Du Ryer ? du Ryer ? Durier ? Duriez ? Les multiples graphies du nom de famille de notre auteur témoignent d’emblée des incertitudes concernant certains aspects de sa vie. Par convention, et parce qu’il s’agit de la graphie la plus répandue, nous adoptons la première, bien que Lancaster n’en privilégie pas aucune.
On écrit Du Ryer et du Ryer ; quelquefois un i remplace l’y. Plusieurs faits indiquent qu’on ne prononçait pas l’r finale, surtout l’orthographe duriez trouvée dans le
Mémoirede Mahelot. LancasterHenry Carrington, « Pierre du Ryer écrivain dramatique »,Revue d’Histoire Littéraire de la France, avril-juin 1913, p. 309.
Nous préférons opter pour la première car il semblerait qu’il ait appartenu à la petite noblesseIbid., p. 310.
Dramaturge de nos jours inconnu du grand public, Pierre Du Ryer est l’auteur d’une Bérénice. Sans doute éclipsée comme tant d’autres par le succès de Corneille et de Racine, cette pièce apparaît, du fait de son titre, comme une énième version de l’histoire de la princesse juive. Et pourtant, il n’en est rien. La pièce de Du Ryer, qui est d’ailleurs antérieure aux versions de Corneille et de Racine, traite d’un tout autre sujet. Tout d’abord, il s’agit d’une tragi-comédie, ce qui implique nécessairement une fin heureuseBaby Hélène, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001.
Pierre est le fils d’Isaac Du Ryer, marié en 1603Lachèvre Frédéric, Un Émule inconnu au début du XVII e siècle de Mathurin Régnier : ISAAC DU RYER (1568 ? -1634), Secrétaire de la Chambre du Roi, douanier, poète réaliste, auteur dramatique, et ses poésies amoureuses, libres et douanières précédées de sa biographie, Paris, Librairie Historique Margraff, R. Clavreuil successeur, 1943, p. 22.
Il n’est connu que par sa pauvreté et par ses œuvres qui, bien qu’en très grand nombre et très diverses, ne l’en tirèrent pas. Il en sortit un peu vers la fin […] mais n’eut guère que le temps de s’étonner de n’être plus pauvre. Son père, Isaac Du Ryer, lui avait donné le douloureux exemple du travail récompensé par la misère.
Fournier Edouard, Le Théâtre français au XVI, Paris, 1871, p. 319.eet au XVIIesiècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière
La date de naissance de Pierre Du Ryer n’est pas connue. Il semblerait qu’il soit né sans doute à Paris, en 1604 ou en 1605, en témoigne la date de mariage de son père. Nous avons peu de détails concernant son enfance et son adolescence. C’est vraisemblablement pour son compte que son père écrivit une curieuse pièce intitulée Estreines à Monseigneur le Comte de Moret estudiant aux Iesuites, au nom des Escolliers de sa classeMeslanges qui font suite à la pastorelle Le Mariage d’Amour, publiée en 1621. Cité par Chauveau Jean-Pierre, art. cit., p. 26.
fréquentant l’un des plus réputés établissements de l’époque, le collège de Clermont, rue Saint-Jacques à Paris, tenu par les Jésuites, et qui saluaient ainsi le truchement du père de l’un d’eux, l’arrivée dans leurs rangs du jeune comte de Moret, fils naturel d’Henri IV et de Jacqueline de Bueil.
Ibid.Le collège de Clermont désigne de nos jours le lycée Louis-le-Grand.
En février 1621, il reçut en survivance la charge de son père de secrétaire de la chambre du roi, office qui n’était détenue que par des nobles ou leurs descendants. En 1623, il acheta le droit de vendre dix « offices de sergens des aydes et tailles de l’eslection d’Arques, generalité de RouenEncyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, p. 89, portail.atilf.fr/encyclopedie).
l’appelle aussi « porteur des lettres de provision de l’office de comptrolleur et garde des grandes et petites mesures au grenier à sel de Bayeux
« Chaque grenier à sel était géré par un corps d’officiers ayant acheté leur office au roi : un président, un à deux grenetiers, un à deux contrôleurs, un procureur et un greffier ». Ils furent créés entre 1342 et 1366 pour lever la gabelle. On y juge « en première instance les contraventions sur le fait du sel ». (Travaux de recherche d’Odile Halbert disponibles sur Internet www.odile-halbert.com). Bayeux relevait de la zone du « quart bouillon » c’est-à-dire que le sel était récolté en faisant bouillir le sable imprégné de sel, et qu’un quart du produit récolté devait être remis directement au grenier du roi. », et noble homme, sieur de Paracy, demeurant à Paris, rue des Francs-Bourgeois, paroisse Saint-Gervais.Art. cit., p. 310.
Dans un document de la même annéePièces originales, 2482. Ibid.
À la même époque, il est avocat au Parlement de Paris. En 1628, il fait jouer sa première pièce Arétaphile ; la deuxième, Clitophon, l’année suivanteClitophon est la première pièce dans laquelle un héros offre son épée à une dame.Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 1997 (édition au format de poche), tome I, p. 429.
En 1629 parut son Dialogue de la Digue et de La Rochelle qui contient trois poèmes patriotiques à l’occasion de la prise de la ville. Il publia d’autres poèmes lyriques en même temps qu’Argénis et Poliarque (1630) et Lisandre et Caliste (1632)Argénis et Poliarque, Argénis seconde journée). Cet avis témoigne d’une méconnaissance du théâtre de l’époque car la division en journées était considérée comme un signe de modernité. Invention que l’on peut considérer comme anecdotique, c’est la première fois qu’apparaît dans une pièce le mot stances comme titre à des strophes formant un dialogue.art. cit., p. 310-311.
Pierre Du Ryer se maria l’année suivante (1633) avec Geneviève Fournier. Cette union avec une bourgeoise peu fortunée, « peu cultivée, mais bien dévouée à son mari savantIbid., p. 311.Op. cit., p. 319.art. cit., p. 310.Les Vendanges de Suresnes, à sa fille Lucrèce et à son fils Clarigène. Auparavant, il dédiait ses pièces à des personnages de la Cour, notamment à Louise de Bourbon, fille de Charles de Bourbon, à qui il dédia Lysandre et Caliste.
De 1633 à 1634, sept de ses pièces figurèrent au répertoire de l’hôtel de Bourgogne : son unique pastorale, sa comédie et cinq tragi-comédiesAmarillis, a connu un parcours différent. Créée pour la première fois vers 1631, elle fut publiée sans le consentement de Du Ryer vingt ans plus tard. Sa comédie s’intitule Les Vendanges de Suresnes. Selon les frères Parfaict (Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, Paris, Le Mercier et Saillant, 1747, tome V, p. 120) : « Le tout ensemble de cette comédie ne vaut rien ». En ce qui concerne les cinq tragi-comédies, il s’agit respectivement d’Alcimédon, de Cléomédon et de celles qu’il a créées avant cette période et que nous avons déjà évoquées. Alcimédon, est la première tragi-comédie que l’on a qualifiée de « régulière » car c’est la première fois que les scènes étaient liées par la présence des personnages. C’est une des deux tragi-comédies de Du Ryer, avec Clarigène, où il n’y a pas de roi. Cléomédon fut considérée par d’Aubignac comme l’une des meilleures pièces de son temps.Traité de la Providence de Dieu de Salvien (évêque de Marseille). Elle fut accueillie favorablement, notamment par le groupe des Illustres bergers. « Le démon de la traductionThéâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t.2, 1986, p. 1264.
De 1635 à 1640, la carrière dramatique de Pierre Du Ryer fut principalement marquée par la création de trois tragédies, genre auquel il n’avait pas encore touchéClarigène. Cette pièce, selon Charles Mazouer, scellerait avec Alcimédon « l’avènement de l’âge classique de la tragi-comédie » (Le Théâtre français de l’âge classique, tome I, Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, p. 458).
Les plus estimées de toutes ses Pièces sont
Scévole, Saül&Alcionée. La reine Christine de Suède si enchantée des beautés de la dernière, qu’elle se la fit relire trois fois dans un jour. M. Ménage n’a pas craint d’avancer que cette Tragédie peut entrer en compagnie avec celles du grand Corneille ; & l’Abbé d’Aubignac dit, que par la force du discours & des sentiments elle mérita d’être généralement applaudie.
L’année 1640 fut riche en rebondissements. Du Ryer obtint tout d’abord le droit de « percevoir une partie des impôts internes prélevés en la circonscription de Châlons ». Autre élément majeur qui bouleversa sans doute sa vie personnelle et sa carrière littéraire, il se retrouva sans protecteur : le duc de Vendôme, dut fuir vers l’Angleterre car il était accusé d’avoir voulu empoisonner Richelieu. À partir de ce moment-là, il semblerait qu’il n’ait plus recherché de protecteursart. cit., p. 310. Selon Tallemant, l’acteur Bellerose fréquentait son salon. (Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Adam Antoine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1961, p. 775.)Op. cit., p. 1264. Jacques Scherer va jusqu’à qualifier Pierre Du Ryer d’écrivain « de second plan et presque un besogneux ». Ibid., p. 1263.
De 1642 à 1644, Pierre Du Ryer mis sur la scène trois pièces. La première, une tragédie biblique, Esther, fut créée à l’Hôtel de Bourgogne en 1642. Cette pièce semble avoir influencé la version de RacineJeunesse de Racine, juillet-septembre 1962, p. 49-67.Bérénice, et une tragédie romaine, Scévole. C’est la pièce qui connut le plus de succès : « tous les critiques s’accordent à [la] tenir pour le chef d’œuvre de Du RyerOp. cit., p. 46. En témoigne l’avis des frères Parfaict « Voici le chef-d’œuvre de du Ryer, & en même temps une Tragédie digne du grand Corneille, aussi a-t-elle été conservée au théâtre, et malgré les défauts de son siècle, elle fait toujours beaucoup de plaisir, lorsqu’on la représente ». Op. cit., tome VII, p. 38.
Pierre Du Ryer fut élu à l’Académie française – en remplacement de Faret – le 21 novembre 1646Nitocris (1648) et Dynamis (1649).Thémistocle, fut créée en 1646 au théâtre du Marais.
Dans les dernières années de sa vie, Du Ryer se consacra principalement à la traduction de textes qui lui rapportait selon Baillet trente sous ou un écu la feuilleHistoire de l’Académie française, Paris, Didier et Cie, 1858, p. 299.AnaxandreOp. cit., Tome VIII, p. 114.Écrivains de théâtre 1600-1649, Paris, centre historique des Archives nationales, 2005, p. 73 : « Le contrat de vente du 3 avril 1648 nous confie l’adresse de DR à cette date : rue des Tournelles, paroisse Saint-Paul. Il oblige donc à reculer les dates – de 1643 ou 1646, vers l’époque de son élection à l’Académie Française – généralement admises par ses biographes pour le déménagement de l’auteur au village de Picpus, où il habitera à coup sûr en 1650-1652 ».Muse Historique annonce sa mort dans une lettre datant du 5 octobre 1658. Antoine de Léris écrit qu’il est mort le 21 novembre 1656 ce qui est improbable puisque c’est la date de sa nomination comme historiographe (Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, 1743, rééd. Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 571).
Pierre Du Ryer est longtemps apparu – et apparaît encore – comme un écrivain qui vécut dans un état de pauvreté extrême. Cette représentation a été véhiculée par une tradition critique qui reprit les anecdotes de ses contemporains. L’exemple le plus flagrant et qui, selon toute vraisemblance, est à l’origine de cette déformation de la réalité, est le récit de Vigneul-Marville cité d’abord par les frères Parfaict, puis par Pellisson et d’Olivetop. cit., tome IV, p. 536. Pellisson, op. cit.,
Un Beau jour d’été, nous allâmes plusieurs ensemble lui rendre visite. Il nous reçut avec joie, nous parla de ses desseins et nous montra ses ouvrages : mais ce qui nous toucha, c’est que, ne craignant pas de nous laisser voir sa pauvreté, il voulut nous donner la collation. Nous nous rangeâmes dessous un arbre ; on étendit une nappe sur l’herbe ; sa femme nous apporta du lait, et lui des cerises et de l’eau fraîche et du pain bis. Quoique ce régal nous semblât très-bon, nous ne pûmes dire adieu à cet excellent homme sans pleurer de le voir si maltraité de la fortune surtout dans sa vieillesse, et accablé d’infirmités.
Pellisson et d’Olivet ajoutent que Ménage alla le voir et qu’il reçut le même accueil. Il fut néanmoins « peu touché de cette misère du poëte ». Cette idée a aussi été transmise par Cassagne dans l’éloge qu’il fait de du Ryer dans ses Essais de lettres familièresCf. annexes.
Globalement, on peut dire que les qualités littéraires de Du Ryer étaient reconnues. Ainsi, d’Aubignac l’estimait comme un « poète ingénieux et qui sait parlerLa Pratique du Théâtre, 1657 ; Hélène Baby, Paris, Champion, p. 140.
Leurs vers me ravissent le cœur
Mieux que la plus douce liqueur,
Quand je les lis, je les admire,
Et voici ce qu’on en peut dire : […]
Ceux de Corneille [sont] incomparables ; […]
Ceux de Du Ryer sont merveilleux,
Ceux de Godeau miraculeux […].art. cit., p. 49.
Le même Loret écrivit à la mort de Du Ryer une épitapheMuse Historique, lette du 5 octobre 1658, citée par Parfaict, op. cit., tome IV, p. 537.
[…] Rare Auteur, dont j’aimai toujours, Les hauts Traités, les haut discours, Les Traductions sans égales, Les belles Pièces Théâtrales, Et, bref, tant de divins Écrits Dont tu ravissais nos esprits, Ame à présent notre sublime, Pour te témoigner mon estime, Avec des transports innocens, Je viens t’offrir un peu d’encens : Pour un deffunt de tel mérite, Certes l’offrande est bien petite, Mais du moins, j’ai fait cet Ecrit Autant du cœur que de l’esprit.
Gaillard fut beaucoup moins élogieux. Il épingla d’ailleurs tous les auteurs des années 1630 dans une satire générale.
Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages : Rotrou fait bien des vers, mais il est Poëte à gages : Durier est trop obscur, et trop remply d’orgueil : Dorval est tenebreux, il aime le cercueil […] Lancaster « Gaillard’s criticism of Corneille, Rotrou, Du Ryer, Marie de Gournay and other writers », .Publications of the Modern Languages Association of America, vol. XXX, 1915, p. 504.
Selon les frères Parfaict, « il avait un style coulant, pur, égale facilité pour les vers et la proseOp. cit., p. 537.op. cit., p. 24.Mercure de France du 18 juillet 1721 qui écrivit que Pierre Du Ryer « est un des Poètes Dramatiques du siècle passé qui a le plus travaillé, et sur les terres duquel nos Auteurs modernes ont le plus fourragéop. cit., p. 50.
On rencontre dans la plupart des cas des jugements assez contrastés sur l’œuvre de Du Ryer. Ainsi, on salue ses qualités sans pour autant mettre de côté ses faiblesses ; c’est ce que nous montre l’avis de l’éditeur de La Petite Bibliothèque des Théâtres, en 1783.
[…] Les inégalités de style dans les Pièces de ce Poète n’empêchent pas qu’on n’y rencontre à peu près la même marche et le même ton ; c’est toujours un dialogue raisonné, fort et nerveux, des sentences souvent exprimées vivement et avec précision, une intrigue bien ménagée et conduite avec art : on ne peut lui refuser de la force, quelquefois du sublime dans les idées, de l’énergie dans l’expression, et un grand fonds de raisonnement.
Ibid., p. 52.
Même Lancaster trouve à redire au style de Du Ryer.
[Il] n’était pas suffisamment poète pour faire ressortir ses qualités. Son vocabulaire, comme celui de la plupart des écrivains de son école, est trop restreint, manque de couleur et de pittoresque. Il abuse d’expressions hyperboliques et de répétitions de mots et de phrases. Ses images sont vagues et banales, feu, tonnerre, naufrage, etc. Ses rimes ne sont ni suffisamment riches ni suffisamment variées.
Préface de son édition d’ Alcionée, op. cit., p. 17
Pour les historiens du théâtre, Du Ryer a « par ses tragi-comédies […] gagné la faveur des grands féodaux de son temps », mais « ses vraies réussites sont ailleurs. Elles appartiennent au genre de la comédie et de la tragédieNotice des Vendanges de Suresnes, op. cit., p. 1266.op. cit., p. 101-102. op. cit., p. 6.
Il semblerait que Bérénice ait été créée en 1644, soit un an avant sa publication. C’est en tout cas la date qui est le plus souvent avancéeop. cit., tome I.Berenice en prose, qui n’eut guère de succès et dont la lecture est fort rebutanteThomas Corneille, sa vie et son théâtre, Paris, 1892, p. 127. Cité par Lancaster, op. cit., p. 138.La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, (1e éd. 1950), 1986, p. 444.Mémoire. Ainsi, il classe Bérénice dans sa List of extant playsA History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1929-1942, part. II, vol. II, p. 777.Le Théâtre de l’hôtel de Bourgogne, vol. II, Paris, Nizet, 1970, p. 51.Bérénice nous laisse entendre que la pièce a bel et bien été créée et que selon l’auteur, l’accueil a été assez favorable.
J’ay fait bien plus que je ne pensois, puisque j’ay fait en Prose une piece de Theatre, et qu’elle n’a pas esté desagreable. […] je n’ay pourtant jamais crû qu’elle pût paroistre sur le Theatre avec les mesmes effets et la mesme magnificence que les Vers. […] Quoy qu’il en soit, c’est une course que je ne voudrois pas deux fois entreprendre; et j’ayme mieux me reposer au bout de la carriere avec un peu de gloire que de la recommencer avec hasard.
À première vue, on a plutôt l’impression que Du Ryer cherche ici à justifier son entreprise et le fait qu’il ne la retente pas. On pourrait alors se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une pirouette pour éviter d’avouer qu’il aurait subi un échec.
Nous ne savons pas non plus où Bérénice a été créée. Plusieurs hypothèses nous permettent d’avancer qu’elle a pu être représentée à l’hôtel de Bourgogne. Ainsi, le Mémoire de Mahelot nous apprend que près de la moitié des piècesBérénice n’est pas isolée. On ignore où ont été créées Arétaphile, la seconde journée d’Argénis et Poliarque, Cléomédon, Clarigène, Saül, Nitocris, Dynamis et Anaxandre. Clitophon, Argénis et Poliarque, Lisandre et Caliste, Amarillis, Alcimédon, Les Vendanges de Suresnes, Alcionée, Esther et Scévole. De plus, si on retient l’hypothèse selon laquelle Bérénice aurait été créée en 1644, on constate qu’une autre pièce de Du Ryer a été créée la même année : Scévole. Même si on ignore le lieu de la première représentation, on sait qu’elle a été jouée en 1646 à l’hôtel de Bourgogne. Les pièces de Du Ryer ont aussi été représentées dans d’autres théâtres. Ainsi, Lucrèce, Alcionée, Thémistocle ont été créées au théâtre du Marais ; Alcionée et Scévole ont été représentées au Petit-Bourbon. Il semblerait improbable que Bérénice ait été créée au Marais car ce théâtre fut détruit par un incendie le 14 janvier 1644 et la troupe ne rejoua que neuf mois plus tard. À la réouverture du théâtre, c’est-à-dire en octobre, seules deux pièces de Corneille furent créées, La Suite du Menteur et RodoguneLe Théâtre du Marais. La période de gloire et de fortune.1634 (1629) – 1648, Paris, Nizet, 1954, vol. I, p. 107.Le Martyre de Sainte Catherine et Thomas Morus de Puget de La Serre.
Lorsque les histoires littéraires ou les bibliothèques dramatiques font mention de la Bérénice de Du Ryer, c’est principalement pour la différencier des versions qui portent le même titre. Le XVIIe siècle a connu cinq pièces où le prénom Bérénice apparaît dans le titre : Bérénice de Du Ryer (1644), Bérénice de Thomas Corneille (1657), Bérénice de Racine (21/11/1670), Tite et Bérénice de Pierre Corneille (28/11/1670) et une version critique des pièces de Racine et de Corneille, Tite et Titus ou les Bérénices (comédie en prose, 1673, auteur anonyme). Les trois dernières pièces ont trait à l’histoire de la princesse juive. Il existe une ressemblance minime entre la version de Thomas Corneille et celle de Du Ryer. En effet, Lancaster prétend même que « la Bérénice de Thomas Corneille, tirée de ce conte de Melle de ScudéryGrand Cyrus, 1649-1653, partie VI, livre II. Il s’agit de l’histoire de Sésostris et Timarette. Sésostris et Timarette ont tous les deux été élevés dans un univers pastoral dans l’ignorance de leur identité. Sésostris apprend qu’il est prince : il ne peut donc pas épouser Timarette, une bergère. Timarette révèlera par la suite sa véritable identité : elle est la fille du roi Amasis. Sésostris se montre prêt à braver l’ordre social, privilégiant la relation amoureuse. Au contraire, Timarette, qu’elle soit bergère ou princesse, se montre respectueuse des conventions, prête à sacrifier. op. cit., p. 327.op. cit., p. 134. Nous traduisons : « The three acounts have in common the substitution of infants, the bringing up of the princess in ignorance of her royal birth, the proof of her identity through a letter written by her dying mother : but in Scudéry and Corneille there are two independant substitutions to Du Ryer’s one, two foster fathers to one, a rival noble, a rival princess, and several confidantes who DR omits ; the obstacles in the lovers’ way are furnished by difference in rank and the intrigues of an ambitious nobleman, instead of supposedly incestuous love and the rivalry of father and son. Thomas Corneille’s plot depends on chance events, a shipwreck, an enlèvement, a conspiracy, the convenient return of a foster-father, the remarkable discovery of a lost note, while Du Ryer’s play is simple, united, more dependant on character than events ».
la substitution d’enfants, l’éducation d’une princesse dans l’ignorance de sa naissance royale, la preuve de son identité à travers une lettre écrite par sa mère mourante : mais dans celles de Scudéry et de Corneille, il y a deux substitutions indépendantes alors qu’il n’y en a qu’une dans celle de Du Ryer; deux pères adoptifs au lieu d’un, une princesse rivale, et plusieurs confidents que Du Ryer omet ; les obstacles sur la route des amoureux sont fournis par la différence de rang et les intrigues d’un noble ambitieux, à la place d’un prétendu amour incestueux et la rivalité entre le père et le fils. L’intrigue de Thomas Corneille repose sur des événements imprévus, un naufrage, un
enlèvement, une conspiration, le retour commode d’un père adoptif, l’incroyable découverte d’une note perdue, alors que la pièce de Du Ryer est simple, unie, dépend plus des personnages que des événements.
Ces informations seraient d’autant plus intéressantes si l’on connaissait leur source commune. Il s’agit sans doute d’histoires qui sont devenues des lieux communs que l’on rencontrait principalement dans les romans. Ainsi, on rencontre dans le roman de Roland le Vayer de Boutigny, Tarsis et Zelie (1665), une histoire similaire qui insiste sur la nécessité de la naissance d’un mâle pour sauvegarder le royaume ; celle de Damelecinte qui se passe entre les royaumes de Crète, de Chypre et de Sicile. Mais, dans cette histoire, la substitution des enfants est momentanée. La version de Du Ryer n’a rien à voir non plus avec le roman du même nom de SegraisCléomédon (1634). La thématique de l’identité cachée a des origines anciennes ; elle remonte à la tragédie antiqueBérénice de Du Ryer.
On rencontre dans la pièce deux références liées à la culture antique. En ce qui concerne la première, il s’agit d’une référence mythologique. Ainsi, à l’acte I scène 1, Amasie rappelle à sa sœur « qu’estant descenduë des premiers Roys de Sicile, [elle témoigne] par [son] amour la noblesse de [son] sang »Histoires d’Hérodote. De plus, le dramaturge se sert habilement de l’absence d’informations historiques sur la mort du tyran : quand Bérénice nous annonce sa mort à la scène 4 de l’acte IV, elle omet de nous en donner la cause.
I, 1 Bérénice révèle à sa sœur, Amasie, qu’elle aime Tarsis, le fils du Roi. Elles ont dû quitter cinq ans plus tôt leur île natale, la Sicile, à cause du tyran qui menaçait leur vie. À la fin de la scène, Amasie lui révèle qu’elle aime Tirinte.
I, 2 Scène de transition. Tirinte leur dit que le Roi veut parler à leur père d’une affaire importante.
I, 3 Débat sur la nature et l’objet de l’amour entre Amasie et Bérénice.
I, 4 Scène de transition. Allusion à la mystérieuse affaire que refuse Criton.
I, 5 Criton annonce à ses filles leur départ pour la Sicile sans leur donner d’explication.
I, 6 Scène de transition. Bérénice demande à Amasie d’interroger Tirinte pour connaître les raisons de leur départ.
I, 7 Bérénice annonce la mauvaise nouvelle à Tarsis. Dans une tirade désespérée, il l’informe qu’il va tout faire pour éviter ce malheur.
II, 1 Le Roi proclame son amour pour Bérénice à Tirinte. Le Roi est en colère contre Criton qui refuse cette union.
II, 2 Tarsis informe son père du départ de Criton. Tous deux sont d’accord sur le fait qu’il faut l’en empêcher. Tarsis avoue à son père son amour pour Bérénice. Son père l’ordonne d’aller voir Criton.
