ANAXIMANDRE
OU LE SACRIFICE AUX GRÂCES
COMÉDIE EN UN ACTE, EN VERS DISSYLLABES.

M. DCC. LXXXIV.

par Mr. ANDRIEUX

À PARIS, Chez la Veuve DUCHESNE, Libraire, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût.

À MA SOEUR. §

Ô ma soeur, ma plus tendre amie,
Toi qui joins, malgré la douleur
Répandue, hélas ! sur ta vie,
Un esprit fin au meilleur coeur,
5 Et la raison à la douceur,
Et la décence à la faillie,
De ma part tu dois craindre peu
Le ton flatteur des Dédicaces ;
Mais si mes Vers ont ton aveu,
10 Je compte sur celui des Grâces.

ANAXIMANDRE, ROMANCE. (*) §

Une Romance très agréable de M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, insérée dans l’Almanach des Muses de 1775, m’a fourni l’idée première de ma petite Comédie. Je fais imprimer ici cette Romance pour le plaisir des Lecteurs, et pour rendre à son Auteur l’hommage que je lui dois.

L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
Sous le beau nom d’Anaximandre,
Chez les Grecs un sage vivait ;
5 Chacun accourait pour l’entendre
Athènes en foule le suivait.
La profondeur et la justesse
Se rencontraient dans ses discours ;
Mais pour plaire aux yeux des Amours ;
10 Il faut de la délicatesse.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
Le Philosophe Anaximandre
Aux Belles offrit don encens ;
15 Car les savants ont le coeur tendre,
Et tout Philosophe a des dents ; (*)
Mais les Athéniennes volages
Rejetèrent ses tendres voeux ;
Et de frivoles amoureux
20 Virent préférer leurs hommages.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
Piqué de les trouver rebelles,
Le sage s’en fut chez Platon ;
25 Platon était l’ami des Belles
Et même des Rois, nous dit-on.
Il humanisait son génie ;
A souper, il brillait le soir ;
Et malgré son profond savoir,
30 Il était bonne compagnie.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
Apprenez-moi, mon cher Confrère,
Dit le Sage disgracié,
35 Comment chez vous, à l’art de plaire,
Le génie est associé ?
Je veux me former fur vos traces,
Votre conseil sera ma loi.
Eh bien ! dit Platon, croyez-moi,
40 Mon cher, sacrifiez aux Grâces.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
Dans une Chapelle voisine
Anaximandre s’en alla.
45 Aglaë, Thalie, Euphrosine,
Sourirent en le voyant là.
Il fut initié par elles
Dans leurs mystères enchanteurs ;
Il revint couronné de fleurs ;
50 Il ne trouva plus de cruelles.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.
La métamorphose soudaine
Du Pédant fit l’homme du jour ;
55 Les bonnes fortunes d’Athenes
Vinrent l’accueillir tour-à-tour ;
Et quand il trouvait sur ses traces
Quelque Pédant de mauvais ton,
Il lui disait : croyez Platon,
60 Mon cher, sacrifiez aux Grâces.
L’esprit et les talents sont bien ;
Mais sans les Grâces, ce n’est rien.

ACTEURS. §

  • PHROSINE.
  • ASPASIE, soeur de Phrosine
  • MÉLIDORE.
  • ANAXIMANDRE.
  • UNE PRÊTRESSE DES GRACES.
  • DEUX AUTRES PRÊTRESSES
La Scène est à Athènes.

SCÈNE PREMIERE. §

ANAXIMANDRE, assis, des tablettes à la main.

Le théâtre représente une allée d’arbres, servant d’avenue au Temple des Grâces, que l’on voit dans le fond. Sur l’un des côtés, on aperçoit la maison d’Anaximandre.
Cette enfant là me tourne la cervelle ;
Je ne vois plus, je ne rêve plus qu’elle.
Je meurs d’un mal que je veux renfermer...
Anaximandre... Il te sied bien d’aimer !
5 Ne fais-tu pas qu’une vertu sévère,
Un esprit droit, un coeur noble et sincère
Sur tout ce sexe ont bien peu de pouvoir ?
C’est par des riens qu’il se laisse émouvoir.
Des jeunes gens volages et frivoles,
10 Conteurs plaisants de quelques fariboles,
Extravagants, indiscrets, étourdis,
Belles, voilà vos amants favoris ;
Et près de vous l’honnête-homme, le sage
Fait bien souvent un fort sot personnage.
15 Moi déclarer que je suis amoureux !
Cachons plutôt ce penchant malheureux,
Et s’il se peut... Mais je vois Aspasie ;
À son aspect je sens ma frénésie
S’accroître encore, et je ne puis la fuir....
20 Cruelle enfant !... que tu me fais souffrir !

SCÈNE II. Anaximandre, Aspasie. §

ANAXIMANDRE, brusquement.

Que voulez-vous ?

ASPASIE.

Je venais pour vous dire...

ANAXIMANDRE.

Quoi ? Parlez donc.

ASPASIE.

Oh ! mais je me retire,
Si vous grondez...

ANAXIMANDRE.

Non, je ne gronde pas ;
Mais vous pouviez tourner ailleurs vos pas.
25 Vous savez bien que, lorsque je médite,
Je n’aime pas qu’on me rende visite.
Je m’occupais d’un point très important,
D’où mon repos, d’où mon bonheur dépend,
Et vous prenez ce temps pour me distraire !

