LE TURNE DE VIRGILE
TRAGÉDIE
A Paris,
Chez la vefve NICOLAS DE SERCY, au
Palais, en la Sale Dauphine, à la
Bonne-Foy Couronnée.
M. DC. XLVII.
AVEC PERMISSION.

Édition critique établie par Aurélia Pouch dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2007-2008)

Introduction §

La pièce que nous nous proposons d’étudier ici, Le Turne de Virgile, fait partie de ce répertoire largement oublié des auteurs dits mineurs du XVIIe siècle. Oublié parce que, il faut le reconnaître, il est de qualité moindre que les chefs-d’œuvre de Corneille, Molière, Racine et autres Rotrou, mais aussi parce que les critiques du XVIIe siècle et d’aujourd’hui l’ont dévalorisé, parfois injustement. Qu’on nous permette de citer ici deux critiques portant sur Le Turne de Virgile, qui n’ont pas vraiment contribué à sortir cette pièce de l’oubli :

Sa tragi-comédie, pas plus que sa tragédie, adaptée des livres VII et XII de l’Enéide, ne mérite de retenir l’attention1.

« Le Turne de Virgile rappelle trop Le Cid pour qu’on puisse éviter une comparaison défavorable : c’est un Cid édulcoré, sans grandeur tragique. Apparemment le plus grand modèle pour La Brosse est Corneille et non Virgile. […] Dans une même langue, une imitation aussi fidèle tend au plagiat. » (Françoise Kantor, dans sa préface à l’édition du Turne de Jean Prévost).

On le voit, les commentaires sur cette pièce sont autant sommaires que négatifs. C’est pourquoi nous essaierons dans cette édition critique d’évaluer de manière approfondie ses qualités et ses défauts, afin d’établir le rôle qu’elle a pu jouer dans l’histoire du théâtre du XVIIe siècle en France.

L’auteur : biographie et carrière littéraire §

Nous ignorons tout de l’auteur du Turne de Virgile, aucune donnée biographique n’étant parvenue jusqu’à nous2. Son nom fait à lui seul problème : en effet, sur les cinq pièces que ce dramaturge a écrites entre 1642 et 1648, quatre sont signées Brosse, et une seule (le Turne) La Brosse. Est-ce le même auteur ? On peut se poser la question, dans la mesure où il y avait effectivement deux frères Brosse, comme nous l’apprenons dans la préface du Curieux impertinent ou le jaloux (comédie de 1645) : c’est notre auteur qui signe cette préface, du nom de Brosse, mais la pièce est de la main de son frère, mort prématurément : « C’est trop pour te faire estimer ce Poëme, que tu sçaches qu’il n’est le travail que de quinze jours, et c’est assez pour que tu l’admires, de t’asseurer que son Autheur l’a composé à l’âge de treize ans […] Car outre que mon Genie n’a pas plus de force en sa jeunesse, que celuy de l’Autheur en avoit en son enfance, c’est que depuis sa mort il ne m’a pas esté possible de lire d’un œil sec deux pages de son manuscrit : Je l’ay donné à l’Imprimeur tel que je le receu de la main de celuy à qui tu le dois, duquel si tu desires d’apprendre le nom ; sçache qu’il estoit mon frere, et que je me nomme BROSSE. » (Au lecteur).

Nous ne savons pas sous quel nom signait ce frère : signait-il La Brosse et est-il aussi l’auteur de la tragédie, jouée elle aussi en 1645 ? Nous ne le saurons sûrement jamais, mais plusieurs éléments tendent à démentir l’hypothèse de deux auteurs (l’un pour les quatre pièces signées Brosse, et l’autre pour le Turne de Virgile) : tout d’abord, les pièces sont toujours dédiées à des personnalités de la région d’Auxerre (Monsieur de Bastonneau, seigneur de Vincelottes, Monsieur de Lambert, Marquis de Saint-Prix, Mesdemoiselles de Vincelottes et Messire François de Rochefort, gouverneur des villes d’Avallon et Vézelay) ou font référence, dans l’épître, aux habitants d’Auxerre (La Stratonice ou le malade d’amour), et il semble donc probable que Brosse était originaire de cette région. Deuxième point, il y a de trop grandes similitudes, aussi bien d’écriture que de dramaturgie, entre les pièces, pour songer à deux auteurs différents : que l’on compare la Stratonice (sa première pièce) et le Turne de Virgile, et l’on trouvera des vers très proches3 ; sur le plan dramaturgique, toutes les pièces de Brosse comportent un déguisement ou, du moins, un jeu sur l’identité : dans la Stratonice, le héros ne sait plus qui est qui ; dans les Songes des hommes esveillez, Clarimond, Clorise et Isabelle offrent à Lisidor, pour le tirer de la mélancolie qui l’accable depuis la disparition de sa fiancée dans un naufrage, trois spectacles de mystifications, puis une véritable représentation théâtrale ; dans le Turne de Virgile, c’est Juturne qui se déguise en chevalier ; et enfin, dans l’Aveugle clair-voyant, où Cléanthe joue la comédie en se faisant passer pour un aveugle, et où Nérine prend la place de sa maîtresse Olimpe. Cette proximité dramaturgique semble plaider en faveur d’un seul et même auteur. Ce qui est corroboré par l’allusion que Brosse fait, dans l’avis au lecteur des Innocens coupables, au Turne de Virgile : « Je te promets dans peu une Comedie que j’appelle les Songes des Veillans que j’espere qui te satisfera, et une Tragedie intitulée le Turne où tu verras si j’ai manqué de force pour surmonter Virgile que j’ay eu au moins assez d’assurance pour l’envisager. » Brosse est bien l’auteur de cette tragédie. Pourquoi signe-t-il alors tantôt Brosse et tantôt La Brosse ? L’énigme reste entière.

L’existence d’un frère lui aussi dramaturge et des origines auxerroises probables sont donc les seuls éléments biographiques que nous possédions. Un historien de la ville d’Auxerre, l’Abbé Lebeuf, fait allusion dans ses Mémoires concernant la ville d’Auxerre4 à un certain N. Brosse, fils d’un chapelier de la ville, auteur d’une seule tragédie, et qui aurait été tué en 1651. S’agit-il de notre auteur ? Brosse n’a écrit en effet qu’une seule tragédie (le Turne de Virgile), et sa dernière pièce, l’Aveugle clair-voyant, a été publiée en 1650 : qu’il soit mort en 1651 est donc une possibilité, d’autant que Les Anagrammes royales qui lui ont longtemps été attribuées, et qui datent de 1660, sont en fait l’œuvre du Révérent Bénédictin Brosse, Louis Gabriel de son prénom, et dont tous les écrits datent d’après 16515. Comment expliquer autrement que par la mort le fait que cet auteur, après avoir donné au public cinq pièces en huit ans, se soit brutalement arrêté ? Et pourtant, il est impossible d’affirmer que le N. Brosse cité par l’Abbé Lebeuf est bien le dramaturge : en effet, que celui-ci signe Brosse ou La Brosse, il ne donne jamais son initiale.

Cette absence d’informations biographiques a sans doute contribué à la disparition progressive de notre auteur de l’histoire littéraire, d’autant que celui-ci n’a visiblement pas cherché à s’imposer à Paris. Il a certainement dû y monter pour faire représenter ses pièces et les faire publier, mais sans plus. Il dédie ses pièces à des personnalités locales, et ne devait donc pas avoir de puissant protecteur à la Cour (ce qui n’a pas empêché que sa comédie Les Songes des hommes esveillez soit représentée devant le Roi et la Cour). Parmi ses contemporains, seul d’Aubignac fait allusion à lui dans sa Pratique du théâtre6 : il lui aurait déconseillé de traiter le sujet de Stratonice, ce que Brosse a pourtant fait, mais ce dont d’Aubignac semble ne pas vouloir se souvenir.

Voilà qui nous amène à la carrière littéraire de Brosse. Il est l’auteur, en un temps relativement court, de cinq pièces (et non six, comme nous l’avons expliqué plus haut) : La Stratonice ou le malade d’amour, tragi-comédie représentée en 1642 et publiée en 1644 ; Les Innocens coupables, comédie représentée en 1643 et publiée en 1645 ; Les Songes des hommes esveillez, comédie représentée en 1645 et publiée en 1646 ; Le Turne de Virgile, représentée en 1645 et publiée en 16477 ; L’Aveugle clair-voyant, comédie représentée en 1648 ou 1649 devant le Roi et publiée en 1650. Comme on le voit, Brosse s’est essayé, comme de nombreux auteurs de son temps, à tous les genres dramatiques, mais seules ses comédies semblent avoir rencontré un réel succès : Les Songes des hommes esveillez sont encore représentés à l’Hôtel de Bourgogne lors de la saison 1646-16478, L’Aveugle clair-voyant est traduit en allemand en 1663 et 1669. Ces comédies se caractérisent par la mise en place de la dialectique du réel et de l’illusion, fondamentale dans l’esthétique théâtrale de la première moitié du XVIIe siècle, supportée par une « dramaturgie de l’oxymore »9 tout à fait novatrice ; mais sa tragédie s’avère elle aussi particulièrement audacieuse. En effet, elle s’inspire d’un épisode de l’Enéide, adapté une seule fois au théâtre, par Jean Prévost en 1612, dans sa tragédie Turne (généralement, les auteurs préfèrent l’épisode du chant IV : les amours de Didon et d’Enée, et la séparation des amants). En outre, la tentative de Brosse est audacieuse, parce qu’elle cherche à transformer en tragédie une épopée, qui n’offre pas vraiment de matière tragique : chez Virgile, il n’y a pas de phrase décrivant une séparation douloureuse des amants et pouvant donner lieu à une tragédie ; le chant XII de l’Enéide est un chant épique et son adaptation au genre tragique n’allait pas de soi.

Dès lors, comment expliquer la si rapide disparition, déjà au XVIIe siècle, d’un auteur visiblement dynamique et original ? Nous avons déjà souligné le fait que l’absence d’éléments biographiques a dû accélérer les choses. Mais il faut aussi mentionner que Brosse utilise des procédés théâtraux assez archaïques (en particulier le décor à compartiments sur lequel nous reviendrons), qui ne correspondaient déjà plus de son temps aux attentes des spectateurs. Et surtout, les critiques des siècles suivants ont toujours déprécié son œuvre. Voici ce que disent les frères Parfaict à propos du Turne de Virgile : « Nous croyons qu’il est superflu d’entrer dans le détail d’un poème dont le sujet est connu, et qui ne contient rien d’assez curieux pour amuser le lecteur. La versification est faible, et les endroits traduits de l’Enéide servilement et sans grâce »10. Par ailleurs, Brosse a souvent été considéré, tant par les frères Parfaict que par la critique contemporaine, comme un suiveur, tantôt de Calderón pour Les Innocens coupables11, tantôt de Corneille pour Le Turne de Virgile12, sans originalité, réputation qui l’a fortement handicapé face à des rivaux comme Corneille, Rotrou… Mais, comme cela a déjà été montré pour ses comédies13, et comme nous tenterons de le faire pour sa tragédie, l’œuvre de Brosse présente un intérêt non négligeable dans l’histoire du théâtre français du XVIIe siècle.

La pièce : résumé, représentation et mise en scène §

Résumé §

Présupposés : Enée et ses compagnons ont été vaincus à Troie par les Grecs et se sont donc enfuis. Mais un oracle leur a prédit qu’ils fondraient une nouvelle Troie et qu’ils deviendraient très puissants, mais pour cela ils doivent traverser de nombreuses épreuves. Juste avant la pièce, Enée arrive en Italie, où il apprend que c’est sur le site de Lavinium qu’il doit construire sa ville et qu’il doit épouser la fille du roi. Mais il se heurte bien sûr aux habitants autochtones…

Acte I : l’action commence in medias res, pendant la guerre entre les Troyens, emmenés par Enée, et les Latins, dont le roi est Latinus. Ceux-ci sont en mauvaise posture, et le roi Latinus souhaite mettre un terme au combat en acceptant de donner sa fille à Enée. Turne, grand guerrier latin et fiancé de Lavinie, fille de Latinus, refuse de rendre les armes, et propose un duel entre Enée et lui, pour mettre fin à la guerre : le vainqueur obtiendra la main de Lavinie, et deviendra par conséquent le successeur de Latinus. Celui-ci, après de longues réticences, accepte. Pendant que Turne se galvanise pour le combat, arrivent Amata, la reine, et Juturne, la sœur de Turne, qui tentent de le convaincre de renoncer à ce duel où il risque de perdre la vie. Turne ne veut rien savoir ; intervient alors Lavinie, qui exerce sur son fiancé un chantage et qui amène Turne à renoncer au combat par amour pour elle. Mais le roi revient, et rappelle à Turne ce qu’il a promis : Turne part au combat.

Acte II : Lavinie et Juturne sont désespérées à l’idée de perdre leur amant et leur frère, mais Sidon leur annonce que le duel est annulé car les Troyens refusent de laisser combattre Enée. Lavinie est soulagée, mais Juturne se méfie d’une bonne nouvelle si soudaine. De fait, Turne apparaît pour leur dire qu’Enée a décidé de combattre malgré l’opposition de son peuple. Lavinie est effondrée, tente de retenir son amant, mais Turne cette fois-ci ne se laisse pas attendrir et le roi intervient pour rappeler à sa fille son devoir. De son côté, Juturne confie à Sidon un secret dont ni le lecteur ni le spectateur ne sont informés.

Acte III : l’action se passe dans le camp troyen. Acate tente de faire renoncer Enée au duel, sans succès : Enée explique comment il est arrivé là, clame son amour pour Lavinie… Latinus et Turne arrivent pour le combat. Les deux partis échangent des serments, mais alors que le duel s’apprête à commencer, un cavalier intervient pour empêcher les deux chefs de se battre, et finit par transformer le duel en une bataille générale, de sorte que les deux combattants initialement prévus ont moins de chance de se tuer l’un l’autre.

Acte IV : Turne, très vexé, explique à la reine Amata ce qui s’est passé, furieux de n’avoir pas pu conquérir la gloire qu’il convoitait. De plus les Latins ont battu en retraite et le roi a disparu. Tyrène nous apprend qu’il est prisonnier des Troyens. Turne doit alors subir les reproches d’Amata, puis de Lavinie, d’ « estre  perfide Amant et Chef peu courageux »14. Lavinie lui demande d’aller chercher son père ou de l’oublier : Turne s’apprête à aller au camp troyen quand survient le roi Latinus, sain et sauf, libéré par Enée dont il vante les mérites. Mais Enée réclame le duel. Pendant ce temps, Turne reçoit une lettre du mystérieux cavalier qui a empêché le duel : nous apprenons en même temps que lui qu’il s’agissait de sa sœur Juturne, et qu’elle est morte durant la bataille. Plein de fureur, Turne part combattre pour venger sa sœur, sans écouter Lavinie.

Acte V : Sidon vient raconter le duel à Lavinie et Amata : Turne est mortellement blessé et le roi a donné Lavinie à Enée. Les deux femmes refusent cette décision. Enée arrive et déclare sa flamme à Lavinie qui reste sourde à ses propos, ce qui agace Latinus. Mais Turne, agonisant, désire parler à Lavinie : il lui demande d’accepter Enée pour époux et de l’aimer, ce qui suscite l’admiration d’Enée. Lavinie jure qu’elle le fera ; Turne meurt en héros ; mais Lavinie persiste à refuser Enée, malgré sa promesse. Le roi console alors Enée en lui conseillant de faire confiance au temps.

Représentation et mise en scène §

La pièce a vraisemblablement été représentée en 1645, mais nous ne connaissons ni le jour précis, ni le lieu de sa représentation. Brosse fait allusion dans l’Avis au lecteur qui accompagne les Innocens coupables, pièce jouée en 1643 et publiée en 1645, à la comédie qu’il donnera prochainement, les Songes des hommes esveillez, et à sa première et unique tragédie, Le Turne de Virgile. Bien qu’on ne sache pas quand ait été rédigé cet Avis, il faut qu’il l’ait été avant la représentation des Songes, donc avant ou pendant l’année 1644, ce qui signifie qu’en 1644, la tragédie de Brosse est déjà suffisamment avancée pour qu’il puisse écrire : « je te promets dans peu une Comédie que j’appelle les Songes des Veillans que j’espère qui te satisfera, et une Tragédie intitulée Le Turne où tu verras si j’ai manqué de force pour surmonter Virgile que j’ai eu au moins assez d’assurance pour l’envisager »15. Elle n’est pourtant représentée qu’en 1645, nécessairement entre novembre et mars, période réservée à la création des tragédies ; le lieu de création, en revanche, pose problème, car nous n’avons aucune information à ce sujet. Il existe en 1645 trois théâtres principaux à Paris : l’Hôtel de Bourgogne, le Marais (ancien jeu de paume), et le Palais-Cardinal. Ce dernier a été inauguré en 1641, le théâtre du Marais rouvre en octobre 1644, après avoir été détruit par un incendie au début de la même année ; quant à l’Hôtel de Bourgogne, c’est le plus ancien, puisqu’il existe depuis le XVIe siècle (1548). Tous trois étaient donc en activité en 1645 et susceptibles d’accueillir la création du Turne de Virgile. Toutefois, dans la mesure où trois autres pièces de Brosse, Les Innocens coupables, les Songes des hommes esveillez et l’Aveugle clair-voyant, ont été créées à l’Hôtel de Bourgogne, on peut penser qu’il en fut de même pour la tragédie.

D’autant que l’Hôtel de Bourgogne était connu pour ses représentations à décor multiple, dont Brosse fait usage dans quasiment toutes ses pièces, et précisément dans les Songes des hommes esveillez, qui venaient d’être créés en 1644 à l’Hôtel de Bourgogne : en effet, Brosse utilise encore ce qu’on appelle « le décor à compartiments », c’est-à-dire que, comme l’explique Sophie-Wilma Deierkauf-Holsboer16, « les lieux où devait se transporter l’action n’étaient pas présentés successivement comme cela se fait aujourd’hui, mais ils étaient juxtaposés et toujours présents sur la scène ». Les différents lieux étaient présentés sous forme de compartiments, et chacun était caché derrière une toile peinte ou un rideau, qu’on enlevait au moment voulu, manœuvre rappelée par Brosse dans l’Avis au lecteur du Turne de Virgile : « on doit abaisser une toile derrière laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes ». Ainsi, un seul lieu à la fois était visible pour les spectateurs. Ce type de décor était en usage depuis le Moyen Âge, et il est encore courant à l’Hôtel de Bourgogne entre 1622 et 1635. Mais à partir de cette date, le décor multiple tend à disparaître, sous l’influence toujours croissante des règles dramatiques. L’application des unités, la concentration et la simplification des pièces dramatiques réduit progressivement le nombre de compartiments sur scène, et conduit finalement à la sobriété du décor unique, et donc à l’installation d’un unique rideau de scène que nous connaissons encore aujourd’hui. Pourquoi Brosse conserve-t-il alors ce décor archaïque ? C’est que, en 1645, l’unité de lieu n’est pas encore bien fixée, et les pièces se déroulent souvent dans une ville entière, comme c’est le cas pour le Turne de Virgile, dont l’action se situe à Lavinium. Dans cette décennie de flottement cohabitent donc le décor à compartiments, qui indique les différents endroits de la ville où se déroule la pièce, et le grand rideau de scène, qui est installé en 1641 au Palais-Cardinal, et en 1647 à l’Hôtel de Bourgogne. En effet, la manœuvre du lever et de l’abaissement du grand rideau était tellement compliquée, qu’il n’était jamais utilisé pendant les entractes, et que donc les petits rideaux du décor à compartiments étaient conservés pour permettre les changements à vue. Dans le Turne de Virgile, ce petit rideau sert à cacher une scène de bataille, qui sans cela et sans possibilité d’abaisser le grand rideau, aurait pu choquer les spectateurs. Combien y avait-il de compartiments dans ce décor ? Dans la plupart des pièces relevées par Mahelot, il y a avait cinq compartiments disposés symétriquement autour du proscenium qui restait presque toujours libre. Le principal compartiment se trouvait en général au fond de la scène, puis sur les deux côtés, il y avait deux compartiments dont les plus rapprochés de la salle étaient les plus importants. Dans le Turne de Virgile, on comptabilise nécessairement au moins trois compartiments : une salle du palais de Latinus (actes I, II, IV et V), le camp troyen (acte III) et le champ de bataille (acte III).

Sous des dehors d’archaïsme, Brosse se situe donc à une période charnière de la mise en scène de son temps.

Brosse et le théâtre de son temps §

Brosse et les règles §

Le Turne de Virgile est la seule tragédie de Brosse, et elle nous donne l’occasion de voir comment un jeune auteur adapte le « genre théâtral » par excellence qu’est la tragédie aux règles nouvellement établies pour contrer le genre « libre » de la tragi-comédie, qui connaît un flamboyant succès durant la décennie 1630-1640, et pour créer une illusion encore plus parfaite : désormais, les règles sont garantes de l’illusion, tout en permettant de régler le dérèglement des passions et de conserver au spectateur la conscience de l’artificialité de l’action présentée pour que la catharsis puisse agir17.

L’unité de temps est la première à se mettre en place : Chapelain publie dès 1630 sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures. Le temps de la fiction doit correspondre à peu près au temps de la représentation, pour que le spectateur ne se rende pas compte qu’il est au théâtre et que la vraisemblance soit donc maintenue. Chez Brosse, l’unité de temps fait déjà question. En effet, il ne met dans la bouche de ses personnages aucune indication temporelle, comme le font souvent les auteurs pour signaler qu’ils respectent cette unité. Brosse ne nous parle jamais du « jour qui se lève » ou de « l’approche de la nuit » ; à peine avons-nous en quelques endroits l’indication « dans peu de temps », pour montrer que l’action s’enchaîne assez rapidement18. Mais, comme pour Le Cid, il est assez peu vraisemblable que tant d’actions se passent en vingt-quatre heures : il y a une bataille générale, un duel, deux morts (Juturne et Turne), sans compter les nombreux reports du duel qui donnent lieu à d’assez longues discussions.

De cette première unité découle les deux autres : en un temps restreint, les déplacements sont limités et l’action ne peut être démultipliée. L’unité de lieu reste très souple jusque vers 1660 : comme le soulignent plusieurs théoriciens, il est invraisemblable que deux ennemis parlent et agissent en un même lieu. Aussi, on admet volontiers que l’action se déroule dans une ville ou une région, les personnages pouvant alors se déplacer sans choquer la vraisemblance. C’est pourquoi Brosse peut situer l’action de sa pièce « à Lavinium, ville du Latium, contrée d’Italie, maintenant appelée le territoire de Rome ». D’autant que l’usage du décor à compartiments, hérité des tragédies de la Renaissance où l’on aimait à multiplier les lieux de jeu, était encore fréquent en 1645, et permettait donc de montrer au public plusieurs lieux sur la même scène. A l’acte III, de la scène 3 à la scène 4, on passe ainsi d’un lieu à un autre, de la tente d’Enée au champ de bataille. Si l’unité de lieu proprement dite n’est pas encore très stricte, ce sont les liaisons de scènes qui commencent à devenir obligatoires au milieu du siècle : la scène ne doit pas rester vide. De ce point de vue, la pièce de Brosse est caractéristique de cette période où se mêlent décor multiple et liaisons de scène. En effet, elle présente plusieurs lieux, mais les scènes (et non pas les actes, car ils symbolisent parfois un changement de lieu) sont parfaitement liées : il y a toujours un personnage sur scène. Les deux liaisons principales sont celles de présence (pour une scène, il reste un acteur de la scène précédente sur le plateau) et de vue (la sortie des personnages est justifiée parce qu’ils voient arriver un autre personnage). Dans les deux cas, la sortie ou l’entrée des personnages est textuellement justifiée : ainsi, pour la liaison de présence à la fin de la scène 1 de l’acte I, Latinus sort pour « publier la nouvelle » du combat de Turne, ou à la scène 5 de l’acte IV, Turne sort pour venger sa sœur ; quant à la liaison de vue, elle est souvent introduite par « Mais j’apperçoy ma sœur qui vient avec la Reine » (I, 2), « la Reine que voicy » (II, 2), « Ænée arrive icy » (V, 3) … , tous éléments permettant de souligner la parfaite liaison des scènes et donc le respect de l’unité d’action.

Celle-ci commence à s’imposer dans les années 1630 : elle est une attaque directe aux partisans de la tragi-comédie, connue et appréciée pour ses actions multiples et éclatées. Elle est tout à fait respectée par Brosse : toute la pièce tourne en effet autour du duel entre Enée et Turne. Tous les personnages agissent en fonction de ce duel, que ce soit pour l’empêcher ou pour l’encourager, et l’action détachée du personnage secondaire qu’est Juturne a un impact direct sur le duel. Les actions découlent bien les unes des autres, et rendent donc la pièce vraisemblable. Et les épisodes virgiliens qui ne pouvaient se fondre dans ce moule de vraisemblance, Brosse les a modifiés : ainsi le suicide d’Amata, invraisemblable pour une reine qui n’est pas amoureuse et qui est en plus le soutien de sa fille, est remplacé par la péripétie tragi-comique de l’enlèvement du roi. Cet héritage tragi-comique se retrouve d’ailleurs dans la multiplication des actions tout au long de la pièce : la tragédie de Brosse est une pièce où s’enchaînent les changements de décision, les batailles, les enlèvements… Pour plaire au public, la nouvelle tragédie reprend le dynamisme de la tragi-comédie tout en réduisant la pluralité de l’action.

Mais la veine épique a dû poser un problème à Brosse au niveau des bienséances. En effet, cette notion prend une importance croissante dans les années 1640 : il importe de ne pas choquer le public, et donc de conformer les caractères des personnages, leur langage, et le traitement des faits, au code éthique des contemporains. Ainsi, la violence est totalement bannie de la scène, alors même qu’au début du XVIIe siècle, elle était au contraire une caractéristique très prisée du théâtre baroque, qui se plaisait à montrer sur scène meurtres, suicides, viols, enlèvements, morts… Désormais toutes ces actions ont lieu en coulisses. Il est donc impossible en 1645 de montrer sur scène de sanglantes batailles. Et la remarque de Brosse dans l’Avis au lecteur nous rappelle que la question était encore sensible en ce milieu de XVIIe siècle : « on doit abaisser une toile, derriere laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes. Cette observation devoit estre mise en marge, sur la fin du troisieme Acte ; mais l’imprimeur l’ayant obmise, j’ai bien voulu la placer icy, afin de prevenir ta censure qui m’auroit pû reprendre d’ensanglanter la Scéne […] ». Brosse n’ose pas montrer la bataille aux spectateurs, mais pense qu’ils auront plaisir à en entendre le bruit : « singulier compromis »19, qui nous révèle son souci des bienséances.

La tragédie française de 1634 à 1645 §

Entre 1630 et 1649, la production tragique ne cesse d’augmenter (passant de 38 tragédies pour la décennie 1630-1639 à 69 entre 1640 et 164920), quoique concurrencée par la tragi-comédie. De 1635 à 1640, l’histoire antique, la mythologie et la reprise de tragédies antiques (comme Médée) sont la principale source de sujets dramatiques. Les auteurs se plaisent à y introduire le merveilleux (c’est ce qui est aujourd’hui qualifié d’esthétique baroque), et on constate également des doublons : il y a alors deux troupes de théâtre à Paris, et souvent, les auteurs attitrés rivalisent sur un même sujet. On a ainsi deux Lucrèce, l’une de Chevreau et l’autre de du Ryer. A partir des années 1640, les tragédies racontant l’histoire de martyrs chrétiens se développent, mais les sujets antiques restent prépondérants, d’autant que Corneille connaît un succès conséquent avec ses trois tragédies romaines : successivement Horace (1640), Cinna (1642) et Polyeucte (1642). Il n’est pas impossible que ce succès ait influencé Brosse dans le choix de son sujet. Mais pourquoi choisir Virgile comme source principale ?

Jusqu’au XVIIIe siècle, Virgile fut admiré et vénéré sans réserves : on recense près de soixante éditions de Virgile en France au XVIe siècle, et les traductions, commentaires et parodies de son épopée dans la première moitié du XVIIe siècle abondent. Par ailleurs, le poète latin fait partie, avec Cicéron, Quintilien et Horace, des auteurs étudiés dans les collèges, et qui n’ont donc plus de secrets pour les élèves. Souvent, ces derniers sont capables de réciter des vers entiers de l’Enéide, comme nous récitons aujourd’hui des vers de Racine, ce qui explique que nous trouvions, en marge de la pièce de Brosse, des citations en latin de Virgile, sans traduction : elles ne faisaient pas mystère pour le lecteur de l’époque.

L’œuvre de Virgile a donc inévitablement donné lieu à des adaptations dramatiques au XVIIe, siècle du théâtre par excellence, et plus particulièrement de la tragédie, qu’il a érigé en genre sublime. Or ce qu’il y a de tragique dans l’Enéide, ce sont les amours de Didon et Enée, qui inspirèrent de fait le plus les auteurs (citons, chez les Italiens, Pazzi, Cinthio, Dolce, et chez les Français, Jodelle, Le Breton, La Grange, Scudéry, Hardy avec Didon, Boisrobert, La vraie Didon ou la Didon chaste). En effet, cet épisode du livre IV de l’Enéide était déjà tragique en soi. Virgile avait inséré dans son épopée une véritable tragédie : un amour partagé entre une reine et un héros, mais un amour interdit parce qu’Enée doit poursuivre sa route selon l’ordre des destins, et parce que Didon est veuve et qu’elle a juré fidélité à son défunt mari. Mais seul Enée décide de suivre son devoir et de renoncer à son amour, et il abandonne donc Didon, qui se suicide. On conçoit aisément que cette histoire ait donné matière à de nombreuses pièces. En revanche, la deuxième partie de l’épopée, qui narre principalement la lutte entre Turne et Enée, est beaucoup plus épique que tragique : l’essentiel de l’action consiste en des combats entre les deux camps, jusqu’au duel final entre les deux guerriers. Pas de réelle matière tragique donc, et il n’est par conséquent pas très étonnant qu’aucun auteur ne se soit hasardé à adapter cet épisode avant Jean Prévost en 1612, puis Brosse en 1645. Ce sont les deux seules occurrences d’adaptations dramatiques de cet épisode. Le choix de Brosse se révèle donc classique pour un jeune auteur qui a dû faire ses études au milieu de Cicéron, Horace et Virgile, et écrire une pièce sur un sujet antique était chose courante, mais son audace réside dans le fait que la deuxième partie de l’œuvre de Virgile n’avait jamais donné de tragédie ; Turne n’avait pas la renommée d’Enée et il n’était pas connu pour être un héros tragique (c’est Enée qui viendrait plutôt à l’esprit), et c’est peut-être pourquoi Brosse a intitulé sa pièce le Turne deVirgile, permettant ainsi au spectateur et au lecteur de se rappeler qu’il y a un Turne chez Virgile, et que c’était le rival d’Enée.