II, 3 Le Roi pense avoir trouvé la raison pour laquelle Criton refuse son union : comme il est vieux, il suppose que Criton lui préfère son fils. Il épousera donc Bérénice et Tarsis épousera Amasie. De plus, il veut que Tirinte parte avec Tarsis pour l’éloigner de Bérénice. Tirinte devra alors faire en sorte que Tarsis aime Amasie.
II, 4 Monologue délibératif de Tirinte dans lequel il déplore la perte de l’être aimé.
II, 5 Tirinte raconte à Amasie le dessein du Roi. Il cherche à connaître le choix d’Amasie. Au moment où Amasie donne sa réponse, elle est interrompue par Léonide.
II, 6 Scène de transition. Léonide dit à Tirinte que le Roi veut le voir. Tirinte pense qu’Amasie préfèrera épouser Tarsis.
III, 1 Feinte d’Amasie qui prétend qu’elle va épouser Tarsis. Discussion galante sur l’amour. Aveu d’Amasie : elle ne va pas épouser Tarsis. Bérénice apprend dans une lettre de celui-ci qu’il doit partir pour Chypre le lendemain.
III, 2 Arrivée surprise de Criton qui croit que la lettre est destinée à Amasie. Réprimandes du père. Feinte d’Amasie qui ne révèle pas l’identité de la véritable destinataire.
III, 3 Criton réprimande Bérénice qui aurait dû empêcher cet amour. Débat sur la nature de l’amour. Criton veut que Bérénice parle à Tarsis pour le raisonner.
III, 4 Monologue de Bérénice dans lequel elle remet son destin entre les mains des dieux.
III, 5 Déploration des amants. Tarsis apprend à Bérénice que le Roi l’aime. Bérénice souhaite que Tarsis l’oublie. Déclaration d’amour réciproque et serments d’amour éternel.
IV, 1 Récit de Tirinte : le Roi voulait qu’il voie Bérénice pour lui parler de son amour et du futur mariage de Tarsis et d’Amasie. Tirinte veut connaître le choix d’Amasie. Les amants sont démunis.
IV, 2 Monologue délibératif de Tirinte. Il conclut qu’Amasie doit épouser Tarsis.
IV, 3 Tarsis a repoussé son voyage. Par le moyen d’une feinte, il a réussi à conforter le Roi dans sa volonté de lui faire épouser Amasie. Débat de Tarsis et Tirinte sur l’amour et l’ambition.
IV, 4 Coup de théâtre : le tyran de Sicile est mort. Plus rien ne les oblige à rester.
IV, 5 Coup de théâtre : Criton révèle à Tarsis la véritable raison de son refus, il est le frère d’Amasie.
IV, 6 Scène de transition. Léonide annonce à Criton que le Roi veut lui parler.
IV, 7 Monologue de Tarsis sur la nature de l’amour qu’il porte à Bérénice. S’agit-il d’un amour incestueux ?
V, 1 Amasie tente de réconforter Bérénice qui éprouve de la honte pour cet amour incestueux.
V, 2 Désarroi des amants. Discussion galante : peut-on passer de l’amour à l’amitié ? Tarsis veut mourir. Il souhaite que Bérénice épouse le Roi.
V, 3 Monologue pathétique de Tarsis sur sa nature dépravée.
V, 4 Scène de transition. Tarsis confie à Tirinte son désarroi. Tirinte aperçoit le Roi dans la galerie. Il part chercher Criton.
V, 5 Scène de transition. Le Roi met en garde Tarsis : il doit lui obéir et ne pas empêcher son union avec Bérénice.
V, 6 Coup de théâtre : Criton annonce au Roi que Bérénice est sa fille. Il lui avoue ensuite que Tarsis est le frère d’Amasie. Récit de Criton sur les circonstances et les raisons de l’échange des enfants. Lecture de la lettre de la reine qui confirme le récit de Criton. Le roi autorise l’union de Bérénice et de Tarsis, et celle de Tirinte et d’Amasie.
Selon l’auteur du manuscrit 559 de la Bibliothèque NationaleDramaturgie classique en France, op. cit., p. 16. Bérénice, l’exposition est pleinement achevée à la fin de l’acte I. La première scène concentre la plupart des informations. Du Ryer a recours au type le plus répandu, celui d’une scène entre un héros et son confident. Ainsi, la première phrase est riche en informations : « Estes-vous contente, ma sœur, et puis-je mieux vous monstrer mon amitié, qu’en vous descouvrant mon amour ? ». Le spectateur apprend en même temps que la sœur de l’héroïne – celle qui se confie – qu’il s’agit d’une histoire d’amour. Amasie représente alors la figure du spectateur : elle pose les questions auxquelles il peut penser. On apprend très vite l’identité des interlocutrices car elles s’apostrophent par leur prénom. La condition sociale (noblesse) et l’origine spatiale (Sicile) des deux jeunes filles sont évoquées en passant lorsqu’Amasie rappelle à sa sœur qu’elle descend des premiers rois de Sicile. Ensuite, par le biais d’une interrogation ironique, Amasie fait référence à un nouveau personnage, « le Roy de ce Pays ». Le déictique nous indique qu’il s’agit du pays dans lequel se déroule l’action, et qu’il ne s’agit pas de la Sicile. Amasie nous guide dans la quête de renseignements en nommant l’amant de sa sœur, le Prince Tarsis, valeureux guerrier, fils du « vieux Roy ». Alors que dans la première partie de la scène, les informations sont apportées par les discours, dans ce qu’on pourrait appeler la deuxième partie, elles font l’objet d’un récit de Bérénice. Celui-ci est entrecoupé par l’acquiescement d’Amasie. Il nous instruit sur les circonstances de l’exil des deux sœurs et de leur père. La fin de la scène est accélérée par l’entrée de l’amant d’Amasie, Tirinte, jeune homme de condition inférieure. Cette scène ne remplit pas pleinement le rôle d’exposition sans doute à cause de l’entremêlement de propos généraux sur l’amour.
Les scènes suivantes sont plus pauvres en informations. La scène 2 nous informe seulement sur une affaire que proposerait le Roi au père des jeunes filles. Elle nous donne aussi une indication de lieu : le jardin. L’obstacle à l’union des amants n’apparaît qu’à la scène 5. La fonction d’exposition est suspendue ; ces scènes permettent d’apporter des indications sur l’ethos des personnages. En ce qui concerne l’obstacle majeur, celui du Roi, il n’y est fait mention explicitement qu’à l’acte II.
Selon Aristote, toute tragédie est composée de deux parties : le nœud (desis) et la résolution ou dénouement (lusis).
J’appelle « nœud » ce qui va du début jusqu’à la partie – la dernière – à partir de laquelle survient le retournement qui conduit au bonheur ou au malheur […].
La Poétique, 55b 24-29, éd. Michel Magnien, Paris, L.G.F., Le Livre de Poche, 1990, p. 112.
Le nœud comprend deux principaux types d’éléments : les obstacles et les péripéties. Il existe deux catégories d’obstacles : les obstacles extérieurs et les obstacles intérieurs. La première est celle que l’on rencontre le plus souvent dans Bérénice. L’obstacle majeur n’apparaît qu’au début de l’acte II. En effet, même si on y a fait implicitement allusion à la scène 4 de l’acte précédent, la mystérieuse affaire que propose le Roi à Criton demeure inconnue. Il s’agit ici d’une construction à retardement. Du Ryer installe d’abord la conséquence de l’obstacle dû à la volonté du roi ; si bien que la volonté de Criton, celle de retourner en Sicile, semble prévaloir sur celle du Roi qui veut épouser Bérénice. Mais, c’est parce que le Roi souhaite épouser sa fille que Criton veut quitter l’île. Ainsi, c’est le départ de Criton qui est perçu par le spectateur comme l’obstacle majeur à l’union des amants. Le second, dans l’ordre chronologique, paraît se superposer au premier. Le désir du Roi, constitue moins un obstacle, aux yeux du spectateur, qu’une menace qui dissimule la véritable, celle de l’inceste. Ainsi, avec une telle combinaison, Du Ryer a fait en sorte de maintenir le mystère le plus longtemps possible et de la façon la moins artificielle. Il a fait passer au premier plan la rivalité amoureuse entre le Roi et son fils afin que le spectateur ne s’interroge pas trop sur le refus de Criton. Cette rivalité est plus dramatique à cause des liens affectifs qui unissent les deux hommes. De plus, l’auteur propose une raison au refus de Criton : la question de l’âge évoquée par le Roi car Bérénice ne peut épouser qu’un jeune hommeCf. II, 3.
Ces deux obstaclesBérénice, comme le Roi est aussi le père de son rival, il exerce sur celui-ci une double autorité ce qui diminue les chances de contourner l’obstacle car désobéir au roi, c’est devenir traitre à la nation, et désobéir à son père c’est faire preuve d’ingratitude. Les rivaux ne demeurent donc pas passifs et entreprennent des actions pour mener à bien leur projet.
Parallèlement, les héros tentent de supprimer l’obstacle ou de le contourner. À la scène 7 de l’acte I, Tarsis expose à Bérénice sa volonté de sortir de cette impasse : « donnez moy la permission de m’opposer à vostre Pere ». Cette même résolution s’affiche à la scène 2 de l’acte II où Tarsis et le Roi expriment leur opposition au départ de Criton et de ses filles : Le Roy : « Il faut tascher de le retenir, et de l’attacher pres de nous par des liens si fermes et si agreables, qu’il craigne plutost qu’ils ne se rompent qu’il n’ayt envie de les rompre ». Les deux personnages ont la même idée : épouser Bérénice. Cette solution n’annulerait l’obstacle que si c’est Tarsis qui parvenait à ses fins. À la scène suivante, le Roi propose une issue qui détruirait l’obstacle que constitue pour lui Criton : il épousera Bérénice et Tarsis épousera Amasie. De plus, envoyer son fils à Chypre, c’est se débarrasser de son rival.
Certaines actions permettent de contourner les obstacles, du moins leurs mises en œuvre. Les personnages ont recours à des feintes comme c’est le cas dans de nombreuses tragi-comédies. Ainsi, à la scène 2 de l’acte III, Amasie fait croire à son père que la lettre de Tarsis lui est destinée, ce qui facilite l’entrevue de celui-ci avec Bérénice. À la scène 3 de l’acte IV, Tarsis raconte à Tirinte comment il a réussi à faire croire à son père qu’il aimait Amasie. Ces feintes retardent la mise à exécution des volontés des pères et par conséquent, n’annihilent pas les obstacles. L’abandon est un autre moyen qui évite l’obstacle, c’est ce que fait Tarsis à la scène 2 de l’acte V où il souhaite que Bérénice épouse le Roi ; et ce que fait Bérénice à la scène 5 de l’acte III où elle veut que son amant l’oublie.
À côté de ces obstacles extérieurs, il existe de faux obstacles. Ainsi, la feinte d’Amasie (III, 1) qui prétend aimer Tarsis aurait pu en constituer un car elle serait devenue la rivale de sa sœur. Quant aux doutes de Tirinte sur l’amour d’Amasie, ils sont dus à un quiproquo : Tirinte interprète mal le silence d’Amasie qui ne peut lui répondre en présence de Léonide. Il s’agit donc d’un obstacle imaginaire et intérieur. Tirinte, se croyant trahi, pense au suicide, et donc à un acte qui contrarie son union avec Amasie ; il devient alors opposant. On rencontre dans la pièce un autre obstacle intérieur : le faux risque d’inceste entre Tarsis et Bérénice. Le conflit est d’ordre moral et la solution ne peut être apportée que par les amants ou par le biais d’une reconnaissance, comme c’est d’ailleurs le cas dans la pièce. De fait, vrais et faux obstacles se combinent pour accroître la tension dramatique.
Bérénice est une tragi-comédie d’intrigueop.cit.
Le dénouement d’une pièce de théâtre comprend l’élimination du dernier obstacle ou la dernière péripétie et les événements qui peuvent en résulter ; ces événements sont parfois désignés par le terme catastrophe.
SchererJacques,op. cit., p. 128.
Cette définition de Jacques Scherer met en évidence le caractère imprévu du dénouement perçu d’ailleurs par Aristote comme un retournement de situation. Une des traditions les plus communes est de rassembler le plus grand nombre de personnages pour la fin de la pièce. Bérénice n’échappe pas à la règle car tous les personnages y sont réunis sauf Léonide.
La fin heureuse des tragi-comédies est constitutive du genre, ce qui explique pourquoi Corneille préférait l’appellation de tragédie à fin heureuse. Le passage du malheur au bonheur se manifeste par l’annonce de deux mariages autorisés par le Roi, celui de Tarsis et de Bérénice et celui de Tirinte et d’Amasie. Le dénouement tragi-comique est contingent : la solution ne vient pas des entreprises des personnages. Bien qu’à la fin les obstacles familiaux soient supprimés, la rupture est brutale et arbitraire.
Le dénouement par reconnaissance a été critiqué par Corneille pour qui l’agnition ne procure « qu’un sentiment de conjouissanceTrois discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, Flammarion, 1999, p. 109.
La reconnaissance – son nom même l’indique – est le retournement qui conduit de l’ignorance à la connaissance, ou qui conduit vers l’amour ou bien la haine des êtres destinés au bonheur ou bien au malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie […].
Aristote, La Poétique, 52b 29-33,éd. cit., p. 101.
C’est un procédé que l’on rencontre dans de nombreuses comédies et tragi-comédies. Du Ryer l’avait déjà utilisé dans la deuxième journée d’Argénis et dans Cléomédon. Dans ces deux pièces, comme dans Bérénice, la reconnaissance a permis d’éviter l’inceste. Ce type de dénouement paraît artificiel car tout dépend d’un seul personnage. En effet, Criton est le seul à détenir la vérité, il est le personnage révélateurEsthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. Il faut distinguer ce type du deus ex machina qui n’apparaît qu’à la fin de la pièce pour énoncer la vérité. eCharles le Hardy de Mareschal, le Grand Cyrus des Scudéry et Tiridate de Boyerop. cit., p. 524, note 14.
O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits*, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. (V, scène dernière)
La ressemblance entre la mère et la fille disculpe l’amour incestueux du Roi car la voix du sang a été confondue avec celle du cœur.
Plusieurs indices préparaient ce dénouement et par là même nous indiquaient l’identité cachée de Bérénice. Tout d’abord, l’amour faussement incestueux entre Tarsis et Bérénice est souvent le signe d’un déguisement inconscient. Puis, l’insistance sur la noblesse de Bérénice et sur sa prétendue descendance pouvaient informer le spectateur sur sa qualité de future reine. Enfin, sa préférence pour les amours glorieuses va de pair avec sa qualité de noble.
Les trois unités sont assez bien respectées dans cette pièce. En ce qui concerne l’unité de temps, il semble que l’action se passe en quelques heures. La seule allusion temporelle confirme cette idée. En effet, le voyage de Tarsis et de Tirinte est prévu pour le lendemain.
Je viens de recevoir cette lettre de Tarsis, par laquelle il me mande que le Roy le veut envoyer en Chypre, qu’il doit partir dés demain […]. (III, 1)
Il existe une autre allusion temporelle qui nous permet de dater l’époque à laquelle se passe l’action : celle à Phalaris, tyran qui aurait vécu au e
Du Ryer a recours à plusieurs moyens qui lui permettent de concentrer l’action en un temps limité. Cette économie est due principalement à des liaisons habiles entre les scènes. Elles se font par l’entrée et la sortie des personnages. En ce qui concerne l’entrée en scène, deux cas sont possibles : soit elle est annoncée par un personnage qui est déjà présent
L’étude des liaisons entre les scènes nous indique que les personnages se déplacent assez souvent dans une pièce où, la plupart des temps, seuls deux acteurs sont présents. Ces allées et venues créent une opposition entre deux lieux. En effet, bien que la pièce se situe dans un lieu général, la Crète, on constate une petite entorse faite à la règle de l’unité de lieu. Ainsi, l’action se passerait dans deux lieux : le palais du Roiop. cit., p. 151.
L’unité d’action est globalement bien observée : les amours de Bérénice et de Tarsis sont contrariées par deux opposants, Criton et le Roi. Néanmoins, on peut se demander si l’histoire d’amour entre Amasie et Tirinte ne constitue pas une action parallèle. Plus qu’une intrigue secondaire, il parait évident qu’elle est essentielle à l’action, elle la soutient et l’enrichit. On remarque tout d’abord qu’elle n’occupe pas beaucoup de place : ces deux amants ne se retrouvent seuls que dans deux scènes (II, 5 et IV, 1) auxquelles on peut ajouter le monologue de Tirinte (IV, 2). Cette histoire permet la représentation de véritables duels verbaux dans lesquels s’affrontent Bérénice et Amasie. Si Amasie n’aimait pas, elle ne pourrait pas donner son avis sur les questions d’amour qui constituent une grande partie de la pièce. De plus, cette intrigue évite à Amasie d’être cantonnée dans le rôle d’une simple confidente. AdjuvanteBaby Hélène, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 112). ethos tel qu’il nous a été présenté à la première scène : une jeune fille qui privilégie la vertu à la gloire qu’apporte la couronne ne peut pas tout à coup changer d’avis et préférer ladite couronne.
Bérénice se trouve dès le début de la pièce tiraillée entre son ethos et son pathos. En tant que jeune fille, elle doit obéir à la volonté de son père. De plus, son respect pour sa nation d’origine fait, qu’à la mort de Phalaris, elle ne peut se résoudre qu’à retourner en Sicile. Toutefois, son amour pour Tarsis est si fort qu’elle ne peut s’imaginer loin de lui. Même si elle est une héroïne passionnée, son sens du devoir et de l’honneur restreignent sa fougue. En jeune fille respectable, elle a eu du mal à avouer qu’elle aimait. Le discours qu’elle tient est le reflet des conceptions aristocratiques de l’époque. Ainsi, elle préfère que Tarsis l’oublie plutôt qu’il ne désobéisse à son père et au roi.
Abandonnez-moy, privez-moy de vostre amour, plûtost que de vous mettre au hazard de cesser d’aimer un pere, vous ne pouvez estre son Rival sans devenir son ennemy. […] Je ne me plaindray jamais d’une infidelité si pieuse, il vaut mieux estre infidele amant, que d’estre fils dénaturé, et faillir contre l’amour, que de faillir contre la nature. (III, 5)
Derrière ce discours conventionnel se cache une héroïne pour qui la gloire personnelle est associée à l’amour. Selon Lancaster, Bérénice est « une héroïne cornélienne pour qui l’amour implique le désir à l’égard de tout ce qui est noble et qui doit renoncer à la passion si sa satisfaction n’est pas conforme à son honneur ou au bien-être de son amantLancaster, op. cit., p. 319).
La beauté de Bérénice n’a d’égale que la noblesse de son âme et de sa naissance. Faisant preuve de ténacité, elle manifeste aussi un courage digne d’une reine. Ainsi, quand Tarsis retarde le moment de lui annoncer une mauvaise nouvelle, elle l’apostrophe : « Comment, Seigneur, ne me gesnez point davantage, descouvrez-moy mes malheurs, et ne pensez pas trouver en moy une ame foible, et abbatuë » (III, 5). Fière et parfois ironique avec Amasie, Bérénice a toutes les caractéristiques de l’héroïne de tragi-comédie car elle est tournée vers l’excellence de la vertu.
Tarsis est d’abord présenté comme un valeureux guerrier, sauveur du royaume de Crète, le « vainqueur de tant de peuples » (I, 1). La valeur militaire est une des composantes majeures du héros classique, ce qui le rapproche de son ancêtre du Moyen Âge, le preux chevalierDramaturgie classique en France, op. cit., p. 20-23.
Si c’est un homme il s’en repentira bien-tost, et si c’est un Dieu, je luy sçauray disputer une si glorieuse proye. (I, 7)
Comme je serois capable d’acquerir des Empires, si c’estoit par des Empires que l’on vous pouvoit meriter, je serois capable aussi de les abandonner pour vous, si je ne vous pouvois posseder qu’en abandonnant la Couronne. (I, 7)
Tarsis n’est pas un héros passif qui attend que la situation s’améliore. Il met en œuvre certaines actions dont le but est d’éviter la séparation avec Bérénice. L’exemple le plus éloquent est la feinte à laquelle il a recours pour éviter d’aller à Chypre (IV, 3). Néanmoins, il possède ce charme qui séduit les spectateurs du xviie siècle : il est malheureux. Même s’il exhorte Bérénice à ne pas se désespérer, Tarsis se lamente à de nombreuses reprises. Son discours est alors empreint d’une tonalité tragique ; la vie ne vaut plus la peine d’être vécue sans celle qu’il aime.
Il a donc resolu de me rendre malheureux, il a donc aussi resolu de me priver de la vie. (I, 7)
Qu’il me ravisse l’Empire, et qu’il m’arrache la Couronne, il ne m’aura rien osté, pourveu qu’il ne m’oste pas vostre amour. Vostre cœur est mon empire, vostre cœur est ma couronne, et si je suis tousjours aimé, je seray tousjours heureux. (III, 5)
Enfin mon amour expire, mais pour expirer entierement, il faudroit, chere Berenice, que j’expirasse avec luy. (V, 2)
Selon Lancaster, Tarsis est « trop courtisan pour un fameux guerrierLancaster, op. cit., p. 319.
Amasie est un personnage féminin plus nuancé que Bérénice. Bien qu’étant toutes les deux présentées comme des jeunes filles respectables et amoureuses, elles sont antithétiques. Cette opposition est soulignée par des débats qui s’apparentent à de véritables joutes verbales. À l’opposé de l’héroïne dont la pensée est garante de l’ordre social, Amasie adopte une position que l’on pourrait qualifier – de façon anachronique – de bourgeoise. En effet, elle privilégie l’honneur et le mérite sur la naissance, comme en témoigne cette réplique : « Enfin je croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, et des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé » (I, 3). Le parallélisme de la construction et la répétition de merite apparentent cette phrase à une sentence, ce qui lui donne davantage de poids moral. Ce n’est pas la première fois qu’une jeune fille tient ce type de discours dans l’œuvre de Du Ryer. Selon LancasterOp. cit., p. 139.Clarigène. La ressemblance est beaucoup plus flagrante avec Lydie, l’héroïne d’Alcionée. De la même manière que Lydie admire les exploits de son amant, Amasie insiste sur la bravoure de Tirinte.
Amasie : Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. (I, 3)
Lydie : S’il n’est d’un sang Royal il est bien manifeste Qu’estant né vertueux, il est d’un sang celeste, Et que son grand courage esprouvé tant de fois Vaut bien cette grandeur qui fait regner des Rois. (V, 3, v. 1495-1498)
Dans les deux cas, la vertu de l’amant est associée à un élément supérieur, divin. Dans Bérénice, cette opinion n’est pas dominante ; elle vise à éprouver l’amour de l’héroïne. Amasie n’occupe pas la première place même si avec Tarsis, elle est la seule à être présente à chaque acte.
Pleine de ressources, espiègle, la malice d’ Amasie a été introduite de façon étonnante par l’auteur. En effet, la règle veut qu’un personnage ne change pas d’attitude tout au long de la pièce ; Du Ryer était donc obligé d’inclure ce trait de caractère pour rendre vraisemblable sa feinte (III, 2). C’est pour cela qu’Amasie fait semblant d’aimer Tarsis à la scène précédente : elle doit montrer qu’elle est capable de jouer la comédie. De plus, le fait qu’elle supporte à la place de sa sœur les réprimandes de leur père est le reflet d’une personnalité généreuse et entreprenante.
Amasie montre à plusieurs reprises son attachement à l’honneur et à la bienséance. Elle sait qu’une jeune fille ne doit pas dévoiler son amour à celui qu’elle aime, et que, lorsqu’elle l’ose, il faut prendre cette déclaration comme un serment solennel.
Il me semble, Tirinte, que je ne vous ay point donné sujet de me tenir ce discours ? je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition, et puisque j’ay eu la hardiesse de vous dire que je vous ayme, vous devez en estre persuadé. (IV, 1)
Personnage secondaire, Amasie aurait toutefois l’étoffe d’une héroïne du fait de toutes ses qualités.
Tirinte est un personnage secondaire dont le caractère est très développé. Confident et messager du Roi, il se comporte surtout comme un amant passionné. Ses qualités de guerrier sont d’abord mises en avant par Amasie et Bérénice qui insiste sur sa condition inférieure.
I, 2 Bérénice : « Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition. »
I, 3 Amasie : « Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. »
Le statut social de Tirinte pourrait alors apparaître comme un obstacle. Toutefois, bien que Bérénice y fasse allusion dès le début, ce trait n’est pas dominant chez Tirinte. L’intérêt du personnage réside dans la relation qu’il entretient avec Amasie ; sinon il ne se contente que de commenter, de rapporter les discours du Roi voire de le conseiller. Tirinte est tiraillé entre l’obéissance qu’il doit au Roi et l’amour qu’il porte à Amasie. Son dilemme se manifeste dans ses deux monologues délibératifs (II, 4 et IV, 2). En effet, sa situation est aussi difficile à résoudre que l’issue d’un « dedaleBérénice, Tirinte est prêt à désobéir au Roi ; il ne capitule que lorsqu’il croit que c’est peine perdue. Il insinue alors à de nombreuses reprises qu’il préfèrerait mourir et satisfaire la volonté de celle qu’il aime : « aussi je ne puis vivre aprés avoir perdu l’esperance, je sortiray content de la vie, si je vous laisse dans un throsne » (IV, 1). Ce désir le rapproche des bergers de la pastorale qui, lorsque leurs amours sont contrariées, menacent de se suicider. Fidèle en amour comme en amitié, Tirinte est un personnage ambivalent dont la retenue et la fougue sont toutes les deux mises en scène.