ASPASIE.

30 Mon cher Tuteur, si j’ai pu vous déplaire,
J’en suis fâchée, et vous êtes si bon
Que j’obtiendrai sans peine mon pardon.

ANAXIMANDRE.

Appuyez moins sur ma bonté, de grâce.
De compliments volontiers je me passe.
35 Je suis sincère, et hais le ton flatteur.

ASPASIE.

Moi vous flatter ? Jamais, mon cher tuteur.
Vous, le soutien de ma timide enfance,
Douteriez-vous de ma reconnaissance ?
Ah ! Je suis loin de la bien exprimer.
40 Vous révérer, vous servir, vous aimer,
Voilà mes voeux et ma plus chère étude ;
Je m’en suis fait une douce habitude.
Depuis cinq ans je n’ai que de beaux jours,
Et c’est à vous que j’en dois l’heureux cours.

ANAXIMANDRE, à part.

45 Comment tenir à sa voix de sirène,
Et résister au charme qui m’entraîne ?
Faut-il me voir à ce point asservi ?
À Aspasie.
Mademoiselle, éloignez-vous d’ici ?
Je ne saurais plus longtemps vous entendre.
50 Vous affectez un son de voix si tendre
Et des regards si touchants et si doux
Je ne suis point tranquille auprès de vous.
Oui, vous troublez le repos de ma vie....
Vous me quittez ?

ASPASIE.

J’obéis.

ANAXIMANDRE.

Aspasie,
55 Pourquoi me fuir ! Revenez, demeurez...

ASPASIE.

Pour me gronder encor ?

ANAXIMANDRE.

Quoi ! vous pleurez !
À part.
Ah ! sa douleur lui prête encor des charmes.
Haut.
Est-ce donc moi qui fais couler vos larmes ?
Venez ici, je veux vous consoler ;
60 Venez, osez me voir et me parler.
Je ne suis point un censeur inflexible.
Je parais dur, et je suis trop sensible.
Je veux entrer dans vos moindres secrets ;
Qui plus que moi prendra vos intérêts ?
65 Vous ignorez combien vous m’êtes chère ?

ASPASIE.

Non, je le vois ; vous m’aimez comme un père.
Depuis longtemps vous m’en avez servi.
Le mien ; hélas ! que la mort m’a ravi,
Avait en vous l’ami le plus sincère.
70 Il mourut pauvre ; et moi, dans la misère,
Avec ma soeur, je restais sans secours ;
Mais vos bontés furent notre recours.
Puis-je oublier ce trait si mémorable,
Ce testament à tous deux honorable
75 Que fit mon père ?... Il vous connaissait bien.
J’ai vécu pauvre, et je ne laisse rien :
(Ce sont ses mots, il m’en souvient sans cesse. )
Heureusement, j’eus, au lieu de richesse,
Un ami vrai. Pour m’acquitter vers lui
80 Comme je dois, je lui lègue aujourd’hui
Le noble soin d’élever mes deux filles,
De les placer dans d’honnêtes familles,
Et de fournir à leur dot de son bien.
Voilà le legs que mon coeur fait au sien.
85 Jusqu’à présent votre bonté confiante
De notre père a surpassé l’attente.
Ma soeur et moi, grâce à vos tendres soins,
Avons toujours ignoré les besoins.
Athènes admire et bénit le modèle
90 D’une amitié rare autant que fidèle,
Et l’on verra les siècles à venir
D’un si beau trait garder le souvenir.

ANAXIMANDRE.

Fille charmante ! Aimable créature !
Ah ! gardez bien cette âme honnête et pure.
95 De votre bouche, il le faut avouer,
J’ai du plaisir à m’entendre louer.
Que vous avez de grâce et d’éloquence !
Votre amitié, voilà ma récompense ;
Oui, j’ose ici vous imposer la loi
100 De me chérir, de ne chérir que moi...
Très tendrement.
Pardonne-moi, ma charmante Aspasie,
Quelques chagrins répandus sur ta vie ;
Tes pleurs coûtaient encore en ce moment ;
Pardonne.....hélas ! Mon fol emportement
Il lui prend la main.
105 Mérite plus de pitié que de blâme ;
Si tu pouvais lire au fond de mon âme.....
Il est prêt de saisir la main d’Aspasie, puis il la quitte brusquement.
À part.
Qu’allais-je faire ?.....Impérieux penchant !
À Aspasie.
Faible raison !..... Écoutez, mon enfant ;
Je veux bientôt achever mon ouvrage,
110 Vous établir ; je songe au mariage
De votre soeur....

ASPASIE.

Oui, vraiment ; songez-y ;
Si vous saviez comme son cher ami,
Son Mélidore et gémit et soupire !
Ma soeur aussi, qui fait semblant de rire,
115 Ressent parfois de secrètes douleurs,
Et dans ses yeux j’ai surpris quelques pleurs.
Enfin tous deux par ma voix vous conjurent
De mettre fin aux tourments qu’ils endurent,
Et de leur part je venais vous presser....

ANAXIMANDRE.

120 Mes chers enfants, qu’ai-je à vous refuser
Je les unis, s’ils veulent, ce jour même.

ASPASIE.