La pièce de Prévost, intitulée Turne, est très proche du canevas épique de son modèle virgilien : les dieux sont présents et influent sur l’action, le mariage entre Enée et Lavinie est purement politique, Enée est présenté comme un chef idéal, doué d’une force morale, politique et religieuse sans faille, qui ne connaît que son devoir, le personnage de Lavinie est quasiment absent, et toute l’action est subordonnée à l’idée du duel. Cependant, Prévost a fait de Turne un personnage innocent et coupable, attachant et humain, qui avoue son amour pour Lavinie, mais qui est aussi impétueux et violent. C’est donc un personnage plus complexe et plus central que celui de Virgile que nous présente Prévost : il transforme l’épopée d’Enée en tragédie de Turne, héros qui mérite et ne mérite pas son sort, définition exacte du héros par Aristote21. Ce développement psychologique du personnage s’affine au cours des années, et se retrouve chez Brosse, où la tragédie de Turne est mise en valeur par l’amour qu’il porte à Lavinie.

Les sources §

L’Enéide §

Toutefois, l’influence de Prévost semble limitée. Lorsque Brosse reprend le même sujet en 1645, il n’est pas certain qu’il ait connu le texte de Prévost. Il n’y fait jamais allusion, et sa tragédie, est très éloignée de celle de Prévost. En revanche, on retrouve tout à fait le schéma de l’épopée virgilienne (voir extraits mis en annexe) : Enée arrive dans le Latium pour « establir en ces lieux une nouvelle Troye » (v. 50), s’ensuit une guerre entre Troyens et Latins ; Enée et Turne conviennent d’un duel « pour terminer cette guerre mortelle » (v. 61), pour gagner Lavinie et le trône ; les deux partis prêtent serment (Enéide, XII, 195 sq. / acte III) ; Amata refuse de laisser sa fille à Enée ; Juturne disparaît en tentant de sauver son frère ; Turne est tué lors du duel. Brosse a donc bien suivi la progression de l’intrigue, et son respect de l’œuvre virgilienne se retrouve jusque dans son texte. En effet, il fait allusion à plusieurs reprises à des événements qui ont eu lieu précédemment dans l’épopée : ainsi, le vers 15 renvoie au livre VII, le vers 20 au livre IX, le vers 620 au livre VI, toutes références précises qui étaient claires pour les spectateurs de l’époque. Par ailleurs, il cite en marge de son texte des extraits en latin de l’Enéide, qui peuvent lui servir de didascalies (v. 806), ou qui soulignent au lecteur combien il reste proche du texte original : ainsi, la scène 4 de l’acte III reprend presque mot pour mot le serment échangé entre Latinus et Enée dans l’Enéide. Comparons par exemple le texte d’Enée : chez Virgile on trouve22 « que le soleil en cet instant soit mon témoin, et témoin aussi cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si rudes travaux (…). Brosse ne dit pas autre chose :

Astre pere du jour qui court incessamment,
Clair flambeau, je te fay témoing de mon serment,
Et toy, noble pays, florissante Italie,
Ou l’ordre du Destin prescrit que je m’allie,
Belle terre, pour qui l’on m’a veu si souvent,
Et le joüet de l’onde, et le butin du vent (…) (v. 763-768)

La pièce de Brosse se caractérise donc par une très grande fidélité au texte latin. Mais il a tout de même dû modifier plusieurs points, afin d’intégrer sa pièce à l’esprit de la tragédie du XVIIe siècle. La première différence à noter chez Brosse est l’absence des dieux. Les personnages y font référence, mais ceux-ci n’interviennent pas dans le cours de l’action : les tensions entre l’homme et l’instance divine sont transférées dans le cadre de la cité, sous la forme d’un conflit entre l’individu héroïque et le pouvoir représenté par le roi, entre la conscience morale et les intérêts d’Etat. Cela accentue bien sûr le tragique de la situation, puisque les personnages, même s’ils peuvent prendre les dieux à témoins, sont livrés à eux-mêmes et sont victimes de leurs propres décisions. Ainsi, c’est de son plein gré, et malgré les protestations des femmes, que Turne va combattre Enée, mais le spectateur ne peut que prendre son parti, car il agit, mû par la force amoureuse.

Cette absence des dieux peut se justifier également par le fait que Brosse devait trouver un moyen de faire se dérouler le duel entre Enée et Turne. En effet, depuis le début de la pièce, le combat entre les deux héros est sans cesse reporté, soit que les personnages féminins persuadent Turne d’y renoncer, soit que les troupes d’Enée l’empêche de s’y livrer, et cela permet de maintenir une réelle tension tragique : le duel aura-t-il lieu ou non ? Qui de l’amour et du devoir va l’emporter chez Turne ? Mais la tragédie doit présenter le dénouement du nœud : il faut que le duel ait lieu, et donc qu’un élément fasse pencher la balance du côté de l’amour ou du devoir. Et c’est le personnage de Juturne qui va faire basculer l’action, puisque, déguisée en chevalier, elle déclenche une bataille générale où elle trouve la mort, mort que son frère Turne va vouloir venger. Mais la vengeance de Turne n’est possible que parce que Brosse a changé la nature de Juturne : dans l’Enéide, elle est une nymphe, que Jupiter décide d’écarter du combat en la faisant enlever par la furie Dira, et Turne ne peut pas venger la disparition de sa sœur parce que c’est le souhait de Jupiter, et parce qu’elle ne meurt pas (les nymphes sont des créatures immortelles) ; elle disparaît donc simplement. Dans la tragédie, Juturne est humanisée, et par conséquent sa mort est inacceptable : elle n’était pas supposée participer au combat, et Enée est le responsable indirect de sa mort. Quelle meilleure raison que la mort injuste d’un proche, et la vengeance qui en découle nécessairement23, pour déclencher le duel tant attendu, et maintenant parfaitement légitime pour Turne ?

Un dernier élément qui est présent dans l’épopée virgilienne et que Brosse n’a pas repris, est le suicide de la reine Amata. Dans l’Enéide, celle-ci se suicide lorsqu’elle apprend que Turne est parti au combat. Dans la tragédie, elle menace de se tuer, et Lavinie aussi24, quand on leur annonce que Turne est mortellement blessé, mais elle ne met pas sa menace à exécution : elle ne peut pas se suicider parce qu’elle est le soutien de sa fille Lavinie contre son père. En effet, il est rare au XVIIe siècle d’avoir sur scène à la fois le père et la mère. D’ordinaire, le père suffit à représenter l’autorité parentale. Mais, dans le Turne de Virgile, la mère a un rôle bien précis : elle refuse qu’Enée épouse Lavinie, et s’oppose donc en cela à son époux et roi, Latinus. Si elle meurt, sa fille n’a plus d’autre choix que d’obéir à son père, et le duel entre Enée et Turne n’a donc plus lieu d’être : ce serait mettre à mal toute la pièce. Par ailleurs, Brosse semble avoir voulu mettre en scène le caractère haineux de la reine. En effet, dans l’Enéide, Amata exprime sa colère à Latinus au chant VII (voir extrait mis en appendice) ; mais Brosse a choisi de repousser cet affrontement entre la reine et son mari à la fin de sa pièce pour en faire le point culminant d’une divergence d’opinion à un moment clé de la tragédie. Jusqu’à la scène III de l’acte V, les deux personnages expriment leur opinion, mais chacun de leur côté (Latinus à la scène 1 de l’acte I, Amata à la scène 3). A l’acte V, il s’agit presque d’un duel, sous les yeux de Lavinie, qui est donc amenée à prendre parti, et au moment où Enée doit arriver : l’urgence de la décision à prendre crée ainsi la tension dramatique, et c’est pourquoi Brosse ne pouvait pas faire périr Amata. Il en avait besoin pour cet affrontement.

Mais Brosse a remplacé cet épisode par une péripétie, probablement inspirée des tragi-comédies du temps : l’enlèvement du roi Latinus par les Troyens à l’acte IV. Ce thème de l’élimination, même provisoire, de l’élément obstacle sert, dans la tragi-comédie ou dans la pastorale, à permettre l’union des deux amants. Mais dans la tragédie, il va avoir l’effet inverse : une jeune fille doit tout à son père, et ne peut donc accepter sans rien dire sa disparition. Son devoir filial lui impose de réclamer le retour de son géniteur (III, 4 : « Mon devoir t’interrompt et t’impose silence » ). Brosse a donc été particulièrement ingénieux en insérant cet épisode : cela lui permet de montrer le personnage de Lavinie sous un autre jour. En effet, depuis le début de la pièce, cette princesse n’agit que par l’amour qu’elle porte à Turne, elle tente de l’empêcher de se battre, ce qui l’amène donc à s’opposer à son père. Avec l’enlèvement de celui-ci, elle est obligée de faire taire son amour, et de se montrer particulièrement sévère avec son amant, comme la reine l’a été auparavant avec lui, en lui faisant les mêmes reproches : Turne se retrouve désormais seul contre tous, et le spectateur ne peut que le prendre en pitié, de même que Lavinie, qui change d’avis juste après que Turne s’est justifié (III, 4).

Tout en restant fidèle au canevas virgilien (un duel doit avoir lieu pour déterminer qui d’Enée ou de Turne épousera Lavinie et succèdera à Latinus), Brosse a donc adapté les personnages et la situation de l’épopée à la tragédie renaissante du XVIIe siècle.

L’influence de Corneille §

En 1645, Corneille est LE grand auteur : Molière et Racine n’ont pas encore produit leurs chefs-d’œuvre, et Corneille a connu un succès retentissant avec Le Cid, et la Querelle qu’il a déclenchée. Si le schéma de la tragédie de Brosse était déjà présent chez Virgile, le choix de ce sujet a certainement été influencé par le succès encore récent de la tragi-comédie de Corneille.

Rappelons en brièvement l’intrigue : Chimène et Rodrigue sont amants. Mais Rodrigue tue le père de Chimène pour venger son propre père. Bien que leur amour persiste, Chimène en appelle à la justice du roi pour obtenir réparation de la mort de son père. Celui-ci envoie son fils combattre les Mores pour que son triomphe fasse céder Chimène. Rodrigue revient triomphant, mais Chimène insiste pour qu’il soit puni. Elle propose alors un duel entre Rodrigue et un autre guerrier (c’est Don Sanche qui se dévoue), le vainqueur l’épousera. Dans le Turne de Virgile, c’est Turne qui propose le duel parce que c’est son honneur qui est en jeu ; Lavinie ne peut le proposer, car elle aime Turne, et qu’il ne l’a en rien offensée, alors que Chimène était contrainte de réclamer la mort de Rodrigue, même si cela lui coûte. Mais pour Turne, l’enjeu du duel n’est pas strictement personnel, il est aussi politique, puisque le vainqueur règnera sur le Latium. Ce point rappelle d’ailleurs Horace du même Corneille, où le duel entre les Horaces et les Curiaces, décidé d’un commun accord, doit déterminer le sort de Rome25. C’est le roi Latinus qui incarne cet enjeu national, et qui le rappelle à Turne lorsque celui-ci dit hésiter entre son devoir, qui est de défendre sa patrie, et sa passion, qui est de se soumettre à l’amour de Lavinie :

Au point qu’on nous doit voir
Détruire d’un rival, l’orgueil et le pouvoir
Lors que pour reprimer son insolente envie
Le temps presse de faire un appel de sa vie,
Un honteux repentir, d’un glorieux dessein
Vous arrache à mes yeux les armes de la main. (I, 5)

Mais, en dépit de cet enjeu national, les deux amants sont trop aveuglés par leurs sentiments et trop soucieux de leur propre situation pour songer qu’elle peut influencer le destin de tout un peuple. Turne et Lavinie ne semblent pas prendre en compte l’aspect politique des choses. La tragédie de Brosse est une tragédie amoureuse, où l’enjeu politique est mis au second plan : certes Turne se bat pour succéder à Latinus, mais il veut surtout gagner Lavinie (v. 90 : « J’affronteray la mort pour gagner Lavinie » ). Ou, quand ils repensent à leur devoir, c’est alors l’amour qu’ils occultent complètement : ainsi, Lavinie, lorsque le roi, son père, est enlevé, demande à son amour de se taire pour laisser la place à son devoir filial (IV, 3) ; Turne, lui, écarte l’amour à deux reprises, la première fois, lorsqu’il décide d’aller combattre :

Je sens si je restois en ce lieu davantage
Que vous pourriez enfin esbranler mon courage.
Adieu Madame, adieu, je vous laisse mon cœur
C’est assez de mon bras, pour revenir vainqueur. (II, 4)

La seconde lorsqu’il apprend la mort de sa sœur Juturne, et qu’il décide d’aller la venger :

Mais je jure le Ciel que vous serez vangee,
Je suis sourd à l’Amour j’escoute mon devoir,
Ma maistresse sur moi n’a plus aucun pouvoir (IV, 5)

Ces deux personnages principaux sont en fait très exclusifs : ils sont soit amoureux, soit soucieux du destin de l’Empire ou de leur vengeance. Mais c’est bien l’amour qui est au centre de la tragédie au sens où sans ce fondement amoureux, la pièce s’effondre. Or, comme l’explique Corneille dans son Discours du poème dramatique, « sa dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ses intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang, et leur laisse le premier. » Or chez Brosse, l’intérêt d’Etat est indéniable, mais il est très peu exploité.

Brosse n’a donc pas rendu l’amour aussi tragique que Corneille, et c’est ce qui a pu faire écrire à F. Kantor, dans sa préface au Turne de Prévost, que le Turne de Virgile est « un Cid édulcoré, sans grandeur tragique »26. Il n’empêche que l’influence de Corneille sur la tragédie de Brosse est claire tant sur les plans dramaturgique et thématique, que sur le plan textuel. En effet, Brosse a inséré dans sa pièce des vers qui, sans être recopiés du Cid, les rappellent du moins fortement. Il en est ainsi par exemple du monologue de Turne (I, 2) où celui-ci s’adresse à son épée comme Don Diègue à la scène 4 de l’acte I du Cid. Le parallèle est encore plus clair entre Turne et Rodrigue qui réclament la mort des mains de leurs amantes :

Tenez, prenez ce fer, donnez moy le trespas
Ou si vous l’aimez mieux, laissez faire ce bras. (Le Turne de Virgile, IV, 3)
Après ne me réponds qu’avecque cette épée […]
Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie
De finir par tes mains ma déplorable vie (Le Cid, III, 4)

Et ce, au moment où les deux amants ont commis une faute, Turne d’avoir abandonné le roi au camp troyen, Rodrigue d’avoir tué le père de Chimène. Et les deux femmes de refuser parce qu’elles tiennent aux jours de leurs amants.

Enfin, la fin de la tragédie de Brosse est clairement inspirée de Corneille (encore que dans l’Enéide, Turne reconnaisse aussi que Lavinie est désormais l’épouse d’Enée27, mais chez Corneille et Brosse, ce retournement a une signification dramaturgique), puisque Latinus dans le Turne de Virgile et Don Fernand dans Le Cid, les personnages –juges, font référence au temps pour garantir le mariage d’Enée et Lavinie, et de Rodrigue et Chimène, alors même que les deux femmes le refusent :

Vous en viendrez à bout par la perseverance,
L’une et l’autre à la fin rendront vos vœux contens,
Mais il faut que ce soit un ouvrage du temps. (Le Turne de Virgile, V, 7)
Espère en ton courage, espère en ta promesse ;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,
Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. (Le Cid, V, 7)

Mais si l’amour est partagé dans le cas de Rodrigue et Chimène, il est loin de l’être pour Enée et Lavinie : il ne l’était pas avant le crime d’Enée, et il peut encore moins l’être maintenant qu’Enée a tué Turne. C’est pourquoi Enée ne peut compter que sur le temps pour que Lavinie s’apaise et accepte le mariage. Enée a déjà largement prouvé sa vaillance en battant Turne, et Lavinie n’a pas d’autre choix que d’épouser Enée puisqu’il est le choix de l’oracle, et de son père, qui est aussi son roi. Seul le temps peut achever de la faire céder.

Corneille a pu influencer le dénouement du Turne de Virgile d’une autre manière. Celui-ci se rapproche en effet beaucoup de celui de Polyeucte, tragédie de Corneille jouée en 1641. Dans cette pièce, le héros, Polyeucte, chrétien récemment converti, demande, avant que Félix ne l’envoie à la mort, à sa femme Pauline, de vivre avec Sévère, guerrier romain. Comment ne pas ici se souvenir de la pièce de Brosse, où Turne mourant demande à Lavinie d’épouser Enée ?

Cet homme est un thresor qu’on ne peut estimer
Il vous ayme Madame, et vous devez l’aymer. (Le Turne de Virgile, V, 7)
Vivez avec Sévère. (Polyeucte, V, 3)

Dans les deux cas, le personnage devient véritablement un héros, puisqu’il cède la femme qu’il aime à un autre, mais, chez Brosse, Turne cède Lavinie à son rival Enée parce qu’il a perdu le duel, et que l’honneur lui commande de respecter les clauses du duel, même si cela lui coûte. Alors que chez Corneille, Polyeucte cède Pauline à Sévère parce qu’il sait que Félix va le condamner à mort et que Pauline et Sévère se sont aimés avant que Félix ne donne sa fille à Polyeucte. Polyeucte rassemble en fait ceux qui avaient été séparés, et cela ne fait qu’ajouter au statut de héros qu’il s’était construit en adoptant une foi différente de celle de son roi. Turne, en revanche, devient un héros parce que, bien que vaincu, il surmonte sa défaite en donnant délibérément ce qu’il a de plus cher à son rival, alors qu’il aurait pu persister dans son refus de laisser Lavinie à un étranger. Mais dans les deux cas, les deux femmes refusent de se soumettre à la volonté du mourant.

Dire comme Françoise Kantor dans sa préface au Turne de Prévost que « apparemment le plus grand modèle pour La Brosse est Corneille et non Virgile » et que « pour lui du moins les Modernes l’emportent sur les Anciens, surtout si le moderne a découvert la recette du succès », est certainement excessif et injustifié : excessif parce que, certes Brosse s’est inspiré de Corneille, mais la principale source de sa pièce est bien l’épopée virgilienne ; injustifié parce que, si l’influence de Corneille est indéniable, une nette différence distingue Le Cid du Turne de Virgile : alors que Chimène aime celui qu’elle refuse d’épouser, Lavinie n’aime pas celui que son père veut lui donner pour époux, et cela crée une différence de genre que l’on ne peut occulter : chez Corneille, l’amour, bien qu’invraisemblable, triomphe, ce qui fait du Cid une tragi-comédie ; chez Brosse, l’amour, bien que partagé (entre Turne et Lavinie), est contrarié, ce qui fait du Turne de Virgile une tragédie.

De l’épopée à la tragédie §

Le passage d’un genre à l’autre §

Le Turne de Virgile, une tragédie : le genre de la pièce est évident à la lecture, mais il pose problème dans la mesure où il est issu d’une épopée, et où le passage de l’épique au tragique impose un certain nombre d’adaptations.

D’après Aristote, l’épopée et la tragédie sont les deux genres fondateurs, et ils sont largement intergénériques, puisque « les éléments que contient l’épopée appartiennent à la tragédie, mais ceux que contient la tragédie ne se retrouvent pas tous dans l’épopée » (Poétique, 1448b) : autrement dit, la tragédie est un fragment d’épopée. Il faut cibler un moment passionnel, dramatique ou pathétique de l’épopée pour en tirer une tragédie. Et c’est exactement ce que Brosse a fait : il a choisi dans l’épopée virgilienne le conflit qui oppose Turne, Amata et Juturne au roi Latinus et à Enée. Les premiers refusent qu’Enée s’installe en Italie, les seconds y sont au contraire favorables. Mais cet épisode, qui recouvre les livres VII et XII, est en même temps un des plus épiques de toute l’épopée (le conflit entre Amata et Latinus n’occupent que quelques vers). En effet, Enée est arrivé en Italie et touche donc presque à son but : fonder une nouvelle ville pour son peuple. Sa quête touche à sa fin, mais il doit encore lutter contre les Latins. Ce passage se caractérise donc par l’abondance des combats, et la violence qui en découle (témoin le meurtre de Turnus par Enée dans les derniers vers du texte virgilien). Comment Brosse a-t-il donc transformé ce morceau d’épopée en tragédie ?

Il a tout d’abord modifié les forces agissantes. En effet, l’épopée est collective, tandis que la tragédie est individuelle, subjective : dans l’Enéide, c’est la fondation de Rome, nouvelle Troie qui est en jeu, et l’on voit s’affronter deux camps, chacun avec des personnalités qui émergent, mais elles ne supplantent jamais les entités nationales que sont Lavinium et Troie. L’épopée a un enjeu politique : la guerre a des enjeux nationaux et concerne donc des peuples, non des individus. C’est cette dimension qui disparaît dans la tragédie, ou qui est, du moins, mise au second plan : les camps des deux combattants ont encore une influence (les Troyens empêchent Enée, leur chef, de combattre à l’acte II ; les Latins entendent la harangue de Juturne et s’engagent dans une bataille générale à l’acte III), et le souci de l’Etat est présent chez Enée (« Le jour est arrivé, qu’ont marqué les Destins / Pour me faire monter au Throsne des Latins », v. 615-616) comme chez Turne (« Ces esclaves des Grecs nous donneroient des loix ? / Ha que Turne plutost perisse mille fois. », v. 55-56). Cette persistance en arrière-plan de l’enjeu politique crée un conflit, pour le héros puisqu’il doit désormais choisir entre son devoir politique, et sa passion amoureuse. Mais ce qui émerge surtout de cette atténuation du collectif, ce sont bien les figures d’Enée et de Turne en tant qu’individus qui s’affrontent, et c’est donc bien à un conflit interpersonnel que nous assistons. De fait, ils se désignent tous deux comme des « Rivaux », mais moins sur un plan politique que sur le plan amoureux. La tragédie pointe la subjectivité, et c’est pourquoi, pour eux, l’enjeu n’est pas le trône et la succession de Latinus, mais le cœur de Lavinie, les deux hommes s’affrontent pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils représentent :

Esteignons dans le sang nos flames ennemies (v. 810)

Peu importe qu’Enée soit le chef des Troyens et Turne un grand guerrier latin, ils sont « Rivaux » en amour, et c’est précisément cela la matière de la tragédie.

L’amour est la matière principale de la tragédie, et c’est en développant ce thème que Brosse a pu faire faire de l’épopée de Virgile une tragédie du XVIIe siècle. L’amour donne matière à tragédies parce qu’il entre le plus souvent en conflit avec d’autres valeurs, qu’elles soient politiques, sociales, affectives… C’est la raison pour laquelle l’épisode des amours de Didon et Enée a été plus souvent adapté au théâtre : leur relation entrait en conflit avec la mission d’Enée et le statut de la reine. Le lien amoureux entre Lavinie et Turne est très ténu dans l’Enéide : Lavinie est pour ainsi dire absente, et elle ne s’oppose pas à la volonté de son père ; quant à Turne, il ne manifeste pas vraiment ses sentiments à l’égard de la princesse. Néanmoins, au fur et à mesure que la guerre s’éternise, les Latins font sentir à Turnus que la guerre contre les Troyens est sa guerre, et Virgile distille ainsi un parfum de tragédie dans son épopée : « les enfants privés de leur père maudissent l’affreuse guerre et l’hymen de Turnus » (Enéide, XI, 216) ; « la jeune Lavinia, cause de si grands malheurs » (Enéide, XI, 480). C’est donc cet élément-là qu’il fallait développer pour faire de Lavinie un enjeu tragique, et Brosse l’a fait avec brio. En effet, Lavinie est presque devenue dans la tragédie le personnage principal, et l’amour est LE grand thème de la pièce28. Tout est organisé autour de l’amour : l’enjeu de la pièce est de savoir qui épousera Lavinie. Les personnages de Turne et d’Enée entrent en tragédie car ils sont sensibles à l’amour. C’est aussi pour cela que Brosse rend Enée amoureux de Lavinie, alors qu’il ne l’a jamais vue, ce qui crée une légère incohérence : sans amour, Enée serait resté un héros d’épopée, et n’aurait pas pu se poser en rival de Turne, qui lui, déjà un peu dans l’épopée virgilienne, est un héros de tragédie. Brosse a dû modifier le caractère d’Enée pour le faire entrer en tragédie, c’est pourquoi il ne pouvait pas en faire son héros : un Enée amoureux ne ressemble pas à un Enée épique, or la ressemblance est un critère aristotélicien de formation du caractère des personnages. Enée doit donc rester en second plan. Turne est un héros de tragédie parce qu’il est sensible (il cède même à l’amour à l’acte I, et déjà dans l’Enéide, il rougissait devant Lavinia, XII, 66), et que cette sensibilité amoureuse se heurte à son devoir. Chez Virgile, Turnus ne nous apparaît jamais plus touchant que lorsqu’il est disqualifié comme héros national. Turnus est « un héros d’épopée malheureux, qui se retrouve grand au plan de sa tragédie personnelle »29. L’Enéide est une épopée où pointe la tragédie, et avec l’amour-passion, introduit par Brosse, et qui a nécessairement une relation conflictuelle avec l’environnement épique, elle entre en tragédie.

Car il n’y a pas de tragédie sans conflit. En effet, l’épopée se caractérise par l’élan d’un personnage qui rencontre des obstacles à sa mission, mais qui réussira inévitablement : dans l’Enéide, c’est le destin d’Enée qui est tracé. Il doit fonder une nouvelle Troie, et, quelques soient les obstacles qu’il rencontre, il est impensable qu’il ne les surmonte pas. La force d’Enée renverse tout sur son passage. A l’inverse, la tragédie doit présenter un conflit, qui bloque la situation de départ. Le conflit se situe généralement à deux niveaux : au niveau intra-personnel et au niveau interpersonnel. Dans le premier cas, un personnage est en conflit avec lui-même. Ainsi, Turne et Lavinie sont tous deux en proie à un conflit intérieur qui oppose leur devoir et leur passion amoureuse : doit-il honorer son statut de prince guerrier et combattre Enée, ou bien céder à son amour pour Lavinie et renoncer au combat ? Doit-elle obéir à son père, comme le veut son statut de jeune fille, ou bien se laisser emporter par son amour pour Turne et refuser d’épouser Enée ? Dans le second cas, ce sont des personnes qui s’opposent : Turne s’oppose à Latinus et Enée, Lavinie s’oppose surtout à son père et à Turne, Amata à Enée et Latinus… La tragédie est un conflit intra- et interpersonnel, et le héros est celui qui renonce à quelque chose, alors que dans l’épopée, le héros est celui qui conquiert quelque chose.

L’introduction de la personne dans sa subjectivité dans la tragédie amène nécessairement la responsabilité des caractères agissants30. Les forces collectives ne sont plus guidées par des dieux, car ceux-ci n’ont plus leur place dans la matrice tragique. En effet, les dieux sont par essence omniscients (voir la place qui leur est accordée par Virgile dans l’Enéide, et par Prévost dans sa tragédie, qui, par la simple présence des dieux, s’apparente davantage à une traduction versifiée de l’épopée), mais la tragédie donne à voir les destins malheureux d’individus en proie au doute. Les divinités sont donc écartées du genre tragique en tant qu’acteurs, et l’homme se retrouve seul face à ses responsabilités et à son destin. La tragédie doit donc se présenter comme un enchaînement de faits absolument inéluctable, qui paraissent être le fruit des décisions successives du héros ou de son refus d’en prendre. Et c’est peut-être ce qui manque à la tragédie de Brosse.