Le Roi de Crète ressemble à la plupart des rois de tragi-comédies. Son ethos est principalement lié à sa fonction. Le fait qu’on ne connaisse ni son nom ni la dynastie à laquelle il appartient participe à l’absence d’individualisation du personnage. Sa présence est liée à son double statut d’opposant – de roi et de père –, ce qui explique sans doute pourquoi il n’est présent qu’aux actes II et V. En effet, selon l’idéologie du evouloir, il le fait soit dans la même réplique, soit à quelques répliques de distance. L’exemple le plus flagrant est sa première intervention (acte II, scène 1).
[…]
Je veuxmettre dans sa maison la puissance souveraine, et il refuse cet honneur !Je veuxmettre la couronne sur la teste de sa fille,je veuxm’abaisser jusques à luy,je veuxl’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune luy presente, et que mon amour luy confirme.Nous mettons en italiques « je veux ».
Dès le début, le Roi est caractérisé par son intransigeance, ce qui fait de lui un opposant bien plus redoutable. À sa vraisemblance s’ajoute sa constance, il ne fléchira jamais ; sa clémence finale n’est due qu’à la reconnaissance de sa fille qui annule par là même toute union possible avec elle.
La vraisemblance du personnage est néanmoins quelque peu altérée. En effet, son ethos de roi juste et clément est modifié par la passion amoureuse. Ainsi, c’est parce qu’il est aveuglé par l’amour qu’il menace de se faire tyran.
Mais s’il refuse l’honneur que je luy faits je sçauray bien le contraindre de le recevoir. Et si mon amour me force de me convertir en Tyran, il me semble que c’est exercer une favorable Tyrannie, que de contraindre un malheureux de recevoir des avantages qui augmenteroient la felicité du plus heureux de tous les hommes. (II, 1)
L’ambiguïté de la figure royale tient au fait que le roi est à la fois une personne mortelle et une incarnation divine. C’est sa qualité de mortel qui est soumise aux faiblesses. Comme l’écrit Hélène BabyBaby Hélène, op. cit., p. 201.
Cette soudaine passion amoureuse est très largement critiquée par les personnages. Tous s’accordent à la dénoncer comme contre-nature : un vieillard ne peut pas aimer une jeune fille, comme le montre cette réplique de Tarsis à la scène 3 de l’acte IV.
L’amour du Roy est, ce me semble un prodige et un desordre dans la nature. […] Toutesfois, Tirinte, tu verrois la fin de ma vie si je n’avois esperance que le Roy rougira bien-tost de bruler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur […].
Cette pensée reflète la conception contemporaine du personnage du vieillard. Selon Corneille, il n’est pas convenable qu’un vieillard tombe amoureux d’une jeune fille.
C’est le propre d’un jeune homme d’être amoureux, et non pas d’un vieillard, cela n’empêche qu’un vieillard ne le devienne, les exemples en sont assez souvent devant nos yeux ; mais il passerait pour fou, s’il voulait faire l’amour en jeune homme, et s’il prétendait se faire aimer par les bonnes qualités de sa personne. Il peut espérer qu’on l’écoutera, mais cette espérance doit être fondée sur son bien, ou sur sa qualité, et non sur ses mérites ; et ses prétentions ne peuvent être raisonnables, s’il ne croit avoir affaire à une âme assez intéressée, pour déférer tout à l’éclat des richesses, ou à l’ambition du rang.
Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 82.
Du Ryer obéit aux règles que Corneille a énoncées bien plus tard. En effet, c’est parce qu’il est souverain que le Roi est écouté. D’ailleurs, il est étonnant de remarquer que le Roi reconnaît lui-même l’absurdité de son amour : « Mais ce ne sont pas là les charmes qui doivent captiver les Rois, et c’est principalement en leur faisant resistance qu’un Roy peut faire connoistre qu’il est au dessus des autres hommes » (II, 2). Le Roi n’obéit pas à cette maxime ; celle-ci n’est valable que pour son fils.
Malgré l’insistance sur la vieillesse du personnagePrince : il sait récompenser les valeureux, tenir sa parole, se montrer clément quand il le faut et se faire craindre. Lorsque le Roi aura reconnu Bérénice comme sa fille, il recouvrira alors toute sa lucidité et les vertus qui accompagnent sa qualité royale.
L’ambiguïté de Criton est due à sa qualité de personnage révélateur. Afin de maintenir le mystère le plus longtemps possible, Du Ryer a créé un personnage dont le mystère est partie intégrante de sa personnalité. Elle se manifeste d’abord par un discours énigmatique et prophétique qui dure jusqu’à sa première confession. Ainsi, à la scène 5 de l’acte I il répète le même refrain « contentez-vous de sçavoir », en ajoutant qu’un « jour » ses filles connaîtront ses « justes raisons ». Même lorsqu’il dévoile la vérité, il passe par des détours alambiqués qui retardent la révélation de l’identité de Tarsis (IV, 5) : « C’est par ce que vous ignorez qui vous estes ». En jouant sur l’équivoque, Criton manifeste une certaine habileté dans l’art de conserver un secret. Sans mentir, il parvient à rendre vraisemblable sa volonté de quitter la Crète. Un tel résultat est possible car il se pare du rôle du père autoritaire qui veille à la conservation de l’honneur de ses filles. Il est alors obligé d’adopter un discours en accord avec l’ethos qu’il se donne. C’est ce qui explique pourquoi il réprimande violemment Amasie lorsqu’il croit qu’elle aime Tarsis, en témoigne cette réplique : « Celle qui blesse son honneur, blesse aussi les yeux de son Pere » (III, 2). Cette phrase à cause de sa structure en chiasme apparaît comme une sentence réprobatrice. À l’horreur véritable que provoque cette révélation – la relation incestueuse entre un frère et sa sœur – se superpose la nécessité d’un tel comportement, Criton doit agir en barbon pour éviter les soupçons sur son départ inattendu. Ses filles doivent lui obéir parce qu’il est leur père. Cette idée nous permet de nuancer l’opinion de Lancaster pour qui Criton est « sévère avec ses filles, franc et cruel dans ses révélations, un vieil homme rusé et non plaisantop. cit., p. 139.
Même si Du Ryer était obligé de rendre Criton énigmatique, il aurait été judicieux de sa part de mettre en scène un combat intérieur qui justifierait l’absence de sensibilité du personnage. De plus, l’attitude qu’il adopte envers ses filles apparaît aux yeux des autres comme en rupture avec son caractère. Le Roi ne comprend pas pourquoi son fidèle ami refuse son union avec Bérénice et pourquoi il est devenu si fuyant : « je ne sçaurois m’empescher de faire un mauvais jugement de la sagesse de Criton » (II, 1). À la scène suivante, Tarsis rappelle à son père ses qualités et son utilité : « vous connoissez par de grands effets, combien sa prudence et son courage ont contribué au repos et à la gloire mesme de cet Empire ». Les véritables sentiments du personnage n’apparaissent qu’à la dernière scène. C’est sous la contrainte qu’il a divulgué à Tarsis sa véritable identité
Serviteur du Roi, Léonide remplit la fonction de messager. Bien que son rôle soit limité à trois répliques
La tragi-comédie est un genre dramatique qui se caractérise la plupart du temps par son invention romanesque, le mélange de la matière comique et tragique, une fin heureuse et son personnel dramatique noble. L’amour est au centre de la plupart des pièces. Tous les caractères de la passion y sont évoqués : sa soudaineté, la dévotion de l’amant pour sa maîtresse, leur attachement mutuel… Bérénice ne fait pas exception à la règle car l’amour est le sujet dont parlent les personnages et le constituant majeur de l’intrigue. À la différence d’autres tragi-comédies, celle-ci met en scène deux couples déjà unis ce qui implique qu’ils se sont déjà révélés leur passion. L’amour, tel qu’il nous est présenté dans la pièce, est cet « ultime avatar de l’utopie amoureuse que rêve de promouvoir l’aristocratie mondaineAmour précieux, amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980, p. 11.Ibid., p. 32.
Bérénice : Cessez de m’offenser par cette parole d’amour, qui n’a plus rien dans vostre bouche que d’horrible et d’effroyable.
Tarsis : Non, non, Berenice, je ne vous offenceray plus. […]
Quelles que soient les circonstances, l’amant doit faire en sorte que la gloire de celle qu’il aime grandisse. Bien que cela lui coûte, c’est le projet qu’énonce Tirinte.
Tirinte : […] si vous voulez une couronne, je m’efforceray de vous l’acquerir au despens de mes esperances et de ma felicité. Parlez-moy donc librement, je suis prest à travailler contre moy s’il faut travailler pour vostre gloire. (IV, 1)
Les jours heureux sont limités pour un amant tendre. Ainsi, dès qu’il se croit seul, il passe son temps à gémir ou à se lamenter. Sur les cinq monologues que comptent la pièce, quatre sont le fait de deux personnages masculins. La plainte apparaît alors comme une composante majeure de l’amour.
Le tendre et le plaintif est le vray caractère de ceux qui ayment. L’air languissant leur est propre, ils doivent avoir le ton bas et négligé dans la douleur […] Toutes les paroles d’un véritable Amant, quand mesme il ne seroit pas mal-heureux, ont tousjours quelque image de plaintes.
Abbé Cotin, Œuvres galantes, 1663, p. 280-281. Cité par Pelous,op. cit., p. 46.
L’amant ne doit pas pour autant s’abandonner au désespoir car si l’on aime, il faut assumer toutes les souffrances qui vont avec. C’est de cette façon qu’il faut interpréter une des répliques de Tarsis : « Réservons donc nos soupirs pour les donner au desespoir, si je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous conserver. » (IV, 7). Implicitement, le héros fait allusion au suicide. Mourir d’amour est un des thèmes les plus fréquents dans la rhétorique tendre.
L’amour tendre se construit autour de lieux communs issus pour la plupart de la poésie de Pétrarque. L’un des plus importants est que la passion rend aveugle
À l’époque de la rédaction de la pièce, on constate un foisonnement de discussions amoureuses qui constitueront une grande partie des conversations des salons mondains dont on retrouvera une trace dans la littérature de l’époque, notamment dans les romans des Scudéry ou bien encore dans les Conversations sur divers sujets de Madeleine de Scudéry. Les personnages principaux de Bérénice sont amoureux et parlent d’amour. Le fait que le nom abstrait amourQuestions d’amour ou Conversations galantes dédiées aux belles publiées par Charles Jaulnay en 1671. Dans cet ouvrage, l’auteur répertorie toutes les questions que l’on peut se poser sur l’amour. Il répond à chacune d’entre elles de façon plus ou moins brève en s’appuyant souvent sur l’expérience de la vie. Ainsi, on remarque que l’une des problématiques de la pièce que nous développerons un peu plus tard, celle de la nature de l’amour et du mérite, est abordée.
2. S’il est plus doux d’estre aimé par inclination, que par estime, ou par reconnoissance.
R. Si l’on admet ces trois sortes d’Amour, il est certain qu’il est plus doux de devoir son bonheur à son mérite, qu’à ses services, ou à la pente naturelle qu’on aura euë à nous aimer. (p.3-4)
Toutes les citations sorties subséquentes, hormis celles issues de la pièce, proviennent des Questions d’amour ou Conversations galantes dédiées aux belles, Paris, Loyson, 1671.
Les personnages se posent les mêmes questions que les contemporains de Du Ryer car l’amour est leur sujet de conversation favori. Ces interrogations sont le fruit des épreuves que Bérénice et les autres doivent surmonter, y répondre c’est donc s’engager dans une voie. L’action, c’est-à-dire le choix entre plusieurs options, équivaut à une réponse à une interrogation galante.
Vers la fin de la pièce, Tarsis et Bérénice sont confrontés à un dilemme : peuvent-ils rester amants bien qu’ils soient frère et sœur ? Se pose alors la question de l’après amour, en d’autres mots du passage de l’amour à l’amitié qu’étudie Jaulnay.
8. Si l’on peut passer de l’amitié à l’amour, et de l’amour à l’amitié ?
R. Il n’est pas difficile à comprendre que l’amitié devienne amour ; mais il n’y a que la possession qui puisse changer l’Amour en amitié.
La réponse sous-entend la difficulté de passer d’un état à un autre. L’attitude de Tarsis témoigne de cette souffrance. Selon lui, il s’agit même d’une impossibilité.
IV, 7 Tarsis : « Que de peines ! que de maux ! que de supplices ! et que l’on endure de tourmens, quand il faut qu’une amour extréme se convertisse en amitié. »
V, 2 Tarsis : « On peut aller facilement de l’amitié à l’amour, mais il n’est pas si facile d’aller de l’amour à l’amitié ».
Ce faux obstacle permet d’évoquer une autre question galante. En effet, Bérénice, à la scène 5 de l’acte III, demande à Tarsis de l’oublier et donc de la haïr afin d’éviter un conflit entre le père et le fils. Cette raison n’est pas valable aux yeux de notre héros et ne l’est pas non plus selon l’idéologie amoureuse de l’époque : lorsque le sentiment amoureux est encore vivace, il est impossible de détester ce qu’on aime.
17. Si l’on peut passer de l’amour d’inclination à la haine ou à l’indifférence ?
R. Il n’y a que l’infidélité et la perfidie qui nous fasse passer de l’amour à la haine ; mais la fin du goust fait cesser d’aimer sans haïr, et la possession paisible est presque toûjours suivie d’indifference.
Ainsi, l’auteur évoque toutes les vicissitudes de l’amour en tenant compte de l’opinion qui prévaut dans les années 1640. Dans cette optique, on comprend mieux pourquoi Bérénice est outrée par le comportement d’Amasie à la scène 1 de l’acte III et pourquoi elle ne conçoit pas que sa sœur privilégie sa gloire future et oublie son amour pour Tirinte car selon l’époque, la gloire de l’être aimé passe avant la sienne. Tirinte et Tarsis, en bons amants courtois, obéissent à cette loi énoncée par Jaulnay.
2. Si l’on doit preferer la grandeur de l’objet aimé à la sienne propre ?
R. On vit plus dans l’objet aimé qu’en soy-mesme et d’une vie plus agréable, c’est pourquoy, on ne doit point douter qu’un veritable Amant, ne prefere le bien de sa Maistresse au sien propre, mais c’est seulement par la raison que j’ay dit. (p. 60)
Une des fonctions de ces débats, notamment celui sur la gloire où Amasie accuse sa sœur d’être ambitieuse (I, 3), est d’éprouver l’amour de Bérénice et de démontrer s’il est honnête ou non. Il s’agira de prouver si Bérénice est plus attachée à Tarsis qu’à sa Couronne. Comme c’est le cas, la fin est cohérente car quoique Tarsis soit déchu de sa couronne, Bérénice souhaite toujours l’épouser. L’amour entre les deux héros correspond donc parfaitement à l’idéal galant comme en témoigne le fait qu’ils pensent s’aimer éternellement ; Bérénice : « si vous devez vivre aussi long-temps que durera mon amour, vous seriez sans doute immortel. » (III, 5). Comme nous l’avons vu précédemment, l’amour mondain conserve quelques traces de cette conception. La rupture entre les deux idéologies se manifeste notamment par la perte de cet idéalisme, les contemporains de Jaulnay ne croyant plus en l’amour éternel.
Question premiere. S’il peut y avoir d’eternelles amours ?
R. Il n’y en a que dans l’idée et dans les promesses des Amans : et les plus durables degenerent en amitiez, qui n’ont ny les soins, ny les empressemens, ny les douceurs de l’amour. (p. 83)
Le couple formé par Amasie et Tirinte est confronté à des problèmes amoureux beaucoup plus concrets. Les réactions de Tirinte sont souvent proches de celles du jaloux, puisqu’il doute souvent de l’amour de sa maîtresse. Ce sentiment permet la mise en pratique des questions posées par Jaulnay sur l’incertitude et les preuves d’amour.
5. Si l’on peut avoir la derniere asseurance, ou la derniere certitude d’estre aimé ?
R. On s’en flatte, du moins, mais les legeretez, et les inconstances, si frequentes, de l’un et de l’autre sexe, nous en doivent faire douter, mesme dans les momens les plus tendres de l’amour. (p. 33-34)
Question premiere. Quelles sont les preuves essentielles d’Amour ?
R. Les preuves essentielles d’amour sont la confiance entiere, les pleurs, et la jalousie, tout le reste se peut contrefaire. (p. 48)
La position exposée à travers Tirinte semble donc moins idéaliste. Elle reflète l’opinion mondaine qui critiquera l’austérité de l’idéalisme amoureux.
La notion de mérite est centrale dans la conception de l’amour tendre. Cette doctrine, véhiculée par l’œuvre d’Honoré d’Urfé, est inspirée d’une « mystique platonisanteop. cit., p. 105.
L’entendement, seconde en dignité des facultés de l’âme, porte d’abord un jugement sur les qualités de l’ « objet aimé » ; cette connaissance des mérites est le point de départ nécessaire de l’amour […].
Ibid.
On aime donc quelqu’un parce qu’on l’estime. Comme le dit Diane dans l’Astrée : « Il est impossible d’aymer ce que l’on n’estime pasUrfé Honoré d’, Astrée, I, 337. Cité par Pelous, op. cit., p. 105.
Amasie : « Il faut que vous leviez les yeux, pour voir la cause de vostre amour, et il faut que j’abaisse les miens pour voir l’objet de ma passion. […] et pour dire tout en un mot, vous aymez un plus grand que vous, et j’en ayme un moindre que moy. » (I, 1)
Si tous les personnages sont d’accord sur le fait qu’il faut aimer quelqu’un qui soit digne de soi, la question du mérite et de la naissance divise les deux sœurs. Selon Bérénice
Amasie : « Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. Les hommes genereux sont tousjours grands et relevez, et pour estre dignes d’une fille, il leur suffit de meriter les caresses, et les presens de la fortune. Enfin je croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, et des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé […]. » (I, 3)
Bérénice, dont on apprendra plus tard l’origine royale, adopte une position aristocratique qui privilégie la naissance. Elle est en accord avec les idées du eop. cit., p. 65.Bérénice il a pour fonction de mettre à l’épreuve l’amour de l’héroïne. En effet, après un interrogatoire assez tendu, Bérénice avoue à sa sœur qu’elle aimerait toujours Tarsis même s’il n’était pas prince. Or c’est ce qui advient à la fin puisque Tarsis n’est que le fils de Criton. Toutefois, on pourrait se demander si les principes aristocratiques énoncés par cette princesse altière ne sont pas en contradiction avec cette affirmation. En fait, Du Ryer était obligé de faire tenir ce type de discours à Bérénice pour que le spectateur perçoive son origine sociale élevée. Ainsi, elle met en évidence sa condition royale à de nombreuses reprises, comme autant d’indices de sa qualité car seule une fille de roi peut tenir ce genre de discours.
Amasie : C’est assez de respecter la vertu en ceux qui sont plus grands que nous.
Bérénice : C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous. (I, 3)
La situation initiale se trouve inversée : alors que Bérénice devait épouser un jeune homme de condition supérieure, c’est elle qui à la fin épouse un jeune homme de condition inférieure. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de rencontrer le même type de discours dans la bouche du Roi, le père de Bérénice.
Le Roi : Je veux mettre la couronne sur la teste de sa fille, je veux m’abaisser jusques à luy, je veux l’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune luy presente, et que mon amour luy confirme. (II, 1)
La fréquence de ce thème dans le théâtre du eAlcionée. Dans cette pièce, le roi déclare que même s’il reconnaît et estime la valeur personnelle, celle-ci ne remplacera jamais le rang : une fille de roi n’épousera jamais qu’un roi. On retrouve aussi ce sujet dans Nitocris : la reine de Babylone peut-elle épouser un sujet ? Cléodate a la force, la vertu mais il ne l’aime pas. La reine renoncera à lui par crainte de se donner un maître et de déchoir. La tragi-comédie de Cléomédon présente des points communs avec Bérénice. En effet, Célanire ressemble en quelque sorte à Amasie car selon les deux jeunes filles, la vertu est l’expression d’un mérite qui équivaut à une haute naissance : « Si par la vertu l’on paraist fils des Dieux, / Cleomedon sans doute est descendu des cieuxPierre Du Ryer and his tragedies. From envy to liberation, Genève, Droz, 1988, p. 31.
Dans l’univers dramatique de Du Ryer, la force émane du mérite, mais le mérite est contingent à la sagesse, la reconnaissance et l’amour, malgré les déclarations contraires d’Alcionée. […] Le mérite doit être exploité pour être apprécié, sinon il est en jachère, car comme le dit La Rochefoucauld, « La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre » (
Maximes, n.153). À mesure que le siècle avance, ce divorce entre le mérite-disposition et le mérite-action devient de plus en plus prononcé.Ibid., p. 43-49. Nous traduisons : « In Du Ryer’s dramatic universe, force emanates from merit, but merit is contingent on wisdom, recognition, and love, despite Alcionée’s statements to the contrary. […] Merit must be exploited to be appreciated, otherwise it lies fallow, for as La Rochefoucauld says, « La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre » (Maximes, n.153). As the century wears on, this divorce between merit-disposition and merit-action becomes more and more pronounced. »
En plus du lien qui unit l’amour tendre à la question du mérite, celle-ci est d’autant plus intéressante qu’elle offre un éclairage particulier sur la société hiérarchisée du e
Selon la définition que donne Richelet dans son dictionnaireDictionnaire français, contenant les mots et les choses, plusieurs remarques sur la langue française, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680. gloire possède au eorgueil » et « se prend en bonne et mauvaise part ». Les rapports qui unissent l’amour et la gloire sont à l’image de cette ambiguïté. En effet, l’amant doit manifester sa gloire par des actions héroïques. De plus, il doit travailler à la gloire de celle qu’il aime, c’est-à-dire contribuer à la réputation de sa maîtresse. L’amour est donc considéré comme facteur d’accroissement de la gloire personnelle.
Bérénice : mais j’ay assez de raison pour me persuader moy-mesme, ou que nous ne devons point aimer, ou que nous ne devons aymer que des objets dont l’amour nous soit glorieuse, et qui nous fassent reluire en nous bruslant. (I, 3)
Dans cette réplique, Bérénice insinue que la gloire peut être la cause de l’amour. Elle parvient donc à surmonter l’opposition entre l’amour et la gloire. Selon Jean-Michel Pelous, cet antagonisme est intrinsèque à la conception de l’amour tendre.
Le conflit entre l’amour et la gloire, c’est-à-dire entre l’amour et le monde, est dépassé grâce à une dialectique simple ; si l’on admet que l’indignité du déshonneur est incompatible avec la dignité de l’amour […] il devient évident qu’en choisissant l’honneur on choisit également l’amour.
Pelous Jean-Michel, op. cit., p. 115.
Parallèlement, l’amour et la gloire peuvent entrer en conflit lorsqu’un des deux amants hésite entre l’épanouissement de sa gloire personnelle, à comprendre comme orgueil, et l’amour. La recherche de la gloire. C’est ce type de relation qui est surtout évoqué dans Bérénice. Au lieu d’apparaître comme un obstacle véritable à l’union des amants, cette thématique joue le rôle d’un faux obstacle et vise essentiellement à disqualifier la relation d’autrui. En effet, Amasie et Bérénice s’accusent à tour de rôle d’être ambitieuses. L’ambition, selon le dictionnaire de FuretièreFuretiere Antoine, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690.
Amasie : « Vous pouviez bien l’attendre de mon courage ; la Couronne est assez belle pour la preferer à l’amour. »
Amasie : « Quoy, si Tirinte m’ayme, il ne considerera point la gloire que je trouve en l’abandonnant ? » (III, 1)
La condamnation de Bérénice est immédiate.
Amasie : « J’ayme autant la Couronne dessus ma teste, que sur la teste d’une autre.
Bérénice : Veritablement cette ambition est fort belle, et digne d’un cœur genereux. » (III, 1)
Bérénice sous-entend que la mauvaise ambition ne peut pas naître dans un cœur vertueux. L’héroïne tragi-comique qu’elle est ne peut soutenir qu’une position qui exalte la recherche de l’excellence de la vertu. Du Ryer a choisi de traiter ce motif car il est inévitable dans la peinture de l’amour tendre. L’abandon d’un amant pour la couronne est un risque inévitable et en parler permet d’évoquer les souffrances de l’amour. Tirinte évoque ce danger à de nombreuses reprises.
IV, 1 Tirinte : « Je ne suis pas de ces lâches de qui l’interest est le maistre, si vous voulez une couronne, je m’efforceray de vous l’acquerir au despens de mes esperances et de ma felicité. »
Amasie : « je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition »
IV, 3 Tarsis « L’amour me conservera son cœur.
Tirinte : L’ambition peut vous l’oster. »
Au lieu de développer ce qui aurait pu donner lieu à un obstacle, Du Ryer a préféré l’évoquer en passant comme s’il souhaitait s’attarder davantage sur le développement des sentiments des personnages que sur le traitement conventionnel des obstacles à l’amour.