Ils en feront dans une joie extrême.

ANAXIMANDRE.

Je dois aussi, dans peu, songer à vous.....

ASPASIE.

À moi ?

ANAXIMANDRE.

Sans doute, il vous faut un époux ;
125 Je vous destine un homme de mon âge
Que je connais et que j’estime, un sage,
Un philosophe....

ASPASIE.

Ah ! Ciel ! Vous m’effrayez !
Quoi ! Mon tuteur ! Vous me sacrifiez !
Ah ! Faites choix d’un autre, je vous prie ;
130 Si vous aimez un peu votre Aspasie,
Qu’il ne soit point Philosophe....

ANAXIMANDRE.

Eh ! Pourquoi ?
S’il vous aimait ?... S’il était... comme moi ?

ASPASIE.

Je le sens bien, il serait estimable,
Mais...

ANAXIMANDRE.

Achevez.

ASPASIE.

Je le voudrais aimable.

ANAXIMANDRE, à part.

135 Elle m’accable, hélas, sans s’en douter.

ASPASIE.

Ce que je dis semble vous agiter !
Vous pâlissez ! quel sujet vous altère ?

ANAXIMANDRE, avec éclat.

Fatal objet, que le ciel en colère,
Pour mon tourment a formé tout exprès,
140 Je veux vous fuir, vous quitter à jamais ;
Votre air naïf cache une âme perfide :
Ce front novice, et ce regard timide,
Promet la paix, la raison, la candeur ;
Mais tout cela n’est pas dans votre coeur.
145 Prenez un fat, un être méprisable,
Qui, se couvrant d’un dehors agréable,
Sera volage, et frivole et jaloux,
Et vous aurez un mari fait pour vous.

ASPASIE.

Mon cher tuteur !.... Mais il fuit ! il me quitte

SCÈNE III. §

ASPASIE, seule.

150 Qu’ai-je donc fait ? Qu’ai-je dit qui l’irrite ?
Ah ! Je ne puis supporter sa douleur ;
Depuis un temps il est sombre et rêveur :
En me parlant il s’emporte, il s’apaise ;
Je suis la seule ici qui lui déplaise.
155 Je le chagrine.... Apparemment hélas !
J’ai des défauts que je ne connais pas !
Mais quelle fille est parfaite à mon âge ?
Avec le temps je deviendrai plus sage ;
Je ferai tout pour le voir satisfait
160 Et mériter qu’il m’aime.... tout-à-fait.

SCÈNE IV. Aspasie, Phrosine entre en riant. §

ASPASIE.

J’entends ma soeur.... toujours vive et légère !
Toujours riant ! quel heureux caractère !

PHROSINE.

Ah, si je ris, ce n’est pas sans sujet :
Je te mettrai bientôt dans le secret.

ASPASIE.

165 Auparavant sachez une nouvelle
Qui vous fera grand plaisir.

PHROSINE.

Quelle est-elle ?

ASPASIE.

On vous marie aujourd’hui.

PHROSINE.

Bon ! Tant mieux.
Et Mélidore en sera bien joyeux.
Le bon enfant que ce cher Mélidore !
170 Je l’aime tant ! et je sais qu’il m’adore ;
Avec transport je vais former ces noeuds,
Et bon bonheur est de le rendre heureux.
Mais je m’oublie, et te parle sans cesse
De mon amant...

ASPASIE.

Ce sujet m’intéresse.

PHROSINE.

175 Je le crois bien : mais il faudrait aussi
Parler un peu du tien....

ASPASIE.

Moi ! Dieu merci,
Je n’en ai point...

PHROSINE.

Tu n’en as point ? Quel conte !
À le nier je te trouve un peu prompte :
Mais c’est en vain ; je sais très bien, ma soeur,
180 Que vous avez un humble adorateur,
Un tendre amant qui cache dans son âme
Une très vive et très discrète flamme...

ASPASIE.

Et quel est-il ? Me direz-vous son nom ?

PHROSINE.

Tu le connais ?

ASPASIE.

Point du tout.

PHROSINE.

Si fait.

ASPASIE.

Non.

PHROSINE.

185 Eh bien ! c’est....

ASPASIE.

Qui ? c’est trop me faire attendre.

PHROSINE.

Un moment. C’est...

ASPASIE.

Qui donc ?

PHROSINE.

Anaximandre.

ASPASIE.

Notre Tuteur ?

PHROSINE.

Oui, tu l’as su charmer.

ASPASIE.

Lui ? vous croyez qu’un savant peut aimer ?
Il a vraiment bien autre chose à faire !

PHROSINE.

190 Non ; dès qu’on aime on n’a plus qu’une affaire.

ASPASIE.

Mais tout-à-l’heure il vient de me gronder :
Quand il me voit, il a l’air de bouder :
J’ai grand besoin qu’un philosophe m’aime !
Je n’en veux point ; je l’ai dit à lui-même.
195 Que dirait-on, si j’acceptais sa foi ?
On ne serait que se moquer de moi.
Ne croyez, pas que jamais j’y consente.

PHROSINE.

De ce galant tu n’es donc pas contente ?
Je conviendrai qu’il n’est pas fort joli ;
200 Mais, hors ce point, c’est un homme accompli....

