la sœur de Vanlie ; la seconde est celle de Vanlie et de la sœur d’Armetzar. Ces deux intrigues sentimentales demeurent étroitement liées en raison même de leur gémellité, tant au niveau thématique, qu’au niveau dramaturgique. Il ne s’agit en réalité que d’une réduplication de la même intrigue. Elles se trouvent imbriquées, emboîtées l’une dans l’autre, puisque chaque amant tombe amoureux de la sœur de l’autre : les deux couples amoureux ne sont pas juxtaposés mais liés sur le plan actanciel. Le lien familial justifie en effet la présence d’un autre couple amoureux et permet la prolifération des actions en multipliant, sur le noyau initial, les greffons amoureux. Ce lien de parenté donne un premier effet d’unité à l’action. Le thème de l’amitié dépasse ensuite le simple lien parental et unit les deux intrigues : les deux héros galants s’allient dans leur projet et l’unification se fait alors à la fois thématique et structurelle. Les actions secondaires se greffent alors sur l’intrigue sentimentale : le couple Zarimène/Artaban et l’histoire du rebelle Sanga. Chappuzeau marque un effort pour lier entre eux les différents fils de l’intrigue, en répétant avec des exécutants différents une même action, la situation conflictuelle demeurant ainsi inchangée. Le triomphe croissant de la régularité concentre progressivement à la fois l’espace fictif et la durée de l’action représentée. En effet, l’influence des théoriciens classiques et l’évolution du goût amènent les dramaturges à rechercher une plus grande concentration dramatique et à renoncer peu à peu aux pièces « à tiroirs » et à épisodes multiples.
La marche vers la régularité n’est en fait que disposition extérieure des temps et des lieux : la tragi-comédie emprunte aux règles classiques seulement leur vernis et leur apparence. Elle se déguise avec des oripeaux, qui, loin de s’agréger aux excroissances proliférantes, dessinent un véritable manteau d’Arlequin qui la désigne immédiatement. La régularisation du genre, cautionnée par la réflexion théorique qui l’accompagne, n’est que feinte évolution ; les choix dramaturgiques perdurent, et se dissimulent seulement derrière les accessoires les plus voyants, tels le lieu et le temps, dont on a vu la concentration progressive. L’esthétique tragi-comique demeure partout intacte, même dans l’étroitesse des murs d’un palais
. BabyHélène,La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2002, p. 178-179.
Le genre tragi-comique tend ainsi entre une régularité feinte et conserve une a-régularité inhérente au genre. Parée d’une régularité limitée, la tragi-comédie de Chappuzeau respecte les bienséances et se soucie peu de la vraisemblance. Les combats, se soldant parfois par la mort d’un personnage, se déroulent non pas sur la scène comme dans Le Cid (I, 4) de Corneille ou Le Prince déguisé (V, 9) de Scudéry, mais hors-scène. Ces batailles sont rendues sur scène à travers des récits : le récit du garde qui annonce la mort d’Artaban (V, 2), le récit d’Armetzar qui raconte la mort de son confident (IV, 3). Par ailleurs, Zarimène, après avoir pris connaissance de la mort de son fils et de l’emprisonnement de Zinton, se retire hors-scène pour mourir. En outre, le dramaturge n’insère pas de scènes comiques : les épisodes de quiproquo, de fausse trahison, l’audace des valets ne sont pas tournés en ridicule. Selon Guichemerre, « avec le triomphe des règles et la distinction des genres, le comique disparaîtra à peu près complètement de la tragi-comédie après 1640Guichemerre Roger, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981, p. 116.
Le genre tragi-comique saisit traditionnellement les événements à leur naissance. Ici, Armetzar mime le genre tragique, en plongeant in medias res le spectateur dans l’action. Au début de la pièce, l’amour tragi-comique est déjà né et les personnages ont revêtu leur déguisement : l’exposition classique présente une crise limitée dans un cardre spatio-temporel précis et bref. Le premier acte s’ouvre sur l’historique des combats de Tamerlan, un grand tableau de ses victoires, et s’achève sur l’épisode du portrait, un micro-événement sur le champ de bataille. Le passage du père au fils marque le passage de la gloire à l’amour, du collectif à l’individuel. L’ouverture de la pièce reprend l’exposition canonique entre un héros et son confident. Cette exposition développée et détaillée reflète toute la complexité de l’intrigue : il s’agit d’évoquer les événements passés, de présenter les acteurs du drame et l’état de la situation. Elle appartient à la fois au genre démonstratif et au genre délibératif, comme la première scène du Cid : Armetzar et Organte, en même temps qu’ils présentent au spectateur les enjeux de la situation, délibèrent sur la décision à prendre. Ainsi que l’explique Georges Forestier, « le meilleur moyen d’éviter le risque d’ennui est de donner un tour « naturel » au discours, en lui conférant un enjeu immédiat : il ne doit pas être simplement une information, mais engager d’emblée le destin d’un personnage. En termes de rhétorique, le discours ne doit pas être seulement démonstratif, mais aussi délibératifForestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, 1993, p. 57.
Le nœud de l’intrigue tragi-comique semble disséminé à travers une succession d’obstacles. La course des amants vers le mariage final se heurte à divers épreuves : des obstacles extérieurs (Artaban, la fausse accusation), un obstacle intérieur (l’héroïne vertueuse), et surtout l’inimitié des deux familles. Cette juxtapostion d’accidents provoque la crise : Armetzar dans ses stances (III, 1) témoigne de la difficulté à surmonter ces oppositions. Le nœud s’étend ainsi de la première scène de l’acte II à la quatrième scène de l’acte V.
Si la tragi-comédie emprunte son exposition in medias res à la tragédie, elle emprunte son dénouement heureux à la comédie. Cette fin structurante propre au système comique se construit donc à reboursForestier, « Structure de la comédie française classique », Littératures classiques, n° 27 (Esthétique de la comédie, dir. G. Conesa), 1996, p. 243-257.