Une tragédie inachevée ? §

En effet, Turne ne prend aucune initiative jusqu’à l’acte IV, où il décide de venger la mort de sa sœur ; avant, il reste sous l’influence de Lavinie, qui réussit à le faire renoncer au combat, ou de Latinus qui le remet dans le chemin du devoir. Faut-il y voir un défaut dû à l’adaptation d’un passage épique, ou bien l’influence de la dramaturgie cornélienne ? Comme l’explique G. Forestier31à propos du Cid, « pour Corneille le tragique des relations entre les personnages, le tragique des affrontements, repose sur une impossibilité d’agir. ». Dans le Turne de Virgile, Turne est, comme Rodrigue, face à un dilemme qui l’empêche d’agir : s’il combat Enée, il perd l’amour de Lavinie et risque de perdre la vie ; s’il renonce au combat, il perd son honneur et n’est donc plus digne d’épouser Lavinie. Mais à la différence du héros cornélien, Turne prend une décision (combattre Enée), après avoir cédé dans un premier temps à sa passion amoureuse, mais on l’empêche de mener à bien cette décision. Là où Rodrigue subissait les conséquences de sa décision, Turne est obligé d’attendre qu’un élément extérieur (en l’occurrence, le déguisement et la mort de sa sœur Juturne) le pousse à agir. Avant, il a pris une décision, mais elle n’est jamais réalisée. La situation est donc bloquée, et aucun des personnages n’est prêt à céder. De fait, si l’un d’eux le faisait, il n’y aurait plus de tragédie. Ils ne peuvent dramaturgiquement pas céder ce pour quoi ils luttent, c’est en cela que, à partir du moment où l’on apprend que Turne est mortellement blessé, la situation se retourne. Mais tandis que chez Corneille, l’impossibilité d’agir n’empêche pas la situation d’avancer, chez Brosse, la situation n’avance pas : on pourrait qualifier les trois premiers actes de « luttes d’influence », Turne renonce au duel, puis l’accepte, celui-ci doit avoir lieu, puis est annulé…

Mais cette structure dramaturgique trouve peut-être son explication dans le fait que Brosse est resté trop proche de l’épopée virgilienne. Il a en effet conservé exactement le même schéma que celui de l’épopée, qui organise l’action en vue du seul duel. Finalement, la question que pose la tragédie est moins « qui va épouser Lavinie », que « le duel aura-t-il lieu » ? Si ce débat peut engendrer un conflit, il n’est pas tragique en soi. En revanche, les conséquences du duel auraient pu donner lieu à une véritable tragédie (comme c’est le cas dans Horace, où le duel a lieu assez rapidement dans la pièce, et où les funestes conséquences de ce duel occupent la majeure partie de l’action), qui n’est qu’ébauchée dans la dernière scène du Turne de Virgile. Pour résumer, on peut dire que Brosse a adapté l’Enéide en une tragédie ; il n’en pas tiré une tragédie, et c’est peut-être là que réside la principale faiblesse de sa pièce. D’ailleurs, le personnage de Latinus est assez représentatif de cette défaillance. En effet, au début de la pièce, il pense que les Troyens seront inévitablement vainqueurs, et accepte de donner son trône et sa fille à Enée, sans que cela ne lui cause visiblement aucun trouble. Le roi ne connaît pas de conflit intérieur. D’ordinaire, un père (à moins qu’il ne soit un tyran) hésite, éprouve des remords à donner sa fille à un ennemi, d’autant plus quand elle était promise à un autre. Latinus, lui, n’a qu’une idée en tête : finir la guerre. Une seule raison à cela : le personnage est resté dans le genre de l’épopée, il sert les destins d’Enée, et n’a donc pas été adapté au genre tragique. Turne lui-même n’est pas complètement devenu un personnage tragique : nous en voulons pour preuve que le conflit tragique qui l’anime a été créé par des interventions extérieures. Le monologue que lui confie Brosse (I, 2) est tout entier tourné vers le duel. Il faut attendre les scènes 3 et 4, et l’arrivée des personnages féminins, pour que Turne hésite entre accomplir son devoir et céder à sa passion amoureuse. Le conflit inévitable entre pathos et ethos ne se trouve pas entier dans le personnage de Turne, et c’est en cela que celui-ci est encore un héros d’épopée. De plus, dès le début de la pièce, il est placé en position de vaincu : quoi qu’il fasse, il perd Lavinie, et est amené lui aussi à servir les destins d’Enée. Et finalement, la situation initiale n’évolue pas vraiment : Lavinie devait épouser Enée, et elle l’épouse. L’action linéaire de l’épopée est reprise, et seul le personnage de Turne connaît un retournement psychologique, mais pour conclure cette action linéaire. L’inattendu tragique est absent.

La tragédie de Brosse est donc une mauvaise adaptation d’une épopée, ou bien une adaptation inachevée.

Les personnages §

Le héros de la pièce, Turne, est un parfait héros de tragédie d’après les critères que donne J. Scherer32. Il est jeune, impétueux (c’est lui qui propose le duel), noble (il est fils du roi Daunus), valeureux et malheureux. Il est en proie à un conflit intérieur entre son ethos et son pathos33, autrement dit entre son devoir et sa passion. Son devoir lui impose de se battre contre Enée. En effet, fils de roi et guerrier reconnu, il a déjà un statut de héros : or « il suffit qu’un héros refuse de se battre en duel pour cesser d’être un héros »34. Si Turne refuse de se battre, il ne sera donc plus digne de Lavinie. Comme pour Rodrigue, l’amour est un moteur pour Turne. Mais c’est aussi un obstacle, car en se battant, il risque de mourir et de perdre la femme qu’il aime, et c’est pourquoi Lavinie tente de l’empêcher de combattre. Comme chez Corneille, l’amour entre en conflit avec lui-même35 : l’amour pousse Turne à combattre et lui enjoint de renoncer. Turne est donc partagé pendant une grande partie de la pièce entre obéir à son roi ou se soumettre à l’amour de sa belle. Il cède à l’amour (I, 4), mais c’est la seule fois de la pièce. Après, il n’écoute plus que son devoir, encore plus quand il s’agit de venger sa sœur. Cependant, ce qui fait la force du personnage, c’est que c’est un héros que l’on empêche de montrer son héroïsme36 : durant toute la pièce, Turne est en effet l’objet de reproches, que ce soit de la part de Latinus (I, 1), d’Amata (IV, 2) ou de Lavinie (IV, 3), et le duel tant attendu est sans cesse repoussé, d’abord par Turne lui-même qui cède à Lavinie (I, 4), puis par les Troyens qui refusent de laisser Enée combattre (II, 2), et enfin par Juturne (III, 5). Sa défaite face à Enée devrait l’anéantir, mais c’est précisément là qu’il devient véritablement un héros : il renonce, par respect pour les règles du duel, à ce pour quoi il s’est battu pendant toute la pièce. Turne est un héros parce qu’il sait renoncer à sa passion amoureuse pour honorer son devoir et sauver son honneur. Et le public ne peut avoir que de la sympathie pour lui, car sa situation est injuste, et d’autre part c’est un héros faillible, capable de céder à l’amour, mais aussi d’y renoncer par devoir. Et le tragique de sa situation est accentué par le fait qu’il est l’auteur de sa propre fin : c’est lui qui a proposé le duel, parce qu’il devait se montrer conforme à son statut de héros et digne de Lavinie. Turne devient un héros parce qu’il se souvient de ce qu’il se doit même lorsqu’il est vaincu et même face à l’amour. Quel plus bel exemple d’héroïsme tragique !

Sa mort sur scène accentue cet héroïsme. En effet, à une époque où la bienséance proscrit la violence sur scène (batailles, viols, enlèvements ont dorénavant lieu en coulisses), la mort du héros sur scène prend une réelle valeur dramaturgique, loin du plaisir esthétique de l’ère baroque. Turne a été blessé à mort par Enée, il est donc vaincu ; mais s’il mourrait sur le champ de bataille, sa mort, bien que regrettable, passerait presque inaperçue, et Enée sortirait grandi du duel. Mais Brosse a choisi de faire de Turne son héros : il faut donc que ce dernier accomplisse quelqu’action héroïque. Cette action, c’est le don qu’il fait à son rival de Lavinie. Mais c’est la mort qui le pousse à faire ce don ; s’il ne cède pas à Enée, le public ne peut plus avoir de sympathie pour lui, et la situation n’avance pas. Turne mourant est donc obligé de revenir sur scène pour débloquer définitivement la situation, et son état de mourant, souligné à plusieurs reprises par Lavinie et Amata37, le contraint à parler. Montrer la mort du héros est en outre ici un moyen de faire pression sur Lavinie : elle ne peut rien refuser à un mourant, d’autant moins quand il s’agit de son amant. La mort de Turne est donc bien dramaturgiquement nécessaire si Brosse veut faire de lui son héros, et elle rend la décision finale de Lavinie d’autant plus audacieuse et inattendue que celle-ci a promis à un mourant…

Quasiment absente de l’Enéide, le personnage de Lavinie laissait donc toute latitude à Brosse. De fait, il en a fait une héroïne classique de tragédie, partagée elle aussi entre son devoir et sa passion, et empruntant plus d’un trait à la Chimène de Corneille. Lavinie se caractérise essentiellement par l’amour qu’elle porte à Turne. De ce point de vue, elle est déjà le fruit de l’influence de la préciosité, qui élève le pouvoir de la femme aimée sur l’homme qu’elle aime à la hauteur d’un absolu38. Elle soumet entièrement son amant à sa volonté, que ce soit pour l’empêcher de combattre (I, 4) ou pour lui commander d’aller chercher son père chez l’ennemi (IV, 3), et elle manie très facilement le chantage et la menace (I, 4). Mais, si elle est amoureuse, Lavinie est aussi fille de roi, et son devoir lui impose de se soumettre à la volonté de son père. Sa tirade qui ouvre le second acte transcrit bien le combat qui se livre en elle :

Espargnez mon Amant, et respectez mon Pere, […]
Je suis presque à tous deux tenuë également,
Enfin l’un est mon Pere, et l’autre est mon Amant (v. 306, 311-312)

Si elle cède à son devoir lorsque son père est fait prisonnier par les Troyens (comme Chimène, elle ne peut laisser passer l’atteinte faite à son père), elle est plutôt dominée, contrairement à Turne, par sa passion, et cela jusqu’à la fin, même après avoir promis à Turne d’aimer Enée. Elle ne se comporte donc pas comme une fille de roi appelée à régner, mais comme une héroïne privée39. Ainsi, comme Chimène dans le Cid40, elle refuse le mariage que lui impose le roi. Mais il y a une différence essentielle entre les deux héroïnes : Chimène refuse d’épouser l’homme qu’elle aime parce qu’elle ne peut pas l’épouser sans heurter son devoir, mais Lavinie refuse d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, parce qu’elle en aime un autre. Alors que Corneille accentue une séparation déjà tragique, Brosse, lui, pousse à l’extrême la fidélité des amants.

Que Lavinie s’oppose aussi fortement à la volonté de son père et de son roi durant toute la pièce a une raison toute simple : sans cela, il n’y aurait pas eu de pièce. Son refus (et celui de Turne), qui ne se manifeste ni dans l’épopée virgilienne, ni dans la pièce de Prévost où Lavinie a un rôle tout à fait passif, crée la situation dramaturgique. Elle refuse Enée par amour pour Turne, mais aussi parce que le troyen est haïssable.

Le héros virgilien, Enée, a toute la sympathie du lecteur : il a perdu son épouse, son père, a quitté Didon, a traversé de nombreuses épreuves, a quitté sa patrie… Mais son héroïsme ne cadre plus avec les valeurs du XVIIe siècle. Le XVIIe siècle fait d’Enée un « anti-héros pétri d’imperfections »41, constamment en proie à la peur de mourir et sujet aux pleurs, ce qui apparaît comme une tare aux yeux des mœurs contemporaines, et qui en plus est un vaincu qui fuit son pays. En outre, pour les hommes du XVIIe siècle, tuer un adversaire qui est à terre est une faute grave au regard des codes chevaleresques, d’autant plus que, chez Virgile, c’est sous l’emprise de la passion qu’Enée porte le coup mortel à Turne, au point que les traducteurs conseillent de bannir de la sphère imitative cet épisode. Brosse accentue d’ailleurs la cruauté d’Enée, puisqu’au vers 1326 il écrit : « Il le fait relever et le perce de coups ». Enée agit de manière parfaitement raisonnée et devient un véritable monstre. On comprend pourquoi Brosse a choisi de faire de Turne son héros : Enée est un personnage haïssable, un « tygre ambitieux » (v.1390)42, qui ne vient à Lavinium que pour construire une nouvelle ville, et qui, aux yeux de Turne, Lavinie et Amata, n’a aucune légitimité à vouloir épouser Lavinie. Mais, d’un autre côté, Brosse était contraint de faire d’Enée un héros potentiel. Sinon, pourquoi Latinus lui donnerait-il sa fille sans remords ni hésitation ? Il fallait présenter un rival crédible à Turne : c’est pourquoi Enée fait preuve de « générosité » envers Latinus en le libérant, et se montre même amoureux de Lavinie (alors qu’il ne l’a jamais vue, mais il fallait trouver un motif de rivalité entre les deux héros, et la politique ayant été écartée de la pièce, il ne restait que la rivalité amoureuse)43, allant jusqu’à demander la mort de ses mains, comme Turne au premier acte. Enée s’affiche comme le double troyen de Turne, tous deux méritent également Lavinie, mais Turne est le véritable héros de la pièce car, bien que mû par l’amour, il se rend à son devoir et cède Lavinie à Enée.

Amata et Latinus forment le couple régnant et l’instance familiale de la pièce. Ils ont donc tous deux un fort pouvoir d’influence sur les autres personnages. Il est très rare au XVIIe d’avoir sur scène les deux parents. D’ordinaire le père suffit à représenter l’autorité. Mais dans le Turne de Virgile, la présence des deux parents se justifie aisément par le fait qu’ils s’opposent : Latinus se caractérise par un ethos d’une force inébranlable. Il est entièrement soumis à l’oracle, souhaite que la guerre finisse, et est prêt à donner sa fille à Enée, sans être aucunement tourmenté par le sacrifice que cela représente. A l’inverse, Amata oublie son devoir de reine pour soutenir la passion amoureuse de sa fille, allant jusqu’à s’opposer à son époux (V, 3, v. 1411-1416). Son suicide présent dans l’Enéide est ici largement compensé par l’ardeur qu’elle met à défendre sa fille et son amour pour Turne, n’hésitant pas à attiser sa haine contre Enée (V, 3, v. 1389 sq.). C’est d’ailleurs le personnage qui est le plus souvent présent en scène avec dix-neuf scènes sur vingt-neuf (Lavinie en a dix-huit). Latinus et Amata incarnent tous deux les parties du conflit de Lavinie : elle ne sait pas si elle doit obéir à son père ou se laisser influencer par sa mère : à la scène 3 de l’acte V, ils se livrent à une véritable lutte d’influence, qu’illustrent parfaitement les stichomythies. Mais Lavinie a déjà tranché au premier acte : « Il peut tout sur sa fille, et rien sur vôtre Amante » (v. 270).

Reste le personnage de Juturne, sœur du héros. Bien que personnage secondaire dans l’intrigue, elle joue un rôle capital : d’abord parce qu’elle a une fonction annonciatrice. Elle est souvent en retrait dans les scènes, mais lorsqu’elle prend la parole, c’est pour annoncer un malheur qui généralement se produit à la scène suivante (II, 3), elle symbolise la méfiance du spectateur, et relance le suspense. Mais son rôle a une grande importance surtout parce qu’il permet à Brosse de dénouer la situation44. En effet, alors que depuis le premier acte le duel est sans cesse empêché et que Turne ne cesse d’hésiter entre aller au combat ou non, l’annonce de la mort de Juturne (IV, 5) met Turne dans un tel état de fureur qu’il se rend au duel, non plus pour gagner Lavinie, mais pour venger sa sœur. Et le personnage de Juturne ajoute au tragique du dénouement, parce qu’elle s’était travestie pour empêcher le duel d’avoir lieu, et sa mort précipite le duel. Elle n’atteint donc pas le but qu’elle s’était fixé, mais en se sacrifiant pour empêcher la mort de son frère, elle devient une véritable héroïne, et permet à Turne de devenir à son tour un héros en vengeant sa mort. Elle est donc un personnage clé de la tragédie.

Une thématique baroque : le déguisement §

Toutes les pièces de Brosse quelque soit leur genre, comportent un déguisement : la décennie 1640-1649 est de fait la grande époque du déguisement dramatique. Sur 70 tragédies, 14 comportent une dissimulation d’identité. Dans Le Turne de Virgile, c’est le personnage de Juturne qui se déguise en cavalier à la fin du troisième acte. Conformément à la terminologie de Georges Forestier45, nous avons affaire à un « déguisement secondaire », c’est-à-dire qui ne porte que sur une partie de l’action, mais qui n’en est pas moins déterminant pour la suite de l’action : le déguisement a une signification dramatique. Juturne se déguise de manière consciente pour transformer le duel entre Turne et Enée en bataille générale, de sorte que les deux combattants ne peuvent pas se retrouver face à face. Il y a deux niveaux à son déguisement. D’abord un niveau verbal : elle prétend être un envoyé des dieux (« l’Organe du Destin et des Dieux irritez », v. 833) et les autres personnages la prennent pour le dieu Mars (« Mars ne parut jamais avecque plus de pompe / Il faut que ce soit luy. », v.830-831). Mais elle ne peut se contenter de prétendre être autre, sous peine d’être immédiatement reconnue par son frère. D’où le deuxième niveau de déguisement, physique celui-là, et ce déguisement d’apparence en cavalier entraîne pour Juturne un changement de sexe, mais le spectateur46 ne l’apprend, avec Turne, qu’à l’acte IV par un billet de Juturne elle-même. Le mystère est donc maintenu pendant près d’un acte, ce qui est très long : généralement, les déguisements conscients n’occupent guère plus de quelques scènes47. C’est d’ailleurs la seule pièce de tout le répertoire où le déguisement a lieu si tôt, ce qui permet de créer un coup de théâtre pour les spectateurs.

Le costume de Juturne se compose très certainement d’un casque. G. Forestier écrit48, dans son livre sur le déguisement, que le casque souligne à l’interlocuteur qu’il est en présence d’un individu qui lui cache son identité, et que s’il est victime de ce déguisement, il l’est en pleine connaissance de cause. Dans Le Turne de Virgile, Turne est victime du déguisement de sa sœur, mais sans le savoir : en période de guerre, sur un champ de bataille, nombreux doivent être les hommes casqués. Il ne peut pas soupçonner que son interlocuteur dissimule son identité et est en fait sa sœur, d’autant que l’adéquation entre Juturne et son personnage est parfaite, puisqu’elle se bat sans laisser paraître aucune faiblesse féminine. En outre sa sœur ne montre pas qu’elle cache, au contraire, elle cherche à cacher qu’elle cache, d’où l’utilisation du casque.

Le déguisement semble être pour Juturne le dernier recours : elle avait déjà épuisé le potentiel affectif pour retenir Turne au premier acte. Sans ce travestissement, elle n’aurait certainement pas pu pénétrer sur le champ de bataille, et Turne ne l’aurait pas écoutée. Elle doit compenser la faiblesse de son sexe par cette ruse, qui est très bien préparée par Brosse : en effet, à l’acte II, scène 1, c’est Lavinie qui recommande à Juturne de contraindre ses douleurs et lui dit :

Soyons ce qui faut estre, et non ce que nous sommes,
Méprisons les mal-heurs, tâchons de paroistre hommes49 (v. 321-322)

Juturne la prend au mot un acte plus tard, après avoir confié un « secret » à Sidon (fin de l’acte II), de quoi nourrir le suspense pour les spectateurs. Juturne se déguise également dans l’Enéide, mais Turne la reconnaît très vite et le lui fait savoir. Ici Turne ne pouvait pas reconnaître sa sœur, car il fallait à Brosse un prétexte valable pour que Turne, furieux, combatte enfin Enée : s’il l’avait aussitôt reconnue, le duel aurait bien eu lieu à l’acte III. C’est pourquoi l’apparition de Juturne casquée a lieu si tôt dans la pièce50 : Turne devait ensuite apprendre qui était ce mystérieux cavalier, et le dénouement ne devait pas être la reconnaissance d’identité (la pièce ne se fonde pas sur la dissimulation d’identité de Juturne), comme c’est souvent le cas, mais la mort de Turne. Dès lors le déguisement de Juturne est-il une réussite ? On peut dire que oui, dans la mesure où elle n’est reconnue par personne (ce qui lui permet de développer un large discours du personnage déguisé51, puisque Brosse lui a évité d’être menacée par l’intervention d’un autre personnage) et où elle réussit, même temporairement à empêcher le duel entre Turne et Enée. Néanmoins, puisque Turne finit par mourir au combat, ce qui est précisément ce que voulait empêcher Juturne, son déguisement se révèle un échec. De fait, les causes d’échec d’un déguisement, recensées par G. Forestier52, sont les suivantes : transparence du déguisement ; apparition du personnage dont le personnage déguisé a pris la place ; trahison du secret par un tiers ; reconnaissance du personnage déguisé par un intervenant extérieur ; et circonstance imprévisible qui force le personnage déguisé à se dévoiler. C’est précisément ce que nous avons ici : c’est la mort qui est la circonstance imprévisible, et qui oblige Juturne à se dévoiler. Brosse ne pouvait pas la faire mourir sans se dévoiler, sinon son déguisement aurait été inutile : le duel entre Turne et Enée aurait eu lieu sans que Turne soit au courant de la mort de sa sœur, donc sans vengeance, donc sans dimension tragique. Le dévoilement du déguisement de Juturne était nécessaire pour permettre à Turne de surmonter sa passion amoureuse, et de mourir en héros : en apprenant le déguisement et la mort de sa sœur, Turne n’écoute plus que la voix du devoir, qui lui impose de venger Juturne, et meurt en héros parce qu’il a suivi son devoir malgré son amour pour Lavinie. Le déguisement de Juturne ouvre donc à Turne les portes de la gloire, et en cela on peut dire qu’il est une réussite, même s’il atteint un autre but que celui qu’il s’était fixé. Mais si, une fois le déguisement mis en place, son dévoilement était dramaturgiquement nécessaire, le principe du déguisement l’était-il aussi ? N’est-il pas pour Brosse un moyen de plus de repousser le duel, en cédant à une mode thématique… ? L’absence de justification du déguisement, soit par un monologue d’explication, soit par le traditionnel récit à un confident (Juturne ne mentionne à Sidon qu’un « secret » ), joue en faveur de cette hypothèse. Car, comme l’écrit G. Forestier, « le principe de la motivation [du déguisement] est, pour tout bon dramaturge, obligatoire. Forcer le spectateur à prendre les déguisements tels qu’ils sont sans se poser de questions est assurément le meilleur moyen de l’amener à se poser des questions sur leur légitimité. »53. En fait, si le déguisement de Juturne se justifie par le fait qu’elle doive pénétrer dans le camp troyen (donc se déguiser en soldat et en homme), il se réduit à sa fonction dramatique54, qui est de parler à Turne et Enée pour empêcher leur duel, avant de partir mourir au combat. Mais, comme nous l’avons déjà dit, il fallait à Brosse un motif suffisamment fort pour que Turne combatte enfin Enée : en cela, le déguisement de Juturne est juste un moyen dramatique pour arriver à ce que Brosse voulait : la mort de Turne sur scène pour en faire un héros.

Le style §

Si la structure de la tragédie de Brosse est relativement faible, comme nous l’avons montré plus haut, cette faiblesse se trouve compensée par un style très travaillé, et que nous nous proposons d’étudier ici.

La variété métrique §

La pièce de Brosse est écrite en alexandrins parfaitement réguliers (mis à part un vers faux, v. 1417). Mais à deux reprises, on relève des écarts métriques significatifs : le vers 782 n’est constitué que d’un hémistiche. Est-ce un oubli de l’auteur, du compositeur ? Il est plus probable que Brosse a voulu donner au serment adressé par Enée aux dieux une forme de solennité. On retrouve le même style aux vers 1261-1264 : le vers 1262 n’est constitué que d’un hémistiche. Cela s’explique par le fait que Turne reprend ici les mots de la lettre de sa sœur (écrite en vers mêlés comme nous l’expliquons ci-après), et que la scène est particulièrement importante : Turne décide de venger sa sœur, et il en mourra. La solennité est donc de mise.

Nous trouvons également un écart métrique à la scène 5 de l’acte IV, mais qui se justifie aisément, car il est beaucoup plus courant. Il s’agit en effet de la lettre de Juturne à son frère. Comme l’explique J. Scherer55, « il est admis que la lettre ou le billet ne doivent pas être écrits comme le dialogue parlé ordinaire, qui s’exprime par des alexandrins à rimes plates ». Il faut en effet que le spectateur remarque qu’il s’agit d’une lettre, et que ce ne sont pas des paroles du personnage qui lit la lettre. Brosse mêle pour cette lettre les octosyllabes et les alexandrins, illustrant par là la tension respiratoire de celle qui va bientôt mourir, mais qui trouve tout de même la force de reprendre le vers solennel pour demander vengeance.

Les sentences §

Une particularité de la tragédie de Brosse est l’emploi affiché de sentences. La forme de la sentence a toujours été goûtée par les auteurs dramatiques : elle aurait en effet une valeur morale, propre à enseigner la vertu, par où elle rejoint le côté instructif du théâtre. Elle a donc toujours été présente, mais a connu une évolution formelle : les auteurs et les imprimeurs du XVIe siècle, pour attirer l’attention de leurs lecteurs, faisaient précéder les sentences de guillemets ouvrants56. Le dernier à le faire au XVIIe, selon J. Schérer, est Mairet, dans sa Silvanire en 1631. Et pourtant, Brosse fait de même. Pourquoi remet-il cet usage au goût du jour ? Craignait-il que le lecteur ne remarque pas la présence de ces petites phrases à valeur de proverbes ? En effet, cet usage est destiné uniquement au lecteur, car sur scène, seul le contenu général et abstrait de la sentence peut la faire sentir comme telle au public. Mais il n’empêche qu’en 1645, l’usage de guillemets était passé de mode, et que cela ajoute à l’archaïsme de la pièce, déjà sensible avec le décor à compartiments. Dans Le Turne de Virgile, ces sentences expriment une vérité commune qui peut s’appliquer à la situation de la pièce, et elles concernent essentiellement le domaine politique. Elles servent à illustrer et à justifier un propos, et elles s’intègrent donc dans un discours construit. La forme de la sentence obéit à des principes stricts : elle doit tenir en une seule phrase, les phrases qui l’entourent peuvent l’expliquer, mais ne doivent pas lui être indispensables ; elle ne doit comporter aucun adverbe, aucune conjonction pouvant la rattacher au contexte ; elle ne doit faire référence à aucun personnage de la pièce ; elle doit être au présent, ayant valeur universelle et intemporelle. Ainsi, aux vers 69-72, la véritable sentence est le vers 71 : « Souvent les plus adroits meurent en combattant », les autres vers ne servent qu’à l’expliquer. Latinus fait appel à cette maxime générale pour essayer de convaincre Turne de renoncer au combat. Elle a donc valeur d’avertissement. En revanche, l’emploi des guillemets se justifie malaisément pour les vers 159-160 et 1589-1592. Dans le premier cas, le possessif « son » fait inévitablement référence à Turne dont vient de parler Amata, et la valeur générale de la sentence est automatiquement annulée. Enfin, pour les vers 1589-1592, il est impossible d’en isoler un qui porterait l’idée principale, ils sont liés entre eux. Ils ont certes une valeur morale, mais ne constituent pas une sentence. Doit-on y voir un usage abusif des guillemets ? Dans la mesure où d’autres vers de la pièce peuvent être considérés comme des sentences malgré l’absence de guillemets (par exemple le vers 276 : « Amour a des guerriers, aussi bien comme Mars), on parlera plutôt d’un usage inapproprié.

Les formes de l’écriture théâtrale §

Deux données formelles caractérisent la pièce de Brosse. Tout d’abord la faible récurrence du monologue : on en comptabilise deux dans toute la pièce, l’un pour Turne (I, 2), et l’autre pour Enée (III, 2). Les deux adversaires ont chacun un morceau de bravoure, à défaut d’en avoir un sur le champ de bataille. Dans son monologue, Turne cherche à se galvaniser pour le combat, d’où les nombreuses apostrophes et les multiples impératifs : « Heroiques transports, genereux mouvemens », « noble instrument », « Et vous puissans attraits des yeux de Lavinie », « Ouy Latins », « Apprenez », « ne sois pas », « Arrache », « Inspirez moy » … Cela renforce le sentiment que Turne est en-dehors de l’action tout au long de la pièce : il trouve hors de lui les ressources pour le combat, et cela parce que c’est plus l’amour qui le porte à affronter Enée que son honneur personnel. Et le contraste avec les scènes suivantes est d’autant plus saisissant : Turne trouvait seul les ressources pour aller combattre, mais il faut que trois personnages s’unissent pour qu’il cède à l’amour : son devoir avait pris le pas sur sa passion. Son monologue n’a de valeur que par rapport à ces scènes, qui détruisent tout ce qu’il a pu mettre en œuvre pour justifier ce duel.

La fonction du monologue d’Enée est totalement différente : il a une visée informative. Enée nous raconte ce que lui a dit la Sibylle lorsqu’il est descendu aux Champs-Elysées pour voir son père. Le héros troyen apparaît aussitôt comme favorisé par le destin, et le futur utilisé par la Sibylle ne laisse aucun doute sur l’avenir du prince troyen. Enée est d’ores et déjà présenté comme un vainqueur, et il le sera. Mais en même temps, Enée ne justifie sa future victoire que par la prédiction de l’oracle. Il ne conquiert pas son statut de vainqueur, et c’est pourquoi il n’est pas un héros. Son monologue nous présente donc un Enée sûr de lui, et dont les ambitions politiques et amoureuses s’accordent (v. 650-655) : son monologue ne peut donc pas être délibératif, puisqu’il ne connaît pas de conflit. Enée n’a donc rien d’un héros tragique, ce qui renforce le caractère injuste de la situation de Turne et Lavinie.