ASPASIE.

Laissons cela ; vous ne cherchez qu’à rire
À mes dépens : mais vous avez, beau dire,
Je ne crois point mon tuteur amoureux,
Et la sagesse a seule tous ses voeux.

PHROSINE.

205 Tu ne crois point ? Mais c’est me faire injure
Que de douter d’un fait que je t’assure :
Pour te punir, je te le prouverai
Très clairement, ou bien je ne pourrai....

ASPASIE.

Prouvez-le donc ; je serai satisfaite.

PHROSINE.

210 Tu le veux ?

ASPASIE.

Oui ; c’est ce que je souhaite.

PHROSINE.

Ma foi, tu vas en avoir le plaisir :
Car j’aperçois notre tuteur venir :
Il semble exprès que le ciel nous l’adresse.
Je veux ici, sans beaucoup de finesse,
215 Tirer de lui l’aveu de son tourment,
Et qu’il s’explique intelligiblement.
Mais le voici : retire-toi, ma chère,
Et ne dis mot ; le reste est mon affaire.
Aspasie se cache tout-à-fait ; Phrosine se retire au fond du Théâtre, de manière qu’Anaximandre entre sans l’apercevoir.

SCÈNE V. Anaximandre, Phrosine, Aspasie, cachée. §

ANAXIMANDRE, se croyant seul.

C’en est donc fait ; ce funeste poison
220 A triomphé de toute ma raison.
J’ai beau combattre un amour ridicule,
Son feu cuisant dans mes veines circule,
Il me pénètre, il dévore mon sein,
Et dans mes fers je me débats en vain.

PHROSINE, à part.

225 Dans sa douleur, il gronde, il s’apostrophe :
Vous en tenez, Monsieur le philosophe ;
Nous parviendrons à vous faire jaser :
Jamais Amant sut-il se déguiser
Et renfermer le feu qui le dévore ?

ANAXIMANDRE, toujours se croyant seul.

230 Aimable enfant, ton coeur novice encore,
Toujours paisible et pur comme un beau jour,
Ne fut jamais agité par l’amour :
Heureux cent fois le mortel fait pour plaire,
Qui, t’inspirant un trouble involontaire,
235 Et dans ton âme éveillant le désir,
Sera l’objet de ton premier soupir !

PHROSINE, à part.

Fort bien, vraiment ; je m’aperçois qu’un sage
Tient quelquefois un assez doux langage!

ANAXIMANDRE, à part.

Si je pouvais !... Ô Ciel ! tout est perdu :
240 Je vois Phrosine..... Aurait-elle entendu ?
Cachons mon trouble et ma peine cruelle ;
À Phrosine.
Remettons-nous... C’est vous, Mademoiselle ?
Vous étiez-là, peut-être.... à m’écouter ?

PHROSINE.

Qui vous écoute est sûr de profiter :
245 Tous vos discours dictés par la sagesse,
Partent d’un coeur qui n’a point de faiblesse.
Un moraliste, en ses réflexions,
Voit le néant des folles passions :
Il fuit l’orgueil, les soupçons, les querelles.
250 Surtout l’amour et les appas des belles ;
Car c’est le piège où le plus sage est pris ;
Qu’en dites-vous ?

ANAXIMANDRE.

Je suis de votre avis :
Oui, l’amour est un piège redoutable,
Un piège affreux, peut-être inévitable :
255 Trop rarement on fait s’en garantir.
On le déteste, et l’on vient y périr.

PHROSINE.

Ah ! c’est du moins une folie aimable ;
C’est la plus douce et la plus excusable ;
Et tel tout haut déclame avec rigueur
260 Contre l’amour, qui brûle au fond du coeur.
Je m’y connais : aisément je devine....

ANAXIMANDRE.

Comment ? De qui parlez-vous là, Phrosine ?
Ce ton railleur...,

PHROSINE.

Mon Dieu ! point de courroux :
Eh ! qui vous dit que l’on parle de vous ?
265 Seriez-vous donc amoureux ?

ANAXIMANDRE, à part.

La traîtresse
Sait mon secret, et rit de ma faiblesse.
À Phrosine.
Je le vois trop. Phrosine, épargnez-moi :
Vous plaisantez, je ne sais trop pourquoi.

PHROSINE.

Vous ne savez ? Ah ! soyez plus sincère,
270 Mon cher Tuteur ; laissez-là le mystère :
Rien ne m’échappe ; on ne me trompe pas :
Pour un amant, je vous le dis tout bas,
Dissimuler est un effort extrême ;
Presque toujours il se trahit lui-même.
275 Un geste, un mot découvre son ardeur :
Depuis longtemps votre air sombre et rêveur,
Certains regards tendres et pathétiques.
Et des discours... très peu philosophiques
M’ont appris...

ANAXIMANDRE.

Quoi ! vous m’auriez soupçonné ?...

PHROSINE.

280 J’ai fait bien mieux, vraiment ; j’ai deviné,
Et dans vos yeux malgré vous j’ai su lire
Que vous aimez, que vous n’osez le dire,
Et qu’en un mot, la sagesse et l’amour,
Dans votre coeur, l’emportent tour-à-tour.
285 Enfin l’objet donc votre âme est remplie,
C’est....