Alors que l’action tragi-comique est entièrement soumise aux obstacles extérieurs, les revirements qui ressortissent à l’intériorité, forment pourtant la majorité des dénouements. La sévérité de la critique classique à l’égard de la technique du dénouement par revirement provient de la contradiction apparente entre l’utilisation effrénée du revirement (c’est-à-dire d’une intériorité toute puissante) et une dramaturgie de l’extériorité. D’autant que le recours tragi-comique au revirement paraît célébrer la rupture avec les principes d’extériorité et imiter la nouvelle tragédie où triomphent le conflit intérieur et la progression classique des « caractères ». Ce hiatus seul pose problème, et non la contingence dans laquelle se trouve plongé l’ensemble de l’action tragi-comique
. BabyHélène,op. cit., p. 173.
Si le revirement tragi-comique exploite l’intériorité d’un personnage, il reste subordonné à une dramaturgie de l’extériorité. Cette intériorité feinte crée une impression d’artifice et devient source d’invraisemblance.
Chappuzeau n’a pas cherché à condenser toutes les actions à l’intérieur de la pièce. Certaines sont placées avant le début de la pièce et sont alors relatées au spectateur à travers des récits. Ainsi, les amours et les déguisements d’Armetzar et de Vanlie sont antérieurs au début de la pièce. Il s’agit donc déjà au début de la pièce d’approcher la bien-aimée pour la séduire et la conquérir, et surtout de réconcilier les deux pays ennemis. L’épisode du portrait (I, 5) permet au dramaturge de planter Armetzar dans son camp d’origine et d’expliquer ainsi les motivations qui l’ont entraîné à passer dans l’autre camp. L’objet est donc un support à partir duquel le dramaturge peut combler une ellipse de la représentation en racontant une action extra-scénique. Il suscite, à l’instar du récit qui l’accompagne, l’émerveillement du public. La scène intervient à la fin du premier acte parachevant ainsi l’exposition et ouvrant la première scène de l’acte suivant, l’entretien de Ladice et de sa confidente. A la fin de l’acte I, le spectateur connaît ainsi l’origine de l’intrigue à travers la narration des événements antérieurs à l’action. Toutefois, l’action semble procéder de manière linéaire. Se greffent donc sur la ligne principale des boucles secondaires : greffe du doublet Vanlie/Hermasie, greffe du couple Zarimène/Artaban, greffe de la trahison de Sanga. L’action tragi-comique est ainsi composée, comme le montre Hélène baby, de lignes et de boucles : « Linéarité d’une action qui suit les hasards d’un événement à un autre, boucles qui sont autant de greffons sur l’itinéraire principalBaby Hélène, op. cit., p. 179.
La pièce est encadrée par deux scènes importantes : I, 1 et V, 6. Tandis que l’ouverture de la pièce se fait dans la confidence entre le héros éponyme et son confident, la scène finale est plus magistrale et réunit les grands personnages de la pièce. Ce diptyque marque le passage du secret à la mise au jour, de la discorde à la concorde. Chappuzeau confère à la scène finale une pompePratique du théâtre, livre III, chap. V, p. 233, cité par Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 161.
Le début de la pièce marque une rupture à la fois temporelle et spatiale pour le héros. Dans la scène d’exposition, Armetzar et son confident distinguent deux temps : d’un côté, les dix années de guerre (I, 1, v. 85) au service de Tamerlan ; de l’autre, le temps présent de l’amour au service de Ladice (I, 1, v. 79). Quant à l’action, elle se déroule dans un lieu unique, le camp de Zinton, c’est-à-dire le territoire ennemi de Tamerlan et d’Armetzar. Cette unicité s’oppose à l’énumération des territoires conquis par l’empereur tartare, à ce que « ce bras vainqueur a fait en tant de lieux » (I, 1, v. 92). Le camp de Zinton devient ainsi un enjeu stratégique : espace non encore conquis par Tamerlan au début de la pièce, il est le lieu de l’amour d’Armetzar (I, 1, v. 138-144). S’il a « forcé tout l’Occident à recevoir ses loix » (I, 1, v. 88), Tamerlan n’a pas encore soumis la Chine, « ce bout de l’univers », à ses lois.
Le nombre et la diversité du personnel dramatique assurent le spectacle tragi-comique et suscitent le plaisir du spectateur. La pièce comprend treize personnages, sans compter le garde qui intervient à plusieurs reprises, ni la venue sur scène de deux habitants de Quinsay. Chaque personnage principal est doté de confidents, doublures souvent passives, dont le nombre augmente aisément l’effectif du personnel dramatique. Toutefois, Organte et Iliane sont moins des suivants – personnages réduits au silence et à la passivité – que des confidents, capables de conseiller et d’agir aux côtés de leur maître
La structure à deux couples amoureux, Armetzar/Ladice et Vanlie/Hermasie, confirme la tendance de la tragi-comédie à la multiplication des personnages. Chappuzeau justifie ce redoublement, en recourant au lien de la parenté : Armetzar et Hermasie, comme Vanlie et Ladice, sont frère et sœur. « Le lien familial, écrit Hélène Baby, justifie en effet la présence de nouveaux amoureux, compense ainsi l’absence de lien actantiel et permet la prolifération des actions en multipliant, sur le noyau initial, les greffons amoureuxop. cit., p. 165.Ibid., p. 166.