Mais ce qui frappe à la lecture de la pièce, c’est surtout le nombre de récits : il y en a six. Deux raisons à cela : le texte de Virgile est une épopée où les combats et leur description occupe une certaine place, et ces combats ne pouvant être montrés sur scène pour des raisons de bienséance, il faut les raconter. Ce sont les personnages masculins, présents sur le champ de bataille, qui s’en chargent (Sidon, II, 2 et V, 1 ; Enée, III, 2 ; Turne, IV, 1 et IV, 3 ; Latinus, IV, 4). Ces nombreuses narrations suspendent l’action, mais sont en même temps nécessitées par l’abondance des événements qui se déroulent en coulisses, et changements de décision. Le problème est que ces récits épiques n’apportent pas toujours quelque chose à la progression dramatique de l’action : les personnages n’ont pas le temps de réagir au récit qu’un événement vient déjà le contredire, ou qu’un personnage commence un autre récit. Ainsi à l’acte IV, trois récits s’enchaînent en l’espace de trois scènes ! Néanmoins, si ces récits n’ont pas de qualités dramaturgiques, leur qualité littéraire est indéniable. Brosse réussit à chaque fois à rendre vivante l’action dépeinte. Prenons par exemple le récit du duel entre Turne et Enée fait par Sidon (V, 1) : il est habilement découpé en cinq parties (la plus conséquente relatant spécifiquement le duel), ce qui ménage un certain suspense pour le public, et accroît la tension pour les deux personnages. Il commence par présenter les deux combattants, sans les nommer, de manière tout à fait égale : « tous deux » est répété sept fois soulignant l’évident parallélisme entre les deux hommes. Puis, les figures des deux combattants se distinguent, Turne étant à terre, et Enée en position de force. Turne apparaît courageux (« son cœur affermy », « ce noble courage » ), et Enée plein de fureur (« le presse », « oublia la pitié », « jusques à la furie », « oyant son courroux » ). Rien ne peut les départager sauf l’écharpe de Pallante : c’est l’élément décisif du duel, et c’est pourquoi il en est question au quinzième vers (milieu exact) de la tirade qui en compte trente. C’est à partir de là qu’Enée entre en furie. Sans cette écharpe, Enée était prêt à accorder la grâce à Turne (v. 1306-1313). Et ce récit est rendu d’autant plus vivant que Sidon utilise le discours direct (v. 1306-1308) et qu’il parle au présent, actualisant ainsi son discours. Le dernier vers de la tirade (« Il le fait relever, et le perce de coups » ) la clôt de manière assez abrupte, laissant aux personnages et aux spectateurs le soin d’imaginer si Turne est vivant ou mort, jusqu’à ce que Lavinie pose la question. Brosse atteint donc par cette force descriptive à une tension et à un pathétique certains, et cela dans tous les récits de la pièce.

Les figures au service de l’expression amoureuse §

L’amour est dans la tragédie de Brosse le principal moteur de la pièce. Il va donc de soi que son expression passe par des figures, et une rhétorique de la passion, destinées à émouvoir les spectateurs. Nous n’avons pas d’effusion passionnelle, comme on peut en trouver dans les tragi-comédies, mais au contraire une condensation des sentiments en oxymores, parallélismes, répétitions, apostrophes, qui illustrent parfaitement la tension dramatique et charment facilement l’oreille de l’auditeur.

Les oxymores et antithèses sont les figures qui transcrivent le mieux la tension puisqu’ils associent deux termes opposés : ainsi, Turne parlant de son amour pour Lavinie le décrit comme une « aimable tyrannie » (image que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Cid), car cet amour, bien que partagé et donc « aimable », le pousse à combattre Enée. Cet oxymore résume en fait tout le conflit de Turne. De même pour l’expression « supplice de mon cœur que je trouve si doux » : Turne souffre d’avoir à choisir entre son devoir et sa passion, mais c’est parce qu’il aime qu’il doit choisir. Notons que la figure oxymorique est beaucoup moins présente que dans les comédies de Brosse, et que l’on peut donc difficilement parler de « dramaturgie de l’oxymore »57.

Les apostrophes sont nombreuses dans le texte, car elles ressortissent par essence au genre tragique. Elles permettent au personnage d’invoquer un abstrait ou un mort, et soulignent la dimension tragique de ses propos. Désespéré, il prend à témoin une entité qui le dépasse, ce qui amplifie encore son état démuni. C’est dans cet esprit que Turne invoque les « dieux » (v. 189) : il est sans ressources face une coalition féminine déterminée. Lavinie, elle, s’adresse aux « deregles mouvemens, d’un cœur qui desepere » (v. 305), lorsqu’elle se désespère que Turne renonce au combat. Ou encore, quand elle ne sait qui elle doit écouter, de son père ou de sa mère, elle invoque « dieux, respect, piété » (v. 1427).

Mais ce sont les figures de parallélisme et de répétition qui reviennent le plus souvent. Anaphores, chiasmes, polyptotes renforcent les paroles des personnages, et ont un fort pouvoir dans la rhétorique amoureuse. Par exemple le dialogue entre Turne et Lavinie (I, 4) est fort de ces figures. Turne commence par reprendre les mots de Lavinie : « Arrestez » / « j’arreste » ; « commande » / « commandement » ; « Escoutez moy parler » / « Parlez, je vous écoute », tissant un lien amoureux entre les deux amants, et nous montrant Turne prêt à succomber à la force rhétorique de Lavinie. Les vers que celle-ci prononce un peu plus loin achèvent de convaincre Turne de renoncer au combat :

D’amour je n’en ay plus, je n’ay que de la hayne,
Puis qu’il est inhumain, je veux estre inhumaine (v. 221-222)

Elle met sur le même plan l’amour et la haine, sous-entendant par là que sa haine sera aussi forte que son amour si l’amour de Turne à son égard n’est pas aussi fort que le sien.

Enfin, à la dernière scène, c’est Turne qui use de ces figures, accentuant ainsi l’émotion de Lavinie, et du spectateur par la même occasion, pour la pousser à accepter d’épouser Enée. L’anaphore initiale

Que la Parque à son gré tranche ma destinée,
Que ce soit aujourd’huy ma derniere journée
Que j’aille chez les morts sans partir de ce lieu (v. 1535-1537)

rend la scène éminemment pathétique, et le discours amoureux de Turne souligne ce sentiment et fait naître la pitié même chez son rival. Les antithèses entre « tué » et « ressucitez » mettent en exergue le pouvoir surhumain de l’amour face à la mort, et le tragique de la situation des deux amants.

On voit que si le talent dramaturgique de Brosse, du moins dans le genre tragique, est discutable, son talent littéraire ne l’est pas puisqu’il réussit à nous émouvoir tout au long de la pièce de la relation amoureuse de Turne et Lavinie, sans que nous notions au premier abord la faiblesse de construction de sa pièce.

La pièce de Brosse est la dernière adaptation de la lutte entre Enée et Turne de la littérature française. Seul un opéra du XVIIIe siècle, intitulé Lavinie, traite de cet épisode. A partir du milieu du XVIIe, la tendance est plutôt à la désacralisation de Virgile et de son œuvre : comme l’explique Christian Biet dans son article « Enéide triomphante, Enéide travestie »58, « le texte latin devient la cible privilégiée des auteurs burlesques durant la période troublée de la Fronde : Furetière en 1648, Scarron de 1649 à 1652, Dufresnoy (1649), Perrault, (1653), Brébeuf (1650), d’Assoucy (1648) […] Toutefois, il n’est pas question de railler Virgile, mais de tourner en ridicule la manière sacrée et universitaire dont on le consacre à l’époque ». La pièce de Brosse est donc non seulement le reflet du passage d’un genre à l’autre (de l’épopée à la tragédie), mais aussi un témoignage des derniers feux dramatiques du poète latin, car si Racine rend hommage à Virgile dans sa préface de Bérénice, l’épopée du grand poète latin ne sera plus l’objet d’aucune adaptation théâtrale.

Note sur la présente édition §

Il n’existe qu’une seule édition du Turne de Virgile, exécutée en 1647 par la veuve du libraire Nicolas de Sercy. En voici la description :

VI-96p ; in-4°.

[I] : titre

[II] : verso blanc

[III-V] : A TRES-HAUT ET TRES-PUISSANT SEIGNEUR…[épître à Messire François de Rochefort]

[VI] : AU LECTEUR

[VII] : PERMISSION et Fautes survenues à l’impression

[VIII] : LES ACTEURS

1-96 texte de la pièce.

De cette édition sont conservés dans les bibliothèques parisiennes six exemplaires manuscrits que nous avons consultés : pour l’établissement du texte, nous avons utilisé l’exemplaire 4-BL-3508 (2) qui se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris, et qui se trouve être le seul exemplaire complet. En effet, les pages 81 à 88 sont manquantes dans tous les autres exemplaires : celui de la BNF59 (Rés-YF-56), celui de l’Arsenal coté GD-1453 (5)60, celui de la bibliothèque Richelieu coté 8-RF-5675 (3), celui de la bibliothèque de la Sorbonne (RRR 8 = 414), et celui de la bibliothèque Sainte-Geneviève (DELTA 15215FA) reprennent les pages 73 à 80.

Tous les exemplaires sont identiques.

Présentation de la page de titre :

LE /TURNE /DE /VIRGILE. /TRAGEDIE. /Fleuron du libraire (masque) /A PARIS, /Chez la vefve NICOLAS DE SERCY, au/Palais, en la Sale Dauphine, à la/bonne-Foy Couronnée./Filet/M.DC.XLVII./AVEC PERMISSION.

Nous avons conservé la graphie du XVIIe siècle (les pluriels et les participes passés se terminent en –ez, et les participes présents en –ans), à quelques exceptions près :

  • – nous avons distingué, conformément à l’usage moderne, le i et le j, et le u et le v.
  • – nous avons transformé le ß en –ss- (épître, Auβé ; impreβion ; v. 44 deβeins ; v. 127 et 168, aβisté ; v. 244, 345, 813 paβion ; v.276, 799, 1064, 1075, 1189, 1458 auβi ; v.285 diβipez ; v. 320 paβions ; v. 356, 823 aβiste ; v.535 preβé ; v.589 aβeurez ; v.661 aβiegez ; v.702 aβeurance ; v.796 groβissant ;v. 823 aβistez ; v.835 impreβion ; v.870 pouβiere ; v.949, 1148, 1161 auβitost ;v.1008 bleβer ; v.1081 pouβé ; v.1273 laβez ; v.1275 aβinee ; v.1338 poβible ; v.1398 assaβin ; v.1542 aβaillir ; v.1596 impoβible).
  • – nous avons transformé les voyelles surmontées d’un tilde en voyelle suivie d’une consonne nasale : v.10 tõber ; didascalie : troyēs ; v.1555 dõpte.
  • – nous avons rajouté ou supprimé des accents diacritiques pour distinguer par exemple ou conjonction de adverbe, et a verbe de à préposition. Ces corrections concernent les vers suivants : aux vers 245, 359, 512, 668, 847, 1152 ; a aux vers 355, 447, 508 ; ou aux vers 420, 798 ; à aux vers 276.

Nous avons corrigé les coquilles :

Epître, faits / v. 10 vous-mesms / v.174 seroient / v.186 redoubtez / v.189 aversaires / v.240 de / v. 242 nostre / v.247 nous / v.259 c’est / v.308 ordonner / v.342 m’econnoistre / v. 358 en / v.374 donc / v.381 en / v. 394 regrée / v. 434 D’une / v.447 apart / v.457 auroint / v.463 d’avoir / v. 505 en / v.590 pouura / v. 599 quelqu’en / v.604 un / v. 811 ces / v. 891 coup / v.922 rendra / v.1002 affranchis / v. 1026 sacrifiér / v.1065 aversaire / v.1066 quelle / v.1071 qu’en / v. 1087 séme / v.1091 effroyale / v.1157 proche / v.1211 cela, dit-il, se tait / v. 1217 ces / v.1222 et 1224 Sydon / v.1234 s’en / Page 73 Turne / Page 74 Sison / v. 1275 assinee / v.1324 cet / Page 89 Sison / v.1514 paraitroit / v.1528 tosjours / v. 1541 ces / v.1581 d’esteint.

Nous avons conservé la ponctuation originale, sauf quand un changement s’imposait :

  • – Epître : pour recommander après,
  • – v. 133 : me payeront de ma peine ?
  • – v. 148 : un amour sans égal ;
  • – v. 152 : par une belle mort,
  • – v. 231 : vous changez
  • – v. 243 : ma resolution
  • -– v. 244 : détruit ma passion
  • – v. 255 : qu’il conçoive pour vous
  • – v. 262 : ils n’auroient que du blâme
  • – v. 272 : alors qu’il veut regner
  • – v. 273 : à vos pieds mon espée
  • – v. 274 : aux combats occupée
  • – v. 275 : sans tenter les hazars
  • – v. 291 : sa rare beauté.
  • – v. 307 : absolus comme ils sont
  • – v. 309 : les poursuivre
  • – v. 320 : entre nos passions
  • – v. 322 : de paroistre hommes
  • – v. 325 : en voyant ;
  • – v. 329 : estant si malheureuse
  • – v. 332 : pour une dureté
  • – v. 333 : avec plus de tendresse
  • – v. 339 : que vous me combattiez
  • – v. 341 : alors qu’il nous fait naistre
  • – v. 342 : qu’on ne peut méconnoistre
  • – v. 352 : qui s’appreste à tomber
  • – v. 382 : et de nostre advantage
  • – v. 385 : et se confondre eux mesmes
  • – v. 397 : autorisez d’Iule
  • – v. 415 : s’explique ouvertement
  • – v. 429 : de leur bonté suprême ?
  • – v. 502 : des dépouilles d’Ænée
  • – v. 527 : en l’estat où je suis
  • – v. 545 : aisément je me flatte
  • – v. 549 : d’une fureur extréme
  • – v. 560 : le fer de la main,
  • – v. 565 : mes oreilles,,
  • – v. 647 : m’attaquer aujourd’huy
  • – v. 875 : et que l’on voit l’éclair.
  • – v. 958 : d’en avoir du reproche,
  • – v. 959 : et de rage troublé ;
  • – v. 1036 : et d’Amant desloyal
  • – v. 1044 : de l’indignation,
  • – v. 1152 : plus d’Amant,
  • – v. 1171 : justement irrité.
  • – v. 1258 : et d’un Amant,
  • – v. 1536 : ma derniere journée

LE TURNE DE VIRGILE.
TRAGEDIE. §

EPISTRE61
A
TRES-HAUT
ET
TRES-PUISSANT
SEIGNEUR
MESSIRE FRANCOIS DE Rochefort Marquis de la Boulais, Baron de Chastillon, Chailly, Aussé, Chitry, Corbellin, S. More, Gouverneur des villes d’Avalon, Vezelay, etc. §

MONSEIGNEUR,

Je fais aujourd’huy de la fable ancienne une verité moderne ; il est croyable que Promethée62 fût amoureux du feu celeste, et que la crainte d’en estre brûlé ne     l’empescha pas de le ravir. Puis qu’au hazard* d’estre esblouy et mesme aveuglé de l’Eclat de votre condition ; je n’ay pû négliger dans la passion* que j’avois d’estre connu de vous, un moyen qui m’a semblé utile pour m’en63 approcher. Virgile ayant esté autrefois bien veu d’Auguste64, je me suis persuadé qu’estant tel65 en toutes vos actions, vous ne dedaigneriez pas de me regarder, si pour me presenter à vous, je marchois sur les pas de ce grand Genie. Je ne vante point le merite du Heros dont le nom sert de titre à mon Poëme, pour recommander aprés ceux de vostre race, en les comparant à luy. Cette façon de loüer est trop ravalée, et bien qu’elle soit aujourd’huy des plus ordinaires, je pense avoir raison de la mépriser, ayant à parler d’une maison dont les avantages ne le66 furent jamais. Quand67 Turne auroit esté cent fois plus genereux*, je ferois beaucoup pour sa gloire si je le comparois aux Heros de votre illustre famille, et non pas eux à luy. Et quand Ænée auroit esté infiniment plus Religieux68, ce seroit sans luy faire tort, que je maintiendrois69 qu’il l’auroit toujours esté infiniment moins que vous. J’en ay trop dit, en ayant trop à dire, un mauvais nageur s’avançe tousjours trop en Mer pour peu qu’il s’esloigne du rivage. J’adjouste que l’Echo qui ne respond pas à la voix du Tonnerre, m’apprend que je ne puis parler assez sobrement de ce qui est inconçevablement au dessus de moy. Je m’impose donc silence, et contraignant en cette occasion* ma langue et ma plume ; je ne permets au plus à l’une, que de vous supplier de m’avoüer* dans l’offre que je vous fais d’un de mes travaux : Et à l’autre, de-signer aprés cét aveu, que je suis.

MONSEIGNEUR.

Vostre tres-humble, et tres-obeïssant serviteur.

LA BROSSE70.

AU LECTEUR. §

Remarque s’il te plaist qu’au poinct* que les Latins excitez par la harangue de Juturne, chargent les Troyens ; on doit abaisser une toile71, derriere laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes. Cette observation devoit estre mise en marge, sur la fin du troisiesme Acte ; mais l’imprimeur l’ayant obmise, j’ai bien voulu la placer icy, afin de prevenir ta censure72 qui m’auroit pû reprendre73 d’ensanglanter la Scéne, et d’imiter hors de temps les rudes spectacles des Colleges74. Je n’ay plus rien à te faire remarquer, si ce n’est quelques fautes survenuës à l’impression, dont voicy les plus importantes.

LES ACTEURS. §

  • LATINUS, Roy des Latins.
  • AMATA, femme de Latinus.
  • LAVINIE, fille de Latinus.
  • TURNE, fils du Roy Daunus, Amant de Lavinie.
  • JUTURNE, sœur de Turne.
  • SIDON,
  • TYRENE, Gentils hommes Latins.
  • ÆNEE, Prince Troyen.
  • ACATE, amy d’Ænée.
  • TROUPE des Latins.
  • TROUPE des Troyens.
La Scene est à Lavinium, ville du Latium, contrée d’Italie, maintenant appellée le territoire de Rome, ou campagna di Roma.75

ACTE I. §

[A]

SCENE PREMIERE. §

LATINUS, TURNE.

LATINUS.

Nous esperons76 en vain de surmonter* Ænée,
Rien ne peut arrester sa bonne destinée*,
Elle est comme un torrent dont seulement le bruit
Esbranle tout, abat, traisne, emporte, et destruit ;
5 Nous en fismes77 l’essay lors78 que la Renommée
Nous apprit qu’il venoit avecque79 son armee, [p. 2]
Cette nouvelle émût nos plus forts* Citoyens,
Et nous en vismes choir à l’abord80 des Troyens.
Peu sceurent soutenir, ces premieres alarmes*,
10 Vous faillites vous-mesme à tomber sous leurs armes,
Et bien que rarement vous cediez* aux combats,
Vous laschâtes le pied81, et doublates le pas ;
Ce fut lors qu’enflamé de colere et de hayne,
Vous fondites sur eux dans la forest prochaine82
15 Pour vous vanger du Cerf83 que ces chasseurs adraits84
Avoient teint de son sang et percé de leurs traits.

TURNE.

Ha ne me faites point un traittement* si rude,
Que pouvoit la valeur* contre la multitude ?

LATINUS.

Reüssites vous mieux, lors qu’armé de flambeaux,
20 Vous osates porter le feu dans leurs vaisseaux85 ?
Ces hommes aguerris montrerent que les flames
N’avoient rien de contraire à leurs vaillantes ames,
Et cent de nos soldats tant blessez que deffaits,
Sceurent que la vertu*, ne les quittoit jamais.
25 Vostre retraitte alors fut encor86 un peu prompte,
Et le feu des vaisseaux leur fit voir vostre honte.

TURNE.

Tous ceux qui me suivoient imitans ma valeur* [p. 3]
Dans cette occasion*87 signalerent la leur,
Leurs grands cœurs* enflamez du desir de la gloire
30 Chercherent au combat la mort ou la victoire,
Nous fimes des efforts qu’on ne peut comparer,
Et qu’il faut avoir veus pour se les figurer :
Mais de nos Ennemis les Dieux88 prenans la cause,
Firent en leur faveur une metamorfoze,
35 Sur le point89 que le feu devoroit leurs vaisseaux,
On les vit se changer en des Nymphes des Eaux90 ;
Ce prodige sema la peur parmy les nostres,
Redonna l’esperance et le courage* aux autres,
Qui voyans que le Ciel prenoit leurs interests*,
40 Repousserent la mort qui les suivoit de pres.

LATINUS.

Ainsi quelque fureur qui vous porte à combattre,
Si le Ciel les soutient, rien ne peut les abattre,
En vain tous les mortels vous presteroient secours,
Vos genereux* desseins avorteroient tousjours.
45 Leur constance heroïque a vaincu la fortune*,
Elle se lasse en fin de leur estre importune.
Et comme les succez nous l’apprennent assez,
Ils viennent triompher de leurs travaux* passez,
Ouy vaincus et vainqueurs91, ils viennent avec joye [p. 4]
50 Establir en ces lieux une nouvelle Troye92.

TURNE.

Quoy ce peuple exilé, quoy ces hommes errans
De fugitifs qu’ils93 sont, deviendroient Conquerans,
Quoy ces tisons restez du bucher de leur ville
Auroient dans l’Italie un salutaire Asile,
55 Ces esclaves94 des Grecs nous donneroient des loix ?
Ha que Turne plustost perisse mille fois.

LATINUS.

Mais je suis las de voir de mortelles tempestes,
Balancer tous les jours la foudre sur nos testes :
Mais je suis las de voir flotter par nos discors95
60 Dans des fleuves de sang des montagnes de cors.

TURNE.

Et bien pour terminer cette guerre mortelle,
Souffrez* que mon bras seul deffende ma querelle,
Et que le prompt effet d’un duel glorieux
Punisse mon rival, ou me ferme les yeux.

LATINUS.

65 O resolution, qui tesmoigne* un courage*,
Hardy dans le danger, et ferme dans l’orage,
O propos dont l’effet couronneroit vos vœux, [p. 5]
Si les plus resolus estoient les plus heureux.
« Mais quoy, Mars96 et le sort* trahissent l’esperance
70 « Qu’un homme valeureux conçoit de sa vaillance,
« Souvent les plus adroits meurent en combattant,
« Et toute leur vertu* les quitte en un instant97.
Ha Turne croyez-moy, surmontez* cette envie*
De hazarder* vos biens, vostre honneur, vostre vie,
75 Aymez-vous mieux vous-mesme et preferez vos jours,
Et le repos public au soing* de vos amours.
Tant de riches partis, tant de nobles familles
Aspirent au bon-heur de vous donner leurs filles98,
Oubliez Lavinie, et parmy tant d’objects*,
80 A qui l’illustre sang a donné des sujects99,
Faites choix du plus beau, destinez lui vostre ame*,
Et les premiers devoirs d’une nouvelle flame*.

TURNE

Que Turne ait de l’amour pour une autre beauté !
O propos outrageux, et plein de cruauté,
85 Ha ne m’obligez point à cette faute extreme,
J’oublieray Lavinie en m’oubliant moy-mesme,
Mais tant que je pourray me souvenir de moy
J’auray memoire d’elle, et luy tiendray ma foy* :
Ne vous figurez pas que j’ayme tant la vie,
90 J’affronteray la mort pour gagner Lavinie, [p. 6]
Mon Rival est trop vain*, d’aspirer à son rang,
Avant qu’avoir100 esteint mes feux* dedans101 mon sang.

LATINUS

Puisque je voy102 vostre ame* à ce point obstinée,
Je l’abandonne au cours de vostre destinée* ;
95 Turne tenez-vous prest, je consens que le sort*
Finisse nos debats* par une seule mort,
Quelque soit le vainqueur, sa martiale adresse
Se verra couronner des mains de la Princesse,
Adieu, demeurez seul, et priez les Destins*
100 De prendre avecques vous, le party des Latins,
Je m’en vay cependant* publier103 la nouvelle
Du glorieux danger où l’amour vous appelle.

SCENE II. §

TURNE.

Qu’un amour legitime inspire aux vrais Amans,
105 Apprenez aux Latins, à la honte d’Ænée
Quel est vostre pouvoir dans une ame bien née. [p. 7]
Et toy noble instrument de mes illustres faits,
Ne sois pas dans mes mains un inutile faix,
Parois-y dans l’éclat que104 tu dois y paroistre,
110 Teint et tout chaud du sang du Rival de ton maistre,
Arrache de son front le mirthe et le laurier105.
En fin fay voir sa mort écritte en ton âcier.
Et vous puissans attraits106 des yeux de Lavinie,
Dont mon ame ressent l’aymable tyrannie,
115 Supplice de mon cœur que je trouve si doux,
Inspirez moy des feux* qui soient dignes de vous,
Un Rival insolent par un orgueil extreme
Ose porter les yeux à vostre diadesme,
Il ose s’opposer au cours de mes plaisirs,
120 Et chocquer* mes souhaits avecques ses desirs.
Mais je l’en veux punir ou perir par ses armes,
Un trespas glorieux n’a pour moy que des charmes,
La mort ne me sçauroit imprimer de terreur,
J’en regarde la gloire et n’en voy point l’horreur,
125 Cette espee et ce bras, l’amour et mon courage*    
Me mettront dans le port au plus fort de l’orage,
Et sans estre assisté que de moy seulement,
On me verra combattre et vaincre noblement ;
Ouy Latins, vous verrez ma vertu* fortunee
130 Ensevelir vos maux dans la tombe d’Ænée,
Mettez les armes bas, je combattray pour vous,
Et le combat finy, nous triompherons tous, [p. 8]
Vos applaudissemens me payeront de ma peine.
Mais j’apperçoy ma sœur qui vient avec la Reine,
135 Leurs visages ternis, et leurs yeux esplorez
Sont de leurs déplaisirs les tesmoins assurez.

SCENE III §

AMATA, JUTURNE, TURNE.

AMATA

Saisie esgalement de crainte et de colere
Turne je viens blasmer vostre vertu* severe,
Et loing de vous flatter d’un titre glorieux,
140 Je viens vous appeler ingrat et furieux*.
Apres ce que j’ay fait pour mettre vostre vie
Dans un comble107 de biens plus haut que vostre envie,
Apres avoir tousjours authorisé vos feux*,
Apres avoir promis Lavinie à vos vœux,
145 Vous plaire à me plonger dedans l’inquietude,
N’est-ce pas vous noircir de trop d’ingratitude,
N’est-ce pas m’outrager, et reconnoistre mal
Un bien fait sans exemple, un amour sans égal ?
Mais n’est-ce pas encor un excez de furie*,
150 D’embrasser l’interest* d’une ingrate patrie, [B, 9]
Qui peut et ne veut pas, faire un dernier effort
Pour vaincre ou pour mourir par une belle mort ?
Que le peuple latin prenne pour soy108 les armes,
Qu’il verse au lieu de pleurs, du sang dans ces alarmes*,
155 Qu’il deffende sa vie, et qu’il n’espere pas
Qu’un combat singulier finisse cent combats,
Que Turne soit tenu de montrer son courage*,
En s’engageant tout seul dans un mortel orage,
« C’est crime de souffrir qu’un homme de son rang
160 « Perde pour des sujets une goutte de sang.109

TURNE

Tout ce discours n’est rien qu’une subtile adresse110
Pour connoistre à quel point je chéry la Princesse,
Vous voulez esprouver* ma resolution,
Pour juger de l’excez de mon affection.
165 Mais toutes vos raisons ny tout vostre artifice
Ne sçauroient m’empescher d’entrer dedans la lice111,
Et de faire paraistre en bravant* les hazars*,
Qu’amour dans un grand cœur* est assisté de Mars.

AMATA

Prince si la raison est si mal escoutée,
170 Qu’au moins celle112 des pleurs ne soit pas rejettée,
Nous vous en conjurons par l’Auguste113 douceur [p. 10]
Du sacré nom de Reine, et de celuy de sœur.

JUTURNE

Ouy si quelque respect et quelque amour vous reste,
Estouffez un dessein qui vous seroit funeste*,
175 Gardez vous de tenter le hazar* d’un düel,
Soyez moins courageux, ou soyez plus cruel,
Meslez auparavant que114 de prendre les armes,
Les ruisseaux de mon sang avec ceux de mes larmes,
Prevenez* en cedant* à mon juste transport*,
180 Le regret que j’aurois de voir mon frere mort.

TURNE

Que ce sexe* est puissant, que sa foiblesse est forte,
Je ne me vy jamais assailly de la sorte,
Jamais rien n’a si fort esbranslé ma vertu*,
Et je ne fus jamais si pres d’estre abatu.

AMATA

185 Juturne poursuivez, le voila qui chancelle,
Redoublez vos soupirs, et pressez* ce rebelle.

JUTURNE

Madame il est vaincu, le secours que voicy
Nous fera triompher de ce cœur* endurcy.

TURNE

Dieux comment resister, contre tant d’adversaires, [p. 11]
190 Quels efforts, quels conseils me seront salutaires,
Ha Turne dans l’estat où ton malheur t’a mis,
Fuy sans deliberer devant tes ennemis.

SCENE IV §

LAVINIE, TURNE, AMATA, JUTURNE.

LAVINIE

Arrestez.

TURNE, bas.

Si j’arreste, il faut que je me rende.
Poursuivons.

LAVINIE

Arrestez, c’est moy qui le commande.

TURNE

195 Je demeure immobile à ce commandement,
Qu’un homme a peu de force alors qu’il est Amant. [p. 12]

LAVINIE

Escoutez moy parler.

TURNE

Parlez, je vous écoute,
Vostre bouche et vos yeux n’ont rien que je redoute,
De quelque sentiment que je sois combatu,
200 Vous pouvez vaincre Turne, et non pas sa vertu*.

LAVINIE

Inhumain contentez vostre cruelle envie,
Sans me faire languir, arrachez moy la vie,
Prevenez* en plongeant vostre espée en mon sein,
Un effort que mon cœur* obtiendra de ma main,
205 La crainte de tomber sous le pouvoir d’Ænée,
Par le dernier malheur de vostre destinée*,
Me fera sur nos murs mourir avec éclat,
Avant que vous soyez dans le lieu du combat.

TURNE

Donc suivant vos discours, mon Rival doit m’abattre,
210 Vous me jugez vaincu, puisque je vay combattre,
Vous croyez que je sois115 un homme sans valeur*,
Que le premier combat porte au dernier malheur : [p. 13]
Mais avoir ce penser116, c’est me faire un outrage,
Mars rendra mon bon-heur esgal à mon courage*,
215 Et comme il prend plaisir d’honorer les guerriers,
Il m’aydera luy-mesme à cueillir des lauriers.