Par déguisement inconscient nous entendons le fait de se croire autre que ce que l’on est réellement. Dans cette pièce, on dénombre deux déguisements inconscients : un féminin, celui de Bérénice, et un masculin, celui de Tarsis. Georges Forestier explique que « le fait que la tradition du déguisement inconscient masculin remonte à la tragédie antique explique que ce type de rôle soit resté plus particulièrement masculinIbid., p. 103.Bérénice à la forme la plus célèbre de méconnaissance d’identité, la substitution d’enfants. D’un point de vue dramaturgique, le changement d’identité que suppose l’ignorance d’identité doit avoir eu lieu avant le commencement de la pièce. De fait, le spectateur et les personnages sont plongés dans le même état d’ignorance. Il ne s’agit pas du type le plus répandu car cela concerne seulement 8 pièces examinées par Georges Forestier, soit environ 13, 3% pour l’échange du héros et 17 % en ce qui concerne une héroïnesans changement de condition, le déguisement supérieur, le déguisement inférieur et le déguisement en berger. Le cas de Bérénice entre dans la troisième catégorie car de fille de noble sicilien, elle devient princesse crétoise. En revanche, celui de Tarsis entre dans la deuxième catégorie, la plus nombreuse avec dix-neuf personnages masculins et vingt personnages fémininsIbid., p. 137.Ibid., p. 111.Œdipe, mais il a préféré lui conférer un rôle que Georges Forestier qualifie « d’observateur-manipulateur ». En effet tout au long de la pièce, il fait en sorte de retarder le plus possible la révélation afin de se préserver du châtiment royal.
Un des thèmes qui accompagne le plus souvent l’ignorance d’identité est celui du risque d’inceste. Trois groupes de personnages sont susceptibles de courir ce risque : un frère et une sœur, une mère et un fils, un père et une fille. Le fait que l’auteur ait opté pour le dernier groupe manifeste l’originalité de la pièce car Georges Forestier n’a relevé ce choix que dans une autre pièce, et de surcroît en prose, Pandoste de Puget de la SerreIbid., p. 507.
O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. (V, 6)
En ce qui concerne le faux risque d’inceste, l’auteur a opté pour le schéma dans lequel les amants découvrent en cours de route qu’ils sont frère et sœur. Ce choix permet l’élaboration de plusieurs scènes dans lesquelles les amants expriment leur horreur face à cet amour criminel. Trois scènes sont consacrées à la manifestation de ce sentiment : la scène 7 de l’acte IV dans un monologue de Tarsis, puis la scène 1 de l’acte V dans une discussion entre Bérénice et Amasie, à la scène 2 de l’acte V, dans laquelle les amants se renvoient tour à tour leur stupéfaction et leur honte, et enfin, dans un nouveau monologue de Tarsis à la scène suivante.
Tarsis : De quel nom vous appelleray-je ?
Bérénice : Mais de quel œil vous regarderay-je ?
Tarsis : Il m’est encore impossible de vous appeller ma sœur.
Bérénice : Il m’est encore impossible de vous regarder en frere. […] (V, 2)
Roger Guichemerre voit dans la mise en scène de ce thème un moyen pour le dramaturge de mettre en scène des scènes « piquantes » ou pathétiques qui plaisaient beaucoup aux spectateurs de l’époqueLa tragi-comédie, Paris, PUF, 1981, p. 146.
Dans l’histoire du théâtre, le thème de l’attachement au pays natal avait trouvé un développement dans la tragi-comédie de Garnier, la Bradamante (1582). Toutefois, c’est avec beaucoup plus de solennité que Du Ryer a traité ce sujet. D’ailleurs, si l’on en croit LancasterOp. cit., part II, vol. 2, p. 531.Bérénice est la deuxième de ses pièces à évoquer en filigrane ce sujet. Pierre Du Ryer commença avec Saül (1642), poursuivit dans Scévole (1647), mais c’est surtout avec Thémistocle (1648) et l’histoire du héros éponyme, un patriote exilé par ses concitoyens pour avoir montré trop de zèle, que l’auteur développa la thématique. Dans ce dernier cas comme dans notre pièce, on remarque que l’attachement à la patrie est d’autant plus fort que les héros sont exilés. Bérénice, Amasie et Criton ont dû quitter leur Sicile natale pour échapper aux « fureurs » (I, 5) du tyran Phalaris. La Crète apparaît alors en contre-point comme un refuge, un asile. Pourtant, la patrie d’origine n’a pas été oublié ; Bérénice rappelle à Amasie les « calamitez » qu’a connues leur patrie (I, 1). La Patrie est personnifiée et incarne en quelque sorte un symbole de servitude. Ainsi, lorsque Bérénice annonce à Tarsis que les Siciliens se sont révoltés contre le tyran, elle parle de « la delivrance de [sa] Patrie » (IV, 4). Dans la même scène, elle laisse entendre que le lien qui unit chaque personne à son lieu d’origine est plus fort que tout et que la gloire n’est pleine et entière que lorsqu’on la savoure dans sa Patrie.
Tarsis : Mais les honneurs sont des biens que l’on peut gouster en tous lieux.
Bérénice : Mais on croid qu’ils sont plus doux quand on les gouste parmy les siens, et que pour tesmoins de sa gloire on a les yeux de sa Patrie.
Toutefois, les personnages exilés ne semblent pas ressentir une quelconque nostalgie envers leur pays d’origine.
Le thème du patriotisme permet d’évoquer quelques questions politiques. Bien que la politique ne soit pas un thème très présent dans la pièce, on remarque néanmoins qu’elle est au point de départ de l’histoire. En effet, c’est parce que le royaume du Roi était en danger que Criton a échangé les enfants à leur naissance. Ainsi, la politique n’est évoquée que dans son instabilité, lorsque l’État est en péril. Le Roi fait souvent allusion aux guerres qui l’ont menacé. À cela s’ajoute la question de l’usurpation du pouvoir et du tyran. Traitée de façon presque anecdotique avec le Roi qui menace de devenir tyran pour obtenir Bérénice, dans le cas de Phalaris, le ton est beaucoup plus sérieux. Dans une tirade enflammée, le Roi évoque la question de la légitimité du prince et du devoir qu’a tout « patriote » de rétablir l’autorité légitime.
Celuy qui regne en Sicile, l’execrable Phalaris ayant usurpé la Couronne, est-il son Prince legitime, et doit-il apprehender de deplaire à un Tyran dont il doit rechercher la mort. Ha ! Tirinte, si Criton avoit de l’amour pour la liberté de son Pays il devroit presser luy-mesme cette avantageuse alliance, non pas pour avoir la gloire de voir sa fille dans un throsne, mais pour en tirer les moyens de restablir sa Patrie, et d’en estre quelque jour le glorieux restaurateur. Cette ambition est belle, et ne la nourrir pas dans son ame quand son Pays est malheureux, certes c’est estre criminel et favoriser la Tyrannie. (II, 1)
L’usurpation du pouvoir est un thème que l’on rencontre souvent dans ce genre théâtral. Le traitement du patriotisme ajouté à celui de la politique permet à la pièce de lui donner un cadre assez sérieux. De plus, faire de Bérénice une patriote, contribue à sa personnalité de princesse altière.
Comme Du Ryer le sous-entend dans l’avis au lecteur de Bérénice, il n’est pas le premier à avoir tenté l’expérience de l’écriture en prose. Lancaster ajoute même qu’il existe à la fin du eop. cit., p. 134.Axiane (tragi-comédie publiée en 1644) et La Comédie des comédiens (poème de nouvelle composition, 1634. Pièce en prose avec certains passages en vers. Publiée en 1635).Zénobie (tragédie représentée en 1640, publiée en 1647), La Pucelle d’Orléans (tragédie publiée en 1642, jouée en 1640), Cyminde, ou les deux victimes (tragédie jouée en 1642).Erigone (tragi-comédie représentée en 1642).Herménigilde (tragédie, 1641/1644).Le pédant joué (comédie, 1645). Aucune représentation attestée.Pandoste ou la princesse amoureuse (1631) ; Le Pyrame (1633) ; Thomas Morus (1641/1642) ; Le Sac de Carthage (1642/ 1643) ; Le Martyre de Sainte Catherine (1643). Ses tragi-comédies en prose : Climene ou le triomphe de la vertu (1642/ 1643). Thésée ou le prince reconnu (1644).Pratique du théâtreLa Pratique du Théâtre (1657), éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, livre III, chap. 10, p. 383-384.
Pour l’entendre, il faut présupposer, Que les grands vers de douze syllabes, nommés
Communsdans les premiers Autheurs de la Poésie Française, doivent être considérés au Théâtre comme de la prose : car il en est de ces sortes de vers comme des Iambes, qui selon la doctrine d’Aristote furent choisis pour les Tragédies par les Anciens, à cause qu’ils approchent plus de la prose que tous les autres, et qu’ordinairement en parlant Grec ou Latin, on en fait sans y penserHélène Baby précise qu’il s’agit d’une allusion au chapitre 4 de .La Poétiqued’Aristote : « […] mais quand les échanges parlés furent introduits, la nature trouva d’elle-même le mètre approprié : le mètre iambique est en effet celui qui convient le mieux aux échanges parlés. En voici la preuve : lorsque nous conversons les uns avec les autres, nous prononçons un grand nombre de mètres iambiques […] » (49a22). Traduction Michel Magnien,op. cit., p. 91.
Bien que d’Aubignac admette que les vers soient la représentation conventionnelle du discours courant, il n’en semble pas pour autant convaincu ; en témoigne l’avis du libraire au lecteur de la Pucelle d’Orléans :
car, bien que la Poésie ait beaucoup plus d’agréments, elle a toujours la contrainte de la mesure et des rimes qui lui ôte beaucoup de rapports avec la vérité : et j’estime que la vraisemblance des choses représentées, ne donne pas moins de grâce et de force à la prose, que la justesse et la cadence aux vers.
De plus, grâce à l’avis des libraires au lecteur de Zénobie, on sait qu’il avait l’intention de publier un avant-propos contenant une Apologie de la prose contre le vers.
Le choix des vers semble imposé au dramaturge ; il parait même intrinsèquement lié à la langue française si l’on en croit Chapelain. Dans sa célèbre Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, il reconnait l’invraisemblance de l’expression en vers au théâtre. Toutefois, il éprouve quelques difficultés à l’expliquer et à se détacher de cette écriture.
Et en cela notre langue se peut dire plus malheureuse qu’aucune autre, étant obligée, outre le vers, à la tyrannie de la Rime, laquelle ôte toute la vraisemblance au Théâtre et toute la créance à ceux qui y portent quelque étincelle de jugement. […] Nous seuls, les derniers barbares, sommes encore en cet abus, et qui pis est, je ne sçois pas comment nous le pourrions quitter.
Chapelain Jean, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, 29 novembre 1630, dans Dotoli Giovanni,Temps de préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du « Cid », Paris, Klincksieck, 1996, p. 226-235.
Le fait de privilégier la prose au vers manifeste un souci de vraisemblance. En effet, si le théâtre est censé représenter les hommes en action alors il doit le faire fidèlement. Or, dans la réalité ils s’expriment en prose. La question de la vraisemblance va de pair avec un certain goût du naturel.
L’avis au lecteur de Bérénice éclaircit peu l’opinion de Du Ryer sur la question. Il y parle des genres en prose – en particulier de l’histoire dont il fait des traductions – qui sont du côté de l’utile ; le vers, donc la poésie et la poésie dramatique, est d’abord du côté de l’agréable. À cet égard, Lancaster qualifie cette position de philistineOp. cit., p. 134.Bérénice en cinq actes – qui lui était commandée, avec tout le travail et le soin qu’il mettait d’ordinaire : il l’écrivit en prose, ce qui ne s’était presque jamais vu, surtout pour une tragédie. Elle n’alla pas bien loin ». Op. cit., p. 320.
L’existence d’un vocabulaire de l’amour tendre met en évidence l’influence de cette idéologie dans les milieux mondains. Jean-Michel Pelous analyse dans son ouvrage sur la représentation de l’amour le caractère normatif du code tendre. Selon lui, « l’Amour, souverain absolu, impose son langage en même temps que ses lois et réduit au minimum la liberté de ses sujets dans l’un et l’autre domainesop. cit., p. 80.Bérénice, on retrouve pratiquement tous les mots relevés par Pelous ; à l’exception de glace qui est employé dans un autre sens, seul fers et martyre sont omis. Ce vocabulaire tend d’abord à exposer l’ardeur de la passion amoureuse, d’où la présence du champ sémantique de la flamme. Ainsi, on compte trois occurrences de brûler, trois d’enflammer ou de son substantif, trois de feu, une d’embrasement, une d’ardeur, deux d’ardent – d’ailleurs associé une fois à passion – et dix neuf de passionobjettraitcharmeCharme : p. 5, 21, 44, 55 et 57. Charmant : p. 15. Charmer : p. 37.soupirsBérénice aucun amant n’est repoussé par une belle inhumaine, on note l’utilisation de ce champ sémantique pour exprimer la souffrance en général. De telle sorte que, si tourment, supplice et douleur sont faibles, la cruautéTourment/ tourmenter : p. 32 et 48. Supplice : p. 47, 52, 55, 57, 62. Douleur : p. 38 (2), 56, 63. Cruauté : p. 48 et 63.trépas est absent de la pièce ; par contre, la mort est l’issue à laquelle pense Tarsis lorsqu’il est au bord du désespoirmort comme issue tragique n’est évoquée explicitement que par Tarsis (p. 41 et 57).chaînes et les liensChaînes : p. 20. Liens : p. 19, 22 et 49.
Toutes ces indications nous permettent d’affirmer que le vocabulaire utilisé par les personnages de Bérénice appartient à une conception particulière de l’amour, celle de l’amour tendre, mais aussi à une tradition littéraire ancienne, liée à la poésie de Pétrarque. Pierre DumonceauxLangue et sensibilité au XVII e siècle. L’évolution du vocabulaire affectif, Genève, Droz, 1975, p. 35.
L’expression des sentiments passe souvent par la mise en place d’un champ sémantique assez restreint mais très exploité ; en témoigne cette réplique de Tarsis : « le Roy rougira bien-tost de bruler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur » (IV, 3). Dans cette phrase, Tarsis évoque la honte qu’éprouvera son père par le biais du verbe rougir. Ce désir s’inscrit dans la thématique de la flamme amoureuse avec brûler et passion. Or, le verbe rougir a aussi un rapport avec le feu, au sens propre. De fait, c’est toute une métaphore filée du feu qui parcourt l’ensemble du passage ; le feu étant à prendre au sens propre comme au sens figuré. Du Ryer se sert donc de topoï qu’il combine les uns avec les autres dans une perspective de poétisation du discours des personnages.
Le lyrisme se manifeste principalement dans les monologues. On en dénombre cinq : deux de Tirinte (II, 4 et IV, 2), deux de Tarsis (IV, 7 et V, 3) et un de Bérénice (III, 4). Leur caractère lyrique est notamment souligné par certains aspects du rythme. Ainsi, on remarque que les impératifs sont le plus souvent répétés deux fois, même s’il n’est pas rare de rencontrer d’autres formes verbales elles aussi répétées : « Allons, allons » (II, 4), « Venez, venez » (IV, 2), « J’aime, j’aime Berenice » (IV, 7). L’impératif est employé dans le cadre plus général de l’invocation de divinités, de notions abstraites personnifiées, ou d’apostrophes de l’être aimé : « ô Dieux, ô amour, ô fortune, privez moy […] » (II, 4), « O destins ! ô Dieux ! ô Nature ! N’aviez vous mis […] » (V, 3). Le lyrisme de ces deux phrases est renforcé par les interjections que l’on rencontre à profusion dans tous les monologues. « Ha », « hé », « hélas », en appuyant un énoncé exclamatif, exprime la subjectivité de celui qui parle. Tous ces monologues mettent en scène des personnages en proie au doute. Ce sentiment s’exprime par une grande fréquence d’interrogations, la plupart du temps totales. L’incertitude de la posture à adopter est affirmée par la récurrence des hypothétiques. Il s’agit donc de monologues délibératifs où à la fin le personnage doit avoir pris une décision qui l’engage dans la suite de l’action. Cette utilisation du ce type de discours est tout à fait conventionnelle. Ainsi, Du Ryer utilise tous les outils propres à exprimer le désarroi des personnages.
L’avis au lecteur de Bérénice montre qu’on est encore loin de l’idéal classique d’une poésie horatienne qui mêle l’utile à l’agréable. Même si à cette époque la poésie en prose n’existe pas, on pourrait voir dans cette tragi-comédie une entreprise malherbienne qui prône une poésie proche de la conversation. De plus, la grande part occupée par les conversations, rattache cette pièce à une tradition romanesque que développent dans les années 1650 Georges et Madeleine de Scudéry avec Artamène ou le Grand Cyrus et la Clélie.
Les personnages de Bérénice débattent sur les questions d’amour de telle sorte que, en présentant tous les avis, on ne discerne pas le point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas de discussions spéculatives mais de débats qui engagent la personnalité de chaque intervenant. Lorsqu’ils parlent d’amour, ils défendent leur point de vue, mais surtout leur choix d’aimer une personne plutôt qu’une autre. Dès lors, ces dialogues sont des justifications qui impliquent davantage les interlocuteurs. L’organisation externe de ces débats est souvent la même. Ainsi, Du Ryer a recours au jeu de question/réponse afin d’éviter qu’un personnage ne prenne trop longtemps la parole ; c’est ce que fait Tirinte à la scène 3 de l’acte IV. L’interrogation peut aussi permettre à celui qui se confie de demander son avis à son interlocuteur ; c’est le cas à la scène 1 de l’acte I :
Bérénice : Que diriez-vous si j’aimois un Prince ?
Amasie : Je dirois que vostre condition […].
Tout le début de cette scène est organisé de la manière suivante : Bérénice pose des questions à valeur hypothétique à Amasie, à l’intérieur desquelles elle décrit sa situation. Cette construction est judicieuse car elle permet de connaître les tenants et aboutissants de l’action sans pour autant avoir recours au récit. De plus, cette scène est marquée par l’utilisation de répétitions qui rythment la conversation. La figure de la prétérition, qui se manifeste notamment par la réitération du verbe dire au conditionnel, masque l’apport d’informations ; en d’autres mots, on feint de demander l’avis de l’autre pour pouvoir lui raconter ce qu’on veut sans que cela ne soit trop apparent et rébarbatif. Cette construction ne vaut que lorsque la discussion entre les deux personnages est cordiale et purement informative. Dans les autres cas, le dialogue est un débat, c’est-à-dire un échange d’idées, qui ressemble à des joutes verbales.
Bérénice est Amasie s’affrontent dans deux scènes (I, 3 et III, 1) pour savoir laquelle des deux a choisi le meilleur amant. Il s’agit de discours argumentés et bien construits, en témoignent l’utilisation massive de la conjonction de subordination à valeur causale puisque, de conjonctions de coordination (car, donc, mais), d’adverbes (enfin, certainement) et l’utilisation d’exemples. Leur discours s’apparente à des plaidoiries dont le but est de défendre sa propre position. D’ailleurs, Bérénice utilise elle-même le substantif féminin défense pour qualifier l’entreprise d’Amasie : « Quoy que vous disiez pour vostre deffense » (I, 3). La définition de Furetière appuie cette idée car la défense désigne l’« action par laquelle on se deffend, on resiste aux violences de ceux qui attaquent. […] Cet Orateur a entrepris la deffense de cette proposition, il la soûtient hautement ». Chaque réplique d’Amasie est alors perçue comme une attaque. L’argumentation de ces deux personnages consiste la plupart du temps à résumer de façon succincte voire caricaturale l’opinion de l’autre afin de la réfuter ; en témoigne cette réplique de Bérénice : « Lors que pour justifier vostre amour vous allez chercher des raisons jusques dans le Ciel, vous tesmoignez sans doute que vous en avez bien peu, puisque vous en allez chercher si loing » (I, 3). Amasie a souvent recours à cette méthode afin de déstabiliser Bérénice, de la provoquer : « A vostre compte, Berenice, la grandeur seroit la gloire d’un homme : Et la fortune donneroit un bien, qu’on ne peut recevoir que de la vertu » (I, 3). Quant à Bérénice, sa stratégie est celle de la concession comme c’est le cas dans cet exemple tiré de la même scène : « Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition ». La répétition du verbe savoir est d’abord synonyme d’approbation, puis elle devient un outil de contre-argumentation soulignée par l’adversatif mais. Bérénice utilise souvent l’antiphrase pour disqualifier son adversaire : « Que vostre amour est parfaite » (III, 1). Lorsqu’Amasie recourt à cette arme, elle l’associe souvent à une reprise ironique des mots employés par Bérénice. Quand celle-ci lui dit qu’elle lui a « donné de l’estonnement » (I, 3), elle répond : « Je vous diray tout de mesme que vous m’avez estonnée ». Cette reprise manifeste la volonté qu’Amasie a de montrer à sa sœur qu’elle a tort. La reprise des termes de l’adversaire permet de les retourner à son propre avantage :
Amasie : C’est un triste avantage que de meriter seulement ce qu’on ne sçauroit obtenir.
Bérénice : Il est plus avantageux de ne rien du tout obtenir que d’obtenir des choses qui nous fassent honte, et qui soient indignes de nous. (I, 3)
Comme l’écrit Roger Guichemerre dans son ouvrage sur la tragi-comédieop. cit., p. 211.
Parfois le dialogue s’anime, les répliques se font du « tac au tac », en réparties parallèles : c’est la stichomythie, que les dramaturges baroques ont souvent employée pour sa vivacité pathétique.
Certains auteurs de théâtre en prose, comme Puget de la SerreMartyre de Sainte Catherine. Disponible sur le site du CRHT.
Amasie : C’est assez de respecter la vertu en ceux qui sont plus grands que nous.
Bérénice : C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous.
L’échange de stichomythies, qui apparente la discussion à une sorte de ping-pong verbal, intensifie la violence des attaques : on n’est plus dans le développement d’idées mais dans l’affrontement de personnes, la guerre du « je » contre « vous ». À cet égard, la dernière réplique de la scène est significative. Il s’agissait bel et bien d’une compétition entre les deux jeunes femmes puisque Bérénice proclame : « Je resisterois mieux que vous ». La bataille tend à éprouver la vertu des jeunes filles, elle est donc d’ordre moral.
Le théâtre et les traductions de Du Ryer font une place importante au discours moral. Ce type de discours se rencontre dans Bérénice dans les discussions sur l’amour. Elles sont construites à partir de lieux communs. Ainsi, on y remarque une tendance à la généralisation qui se manifeste notamment dans l’emploi systématique du présent de vérité général ; en témoigne cette réplique de Bérénice : « c’est principalement par l’objet, que l’amour merite du blasme, ou qu’il est digne de loüange » (I, 3). L’héroïne ne tire pas cette leçon d’une expérience personnelle, elle l’énonce comme on dit un proverbe. Pour qu’il y ait sentence, il faut que la phrase soit courte et le propos le plus général possible. L’universalisation du discours se manifeste d’abord dans l’emploi du pronom indéfini on et l’utilisation de la première personne du pluriel. Cet effacement du locuteur derrière une instance impersonnelle participe à un effet de grandeur poétique, la forme sentencieuse allant de pair avec le propos universel. D’autres indices vont dans ce sens. En effet, l’emploi du groupe déterminant tout ce ajoute à l’indication quantitative de la totalité la saisie d’ensemble opérée par l’indéfinial., Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994, p. 158-159.tousjours permet de rendre valable cette idée à toutes les personnes et à toutes les époques. La construction impersonnelle est celle qui admet le mieux le discours généralisant, comme le montre cette réplique de Criton :
Il est tousjours dangereux de se gouverner par exemple ; il n’y a rien de plus trompeur que cette voye, et il s’en trouve beaucoup qui se laissant charmer par les prosperitez d’autruy, sont devenus sans y penser de fameux exemples de miseres. (III, 3)
Dans la même scène, Criton combine tous les éléments évoqués pour créer une sorte de vérité générale: « On fait gloire de tromper les filles, et tel a fait cent parjures, qui pense avoir gaigné cent victoires ». Le pronom tel et la répétition du nombre cent créent un effet de parallélisme propre à l’énoncé proverbial.
Ce goût des personnages pour la sentence est le reflet d’une mode qui s’amplifie tout au long du siècle, en particulier avec La Rochefoucauld et La Bruyère. On dénombre dans la pièce de nombreuses pointes. Les pointes sont des formules sentencieuses qui surprennent l’esprit par l’ingéniosité de leur tour. Elles se rattachent à l’esthétique de la surprise chère aux esprits baroques. Elles furent théorisées au eBérénice, les pointes peuvent énoncer le dépassement d’une impossibilité comme c’est le cas dans cette réplique de Bérénice : « J’ay fait une merveille, Amasie, puis qu’empeschant que mon amour ne parust, j’ay separé de la flame l’esclat et la lumiere » (I, 1). Elles peuvent aussi établir un rapport d’équivalence ou exprimer une vérité générale, comme en témoigne cet exemple.
Bérénice : […] mais je pourrois dire aussi, par ma propre experience que tout ce qui vient du throsne est absolu et souverain, puisque l’amour de Tharsis regne souverainement dessus moy. (I, 1)
Enfin, la pointe peut exposer un nouvel état de fait.