Cette intrigue d’amours contrariées, consubstantielle à la dramaturgie et au genre tragi-comiques, nécessite sur le plan dramatique une opposition aux amants et donc l’apparition d’obstacles types (comme la fausse trahison au début de l’acte V). Face aux obstacles, le héros se distingue par le courage à affronter toutes sortes de combats, comme les affrontements sur les champs de bataille. Aussi Armetzar se jette-t-il vaillamment dans les combats guerriers que les circonstances lui imposent, comme le fait Rodrigue qui part défendre le royaume de Castille contre les Mores. Le courage inaltérable de l’amoureux tragi-comique se double d’une qualité révélée par l’obstacle de la fausse trahison : la fidélité, la constance. Le motif du « prince déguisé », ou par extension celui du chevalier errant, empêché par une inimitié nationale, constitue un topos tragi-comique : le déguisement abaisse le héros à un statut social inférieur. Dans sa conquête amoureuse, le prince en se déguisant se fait pur soldat : Armetzar connaît un statut social inférieur à celui d’Artaban, prétendant de Ladice, puisqu’il perd sa noblesse de sang. La fuite et la naissance à l’amour nécessitent un changement identitaire. Armetzar et Vanlie quittent leur rôle de guerrier pour celui d’amant, ou plus exactement de chevalier. Cette fuite géographique du héros permet à la fois de se soustraire de l’autorité paternelle et royale, et de se soumettre à la bien-aimée en multipliant les exploits militaires pour la conquérir. Avant de révéler son amour, son nom et sa condition, Armetzar en se déguisant en Phocate éveille l’intérêt de la jeune fille. Se déguiser et fuir, c’est un acte de naissance, une étape sur le chemin de l’émancipation et de l’indépendance vis-à-vis du joug paternel. Mais la solidité du pouvoir n’est pas réellement ébranlée par le déguisement dans Armetzar : en effet, chaque amant se rend dans la patrie adverse. Sans usurper la place de l’autre, Armetzar et Vanlie parviennent à apporter un soutien important au pouvoir.
Les amants n’ont pas de volonté de parricide ou de régicide (IV, 6, v. 1540-1542), mais suivent leur cœur, « le party / De l’objet qui retient [leur] cœur assujetty » (V, 6, v. 2019-2020). Ce sont deux amours immédiats qui naissent soudainement, dès la première apparition de la jeune fille. Il s’agit d’abord d’un saisissement d’ordre visuel : « le seul désir de voir bornoit tout mon dessein » (I, 5, v. 347) ; « j’y vids d’abord ma liberté ravie » (I, 5, v. 349). L’amour d’Armetzar pour Ladice passe par la médiation d’un objet et la simple vue du portrait de la belle suffit à provoquer l’amourPolexandre de Gomberville, Almanzor s’éprend d’Alcidiane en voyant son portrait sur l’écu d’un adversaire. » Guichemerre Roger, op. cit., p. 58, note 8. Armetzar, est ainsi contaminée par les sentiments amoureux : Zinton, après les multiples succès du héros, le récompense en lui offrant sa fille. Zinton délibère certes, mais pas à la manière d’Auguste dans Cinna (II, 1), qui s’interroge, entouré de ses deux conseillers, sur le choix à faire entre garder ou rendre le pouvoir : il ne délibère pas sur une décision d’action politique, il réunit ses proches après le combat pour payer les services d’Armetzar et le récompenser. Le héros tragi-comique se caractérise par son incapacité à exister autrement que par et dans la relation amoureuse. Il ne peut être inconstant parce qu’il n’a pas d’intériorité autre que celle conférée par le sentiment amoureux qui l’anime. Ce courage des héros de la tragi-comédie est lié à la noblesse du sang, et, si un inconnu s’illustre dans les combats, on apprend au dénouement qu’il était de sang princier : un homme, dans la fiction du XVIIe siècle, qui a toutes les apparences d’un prince, est un prince. Ladice avoue ainsi :
Dans une ame vulgaire on ne decouvre pas De si hautes vertus, de si charmans appas, Et si pour luy la mienne avoit quelque tendresse, Elle sentoit déja le beau trait* qui la blesse. (IV, 5, v. 1425-1428)
Les héros tragi-comiques obéissent à une éthique de la toute-puissance et, d’une certaine manière, de l’innocence de l’amour.
L’intérêt se porte donc sur la jeune génération, celle des enfants, maillon faible de la lignée. S’ils partagent les valeurs féodales des aînés (Ladice est une héroïne vertueuse qui conserve le sens de l’honneur), de l’autre ils les détournent en valeurs individuelles influencées par le modèle de politesse mondaine. Comme si l’Etat en place était parvenu à un tel degré d’excellence au niveau de la gloire et de l’honneur, que les enfants ne pouvaient se résoudre qu’à emprunter une autre voie. La perte du sens de la collectivité au profit de l’individualité marque l’avènement d’une nouvelle sensibilité. La fuite marque non seulement une volonté de libération vis-à-vis du joug paternel, mais également une prise de conscience, une révélation de l’abus paternel.
Que te diray-je plus ? j’ay tout fait pour sa gloire*, Et ne devroit il pas par un juste retour Accorder aujourd’hui la Chine à mon amour ? (I, 1, 138-140)
Il ne s’agit donc pas seulement du cliché des amoureux persécutés par les pères, mais de la dénonciation motivée de pères ou de tuteurs que leurs vices rendent indignes du rôle d’éducateurs qu’ils s’attribuent. L’amour vrai n’a pas pour seul rôle de polir la jeunesse : il l’éclaire sur ce que sont l’avarice, l’hypocrisie, la manie du pouvoir injustement acquis ou abusivement prolongé (I, 1, v. 85-100). Artaban est celui qui n’est pas parvenu à se libérer de l’autorité parentale et qui reste soumis aux ordres de sa mère Zarimène. Le mariage final scelle ainsi d’autres noces que celles de deux couples : leçon d’honneur, de bonheur et d’authenticité. Loin du parricide et du régicide, les « amis ennemis » ont tenté de rééquilibrer les forces par une simple inversion ; il ne s’agit pas d’une tentative d’usurpation de pouvoir par le fils, mais d’une tentative de régler un conflit en établissant des mariages à la fois d’amour et de stratégie politique. Cette confrontation de deux systèmes de valeurs, l’un épique et guerrier, l’autre galant et sentimental, forme deux couples antagonistes, d’un côté le couple paternel formé par deux chefs d’armée, de l’autre le couple filial composé par leurs fils respectifs, agités par des sentiments amoureux. Armetzar et Vanlie, tout comme Tamerlan et Zinton, sont à la fois amis et ennemis. Cette faille généalogique de la lignée masculine pose ainsi la question de la descendance.