AMATA

Quoy Prince, sa douleur n’aura rien qui vous touche,
Elle ne vaincra point vostre vertu* farouche,
Quoy vous serez rebelle aux loix de son amour
220 Jusques117 à luy ravir le repos et le jour ?

LAVINIE

D’amour je n’en ay plus, je n’ay que de la hayne,
Puis qu’il est inhumain, je veux estre inhumaine,
Quoy qu’il fasse d’illustre en ce choc dangereux,
Je ne le verray plus que d’un œil rigoureux*.

TURNE

225 Quoy vous me hayerez !

LAVINIE

Je feray pis encore,
Je cederay* mon cœur* au Troyen qui m’adore.

TURNE

O trop sanglant arrest contre moy fulminé,
Coup d’autant plus mortel, qu’il est inopiné, [p. 14]
Vous aymerez un homme à qui tout fait la guerre,
230 Que la mer irritee a vomy sur la terre,
Ha changez de discours.

LAVINIE

Vous, changez de dessein.

TURNE

Mais le Roy veut qu’Ænée expire de ma main118,
Il attend aujourd’huy cette preuve heroïque
Du zele qui m’engage à la cause publique,
235 J’ay promis cet effet de courage* et d’amour,
Je m’en dois acquitter, ou ne plus voir le jour,
La parole d’un Prince est une loy severe,
Qu’il s’impose soy-mesme119 et qu’il faut qu’il revere,
N’y satisfaire pas c’est attirer sur moy
240 Et le mépris du peuple, et la hayne du Roy.
Bien plus, c’est ruiner cette ardeur legitime
Dont vostre aspect divin, me remplit et m’anime,
Ce penser entretient, ma resolution,
Le refus du combat, detruit ma passion*,
245 Tesmoigner* de la crainte, ou peu de hardiesse
C’est trahir mon honneur, et perdre ma maistresse.

AMATA

Que cette vaine peur, ne vous travaille pas, [p. 15]
Vous pouvez sans danger, mettre les armes bas,
Le rang que vous tenez, fera taire l’Envie*,
250 Un Prince est obligé de conserver sa vie
Et sa gloire s’accroist, lors qu’il sçait éviter
Un mortel precipice où l’on le120 veut jetter :
Pour le regard du Roy, dont vous craignez la haine
S’il a le sceptre en main, songez que je suis Reine,
255 Et quelqu’aversion, qu’il conçoive pour vous,
Croyez qu’au moins mes pleurs esteindront son courroux.
Qu’au reste il ne sçauroit vous ravir vôtre Amante
Que je n’en sois d’accord, et qu’elle n’y consente
Cet absolu pouvoir que luy donne son rang
260 S’etend sur ses sujets, et non pas sur son sang*.
En vain mille Rivaux, choqueroient* vôtre flame*
Pour prix de leur Amour, ils n’auroient que du blâme,
J’en donne ma parolle, en presence des Dieux
Pourveu que vous fuyez un combat ôdieux.

LAVINIE

265 Sur le mesme sujet, je dy la mesme chose,
Quelqu’illustre party que le Roy me propose
Mon cœur* n’aura pour luy que d’extremes froideurs
Sy vous âlentissez121, vos guerrieres ardeurs.

TURNE

Mais le Roy peut beaucoup, ce penser m’espouvante, [p. 16]

LAVINIE

270 Il peut tout sur sa fille, et rien sur vôtre Amante.

TURNE

C’est assez, je me rends, et pour vous tesmoigner*
Que tout cede* à l’Amour alors qu’il veut regner,
Je mets sans repliquer à vos pieds mon espée,
Je ne la122 veux plus voir, aux combats occupée,
275 On peut estre vaillant, sans tenter les hazars*,
Amour a des guerriers, aussi bien comme123 Mars.

SCENE V §

LATINUS, TURNE, AMATA,
LAVINIE, JUTURNE.

LATINUS.

Turne que faites-vous ? quelle indigne foiblesse
Vous fait icy commettre un acte qui me blesse ?

TURNE bas,

Que je suis interdit*. [p. C, 17]

LATINUS.

Au point124 qu’on nous doit voir
280 Détruire d’un rival, l’orgueil et le pouvoir,
Lors que pour reprimer son insolente envie*
Le temps presse de faire un appel de sa vie,
Un honteux repentir, d’un glorieux dessein
Vous arrache à mes yeux, les armes de la main.

TURNE.

285 Ha ! Sire dissipez, ce soupçon qui m’offense,
Jamais mes actions n’ont trahy ma naissance,
Faites, faites de moy de meilleurs jugemens,
Et me connoissez mieux, dans tous mes mouvemens*,
Je ne mets mon espee aux pieds de cette belle
290 Que pour paraitre Amant, en prenant congé d’elle.
Son excellent merite*, et sa rare beauté
Veulent de mon amour cette civilité,
Maintenant je suis quitte, et mon Amour n’aspire
Qu’à tenter le peril, où la gloire m’attire,
295 J’attens de ce combat, un laurier immortel,
Et je vay de ce pas, en dresser le Cartel*.

LATINUS

Songez bien…

TURNE

Si je doy perir dedans l’orage, [p. 18]
Je heurteray du moins, l’ecueil de mon naufrage.

JUTURNE

O l’insensible frere,

LAVINIE

O l’infidelle Amant,

AMATA

300 Ne l’abandonnons pas dans son aveuglement,
Suivons le toutes trois, et combatons ensemble
Deux esprits differents, que la fureur assemble,
Faisons agir nos yeux, pour la derniere fois,
Et s’ils n’obtiennent rien, armons nous toutes trois.

ACTE II §

SCENE PREMIERE §

LAVINIE, JUTURNE.

LAVINIE.

305 DEREGLES mouvemens*, d’un cœur* qui desespere, [p. 19]
Espargnez mon Amant, et respectez mon Pere,
La nature et l’Amour, absolus comme ils sont,
M’ordonnent de souffrir*, les rigueurs* qu’ils me font,
Ma hayne ne sçauroit justement les125 poursuivre,
310 L’un m’a mis dans le monde, et l’autre m’y fait vivre.
Je suis presque à tous deux tenuë également,
Enfin l’un est mon Pere, et l’autre est mon Amant,
Je les doy reverer par dessus toute chose, [p. 20]
Mesme cherir mes maux puis qu’ils en sont la cause,
315 Et me persuader, qu’ils n’entreprennent rien
Qui ne doive126 augmenter leur honneur, et le mien :
Juturne retenons nos soupirs, et nos larmes,
Repoussons nos ennuis*, par de plus nobles127 Armes,
Opposons l’esperance aux apprehentions
320 Qui sement le desordre entre nos passions*,
Soyons ce qui128 faut estre, et non ce que nous sommes,
Méprisons les mal-heurs, tâchons de paroistre hommes129,
Quoy qu’il tonne sur nous, gardons nous de blesmir,
Sentons le coup du foudre130 avant que d’en fremir131 :
325 Et qu’on doute en voyant nôtre constance Austere
Si Turne est mon Amant, et s’il est votre frere.

JUTURNE

Madame je ne puis contraindre mes douleurs
Jusqu’à leur refuser, des soûpirs et des pleurs,
Montrer de la constance, estant si mal-heureuse,
330 C’est paroistre insensible, et non pas genereuse*,
Ce que vous appelez, courage* et fermeté
Passe à mon jugement, pour une dureté,
Le sang* s’attache au sang*, avec plus de tendresse,
Je doy m’abandonner au cours de ma tristesse,
335 Quand de la peur d’un mal, un esprit est atteint
Il a droit de s’en plaindre, au moment qu132’il le craint, [p. 21]
Celuy que j’apprehende, estant un mal extreme,
Ma plainte et ma douleur doivent estre de mesme,
Et de quelque raison, que vous me combattiez,
340 Je suis sœur, discourez comme si vous l’estiez.

LAVINIE

Il est vray que le Ciel, alors qu’il nous fait naistre,
Nous depart133 un instinc, qu’on ne peut méconnoistre,
Par qui nous redoutons, et ressentons les coups
Qui blessent ceux qui sont d’un mesme sang* que nous ;
345 Mais cette passion*, digne d’une belle Ame*
Qu’on exprime point mieux que par le nom de flame*,
L’Amour sur nos esprits, agit plus puissamment,
On considere moins un frere qu’un Amant,
Par elle on se transforme, en l’objet que l’on ayme
350 Et l’on ne cherit rien à l’esgal de soy-mesme.
Toutefois vous voyez, qu’au point de succomber
Sous le faix* d’un mal-heur, qui s’appreste à tomber,
Mon ame* se resout, d’en attendre l’atteinte*
Autant que ma douleur s’exprime par la plainte,
355 Je confesse pourtant, qu’à peine134 ma vertu*
Assiste mon espoir, de crainte combattu,
Je l’135entens quelquefois, qu’elle demande tréve,
Mais le combat est noble, il faut que je l’acheve,
Que le destin* me perde, ou me sauve aujourd’huy
360 Que je meure avec Turne, ou triomphe avec luy. [p. 22]
Mais qu’apporte Sidon ?

SCENE II §

SIDON, LAVINIE, JUTURNE

SIDON

Une belle nouvelle.

LAVINIE

Comment donc ?

SIDON

Les Troyens, soit par crainte ou par zele
S’opposent au dessein, de leur chef genereux*
Qui veut combatre seul, pour la gloire et pour eux,
365 Il leur oppose en vain le pouvoir que luy donne
Dessus leurs volontez, le sceptre et la Couronne,
Ils ne profitent136 rien, tous d’une mesme voix
Disent qu’ils sçavent mieux se conserver leurs Rois.
Ce prince à qui l’honneur est plus cher que la vie,
370 Menace ses sujets, qui choquent* son envie*,
Mais comme son courroux, est tout prest d’éclatter
Ils font parler son Fils137, afin de l’arrester. [p. 23]
Quoy Seigneur (luy dit-il)138 apres mille tempestes
Dont vos sages Conseils ont guarenty nos testes,
375 Aprés avoir dompté l’Air, les eaux et le sort*,
Voulez-vous tristement, faire naufrage au port ?
Voulez-vous tous nous perdre, et manquer de prudence
Quand vous n’avez besoin, que de son assistance ?
Nos ennemis lassez de tenir contre vous
380 Sont au point de venir embrasser vos genoux139,
L’appel qu’ils vous ont fait, est un clair tesmoignage
Du manque de leur force, et de nostre advantage,
Ils n’esperent plus rien que de leur desespoir,
Foibles et fatiguez, ils s’eslevent pour choir.
385 Laissez les se détruire, et se confondre eux mesmes,
Enfin mocquez vous d’eux, et de leurs Stratagemes,
Ou si vous desirez d’imprimer sur leur front
Le visible remors, de l’appel qu’ils nous font,
Mon Pere permettez, dit ce Fils magnanime,
390 Que le trespas de Turne accroisse mon estime*,
Et qu’au dessein que j’ay, de peindre ma valeur*,
Ce fer soit mon peinceau, son sang soit ma couleur :
Ænée à ce propos, demeure sans replicque,
La vertu* de son Fils, le regrée140 et le picque,
395 Il conçoit du plaisir de le voir genereux*,
Mais il voudroit qu’il fut, plus conforme à ses vœux.
Cependant* les Troyens, autorisez141 d’Iule, [p. 24]
Font sortir de leur camp Policlette et Venule,
Avecque ce discours, que le Chef d’un estat
400 Doit se battre en Monarque, et non pas en soldat,
Ainsi tous deux l’ont dit, dans la sale prochaine*
En presence du Roy, de Turne et de la Reyne,
Qui pour quelque respect differant à sortir,
M’a fait commandement de vous en avertir.

LAVINIE.

405 Je rends graces aux Dieux, dont la bonté propice
Daigne nous retenir, au bord du precipice,
Ce zele, ou cette peur, contraire à ses projets,
Que le Prince Troyen, rencontre en ses sujets
Est un effet du Ciel, qui nous doit faire entendre
410 Qu’il veille dessus nous, et qu’il veut nous deffendre ;
Il a veu vos douleurs, et mon pressent ennuy*
Sans partir de mon cœur, est monté jusqu’à luy.

JUTURNE.

Vous vous flattez beaucoup, et trop tost ce me semble,
De ma part je crains tout, je paslis, et je tremble,
415 Et s’il faut que mon cœur*, s’explique ouvertement,
Je n’attens rien de bon d’un si prompt changement,
Lors qu’un calme soudain appaise un grand orage,
Les experts matelots craignent plus le naufrage, [p. D, 25]
Nous flottons dés long-temps142 au milieu d’une Mer,
420 Où le Ciel contre nous se ligue avecque l’Air,
La bonace143 survient contre toute apparence,
Concevons de la crainte et non de l’esperance,
Nous reculons peut estre afin d’aller plus fort,
Heurter contre l’escueil où nous attend la mort.

LAVINIE.

425 Vous vous deffiez trop, et cette deffiance
Que vous avez des Dieux et de leur prévoyance
Peut passer aupres d’eux pour une impieté
Qu’ils ne souffriront pas avec impunité,
N’attendez que du bien de leur bonté supreme ;
430 La Reine que voicy vous en dira de mesme,
Ses yeux où l’on peut voir les plaisirs de son cœur*
Semblent tacitement condamner vostre peur.

SCENE III §

AMATA, LAVINIE, JUTURNE, SIDON

AMATA

Mes filles, je vous viens confirmer dans la joye [p. 26]
Une insigne faveur que le Ciel nous octroye,
435 La colere du sort* à la fin s’adoucit.

LAVINIE.

Par vostre ordre, Sidon, en a fait le recit.

AMATA

Donc, ne redoutons plus la rigueur* importune
Qu’a jusqu’icy sur nous exercé la fortune*,
Nostre heur144 pour commencer n’est pas moins affermy,
440 Les Dieux aux affligez n’aydent pas à demy.

LAVINIE.

Ouy Madame, voyant que le Ciel nous caresse*
Nous devons faire voir des marques d’allegresse,
Puis que nous passerions en n’en tesmoignans* pas
Pour des esprits mal nays et pour des cœurs* ingrats. [p. 27]
445 Cependant en faveur de l’ancienne Troye145
J’oseray devant vous suspendre un peu ma joye,
Nos differents à part, je croy qu’il m’est permis
D’estimer la vertu* dedans nos ennemis,
On pourroit vainement vouloir que je m’abstinçe
450 De faire cas du soin* qu’ils prennent de leur Prince,
La resolution de conserver un Roy
Peut tirer en tout temps des loüanges de moy.
Mais ils sont dittes vous moins zelez que timides*,
Au contraire ils font voir des courages* solides,
455 Puis que pour éviter un combat dangereux
Ils chocquent* le pouvoir qu’un Monarque a sur Eux :
Les Latins n’auroient pas cette noble assurance,
Leur Roy hazarderoit* sa vie en leur presence,
Et s’il falloit encor que Turne en vint aux coups
460 Les lâches souffriroient* qu’il s’exposast pour tous.

JUTURNE.

Madame, c’est bien-tost faire la genereuse*
Pour une ame âvisee et de plus amoureuse
Et c’est avoir recours à d’injustes moyens
Que de charmer vos maux en loüant les Troyens,
465 Remarquez ce qu’ils font, comme ce que vous faites
Leurs souhaits, vos refus, quels ils sont, qui vous estes,
Et songez aprés tout que leur Chef et leur Roy, [p. 28]
Veut que vous acceptiez ou sa mort ou sa foy*.

AMATA.

Juturne ce discours est de mauvais augure,
470 Gouttez mieux le repos que le Ciel nous procure
Et tenez pour certain que dedans peu de jours
Turne possedera l’Objet de ses Amours.

SCENE IV §

TURNE, AMATA, LAVINIE, JUTURNE, SIDON.

TURNE.

Il faut auparavant que ce bon-heur insigne,
Satisfasse un esprit qui s’en confesse indigne,
475 Qu’on publie146 en tous lieux, que ce bras a vaincu
Que Turne vit encor et qu’Ænée a vaicu.
Il fait le genereux*, lui dont l’Ame servile
Mesprisa le bon-heur de mourir dans sa ville,
Luy qui ne voulut pas qu’elle fut son cercueil147,
480 Ny briser148 en heurtant contre un si noble écueil149,
Ses sujets desirans150 de conserver sa vie [p. 29]
Ont blâmé hautement sa temeraire envie*,
Ce Prince mal-heureux est toutefois si vain*
Qu’il veut avoir l’honneur de mourir de ma main :
485 Un d’entre ses soldats qu’il croit le plus fidelle
M’en vient tout fraischement d’aporter la nouvelle,
Toutes ses legions ne l’ont pû divertir*
D’un mal-heur dont leurs soins* le vouloient guarentir,
C’est peut estre qu’il craint bruslant pour Lavinie
490 Que son ambition ne demeure impunie,
Et que tirannisé d’un furieux* remors
Il veut par une mort éviter mille morts.
Mais quoy vous soupirez et je voy vos Visages,
Tristes, pasles, deffaits, et couverts de nüages :
495 D’où naist dedans vos cœurs tant d’inégalité
Que151 de vous affliger de ma felicité,
Que de verser des pleurs alors que la victoire
Me prepare une place au temple de memoire,
Dittes moy grande Reyne apprehendez vous tant
500 De me considerer dans un lustre éclattant,
De me voir revenir la teste couronnée,
Et richement paré des dépoüilles d’Ænée,
Craignez vous que l’on die152 aux siecles qui viendront
Que mille beaux lauriers ont ombragé mon front ?
505 Vous qu’on voit s’attrister quand le sort* m’est prospere, [p. 30]
Est ce de la façon153 que vous traittez un frere,
Est ce ainsi qu’un grand cœur* lachement abattu
Respond à sa naissance et soutient sa vertu*,
Cachez votre tristesse et renfermez vos plaintes,
510 Montrez de l’asseurance au lieu de tant de craintes,
Eslevez vos pensers, respirez pour l’honneur
Ou ne m’obligez plus à vous nommer ma sœur.
Et vous chere moitié de mon ame* enflamée
Laissez moy travailler à vostre renommée,
515 Permettez que ce fer qui ne redoute rien
Grave dedans son sang154 vostre nom et le mien,
Mon Rival se verra du premier coup abattre,
Car je vay triompher puisque je vay combattre.

LAVINIE.

Helas.

TURNE.

Ha ! ce soûpir est indigne de vous,
520 Je m’en tiens offencé, je le dis entre nous,
Prest de vous conquerir par une belle voye,
Une injuste douleur estouffe vostre joye.

LAVINIE.

Je crains.

TURNE.

Que craignez vous ? [p. 31]

LAVINIE.

Ce qui peut arriver
Un mal-heur.

TURNE.

Ma vertu* m’en sçaura préserver.

LAVINIE.

525 Prince si vous m’aymez autant que vous le dites.

TURNE.

Brisons là, mon Amour esgale vos merites*,
Que cela nous suffise en l’estat où je suis,
Vous dire ces trois mots, est tout ce que je puis,
Je sens, si je restois en ce lieu davantage
530 Que vous pourriez enfin esbranler mon courage*.
Adieu Madame, adieu, je vous laisse mon cœur*,
C’est assez de mon bras, pour revenir vainqueur.

SCENE V §

AMATA, LAVINIE, JUTURNE, SIDON.

LAVINIE.

Allez cruel, allez, mocquez vous de mes craintes, [p. 32]
Fermez l’œil à mes pleurs et l’oreille à mes plaintes,
535 Suyvez les mouvements* dont vous estes pressé*    
Et reprenez un cœur* que vous m’avez laissé ;
Allez imprudamment exposer vostre vie.
Prodiguez vostre sang mon ame* en est ravie,
Je suis vostre conqueste et pour un si beau prix
540 Vous devez bien avoir vostre vie à mépris,
Ce desir de combatre est noble et legitime,
Si je l’ay condamné maintenant je l’estime,
Et si je l’ay nommé du nom d’aveuglement
Je l’appelle à cette heure un trait de jugement.
545 Mais Ciel qu’en mon mal-heur aisement je me flatte,
Que c’est mal à propos que mon depit éclatte,
Et que je manque bien de raison et d’Amour
De consentir que Turne aille perdre le jour, [E, 33]
Déraisonnable effet d’une fureur extréme,
550 Avec luy je pers tout et je me pers moy-mesme :
Revenez cher Amant, ou du moins retardez,
Je ne valus jamais ce que vous hazardez*,
Vostre ardeur au combat n’a rien de legitime,
Je la crains, je l’abhorre, et je l’appelle un crime
555 Comme paroissant moins à mon cœur* agité
Un trait de jugement qu’un trait de cruauté.
Mais ô Ciel, le barbare est trop loing pour m’entendre,
Madame allons apres, courons sans plus attendre,
Et vous, venez oster à ce frere inhumain
560 Et la rage du cœur* et le fer de la main.

SCENE VI §

LATINUS, AMATA, LAVINIE, JUTURNE, SIDON.

LATINUS.

Ne vous hastez pas tant, il n’est pas necessaire
De s’empresser si fort alors qu’on veut mal faire.

LAVINIE.

Seigneur nous n’avons pas de si mauvais desseins. [p. 34]

LATINUS.

Tous vos déguisements sont superflus et vains*,
565 Je m’arreste au raport que m’ont fait mes oreilles,
Quoy doncques, vous avez des foiblesses pareilles ?
On tasche d’asservir tout l’Empire Latin,
Turne y veut resister, vous plaignez son destinée* ?
Ha ! c’est vous tesmoigner*, trop lasche et trop coupable,
570 Mille voudroient tenter ce peril honorable,
Mille tiendroient les coups et la mort à mépris,
Si je leur permettois de combatre à ce prix.

LAVINIE.

Ha ! Sire que j’obtienne un moment d’audience,
Souffrez* que mon Amour s’exprime en ma deffence,
575 Et qu’il vous fasse voir que je n’ay point de tort
De plaindre mon Amant si proche de la mort.

LATINUS.

Ouy, j’en escouteray les raisons et les causes ;
Mais ce lieu n’est pas propre à traitter de ces choses,
Entrons pour en parler dans cét appartement,
580 Je veux que tout cecy soit fait secrettement, [p. 35]
Car je serois fasché, qu’on sceut de vostre bouche
Combien peu l’interest* de l’Empire vous touche.

AMATA.

Arbitres immortels, du destin* des humains,
Je ne fay plus de vœux, je mets tout en vos mains,

SCENE VII §

JUTURNE, SIDON.

JUTURNE.

585 Sidon, approche, écoute, auras tu le courage*
De m’ayder à calmer ce violent orage,
Si je t’ouvre mon cœur*, tairas tu mon secret ?

SIDON.

Je sçauray me conduire, en confident discret,
Quelqu’important qu’il soit, asseurez vous Madame,
590 Qu’on ne pourra jamais me l’arracher de l’Ame*.

JUTURNE.

Je m’en ressouviendray, Sidon viens avec moy,
Je t’instruiray de tout dans le jardin du Roy.

ACTE III §

SCENE PREMIERE §

ÆNEE, ACATE.

ACATE.

QUOY Seigneur, hazarder* une si belle vie ! [p. 36]

ÆNEE.

L’Amour me le commande, et l’honneur m’y convie,
595 Ne vous opposez plus à ce noble dessein,
A peine un Dieu pourroit me l’arracher du sein ;
Le sort en est jeté, rien ne m’en peut distraire,
Ænée est courageux, si Turne est temeraire,
Son desespoir me plaist, et quel qu’en soit l’effet,
600 Je rends graces au Ciel de l’appel qu’il m’a fait,
Son orgueil apprendra si ma vertu* sommeille, [p. 37]
Qu’il faut peu la picquer afin qu’elle s’éveille,
Et qu’un cœur* genereux* que l’on heurte trop fort,
Est un écueil caché dedans une eau qui dort.
605 Allez fidelle Acate, allez dans vostre tente
Soulager par vos soins* ma genereuse* attente155,
Si Turne tient parolle et ne consulte* pas,
Il doit dans peu de temps dresser icy ces pas,
C’est l’endroit destiné pour finir nostre guerre,
610 Et calmer tant de bruits par un coup de Tonnerre,
Allez donc.

ACATE.

Mais Seigneur…

ÆNEE.

Allez sans repartir
Et si Turne paraist, venez m’en avertir.

SCENE II §

ÆNEE.

APres mille travaux*, dont la seule memoire [p. 38]
Espouvantera ceux qui liront mon histoire,
615 Le jour est arrivé, qu’ont marqué les Destins*
Pour me faire monter au Throsne des Latins,
D’un Rival insolent, l’arrogante entreprise
Precipite l’effet des parolles d’Anchise156,
Lorsqu’aux champs Elisez157, je fus voir ce vieillard,
620 La Sibile158 me tint ce discours de sa part.
« Poursuy ta course Ænée, et franchis la barriere,
« Qui finit tes travaux*, et borne ta carriere,
« Va chercher ta patrie aux pays estrangers,
« Brave* les accidents, affronte les dangers,
625 « Cours sur toutes les mers, sans craindre les naufrages,
« Un jour tout l’Univers te rendra des hommages,
« Un jour tes bras vainqueurs, et tes prosperitez
« Donneront une Reyne159 à toutes les Citez,
« Et tu contempleras de mesme qu’un prodige,
630 « Mille illustres Rameaux dont tu seras la tige,
« Ton petit fils Iule, estendra ton renom,
« Son sang*, et sa vertu*, feront vivre ton nom, [p. 39]
« De luy viendra Romule160, et des soins* de cét homme161,
« Une ville naitra qui s’appellera Rome,
635 « Rome sera foeconde, et ses premiers Enfans
« Entreront dans le monde, armez et triomphans,
« Ils donneront des Loix en recevant la Vie,
« Et portans dans le Cœur*, la Superbe* et l’Envie*,
« Apres qu’ils auront veu, des Rois trainer leurs Chars
640 « Commandans seuls à tous, seront nommez Cesars162.
Telle éclatta la voix, dont l’Oracle de Cumes
Predit qu’un jour mon sort* seroit sans amertumes
Et qu’estant enrichy, du bien qui m’est promis
J’aurois plus d’Envieux*, que je n’eus d’Ennemis.
645 Aussi lors que je pense à ce divin Oracle    
Je m’estime assés fort, pour vaincre tout obstacle,
Cent Rivaux deussent-ils m’attaquer aujourd’huy,
Je leur resisterois dessus ce ferme appuy.
Estant favorisé d’un Destin* infaillible
650 Je me sens, et me crois desormais invincible.
D’ailleurs l’occasion*, d’un Combat inoüy,
L’or du Sceptre Latin dont je suis ébloüy,
La Divine Beauté pour qui j’ay de la flame*,
Le desir de la Gloire, et la crainte du blâme,
655 Et mille autres motifs163, des esprits genereux*
Me disent que la Mort, n’a rien de rigoureux*. [p. 40]
Mais à ce que je voy, l’heureux moment s’avance
Auquel on me verra chastier l’insolence,
Acate de retour, avec de mes Soldats
660 Me vient dire que Turne arrive sur ses pas.

SCENE III §

ACATE, ÆNEE.
Troupe des Troyens.

ACATE.

Seigneur, les assiegez sont sortis de la Ville,
Et leur abord doit estre, aussi prompt que facile.

ÆNEE.

Acate ne pouvoit me satisfaire mieux,
La nouvelle est heureuse, et j’en rends graces aux Dieux,
665 Ma fortune* bientost, changera de visage,
Soit que Turne succombe, ou qu’il ait l’avantage.

ACATE.

Conservés vous, Seigneur, et pour vous, et pour nous,
Ou qu’Acate du moins, combatte avecque vous, [F, 41]

ÆNEE.

Je vous l’ay desja dit, vostre zele me chocque*,
670 Je doy combatre seul, puis que l’on m’y provocque,
Je chargerois mon front d’un opprobre éternel,
Si je n’acceptois pas ce glorieux duël.

ACATE.

Et si vous ne souffrez que mon bras vous seconde,
J’en concevray dans l’ame une douleur profonde.

ÆNEE.

675 J’ayme dans un grand cœur* un pareil mouvement*,
Mais c’est quand la raison luy sert de fondement,
Quand il a consulté si l’ardeur qui l’enflame,
Ne peut au lieu d’honneur luy procurer du blâme,
S’il ne projette rien qui soit à contre temps,
680 Et dont les immortels164 se trouvent mécontens ;
C’est en quoy vous manquez, puis que la destinée*
Se veut voir surmonter* par les travaux* d’Ænée,
Qu’il n’est permis qu’à moy d’en divertir* le cours,
Et de nous rendre heureux le reste de nos jours :
685 De plus c’est à moy seul que le cartel* s’adresse,
C’est donc moy qui doy seul tesmoigner mon adresse,
Je doy seul satisfaire à mon fier ennemy,
Et ne me pas montrer genereux* à demy ;
Souffrir* que quelqu’un m’ayde ou combatte à ma place, [p. 42]
690 Ce seroit flatter Turne et craitre165 son audace,
Ce seroit l’assurer que je n’ay point de cœur*,
Et devant le166 combat l’avoüer* mon vainqueur

ACATE.

Ce seroit l’assurer qu’il ne vaut pas la peine
Que vostre bras l’immole à vostre juste hayne,
695 Que vous estes un foudre167, et qu’il est de ces corps
Sur qui vous dedaignez d’employer vos efforts,
Ce seroit en un mot luy donner une preuve,
Qu’il est comme un roseau, vous de mesme qu’un fleuve,
Dont le rapide cours méprise de heurter,
700 Un obstacle impuissant qui ne peut l’arrester.

ÆNEE.