Tarsis : Quoy qu’il en soit, Berenice, je n’ay plus rien à perdre, puis que je viens de vous perdre […]. (V, 2)
Le Roi : […] je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. (V, 6)
Dans ces deux exemples, on remarque que la répétition participe au caractère sentencieux du discours. L’utilisation de pointes, tout en donnant un caractère ingénieux aux propos des personnages, participe au dynamisme des tirades.
« J’estime en effet, avec Théophraste, que la prose, du moins la prose soignée, et, si j’ose dire, travaillée, doit être soumise à un rythme, non pas rigoureux, mais assez libreDe l’orateur, livre III, éd. Henri Bornecque et Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1971, §184.Ibid., §175.Bérénice obéit tout à fait à cette recommandation. En effet, son caractère rythmé se manifeste tout d’abord par les parallélismes de construction qui foisonnent dans toute la pièce. Un des exemples les plus frappants se situe à la scène 1 de l’acte II dans la tirade du Roi : « Quoy, Tirinte, j’aymerois en vain Berenice ! Quoy, son Pere ne peut escouter mon amour ! Quelles difficultez oppose-il à mon dessein ? quelles raisons peut-il opposer à sa gloire ? ». Les deux premières phrases se construisent de la même façon, comme les deux suivantes. Les débuts du Roi sont d’autant plus remarqués qu’il s’agit de quatre alexandrins. Parallélismes et énumérations vont souvent de pair dans une prose où le rythme binaire l’emporte comme le montre cette phrase de Bérénice : « Plus vous parlez et plus vous nous donnez d’estonnement » (I, 5). Du Ryer fait se succéder à plusieurs répliques courtes, des répliques plus longues. Ainsi, lorsque les personnages prennent la parole plus longtemps, on remarque une certaine préférence pour l’hypotaxe. La parataxe est surtout utilisée dans des cas où l’argumentation doit se passer de développements ; en témoigne cette phrase de Tarsis : « Il est aymé dans vostre Empire, il est en veneration parmy les estrangers, vos ennemis le redoutent, et la perte que nous en ferions les consoleroit facilement de la perte de douze batailles » (II, 2).
Le rythme est avant tout caractérisé par l’utilisation abondante de répétitions. Selon Jacques Scherer, les dramaturges de l’époque « cultivent » cette figure « avec passionOp. cit., p. 333.Bérénice deux types majeurs de répétitions. En ce qui concerne le premier, il s’agit de l’anaphore, figure souvent utilisée en poésie. Le personnage peut répéter lui-même plusieurs fois les mêmes mots ou un autre personnage peut décider de répéter ce que son interlocuteur a dit sans modifier un seul mot, comme c’est le cas dans ce dialogue entre Bérénice et Tarsis :
Bérénice :
On veutrecommencer mes maux,on veutm’enleverde ce pays.Tarsis :
On veutvousenlever, Madame ! […]Bérénice : Hélas !
c’est un homme qui m’enleve; etc’est un homme quemon devoir m’oblige de suivre. (I, 7)Nous mettons en italiques les mots qui sont répétés sans modification. Nous soulignons les expressions répétées mais qui ont subies une modification, c’est-à-dire celles qui relèvent de ce que nous appelons la variation.
En ce qui concerne le second cas de répétition, il s’agit de ce que l’on peut appeler une variation : deux mots de la même famille sont répétés mais soit ils n’appartiennent pas à la même catégorie grammaticale, soit ils ne sont pas au même mode, à la même personne, au même nombre, soit la disposition des mots est changée, soit la modalité de la phrase est modifiée :
Amasie: Que nous
dites-vousMonsieur ?Criton :
Je disqu’il est necessaire, et pour vostre bien et pour mon reposque nous sortions de ce Pays.Bérénice :
! (I, 5)Que nous sortions de ce PaysTarsis : Sire, je venois vous faire sçavoir qu’il se dispose
àvousquitter.Le Roi :
Anousquitter.Tirinte :
Aquitterle Roy. (II, 2)
Dans la deuxième série d’exemples, on remarque plusieurs modifications. Tout d’abord, c’est le pronom personnel qui change de personne, puis c’est la place du complément et sa nature (article + nom). Les personnages rebondissent sur chaque mot pour exprimer leur émotion, l’étonnement.
Tarsis :
De quelnomvousappelleray-je?Bérénice : Mais
de quelœilvousregarderay-je?Tarsis :
Il m’est encore impossible de vousappeller ma sœur.Bérénice :
Il m’est encore impossible de vousregarder en frere. (V, 2)
Dans cet exemple, la répétition des mêmes groupes de phrase intensifie la tension dramatique et le pathétique de la situation. Les paroles des amants se répercutent en échos comme pour mimer leur désarroi. La variation peut aussi être l’expression d’une réappropriation des mots dans une visée argumentative.
Criton : Ainsi,
vous avezfailly toutes deux; elle d’aimer, et vous d’avoir enduré qu’elle aimast.Bérénice : Si
nous avonsfailly toutes deux, j’ay crû quetoutes deuxnous en avions quelque.raisonCriton : On n’a jamais
. (III, 3)raisonde faillirBérénice : S’il ne tient pas sa parole, comme
amant, il la tiendracomme genereux, et comme Prince.Criton :
Comme genereux et comme Prince!Quandil se souviendraqu’il estPrince,il ne se souviendra plusqu’il est. (III, 3)amant
Dans le premier exemple, Criton reprend le nom abstrait raison dans un autre sens. L’antanaclase assure la domination du père dans l’entretien. Il en est de même dans le second exemple car Criton reprend ironiquement les mots de Bérénice.
De fait, on peut parler d’une « esthétique du saisissement » car le style retranscrit les émotions des personnages de façon directe et frappante. De plus, il a peu de place pour le récit, les événements se déroulent sous les yeux des spectateurs, les plongeant au cœur de l’action. Les différents moyens mis en œuvre pour donner du rythme à la prose participent à cet effet. Ainsi, dire c’est montrer et l’on montre en disant.
Le style tragi-comique est souvent reconnaissable au mélange des tons. Dans notre pièce, on ne décèle que quelques traces comiques. Hélène Baby écrit que le comique propre à la tragi-comédie « passe par la dérision de scènes-clés qui se trouvent parodiées et dévaloriséesLa Tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit., p. 70.
Ainsi, comme le remarque Hélène Baby,
[…] les ressorts du comique tragi-comique s’articulent ailleurs que sur la bouffonnerie. […] le comique […] de la tragi-comédie se situe le plus souvent dans le déséquilibre entre le sérieux de l’action et la légèreté de son traitement : il est bien plutôt raillerie que bouffonnerie.
Ibid., p. 71.
Cette définition du comique tragi-comique nous permet de mieux comprendre la portée de toutes les répliques où Amasie et Bérénice se moquent l’une de l’autre, comme c’est le cas dans cette réplique d’Amasie : « Vous l’aymeriez asseurement, car il ne s’en faut guere qu’une fille n’ayme un homme quand elle est amoureuse de sa vertu » (I, 3). La pièce présente donc la nouvelle forme de comique telle qu’elle s’est développée dans les années 1630-1635, les comédies modernes se caractérisant par un comique d’enjouement qui rompt avec le populaire et le bouffon ce que l’on retrouve dans la tragi-comédie contemporaine. L’esthétique de l’enjouement crée ainsi des parenthèses comiques dans une pièce où le pathétique semble parfois l’emporter.
Nous avons établi le texte d’après un exemplaire de l’édition originale de 1645 conservé à la Bibliothèque nationale sous la référence RES YF-330. Il n’y a eu qu’une seule édition de cette pièce. Il existe d’autres exemplaires sous les références 4-YTH-397, RES-YF-R565, RES YF 661 (site Tolbiac). Le département des arts du spectacle (site Richelieu de la BNF) possède un exemplaire sous la référence 8-RF-6096. La bibliothèque de l’Arsenal en conserve deux sous les références 4-BL-3436 (6.3) et GD 1166 (1). Le premier exemplaire figure dans un recueil factice des œuvres de Pierre Du Ryer (Saul, Esther, Bérénice). Dans le deuxième exemplaire, la pièce est incluse dans le tome IV des Poèmes dramatiques de M. Du Ryer comprenant Bérénice, Scévole et Thémistocle. La bibliothèque Mazarine conserve un exemplaire sous la référence 4° 10918-28/2. La pièce est dans un recueil relié aux armes de Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthevièvre, avec ex-libris gravé de Nicolas-Joseph Foucault. Il comporte des pièces d’autres auteurs (Panthée de Tristan l’Hermite, Bérénice de Du Ryer, La Mort d’Agis, Venceslas de Rotrou). La bibliothèque de la Rochelle a un exemplaire sous la référence Rés 538C (il manque la page de titre). Il existe plusieurs exemplaires à l’étranger (microformes) : à l’université de Göttingen (Allemagne), à Harvard (Houghton Library, 005225494 HOLLIS Number) et à l’université de Caroline du Sud (Columbia annex, Misc Film C655).
Cette édition est parue chez Antoine de Sommaville et Augustin Courbé. L’extrait du privilège au roi ainsi que l’achevé d’imprimé sont manquants. Tous les exemplaires se présentent de la manière suivante: 1 vol. [I-IV], 96 p., in-4° (à noter que, bien que cela soit impossible, l’exemplaire GD 1166 (1) est selon le catalogue de la BNF un in-8°).
[I] titre
[II] verso blanc
[III] avis au lecteur
[IV] acteurs
1-96: texte de la pièce
Description de la page de titre
BERENICE, / TRAGI-COMEDIE / EN PROSE. / Par P. DV RYER. / [fleuron du libraire (masque)] / A PARIS, /chez [en accolade] ANTOINE DE SOMMAVILLE, en la Salle / des Merciers, à l’Escu de France. / & / AUGVSTIN COVRBE', Libraire & Impri / meur de Monseigneur le Duc d’Orleans, / à la mesme Salle, à la Palme. / au Palais. [en accolade] / [filer] / M. DC. XXXXV. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.
Nous avons conservé la graphie originale, y compris les consonnes doubles. Nous avons procédé à quelques rectifications qui nous ont paru indispensables pour une meilleure compréhension du texte. Ainsi, nous avons distingué i et u voyelles de j et v consonnes. Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde, employées pour noter la nasalisation, en voyelle + consonne nasale. La décomposition de la ligature & en « et » nous a obligés à faire certains choix. Lorsque « & » apparaît après un point d’exclamation, nous avons mis une minuscule du fait de la fréquence de cette combinaison. Par contre, après un point d’interrogation, nous avons mis une majuscule pour les mêmes raisons. Nous avons conservé les deux orthographes du prénom Tarsis (Tharsis) car, étant toutes les deux possibles, il ne nous a pas paru nécessaire d’en privilégier une. Nous avons conservé dans la plupart des cas la ponctuation, sauf lorsqu’elle nous paraissait fautive. Les astérisques renvoient à des mots qui sont expliqués dans le lexique. Nous n’avons pas rajouté le « t » de liaison euphonique lorsqu’il manquait. Bien que d’usage à partir du XVIe siècle, son absence n’était pas perçue comme irrégulière. Nous avons rétabli l’accent diacritique lorsqu’il n’était pas présent comme c’est le cas dans la distinction de ou/où (P4). Nous l’avons enlevé lorsqu’il n’était pas nécessaire comme c’est le cas dans la distinction de a/à (P21, 94) et celles de ou/ où (P30, 82).
La numérotation est celle des cahiers.
P18 : des filles / des fils
P30 : de force. / de force ?
P31 : il s’agit ici deux choses, satisfaire / de deux choses, de satisfaire dites-vous. / vous ?
P32 : afin d’en aymer un autre/ une autre
P33 : s’esloigner / l’esloigner et durant / et que durant
P35 : nuire ? / nuire. curiosité ? / curiosité.
P36 : resoluë. / resoluë ?
P38 : trouver ? / trouver !
P40 : dans ce / de ce
P42 : païs. / païs ?
P43 : quelle lettres lisent-elles / quelle lettre
P47 : témoignez / témoigné devant moy ? / moy !
P49 : toute deux / toutes deux son amour, qui / que
P52 : le moyen de vous obeïr. / le moyen de vous obeïr ?
P65 : vous resoudre ? si / vous resoudre. Si
P74 : si incroyable. / si incroyable…
P83 : que je le trouve. / que je le trouve ?
Avis au lecteur : J’Ay/ J’ay
P5 : experience. / experience dessus.moy/ dessus moy
P6 : toutes deux genée / genées
P7 : vous ne pouvez/ Vous
P9 : personnes raisonnable / raisonnables
P10 : sitoutefois / si toutefois
P11 : d’autre / d’autres (dans les deux occurrences) n’estes-pas/ n’estes pas
P14 : vostre, bien / vostre bien qu’elle/ quelle
P18 : ce retirer/ se retirer
P20 : ma’baisser/ m’abaisser
P21 : tu m’en a / tu m’en as
qu’elles raisons ta-il données ? / quelles raisons t’a-il données ?
P24 : certe / certes
P25 : contante / constante des liens si ferme / fermes Dailleurs /D’ailleurs
P27 : au de là / au delà
P29 : TIRINTE, / TIRINTE. (dans la liste des personnages)
P30 : lon-gtemps / long-temps
P31 : fils, il faut / fils, il faut Je luy donneray/ je luy donneray amasie/ Amasie
P32 : Et comme / et comme de peine / de la peine
P33 : tu l’accompagne/ tu l’accompagnes tu tasche/ tu tasches il faut / qu’il faut
P36 : achepter / accepter
P42 : chere /cheres
P46 : Est-celà / Est-ce là enfants me gesne / gesnent par tout / partout (+ p50) ou̔ / où
P47 : Helas ! les / Helas ! les
P53 : rrop clairement / trop clairement mesme L.e / mesme. Le d’avantage / davantage
qu’en m’en faire / qu’à m’en faire manqué douleurs / manqué de douleurs
P54 : luy ? Et / luy, et
P55 : de on amour / de son amour consion/ confusion
P59 : Leonid / Leonide
P60 : discours ? je / discours ; je
P61 : nouvel-velles / nouvelles nous, Tirinte. / Tirinte ? que je fasse. / fasse ?
P63 : couste, Berenice. / couste Berenice desodre / desordre
P65 : funeste. / funeste ? Tirinte. / Tirinte ?
P66 : (dernière tête de réplique) AMASIE. / TARSIS.
P67 : qu’on ne fait pas un throsne / qu’on ne fait pas pour un throsne
P70 : revoir. / revoir ?
P72 : doy-faire / doy faire
P75 : estranges embrasement / estranges embrasements frere. / frere ?
P78: (troisième tête de réplique) BERENICE/ AMASIE
P79 : ensemble, qu’ils /ensemble. Qu’ils
P81 : mal gré/ malgré discours. / discours ?
P82 : me l’a donne / me la donne
P91 : m’esme de / mesme de lettre fit / fist
P92 : q ui vous/ qui vous en la place Berenice/ en la place de Berenice
P94 : Ha. Criton ! / Ha, Criton !
P95 : quelle illustres / quelles illustres
P96 : recompense, / recompense.
P2 : enfin ; Non / enfin, non
P11 : amant ; Il / il
P18 : point ; La / point, la demande ; Non / non
P22 : enfants ; Il / il
P25 : defiance ; Luy / defiance, lui
P27 : demandes ; Je /demandes, je
P28 : cœurs ; Mais / cœurs, mais
P29 : Criton ; Je / je
P30 : tombeau ; Mon / mon
P36 : impatience ; Ce / impatience, ce Tirinte ; Ne / ne
P43 : lettre ; Regardez / regardez
P45 : rien ; Peut-estre / peut-estre
P49 : sœur ; Peut / sœur, peut services ; Ne / ne
P51 : lettre ; Je / je
P54 : aimé ; Mais / mais
P60 : volontez ; Je / je
P62 : vous ; Hé / hé
P64 : cœur ; Oüy / oüy
P73 : necessaire ; Oüy / oüy
P75 : feux ; J’aime / j’aime
P82 : temps ; C’est / c’estaime ; La / la
P83 : perdre ; Car / car
P85 : passion ; Non / non
P92 : faute ; Non / non sire ; Punissez / sire, punissez
P93 : avoit ; Pourquoy / avoit, pourquoy
P94 :demandez ;Vous/demandez, vous
J’ay fait bien plus que je ne pensois, puisque j’ay fait en Prose une piece de Theatre, et qu’elle n’a pas esté desagreable. Car encore que j’ayme la Prose, et que je l’esleve par dessus les Vers autant que les choses utiles doivent l’emporter par dessus les delectables, je n’ay pourtant jamais crû qu’elle pût paroistre sur le Theatre avec les mesmes effets* et la mesme magnificence* que les Vers. Si j’ay tousjours estimé que c’est un jeu de hasard* que de faire des Comedies*, je suis particulierement de cette opinion pour ce qui concerne les pieces en Prose. Et certes nous en voyons peu qui en ayent fait deux avec le mesme succez, et à qui l’evenement* de la seconde n’ait osté une partie de la reputation de la premiereA History of French Dramatic Literature in the 17 th century, 1932, The Johns Hopkins Press, part II, volume II, p. 554)
Estes-vous contente, ma sœur, et puis-je mieux vous monstrer mon amitié, qu’en vous descouvrant mon amour ?
Vous ne m’avez pas encore tout dit, puisque vous ne m’avez pas dit vostre amant
Contentez-vous de sçavoir que j’aime ; et puisque c’est principalement par l’objet*, que l’amour merite du blasme, ou qu’il est digne de loüange, je ne sçauroissavoir, au mode conditionnel, se rapproche de celui de pouvoir (possibilité) ; « saurais » n’a plus que la signification propre du conditionnel (non réalité : possibilité) » (Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, A. Colin, 1966, tome III : La formation de la langue classique. 1600-1660, p. 366). Remarque tirée de l’éd. de Luigia Zilli des Vendanges de Suresnes à propos du v. 384.
Quoy ! Berenice, attachez-vous vostre amour à quelque objet* indigne de vous ? Et vous jugeray-je aveugle en mesme temps, que vous vous confessez amoureuse.
Helas ! quand nous confessons nostre amour nous confessons nostre aveuglement, si vous me croyez amoureuse, je veux bien que vous me croyez aveugle.
Aymez-vous donc une personne, dont le choix vous soit
Au contraire, Amasie, j’ayme une personne dont le choix m’est glorieux, et qui pourtant me desespere. J’ayme enfin, non non, je ne puis en dire davantage, et je trouve bien plus de honte à vous confesser mon amour. Que diriez-vous si j’aimois un Prince ?
Je dirois que vostre condition n’est pas fort esloi-/e siècle avant J.-C. (date à laquelle semble se passer l’action). Il s’agit sans doute d’une allusion au premier roi mythique de la Sicile, Cocalos, roi des Sicanes. Il serait devenu le premier roi de l’île à la mort des Cyclopes. Cocalos est associé au mythe de Dédale, architecte de Kamicos (que certains pensent être Agrigente).
Mais que diriez vous, ma sœur, si je vous disois que j’aime un Roy ?
Je dirois que je souhaite un bon succezsuccès « se dit en bonne et en mauvaise part » (Furetière).
Non, non, ma sœur, je suis un peu plus raisonnable ; et si je manque* en mon amour, je ne manque* pas en mon choix. J’ayme le fils de ce vieux Roy, ce jeune vainqueur de tant de peuples
Vous aymez le Prince Tarsis, il ne faut pas qu’il y ayt long-temps ; on ne s’en est jamais apperceu.
J’ay fait une merveille*, Amasie, puis qu’empeschant que mon amour ne parust, j’ay separé de laJe me souviens, et il me souvient, sont tous deux bons » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, Paris, Augustin Courbé, 1647, p. 161).mon est étonnant car, étant avec sa sœur, Bérénice devrait dire notre père. S’agit-il d’un choix purement phonique de l’auteur ? Serait-ce l’indice de l’illusion de Bérénice qui croit qu’elle est la fille de Criton ? Ou bien s’agit-il d’une forme d’ironie dramatique : l’auteur, en utilisant le possessif donnerait des indices à son spectateur sur le dénouement. À cet égard, il est significatif de noter que, dans la liste des acteurs, Criton est seulement désigné comme le père d’Amasie. De plus, Amasie, à la différence de Bérénice, n’appelle jamais Criton « mon pere », mais « Monsieur ».
Il m’en souvientse souvenir.
Helas ! quand je me vis en ce pays, où comme en un lieu de sureté je pouvois respirer à l’aise, je commençay d’oublier nos maux, et je crus avoir triomphé de la fortune*. Mais comme elle envieuse de nostre repos, elle me fit bien-tost sentir qu’elle conservoit sa puissance ; elle m’attaqua par des traits* qui m’estoient encore inconnus ; elle se servit de l’amour, comme pour me chastier d’avoir creu triompher d’elle et d’avoir si tost oublié les calamitez de nostre Patrie. Ainsi quelque temps apres que ce pays nous eustaprès que pour une « Conjonctive qui régit l’indicatif, et le subjonctif ». Cf. réplique de Bérénice en haut de la page suivante où après que est suivi de l’indicatif.
Que nos fortunes* sont inegales ! et que le Ciel, qui en est le maistre, se jouë diversement de nous !
Quoy ! ma sœur, n’avez-vous pas mieux que moy conservé vostre liberté ? Vous n’auriez pas de raison de me cacher vos secrets, apres que je vous ay monstré les miens.
Non, non, je ne puis rien vous cacher ; j’ayme donc aussi bien que vous ; mais il y a cette difference entre vostre amour et la mienneamour : « Il est masculin et féminin, mais non pas tousjours indifferemment ; Car quand il signifie Cupidon, il ne peut estre que masculin, et quand on parle de l’Amour de Dieu, il est tousjours masculin […]. Hors ces deux exceptions, il est indifferent de le faire masculin, ou feminin […]. Il est vray pourtant qu’ayant le choix libre, j’userois plutost du feminin que du masculin, selon l’inclination de nostre langue, qui se porte d’ordinaire au feminin plutost qu’à l’autre genre ». (VAUGELAS, op. cit., p. 389-390). Gaines ajoute dans son éd. à Lucrèce que Du Ryer « s’en sert assez souvent au féminin pour des commodités métriques » (éd. James F. Gaines et Perry Gethner, Genève, Droz, 1994, note 25, p. 25). Toutes les occurrences du mot sont au féminin sauf celle de la p. [28]. Du Ryer est donc du même avis que Vaugelas.prison, que leur cœur est en prison, dans la captivité ; qu’ils aiment leur prison » (Furetière).
Quel est donc celuy que vous aymez ?
C’est sans dissimuler d’avantage, c’est ma sœur, mais le voicy.
Quoy ! Tirinte.
Luy-mesme.
J’ay sans doute interrompu vostre entretien, mais j’ay pour mon excuse le commandement du Roy qui me fait chercher vostre Pere.
Le Roy le demande-il ?t analogique, en revanche, il faut toujours le prononcer : « Si le verbe finit par une voyelle devant on, […] il faut prononcer et écrire un t entre deux […] pour ôter la cacophonie, et quand il ne serait pas marqué, il ne faut pas laisser de prononcer ni lire, comme lisent une infinité de gens, alla-on, alla il, pour alla-t-on, alla-t-il. » (Voir note 1 p. 7 de l’éd. cit. Vendanges de Suresnes de Jacques Scherer).
Au moins je luylui parler / parler à lui : la concurrence clitique / disjoint est usuelle avec le verbe parler qui accepte le pronom disjoint postposé. (Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 2002, p. 79)
Pourquoy Tirinte ?
Pour luy proposer une affaire, qui sera glorieuse à vostre maison* et qui vous doit mettre
Il est dans le jardin, nous allons vous y conduire.
Ne bougeze siècle ne exprimait à lui seul la négation sans que l’adjonction de pas ou point fût nécessaire. Les règles qui gouvernent la négation furent établies au XVIIe siècle. Cependant, les exceptions étaient encore fréquentes et ne disparurent qu’à la fin du siècle (Voir Haase, Syntaxe française du XVIIe siècle, traduite par M. Obert, Paris, A. Picard et fils, 1898, p. 261, §100).
Vous ne pouvez empescher que nous ne rendions cet honneur aux ordres du Roy que vous portez.
Le voicy, Madame, il semble qu’il vient au-devant* de sa gloire, je vay le trouver.
Ils passent tous deux dans le jardin. Que viendroit-il, luy proposer ?
Je feray en sorte de le sçavoir ; et quand
Mais enfin vous m’avez donné de l’estonnement*, quand vous m’avez dit que vous aymiez Tirinte. Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition.
Je vous diray tout de mesme que vous m’avez estonnée, lors que vous m’avez appris que vous aymiez le fils d’un Roy, veritablement vous avez beaucoup de vertu*, et je confesse qu’il merite beaucoup, mais vous n’estes pas de sa condition. Laquelle, à vostre advis, est la plus blasmable de vous ou de moy ? L’objet* de vostre amour est si haut que vous ne le pouvez attaindre, et la personne que j’ayme n’est point si basse que sa vertu* ne l’esleve et ne
mais il n’en est pas de mesme d’une fille, elle n’est pas Rei-/
Il est plus avantageux de ne rien du tout obtenir que d’obtenir des choses qui nous fassent honte, et qui soient indignes de nous. Certainement, je n’ay pas assez de presomption pour croire que mon merite soit aussi relevé que mon amour, mais j’ay assez de raison pour me persuader moy-mesme, ou que nous ne devons point aimer, ou que nous ne devons aymer que des objets* dont l’amour nous soit glorieuse, et qui nous fassent reluire en nous bruslant. Si l’amour a presque autant de censeurs qu’il y a de personnes raisonnables, il faut faire en sorte de l’excuser par la gloire de son objet*.