Le déguisement établit le point d’orgue du nœud dramatique et permet l’établissement de l’intrigue : il est à la fois une solution et un obstacle, un défi au père et une réconciliation. Georges Forestier écrit à ce sujet :
Un prince qui a vu le portrait d’une éblouissante princesse, ou à qui on l’avait simplement décrite, ou qui l’avait aperçue lors d’un voyage antérieur accompli
incognito, ne songe plus qu’à l’obtenir, mais il en est empêché par une inimitié nationale ou familiale, ou par une interdiction d’approcher adressée à toute la gent du sexe mâle : d’où son déguisement en simple cavalier, en jardinier ou berger, ou bien en femme. La caractéristique essentielle de tous ces déguisements est qu’ils sont fondamentalement contradictoires : ils permettent l’approche, autorisent la séduction, tout en interposant provisoirement un obstacle fictif – condition sociale ou condition sexuelle – entre la jeune fille et l’homme vers lequel elle se sent malgré tout attirée. ForestierGeorges,Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1580-1680), Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988, p. 432
Chappuzeau complexifie cette intrigue tragi-comique traditionnelle en redoublant le schéma : l’action se trouve à la fois dédoublée et unifiée. Le déguisement se limite certes à un changement d’identité, à un masque identitaire, accompagné par là même d’un changement de condition sociale. Mais, s’il est double, puisque deux personnages changent de nom, il est identique, puisque les deux personnages revêtent la même identité. Ainsi, loin de simplifier l’intrigue, ce procédé est une source féconde pour le dramaturge, qui y trouve là réserve de quiproquos et de rebondissements. Armetzar et Vanlie créent ainsi un personnage commun à eux deux. Phocate devient l’incarnation de l’amant déguisé en chevalier dans un pays ennemi pour rejoindre sa bien-aimée et représente la figure par excellence du double : ce nom cache deux personnes différentes mais désigne un même type de personnage. Deux personnages se déguisant sous la même identité, le nom prend alors une importance capitale. Le quiproquo (V, 2) insiste sur les traits de ressemblance des deux personnages – la similitude du nom et de leurs armes –, renforce leur gémellité et développe ainsi une dramaturgie du double, jouant sur les motifs du semblable et du dissemblable. Les deux personnages principaux avaient déjà été confondus, lorsque, pour convaincre les habitants de Quinsay, Armetzar avait usurpé le rôle de Vanlie (IV, 3). Cet épisode de double déguisement rend compte de l’irréversibilité des rôles. Mais Armetzar n’est plus déguisé mais usurpateur. Cioranescu distingue ainsi ces deux statuts :
Le déguisé présente comme l’usurpateur, une double personnalité, l’une feinte et l’autre secrète. Cependant, la différence est grande entre les deux masques. L’usurpateur prend une place connue qu’il donne pour être la sienne, son visage colle à une réalité préexistante plus ou moins connue, il feint d’être ce qu’il n’est pas ; tandis que le déguisement dissimule l’identité sans se référer à celle d’un autre et, loin de prétendre au visage d’un autre ne demande qu’à cacher le sien
. CioranescuAlexandre,op.cit., p. 306.
Toutefois, Armetzar n’utilise pas de rhétorique du déguisement : il ne s’invente pas une origine douteuse et lointaine, il n’en est jamais question. Il ne ment jamais sauf quand il prend la place de Vanlie, pour emporter l’adhésion des habitants de Quinsay.
La question du soulèvement du masque, du moment propice au dévoilement et à la révélation ouvre le troisième acte et agite Armetzar. La résolution et la révélation de la véritable identité s’effectuent grâce au passage à l’écrit, par l’intermédiaire de Vanlie (IV, 5). La lettre de ce dernier provoque l’aveu d’amour réciproque entre les deux amants (IV, 6). Cet objet est ainsi un acte qui soude l’amitié des deux héros. L’inimitié nationale reste toutefois toujours présente et demeure un obstacle : la lettre, en retirant le masque et en dévoilant l’identité, rapproche et éloigne Armetzar et Ladice.
De même que la parole s’appuie sur les objets, écrit Hélène Baby, la lettre, à la fois discours et objet, postule sa propre vérité : le message écrit a pour confirmation sa propre matérialité. La matérialité de l’objet glissant vers le discours, par contiguïté, l’irréfutable de l’existence matérielle devient la preuve de la véracité du discours. Aussi l’exploitation dramatique de la lettre passe-t-elle, non par le postulat de la naïveté de son lecteur, mais par celui de la véravité de l’écrit. Ce n’est pas tant la vraisemblance – ou la convention – de l’attitude toujours crédule des personnnages récepteurs qui est exploitée, que le statut même de l’objet écrit dans la tragi-comédie. Par rapport au discours parlé, le discours écrit possède un statut d’authenticité que même les serments d’amour ne peuvent atteindre.
BabyHélène,op. cit., p. 215-216.