ANAXIMANDRE.

Taisez-vous.

PHROSINE.

C’est ma soeur Aspasie...
Vous vous troublez ; je suis sûre du fait.

ANAXIMANDRE.

Phrosine !... Eh bien ! vous savez mon secret.
Au nom des Dieux, si ma douleur vous touche,
290 Sur ce secret n’ouvrez jamais la bouche ;
À votre soeur surtout cachez-le bien ;
Vous causeriez son malheur et le mien ;
Il est trop vrai que je brûle, que j’aime,
Que je voudrais le cacher à moi-même.
295 Indigne aveu !

PHROSINE.

Le grand mal que voilà !
Qu’avec regret vous avouez cela !

ANAXIMANDRE.

Moi !.... moi ! que j’aime et que je cherche à plaire

PHROSINE.

Pourquoi donc pas ? Voyez, la belle affaire !
Vous lui plairez, c’est moi qui vous le dis :
300 Mais écoutez et suivez mes avis.
Défaites-vous de cette barbe énorme
Qui vous déguise et qui vous rend difforme.
Ce manteau brun vous vieillit de dix ans.
Quittez cela. Voyez nos élégants :
305 C’est un habit qu’il faudra qu’on vous brode ;
Je vous dirai la couleur à la mode.
Tous ces points-là chez vous autres savants,
Semblent des riens : ces riens sont importants !
Ils font valoir la taille, la figure :
310 Adonis même eut besoin de parure.

ANAXIMANDRE.

Vous me donnez des conseils merveilleux !
Qui ? moi ? j’irais faire l’avantageux,
D’un jeune fat copier la folie,
Et posément jouer l’étourderie ?
315 Je me ferais siffler, montrer au doigt.
Mon air léger paraîtrait gauche et froid...
Et cependant, jugez de ma faiblesse
Et du pouvoir d’un aveugle tendresse,
Si je voyais, pour plaire à votre soeur,
320 Qu’il me fallut changer de ton, d’humeur,
Devenir fat et galant malhabile,
Me faire enfin chansonner par la ville,
De mon amour tel est l’indigne excès,
Je crois encor que je m’y résoudrais.
325 Heureux, content, si me rendant justice
Elle sentait le prix du sacrifice,
Et si son coeur, comme le mien épris,
M’aidait du moins à braver le mépris !

PHROSINE.

Vous devenez déjà plus raisonnable :
330 Sans être fat, on peut être agréable,
Faire sa cour, prendre le ton galant,
Et... par exemple, il vous manque un talent.

ANAXIMANDRE.

Lequel ?

PHROSINE.

Je vais vous paraître un peu folle.
Que voulez vous ? Notre sexe est frivole :
335 Heureux qui sait sur nos goûts se régler !
Pour nous séduire, il faut nous ressembler.

ANAXIMANDRE.

Phrosine, enfin, où tend ce préambule ?

PHROSINE.

Dût mon projet vous sembler ridicule,
Mon avis es qu’il faudrait commencer....

ANAXIMANDRE.

340 Eh bien, par où ?

PHROSINE.

Par apprendre à danser.

ANAXIMANDRE.

Moi ! que je danse ?

PHROSINE.

Oui, si vous voulez plaire :
C’est un talent important, nécessaire.
Que voulez-vous qu’on fasse d’un amant
Qui ne sait pas saluer seulement ?

ANAXIMANDRE.

345 À danser, moi, j’aurais fort bonne grâce !

PHROSINE.

Bon ! est-ce là ce qui vous embarrasse ?
Vous danserez.... Et tenez, sans façon,
Nous sommes seuls, prenez une leçon.
Sans me flatter, je puis servir de maître.
350 Essayez-en.

ANAXIMANDRE.

Cela ne saurait être :
Grâces au Ciel, l’amour ne me fait point
Extravaguer encor jusqu’à ce point.

PHROSINE.

Ah ! vous voilà ! Toujours de la morale!
Jadis Hercule a filé pour Omphale.
355 Et ce héros, vaincu par deux beaux yeux, N
’en est pas moins au rang des demi-Dieux.
Consolez-vous : filer pour une belle
Fait moins d’honneur que danser avec elle.
En lui prenant la main.
Ça, commençons.

ANAXIMANDRE, hésitant.

Quoi ! sérieusement ?
360 vous espérez...

PHROSINE.

Quelques pas seulement.

ANAXIMANDRE.

Non, point du tout.

PHROSINE.

Rien qu’une révérence.

ANAXIMANDRE.

C’est avoir bien de la complaisance.

PHROSINE.

Allons, courage... avancez quelques pas....
Encor... encor... saluez... bas... plus bas...
En disant ces deux vers elle conduit Anaximandre jusqu’à la coulisse ou est cachée Aspasie ; pendant que le philosophe salue et demeure courbé, elle tire de force Aspasie de sa cachette, la place devant lui, et dit :

ANAXIMANDRE.

365 Mademoiselle, agréez cet hommage ;
Il est flatteur : car c’est celui d’un sage.

ANAXIMANDRE.