A vostre compte, Berenice, la grandeur seroit la gloire d’un homme : Et la fortune* donneroit un bien, qu’on ne peut recevoir que de la vertu*.
Il ne faut point ici s’abuser, si la grandeur ne faitpas semble une licence poétique.
si la vertu de Tarsis a fait naistre mon amour vous ne devez pas le
C’est assez de respecter la vertu* en ceux qui sont plus grands que nous.
C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous.
On ne peut dire raisonnablement, qu’un homme vertueux soit moindre qu’un autre. Si toutefois cela se peut dire, il y a bien plus de generosité* à aymer un moindre que soy qu’à en aimer un plus grand. On ayme les grands par interest et l’on ayme les autres d’une veritable amour, puisqu’on les ayme parPar a ici un sens causal. Comprendre : à cause de leur vertu, parce qu’ils sont vertueux.Ciel a ici le sens de cosmos. On se reportera à la définition détaillée de Furetière qui donne une vision précise de la conception de l’espace à cette époque : « Région éthérée au-dessus de l’élémentaire, dans laquelle se meuvent tous les astres ». L’analogie que propose Amasie est d’ailleurs assez obscure.
Lors que pour justifier vostre amour vous allez chercher des raisons jusquess, tandis que Deimier donne les deux. Vaugelas, par contre, penchait pour jusques même devant une consonne, mais il admettait l’apostrophe, à côté de s, devant une voyelle ». (Éd. Vendanges de Suresnes de Luigia Zilli, op.cit., Remarque sur le v. 704).Les stoïciens et l’âme, Paris, PUF, 1996, p. 31-32)Cléomédon (V, 7 Policandre : « Ainsi les feux de Mars estouffez à leur tour, / Cederont pour jamais aux flames de l’Amour »). Gaines, dans son éd. de Lucrèce (op. cit., p. 76), précise que Du Ryer l’emploie fréquemment dans ses pièces, notamment dans Les Vendanges de Suresnes (I, 1, 30 : Tirsis « J’ai couvert jusqu’ici le feu qui me dévore ») et dans Alcionée au v.1640 (Alcionée : « Cette feinte adoucit le feu qui me dévore »). Luigia Zilli (voir éd. Vendanges de Suresne, note du v.742) pense que ce stéréotype du langage amoureux est d’origine espagnole. F. Lope de Vega Carpio écrivait déjà dans sa comédie Arcadia (texte de l’éd. Madrid, Aguilar, 1962) : Amor es fuego, y el fuego, / aunque me encubran, presumo / que ha de decir por el humo : / ‘Aquí estoy’, y verse luego. (Acte I)
Vous faites par cette raison une injure à vostre amant ; il est Roy, il vous ayme, et toutefois vous n’estes pas ReineAlcionée, la fille du roi refuse d’épouser « un sujet », bien qu’elle l’aime : « Etouffons un amour que l’honneur nous défend » (I, 11). Et Nitocris (dans la pièce éponyme) recule devant « la honte de me voir sujette d’un sujet » : « au rang où je suis », « Je ne dois rien aimer que des rois ou des dieux » (II, 1). Exemples cités dans l’éd. de Dynamis de Jean Rohou, University of Exeter Press, 1992, p. XXII.
Oüy, ma sœur, cette amour seroit une bassesse que je detesterois moy-mesme, si les Roys n’estoient differens des autres hommes. Mais il n’appartient qu’aux Dieux et aux Roys de s’abaisser en leurs amours, car comme tout est bas, à l’esgard des Dieux et des Roys, ils n’aymeroient jamais personne, s’ils ne devoient jamais aymer que des objets* proportionnez à leur grandeur. Enfin, ma sœur, si l’on commet une faute en aymant un moindre que soy, il vaut mieux qu’un autre la commette à nostre avantage que si nous la commettions en faveur d’un autre. Vous appellerez vostre amour generosité* et d’autres l’appelleront bassesse.
Vous appellerez vostre amour grandeur de courage*, et d’autres l’appelleront temerité.
Il vaut mieux faire des temerites que des bassesses.
On ne fait point de bassesses lors qu’on ayme ce qui merite d’estre aymé. Mais enfin, est-ce Tarsis ou le fils du Roy que vous aymez.
C’est Tarsis, c’est le fils du Roy, puisque l’un est inseparable de l’autre.
Mais si Tarsis n’avoit pas cette illustre qualité que d’estre le fils d’un Monarque, n’auriez-vous point d’amour pour luy.
J’aymerois tousjours Tarsis avec ses perfections.
Mais si ayant les mesmes perfections, il estoit d’une moindre condition que vous, continuriez-vous de l’aymer ?
J’aymerois tousjours ses perfections, mais si mon amour vouloit passer jusqu’à sa personne, je lui couperois les ayles*, et je sçaurois bien l’empescher de ne croistre que pour ma honte.
Vous l’aymeriez asseurement, car il ne s’en faut guere qu’une fille n’ayme un homme quand elle est amoureuse de sa vertu*.
Je resisterois mieux que vous. Mais voicy mon Pere qui reconduit Tirinte.
Monsieur, le Roy me fait un honneur, que je ne sçaurois meriter, mais tachez de le divertir* de ce dessein, et de le disposer à recevoir mes excuses, devant que* je sois obligé de le voir.
Vous m’en avez assez dit, pour lui monstrer vostre sentiment. Mais…
Ne me demandez point d’autres raisons.
Je vay donc retrouver le Roy.
Mes filles, la fortune* ne change point pour nous de visage, elle nous est tousjours contraire, et m’ayant fait venir en ce Pays comme dans un asile inviolable, elle m’oblige d’en sortir comme d’un lieu funeste et dangereux.
Que nous dites-vous Monsieur ?
Je dis qu’il est necessaire, et pour vostre bien et pour mon repos que nous sortions de ce Pays.
Que nous sortions de ce Pays ! Ha, ma sœur, quelle nouvelle infortune s’oppose à nostre felicité ? Ne sçaurons nous point le sujet qui vous oblige de partir ? Le Roy se lasse-il de vos services ? Luy estes-vous devenu suspect ?
Au contraire, il me veut
Plus vous parlez et plus vous nous donnez d’estonnement*. On vous honnore, dites-vous, et vous dites que l’on vous chasse par les honneurs, que l’on vous fait, comment pourrions-nous vous entendre
Il n’est pas besoing que vous m’entendiez. Contentez-vous de sçavoir que j’ay de justes raisons de vous esloigner de ces lieux.
Mais c’est icy que vous avez trouvé un asile contre les fureurs d’un Tyran. Toutes choses nous y sont favorables ; et le Roy vous y a comblé de tant de biens qu’il y auroit de l’ingratitude à vous retirer de son service, il vous a mis si pres du throsne, qu’on diroit que vous le remplissez avec luy. Ha ! Monsieur, ce n’est qu’en le servant encore que vous pouvez tesmoigner comment
Toutesfois il faut s’en aller.
Voulez-vous retourner en vostre Patrie pour avoir le desplaisir et la honte de la voir encore miserable* sans luy pouvoir donner de secours. Voulez-vous nous exposer à la violence d’un Tyran, apres
C’est une chose resoluë.
Il se retire, ma sœur, resolu de nous en emmener. Helas ! si nous aymons veritablement, que de maux nous sont preparez. Mais taschez de trouver Tirinte, faite en sorte de sçavoir ce qu’il a dit à mon Pere, s’il vous ayme comme vous dites, il ne refusera pas de vous communiquer un secret.
Je ne doute point qu’il ne me l’apprenne, je vay tascher de le rencontrer. Aussi bien voicy vostre amant.
Que je vous trouve triste, Madame ! d’où vient cette profonde tristesse ?
Helas ! il faut bien qu’elle soit grande, puisque mesme vostre presence n’a pas la force de la dissiper.
Que j’en sçache au moins le sujet.
On veut recommencer mes maux, on veut m’enlever de ce pays.
On veut vous enlever
Helas ! c’est un homme qui m’enleve ; et c’est un homme que mon devoir m’oblige de suivre. Enfin pour vous dire tout, c’est mon Pere.
Vostre Pere, Madame ! qui l’oblige à vous emmener, et à se retirer de ce Pays.
Il a donc resolu de me rendre malheureux, il a donc aussi resolu de me priver de la vie. Helas ! Berenice, mais il me seroit honteux de faire des plaintes, si auparavant je n’avois fait tous mes efforts pour m’opposer à mon malheur. Réservons donc nos soupirs pour les donner au desespoir
Seigneur, Tirinte vous dira
Quoy, Tirinte, j’aymerois en vain Berenice ! Quoy, son Pere ne peut escouter mon amour ! Quelles difficultez oppose-il à mon dessein ? quelles raisons peut-il opposer à sa gloire ? je veux mettre dans sa maison* la puissance souveraine, et il refuse cét honneur ! Je veux mettre la couronne sur la teste de sa fille, je veux m’abaisser jusques à luy, je veux l’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune* luy presente, et que mon amour luy confirme. Quelle vertu*, ou quel aveugle-/
Je me suis estonné le premier de sa responce, et pour en estre plus asseuré, je l’ay plusieurs fois obligé de me la redire, tant elle me sembloit esloignée de celle qu’il me devoit faire.
Mais quelles raisons t’a-il données ? En peut-on avoir d’assez fortes pour refuser l’alliance d’un Roy ?
Il m’a dit la larme à l’œil, et le cœur comblé de tristesse qu’il viendroit luy mesme vous les dire, et vous faire approuver un refus qui est si contraire à vostre amour, et si esloigné du bon sens.
J’approuveray les injures qu’on me fait lors que j’approuveray son refus. Mais s’il refuse l’honneur que je luy faits je sçauray bien le contraindre de le recevoir. Et si mon amour me force de me convertir
Peut-estre qu’il vous fera gouster* ses raisons, et pour moy je m’imagine qu’estant estranger en ce païs et n’estant pas né vostre sujet, il craindroit de se rendre suspect à son Prince s’il contractoit sans son congé* une alliance si glorieuse.
Il craindroit de se rendre suspect à un Tyran ! Celuy qui regne en Sicile, l’execrable Phalarisop. cit., t. VIII, p. 251). Ce tyran fit brûler ses victimes dans un taureau d’airain incandescent.e siècle. Le prince légitime fait preuve de clémence à la différence du tyran.
Sire, comme je ne souhaite rien avec une passion plus violente, que vostre gloire, et la tranquillité de l’Estat, je suis obligé sans doute de vous descouvrir une chose qui importe à l’un et à l’autre. Vous sçavez, Sire, ce que Criton a fait pour vostre service depuis que vous luy avez fait l’honneur de l’employer ; vous connoissez par de grands effets*, combien sa prudence et son courage ont contribué au repos et à la gloire mesme de cet Empire.
Je sçay bien tout cela, mon fils, je n’apperçoy de tous costez que des victoires et des trophées, qu’il a obtenus à nostre avantage depuis qu’il est en ce
Sire, je venois vous faire sçavoir qu’il se dispose à vous quitter.
A nous quitter.
A quitter le Roy.
Il en a fait une si ferme resolution qu’il sera mal-aisé de le retenir. Mais il me semble qu’il est important pour vostre gloire qu’il ne s’esloigne pas de cette Cour, et qu’il y demeure en un rang qui tesmoigne à toute la terre, que si vous sçavez employer les vertueux vous sçavez aussi les recompenser.
Certes, cette nouvelle m’estonne.
Elle est toutefois veritable.
Mais de qui la tenez vous.
Je la tiens d’une personne qui ne m’a pû dire ses raisons, mais qui sçait fort bien son dessein.
Il faut tascher de s’y opposer.
Je croy cela necessaire.
Il faut tascher de le retenir, et de l’attacher pres de nous par des liens
Toutes sortes de considerations vous y doivent obligerchaine insiste davantage sur l’idée de servilité.
C’est la mon sentiment, Tarsis ; et c’est à quoy je travaille.
Mais pour le retenir plus aysement il faudroit que cette alliance luy fit esperer des honneurs qu’il ne pût trouver autre part.
Il semble que je parle par vostre bouche, et que vous lisiez dans mes pensées, tant il y a de conformité entre vos sentimens et les miens : Mais comment voudriez vous faire ?
Sire, il y a long-temps que vous m’avez tesmoigné que si vous aviez de plus grands biens à me donner, queQue uniceptif (glosable par sinon) opère dans une atmosphère forclusive » (Fournier, op. cit., p. 40.)
Autrefois, Tarsis, je t’ay donné cette parole, et maintenant je te la confirme. Il n’y a rien que je ne doive à tes grandes actions, tu as affermy la Couronne qui trembloit dessus ma teste ; et bien qu’un enfant doive toutes choses à son pere et qu’un pere ne puisse estre ingrat envers ses enfans, apres leur avoir donné la vie, je confesse neantmoins que je serois ingrat envers toy, si je me contentois de t’avoir donné des paroles. Pour t’avoir donné la vie : je ne me croy pas dispensé de recompenser ton courage. MaisEn ne connaît aucune restriction anaphorique en français classique. (Fournier, op. cit., p. 192).
J’ayme il y a long-temps, l’incomparable Berenice. Quoy ! Sire, vous changez de visage.
Vous aimez, Berenice.
Oüy, Sire, et vous pouvez retenir son Pere par l’honneur de vostre alliance.
Oüy, mon fils, je puis l’arrester par ce bien, et mon repos en depend.
Ainsi vostre repos ne depend que de vostre volonté.
Je serois mon ennemy, si je ne voulois y consentir.
Ha ! Sire ce consentement est ce grand bien que j’ay attendu ; et que j’ay tousjours estimé plus considerable* que la Couronne.
Mais bien que Berenice soit d’une naissance illustre, et que ses beautez soient merveilleuses, elle n’est ny Reine ny Princesse, et en
Il est vray que Berenice n’est pas Reyne, mais il ne s’en faut
Il ne tiendra jamais à moy ; mais comme cette affaire est grande, elle merite bien d’estre consultée, et qu’on y pense avec attention.
Plus vostre Majesté y pensera et plus elle se declarera pour moy. Si vous y pensez davantage, vous me delivrerez de la peine de vous en persuader l’importance ; car comme elle est avantageuse, vous n’avez qu’à la considerer, afin d’en estre persuadé.
Voyez cependant* Criton, et sans lui parler de ce dessein, faite en sorte de sçavoir de luy quelles raisons il a de nous quitter.
Je vay obeïr à vostre Majesté.
Tirinte, il ne faut plus demander les raisons de la responce de Criton ; je les descouvre facilement dans la passion que mon fils a pour sa fille, il ne laisse pasCf. réplique d’Amasie (I, 1) : « Un Prince abbattu de vieillesse, de qui le throsne est pour ainsi dire le tombeau ».
Voudriez-vous user de force ?
Je mettray tout en usage.
Ha ! Sire, on ne gagne pas les cœurs comme les Empires, et l’amour est un enfant de la volonté et non pas de la violence.
Hé bien, Tirinte, voy Berenice, et descouvre luy mon amour. Peut-estre que comme elle est digne de regner elle en aura l’ambition.
Il faut la voir.
Mais il s’agit ici de deux choses, de satisfaire mon amour et de retenir Criton. Je ne doute point qu’il ne demeure s’il entre dans mon alliance, mais il y voudroit entrer par le moyen de mon fils, il faut donc tascher de le contenter, puisque son contentement sera le mien. Ainsi pour accommoder toutes choses, j’espouseray Berenice, et je donneray sa sœur à mon fils.
Sa sœur ! Amasie !
Oüy, Tirinte, je donneray à mon fils la sœur de Berenice, je lui donneray Amasie, qu’en dites-vous ?
Que ce remede de vostre mal est digne veritablement de l’esprit qui l’a inventé, et que Criton manqueroit de sagesse s’il ne vouloit pas escouter des conditions si favorables. Mais, Sire, si le Prince vostre fils a de l’amour pour Berenice, pensez-vous qu’il puisse aimer Amasie.
Il s’y resoudra bïen-tost, quand il sçaura ma volonté.
Je ne doute point que vostre volonté ne soit souveraine sur son esprit. Mais, Sire, pourrriez-vous quitter Berenice, afin d’en aymer une autre, et comme vous ne dependez que des Dieux si un Dieu vous le commandoit lui obeïriez-vous facilement ?
Ne me fais point de questions, contente toy de m’obeïr, la sœur de Berenice est belle, et merite d’estre aymée.
Oüy, Sire, et je serois le plus aveugle de tous les hommes si je ne connaissois la force, et la puissance de sa beautérien comme pronom. Tirinte veut dire que lorsqu’on est amoureux seule la personne aimée est belle.
Il se soumettra, Tirinte.
Je ne voudrois pas mettre au hazard* de vous faire voir le contraire.
Je connois parfaitement son esprit.
Quand l’amour est dans une ame, et qu’il y regne en souverain, il y fait de si grands changemens, qu’il est mal-aisé de la reconnoistre.
Si bien, Tirinte, qu’il faut l’esloigner pour quelque temps, afin que durant son absence il puisse oublier Berenice.
Il faut tenter ce dessein, il sera peut-estre meilleur.
Mais il faudra que tu l’accompagnes par tout, et que durant son esloignement tu tasches de le disposer à ne considerer qu’Amasie.
C’est tousjours en revenir au mesme poinct. Pour moy je crains avec raison de ne pouvoir vous satisfaire, et que mon travail ne responde pas à ma volonté.
Considere qui t’a obligé, et par la grandeur du service que tu me rendras, juge de la grandeur de la recompense. Mais enfin va dire à Criton que je veux parler à luyparler accepte le pronom disjoint postposé. La concurrence clitique / disjoint fait qu’il est possible de dire lui parler et parler à lui (Fournier, op. cit., p. 79).
Quel coup viens-je de recevoir ! Moy, prendre la charge de me donner un Rival. Moy, travailler moy-mesme à me priver de celle que j’ayme ! Il faut plutost me commander de m’arracher le cœur, il m’est plus aysé de perdre la vie que de perdre mon amour. Allons, allons dire au Roy que nous ne pouvons luy obeïr, s’il ne peut vaincre son amour, pourroit-il trouver estrange que je ne surmonte pas la mienne ; et s’il me vouloit condamner comme un sujet desobeïssant, et rebelle, il a mon excuse dans son ame, puisqu’il ayme aussi-bien que moy, et qu’il reconnoist la force de cette puissante passion ? s’il est arresté que je doive perdre Amasie, ô Dieux, ô amour, ô fortune*, privez moy de ce tresor sans me contraindre moy-mesme de travailler pour le perdre. Laissez-moy dans mon malheur cette seule consolation, qu’au moins je ne puisse dire que j’ay causé mon infortune. Mais que fay-je et que veux-je icy resoudre ? Allumeray-je contre moy la colere d’un Monarque, m’en feray-je un ennemy ? Helas ! quoy que je fasse, et de quelque costé que je
Tirinte, ne blasmez point ma curiosité. Dites moy je vous supplie, pourquoy le Roy vous a fait parler à mon Père ?
Helas, Madame, c’est un dessein qui ne peut reussir qu’à ma ruine ; mais la consolation que j’y trouve, c’est qu’il ne peut reussir que pour vostre gloire.
Comment, Tirinte ?
Vous le sçaurez assez tost.
Je ne sçauray point trop tost ce que je desire sçavoir avec une ardante passion.
Ne me contraignez point de vous donner de l’estonnement*, et peut estre de vous gesner*.
Si ce dessein est pour ma gloire, comment puis-je en estre gesnée* ? N’augmentez point mon impatience, ce seroit me faire accepter la faveur que je vous demande, et me tesmoigner en mesme temps qu’il y auroit peu d’amour, où je voy si peu de soing* de me satisfaire.
Vous le diray-je, Madame ? on veut me rendre malheureux, on veut que le Prince vous ayme, que vous respondiez à son amour.
Moy, Tirinte !
Vous, Madame, à quoy vous estiez vous resoluë ?
Je vous le demande, Tirinte ; ne devez-vous pas sçavoir ma resolution, puisque vous ne pouvez ignorer que je ne manque pas de generosité* ?
Quoy, Madame, espererois-je en ma faveur, que l’amour, dont vous m’honorez, priveroit vostre vertu* de la Couronne qu’on luy presente, et qu’elle merite si justement ?
Je ne feray rien que de raisonnable.
Si vous ne faites rien que de raisonnable, que j’ay de sujet de craindre au milieu de tant de raisons que vous avez d’abandonner un malheureux. Helas ! quand je regarde ma bassesse
Celle qui me sera la plus honorable.
C'est-à-dire, Madame, que vous estes resoluë de me perdre.
C’est à dire, Tirinte, mais voicy Leonide.
Tirinte, je vous cherche par le commandement du Roy, qui vous attend avec impatience, bien que vous veniez de le quitter.
Que vous a-t’il commandé de me dire.
Que sans aller plus avantAvant : « En delà, plus loin. […] Il ne faut pas aller plus avant » (Furetière).
Allez, Tirinte, allez le trouver !
Je vous obeïs, Madame, comme pour vous tesmoigner que vous estes desja ma Reine, et que je suis vostre sujet.
Quoy, ma sœur, on vous destine à Tarsis, et Tirinte vous l’a dit.
Oüy, Berenice, il me l’a dit.
Vous n’ignorez pas vostre devoir.
Non, ma sœur, je ne l’ignore pas, je sçay bien qu’il faut obeïr.
Comment, ma sœur, abandonnerez-vous Ti-/op. cit., p. 71).
On obeït aysement quand la Couronne doit estre le prix de l’obeïssance.
Vous me surprenez, Amasie, et je n’attendois pas cette responce de vostre generosité*.
Vous pouviez bien l’attendre de mon courage* ; la Couronne est assez belle pour la preferer à l’amour.
Je ne doute point qu’elle ne soit belle, mais quand l’amour est veritable on le prefere à la Couronne.
Que le ciel me preserve de ce veritable amour.
Quoy, si Tirinte vous ayme, vous ne considerez point les maux que vous luy ferez en le quittant ?
Quoy, si Tirinte m’ayme, il ne considerera point la gloire que je trouve en l’abandonnant ?
Vous estes donc resoluë de le perdre.
On se console bien-tost de la perte d’un amant par l’acquisition d’une Couronne.
Que vostre amour est parfaite.
Si elle estoit plus parfaite, elle me gesneroit* davantage.
Mais les gesnes* de l’amour sont quelques-fois bien plus douces que les plaisirs de l’ambition.
J’esprouveray* ce que vous dites.
L’espreuve en est dangereuse.
Le danger sera pour moy seule.
Enfin vous desirez estre Reine.
J’ayme autant la Couronne dessus ma teste, que sur la teste d’une autre.
Veritablement cette ambition est fort belle, et digne d’un cœur genereux
Elle n’est pas plus criminelle en moy, qu’elle l’estoit tantost en vous
Vous avez raison, Amasie, et pour moy je vous conseille d’y courir tout de ce pas*.
Je n’ay pas encore tant de haste, j’attendray bien que l’on m’apelle.
Joüissez de vos esperances, adieu.
Non, non, demeurez contente ; ne prenez point l’allarme* d’une feinte, tout ce discours est un jeu qui ne doit pas vous inquieter.
Vous me feriez plaisir de ne plus vous joüer de la sorte
Cela est vray, Berenice, mais quoy que l’on puisse faire, je n’obeïray jamais à vostre desavantage, et toutes les beautés de la couronne, ne me seront jamais si cheres
Mais quel est le dessein du Roy, qui veut vous donner à Tarsis. Est-ce là le sujet qui chasse mon pere de ce païs ?
C’est ce que je n’ay pû encore sçavoir.
C’est ce qui m’estonne, et ce qui me tuë. Je viens de recevoir cette lettre de Tarsis, par laquelle il me mande* que le Roy le veut envoyer en ChypreChypre est écrit sans le h. Il semblerait que cette graphie soit diacritique car elle note la prononciation correcte du mot, en témoigne l’article de Ménage dans son dictionnaire à l’article Chypre (1694) :« Poudre de Chypre. De l’Isle de Cypre, d’où cette poudre nous est venue. Au lieu d’Isle de Cypre, nous avons prononcé l’Isle de Chypre: à l’Italienne. Et ce mot se trouve écrit de la sorte dans la Ballade de Villon des Seigneurs des temps jadis, et dans la Chronique d’Anjou, de Bourdigné et dans la Tragédie de l’Amant libéral de Mr Scudéry, act. I. scéne 3. Néanmoins, la plus grande partie de nos meilleurs Auteurs anciens ont écrit l’Isle de Chypre: Ronsard, Nicot, Amyot, Méziriac, et tous nos Géographes généralement: C'est aussi comme Mr du Cange écrit toujours ce mot. Et c’est comme je le prononce: mais sans blámer ceux qui disent Isle de Chypre: qui sont présantement en grand nombre. Pour de la poudre de Chypre, les voix ne sont point partagées là dessus. C'est ainsi que tout le monde prononce. Mais il est à remarquer, que quoyqu’on puisse dire, Isle de Chypre, il ne faut pas dire les Chypriots, comme a dit Mr l’Abbé le Peletier de l’Académie d’Angers, dans sa belle Traduction de l’Histoire de Cypre du Graziani. Il faut dire les Cypriots. ». Nous avons modernisé la graphie afin que le lecteur comprenne de quel lieu il s’agit.