La lettre ne semble pas être un ornement rhétorique, un morceau d’éloquence mais un simple outil dramaturgique. En effet, l’émetteur et le récepteur sont liés par des liens familiaux : il ne s’agit pas d’un objet galant mais d’un ressort dramatique efficace. A la lecture de la lettre, Ladice voit se superposer les deux identités, l’une authentique Armetzar, la seconde empruntée Phocate : ces deux identités lui semblent d’abord complémentaires (le personnage aimé requiert une origine noble et a fait preuve de courage en combattant aux côtés de son père), puis antagonistes et incompatibles (Phocate est Armetzar, c’est-à-dire le fils de Tamerlan, l’ennemi de son père). Dans la première scène de l’acte II, Ladice avait déjà perçu une ressemblance entre Armetzar et Phocate, grâce à la description que son frère lui avait faite d’Armetzar lors de son voyage en Chine. L’objet complexifie son dilemme intérieur, puisque le héros tartare est « le fils d’un Prince ennemy de [son] sang » (IV, 6, v. 1528) : il est mis à nu et est alors perçu comme l’ennemi de son père. En mettant Ladice dans la confidence, elle doit effectuer un choix : aimer Armetzar implique un engagement : « Faut il qu’avec vous deux je sois d’intelligence » (IV, 6, v. 1533). La lettre enclenche ainsi le processus du dénouement.
La scène tragi-comique constitue un lieu de tension entre l’intérieur et l’extérieur, la scène et le hors-scène. Il est d’abord significatif que l’action se déroule dans un camp, lieu militaire placé entre deux zones ennemies : devant la ville de Quinsay et près du territoire tartare. Les seuls personnages à entrer et sortir de ce lieu sont les deux amants, Armetzar et Vanlie. Zinton et Artaban se déplacent également pour le combat final, mais l’un est fait prisonnier et le second meurt. Armetzar dit en parlant de Quinsay : « Et cette place enfin n’est pas inaccessible » (III, 4, v. 1096). Les nombreux récits des événements extérieurs donnent à la pièce une entière extériorité : le lieu de l’action est un espace de pouvoir mais un lieu de passage pour les amants. Cette oscillation entre extériorité et intériorité est sensible également sur le plan de l’intrigue entre les événements extérieurs et l’intériorité des personnages. « Dans l’univers de la tragi-comédie, suggère Hélène Baby, tout se passe comme s’il était absolument nécessaire de passer de l’intériorité du sentiment à l’extériorité de l’objet, c’est-à-dire de l’abstraction à la matérialitéIbid., p. 220.
L’intrigue tragi-comique consiste en l’amour réciproque de deux amants, mis en péril par différents obstacles. Le seul obstacle réel des amants réside dans le seul fait de l’inimitié entre les deux familles et les deux pays. Le couple Zarimène et Artaban, qui se greffe sur le noyau amoureux et sur la personne royale, constitue un binôme d’opposants actifs : ils cherchent tous deux à désunir Armetzar et Ladice, afin de mettre Artaban sur le trône chinois. C’est peut-être Zarimène qui montre le plus de cruauté et de perfidie, en utilisant son fils pour parvenir à ses desseins politiques : cette simple manipulatrice intéressée ne voit dans le mariage qu’une alliance politique. La prédilection pour la fausse trahison s’explique par la facilité avec laquelle les faux obstacles s’annulent : l’homonymie du nom d’emprunt, Phocate, crée le quiproquo de fausse trahison. Le simple démenti et l’explication d’Armetzar (IV, 4) suffisent en effet à provoquer l’ultime revirement du héros et le rétablissement de la relation amoureuse antérieure. Tamerlan, quant à lui, constitue un pur obstacle du seul fait de son inimitié nationale. Pour parvenir au carré final, les amants doivent surmonter chacun de ces obstacles.
La violence qui, dans les tragi-comédies, se manifeste de manière extérieure (duels et batailles, viols et meurtres, tous accomplis sur la scène même), peut se présenter dans la pièce sous la forme intériorisée de conflits psychologiques et d’affrontements verbaux. L’exemple des stances et des dialogues de Ladice avec sa confidente semblent les plus significatifs à cet égard. Ces modalités d’écriture marquent la rupture du discours théâtral, qui cesse d’être destiné à exercer une action sur le partenaire pour se concentrer sur l’expression des pensées et les sentiments du personnage lui-même. L’analyse du sentiment amoureux confère aux amants une épaisseur psychologique. Les stances (III, 1) visent à exprimer les sentiments du personnages sur ses amours, ses espoirs, ses désillusions, et donc à produire de l’émotion et à la transmettre au public. Armetzar délibère sur la décision à prendre et éprouve un dilemme : « Mais s’armer contre un pere ! Ouy, Ladice le veut ; » (III, 1, v. 958). Il exprime ainsi le combat qui se livre dans son âme à ceause de ce qu’il doit à son père et de ce qu’il ressent pour Ladice. Chaque strophe contient une idée nettement exposée, des sentiments divers se succédant à l’intérieur du personnage : il demande à l’amour de le conseiller (strophe 1), promet d’écouter la raison et la nature (strophe 2) et tergiverse encore avant de prendre une décision (la chute est construite dans la troisième strophe sur la reprise du verbe combattre à l’impératif et en début de versHilgar Marie-France, La Mode des stances dans le théâtre tragique français 1610-1687, Paris, Nizet, 1974, p. 45.
Je ne puis en aimer que la seule vertu, Mon cœur par sa naissance est toûjours combattu, Et durant ce combat où je me suis cruelle, Mon orgueil le bannit, mon amour le rappelle. Ouy, Phocate, revien : mais non, ne revien pas. Iliane, pourtant j’ay besoin de son bras : Mais, Iliane, aussy j’en suis trop offencée ; Repren, repren mon cœur ta premiere pensée, Laisse agir ton couroux, et loin de le calmer, Souvien toy qu’un sujet s’est vanté de t’aimer. (III, 5, v. 1117-1126)
Construite autour de l’antithèse, sa parole se fait discours du cœur : le personnage semble scindé en deux, animé par deux voix distinctes et contraires. Paralysée par le dilemme, elle trouve une compensation verbale dans la description des forces antagonistes qui s’exercent sur elle, pour tenter de démêler le nœud inextricable d’intérêts contraires. Chappuzeau ne lui accorde pas de monologue, la jeune femme est toujours en présence de sa confidente, Iliane.