Que vois-je ? Ô Ciel ! Quel tour !... Il est affreux !
Dans le complot vous étiez toutes deux,
Enfants ingrats, et votre perfidie....
370 De mes regards ôtez-vous, je vous prie :
Après un trait si méchant et si noir,
Je ne veux plus vous parler, ni vous voir.
Aspasie s’enfuit ; Phrosine ne fait que s’éloigner un peu.
Quoi ! me jouer ainsi, moi qui les aime,
Qu’elles devraient aimer....

SCÈNE VI. Anaximandre, Phrosine, un peu éloignée, Mélidore. §

MÉLIDORE, à Anaximandre.

Ah ! c’est vous-même !
375 Je vous cherchais ; eh, bien ! quand daignez-vous
Remplir mes voeux, mes désirs les plus doux ?
Votre bonté dès longtemps me destine
Le coeur, la main de l’aimable Phrosine :
Mettez enfin le comble à vos bienfaits,
380 Et que ce jour ...

ANAXIMANDRE.

Vous ne l’aurez jamais.

MÉLIDORE.

Jamais ! Ô Ciel ! Que dites-vous ? j’atteste....

ANAXIMANDRE.

Je vous ferais un présent trop funeste ;
N’y pensez plus.

MÉLIDORE.

Vous connaissez mon coeur.
Et vous voulez......

ANAXIMANDRE.

Je veux votre bonheur.
385 Que la raison enfin vous détermine.

MÉLIDORE.

Ah ! mon bonheur est d’adorer Phrosine.
À Phrosine.
Mais quel sujet l’irrite donc si fort ?
Belle Phrosine, apprenez-moi mon sort ;
D’où peut venir ce courroux qui m’accable ?

PHROSINE.

390 Hélas ! c’est moi qui suis seule coupable,
Et c’est moi seule aussi qu’on veut punir
Par ce refus qu’on fait de nous unir.

MÉLIDORE.

Coupable, vous ? de quoi, Mademoiselle ?
Qu’est-ce ?

PHROSINE.

Ah ! vraiment, c’est une bagatelle,
395 Un rien.

ANAXIMANDRE.

Un rien ? Soyez de bonne foi ?
Était-ce à vous de vous jouer de moi ?
C’est pour mon coeur le tourment le plus rude
Que d’être ainsi payé d’ingratitude,
Vous me portez de trop sensibles coups ;
400 Je veux vous fuir et vous oublier tous.

MÉLIDORE.

Que dites-vous ? Quel étrange système !
Pourquoi quitter des lieux où l’on vous aime ?
Pourquoi nous fuir ? Ah ! restez parmi nous :
Votre bonheur nous est si cher à tous !
405 Tout vous répond en ces lieux d’une vie
Par l’amitié, par l’amour embellie ;
Oui, par l’amour ; ce soir même je veux
Voir s’accomplir les plus doux de vos voeux.
Hier pour vous, à l’Amour, à sa mère,
410 J’ai dans leur Temple adressé ma prière :
Mes voeux ardents ont été bien reçus.
Et mon encens a su plaire à Vénus.
De la Prêtresse écoutez la réponse.
Voici sur vous ce que Vénus prononce :
415 Si ton ami veut être heureux amant,
S’il veut toucher l’objet de son tourment,
Fixer enfin les plaisirs sur ses traces,
Qu’il aille offrir un sacrifice aux Grâces.
Que cet Oracle a satisfait mon coeur !
420 Il est pour vous le signal du bonheur ;
Osez compter sur ces douces promesses,
Allez fléchir trois aimables Déesses,
Et désormais prêt à suivre leurs lois,
Implorez-les pour la première fois.

ANAXIMANDRE.

425 En vérité, la méthode est très neuve ;
Que dois-je attendre encor de cette épreuve ?
N’importe : allons ; quel qu’en soit le succès,
Vénus l’ordonne, et moi je m’y soumets :
Mon coeur séduit saisit avec ivresse
430 Tout ce qui sert à flatter sa tendresse...

MÉLIDORE.

Entrons au Temple.

ANAXIMANDRE.

Allons, je m’y résous.

PHROSINE.

C’est fort bien fait ; je vais parler pour vous.

ANAXIMANDRE.

Vous pouvez tout sans doute auprès des Grâces ;
Et moi j’en dois craindre quelques disgrâces.
435 Malgré cela je vais, si vous voulez,
Parler moi-même....

PHROSINE.

Eh, bien ! Monsieur, parlez.
Anaximandre et Mélidore s’avancent vers le Temple ; Mélidore frappe à la porte ; le Temple s’ouvre ; trois Prêtresses des Grâces viennent au-devant du Philosophe.

SCÈNE VII. Anaximandre, Phrosine, Mélidore, Trois Prêtresse des Grâces. §

UNE PRETRESSE.

Qui vous amène aux pieds de nos Déesses ?
Quels sont vos voeux ? Parlez.

ANAXIMANDRE.

Belles Prêtresses,
Anaximandre aux Grâces a recours,
440 Et son bonheur dépend de leur secours.
Vous les servez, rendez-les moi propices,
Obtenez-moi leurs faveurs protectrices ;
J’ai trop longtemps, hélas ! pour mon malheur,
Fui leurs Autels et leur culte enchanteur.
445 Sur leurs bontés pourtant je compte encore,
Je veux toucher un objet que j’adore,
Et je leur viens demander à genoux
Le don de plaire à cet objet si doux.

LA PRETRESSE.