Acate vous parlez avec tant d’éloquence,
Avec tant de chaleur*, de zele et d’asseurance
Que l’octroy de vos vœux armeroit vostre bras,
Si mon ardente Amour168 ne le defendoit pas :
705 C’est peu, que la fierté de Turne soit punie,
Il faut qu’en le perdant, je gaigne Lavinie,
Et je ne puis pretendre à ce contentement
Qu’en faisant dessous moy succomber son Amant ;
Comme cette Princesse a l’Ame* genereuse*, [p. 43]
710 C’est la seule vertu* qui la rend amoureuse,
Ainsi pour meriter, et son cœur*, et sa foy*
Il faut montrer que Turne en a bien moins que moy :
D’autre part ma douleur, et juste et violente,
Doit le sacrifier aux manes de Pallante169,
715 D’un si fidelle amy, la cheute et le trépas    
Demandent à mon cœur* cét effort de mon bras,
Doncques n’en parlons plus, et que mon cher Acate
Souffre* sans murmurer que ma douleur éclatte,
Et qu’adressant ma voix à ces nobles guerriers,
720 J’asseure qu’ils auront part à mes lauriers.
Fidelles compagnons des mal-heurs, dont ma vie
S’est veuë en mille endroits cruellement suivie,
Glorieux partisans du plus noble dessein
Que l’honneur m’aist jamais inspiré dans le sein,
725 Magnanimes ouvriers de ma bonne fortune*
Qui vous doit estre à tous favorable et commune,
Voicy le jour fatal*, destiné pour donner
Du relasche à nos maux, et pour me couronner.
Soldats, Chefs, Compagnons, Citoyens, Amis, Freres,
730 Rendez moy par vos vœux les immortels170 prosperes,
Conjurez leur bonté de secourir un Roy,
Qui se promet tout d’eux et n’attend rien de soy.
Priez ces souverains du Ciel et de la terre,
Que mon bras ait l’effet du foudre171 et du tonnerre, [p. 44]
735 Qu’à l’abord des Latins, mes regards seulement
Leur donnent du respect et de l’estonnement*,
Bref suppliez le Ciel, quoy que Turne ait d’audace,
Que je sois tout de feu, que luy soit tout de glace,
Il vient d’un pas superbe* accompagné des siens,
740 Il intimideroit d’autres que des Troyens.

SCENE IV §

LATINUS, TURNE, ÆNEE, ACATE.
Troupe des Troyens. Troupe des Latins.

LATINUS.

Doncques voicy l’endroit, où le sort* de deux hommes
Doit establir celuy de tous tant que nous sommes,
Doncques c’est en ce lieu qu’un duël glorieux
Doit nous apprendre à tous la volonté des Dieux,
745 Que la valeur* de Turne, ou que celle d’Ænee
Va glorieusement vaincre la destinée*,
Delivrer mon pays des outrages de Mars,
Et décharger mes champs d’une moisson de darts172, [p. 45]
C’est donc, c’est donc icy, que la crainte bannie,
750 Amour173 paroist armé pour gaigner Lavinie,
Et que de deux Rivaux qui veulent l’acquerir,
Le plus juste doit vaincre, et l’autre doit perir :
Mais avant que le sort* decide par les armes,
Nos sanglans différents, nos haynes, nos alarmes*,
755 Jurons et l’un et l’autre, et de bouche et de cœur,
Que les gents du vaincu cederont* au vainqueur,
Qu’ils se reposeront à l’ombre de ses palmes174,
Et laisseront mon Ame* et mes Provinces calmes.

ÆNEE.

Seul pour tous mes soldats, j’atteste les Grands-Dieux
760 Qui m’entendent parler, puisqu’ils sont en tous lieux,
Que si dans ce combat mon Rival me surmonte*
Vous les verrez bien loin, s’enfuir avec ma honte ;
Astre pere du jour qui court incessament,175
Clair flambeau, je te fay témoing de mon serment,
765 Et toy noble pays, florissante Italie,
Ou l’Ordre du Destin* prescrit que je m’allie,
Belle terre, pour qui l’on m’a veu si souvent,
Et le joüet de l’onde, et le butin du vent,
Toy Pere176 tout puissant qui regit le tonnerre,
770 Toy Junon177 qui te plais à me faire la guerre, [p. 46]
Toy qui dans les combats, suivy de la terreur
Porte le desespoir, le carnage et l’horreur,
Mars178, qui peux quand tu veux par ton ardeur179 funeste*,
Mettre dans les Citèz, la famine et la peste,
775 Et vous humides Dieux qui dans le sein des Eaux
Avez pour logements des palais de Roseaux ;
Toy maistre du Trident qui tiens sous ta puissance
Cet élement constant dedans son inconstance180,
Neptune181 qui m’aydas alors que malgré toy
780 Junon vouloit ouvrir ses abismes sous moy.
Liguez vous tous ensemble et conjurez ma perte
Par une guerre ouverte,
Enfin reduisez nous dans un funeste* estat
Si nous contrevenons aux loix de ce combat.

LATINUS.

785 Je jure ainsi que vous, le Ciel, la terre et l’onde182,
La Lune et le Soleil ces deux flambeaux du monde,
Janus183 au double front, les forces de l’Enfer,    
Les Démons sousterrains, et ceux qui sont dans l’air,
Celuy qui m’engendra184, dont la main vangeresse
790 Oppriment les humains qui faussent leur promesse,
Bref j’atteste le Ciel et tous les immortels,
Leurs Temples adorez, et leurs sacrez Autels, [p. 47]
Que si Turne est vaincu ma fille sera vostre,
Et que vostre desir fera des loix au nostre,
795 Rien ne peut esbransler un si ferme propos,
Non pas quand l’Occean en grossissant ses flots
Feroit renaistre encor cet ancien orage,
Où Deucalion185 seul fust exempt du naufrage,
Non pas mesmes aussi quand ses Astres divers
800 Qui brillent dans le Ciel tomberoient aux Enfers,
Plustost ce sceptre cy, par un nouveau prodige,
Ira se reünir de soy-mesme à sa tige,
Et produira des fleurs comme il fit autrefois,
Avant que l’artifice eust embely son bois,
805 Et qu’il fut destiné pour servir d’une marque
Qui distingue un sujet d’avecque son monarque.186
Ouy plustost que je manque à garder mon serment,
L’Univers revolté verra ce changement.

TURNE.

Les loix de ce combat sont assez affermies,
810 Esteignons dans le sang nos flames* ennemies,
Voyons qui de nous deux contera187 dans ses biens,
Un thresor où le Ciel renferma tous les siens.

ÆNEE.

Prince, ma passion* respond à vostre envie*,
Un trespas glorieux m’est plus cher que la vie, [p. 48]
815 Desployez vos efforts, et ne m’espargnez point,
L’honneur vous le commande, et l’Amour vous l’enjoint,
La Princesse l’ordonne, et ses yeux pleins de charmes,
Veulent voir aujourd’huy mon sang dessus vos armes.

TURNE.

Superbe* Phrigien188, vous allez esprouver*
820 Que c’est trop tard me craindre, et trop tost me braver*,
Tranchant du premier coup vostre honteuse trame189,
Je vous feray vomir vostre sang et vostre Ame*.

ÆNEE.

Assistez moy grands Dieux190.

TURNE.

Mon bras assiste moy.

ÆNEE.

Je n’implore que vous.

TURNE.

Je n’implore que toy.

SCENE V §

JUTURNE, TURNE, ÆNEE.
LATINUS, ACATE.
Troupe des Troyens, Troupe des Latins.

JUTURNE

En habit de Cavalier.
825 Barbares genereux*, courages* sanguinaires, [G, 49]
Ambitieux Rivaux, illustres adversaires,
Suspendez vos fureurs, le Ciel l’ordonne ainsi,
Et ce sont ses arrests191 qui m’amènent icy,
Qu’on m’escoute parler sans que l’on m’interrompe,

TURNE.

830 Mars ne parust jamais avecque plus de pompe,
Il faut que ce soit luy,

LATINUS.

Je le pense.

JUTURNE.

Escoutez. [p. 50]
L’organe192 du Destin* et des Dieux irritez.

ÆNEE.

Puisque c’est de leur part, vous aurez audiance.

JUTURNE.

Qu’aucun donc d’un seul mot, ne rompe son silence,
835 Et si ma voix sur luy, fait quelqu’impression,
Qu’il ne le fasse voir que par son action.
Le Ciel que je consulte*, et mesme où je demeure193,
M’a fait en cette place arriver à bonne heure,
Si j’eusse differé d’un moment à venir.
840 Le lustre194 des Latins s’en alloit se ternir,
Un seul homme à leurs yeux, au dépens de leur gloire
Estoit prest d’eriger un Temple à sa memoire,
Turne immortalisoit sa valeur* et son nom,
Et perdoit son pays, pour craitre son renom :
845 Ouy Latins de ce chef, l’Ame* boüillante et prompte
Alloit estre vaincuë, ou vaincre à vostre honte,
Son triomphe ou sa mort en cette occasion*,
Vous alloit aporter de la confusion,
S’il eust esté vainqueur, sa vaillance estimée,
850 Eust accreu seulement sa propre renommée,
Et si son ennemy l’eust percé de ses coups, [p. 51]
Cet affront signalé n’eust fait rougir que vous :
Apres un bon succez, les nations estranges195
Eussent mis dans le Ciel, et Turne et ses loüanges,
855 Mais apres sa deffaite, on eust dit en tous lieux
Les Latins sont vaincus, les Troyens glorieux,
L’Helespont a soumis à ses loix l’Italie,
Un pays si superbe* aujourd’huy s’humilie,
Des peuples si puissans sont devenus au point
860 De se voir gourmander196 et n’en murmurer point.
Ha genereux* Latins évitez ces reproches,
Faites, faites, plustost de sanglantes approches,
Mourez, mourez plustost, que de souffrir* qu’un bras
Conserve à vostre honte, ou perde vos Estats.
865 Quelle apprehension peut glacer vos courages* ?
N’estes vous pas munis de tous les avantages ?
Ces Phrigiens sont-ils pour vous trop belliqueux,
Estes vous moins en nombre et moins en force qu’eux ?
Vous voyez la Troade et l’Arcadie197 entiere,
870 Que l’une et l’autre icy tombent sur la poussiere,
Si vous les engagez dans un combat commun198,
Fussent ils plus encor vous serez deux contre un.
Courage compagnons, en pareille avanture
Le tumulte jamais n’est de mauvaise augure,
875 Alors que le Ciel tonne, et que l’on voit l’éclair,
C’est signe que la foudre est preste à fendre l’air. [p. 52]
Vous tonnez, et vos yeux enflamez de colere,
Representent ce feu, qu’on voit quand il éclaire,
Vos armes dont l’aspect peut tout épouvanter,
880 Sont des foudres199 mortels qu’on ne peut éviter,
Lancez, lancez les donc, sur ces coupables testes,
Qu’en mourant, les Troyens apprennent qui vous estes.
Mais que mal à propos je veux vous animer,
Vous montrez une ardeur qu’on ne peut exprimer,
885 Vos cœurs* pour le combat, ont de l’impatience,
Et vous ne balancez200 qu’afin que je commence.
Je vay donc sur leur chef porter le premier coup,
Donnons, nous les vaincrons sans nous péner beaucoup.

ACTE IV §

SCENE PREMIERE §

AMATA, TURNE.

TURNE.

OUY, Madame, nos mains noblement occupées, [p. 53]
890 Pour accourcir201 nos jours, alongeoient nos espées,
Nous commencions desja, de porter quelques coups
Quand ce jeune guerrier se vint mettre entre nous,
Et quand sa voix fatale aux progrez de ma gloire,
Me déroba l’honneur, d’une illustre victoire.

AMATA.

895 Quel que soit ce guerrier, j’estime sa valeur*.

TURNE.

Et je n’en puis loüer, l’indiscrete chaleur*, [p. 54]
Sur le point202 que j’allois faire mordre la terre,
Au temeraire auteur d’une sanglante guerre,
Lorsque j’estois tout prest de luy percer le sein
900 Ce guerrier incognu vint trahir mon dessein,
Il sauva mon Rival de la mort toute preste,
Son ardeur fit fletrir des Lauriers sur ma teste,
Et semant dans le camp le tumulte à son gré
Il me precipita d’un superbe* degré203,
905 A cette heure sans luy l’ennemy qui nous brave*,
Ou n’auroit plus de vie, ou vivroit nostre esclave.

AMATA.

Turne ne blâmez pas ce guerrier genereux*,
Il vous a retiré d’un pas bien dangereux ;
Puisqu’apres une foy* sainctement establie,
910 Le Ciel a consenty qu’elle fut affoiblie,
C’est signe que sa204 force esclave du destin*
Ne pouvait plus ayder à l’Empire Latin,
Et que d’un homme seul la cheute infortunee
Nous alloit tous ranger sous le pouvoir d’Ænée.

TURNE.

915 Si le Ciel et le Sort*, le favorisoient tant
Ses armes auroient eu plus d’heur205 en combattant, [p. 55]
Et les fureurs de Mars reprimant son audace,
N’en auroient pas couché tant des siens sur la place.
Quand je me represente un choc si furieux*,
920 Le carnage et l’horreur paroissent à mes yeux,
Je voy deux Camps meslez sacrifier leur vie,
Et rendre en expirant leur sort* digne d’envie*,
Je voy de toutes parts de genereux* guerriers,
Ou tombez, ou tombans, sous le faix des lauriers,
925 L’un et l’autre party s’eschauffe et s’encourage,
Le courroux saisit l’un, l’autre cede* à la rage,
Et tous deux alterez de la soif de leur sang,
Ils courent en chercher des sources dans leur flanc :
Mais parmy ce desordre où la Parque206 insolente
930 Donne la mort aux uns, aux autres l’espouvante,
On met dans la moisson, bien moins d’épics à bas,
Que je ne fay tomber de Troyens sous ce bras ;
Je tiens ou leur deffaite, ou leur fuitte asseuree,
Leur foiblesse est cognuë, et ma force admirée,
935 J’en fais autant mourir que ce fer en atteint,
Et l’ennemy paslit du sang dont il est teint ;
Enfin on me voit tel qu’on a peu vous apprendre
Que j’estois quand ce bras deffit ce jeune Evandre207,
Ce Pallante208 qu’Ænée aymoit si cherement,
940 Et que je dépoüillais de ce riche ornement209,
C’est-à-dire en un mot, que dans cette meslée
Ma valeur* se rendoit pour jamais signalée, [p. 56]
Et que mon cimeterre210 estincelant dans l’air
Faisoit tout ce que font et la foudre et l’esclair,
945 Lors que voicy venir cinq cens hommes en armes,
Portans aux yeux le feu, le meurtre, les alarmes*
Qui par leur arrivée imprevüe aux Latins
Les font se deffier* du soing* de leurs destins*,
La frayeur aussitost les rend tremblans et blesmes,
950 Loin de se faire craindre, ils se craignent eux mesmes.
Leur genereuse* ardeur tout d’un coup s’alentit211,
Ils poussent tous des cris, dont le camp retentit,
Et l’ame* d’un chacun à ce point s’est reduite
Que la peur de la mort luy conseille la fuitte,
955 Je suis abandonné, mon pays me trahit,
Je parle, je commande et nul ne m’obeyt,
L’ennemy vient à moy, j’en redoute l’approche,
Mais je crains si je fuy d’en avoir du reproche ;
Enfin chargé de honte et de rage troublé,
960 Je cede* sur le poinct* de me voir accablé ;
Ainsi ce ne fut pas le bon destin* de Troye
Qui mit et mon honneur, et mon Amour en proye,
Ce fut la trahison de nos lasches soldats
Troublez par un renfort, qu’ils ne prevoyoient pas,
965 Les perfides qu’ils sont, devoient avant leur fuitte
Refléchir sur leur chef, et dessus sa conduitte,
Et songer en bravant* les forces d’Ilion212, [H, 57]
S’ils estoient tous des cerfs, que j’estois un lion,

AMATA.

Mais toujours213 ce combat s’est fait à nostre perte.

TURNE.

970 L’estat n’apperçoy point celle qu’il a soufferte*,
Fort peu de nos soldats ont respandu du sang,
Et du leur les Troyens ont veu naistre un estang,
Ainsi toute leur gloire et tout leur advantage
C’est d’estre restez seuls tesmoins de leur naufrage,
975 Et dedans le mépris qu’ils faisoient du trespas
D’avoir contraint à fuir nos timides* soldats,
Quoy que pour excuser la faute qu’ils ont faite
Je pourrois appeler leur fuite une retraitte.

AMATA.

Ce seroit trop flater des traitres tels qu’ils sont,
980 Et mesme autoriser les laschetez qu’ils font,
Il faut mieux distinguer la retraite et la fuite,
La premiere est l’effet d’une bonne conduite,
L’autre est un tesmoignage infaillible et honteux,
D’un courage* timide*, imprudent et douteux,
985 Celuy qui se retire a de vaincre une envie*,
Celuy qui fuit, n’en a que de sauver sa vie ;
Mais parmy ce cahos et d’horreur et d’effroy,
Vous ne me dites point qu’est214 devenu le Roy. [p. 58]

TURNE.

Je l’ignore Madame, et c’est ce qui me trouble.
990 Icy mon desespoir, et ma crainte redoublent,
Je croyois le trouver de retour au Palais.

AMATA.

Te reste-il (ô Ciel)215 encore quelques traits,
N’est-ce pas le dernier que ta fureur décoche,
Un Roy mort ou captif, ô trop sanglant reproche ;
995 O crime detestable, autant qu’inopiné,
Du chef et des soldats qui l’ont abandonné.

TURNE.

Ce propos de mépris sensiblement me touche,
Mon cœur* en fait sa plainte aussi bien que ma bouche,
Que le Roy soit captif je seray sa rançon,
1000 Mais c’est trop s’emporter sur un simple soupçon,
En ce mesme moment il arrive peut estre,
Et m’affranchit des noms et de lasche et de traitre.

AMATA.

Peut estre aussi bien tost on viendra m’avertir
D’un mal-heur que la peur me fait desja sentir,
1005 Mais que dy-je peut estre, hé Dieux la chose est vraye ! [p. 59]
Tyréne que voicy vient agrandir ma playe.

SCENE II §

TYRENE, AMATA, TURNE.

TYRENE.

PRéparez vous Madame à recevoir un coup,
Qui doit ou vous abatre, ou vous blesser beaucoup.
Nostre Roy n’est plus Roy, le Troyen qui nous brave*
1010 Le tient dedans son camp, et le traite d’esclave,
Je ne puis déguiser un mal si violent,
Je trahirois l’estat en le dissimulant.

AMATA.

Et bien Turne, ma crainte est elle condamnable,
Ou plustost mon courroux n’est-il pas raisonnable ?
1015 Ne meritez vous pas le reproche outrageux
D’estre perfide Amant, et Chef peu courageux ?

TURNE.

Exagerez encor afin de me confondre, [p. 60]
Puis que vous me blâmez je ne veux pas respondre,
Faites moy grande Reyne un reproche éternel,
1020 Si je vous ay despleu je suis trop criminel :
Bien que ce soit à tort que vous m’appeliez lasche,
J’ayme mieux voir sur moy cette honteuse tasche,
Que de m’en exempter et d’un mot seulement,
Chocquer* vostre discours et vostre jugement.
1025 Dittes qu’ingratement j’ay trahy ma patrie,
Que j’ay sacrifié l’estat à ma furie*,
Pressé* comme je suis d’un soudain desespoir
Un mot en ma deffense excede mon pouvoir,
La crainte d’estre mal aupres de mon Amante
1030 Rend ma langue immobile et mon Ame* tremblante ;
Si cét Astre vivant qui fait mes plus beaux jours
D’un clin d’œil seulement approuve vos discours,
Si le moindre soupçon se glisse dans son Ame*,
Son esprit genereux* méprisera ma flame*,
1035 Je passeray pour lasche et son cœur* tout Royal,
Me traittera de Prince, et d’Amant desloyal ;
Cette peur, ce penser m’inquiette et me gesne*,
Je souffre* en ce moment une cruelle peine,
Et si je suis contraint de faire un autre choix,
1040 En ce mesme moment je mourray mille fois,
Elle vient, mais ô Dieux ! Son visage adorable [p. 61]
N’a plus cette douceur qui le rendoit aymable,
J’y voy du changement, et de l’émotion
Ou pour mieux dire encor de l’indignation.

SCENE III §

LAVINIE, AMATA, TURNE, TYRENE.

LAVINIE.

1045 Amour, c’est trop long temps parler en sa deffense,
Mon devoir t’interrompt et t’impose silence.
Quoy mon Pere est captif, et vous n’estes pas mort ?
Le naufrage du Roy vous a mis dans le port,
Vous respirez encor, et cent mortelles fléches
1050 N’ont pas fait sur ce corps de glorieuses bresches ?
Ha Latins qui n’eust dit que nostre liberté
Eust esté chère à Turne autant que la clarté216,
Cependant nous tombons sous le pouvoir d’Ænée,
Sans que de ces destins* la course soit bornée,
1055 Il survit à l’honneur, qu’il devoit tant cherir
Et peut nourrir encore l’espoir de m’acquerir,
Parce qu’à son217 Amour le Roy n’est pas propice [p. 62]
Il l’a conduit exprés dedans le precipice,
Croyant mal à propos par ce lasche moyen
1060 D’avancer nostre hymen, et m’oster au Troyen.

TURNE.

Portez encor plus haut vostre illustre colere,
Ouy j’ay trahy le Roy, l’Estat, et vostre Pere,
Imaginez, joignez d’autres maux à ceux-cy,
Si vous m’en accusez je m’en accuse aussi.

AMATA.

1065 Mais repoussez ce trait contre vostre adversaire
Et montrez qu’elle forme un soupçon temeraire.

LAVINIE.

Ouy si vous le pouvez faites voir que j’ay tort,
Et que nostre disgrace est un revers du sort*.

TURNE.

Je vay puis qu’il vous plaist parler en ma deffense
1070 Bien moins par intérest* que par obeyssance,
Et puis quand la raison m’aura justifié218
Je veux à vos soupçons estre sacrifié :
Le duël diverty* par l’abord d’un seul homme
Que je ne puis nommer, mais digne qu’on le nomme,
1075 Fit par un changement aussi prompt que fatal [p. 63]
D’un combat singulier un combat general.

LAVINIE.

Je scay cét accident* qui nous charge de honte,
Il n’est pas de besoin que l’on me le raconte.

TURNE.

Doncques sans raporter la harangue que fit
1080 Cét eloquent guerrier à qui l’on satisfit,
Vous sçaurez que son bras poussé de219 son courage*
Portant le premier coup fit éclatter l’orage,
Nos soldats animez de ces males discours
Le voyant en danger luy presterent secours,
1085 Lors les traits que dans l’air on décocha sans nombre
Firent qu’en plein midy l’on combattit à l’ombre,
Le desordre soudain semé dans les deux camps
Mesla les attaquez avec les attaquans,
Le carnage, l’horreur, l’assurance, les craintes,
1090 Le desespoir, les pleurs, les soupirs, et les plaintes,
Un nuage de poudre, un effroyable bruit
Changerent un beau jour en une affreuse nuit :
Parmy ce triste amas d’horreurs et de tenebres,
Où l’ombre ensevelit mille actions celebres,
1095 Tandis que je faisois par tout briller ce fer,
Le Roy s’esvanoüit de mesme qu’un esclair ; [p. 64]
Trois fois pour le trouver et pour fuir l’infamie
Je fus jusques au cœur de l’armée ennemie,
Et durant ce temps là, sans estre espouvanté
1100 Je vis plus de cent fois la mort à mon costé ;
Mais enfin ne prenant qu’une peine inutile
Je me persuaday qu’il estoit dans la ville,
Ainsi des ennemis je me sçeus dégager
Plus pour suivre le Roy, que pour fuir le danger.
1105 C’est de cette façon, rigoureuse* Princesse,
Que j’ay trahy l’Estat, mon honneur, ma Maitresse,
Mon crime est averé vous le devez punir,
Et c’est une faveur que je veux obtenir,
Un Prince genereux* auroit perdu la vie,
1110 Un veritable Amant vous auroit mieux servie,
Je suis un lasche Prince, un Amant deguisé
Et vous avez raison de m’avoir accusé.
Faites doncques agir votre justice extreme,
Commandez qu’on vous vange, ou vous vangez vous mesme,
1115 Tenez, prenez ce fer, donnez moy le trespas
Ou si vous l’aymez mieux, laissez faire ce bras.

LAVINIE.

Prince vous me bravez* et pour craitre ma honte
De vos jours et des miens vous faites peu de compte, [p. I, 65]
Aprés m’avoir montré quelle estoit mon erreur,
1120 Vous quittez la raison pour suivre la fureur.
Faites mieux, preservez une si belle vie
Des traits injurieux que decoche l’Envie*,
Si vous ne surmontez* ces indignes transports*
Le peuple les prendra pour l’effet d’un remors,
1125 Et dira comme il croit tousjours le vray semblable ;
Que Turne auroit vescu, s’il n’eust esté coupable.
Evitez ce reproche à vostre honneur mortel,
Tesmoignez aux Latins que vous n’estes point tel,
Rassemblez nos soldats, instruisez les d’exemple,
1130 Donnez de vostre cœur* une preuve bien ample,
Dans le Camp des Troyens allez tout foudroyer,
Portez y la frayeur sans vous en effrayer,
Et pour dire en un mot, si vous me voulez plaire
Laissez leur vostre vie ou leur ostez mon Pere,
1135 Oui malgré mon Amour je suis ferme en ce point,
Turne amenez mon Pere, ou ne revenez point ;
Que si de mes soupçons le souvenir vous fasche,
Songez que la nature est une forte attache,
Et que tousjours mon sexe* en des mal-heurs si grands
1140 Croit s’il est moderé plaindre mal ses parents.

TURNE.

Ma Princesse il suffit, ces deux mots m’adoucissent
Je ne desire plus que mes yeux s’obscurcissent,
Ce que j’ay de chaleur* tend à vous secourir [p. 66]
Et je meurs du regret d’avoir voulu mourir.
1145 Le temps ne permet pas qu’on le perde en parolles,
Les longs raisonnemens, marquent les ames* molles,
Il faut sans consulter dedans un mal pressant
Recourir au remede aussi tost qu’on le sent,
Bien souvent le venin qu’imprime la vipere
1150 Gaigne et blesse le cœur tandis qu’on delibere.
Adieu donc, je m’en vay combattre vaillamment
Vous aurez vostre Pere ou n’aurez plus d’Amant.

SCENE IV §

LATINUS, SIDON, TURNE,
AMATA, LAVINIE, TYRENE.

LATINUS.

Ænée est genereux*.

AMATA.

O Ciel peut il bien estre !

LAVINIE.

Mes yeux est ce le Roy que vous voyez paraistre.

TURNE.

1155 Vostre prise Seigneur n’estoit donc qu’un faux bruit ? [p. 67]

LATINUS.

Ne m’interrompez point, vous en serez instruit.
Quand je vy nos Soldats proches de leur defaite
Je me creus obligé de faire une retraite,
Mais au poinct* de me voir eschappé du hazar*
1160 Un ombrage surprend les chevaux de mon char,
Aussi-tost la frayeur les fait changer de route
Ils guident leur cocher dedans cette déroute,
Ils gourmandent220 le frein que son art leur a mis,
Et m’entraisnent enfin au camp des ennemis,
1165 Je n’y suis pas plustost qu’à l’instant on m’arreste,
Le soldat insolent me brave* et me mal-traite,
Et pensant de son Prince en estre bien voulu
Sur moy pour m’y conduire il se rend absolu ;
Mais apres m’avoir fait ce traittement* indigne
1170 Toute sa recompense est un affront insigne,
Son Monarque envers luy justement irrité
Le reprend devant moy de sa temerité,
Et m’ayant tesmoigné des respects incroyables
Il tient à ses sujets ces mots ou de semblables.
1175 Qu’un Roy ne soit pas libre, il est hors de raison,
Ou du moins l’Univers doit estre sa prison,
Soldats vous vous flattez d’un espoir infertile, [p. 68]
Conduisez ce Monarque aux portes de sa ville,
Je veux le rendre aux siens, et par cette action
1180 Montrer beaucoup d’Amour et peu d’ambition ;
Il est dit, il est fait, une de ses cohortes
Accompagne mon char, et me rend à nos portes.
Jugez apres ce trait de générosité
Si je dois approuver votre animosité,
1185 Et si sans estre ensemble ingrat, lasche, et barbare,
Je sçaurois oublier une faveur si rare :
Certes je ne le puis, les Rois sont obligez
De ne laisser jamais de bienfaits négligez,
Aussi ce conquerant auroit desja des marques
1190 Que221 je sçay m’acquiter du devoir des Monarques.
Desja vous le verriez dans nos rebelles murs
Recevoir des plaisirs et tranquilles et purs,
Il seroit possesseur de la beauté qu’il ayme,
Et son front brilleroit dessous mon Diadesme
1195 S’il avoit seulement secondé d’un souhait,
Le dessein arresté que mon cœur* avoit fait ;
Mais bien loin d’aspirer à ce haut advantage
Ce Prince genereux* m’a tenu ce langage,
Je ne cherche jamais de satisfaction
1200 Qu’en la gloire de faire une bonne action,
Que si j’ay merité quelque faveur plus grande
Seigneur veuillez souscrire à ma juste demande,
Qu’aujourd’huy mon Rival rentre dans le combat, [p. 69]
Et que nous terminons222 nostre amoureux debat*,
1205 Apres avoir juré les puissances celestes,
Nos serments violez, nous deviendroient funestes*,
Il y faut satisfaire et gauchir223 ce mal-heur
Par un sanglant effet d’amour et de valeur*,
C’est la seule faveur que je croy qui m’est duë
1210 Pour vostre liberté que je vous ay renduë.
Cela dit, il se tait et dans le mesme instant
Je proteste les Dieux de le rendre content,
Non sans estre touché d’une contraire envie*
A celle qui le porte au mépris de sa vie,224
1215 Je voudrois divertir* ce genereux* cruel
D’abandonner ses jours au hazard* d’un duël,
Mais je pretens en vain de flechir son courage*,
Avant qu’entrer225 au port il veut vaincre l’orage.
Turne soyez donc prest à combatre bientost,
1220 Montrez que rarement on vous prend au defaut ;
Que si de ce combat le peril vous transporte
Lisez ce mot d’écrit que Sidon vous aporte,
Il pourra rassurer vos esprits estonnez*,
Voyez ce qu’il contient, adieu, Sidon venez.