L’arrivée tardive de Tamerlan (V, 5), personnage placé en tête de la liste des personnages, est ménagée et coïncide avec son accession à la gloire : il n’arrive pas sur scène avant d’avoir vaincu son dernier ennemi. Auréolé et glorifié, il enfreint l’espace scénique, s’approprie la scène, à l’instar du territoire chinois qu’il a conquis. Son entrée au dénouement renverse l’horizon d’attente du spectateur : c’est un homme de paroles, et non plus un homme d’action ; c’est un être de pardon et non plus un être sanguinaire et belliqueux. L’arrivée du personnage historique revêt un caractère parfaitement nécessaire : il intervient pour démêler le nœud et fait acte de clémence (V, 6, v. 2069-2070). Mais une simple victoire ne le contente pas. Parvenu au faîte de sa carrière, il recherche la gloire et la grandeur.
Il faut que j’en triomphe une seconde fois, Et que j’aye à mes piés le plus altier des Roys. (V, 5, v. 1779-1780)
Ce redoublement dans le triomphe correspond à un calcul pour la gloire et non pour la politique : « […] c’est un sursaut de gloire », explique Paul BénichouBénichou Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 39 (1re éd. 1948).Cinna, « qui fait bruquement mettre bas les armes au désir de vengeance au moment même où il touche à son comble devant les trahisons coup sur coup révélées ». Ainsi, après avoir remporté le combat militaire contre Zinton, Tamerlan déplace le champ de bataille sur scène. Il s’agit d’une longue joute verbale entre les deux souverains, le vainqueur et le vaincu, qui s’aperçoivent alors qu’ils ont été trahis par leurs propres fils. Ils sont conviés pour résoudre le nœud à travers le recours au jugement royal. Si les deux protagonistes, Armetzar et Vanlie, sont dans un rapport de complémentarité l’un avec l’autre, le couple paternel demeure dans un rapport antagoniste : alors que Tamerlan, fort de sa renommée et de la terreur qu’il suscite, est un empereur aux multiples conquêtes, Zinton semble être un souverain plus faible, qui se cache derrière son fils et Armetzar (son royaume connaît par exemple des troubles, comme la rébellion du gouverneur, Sanga : I, 2, v. 217-218). Au dénouement, le sous-titre devient alors réversible : alors qu’Armetzar et Vanlie sont « amis ennemis », Tamerlan et Zinton sont « ennemis amis ». De l’inimitié des premiers naît l’amitié des seconds – du moins leur réconciliation. Cette inversion fait naître ainsi une réflexion sur la réversibilité propre à l’univers tragi-comique. Armetzar et Vanlie sont considérés comme des « demons » (V, 6, v. 1911-1914). Leur action auprès des pères est double : ils combattent dans le camp ennemi, afin de conquérir l’objet aimé, et finissent par établir une concorde politique entre les deux ennemis. Vanlie exprime ainsi ce paradoxe : « Je vous l’ay conservée aidant à vous l’ôter » (V, 6, v. 2063). Cette double posture est également reconnue par Tamerlan lui-même (V, 6, v. 2075-2076).
Le dénouement de la pièce laisse subsister une ambiguïté, quant à la signification globale de l’œuvre. La réplique finale de Tamerlan – la parole dernière appartenant au représentant de l’ordre social – marquent une victoire de ce dernier, qui par un acte de pardon « enchaîne » les personnages à sa personne.
Ouy, par de tels bienfaits je veux vous enchaîner, Et Tamerlan enfin sçait vaincre et pardonner (V, 6, v. 2091-2092).
Le verbe « enchaîner » signifie littéralement lier ou attacher avec une chaîne, c’est-à-dire rendre esclave. Tamerlan remporte ainsi une double victoire à la fois guerrière et langagière, à la fois extra et intra-scénique. La scène devient le camp du vaincu après la victoire de Tamerlan ; mais dans un élan final, Tamerlan s’en empare, l’arrache et se l’approprie. En faisant acte de clémence pour pardonner ses fils, il se situe en dehors du champ de la guerre dans lequel il s’était cantonné, en dehors du cycle infernal de la violence et de la répression. La clémence n’est pas vertu héroïque, mais une force sans violence. La scène se fait alors non pas le lieu de la réconciliation, de la réunion, mais celui d’une victoire totale. Tamerlan est animé non pas par le souci de l’intérêt général, mais par un désir de conquête et de victoire. Selon Armetzar, « il veut vaincre sans doute et vaincre avec eclat » (II, 3, v. 724). Au dénouement, il n’est plus le tyran sanguinaire et belliqueux, mais un gouverneur qui règle les conflits à travers la parole : il écrase son pouvoir, assoit son autorité et parvient à un sommet de puissance. Toutefois, cet acte de pardon n’est pas un acte de maîtrise de soi et du monde, à l’instar d’Auguste dans Cinna : il s’agit d’un geste tout entier tourné vers l’extériorité, d’une action qui se succède et se superpose à toutes ses conquêtes, autrement dit, d’une action proprement tragi-comique. Hélène Baby écrit à ce sujet :
L’hiatus entre intériorité et extériorité n’existe que dans la lecture classique du dénouement : vision classique et structurelle du revirement s’opposent, car la tragi-comédie se sert du revirement comme du naufrage, et c’est une erreur, que de vouloir y retrouver l’annonciation, l’imitation ou même la tentation de la métamorphose d’Auguste dans
Cinna. Loin de garantir la marche vers l’intériorité classique, les revirements tragi-comiques sont les témoignages de la résistance au classicisme et soulignenta contrariole pouvoir des événements sur le personnage. BabyHélène,op. cit., p. 174.