Eh quoi !.... c’est vous, austère Anaximandre ?
450 Vous amoureux !.... Je vous trouve un air tendre
Un feu plus doux dans vos yeux, est entré,
Ainsi l’amour change tout à son gré.
Les Grâces vont achever le prodige.
De leurs attraits l’invincible prestige
455 Toujours senti, toujours mal imité,
Fil plus touchant, plus beau que la beauté.
À leur pouvoir on ne peut se soustraire ;
Suivez-moi donc, venez apprendre à plaire :
De nos leçons, initié discret,
460 Profitez bien ; mais gardez le secret.
Ne craignez point des épreuves pénibles,
Vous connaîtrez des mystères paisibles,
Doux, enchanteurs, réglés par les plaisirs,
Et le succès passera vos désirs.

ANAXIMANDRE.

465 À vos bontés plein d’espoir je me livre.

LA PRETRESSE.

Venez, entrons ; votre ami peut vous suivre.
À Phrosine.
Vous, demeurez : il suffit d’un témoin,
Et de nos dons vous n’avez pas besoin.

SCÈNE VIII. §

PHROSINE, seule.

Faut-il en croire un si flatteur oracle ?
470 On nous promet un assez beau miracle :
Ce philosophe austère, renfrogné,
Va revenir de roses couronné,
Leste, galant, et tout-à-fait de mise.
Mais pour ma soeur quelle étrange surprise !
475 Son oeil trompé par un tel changement
Méconnaîtra, je gage, son amant.
C’est elle-même ici qui se présente :
Je veux l’induire en une erreur plaisante,
Et par un compte arrangé tout exprès,
480 Savoir un peu ses sentiments secrets.

SCÈNE IX. Aspasie, Phrosine. §

ASPASIE.

Eh bien ! Est-il encor fort en colère ?

PHROSINE.

Que je t’apprenne ; écoute-moi, ma chère.

ASPASIE.

Comme il grondait ! Vraiment ; il m’a fait peur !

PHROSINE.

Il faut te dire....

ASPASIE.

Aussi, c’est vous, ma soeur ;
485 Auriez-vous dû ?....

PHROSINE.

Bon, bagatelle pure !
Mais fais-tu bien une grande aventure ?
Tout change ici : tu vas dans un moment,
À tes genoux voir un nouvel amant.

ASPASIE.

Un autre amant ! vous vous moquez encore !

PHROSINE.

490 C’est un ami du galant Mélidore ;
Un philosophe, et qui pourtant, dit-on,
Joint l’art de plaire au don de la raison.
Ce n’est plus là le brusque Anaximandre,
Toujours grondant, toujours prompt à reprendre,
495 Par son abord effarouchant les jeux,
Se donnant l’air encor d’être amoureux,
Sage masqué, prétendu philosophe,
Au fonds, savant d’une très mince étoffe....

ASPASIE.

Ah ! juste Ciel ! que dites-vous, ma soeur ?
500 Vous le traitez avec trop de rigueur ;
Vous l’insultez, ce sage qui nous aime,
Vous qui souvent m’avez vanté vous-même
Et ses vertus que l’on doit respecter,
Et ses bienfaits qui nous font subsister.
505 Combien de fois je vous ai rencontrée
Toute attendrie et l’âme pénétrée
De quelque trait de cet homme si grand !
Vous en parliez avec ravissement ;
Vous le nommiez un véritable sage.
510 C’était du coeur que partait ce langage.
Pourquoi changer aujourd’hui de discours ?
Ce qu’il était, ne l’est-il pas toujours ?
Ah ! croyez-moi, quoi que vous puissiez dire,
Notre bonheur est tout ce qu’il désire.

PHROSINE.

515 Eh ! mais.... je crois qu’il ne te déplaît pas,
Mais pour toi l’autre aura bien plus d’appas.
Il faut le voir.

ASPASIE.

Allons, vous êtes folle.

PHROSINE.

Tu le verras ; car j’ai donné parole.

ASPASIE.

Non, je ne puis.... Que dirait mon tuteur ?

PHROSINE.

520 Ce Tuteur-là te tient beaucoup au coeur.

ASPASIE.

Eh ! mais.... je dois lui demeurer soumise.
Je crois qu’il faut que son choix m’autorise.
Si cet Amant n’était pas de son goût !
Tenez, ma soeur, moi je craindrais surtout
525 De l’affliger.

PHROSINE.

Va, tu n’as rien à craindre.
Notre tuteur n’aura point à se plaindre.
Tu le verras, loin d’en être jaloux,
Te supplier d’accepter cet époux.
À vous entendre, il ne m’aime donc guère.

SCÈNE X. Les Précédents, Mélidore, Anaximandre. §

Le Temple des Grâces s’ouvre, Mélidore en sort avec Anaximandre qu’il tient par la main ; celui-ci est galamment paré.

PHROSINE, à Aspasie.

530 On vient ; c’est lui, c’est ton amant, ma chère ;
Reçois-le bien. Je te laisse.

ASPASIE.

Un moment.
Je resterais moi seule ?...

PHROSINE.

Assurément.
Vous jaserez tête à tête à votre aise.
Il est charmant et n’a rien qui ne plaise.
535 Adieu.

ASPASIE.

Demeure.

PHROSINE.