Mais il vous oste toutes ces craintes par les promesses et par les protestations dont cette lettre est toute pleine.
Quelle lettre lisent-elles ? Amasie, que lisez-vous ?
Rien, Monsieur.
Quelle surprise ?
Ne cachez point cette lettre.
Ce n’est rien, Monsieur.
Si ce n’est rien, pourquoy estes-vous si troublée ? Pourquoy monstrez-vous tant de crainte ? Enfin je veux voir ce papier.
Mais, Monsieur, ce n’est rien du tout.
Vostre estonnement me fait bien voir qu’il faut que ce soit quelque chose, faites moy voir cette lettre, ne differez point davantage, autrement…
O Dieux ! elle luy a donné ma lettre, où me voy-je maintenant reduite, et quel esprit est plus tourmenté que le mien ? Il la lit, il se passionne*, il la relit, il regarde ma sœur en colere. Que tous ces divers mouvemens excitent de troubles dans mon ame, et que j’ay besoin de forces pour resister à tant de peines.
Une lettre d’amour de Tarsis. Ce n’est donc rien, Amasie ; ce n’est donc rien que de recevoir des let-/
Que luy repondra-elle ?
Quelles pretentions avez-vous ? Pensez-vous monter dans le throsne par les promesses d’un amant, qui vous promettoit davantage pour contenter sa passion ?
Elle va me perdre.
Vous demeurez confuse, vous ne me respondez rien ; peut-estre que vous reconnoissez vostre faute, mais il falloit la reconnoistre aussi-tost qu’elle commença. Il falloit repousser le Prince la premiere fois qu’il vous vint parler : Vous luy eussiez osté l’occasion de vous escrire maintenant…
Pouvois-je l’empescher de m’escrire ?
Vous pouviez bien vous empescher de recevoir de ses lettres.
J’ay respecté la condition.
Il falloit respecter vostre honneur.
C’est la premiere fois que j’ay receu de ses lettres, et l’on m’a donné celle-cy sans me dire ce que c’estoit.
Il vous escrit d’une façon qui donne trop de tesmoignages que vous en avez receu d’autres. Lisez si vous n’avez pas achevé de lire.
O la meilleure sœur qui ayt jamais aymé une sœur ; elle se charge de ma honte, afin de me tirer de peine.
Si vous ne luy aviez appris mon dessein, il ne vous manderoit* pas qu’il a trouvé les moyens de me retenir en ce païs. Cette amour est donc la raison qui vous faisoit jetter* des larmes quand je vous parlois tantost de retourner en Sicile, vous avez donc combattu ce dessein avec tant d’ardeur et de passion, parce qu’il estoit contraire à vostre amour ? Est-ce là ce zele que vous tesmoignez pour vostre Patrie ? Est-ce là l’apprehension* que vous avez de la revoir malheureuse. Et n’estoit-ce pas assez que je vous visse miserable*, sans que je vous visse deshonnorée par une passion temeraire ? Ainsi je trouve par tout des miseres ; un Tyran me persecute dans ma Patrie, et par un dessein plus formidable*, mes enfans me gesnent* par tout, et me font trouver des tempestes*, où
C’est pour vos espargner, que j’ay souffert tant d’injures.
Mais vous, Berenice, avez-vous dû souffrir* cette amour
J’ay fait, Monsieur, tout ce que vous dites, j’ay resisté de toutes mes forces à la naissance de cette amour.
Il falloit donc m’en advertir, puisque vous ne pouviez la vaincre, je fusse venu à vostre secours.
Je n’ay pas crû qu’il fut necessaire de vous en parler.
Vous voyez cependant* ce qui en arrive, et que c’est avoir contribué à sa faute que d’avoir differé de m’en parler.
Je ne vous en ay point parlé, parce que je sçay avec asseurance, que l’amour et l’honneur sont en elles
Berenice, l’amour est un traistre qui sçait feindre adroitement d’estre d’accord avec l’honneur, quand il medite sa ruine, et qu’il veut s’en faire un trophée.
Je pourrois bien vous asseurer que dans le cœur d’Amasie l’amour est un noble esclave, de qui l’honneur est tousjours le maistre.
Ha, que vous connoissez mal les artifices de l’amour ! Mais voulez-vous me faire croire que vous estes d’intelligence* avec vostre sœur ?
C’est assez qu’elle ait son pere contre elle, sans qu’elle yEn et y jouissent d’une grande liberté fonctionnelle en français classique.
Si à la naissance de son amour elle eust eu contre elle sa sœur, peut-estre que son pere ne seroit pas aujourd’huy contre elle : Ainsi, vous avez failly* toutes deux ; elle d’aimer, et vous d’avoir enduré* qu’elle aimast.
Si nous avons failly* toutes deux, j’ay crû que toutes deux nous en avions quelque raison.
On n’a jamais raisonraison.
Mais comme on a desja jugé par les grandes actions, que vous avez achevées pour le bien de cét estat, qu’il n’y a point de recompenses qui ne soient moindres que vos services, ne peut-il pas arriver que le Prince qui nousnous alors même que son père ne sait pas qu’elle est aimée et qu’elle aime. Bérénice pourrait aussi dire nous car la situation que déplore son père est la sienne : celle d’Amasie et de Bérénice ne font qu’un puisqu’Amasie a laissé son père l’accuser.
En vain vous defendez une cause qui sera tousjours mauvaise.
Mais si le Prince vouloit espouser ma sœur.
Je ne doute point qu’il ne luy en ayt fait des promesses ; mais que ne promet pas un amant.
S’il ne tient pas sa parole, comme amant, il la tiendra comme genereux, et comme Prince.
Comme genereux et comme Prince ! Quand il se souviendra qu’il est Prince, il ne se souviendra plus qu’il est amant.
Vous avez mauvaise opinion de Tarsis, si vous le croyez capable de violer ses sermens, et de faire des tromperiesTromper et tromperie ont d’abord au XVIIe siècle le trait sémantique de la fourbe, de la ruse et non celui de l’infidélité amoureuse.
On fait gloire de trompere siècle et plus tard dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé.
Nous avons des exemples de Princes qui ont esté plus genereux.
Nous en avons aussi du contraire. Ne vous flattez point par l’esperance d’un miracle. Si quelques folies ont esté utiles, il ne faut pas s’imaginer que le mesme evenement* soit reservé à toutes les autres. Il est tousjours dangereux de se gouverner par exemple ; il n’y a rien de plus trompeur que cette voye, et il s’en trouve beaucoup qui se laissant charmer par les prosperitez d’autruy, sont devenus sans y penser de fameux exemples de miseres.
Mais nous sommes d’une naissance…
Ne me contestez point davantage, le Prince doit venir icy, il le mande* par cette lettre ; je veux que vous l’attendiez.
Moy.
Oüy, je veux que vous l’attendiez, et que vous repariez vos fautes en vous opposant à son amour.
Je ne croy pas reüssir en un dessein si difficile.
Il faut neantmoins m’obeïr. Et s’il ne fait rien pour vous, je luy diray, peut-estre, des choses qui ne luy seront pas agreables
Si vous m’ordonnez l’impossible, le moyen de vous obeïr ?
Enfin je veux que vous luy parliez, et que vous fassiez en sorte de le destourner de cét amour, qui ne peut produire que des maux, et qui me comble desja de tristesses.
Que mon avanture* est estrange, et que mon apprehension* est extréme. S’il découvre la feinte de ma sœur, que de douleurs me sont reser-/
Je croy que vous avez receu ma lettre.
Oüy, Seigneur, je l’ay receuë, et je connois trop clairement que toutes choses nous sont funestes.
Plus funestes que vous ne pensez.
Comment, Seigneur, ne me gesnez* point davantage, descouvrez-moy mes malheurs, et ne pensez pas trouver en moy une ame foible, et abbatuë. Depuis le moment que je vous ayme, je n’ay pas manqué de douleurs pour m’accoustumer à souffrir.
Helas ! j’ay pensé vous retenir en ce païs, et je n’ay travaillé qu’à m’en faire chasser moy-mesme. Le
Helas !
Il m’a dit mesme que le Roy vouloit m’obliger d’aimer Amasie. Enfin j’ay trouvé le moyen de vous retenir en ce païs, mais de vous retenir pour un autre. Enfin mon pere est mon Rival, nous poursuivons mesme victoireVictoire amoureuse : « Victoire galante, C'est à dire, faveur particulière qu’on obtient d’une maitresse, et qui marque que cette maitresse a donné son cœur à son Amant ». (Richelet)Constance : « signifie aussi la fermeté qui fait persévérer dans l’exécution d’un louable dessein qu’on a entrepris. Ce n’est pas assez que d’entreprendre de grands desseins, il les faut exécuter avec constance. La plus belle qualité qu’on demande à un amant, c’est la constance ». (Furetière)
Ne verray-je que des malheurs attachez à ma fortune* ? Et seray-je le flambeau funeste, qui doit allumer la discorde entre le pere et le fils ?
Quoy, Berenice ! me conjurez-vous maintenant de cesser de vous aimer, pour oster un Rival au Roy, et pour luy faciliter l’acquisition de Berenice.
Je vous conjure maintenant de me priver de vostre amour, et de me donner vostre hayne, afin que si je dois combattre la passion du Roy vostre père, il ne puisse vous accuser d’estre cause de mes froideurs, et des mépris eternels que je feray de son amour.
Qu’il m’accuse de toutes choses, pourveu que je ne puisse vous accuser d’avoir oublié que je vous aime. Qu’il me ravisse l’Empire, et qu’il m’arrache la Couronne, il ne m’aura rien osté, pourveu qu’il ne m’oste pas vostre amour. Vostre cœur est mon empire, vostre cœur est ma couronne, et si je suis tousjours aimé, je seray tousjours heureux.
Vous serez donc tousjours heureux, puisque vous serez tousjours aimé ; mais voulez-vous que l’on publie* que la miserable* Berenice arma le fils contre le pere, et qu’elle mit dans la nature une si horrible confusion ? Faites dessus vous un effort pour me délivrer de ce reproche.
Si ce malheur arrivoit, on le reprocheroit au Roy qui ne sçait pas se reconnoistre en l’âge où nous le voyons.
Si ce malheur arrivoit j’en serois tousjours la cause.
Il faut donc dire en mesme temps que le Ciel en seroit la cause, puis qu’il vous a fait naistre si parfaite.
Cessez enfin de m’aimer, bien que je veuille tousjours aimer !
Helas, quand on ne veut plus estre aymé, c’est une marque trop certaine qu’on ne veut plus aussi aimer !
Je ne demande point vostre haine, pour avoir quelques raisons de cesser de vous aimer, si vous devez vivre aussi long-temps que durera mon amour, vous seriez sans doute immortel. Mais je demande vostre haine pour estre seule malheureuse, et pour vous oster du danger de ressentir un jour la peine que la perte d’une amante peut apporter à son amant. Aussi bien vous reconnoissez par les obstacles qui se presentent, que le Ciel im-/
Ha ! ma chere Berenice, les Dieux ne m’opposent pas les difficultez qui se presentent pour m’empescher de vous aymer, mais pour me donner sujet de vous meriter en les surmontant. Conservez-moy vostre cœur, et je ne manqueray pas de bien dans ce malheureux voyage que l’on m’oblige d’entreprendre.
Vostre départ est donc resolu.
Ouy, ma mort est resoluë ; et vous pouvez vous imaginer la violence qui se fait dans un corps, quand il est prest de rendre l’ame, vous sçaurez ce que je souffre aujourd’huy que l’on m’oblige à me separer de vous. Mais pour me donner la force de vous faire mes adieux, et de commencer nostre absenceÉlégies de Properce (Cf. livre I, élégies IX et XI).
Je vous le promets, Seigneur, et je me retire ; aussi bien aprés cette parole ne pouvant plus vous rien dire, et ne pouvant vous dire adieu, je ne vous puis donner que des larmes.
Commence à souffrir, malheureux, puis que tu cesses de la voir. Helas ! cette absence ne vient que de commencer, et si je la considere par mes maux, elle a duré des siècles.
Que vouloit vous dire le Roy quand il vous a envoyé querir par Leonide ?
Il vouloit augmenter ma peine, et me causer un nouveau mal par un nouveau commandement.
Parlez plus clairement, Tirinte.
Il m’avoit commandé de voir Berenice, pour luy parler de son amour, et il me renvoyoit querir pour me commander de voir vostre pere, afin de luy faire sçavoir que comme il est resolu d’espouser
Il me semble, Tirinte, que je ne vous ay point donné sujet de me tenir ce discours ; je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition, et puisque j’ay eu la hardiesse de vous dire que je vous aymePratique du théâtre (livre IV, ch. VI, p. 455 éd. Baby) affirme en termes catégoriques : « Il ne faut jamais qu’une femme fasse entendre de sa propre bouche à un homme qu’elle a de l’amour pour lui ». Scherer ajoute : « Il n’est pas facile à une jeune fille qui respecte les bienséances de dire à un homme qu’elle l’aime. Cet aveu exige un effort, parce qu’il suppose en réalité une attitude masculine » (La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986, p. 397).
Aussi ne viens-je pas vous demander de nouvelles marques de vostre amour, mais je viens vous en donner de la mienne. Je viens enfin vous demander, comment vous voulez que j’agisse dans l’extremité qui me menace, et de vous perdre et de mourir
Vous me mettez beaucoup en peine.
Mais il y a long-temps que j’y suis.
Helas ! je ne sçaurois rien resoudre.
Je ne puis donc rien entreprendre.
Que ferons nous, Tirinte ?
Je vous le demande, Amasie, vostre volonté sera ma loy.
Si vous desobeïssez au Roy, vostre disgrace est asseurée.
Enfin que voulez-vous que je fasse ?
Je n’en sçay rien, Tirinte, resolvez
Dans quelle inquietude me laissez vous, Amasie ? Et quelle main favorable me retirera de ce dedale, où vous m’engagez vous mesme ? Venez, venez m’asseurer que vous voulez bien me perdre, ou que vous voulez me conserver, et je sçauray ce qu’il faudra que je resolve. N’avez-vous osé me dire que l’ambition a triomphé de vostre amour ? Que je resolve, dites vous ; hé bien, il faut vous contenter : Hé bien, il faut obeïr au Roy, et vous donner sujet de dire pour excuser vostre inconstance, que je suis cause de mon malheur. Si vous voulez une couronne, et si je vous ayme parfaitement, je ne dois point consulter* entre vostre gloire et mon repos.
Tirinte.
Seigneur.
Je viens de voir le Roy, et je pense avoir differé mon voyage, ou du moins j’ay fait en sorte qu’il ne me pressera point de partir.
Mais avez vous obtenu du Roy cette grace sans qu’elle vous couste Berenice.
J’ay bien connue siècle : un homme âgé, et de surcroît un roi, peut-il aimer une jeune fille ? Tarsis pense que cet amour est contre nature.
Mais enfin, qu’avez-vous fait pour rompre ou pour differer vostre voyage.
Comme j’ay veu que le Roy me vouloit persuader d’aymer Amasie, je n’ay point resisté à son dessein.
Quoy, Seigneur, vous estes vous resolu de luy ceder Berenice, et d’aymer enfin Amasie.
Au moins j’ay feint de m’y resoudre, et j’ay gaigné par cette feinte le retardement de mon voyage.
Je ne sçay si cette feinte ne vous trompera point vous mesme, et j’ay sujet d’apprehender qu’elle ne vous devienne funeste.
En quoy funeste ?
J’allois trouver Criton de la part du Roy pour luy proposer le mariage où vous feigniez de vous resoudre. Si le Roy le veut, si Criton en demeure d’accord, si vous feigniez de le vouloir, à quelle extremité vous reduisez vous par cette feinte.
Tu allois parler à Criton.
Oüy, Seigneur.
Ne bouge, Tirinte, n’acheve point ton voyage, je prendray moy mesme le soin de contenter le Roy sur ce sujet.
Que vous m’ostez d’une grande peine.
Pourquoy Tirinte ?
Parce que j’allois faire une chose qui vous eust esté desagreable, et qui m’eust acquis vostre disgrace, puis qu’elle eust offensé vostre amour. Mais enfin à quoy vous servira cette feinte ?
Durant le temps que je feindray, Berenice lassera le Roy à force de luy resister.
Peut-estre qu’à force d’endurer* le Roy gaignera Berenice.
La vieillesse du Roy luy fera peur.
Une vieillesse couronnée est capable de donner de l’amour.
Mais Berenice peut attendre de moy cette puissance souveraine, qu’elle peut recevoir du Roy.
Mais peut-estre que Berenice sera plus aise de la recevoir, que de l’attendre, et qu’elle en aymera mieux la possession que l’esperance.
L’amour me conservera son cœur.
L’ambition peut vous l’oster. Quand il s’agit d’estre Reyne, une fille oublie bien-tost son amour, et se laisser aysément contraindre ; il y a peu de fidelitez à l’espreuve d’une couronne.
Feray-je à Berenice cette injure que de la croire si foible, et capable de me trahir ? Mais mettray-je au hazard* d’en faire à ma confusion* une funeste experience ! Je la crois assez genereuse pour me conserver son amour : mais, helas ! je ne doute point de la force
Faites en sorte qu’on remonstre au Roy que l’amour n’est pas honnorable à une vieillesse comme la sienne. Employez à ce dessein des personnes d’autorité qui ne soient point soupçonnées de luy venir de vostre part. Car si vous feignez d’aimer Amasie, et qu’il en soit si persuadé qu’il veüille que vous l’espousiez, quelles puissantes raisons opposerez-vous à ses volontez ? S’il croid que vous aymez Amasie, et qu’enfin il vous la donne, comment pourrez vous la refuser ? Dequoy vous pourrez vous plaindre, si on vous donne un thresor que vous recherchiez en apparence, et que vous sembliez desirer.
Vous dites
Il seroit necessaire qu’on advertit Amasie de ce dessein : Car en feignant de l’aimer vous luy donnez de l’amour, et la feinte de cette passion, produit quelquesfois le mesme effet* que la verité.
Je viens de voir Berenice, qui luy en parle peut-estre à l’heure que
Mais que diray-je au Roy, qui m’envoyoit parler à Criton.
Invente ce que tu voudras, mais enfin retire toy.
Vous trouveray-je tousjours avec un visage triste, ne verray-je jamais en vous que des presages de miseres ?
Helas ! nous cherchons en vain des remedes contre les maux qui nous tourmentent.
Comment, Berenice !
C’est le Ciel qui nous persecute, c’est contre luy que nous combattons, quelle victoire esperons nous ?
Que me venez-vous apprendre.
Il n’y a plus rien qui puisse empescher mon pere de retourner en Sicile.
Le Roy consent-il à son retour ?
Le tyran de la Sicile est mort.
Quoy, Phalaris
Oüy, Seigneur, les Siciliens, lassez de ses cruautez, ont enfin repris courage, et se sont vangez de ses barbaries. Regardez quelle est ma fortune*, un tyran me gesna* durant sa vie, puis qu’il me contraignit d’abandonner mon païs, et me gesne* encore apres sa mort, puis qu’il faut m’esloigner de vous. Helas ! l’estat où je me trouve me defend de verser des larmes, et me le permet en mesme temps : Pourrois-je respandre des pleurs dans la delivrance de ma Patrie ? Et n’en respandrois-je pas quand il faut que je vous quitte, et que je desespere de vous revoir ?
Non, non, Berenice, je ne vous verray point reduite à cette fascheuse extremité. Si vostre pere aime les honneurs, on l’arrestera par ces liens
Il a des pretentions dans la Sicile, qui l’empescheront d’escouter vostre amour, et qui l’obligeront sans doute à refuser tous les honneurs que vous pourriez luy presenter.
Que pretend il dans la Sicile de plus avantageux, qu’en ce païs.
Au moins il y sera dans sa PatrieCf. le v. 517 de Saül où Michol dit : « L’amour de son pays est le feu qui l’allume ».
Mais les honneurs sont des biens que l’on peut gouster en tous lieux.
Mais on croid qu’ils sont plus doux quand on les gouste parmy les siens, et que pour tesmoins de sa gloire on a les yeux de sa Patrie. Enfin, Seigneur, comment esperez-vous triompher si vous avez à combattre, et mon pere, et vostre pere, et vostre Roy.
Mais comment me croyez vous foible contre tous ces ennemis, si vous croyez que je vous aime
Que plûtost le Ciel me perde pour vous oster le sujet d’une entreprise si criminelle. Mais voicy mon pere.
Seigneur, je ne vous feray point icy de longs discours, bien que je vous deusse preparer à recevoir un coup, qui sans doute vous estonnera*. Vous aimez l’une de mes filles, j’avois commandé à Berenice de vous entretenir sur ce sujet, je pense qu’elle aura fait son devoir, et qu’en fin vous ferez le vostre.
Elle a fait ce qu’elle devoit, et je sçay ce que je doy faire.
Si vous le sçavez, vous devez donc cesser d’aimer.
Certes, Criton, je ne comprens pas pourquoy vous ne pouvez souffrir* mon amour ; est-ce que vous ignorez qui je suis ?
C’est par ce que vous ignorez qui vous estes.
Pensez-vous que l’amour m’aveugle, et qu’il m’oste la connoissance de ce que je suis.
Il ne vous peut oster cette connoissance, par ce que vous ne l’avez jamais euë.
Vous m’offensez, Criton, et je pense enfin me connoistre.
Si vous vous connoissiez, vous n’aimeriez pas, Amasie.
Est-elle d’une condition, si inégale à la mienne, que mon amour me deshonnore et qu’il deshonore le throsne ?
Elle est de mesme condition que vous.
Pourquoy donc ne puis-je l’aimer ?
Parce qu’elle est vostre sœur, et que sa mere estoit vostre mere. Cela vous estonne*. Je n’en doute point.
Et Criton seroit mon pere. Et Berenice seroit ma sœur !
Retirez-vous, Berenice, vostre presence n’est pas icy necessaire
Non pas si j’ay raison de vous croire : Mais le moyen de donner quelque croyance à un discours si incroyable…
Sçachez pour vous le faire croire.
Criton, le Roy vous attend il y a long-temps, et m’a commandé de vous amener.
Que feray-je ! Allons Leonide.
Quelle nouvelle, chere Berenice ! et quel plus grand estonnement a jamais surpris un esprit. Ha ! Berenice ; si Amasie est vostre sœur, et que je sois frere d’Amasie, de quel œil vous regarderay-je ? Puis-je sans crime et sans horreur vous regarder avec amour
Cette avanture* vous met en desordre, et je voy bien que vous avez peine à devenir sœur de Tarsis.
Helas ! j’ay honte de l’avoir aimé, puis que c’est mon frere que j’ay aimé comme mon amant. Je pense m’estre renduë criminelle autant de fois que je l’ay regardé, et je ne me tiens pas innocente d’avoir eu si long-temps de l’amour, lors que je devois avoir seulement de l’amitié.
C’est une faute de la fortune*, qui ne tache point l’innocence.
C’est une faute de la fortune*, qui a offencé la nature.
Si cét amour est une faute, la nature s’en est servie, afin de vous descouvrir ce que la fortune* nous cachoit. Car si vous n’eussiez point aimé, et qu’on ne vous eut point aimée, nous n’eussions pas trouvé un frere si recommandable par sa vertu*. Pour moy, ma sœur, comme il est comblé de gloire, j’ayme mieux qu’il soit mon frere que s’il estoit mon amant ; parce que je m’imagine qu’il est beaucoup plus glorieux d’estre du sang d’un homme illustre que de s’allier d’un
Helas ! que cét avantage que vous trouvez d’estre sortie d’un mesme sang, va luy causer de déplaisirs, et peut-estre d’infortunes. Ce nous estQue uniceptif. Comprendre : mais il ne peut pas être notre frère sans qu’il ne perde la couronne.souhaiter admet deux constructions concurrentes : souhaiter + inf / souhaiter de + inf.
Mais, le voicy.
Helas ! j’ay honte de le voir.
Au moins sçachez de luy cette histoire
De quel nom vous appelleray-je ?
Mais de quel œil vous regarderay-je ?
Il m’est encore impossible de vous appeller ma sœur.
Il m’est encore impossible de vous regarder en frere. Mais n’avez vous point appris par quelle avanture* nous venons d’estre tous deux changez, vous en mon frere, moy en vostre sœur.
Je n’ay rien encore apris d’un changement si estrange*,
Je n’en sçay rien, Tarsis, et tout ce que je puis dire, c’est qu’il faut ceder à la nature, et vaincre l’amour par l’amitié.
On peut aller facilement de l’amitié à l’amour, mais il n’est pas si facile d’aller de l’amour à l’amitié.Berenice." (Pierre du Ryer Dramatist, Washington, 1912, p. 169)
Cela doit nous estre facile dans l’estat où nous nous trouvons.
Ha ! Berenice, qui me serez tousjours chere, ou comme sœur ou comme amante ; en vain je fais des efforts, afin de separer en moy vostre amant de vostre frere : L’amant veut chasser le frere, le frere veut chasser l’amant, et dans un combat si nouveau, j’ay honte d’estre vostre amant, et j’ay horreur d’estre vostre frere.
Ne consultez* pas d’avantage, vous ne pouvez plus demeurer amant sans commencer d’estre criminel ; et si vous conservez vostre amour, vous ne meriterez d’estre aimé, ny comme amant ny comme frere.