Ainsi ne peut-on pas dire, à la manière de Paul Bénichou qui analyse le héros cornélien, que « mépriser le triomphe après avoir brisé les obstacles, c’est ajouter au prestige d’avoir vaincu celui d’être au-dessus de sa propre victoire », que « le désintéressement magnanime du vainqueur répond, sur un ton plus haut et plus serein, au défi stoïque du vaincu L’admiration de Chappuzeau pour Corneille est manifeste dans plusieurs de ses écrits : Bénichou Paul, op. cit., p. 38.L’Académie des femmes (II, 6, v. 600-607) et son Europe vivante, 1667, p. 315.
Armetzar ou les amis ennemis a été publié à Leyde par Jean Elsevier en 1658.
1 vol. in-12° (feuilleton à la française), 102 p. (dont les douze premières pages non paginées).
[I] : frontispice.
[II] : verso blanc.
[III] : page de titre.
[IV] : verso blanc.
[V-VIII] : épître dédicatoire.
[IX-XI] : argument de la pièce.
[XII] : liste des personnages.
13-102 : texte de la pièce.
Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’édition originale d’ArmetzarArmetzar hat keine zweite Auflage erlebt », [Armetzar n’a pas connu de deuxième édition], Meinel Fr. E. F., Samuel Chappuzeau, 1625-1701, Leipzig, 1908, p. 40-41.Œuvres diverses. Disponible à l’Arsenal, cet ouvrage réunit des pièces d’imprimeurs différents. Armetzar se trouve dans le second volume, où sont réunies les deux tragi-comédies, Damon et Pythias et Armetzar. Le deuxième recueil factice comprend diverses pièces de théâtre de différents auteurs et se trouve disponible à la Bibliothèque nationale de France.
BNF : YF – 4861 : recueil factice
Arsenal : 8- BL- 14091 : édition originale de la pièce
8- BL- 12654 (2) : recueil factice du théâtre de Chappuzeau
Dans les deux recueils factices, la première page qui se trouve dans l’édition originale est manquante : il s’agit d’une gravure représentant deux troupes armées face à face et prêtes au combat ; celle de gauche tient un étendard sur lequel est inscrit « LES AMIS ENNEMIS ». Sous la gravure, nous pouvons lire : « P. Philippe Invent et Sopul ».
Le recueil factice de la BNF contient deux corrections manuscrites : le personnage indiqué au-dessus des répliques v. 1255-1257 étant Vanlie, ce terme a été corrigé par Ulanie. Une autre erreur sur la mention des personnages se trouve également dans le texte, mais celle-ci, contrairement à la première, n’est pas corrigée : le personnage, prononçant ces répliques (v. 1473-1474), n’est pas, comme l’indiquait le texte, Vanlie, mais Ladice.
La tragi-comédie est entièrement écrite en alexandrins, à l’exception de deux passages (les stances à la première scène de l’acte III et le billet à la cinquième scène de l’acte IV).
ARMETZAR, / OU / LES AMIS / ENNEMIS. / TRAGI-COMEDIE. / [Emblème des Elsevier pris par Isaac Elsevier pour l’imprimerie de Leyde : orme autour duquel un cep de vigne entrelace ses rameaux chargés de fruits ; au-dessous et à droite de l’arbre, se tient un vieil homme solitaire qui en cueille les grappes ; à gauche, la devise latine « non solus »,] /A LEIDE, / Chez Jean Elsevier. / [filet] / M. DC. LVIII.
v. 34 : « lieu »
v. 164 : « Par »
v. 193 : « malin »
v. 342 : « toute »
v. 383 : « liberté. »
v. 390 : « Que »
v. 470 : « eut »
v. 638 : « viens »
v. 763 : « les plus grand »
v. 954 : « m’entraîné »
v. 1005 : « renoir »
v. 1023 : « sa »
v. 1165 : « Estre »
v. 1288 : « obeïssance »
v. 1405 : « Depit »
v. 1461 : « reli »
v. 1694 : « j’anrois »
v. 1729 : « porté »
v. 1737 : « pourtaut »
v. 1922 : « se »
v. 1923 : « de »
v. 1933 : « destinfacheux »
v. 1948 : « eut »
v. 2071 : « me »
v. 2081 : « à »
Nous avons conservé la graphie et la ponctuation de l’édition originale. Nous nous sommes toutefois livrés à quelques rectifications qui nous ont paru indispensables pour une parfaite intelligence du texte :
Monsieur,
Il est tres rare de voir l’amitié et la haine compatir ensemble, et deux personnes se déclarer la guerre au moment qu’ils se declarent de l’affection*. C’est une avanture si peu commune, que l’amour seul peut la rendre vraysemblable, et elle passera sans doute pour le plus merveilleux de ses prodiges, et la plus haute marque de son pouvoir. Aussy, Mon-Trouver et treuver, sont tous deux bons, mais trouver avec, o, est sans comparaison meilleur, que treuver avec e. Nos Poëtes néantmoins se servent de l’un et de l’autre à la fin des vers pour la commodité de la rime ; Car ils font rimer treuve avec neuve, comme trouve, avec louve. Mais en prose tous nos bons Autheurs escrivent, trouver avec o, et l’on ne dit point autrement à la Cour. » Vaugelas Claude Favre de, Remarques sur la langue françoise, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, 1647, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, ou A. Combé, in-4°, p. 133-134 (rééd. Streicher J., Paris, Droz, 1934) ; cf. dédicace, deux autres occurrences ; argument, deux occurrences ; v. 94, 95, 230, 257, 358, 427, 449, 538, 648, 811, 903, 916, 977, 995, 1095, 1181, 1275, 1528, 1644, 1689, 1872). Monsieur, vous estes d’une condition et d’un âge à vous rendre compagnon de la fortune de mes deux Princes, et à faire comme eux des actions héroïques ; et soit pour le beau sexe, ou pour la Patrie, vous tascherez encore de l’encherir sur leur passion. Je prevoy, Monsieur, que vous en aurez une tres forte pour le service* de cette Patrie, et qu’imitant vos ancêtres qui luy en ont rendu de si utiles, vous luy donnerez bien-tost dedans et dehors toutes vos pensées et tous vos soins. Sans vous porter plus loin, il vous doit souvenir d’un Albert Jaochimi vôtre aïeul, quiMoréri Louis, Le Grand Dictionnaire historique, Slatkine Reprints, Genève, 1995.Monsieur, cette puissante inclination que vous avez à les suivre, et à les passer méme, tant que vous vous treuverez un beau chemin à la gloire*. La France où vous avez dêja paru avec tant d’estime, s’attend de vous revoir un jour chez elle avec plus d’eclat* ; l’Angleterre qui a joui de douze de vos années, ne s’en promet pas moins dans la suitte ; La Hollande quiMonsieur, apres l’honneur que j’ay eu plusieurs fois de vôtre entretien, où j’ay decouvert toutes les marques d’une ame veritablement genereuse*, et qui aspire à quelque chose de grand. J’ose pourtant avoüer que j’aspire aussy haut que vous, puisque je porte tous mes souhaits à la gloire* de vous appartenir, et de me dire avec beaucoup de respect,
MONSIEUR,
Votre tres-humble et tres-obeïssant serviteur
CHAPPUZEAU.