Eh ! non.

ASPASIE.

J’ai peur....

PHROSINE.

De quoi ?
Tu fais l’enfant ; allons, aguerris-toi.
Phrosine sort et emmène Mélidore.

SCÈNE XI. Anaximandre, Aspasie, Aspasie. §

ANAXIMANDRE, un peu éloigné et respectueusement.

En vous offrant l’hommage le plus tendre,
Belle Aspasie, à quoi dois-je m’attendre ?
D’un vain espoir ne m’a-t-on point flatté ?
540 Serai-je au moins sans colère écouté ?

ASPASIE, avec embarras.

Je ne sais pas quel espoir on vous donne....
Ni vos desseins.... Monsieur.... Mais je m’étonne
Qu’un inconnu.... dès la première fois....

ANAXIMANDRE, à part.

Un inconnu ? Que dit-elle ? Je vois
545 Que cet habit la trompe et me déguise.
Laissons durer un moment sa méprise.
À Aspasie.
Ah ! pour céder à des charmes si doux,
Qu’est-il besoin d’être connu de vous ?
Dès qu’on a pu vous voir ou vous entendre
550 Il faut aimer même sans rien prétendre.
De la Beauté tel est l’heureux pouvoir ;
Elle séduit souvent sans le savoir.
D’amants cachés une foule l’adore.
Simple et modeste, elle seule l’ignore.
555 À ce portrait vous vous reconnaissez,
Oui, c’est ainsi que vous nous séduirez.

ASPASIE, à part.

Il est galant, et je le crois sincère.

ANAXIMANDRE.

Voulez-vous donc vous contenter de plaire,
Belle Aspasie, et le plus pur amour
560 N’obtiendra-t-il de vous aucun retour ?
Hélas ! je viens d’implorer la puissance
Des déités qu’en ces lieux on encense.
Tous leurs attraits admirés des Mortels
N’eussent jamais obtenu des Autels ;
565 On rend hommage à leurs douces faiblesses,
Et l’amour seul en a fait des Déesses.
Imitez-les. Vous avez leur beauté ;
Ayez encor leur sensibilité.
Au rang des Dieux vous monterez comme elles ;
570 L’Olympe attend les héros et les belles.

ASPASIE, à part.

Cet amant-là, sans mentir, est charmant.
À Anaximandre.
Je l’avouerai, vous louez joliment.
Vos discours ont des grâces que j’admire ;
Mais cependant que puis-je ici vous dire ?
575 Je ne suis point ma maîtresse, et ma foi,
Pour la donner, ne dépend point de moi.

ANAXIMANDRE.

Oui, je le sais, un tuteur vous enchaîne ;
Il a pour vous un amour qui vous gêne,
Qui vous déplaît, et même son dessein
580 Est, m’a-t-on dit, d’obtenir votre main ;
Il croit vous rendre à ses voeux favorable :
Mais ce Tuteur enfin n’est point aimable ;
Il est bourru, philosophe....

ASPASIE.

Ah ! Monsieur !
Gardez-vous bien d’offenser mon tuteur ;
585 Il est si bon, si généreux, si sage !
Je lui dois tout, et je suis son ouvrage ;
Ses volontés décideront mon sort.
Que ne peut-il sur lui faire un effort,
À ses vertus joindre un air moins sauvage,
590 Et que n’a-t-il enfin votre langage !

ANAXIMANDRE.

Et jusques-là s’il savait se forcer,
Entre nous deux vous pourriez balancer ?

ASPASIE.

Non, croyez-moi, je dis ce que je pense :
Anaximandre aurait la préférence.

ANAXIMANDRE, à part.

595 Elle m’enchante !... Ah ! c’est assez jouir
De son erreur ; il faut me découvrir.
À Aspasie.
Chère Aspasie, as-tu pu t’y méprendre ?
Vois à tes pieds, vois ton Anaximandre
Ivre d’amour, transporté de plaisir,
600 Qui pour jamais jure de te chérir....

ASPASIE.

C’est vous.

ANAXIMANDRE.

Tu vois ce que l’amour peut faire.
Je t’adorais ; mais il fallait te plaire ;
Le philosophe est devenu galant.
Que dois-je attendre après ce changement ?

ASPASIE, se jetant dans ses bras.

605 Ah ! mon ami, mon tuteur et mon père,
Qui voulez-vous que mon coeur vous préfère ?
Formé par vous, ce coeur est votre bien :
Je vous le dois, et ne vous donne rien.
Il lui baise la main.

SCÈNE DERNIÈRE. Phrosine, Mélidore, Anaximandre, Aspasie. §

PHROSINE.

Fort bien, vraiment ; enfin, notre Aspasie
610 Prend donc du goût pour la philosophie ?

ANAXIMANDRE.

Vous me voyez au comble de mes voeux .
Mais il me reste à vous unir tous deux ;
Votre bonheur au mien est nécessaire.

PHROSINE.

J’avais bien dit que vous sauriez lui plaire
615 Une autre fois, prendrez-vous mes avis ?
Vous plaignez-vous de les avoir suivis ?
Vous le voyez ; un savoir admirable
Et des vertus ne rendent point aimable :
L’esprit et les talents sont bien ;
620 Mais sans les Grâces, ce n’est rien.