SCENE V §

TURNE, AMATA, LAVINIE, TYRENE.

LAVINIE.

1225 Madame, qui luy peut envoyer226 cette lettre ? [p. 70]

AMATA.

Je l’ignore, et ne sçay, ce qu’on doit s’en promettre.

TURNE.

Lettre.

Prince je suis ce Cavalier
Qu’on vit s’opposer à vos armes,
Lorsque pour mériter Lavinie et ses charmes,
1230 Vous tentiez le hazard* d’un combat singulier :
Je suis pres de finir ma trame227,
Un coup mortel m’arrache l’Ame*,
Les ondes de mon sang la jettent dans le port.
C’en est fait, elle m’est ravie :
1235 Mon frere en me vangeant triomphez de la mort,
Ou du moins en mourant, triomphez de la vie. [p. 71]
Juturne vostre sœur.
En cet évenement,
Ma tristesse est esgale à mon estonnement*,
Mon ame* en ce rencontre228 en cent parts divisee,
1240 Voit comme ma raison ma constance espuisee,
Si bien que mon mal-heur est estrange* à ce point
Qu’il fait que je luy cede* et ne le comprend point.

LAVINIE.

Si l’on peut de l’esprit juger par le visage
Le sien est agitté, d’un furieux* orage.

TURNE.

1245 Quoy ma sœur, c’est donc vous, qui sous un faux habit
Semates dans le camp un desordre subit ;
Qui vintes empescher qu’on ne vit deux espees
Pour un vivant Soleil au combat occupées,
C’est vous qui m’escrivez et qu’un coup furieux*
1250 Prive du bel esprit que vous teniez des Cieux ?
Mes cruels ennemis vous ont donc outragee ?
Mais je jure le Ciel que vous serez vangee,
Je suis sourd à l’Amour j’escoute mon devoir,
Ma maistresse sur moy n’a plus aucun pouvoir ;
1255 Ouy j’ose vous le dire aymable Lavinie,
Je prends tous vos soûpirs pour une tyrannie,
Soûpirer devant moy c’est tyraniquement, [p. 72]
Chocquer* la liberté d’un frere et d’un Amant.

AMATA.

Turne souvenez vous…

TURNE.

Que ma sœur me demande
1260 Que pour vanger son sang, tout le mien je repande.
Sus donc n’en parlons plus, cedons* à mon transport*
Puisqu’elle m’y convie,
Allons en la vangeant triompher de la mort,
Ou du moins en mourant, triompher de la vie.

AMATA.

1265 Dieux glacez son courage* et retenez son bras.

LAVINIE.

Dieux faites qu’il combate et qu’il ne meure pas.

ACTE V §

SCENE PREMIERE §

AMATA, LAVINIE, SIDON.

AMATA.

SIDON raconte nous cette triste avanture, [K, 73]
Ne tient pas plus long temps nos cœurs* à la torture,
Parle, et si tu le peux [en] cessant ton discours
1270 Termine ou pour le moins precipite nos jours ;

SIDON.

Ha ! Que plustost cent fois….

AMATA.

Obeis sans replicque,
On tait malaysement l’infortune publicque. [p. 74]

SIDON.

Ces illustres Rivaux lassez de voir le jour,
Et tous deux aveuglez de fureur et d’Amour
1275 Viennent en mesme temps dans la place assignee
Pour employer leurs mains contre leur destinee*,
Ce fut le champ de Mars qui rougit de leur sang,
Car le Troyen voulut s’esloigner de son camp
Afin que s’il vainquoit ce fameux advantage
1280 Ne se peut raporter à rien qu’à son courage*.
Donc arrivez qu’ils sont dans le lieu du combat
Ils s’engagent tous [deux] en un sanglant esbat229,
Tous deux avec plaisir s’obstinent à leur perte,
Tous deux marchent sans peur dessus leur tombe ouverte,
1285 D’une esgale chaleur* tous deux battent le fer,
Et tous deux de leurs yeux s’eslancent en esclair,
Tous deux pour se donner une nouvelle atteinte*
Meditent tous beaucoup, et puis font une feinte,
Bref, ils font remarquer, et d’une et d’autre part
1290 Beaucoup d’adresse jointe aux preceptes de l’art.

AMATA.

Que sert ce long discours, enfin Turne succombe,
Dy viste,

SIDON.

En reculant, le Ciel permet qu’il tombe [p. 75]
Et dans le mesme instant que le pied luy defaut,
Son Rival dessus luy se jette d’un plein saut.

LAVINIE.

1295 N’acheve pas.

AMATA.

Non, non, par ce raport funeste*,
Esteins si tu le peux la clarté qui me reste.

SIDON.

Turne est donc renversé dessous son ennemy,
Mais son corps en tombant a son cœur* affermy ;
Le Troyen qui voit tout respondre à son envie*
1300 Le presse* plusieurs fois de demander la vie,
Mais ce noble courage* au lieu d’y consentir
Se mocque du vainqueur qui le veut garentir230,
Toutefois la tendresse, ou le respect d’Ænée
L’empesche d’attenter dessus sa destinee*,
1305 Et luy fait avancer ce propos genereux*.
Prince relevez vous, soyons amis nous deux,
Les armes m’ont enfin la Princesse asservie,
Je vous donne ; ce Roy pensoit dire la vie,
Mais un funeste* objet que son œil découvrit [p. 76]
1310 Luy vint fermer la bouche au moment qu’il l’ouvrit.
Turne avoit dessus soy231 l’escharpe de Pallante,
D’un meurtre tout recent encor toute sanglante,
Ænée à cet objet232 oublia la pitié,
Et se rendit sensible aux traits de l’amitié ;
1315 Pallante avant sa mort estoit toute sa joye
Tous deux sembloient n’avoir qu’une trâme233 de soye,
Et pour le faire court234, le Ciel les avoit mis
En un degré plus haut que les parfaits amis ;
Cette escharpe fatale au bien de la patrie
1320 Emporte le Troyen jusques à la furie*,
Cet objet à ses yeux presente son amy,
Il y remarque encor le sang qu’il a vomy,
Et dans ce mesme instant sa memoire fidelle
Luy dit que Turne a fait cette action cruelle,
1325 Il entend ce raport, puis oyant son courroux
Il le fait relever et le perce de coups.

LAVINIE.

Ainsi donc de ses jours la course est terminee ?

SIDON.

Ces coups n’achevent pas sa triste destinée*,
Et bien qu’ils soient mortels, ils accordent pourtant
1330 Quelques momens de vie à son cœur palpitant.

AMATA.

Que disent nos soldats, à ce sanglant spectacle ? [p. 77]

SIDON.

Ils murmurent entre eux, mais c’est un foible obstacle,
Le Roy caresse* Ænée, et l’Honore du nom
De vainqueur qui merite un immortel renom,
1335 Pour prix de sa victoire il luy promet Madame.

AMATA.

Il ne peut de la sorte en disposer sans blâme.

SIDON.

Je croy qu’ils se rendront dans peu de temps icy.

LAVINIE.

Est-il possible ?

SIDON.

Au moins chacun le pense ainsi.

AMATA.

Apres tant de mal-heurs, laisse nous sans contrainte
1340 Ouvrir les yeux aux pleurs, et la bouche à la plainte,
Retire toy Sidon, de genereux* esprits [p. 78]
Ne sçauroient qu’en secret soûpirer sans mépris.

SCENE II §

AMATA, LAVINIE.

AMATA.

EStourdis du tonnerre, et frappez de la foudre,
A quoy nos deux esprits pourront-ils se resoudre,
1345 Dans ce commun naufrage, est-il rien que la mort
Qui puisse nous servir, et d’asile, et de port !

LAVINIE.

A mon secours aussi, seule je la reclame.

AMATA.

Glorieux desespoir, tesmoin d’une belle Ame*.
Vous braverez* ainsi cet insolent vainqueur
1350 Qui pense que son bras ait235 gaigné vostre cœur*,
Et qui236 croit vous trouver disposée et contente,
Qu’il joigne à vostre main la sienne encor sanglante,
Je n’attendois pas moins de generosité
D’un cœur* où les vertus* ont tousjours éclatté,
1355 Où l’honneur se fait voir dans un lustre qui brille, [p. 79]
D’une grande Princesse, en un mot de ma fille,
Je sçavois qu’en dépit des rigueurs* du destin*,
Vostre nom soustiendroit tousjours le nom Latin,
Et qu’en reflechissant237 sur ma pourpre éclattante
1360 Toutes vos actions rempliroient mon attente,
Que jamais le Troyen ne vous pourroit toucher,
Que comme le vaisseau qui heurte un grand rocher,
Si pour vous aborder, son Ame* est assez vaine*
Son débris asseuré, rend sa perte certaine ;
1365 Mais le Roy vient à nous, ma fille faites voir
Qu’un genereux* esprit n’entend que son devoir.

LAVINIE.

Devoir qui m’inquiete, et qui me desespere,
Irriteray-je un Roy, mépriseray je un Pere ?

SCENE III §

LATINUS, AMATA, LAVINIE.

LATINUS.

LE Démon des Troyens, reste victorieux,
1370 Turne est chargé de honte, Ænée est glorieux.
Le mirthe et le laurier238 environnent sa teste, [p. 80]
Ce dernier coup de foudre239 a calmé la tempeste
Nos discours sont finis par ce dernier combat,
Et le sort* nous eslève alors qu’il nous abat.
1375 Son absolu pouvoir semble affermir le nostre,
S’il nous oste un soustien, il nous en donne un autre,
Et s’il a consenty, qu’on vainquit vostre Amant,
Celuy qui l’a vaincu vous cherit ardament.
Dedans fort peu de temps il doit icy se rendre.
1380 Et pour se faire voir, et pour se faire entendre,
Il craint de vos rigueurs* l’excez qu’il a preveu,
Mais vous les oublierez, lors que vous l’aurez veu,
Et si vous luy donner un moment d’audience,
Vos desirs et les siens feront une alliance ;
1385 L’effet que j’en attens ne me peut decevoir*,
Il ne faut pour l’aymer que l’entendre et le voir,
Vueillez doncques ma fille, et le voir et l’entendre,
Puis qu’il doit estre enfin, vostre espoux et mon gendre.

AMATA.

Ouy Lavinie, ouvrez et l’oreille et les yeux
1390 Pour entendre, et pour voir un tygre240 ambitieux,
Un homme sans parens241, sans renom, sans demeure242,
Que de secrets remors, bourrellent243 à toute heure,
Et qui pour se laver de cent crimes divers [L, 81]
En vain depuis dix ans, a parcouru les Mers.
1395 Ouy ne refusez pas de voir une furie
Qui vomit son poison dessus vostre patrie,
Qui jette à tout propos des serpens dans son sein,
Voyez cet ennemy, voyez cet assassin,
Oyez pareillement discourir un perfide,
1400 Que noircissent les noms, de traitre et d’homicide.
Oyez le se vanter ; d’avoir tranché les jours
De l’agreable objet de vos chastes Amours,
Puisque pour le hayr, il ne faut que l’entendre,
Mon pouvoir en cecy, ne veut rien vous deffendre,
1405 Puisque pour le hayr, il ne faut que le voir,
Voyez le, j’y consens ainsi qu’à mon devoir.

LATINUS.

Madame le succez* trompera vostre attente,
Son visage est aymable, et sa bouche eloquente,
Quelque rebellion que puisse faire un cœur*,
1410 Ses belles qualitez l’en rendent le vainqueur.
Mais je m’estonne fort qu’une si sage Reine
Porte au courroux le Pere, et la fille à la haine,
Et que sans consulter la voix de la raison
Elle ralume encor le funeste* tison,
1415 Le flambeau devorant d’une sanglante guerre
Qui trouble mon repos, et désole ma terre.

AMATA.

Vous vous estonnez donc qu’une illustre vertu* [p. 82]
Demeure ferme encor sous un thrône abattu,
Vous vous estonnez donc qu’une Ame* genereuse*
1420 Cherisse encor l’honneur quand elle est mal-heureuse,
Que cet estonnement* est indigne d’un Roy,
Et que ces sentimens sont au dessous de moy.
Ma fille si mon sang en vous ne degenere,
Fuyez l’abaissement où tombe vostre Pere,
1425 N’aymez jamais Ænée, et vous ressouvenez,
Que ce seroit déchoir du lieu d’où vous venez.

LAVINIE.

Dieux, respect, pieté, quel party doy je prendre,
A qui doy-je des deux resister ou me rendre,
Ha ma Mere, ha ma Reine, ha mon Pere, ha mon Roy,
1430 Quel Empire aujourd’huy prenez vous dessus moy ?

LATINUS.

Tel qu’ordonne le Ciel,

AMATA.

Tel qu’inspire la crainte.

LATINUS.

Tel que veut mon honneur. [p. 83]

AMATA.

Tel que deffend ma plainte,
Tel que ne peut souffrir* ma vertu* ny mon rang,
Et que ne souffrira* personne de mon sang*.
1435 Lavinie eslevez et vos yeux et vostre Ame*,
Qu’un Throsne soit l’objet, où tende vostre flame*,
Ne vous abaissez point, et vous recherche en vain,
Quiconque n’aura pas un sceptre dans la main.

LATINUS.

L’estranger qui l’adore a porté cette marque
1440 Qui fait que dans un homme on revere un Monarque,
La fortune* contraire aux Princes genereux*
L’a rendu miserable autant qu’il fut heureux,
Son instabilité peut me traitter de mesme,
Elle peut m’arracher du front le diadesme,
1445 Mais quand je cederois* à sa déloyauté
Mon Regne cesseroit, et non ma Royauté,
Rendez vous Lavinie aux volontez d’un Pere,
Son pouvoir est plus grand que celuy d’une Mere,
Mesme laissant à part ces noms saincts et sacrez,
1450 Entre l’homme et la femme, on marque des degrez, [p. 84]
A quelque independance où vostre sexe* aspire,
Le mien a dessus luy tousjours eu de l’Empire,
Obeyssez moy donc, et vous faites des loix,
Des plaisirs de l’espoux, dont je vous ay fait choix,
1455 Il m’a fait recouvrer ma liberté perduë.

LAVINIE.

Cette belle action, est presente à ma veuë.

AMATA.

Il a causé les maux, qui font nostre soucy*.

LAVINIE.

Ses actes violents me sont presents aussi.

LATINUS.

La victoire a suivy le party de ses armes.

LAVINIE.

1460 Pour vaincre mes dedains, son bonheur a des charmes,

AMATA.

La mort vous a ravy vostre Amant par ses mains,

LAVINIE.

Ses fureurs par ce meurtre, ont accrû mes dedains, [p. 85]

LATINUS.

A se resoudre au bien, que vostre Ame* a de peine.

LAVINIE.

Qu’elle souffre de mal de se voir à la gesne*.

LATINUS.

1465 Ænée arrive icy, servez vostre pays.

LAVINIE.

Comment esperez vous, tous deux d’estre obeys,
Dieux, tesmoins des douleurs, dont mon Ame* est atteinte,
Esclairez ma raison dedans ce labyrinte.

SCENE IV §

ÆNEE, LATINUS, AMATA, LAVINIE.

ÆNEE.

Il falloit pour venir adorer vos beautez, [p. 86]
1470 Dompter les flots des mers, et je les ay domptez,
Il falloit pour remplir mon amoureuse idée
Mettre au hazard* ma vie, et je l’ay hazardée*,
Bref pour vous posseder malgré mes ennemis
Il falloit les soumettre, et je les ay soûmis ;
1475 Maintenant que pour vous rien ne me reste à faire,
Je viens de mes travaux* demander le salaire,
Mais celuy que je veux, et qui me sera doux,
C’est de cesser de vivre, ou d’estre aymé de vous.

AMATA.

Mourez donc, vous n’avez de part que dans sa hayne.

ÆNEE.

1480 Mourons donc, et mourant contentons une Reine. [p. 87]
Mais puisque deux beaux yeux m’ont soumis à leur Loy,
Esclave que je suis, je ne puis rien sur moy,
Il ne m’est pas permis d’attenter sur ma vie
Si celle que je sers n’approuve mon envie* :
1485 Madame dites moy par un de vos regards
Que je perce à vos yeux ce corps en mille parts.
Que j’arrache ce cœur, que l’Amour vous engage,
Je le dechireray sans rompre vostre image,
Oubliez aujourd’huy tout sentiment humain,
1490 Je vous offre ce fer et vous preste ma main,

LAVINIE.

Ils sont encore teints du sang que je regrette244.

AMATA.

Entendez de ce sang l’éloquence muette,
Il demande vangeance, et dit tacitement
Que vous perdiez le vostre, ou vangiez vostre Amant.

LATINUS.

1495 Fascheuses visions d’une femme obstinée,
Ce fer victorieux parle en faveur d’Ænée, [p. 88]
Il l’exalte d’avoir surmonté son Rival,
Vous ne l’entendez pas, ou vous l’expliquez mal,
Au reste conseillé d’un plus juste genie245,
1500 Je fay ce conquerant espoux de Lavinie.

LAVINIE.

Ha ! faites moy plustost le butin du cercueil,
Je ne verray jamais ce tygre246 d’un bon œil.

ÆNEE.

Vivant dans les douleurs depuis que je vous ayme
Je suis tygre en effet, mais c’est envers moy-mesm.

SCENE V §

SIDON, LATINUS, AMATA, LAVINIE, ÆNEE.

SIDON.

1505 SIre, Turne demande une faveur de vous.

LATINUS.

Quelle est-elle Sidon ?

SIDON.

D’embrasser vos genoux [p. M, 89]
Et de rendre en ce lieu, dans les bras de Madame
Ses devoirs et son sang, ses soûpirs et son Ame*.

LATINUS.

Pour le repos public ainsi que pour le sien,
1510 Il faut à son desir que j’oppose le mien,
Sa presence accroitroit l’injuste tyrannie
Qu’ose sur ce vainqueur exercer Lavinie,
Et ses yeux qui verroient ceux qu’ils ont tant aymez,
Paraitroient en mourant de colere animez,
1515 Ainsi pour un trespas il en souffriroit mille,
Allez qu’il se console et qu’il meure tranquille.

SIDON.

Sire si ces discours ont de la verité,
Il veut faire eclatter sa generosité.

LATINUS.

Si la chose est ainsi, je consens qu’on l’ameine.

SIDON.

1520 Il est dessus un lict dans la sale prochaine*.

SCENE VI §

LATINUS, AMATA. ÆNEE, LAVINIE.

LATINUS.

Lavinie il est temps d’écouter la raison, [p. 90]
Vos premiers mouvements* ne sont plus de saison ;
Quelque dessein que Turne ait formé dans son Ame*
Il faut que vostre ardeur s’esteigne avec sa flame*,
1525 Et que reduit au poinct* d’abandonner le jour
Il ait vostre pitié, ce Prince vostre Amour.

LAVINIE.

Pieté jusqu’à quand seras-tu combattuë !

AMATA.

Attendez pour tomber que je sois abattuë,
Soyez ferme tousjours.

ÆNEE.

Helas ! si sa pitié [p. 91]
1530 Doit attendre la fin de vostre inimitié,
Je puis bien me resoudre à vivre dans le monde
Sans espoir que sa flame* à la mienne responde.

AMATA.

Le spectacle sanglant qu’on nous vient faire voir,
Vous deffend de nourrir ce temeraire espoir.

SCENE DERNIERE §

TURNE, LATINUS, AMATA.
LAVINIE, ÆNEE, SIDON, TYRENE.

TURNE.

1535 QUe la parque à son gré tranche ma destinée*,
Que ce soit aujourd’huy ma derniere journée,
Que j’aille chez les morts sans partir de ce lieu,
J’expireray content vous ayant dit adieu,
La mort en nous ostant de ce monde où nous sommes
1540 Fait peut estre des Dieux en détruisant des hommes,
Dans ce haut sentiment loin de craindre ses coups [p. 92]
Je voudrois qu’elle vint m’assaillir devant vous,
Que dy-je, je voudrois, helas ! j’experimente
Dans ce corps languissant sa rigueur* vehemente,
1545 Je meurs, mais son pouvoir cedant* à vos beautez,
Quand elle m’a tué vous me ressuscitez.
Doncques puisque vos yeux où brillent tant de charmes,
Me mettent pour un temps à l’abry de ses armes,
Souffrez* qu’en ces momens qui me sont precieux
1550 Je vous donne un avis que j’ay receu des Cieux247.

LAVINIE.

Quel que soit cet avis je promets de le suivre.

TURNE.

Je ne puis davantage à mon honneur survivre,
Et quand je le pourrois avant qu’il fut demain
Moy-mesme contre moy j’armerois cette main,
1555 Ænée est mon vainqueur, son bras que rien ne dompte
Ainsi que de mon sang m’a fait rougir de honte,
Cet homme est un thresor qu’on ne peut estimer
Il vous ayme Madame, et vous devez l’aymer.

ÆNEE.

Rare et loüable effet d’un courage* heroïque.

TURNE.

1560 La volonté des Dieux par ma bouche s’explique, [p. 93]
Aymez, aymez le donc, et qu’apres mon trespas
Cet heureux estranger possede vos appas.
Je vous en fay Madame, une instante priere,
Ne me refusez pas cette faveur derniere.

LAVINIE.

1565 Quoy je pourrois aymer….

TURNE.

Vous n’avez qu’à vouloir,
Et vostre volonté fera vostre pouvoir.

AMATA.

Pensez-vous qu’elle vueille…

TURNE.

Un genereux* courage*
Se determine à tout où son devoir l’engage.

LAVINIE.

Est ce de mon devoir d’accepter pour Espoux
1570 Celuy dont les fureurs ont éclatté sur vous ?

TURNE.

Ouy, Madame, à cela le devoir vous invite, [p. 94]
Ma defaite et ma mort font voir qu’il vous merite,
D’ailleurs, malgré l’excez du dueil qui vous abat
Il faut garder les loix et l’ordre du combat.

LAVINIE.

1575 Mais….

TURNE.

O mais importun,

LAVINIE.

Voulez vous que j’oublie,
La mort qui nous separe et l’amour qui nous lie ?

TURNE.

C’est peu, je veux encor que ce noble vainqueur
Occupe desormais ma place en vostre cœur*,
Si vous m’avez aymé donnez m’en cette marque,
1580 Adieu, je vay payer le tribut à la parque,
Le feu qui m’animoit s’esteint par ce soûpir,
Souvenez vous au moins de mon dernier desir.

ÆNEE.

O generosité bien digne que l’histoire
En celebre à jamais et l’excez et la gloire, [p. 95]
1585 Je voy d’un œil jaloux une si belle mort
Et l’orage me plaist qui conduit à tel port.

LAVINIE.

Madame c’en est fait, sa vie est terminee,
Plaignons et soûpirons sa triste destinee*.

LATINUS.

« Les soûpirs continus et les tristes transports*
1590 « Tesmoignent* mal l’amour que l’on portoit aux morts,
« C’est en satisfaisant à leur derniere envie*
« Que l’on montre à quel poinct on cherissoit leur vie ;
Songez donc Lavinie à respondre au souhait
Qu’en vous disant adieu ce grand courage* a fait,
1595 Aux vœux de ce Heros cessez d’estre inflexible.

AMATA.

C’est un commandement qui tend à l’impossible.

LATINUS.

Pourquoy ?

LAVINIE.

Turne qui vit, encore dans mon cœur*
Le rend inaccessible à ce cruel vainqueur. [p. 96]

ÆNEE.

Dure obstination ! rigoureuse* constance !

LATINUS.

1600 Vous en viendrez à bout par la perseverance,
L’une et l’autre à la fin rendront vos voeux contens,
Mais il faut que ce soit un ouvrage du temps.

FIN.

PERMISION. §

Il est permis à la vefve Nicolas de Sercy, d’imprimer ou faire imprimer, la Tragedie, Intitulée le Turne, de Virgile, par le Sieur de la Brosse, fait ce II. Aoust.1646.

Fautes survenuës à l’impression.

Act. 2. Sc. I. vers 14. belles, lisez nobles. Sc. 2. vers I. belle, lisez bonne. Vers 21, en, lisez est. Sc. 3. vers 36. sa. lisez la. Sc 4. vers 44. son sang, lisez le Ciel. Acte 3. Sc. 2. vers 43. respects, lisez motifs. Sc. 3. vers. 30. mon lisez le. Sc. 4. vers 33. ardeur lisez d’abord. Acte IV. Sc. 1. ce lisez le.