Armetzar Prince des Tartares, et Vanlie Prince des Chinois, épris d’amour pour la sœur l’un de l’autre, les armées de Tamerlan et de Zinton prêtes à combattre, plûtost que de s’armer contre leurs maîtresses, aiment mieux se tourner contre leurs peres et contre eux mémes, et passent en effet, Armetzar dans le camp Chinoy, et Vanlie dans le camp Tartare, chacun soûs un faux nom et une qualité empruntée. Cependant Armetzar rend des services* tres signalez à Zinton, Tamerlan reçoit de méme des assistances tres considerables de Vanlie, sans que leurs Illustres actions puissent toucher leurs Maîtresses, dont la noble ambition méprise quiconque n’a pas le titre de Roy. Ladice portée par Zinton son pere, à recevoir Phocate pour époux (c’est le nom que prend Armetzar chez les Chinois, de méme que Vanlie chez les Tartares) et croyant que ce soit à sa sollicitation, l’aborde en colere, et luy defend pour jamaisArmetzar obeït, et conçoit dans son desespoir une haute entreprise qui lui réüssit, et qui engage encore plus puissamment Zinton à l’aimer. Artaban poussé par Zarimene sa mere, seconde femme de Zinton, qui tâche de faire entrer son fils dans la famille Royale, devient rival d’Armetzar : mais Ladice ayant découvert la naissance de celuy-cy, bien loin d’en tirer de nouveaux motifs de haine pour le fils de l’ennemy des Chinois, elle en conçoit une plus haute estime et beaucoup d’amour, que malgré la defense tacite de son pere elle se sent obligé de luy témoigner, après le severe commandement qu’elle luy avoit fait de se bannir de sa vue. Mais s’il la recouvre, il n’en jouït pas long-temps, et les armées étant sur le point de s’approcher, il la quitte pour aller joindre Zinton, qui apres un combat opiniâtre se treuve enveloppé d’un gros* de Tartares, et emmené prisonnier. Armetzar voyant tout desesperé quitte le desordre pour venir au secours de Ladice, et tacher de se sauver avec elle : mais il s’en treuve tres mal receu sur un faux rapport qu’on luy a fait (et avec beaucoup d’apparence) qu’Armetzar avoit repris le party de Tamerlan. Tandis qu’il fait ses efforts pour la tirer d’erreur, et qu’il en essuye quelques reproches, le GrandCham* arrive, accompagné de Vanlie et de tous ses Généraux ; ce qui les oblige tous deux à prendre la fuite. Mais ayant été bien-tost saisis par quelques soldats, Armetzar est enfin mené captif avec Zinton devant Tamerlan. L’etonnement* des deux peres fut étrange* ; de Tamerlan voyant son fils parmy les Chinois, et de Zinton voyant le sien parmy les Tartares, lequel avoit usé de tous artifices envers le Vainqueur pour eviter cet abord, et cet evenement engendre des transports merveilleux de part et d’autre. Mais enfin la surprise et la colere cedant à l’amour et à la raison, Artaban tué au combat, et Zarimene morte en suitte de douleur, Armetzar et Vanlie obtiennent de leurs peres ce qu’ils souhaitent, et Tamerlan remet le Roy de la Chine dans ses Etats.
Si j’ay tiré le sujet de cette piece, d’un Roman qui court depuis quelques années soûs le nom de Ladice, ou des Victoires du Grand Tamerlan ; soit qu’il t’ayt plû, ou qu’il t’ayt mal diverti, Je veux bien que tu sçaches que je ne puis apprehender de poursuitte pour ce larcin, si je ne me rens partie contre moy méme.
Lancaster rapproche cette scène des stances de Rodrigue dans Le Cid (I, 6), Lancaster H. C., op. cit., part. III, vol. I, p. 164. Voir le livre de Hilgar Marie-France, La Mode des stances dans le théâtre tragique français 1610-1687, Paris, Nizet, 1974.
Les termes signalés par une astérisque dans la pièce sont brièvement définis dans ce glossaire : seuls les termes dont le sens a évolué ou dont une acception n’est plus employée de nos jours ont été retenus. Les définitions sont extraites des ouvrages suivants :