Donnez, donnez à mon amour pour le moins le temps d’expirer.
Il ne luy faut pas plus de temps qu’il en faut pour prononcer le nom de sœur et de frere.
Quoy ! Berenice, vous avez si peu combattu.
Je ne sçay ce que j’ay fait, mais je pense avoir fait mon devoir.
Helas, Berenice ! ce n’est pas m’avoir aimé comme vostre amant que de vous resoudre si tost de m’aimer comme vostre frere, et l’on a eu bien peu d’amour quand on peut si promptement le convertir en amitié.
Ne changerez-vous point de discours ?
Vous n’avez pas changé de charmes.
Mais en fin, j’ay changé de nom.
Mais je n’ay pas changé de cœur.
Souvenez-vous du nom de frere.
Ce nom de frere me confond*, m’en souvenir est mon supplice, et mal gré mesme la raison, mon amour opiniastre veut tousjours demeurer amour.
Cessez de m’offenser par cette parole d’amour, qui n’a plus rien dans vostre bouche que d’horrible et d’effroyable.
Non, non, Berenice, je ne vous offenceray plus. Enfin, ma sœur, puis qu’il faut prononcer cette parole, aymez un Roy qui vous aime ; la premiere marque que je vous puis donner de mon amitié, c’est de vous conseiller d’aimer un Roy qui vous appelle maintenant au partage de ses grandeurs. Je vous verray passer en ses mains sans douleur, et sans jalousie ; et s’il faut perdre l’esperance de me voir un jour dans le throsne, au moins j’en seray consolé lors qu’une autre que Berenice ne possedera pas un si grand bien, et que je ne perdray ma splendeur que pour en voir ma sœur esclairée.
Faut-il que la rencontre d’une sœur vous mette au hazard* de perdre des prosperitez si glorieuses ? Faut-il que je sois funeste à mon frere à l’instant mesme que je le trouve ?
Si je doy perdre la Couronne que j’eusse injustement possedée, c’est que le Ciel qui est juste ne peut souffrir* une injustice.
Non, non, je veux m’imaginer qu’en vous donnant une sœur, il ne vous ostera pas un Empire. Il n’a pas accoustumé d’estre ennemy de la vertu*, et ce n’est pas sans raison qu’il a permis que les peuples de ce Royaume, conservez par vostre courage, vous ayent dé-ja proclamé Roy.
Ils ont crû faire cét honneur au sang de leur Prince.
Puisque c’est vostre courage qui les a tirez d’oppression, ils ont crû faire cét honneur à la vertu*.
Quoy qu’il en soit, Berenice, je n’ay plus rien à perdre, puis que je viens de vous perdre ; car enfin, ma fureur se renouvelle, je ne puis vous voir sans amour, et vous n’aurez point d’amans dont vostre frere ne soit jaloux.
Ha ! Tarsis, vostre discours m’espouvante, il faut enfin que je me retire, aussi-bien ma triste presence ne pourroit desormais servir qu’à faire croistre vostre crime, puis que vostre amour est un crime.
C’est icy, malheureux Tarsis, que la honte et l’horreur t’accompagnent de tous costez. Tu n’as regardé le throsne que pour estre miserable*, et tu n’as veu Berenice que pour estre criminel. Helas ! je me consolerois dans mon mal si j’aimois seulement sans espoir, mais enfin ma fortune* est telle que lors que j’aime sans espoir, je ne sçaurois aimer sans crime. Espouvantable passion ! passion qui fait mon crime, et tout ensemble mon supplice, comme tu es à detester, dois-tu me rendre detestable ! O destins ! ô Dieux ! ô Nature ! N’aviez vous mis tant de charmes sur le visage de Berenice, que pour en faire naistre un monstre en faisant naistre mon amour. Mais dois-je encore songer à l’amour lors que je pense à Berenice, mais puis-je songer à Berenice sans me rendre encore à l’amour. O sentimens horribles ! ne sor-/
He bien, Tirinte, Criton a-il veu le Roy.
Non pas encore, et j’allois au devant de* luy pour le presser de venir. Je n’ay jamais veu le Roy dans une si grande impatience. Il s’imagine que vous retenez Criton, et que vous l’instruisez de ce qu’il doit faire.
Helas, Tirinte, je n’ay plus rien à faire, et je n’ay plus rien à dire : Toutes mes esperances sont ruinées.
Comment, Seigneur.
Tu le sçauras assez-tost.
Mais je voy le Roy qui rentre dans cette gallerie
Il me semble que mes volontez vous devroient estre plus cheres, et que quand je mande Criton, vous ne devez pas le retenir.
Moy, Sire.
Oüy, vous, et je ne veux point douter que l’amour de Berenice ne vous mette bien tost en estat de me déplaire.
Je ne vous déplairay jamais par l’amour de Berenice, je sçay le respect que je vous dois, et je sçauray suivre la loy que m’impose ma naissance
Elle vous oblige à m’obeïr.
Elle m’oblige à plus encore.
Je ne vous demande pas davantage.
Mais enfin voicy Criton accompagné de ses filles.
Criton, vous avez sçeu mes intentions, et mes volontez, je suis maintenant en peine* de vostre responce.
Sire, elle donnera de l’estonnement* à tous ceux
Quoy ! vous estes encore dans la mesme resolution, et mon alliance est un bien qui ne vous sçauroit contenter.
Comme je suis indigne de cét honneur, le Ciel permet que je le refuse.
Puis que je vous le presente, vous devez vous en croire digne.
Ha ! Sire, mettez en oubly vostre amour, et permettez que nostre depart soit le remede de vostre passion, quand vous ne verrez plus Berenice, vous cesserez bien-tost de l’aymer. On nous attend en Sicile, le Tyran est mort, nostre pays nous appelle, et je ne puis disposer, ny de moy ny de mes enfans, puis que nous appartenons à nostre patrie, qui nous demande et qui nous appelle.
Je voy bien ce que c’est, Criton, vous voulez que j’use de mon pouvoir, et que je ravisse le bien que vous me devriez accorder
Sire ce n’est pas par violence que vous pouvez le témoigner.
Ce n’est pas faire violence à un homme, que de luy faire de l’honneur. Quelles raisons avez vous de me refuser, Berenice ? N’obligez*-vous pas vostre Patrie, en luy procurant par cette alliance un appuy comme le mien ? Si vous me contestez davantage, je sçauray bien faire sans vous, la gloire et la felicité de vos filles ; vous oubliez en cette occasion que vous estes Pere, et je veux vous en faire souvenir.
Ha, Sire !
J’espouseray Berenice, et mon Fils espousera Amasie. C’est une chose resoluë.
Mais c’est une chose impossible, et la nature en est l’obstacle, helas !
Parlez Criton, qu’avez vous enfin à me dire ?
Ha ! Sire, il faut que je parle, et que je descouvre mon crime plûtost que d’en souffrir* de plus grands. Pardonnez à ce miserable* ce que vous en allez entendre. Vous voulez espouser Berenice, et Berenice est vostre fille.
Berenice ma fille !
Ce n’est pas tout ; vous voulez que Tarsis espouse Amasie, et Tarsis est mon fils et frere d’Amasie.
Que me dites-vous Criton ?
Qu’avons nous oüy, Tirinte ?
Enfin, j’amene icy Berenice, afin de vous rendre vostre sang, en vous rendant vostre fille. Et j’y amene aussi Amasie, afin que si mon chastiment n’est pas capable de vous satisfaire, vous punissiez encore en mes enfans le crime et l’ambition de leur Pere.
Que mon estonnement* est extresme* ! Dites-nous donc cette avanture*.
Je ne pense pas que vous ayez perdu la mémoire des guerres qui desolérent cét Estat. Il vous souvientse souvenir.
O Dieux ! quelle avanture* !
Mais puisque la lettre de la Reine m’asseuroit que Tarsis estoit mon fils, et que je ne voy point de preuves du dessein que vous dites qu’elle avoit, pourquoy ne croiray-je pas encore qu’il soit mon fils.
Sire, voicy les derniers caracteres* qu’elle forma. Voila ce qu’elle vous escrivit en mourant pour vous asseurer qu’elle vous laissoit une fille et non pas un fils.
Helas ! je reconnois son escriture, lisons. Criton vous dira mon dessein sur la premiere lettre que j’ay escrite à vostre Majesté ; mais il est vray que les Dieux nous ont donné une fille que je laisse entre ses mains pour vous la rendre quelque jour. Adieu, je ne meurs que du deplaisir de me voir esloignée de vous, et je vous souhaite la paix, puisque c’est le plus grand bien qu’on puisse souhaiter aux Rois
Sire, voila cette fille que je vous rends.
Helas ! cette lettre a renouvellé dans mon ame toutes les douleurs de sa mort. Berenice ma fille.
Quel changement, Madame !
O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits*, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. Ha, Criton ! Ne doi-je pas vous accuser !
Ha, Sire ! Si vous me faites l’honneur de me reconnoistre pour vostre fille, je supplie vostre Majesté de ne me pas refuser la premiere demande que j’ose luy faire.
Demandez, vous obtiendrez tout.
Si cette supposition* a rendu Criton coupable, je vous demande son pardon.
Berenice, les grands services du fils ont desja excusé la faute du pere ; et comme j’en ay profité, je dois le recompenser au lieu de le punir. Sa faute m’a causé deux grands biens en mesme temps. En vous retenant pres de luy, il vous a sauvée des cruautez de nos rebelles. Enfin, c’est par son courage
Ha, Sire ! qui refuseroit l’honneur lors qu’on
Y consentez-vous Berenice ?
Refuserois-je d’obeïr aux premiers commandemens que me fait mon pere ?
Ha, Sire ! par quelles illustres actions meriteray-je cét honneur ?
Il ya long-temps que vous le meritez, mais Criton je ne suis pas encore content.
Que veut-il faire Amasie ?
Je veux prendre dans vostre maison* la recom- /
Je vous aurois demandé pour luy ce que vous luy donnerez volontairement.
Comme il merite Amasie par sa vertu* je veux encore l’en rendre digne par les honneurs que je luy destine. Approuvez-vous mon dessein, Criton ?
Oüy, Sire, et j’ay tousjours souhaité ce que vous faites aujourd’huy.
Ha, Sire ! je commence à reconnoistre que j’ay beaucoup fait pour vostre service, puisque vous m’en voulez donner une si glorieuse recompense.
Que l’on celebre cette journée, et admirons tout ensemble : la secrette conduite des Dieux qui font reüssir toutes choses quand ils veulent favoriser les hommes.
FIN.
Dictionnaires cités :
La Tragédie, qui tient au rang du plus grave, laborieus & important de tous les autres Poëmes, et que ce grand Ronsard feignoit de heurter crainte d’un naufrage de reputation, se traite aujourd’huy par ceux qui ne virent jamais la couverture des bons livres, qui sous l’ombre de quelques lieus communs pris & apris en Cour, se presument avoir la pierre philosophale de Poësie, & quelques rimes plates entrelassees de pointes affinées dans l’alembic de leurs froides conceptions, feront autant de miracles que de vers en chaussant le coturne : d’autres aussi, que l’on pourroit nommer excremens du barreau s’imaginent de mauvais advocats pouvoir devenir bons Poëtes en moins de temps que les champignons ne croissent, et se laissent tellement emporter a la vanité de leur sens & des louanges que leur donne la langue charlatane de quelque écervelé d’Histrion, que de la ces miserables corbeaux profanent l’honneur du Theatre de leur vilain croacement & se presument être sans apparence ce qu’ils ne peuvent jamais esperer avec raison jusqu’à bâtir, s’il étoit possible, sur les ruines de la bonne renommee de ceux qui daigneroient avouer de si mauvais écoliers qu’eus.
Il semble à l’ouyr que dans un changement de stile contraire au sien on face des heresies et des mutations d’Estat, qu’il soit contre l’ordre de la police et la paix du Royaume… les discours à la mode sont de mauvais goust à cet autheur malade ; s’il falloit escrire comme anciennement, il faudroit donc aussi que ce fust sur des palmiers, des tablettes et de la cire pour ne deschoir en rien de la venerable Antiquité, comme il dit que vous faites. Mais on a treuvé depuis quelque chose de plus delicat que l’escorce pour recevoir aussi facilement les belles pensees, qu’elles se conçoivent par les bons esprits. Les Contes de la Reyne de Navarre ont eu leur temps, on travaille aujourd’huy plus utilement à de meilleurs ouvrages. Monsieur d’Urfé n’a pas escrit comme Esope, ny Theophile comme Marot : s’il n’y avoit que les gentils-hommes qui prissent les armes comme aux vieilles guerres, ce seroit suivre l’antiquité et faire beaucoup de fainéants. Il y a eu des temps si malheureux que les Sciences ont faict horreur ; la pureté des langues augmente de jour en jour : on ne gesne plus son esprit pour tirer par force une parole, et l’on treuve des senteurs d’eau de rose sans alambic. Tous les siecles ont produit de bons esprits, comme toutes les mers peuvent former de belles perles ; mais ils ne se faisoient pas si bien valoir. […] Les premiers Poëtes estoient devins, ceux d’aujourd’huy sont divins. Nous ne sommes plus au temps qu’il falloit chercher la doctrine dans les cloistres, on parle bon Latin hors les Cordeliers, et bon François ailleurs que dans la Cour : plusieurs génies du Parlement me font foy de l’une et de l’autre vérité. On ne s’amuse plus à disputer sur une etymologie : la science des lettres et des syllabes est bonne pour les enfans : on ne se met pas en peine d’où soient derivez les mots, pourveu qu’ils soient bons ; ceux qui sont barbares sont chassez du commun usage, comme autrefois les estrangers de Rome. On ne bastit plus comme en faisoit, les Peintres ont d’autres manieres, les tireurs d’armes d’autres leçons, les capitaines d’autres subtilitez : les aires nouveaux en la musique sont toujours agreables ; et les inventions non encore veuës ont un merveilleux appas dedans un poëme : le temps nous amene aves les jours de nouvelles experiences : qui eust laissé l’eau comme nous l’avions de nos premiers parens, nous n’aurions pas ces belles grottes ou l’artifice dispute avec la Nature, et qui sont aussi plaisantes à l’œil que les grandes fleuves sont utiles au commerce.
Si la France maintenant venoit à produire de l’or comme le Perou, on ne laisseroit pas d’en user, bien qu’on n’en eust point encore veu : et si l’Autheur du Theatre n’aime pas les nouveautez, que diroit il donc de ces nouvelles Estoiles d’Eloquence dont le premier miracle est de paroistre plus vivement au jour que mille lumieres qui prennent tiltre du Soleil ? Si l’on eust pris son conseil, la Digue assurément estant une nouveauté, seroit encore à la Rochelle. En fin pour conclure, c’est une loy generale, qu’il faut observer les loix du pays où l’on est : nous ne sommes pas Romains ny Romans, nous escrivons à Paris, on y parle assez bien sans emprunter un idiome estranger. Et à dire vray, les escrits de votre Censeur ont quelque teinture de doctrine, mais ils ressemblent auz medailles, que l’on cherit plus pour ce qu’elles marquent des antiquitez que pour leur propre beauté.La berne des deux rimeurs de l’hostel de Bourgogne (1628) », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, Paris, A. Colin, XXII, 1915, p. 525-526.
Il t’a faict sçavoir par escrit qu’il ne daigneroit t’advouer pour un de ses escoliers, aussi serois-tu fasché d’avoir estudié sous un si hardy Pedant, qui ne met en pratique que la seule ignorance des regles qu’il nous donne. Cependant sa témérité nous veut apprendre qu’il suit en cela les anciens Autheurs, tant Grecs, Latins, que Italiens, et autres ; mais on ne voit point dans leurs œuvres qu’ils ayent esté barbares en leurs langues comme il l’est en la sienne … Si la langue Latine n’estoit point morte, elle l’accuseroit de cruauté, pour l’avoir escorchée […] N’a-t-il pas encore appris que les Muses ne vieillissent point, et que leurs vestemens vieillissent tous les jours ? et qu’estant de la nature et de l’humeur des femmes, elles s’habillent selon le temps et favorisent plus tost les caresses des jeunes que les vieux ? Mais encore que je parle generalement, j’estimeray mon bonheur incomparable dans le respect que je dois à Monsieur Malherbe, de qui le merite et la science se sont acquis le privilège de leurs caresses par le consentement de toute la France, et malgre la rigueur des annees. Si l’Autheur du Theatre se veut mettre en son rang, et si sa vanité le flatte d’un merite imaginaire, il est assez âgé non pas pour avoir acquis la même faveur, mais pour avoir appris que les privilèges ne se donnent pas à toutes sortes de personnes.Ibid., p. 528-530.
[…] Quant à la Pöesie aucun ne doute que Monsieur de Malherbe n’ait toujours semblable à soy-mesme suivy un mesme style, plus adoré qu’approuvent de beaucoup en son siecle. Or y a-t-il trente ans du moins qu’il commence à écrire, voila donc une vieille nouveauté […] Et pour montrer que les anciens se prevalurent d’inventions inimitables, ces jardins du Babilone suspendus en l’air, qui se sont que l’un des sept miracles du monde, laissent le démenty a ce nouveau rimailleur, qui ne sçait pas aussi que la Digue de la Rochelle, ou de semblables furent pratiquees en Hollande long temps devant la prodigieuse naissance de son adherant. […] Comme la marque du Prince fait valoir les especes, la suffisance d’un Auteur donne le poids et le cours à ses paroles, chose confirmee par le Phoenix de nos Poetes en son Art Poetique, ou il asseure que ce qui fut permis à Virgile estoit un sacrilege a d’autres moindres que lui, et qu’en cas de necessité on peut enrichir la pauvreté de notre langue de mots nouveaux et inusitez, pourveu que significatifs : luy mesme en sa Franciade nous sert de porte-enseigne […] Homere […] employe les quatre dialectes grecs à la construction d’un ouvrage qui n’a de fin que celle du monde, sans restraindre son style dans les termes du langage Attique, quoy que le plus poly et mignard de tous les autres, tel que le Toscan en Italie et le François en France.
1. 1630, 10 mai Argénis et Poliarque, tragi-comédie (1629)
2. 1631, 15 juin Argénis (seconde journée d’Argénis et Poliarque), tragi-comédie (1629)
3. 1632, 5 août Lisandre et Caliste, tragi-comédie (1630)
5. 1634, 28 décembre Alcimédon, tragi-comédie (1632)
6. 1635, 16 novembre Les Vendanges de Suresnes, comédie (1633)
7. 1636, 21 février Cléomédon, tragi-comédie (1634)
8. 1638, 20 juillet Lucrèce, tragédie (1636)
10. 1639, 23 mai Clarigène, tragi-comédie (1637-1638)
9. 1640, 26 avril Alcionée, tragédie (1637)
11. 1642, 31 mai Saül, tragédie (1640)
12. 1644, 30 mars Esther, tragédie (1642)
14. 1645, Bérénice (1644 ?)
13. 1647, 2 janvier Scévole, tragédie (1644)
15. 1648, 20 mars Thémistocle, tragédie (1646-1647)
16. 1650, 28 janvier Nitocris, tragi-comédie (1648)
4. 1650, 22 septembre Amarillis, pastorale (1631-1633)
17. 1652, 28 décembre Dynamis, tragi-comédie (1649-1650)
18. 1655, 26 mars Anaxandre, tragi-comédie (1653-1654)
1. Huit Oraisons de Cicéron (1638)
2. Les Philippiques de Cicéron (1639)
3. La Louange de Busire d’Isocrate (1640)
4. Les Offices de Cicéron (1641)
5. Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (1ère décade, 1644)
6. Les Histoires d’Hérodote (1645)
7. Suite des Epitres de Sénèque [de la traduction de Malherbe] (1647)
8. La Vie de Saint Martin de Sévère Sulpice (1650)
9. Oraisons diverses de Cicéron (1650)
10. Consolations de Sénèque à Marcia, à Helvia sa mère et à Polybius (1650)
11. De la clémence de Sénèque (1651)
12. De la colère de Sénèque (1651)
13. De la providence de Dieu de Sénèque (1651)
14. Des questions naturelles de Sénèque (1651-1652)
15. Du repos et de la tranquillité de l’âme, de la constance du sage et de la brièveté de la vie de Sénèque (1651)
16. Les Oraisons de Cicéron contre Catilina (1652)
17. Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (2nde décade, 1652)
18. De la vie et des actions d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce (1653)
19. Les Décades de Tite-Live (1653)
20. Suite des Epitres de Sénèque (1654)
21. Les Tusculanes de Cicéron (1655)
22. Histoires de Polybe (1655)
23. De la nature des Dieux de Cicéron (1657)
24. Œuvres de Cicéron (1640-1647)
Œuvres de Sénèque (1658-1659)
Histoires de M. de Thou (1659)
Les Métamorphoses d’Ovide (1660)
LETTRE OU APOLOGIE, de feu M. Du Ryer de l’Académie Françoise, Traducteur des Œuvres de Cicéron, de Sénèque & de tant d’autres Livres, ausquels sa pauvreté ne lui a pas permis de donner toute la perfection dont il étoit capable de leur donner, & qu’il leur auroit donnée s’il en eût le moyen.
Quoi, vous loüez ma version de Sénèque ! A d’autres, vous ne m’y ratraperez pas : Sçachez, Monsieur, que je l’ai faite en six mois, & qu’il faudroit six ans pour la faire comme il faut. Ma Traduction est une Traduction de Villeloin. La seule différence qu’il y a entre lui & moi, c’est qu’il croit faire bien, & ne sçauroit mieux faire : Mais pour moi, je connois mes fautes, & pourrois faire mieux. Ouï j’ai cette vanité de croire que je pourrois être d’Ablancourt, ou Vaugelas, & je suis devenu Marolles. O fortune, fortune ! c’est un effet de ta rigueur. Tu m’as forcé, malgré moi, de te sacrifier ma réputation ; mais tu ne me forceras jamais de te sacrifier mon honneur, & je ne veux point tromper mon Ami. Voila, M. la franchise que je vous dois, pour la bonté que vous avez de me prêter quelquefois de l’argent : Je vous envoye les vingt pistoles que vous m’avez prêtées en dernier lieu. Les Libraires me sont venus voir à nôtre village, & m’ont apporté deux cent écus. Je les ay auusi-tôt donnez à nôtre Ménagere, qui est ravie, & me rend heureux dans mon malheur. Elle croit mes Traductions aussi parfaites, que vous faites semblant de les croire ; & comme elle est témoin de la rapidité avec laquelle je les fais, elle ne sçauroit comprendre qu’un mortel soit capable de venir si aisément à bout de tant de merveilles, & s’imagine qu’il y a quelque chose en moi, qui surpasse la Nature humaine. Vous avez ouï parler du pauvre B. Il avoit épousé une Demoiselle Angloise, qui lui donnoit des coups de bâton, quand il ne travailloit pas assez à son gré. La mienne, grâce à Dieu, n’est ni Angloise, ni Demoiselle ; c’est une bonne femme, qui m’aime avec une tendresse, & m’honore avec un respect incomparable. J’en reçois plus de service que je n’en tirerois de six domestiques. Elle tient ma petite sale & mon alcove propres et luisantes comme deux miroirs ; elle fait mon lit d’une manière que je ne pense pas qu’il y ait de Prince qui soit mieux couché : & sur toutes les choses elle ne manque jamais de me donner une bonne soupe. Je ne sçaurois surprendre à mon tour, qu’avec si peu de finance on puisse trouver le moyen de faire si grand’ chere. De sorte qu’en dépit de la Fortune, nous passons nôtre vie à nous admirer l’un & l’autre. Elle admire le Genie que j’ai pour la Traduction, & j’admire le genie qu’elle a pour le ménage. Au reste je vous dois dire que Madame Bilaine est venuë avec mon bon ami Courbé m’apporter les deux cens écus qu’ils me devoient de reste pour ma version des Oraisons de Ciceron, que je vous envoieray dans peu de jours. Cette fine marchande de livres étoit à robe détroussée, & me baisa de si bonne grace, qu’on voit bien que l’école du Palais n’est moins gueres bonne que celle de la Cour, pour apprendre à ses Escoliers la belle manière de saluer les gens, que la galanterie de notre Nation a introduite dans le commerce de la vie. En un mot, Madame Bilaine m’a gagné le cœur, & m’a offert de m’avancer sur mon Tite-Live, qui s’avance fort, une somme de mille francs. A l’instant ma Ménagère ouvrit les oreilles, & me vint dire tout bas, prenez-là au mot, mon cher mari ; Je la crus, & sur le champ les milles livres furent comptés en beaux Loüis d’or et d’argent au pauvre du Ryer, qui de crainte de vous ennuyer ne vous en dira pas davantage, & tâchera seulement de mieux faire à l’avenir qu’il n’a fait par le passé. Je puis vous donner cette parole : maintenant que je me vois, vous payé, plus de quatre cent écus devant moi ; qui depuis que je me connois ne me suis trouvé si riche ; ou pour mieux dire, moins pauvre. Adieu mon cher Monsieur, ne perdez pas cette Lettre, que je vous prie de faire imprimer pour ma justification, à la fin, ou à la teste du premier de mes Livres, qui se réimprimera. Je suis à mon ordinaire, c’est-à-dire avec beaucoup d’affection & de reconnaissance,
MONSIEUR,
Vôtre tres-humble serviteur,
Du Ryer.