Lexique §

Accident
« Hasard, coup de fortune » (Furetière).
V. 1077
Alarme
« Se dit figurément de toutes sortes d’appréhensions bien ou mal fondées » (Furetière).
V. 9, 154, 754, 946
Ame
« Se prend souvent pour la vie, le cœur »
« Partie spirituelle de l’homme quand elle est séparée de son corps »
V. 93, 353
« Signifie encore une personne particulière »
V. 345, 513, 758, 1419
« La personne qu’on affectionne extrêmement »
Atteinte
« Légère attaque, soit de maladie, soit de paroles »
V. 353.
« Action par laquelle on atteint, on touche » (Furetière).
V. 1287
Avouer
Reconnaître
V. 692
« Déclarer qu’on approuve quelqu’un en tout ce qu’il fait ou fera » (Ac.).
Braver
« Choquer, mépriser quelqu’un, le traiter de haut en bas » (Furetière).
V. 167, 820, 905, 967, 1009, 1117, 1166, 1349
« Figurément, signifie affronter les dangers, affronter la mort, s’y exposer sans crainte » (Ac.).
V. 624
Caresser
« Faire montre d’amitié ou de bienveillance envers quelqu’un par un accueil gracieux, par quelque cajolerie » (Furetière).
V. 441, 1333
Cartel
« Écrit qu’on envoie à quelqu’un pour le défier à un combat singulier » (Furetière).
V. 296, 685
Ceder
« Laisser ou abandonner quelque chose pour un temps ou par civilité »
V. 11, 226, 960.
« Obéir, déférer à quelque puissance supérieure, relâcher » (Furetière).
V. 179, 272, 756, 926, 1242, 1261, 1445, 1545
Cependant
Pendant ce temps
V. 101, 397.
Chaleur
« Mouvement de colère prompt et passager »
« Grande affection, zèle véhément, ardeur » (Ac.)
V. 702, 896, 1143, 1285
Chocquer
« Heurter avec violence ».
« Quereller, offenser »
V. 120, 261, 370, 456, 669, 1024, 1258.
« Blesser légèrement » (Furetière).
Cœur
« Vigueur, force, courage, intrépidité »
V. 29, 204, 507, 603, 691, 716, 885, 1130, 1298.
« Âme »
Sens moderne : siège des sentiments, particulièrement amoureux, et des émotions
V. 188, 267, 305, 412, 431, 495, 531, 536, 560, 587, 711, 998, 1350, 1578, 1597.
Consulter
« Prendre avis, conseil ou instruction de quelqu’un » (Ac.).
V. 607, 837
Courage
« Ardeur, vivacité, fureur de l’âme qui fait entreprendre des choses hardies, sans crainte des périls »
V. 38, 157, 214, 235, 530, 825, 865, 873, 984, 1081, 1217, 1265, 1280.
« Vertu qui élève l’âme et qui la porte à mépriser les périls, quand il y a des occasions d’exercer la vaillance, ou à souffrir des douleurs, quand il y a lieu de montrer sa constance et sa fermeté » (Furetière).
V. 65, 125, 331, 454, 585, 1301, 1559, 1567, 1594
Debat
Contestation en matière civile
V. 96, 1204.
Décevoir
« Tromper » (Ac.).
V. 1385
Deffier
« Provoquer quelqu’un au combat, l’appeler en duel ».
« Mettre quelqu’un à pis faire, lui déclarer qu’on ne le craint pas ».
« N’avoir pas confiance en quelque chose » (Ac.)
V. 948
Destinée/destin
« Disposition ou enchaînement (irrévocable) de causes secondes ordonné par la Providence, qui emporte une nécessité de l’événement » (Furetière).
V. 2, 99, 359, 615, 649, 681, 746, 766, 832, 911, 1357
Destin particulier d’un être
V. 94, 206, 568, 961, 1054, 1588.
Vie, existence
V. 583, 948, 1276, 1304, 1328, 1535.
Devant
« Préposition d’ordre, il est opposé à après » (Ac.).
V. 692
Divertir
« Détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein » (Furetière).
V. 487, 683, 1073, 1215
Ennui
« Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long » (Furetière)
V. 318, 411
Envie
« Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualités ou la prospérité de quelqu’un »
V. 644, 922.
« Passion, désir qu’on a d’avoir ou de faire quelque chose » (Furetière).
V. 73, 142, 201, 249, 281, 370, 482, 638, 813, 922, 985, 1122, 1213, 1299, 1484, 1591
Esprouver
« Faire expérience, connaître par expérience » (Ac)
V. 163, 819
Estime
« Le cas, l’état qu’on fait d’une personne, ou de son mérite, de sa vertu » (Ac.)
V. 390
Estonnement
« Action ou effet qui cause de la surprise, de l’admiration »
V. 736.
« Surprise causée par quelque chose d’extraordinaire, d’inattendu » (Furetière).
V. 1238, 1421
Estonner
« Ébranler, faire trembler par quelque grande, par quelque violente commotion » (Ac.).
V. 1223
Estrange
« Qui n’est pas dans l’ordre et dans l’usage commun » (Ac.)
V. 1241
Faix
« Fardeau, chose pesante que l’on porte » (Ac.)
V. 352
Fatal
« Qui porte avec soi une destinée inévitable » (Ac.).
V. 727
Feux
« Se dit figurément, en choses spirituelles, morales, de la vivacité de l’esprit, de l’ardeur des passions » (Furetière)
V. 92, 116, 143.
Flamme
« Désigne figurément l’amour profane » (Furetière).
V. 82, 261, 346, 653, 810, 1034, 1436, 1524, 1532
Fort
« Se prend aussi figurément pour courageux, magnanime » (Ac.)
V. 7
Fortune
« Ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu » (Furetière)
V. 45, 438, 1441
« Tout ce qui peut arriver de bien ou de mal à un homme » (Ac.)
V. 665, 725
Foy
« Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose et qu’on promet d’exécuter » (Furetière). S’emploie surtout pour la « foy conjugale ».
V. 88, 468, 711, 909
Funeste
« Qui cause la mort, ou qui en menace, ou quelque autre accident fâcheux, quelque perte considérable »
V. 174, 773, 783, 1206, 1295, 1414.
« Tragique, violent ».
« Qui porte avec soi le malheur et la désolation » (Furetière).
V. 1309
Furie
« Passion violente de l’âme, qui outre sa colère »
V. 1026, 1320.
« Ce qui se fait avec ardeur, promptitude, courage, impétuosité » (Furetière)
V. 149.
Furieux
« Qui est transporté de colère, de fureur, de furie ; qui a de la violence, de l’impétuosité, de l’excès »
V. 140, 491, 919, 1244, 1249.
« Qui cause l’admiration » (Furetière).
Genereux
« Qui a l’âme grande et noble, et qui préfère l’honneur à tout autre intérêt »
« Brave, vaillant, courageux »
Épître, v. 44, 103, 363, 395, 477, 606, 655, 688, 825, 907, 923, 951, 1109, 1215.
« Libéral » (Furetière).
V. 1305
Gêner
« Tenir en contrainte, mettre quelqu’un dans un état violent en l’obligeant de faire ce qu’il ne veut pas, ou en l’empêchant de faire ce qu’il veut » (Ac.).
V. 1037
Gêne
« Peine d’esprit, contrainte fâcheuse, état violent où l’on se trouve réduit » (Ac.).
V. 1464
Hasard
« Cas fortuit, ce qui arrive sans cause apparente ou nécessaire »
V. 1472.
« Péril, danger, risque » (Furetière).
Hasarder
« Risquer, mettre au hasard » (Furetière).
V. 74, 458, 552, 593, 1472
Interdit
« Estonné, troublé, qui ne sçait ce qu’il fait, ce qu’il dit » (Ac.)
V. 279
Interet
« Tout ce qui regarde le bien, la gloire, le repos tant de l’Etat que des particuliers »
V. 150, 582, 1070.
« Se dit aussi de la part qu’on prend en quelque chose, de la défense qu’on entreprend, de la protection qu’on lui donne » (Furetière).
V. 39
Merite
« Assemblage de plusieurs vertus ou de bonnes qualités en quelque personne, qui lui donne de l’estime et de la considération » (Furetière).
Mouvemens
« Guerres intestines, troubles, séditions, au sens moral et spirituel » (Furetière).
V. 305
« Élan, impulsion »
V. 103, 288, 535, 675, 1522.
Occasion
« Hasard, fortune, qui fait trouver un temps, un lieu favorable pour faire quelque chose »
V. 28, 651.
« Rencontre particulière, circonstance » (Furetière).
Passion
« En morale, se dit des différentes agitations de l’âme selon les divers objets qui se présentent à ses sens » (Furetière).
V. 320
« Se dit par excellence de l’amour » (Furetière).
V. 244, 345
« Chaleur avec laquelle on fait quelque chose » (Furetière)
« Désir violent ou inclination qui nous donne de l’affection pour quelque chose » (Furetière)
Point (sur le)
Au moment où
V. 960, 1159
Prévenir
« Détourner, empêcher par des précautions que quelque chose n’arrive » (Ac.)
V. 179
« Anticiper » (Ac.)
V. 203
Presser
« Poursuivre vivement, tant au combat qu’à la dispute » (Furetière)
V. 186, 535, 1027, 1300.
Prochaine
« Qui est proche » (Ac.)
V. 14, 401, 1520
Rigoureux
« Qui est dur, sévère, douloureux » (Furetière).
V. 224, 656, 1105, 1599
Rigueur
« Dureté, sévérité » (Furetière)
V. 308, 437, 1357, 1381, 1544.
Sang
« Se dit aussi de la parenté, de la race » (Furetière)
V. 260, 333, 632, 1434.
Sexe
« Absolument parlant, se dit des femmes » (Furetière).
V. 181, 1139, 1451
Soin
« Diligence qu’on apporte à faire réussir une chose, à la garder, à la conserver, à la perfectionner »
V. 76, 488, 633, 948.
« Attache particulière qu’on a auprès d’un maître ou d’une maîtresse pour les servir ou leur plaire » (Furetière).
V. 450, 606
Sort
« Hasard, ce qui arrive fortuitement »
V. 69, 95, 375, 435, 505, 753, 915, 1068, 1364
« Incertitude des événements »
« Se dit poétiquement de la vie et de la fortune des hommes » (Furetière)
V. 642, 741, 922
Souci
« Chagrin, inquiétude » (Furetière).
V. 1457
Souffrir
« Sentir de la douleur, du mal, ou quelque incommodité considérable »
« Se dit aussi en morale des afflictions de l’esprit, des émotions de l’âme » (Furetière)
V. 308, 1038
« Permettre » (Ac.)
V. 62, 460, 574, 689, 1549
« Tolérer, ne pas empêcher » (Ac.)
V. 718, 863, 970, 1433, 1434
Succez
« Événement » (Ac.).
V. 1407
Superbe
« Vain, orgueilleux, qui a de la présomption, une trop bonne opinion de lui-même » ; en nom commun, il désigne l’orgueil
V. 638, 739, 819, 858.
« Qui marque la magnificence, la somptuosité » (Furetière).
V. 904
Surmonter
« Vaincre, avoir avantage sur quelqu’un » (Furetière).
V. 1, 73, 682, 761, 1123
Tesmoigner
« S’ouvrir, faire connaître son sentiment »
« Servir de témoin, montrer » (Furetière)
V. 65, 245, 271, 443, 569, 1590
Timide
« Craintif, peureux » (Ac.)
V. 453, 976, 984
Transport
« Se dit figurément, en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’âme par la violence des passions » (Furetière).
Traittement
« Bon ou mauvais accueil fait à quelqu’un » (Furetière)
V. 17, 1169
Travaux
« Peines qu’on a prises, qu’on s’est données, à quelque entreprise glorieuse, dans l’exécution de quelque chose de difficile » (Ac.)
V. 48, 613, 622, 682, 1476
Vain
« Qui est sans fondement »
V. 247.
« Qui est dépourvu d’efficacité »
V. 564.
« Glorieux, superbe, orgueilleux » (Furetière).
V. 91, 483, 1363
Valeur
« Grandeur de courage, ardeur belliqueuse »
V. 18, 27, 391, 745, 843, 895, 942, 1208
« Se dit aussi de toute autre estimation que celle de l’argent »
V. 211
Vertu
« Force, vigueur, tant du corps que de l’âme »
V. 24, 72, 129, 138, 183, 200, 218, 355, 394, 508, 524, 601, 632, 1417, 1433.
« Se dit figurément en morale de la disposition de l’âme, ou habitude à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loi et la raison » (Furetière).
V. 448, 710, 1354

Extraits de l’Enéide (traduction par Jacques Perret, 1987, Les Belles Lettres). §

Exim Gorgoneis Allecto infecta venenis principio Latium et Laurentis tecta tyranni celsa petit tacitumque obsedit limen Amatae, quam super adventu Tuecrum Turnique hymenaeis femineae ardentem curaeque iraeque coquebant. Huic dea caeruleis unum de crinibus anguem conicit inque sinum praecordia ad intima subdit, quo furibonda domum monstro parnisceat omnem. Ille inter vestis et levia pectora lapsus volvitur attactu nullo fallitque furentem vipeream spirans animam ; fit tortile collo aurum ingens coluber ; fit longae taenia vittae innectitque comas et membris lubricus errat. Ac dum prima lues udo sublapsa veneno pertemptat sensus atque ossibus implicat ignem necdum animus toto percepit pectore flammam, mollius et solito matrum de more locuta est multa super natae lacrimans Phrygiisque hymenaeis : « Exsulibusne datur ducenda Lavinia Teucris, o genitor, nec te miseret gnataeque tuique ? Nec matris miseret, quam primo aquilone relinquet perfidus alta petens abducta virgine praedo ? An non sic Phrygius penetrat Lacedaemona pastor Ledaeamque Helenam Troianas vexit ad urbis ? Quid tua sancta fides ? Quid cura antiqua tuorum et consanguineo totiens data dextera Turno ? Si gener externa petitur de gente Latinis idque sedet Faunique premunt te jussa parentis, omneme equidem sceptris terram quae libera nostris dissidet externam reor et sic dicere divos. Et Turno, si prima domus repetatur origo, Inachus Acrisiusque patres mediaeque Mycenae. » Hi subi nequiquam dictis experta Latinum contra stare videt (…).

Aussitôt Allecto, chargée de poisons gorgoniens, commence par le Latium et gagne le haut palais du roi des Laurentes. Elle s’assied sur le seuil silencieux d’Amata. L’arrivée des Troyens et l’hymen projeté avec Turnus brûlaient cette femme passionnée de soucis et de colère. La déesse détache un de ses serpents de sa chevelure azurée, le jette et le cache jusqu’au fond du sein de la reine afin de lui inspirer par ce prodige une fureur qui bouleverse tout le palais. Le reptile s’est glissé entre les vêtements et la douce poitrine : il se déroule sans la toucher, et à son insu lui souffle une haleine vipérine qui excite sa fureur. Le monstrueux serpent n’est plus qu’un collier d’or au cou d’Amata ; il n’est plus qu’une longue bandelette qui retient ses cheveux et coule sur ses membres. Tant que les premières atteintes du visqueux poison ont seulement commencé à toucher ses sens, tant que le feu court dans ses os sans que, dans toute sa poitrine, la vie en ait encore été saisie, la reine parle doucement comme une mère et verse d’abondantes larmes sur l’hymen de sa fille et du Phrygien : « Est-ce donc à ces exilés, à ces Troyens que tu vas donner Lavinia en mariage, toi, son père ? Tu n’as donc aucune pitié de ta fille et de toi-même ? Aucune pitié de sa mère qu’au premier souffle de l’Aquilon ce perfide ravisseur abandonnera pour gagner la haute mer avec sa proie, notre enfant ? N’est-ce pas ainsi que le berger phrygien entra à Lacédemone et emporta la fille de Léda, Hélène, vers la ville de Troie ? Qu’as-tu fait de ta parole religieusement donnée ? Qu’as-tu fait de ton ancien amour pour les tiens et de ta main tant de fois mise dans la main de Turnus qui est de notre sang ? S’il te faut pour les Latins un gendre d’une nation étrangère, si c’est bien cela que tu veux, si les commandements de ton père Faunus t’y obligent, tout pays libre et indépendant de nous est à mes yeux une terre étrangère, et c’est ainsi, je le crois, que l’entendent les dieux. Au surplus, si nous remontons aux origines de sa famille, les ancêtres de Turnus sont Inachus et Acrisius, et ils viennent du milieu de la Grèce, de Mycènes. » C’est ainsi qu’elle éprouve vainement Latinus qui reste inébranlable. (VII, 341-374)

Haud secus accenso gliscit violentia Turno. Tum sic adfatur regem atque ita turbidus infit : « Nulla mora in Turno ; nihil est quod dicta retractent ignavi Aeneadae, nec quae pepigere recusent : congredior. Fer sacra, pater, et concipe foedus. Aut hac Dardanium dextra sub Tartara mittam, desertorem Asiae (sedeant spectentque Latini), et solus ferro crimen commune refellam, aut habeat victos, cedat Lavinia conjux. »

Olli sedato respondit corde Latinus : « O praestans animi juvenis, quantum ipse feroci virtute exsuperas, tanto me impensius aequom est consulere atque omnis metuentem expendere casus. Sunt tibi regna patris Dauni, sunt oppida capta multa manu, nec non aurumque animusque Latinost ; sunt aliae innuptae Latio et Laurentibus arvis, nec genus indecores. Sine me hace haud mollia fatu sublatis aperire dolis, simul hoc animo hauri : me natam nulli veterum sociare procorum fas erat, idque omnes divique hominesque canebant. Victus amore tui, cognato sanguine victus conjugis et maestae lacrimis, vincla omnia rupi, promissam eripui genero, arma impia sumpsi. Ex illo qui me casus, quae, Turne, sequantur bella, vides, quantos primus patiare labores. Bis magna victi pugna vix urbe tuemur spes Italas ; recalent nostro Thybrina fluenta sanguine adhuc campique ingentes ossibus albent. Quo referor totiens ? Quae mentem insania mutat ? Si Turno exstincto socios sum adscire paratus, cur non incolumi potius certamina tollo ? Quid consanguinei Rutuli, quid cetera dicet Italia, ad mortem si te (fors dicta refutet ! ) prodiderim natam et conubia nostra petentem ? Respice res bello varias, miserere patentis longaevi, quem nunc maestum patria Ardea longe dividit. » Haudquaquam dictis violentia Turni flectitur ; exsuperat magis aegrescitque medendo. Ut primum fari potuit, sic institit ore : « Quam pro me curam geris, hanc precor, optime, pro me deponas letumque sinas pro laude pacisci. Et nos tela, pater, ferrumque haud debile dextra spargimus, et nosro sequitur de volnere sanguis ; longe illi dea mater erit, quae nube fugacem feminea tegat et vanis sese occulat umbris. »

At regina nova pugnae conterrita sorte flebat et ardentem generum moritura tenebat : « Turne, per has ego te lacrimas, per si quis Amatae tangit honos animum (spes tu nunc una, senectae tu requies miserae, decus imperiumque Latini te penes, in te omnis domus inclinata recumbit), unum oro : desiste manum committere Teucris. Qui te cumque manent ; simul haec invisa relinquam lumina nec generum Aenean captiva videbo. » Accepit vocem lacrimis Lavinia matris flagrantis perfusa genas, cui plurimus ignem subjecit rubor et calefacta per ora cucurrit. Indum sanguineo veluti violaverit ostro si quis ebur, aut mixta rubent ubi lilia multa alba rosa, talis virgo dabat ore colores. Illum turbat amor figitque in virgine voltus ; ardet in arma magis paucisque adfatur Amatam : « Ne, quaeso, ne me lacrimis neve omine tanto prosequere in duri certamina Martis euntem, o mater ; neque enim Turno mora libera mortis.

Telle grandit en lui la violence maintenant que Turnus a pris feu. Il aborde le roi et commence avec emportement : « Turnus ne se dérobe pas ; les lâches Enéades n’ont aucun prétexte pour reprendre leur parole ou remettre en cause ce qu’ils ont solennellement promis ; je vais combattre. Apporte, grand roi, les objets sacrés, prépare nos conventions. Ou de ce bras j’enverrai le Dardanien au fond du Tartare, ce déserteur de l’Asie, (que les Latins s’asseyent et regardent ! ), et seul je rejetterai par l’épée la querelle qu’il nous fait à tous, ou que, sous lui, tous vaincus il nous tienne, que Lavinia lui soit livrée en épouse. »

Latinus lui répondit avec calme : « O guerrier magnanime, autant tu t’affirmes grand par la fierté de ton courage, d’autant plus soigneusement moi, je dois réfléchir et peser, non sans appréhensions, toutes les chances. Tu as un royaume, celui de ton père Daunus, maintes villes encore, que ton bras a conquises ; Latinus a de l’or et est généreux ; il existe au Latium et aux champs des Laurentes d’autres vierges libres encore et dont la race n’est pas indigne de toi. Permets-moi de mettre au clair sans réticence des choses qui ne sont pas agréables à dire, et en même temps pénètre-toi bien de ceci : il m’était interdit d’unir ma fille à aucun de ses anciens prétendants ; cela, toutes les voix saintes me le disaient, celles des dieux, celles des hommes. Vaincu par l’affection que je te portais, vaincu par la parenté de nos sangs, par les larmes et par l’affliction de mon épouse, j’ai rompu tous les liens, j’ai arraché sa fiancée à mon gendre, j’ai pris des armes sacrilèges. Depuis lors, les malheurs, les guerres qui me poursuivent, tu les vois, Turnus, et ces travaux gigantesques dont tu portes le poids tout le premier. Deux fois vaincus en de grandes batailles, nous défendonc à grand-peine, en notre ville, les espérances des Italiens ; les flots du Tibre sont chauds encore du sang des nôtres, les vastes plaines blanchissent sous leurs os. Pourquoi tant de fois revenir en arrière ? Quel délire trouble mes résolutions ? Si, Turnus une fois mort, je suis prêt à les recevoir comme alliés, pourquoi ne pas plutôt arrêter les combats tandis qu’il est vivant ? Que diront ces Rutules qui nous sont unis par le sang, que dira toute l’Italie si je t’ai livré à la mort (que l’événement confonde ces parloes ! ) quand tu recherchais ma fille et mon alliance ? Songe aux incertitudes de la guerre, aie pitié de ton vieux père qu’Ardée votre patrie retient aujourd’hui loin de toi dans la tristesse. » La violence de Turnus ne fléchit pas, à ces paroles ; elle s’enfle encore et les remèdes l’enveniment. Dès qu’il put parler, il reprit en ces termes : « Le souci que tu prends de mes intérêtes, bon père, dans mon intérêt, je t’en prie, quitte-le, souffre que j’engage ma mort au bénéfice de ma gloire. Nous aussi, grand roi, nous lançons des traits, et un fer qui dans nos mains n’est pas sans puissance ; les blessures que nous avons faites s’emplissent aussi de sang ; sa mère, la déesse, ne pourra rien pour lui, si empressée à le couvrir, ce fuyard, d’une nuée bien féminine, à se cacher dans des ombres creuses. »

Mais la reine, épouvantée par l’approche imprévue de ce combat, pleurait et, comme femme prête à mourir, retenait l’emportement de son gendre : « Turnus, par égard pour mes larmes, pour le cas que tu fais de l’honneur d’Amata (tu es maintenant le seul espoir, la seule assurance de notre vieillesse pitoyable ; la dignité, l’autorité de Latinus sont entre tes mains ; de notre maison qui penche tu es le seul appui), je ne t’adresse qu’une prière : cesse de te battre contre les Troyens. Quel que doive être ton lot dans ce combat, il doit être également le mien ; au même moment je quitterai cette lumière que je hais, et je ne verrai pas, captive, Enée devenu mon gendre. » Lavinia accueillit avec des larmes les paroles de sa mère, inondant ses joues brûlantes ; une vive rougeur y fit monter un feu, chaleur courant sur son visage. Ainsi un artiste teint l’ivoire indien du sang de la pourpre, ainsi, mêlés à des bouquets de roses, rogissent de blancs lis, telles les couleurs sur les traits de la jeune fille. Pour lui, l’amour le trouble et il fixe son regard sur la jeune fille ; son ardeur à combattre s’accroît et il dit brièvement à Amata : « Je t’en prie, ne m’accompagne pas de ces larmes et d’un si lourd présage, quand je vais aux dures batailles de Mars, ô mère ; Turnus n’est pas libre d’écarter la mort. (XII, 9-74)

Tum pius Aeneas stricto sic ense precatur : « Esto nunc sol testis et haec mihi terra vocanti, quam propter tantos potui perferre labores, et pater omnipotens et tu Saturnia conjunx (jam melior, jam, diva, precor), tuque inclute Mavors, cuncta tuo qui bella, pater, sub numine torques ; fontique fluviosque voco quaeque aetheris alti religio et qaue caeruleo sunt numina ponto : cesserit Ausonio si fors victoria Turno, convenit Evandri victos discedere ad urbem, cedet Iulus agris, nec post arma ulla rebelles Aeneadae referent ferrove haec regna lacessent. Sin nostrum adnuerit nobis victoria Martem (ut potius reor et potius di numine firment), non ego nec Teucris Italos parere jubebo nec mihi regna peto : paribus se legibus ambae invictae gentes aeterna in foedera mittant. Sacra deosque dabo ; socer arma Latinus habeto, imperium sollemne socer ; mihi moenia Teucri constituent urbique dabit Lavinia nomen. »

Sic prior Aeneas, sequitur caelum tenditque ad sidera dextram : « Haec eadem, Aenea, terram, mare, sidera, juro Latonaeque genus duplex Janumque bifrontem vimque deum infernam et duri sacraria Ditis ; audiat haec genitor qui foedera fulmine sancit. Tango aras, medios ignis et numina testor : nulla dies pacem hanc Italis nec foedera rumpet, que res cumque cadent ; nec me vis ulla volentem avertet, non, si tellurem effundat in undas diluvio miscens caelumque in Tartara solvat, ut sceptrum hoc » (dextra sceptrum nam forte gerebat) « numquam fronde levi fundet virgulta nec umbras, cum semel in silvis imo de stirpe recisum matre caret posuitque comas et bracchia ferro, olim arbos, nunc artificis manus aere decoro inclusit patribuque dedit gestare Latinis. » Talibus inter se firmabant foedera dictis conspectu in medio procerum. Tum rite sacratas in flammam jugulant pecudes et viscera vivis eripiunt cumulantque oneratis lancibus aras.

At evro Rutulis impar ea pugna videri jamdudum et vario misceri pectora motu, tum magis ut propius cernunt non viribus aequis. Adjuvat incessu tacito progressu et aram suppliciter venerans demisso lumine Turnus pubentesque genae et juvenali in corpore pallor. Quem simul ac Juturna soror crebrescere vidit sermonem et volgi variare labantia corda, in medias acies formam adsimulata Camerti, cui genus a proavis ingens clarumque paternae nomen erat virtutis et ipse accerrimus armis, in medias dat sese acies haud nescia rerum rumoresque serit varios ac talia fatur : « Non pudet, o Rutuli, pro cunctis talibus unam objectare animam ? Numerone an viribus aequi non sumus ? En omnes et Troes et Arcades hi sunt, fatalisque manus, infensa Etruria Turno. Vix hostem, alterni si congrediamur, habemus. Ille quidem ad superos, quorum se devovet aris, succedet fama vivosque per ora feretur ; nos patria amissa dominis parere superbis cogemur, qui nunc lenti consedimus arvis. » Talibus incensa est juvenum sententia dictis jam magis atque magis, serpitque per agmina murmur ; ipsi Laurentes mutati ipsique Latini. Qui sibi jam requiem pugnae rebusque salutem sperabant, nunc arma volunt foedusque precantur infectum et Turni sortem miserantur iniquam. His aliud majus Juturna adjungit et alto dat signum caelo, quo non praesentius ullum turbavit mentes Italas monstroque fefellit.

Alors le pieux Enée, l’épée nue, fait cette prière : « Que le soleil en cet instant soit mon témoin, et témoin aussi cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si rudes travaux, et toi, Père tout-puissant, et toi, Saturnienne, son épouse (oui, moins sévère pour nous, oui déesse, je te prie), et toi, illustre Mars, ô père, qui fais sous ta puissance mouvoir toutes les guerres ; et j’invoque les sources et les fleuves, tout ce qu’on adore dans les hauteurs de l’éther et les puissances de la sombre mer. Si la victoire, d’aventure, se déclare pour l’Ausonien Turnus, il est convenu que les vaincus se retirent vers la ville d’Evandre, Iule quittera ce territoire, et jamais dans la suite les Enéades devenus rebelles ne ramèneront ici leurs armes ou ne provoqueront ce royaume par le fer. Mais si la victoire a consenti que Mars fût pour nous, comme je le crois plutôt et plutôt veuillent les dieux le confirmer de leur puissance, je n’ordonnerai pas que les Italiens obéissent aux Troyens et je ne demande pas la royauté pour moi : que sous des lois égales les deux nations invaincues s’unissent sous une alliance éternelle. Leurs rites, leurs dieux, je les leur donnerai moi-même ; que mon beau-père Latinus possède le pouvoir militaire, qu’il ait, lui mon beau-père, l’autorité sacrée. Pour moi, les Troyens m’élèveront des murs et Lavinia donnera son nom à cette ville. »

Ainsi parle Enée, le premier ; puis le roi Latinus continue en ces termes, les yeux levés au ciel, et il tend sa main vers les astres : « Sur ces mêmes conventions, Enée, je m’engage moi-même devant la terre, la mer, les astres, les dieux enfants de Latone, Janus au oduble front, la force infernale des dieux, les sanctuaires de Dis l’impitoyable. Que le Père entende ces paroles, lui qui de sa foudre sanctionne les traités. Je touche ces autels, j’atteste ces feux placés entre nous, ces puissances divines : aucun jour, du côyé des Italiens, ne rompra cette paix ni ce traité, quoi qu’il arrive ; moi-même, aucune force n’en détournera mon vouloir, dût-elle emporter la terre dans les flots en les mêlant par un déluge ou fondre le ciel dans le Tartare. Aussi vrai que ce sceptre (il avait justement son sceptre dans la main) n’épandra plus sous un léger feuillage des rameaux ni des ombres, depuis qu’un jour dans la forêt, coupé au ras du tronc, il a perdu sa mère et déposé sa chevelure, ses bras sous le fer, arbre jadis, maintenant l’habileté de l’artiste l’a enserré dans le bronze magnifique et l’a mis dans la main des anciens du Latium. » Telles étaient les paroles par lesquelles l’un et l’autre ils scellaient le traité, à la vue des premiers de leurs peuples. Alors ils égorgent au-dessus de la flamme les bêtes rituellement consacrées, ils arrachent leurs entrailles encore vives et accumulent sur les autels des plateuax lourdement chargés.

Mais les Rutules depuis longtemps déjà désapprouvaient l’idée de ce combat et des mouvements divers troublaient leurs cœurs. Davantage encore maintenant, à reconnaître de plus près que les deux hommes n’ont pas des forces égales. Turnus les confirme dans ces sentiments quand ils le voient s’avanacer silencieux, vénérant l’autel dans l’attitude d’un suppliant, les yeux baissés, quand ils remarquent la jeunesse de ses traits, et, en dépit de l’âge, sa pâleur. Dès que sa sœur Juturne sentit que le murmure grandissait et que les cœurs mobiles de la multitude étaient en passe de changer, elle se jette entre les rangs, ayant pris les traits de Camers, guerrier d’une antique noblesse, fils d’un père dont la bravoure avait eu un éclat particulier, lui-même plein de fougue sous les armes ; adroitement, elle va, vient au milieu des hommes, sème des avis divers et parle ainsi : « N’avons-nous pas honte, Rutules, pour soutenir notre cause à tous, et tels que nous sommes, de jeter en avant un homme seul ? Est-ce le nombre, sont-ce les forces qui nous manquent ? Voyez, ils sont tous là, les Troyens, les Arcadiens et l’armée du destin, cette Etrurie qui en veut à Turnus. A peine chacun des nôtres a-t-il devant lui un ennemi, si nous n’étions qu’un sur deux à combattre. Oui, sa gloire l’élèvera jusqu’aux dieux, lui qui maintenant se dévoue sur leurs autels ; toujours vivant, son nom volera sur les lèvres des hommes. Mais nous, ayant perdu notre patrie, nous serons contraints d’obéir à des maîtres superbes, pour nous être aujourd’hui paresseusement assis par terre dans nos champs. » Ces paroles échauffent l’esprit des guerriers, et de plus en plus ; un murmure court dans les bataillons, les Laurentes eux-mêmes sont changés et eux-mêmes les Latins. Ils espéraient naguère le repos après leurs combats, le salut de leurs biens ; ils veulent maintenant se battre, prient les dieux que le traité soit sans effet et déplorent l’injuste sort fait à Turnus.

Juturne fait mieux encore : dans les hauteurs du ciel elle suscite un signe dont le caractère prodigieux eut une efficacité décisive pour jeter trouble et confusion dans l’esprit des Italiens. (XII, 175-246)

At pater Aeneas audito nomine Turni deserit et muros et summas deserit arces praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit laetitia exsultans horrendumque intonat armis : quantus Athos aut quantus Eryx aut ipse coruscis cum fremit ilicibus quantus gaudetque nivali vertice se attollens pater Appenninus ad auras. Jam vero et Rutuli certatim et Troes et omnes convertere oculos Itali quique alta tenebant moenia quique imos pulsabant ariete muros armaque deposuere umeris. Stupet ipse Latinus ingentis, genitos diversis partibus orbis, inter se coiisse viros et cernere ferro.

Atque illi ut vacuo patuerunt aequore campi, procursu rapido conjectis eminus hastis invadunt Martem clipeis atque aere sonoro. Dat gemitum tellus ; tum crebros ensibus ictus congeminant, fors et virtus miscentur in unum. Ac velut ingenti Sila summove Taburno cum duo conversis inimica in proelia tauri frontibus incurrunt, pavidi cessere magistri, stat pecus omne metu mutum mussantque juvencae quis nemori imperitet, quem tota armenta sequantur ; illi inter sese multa vi volnera miscent cornuaque obnixi infigunt et sanguine largo colla armosque lavant, gemitu nemus omne remugit : non aliter Tros Aeneas et Daunius heros concurrunt clipeis, ingens fragor aethera complet. Juppiter ipse duas aequato examine lances sustinet et fata imponit diversa duorum, quem damnet labor et quo vergat pondere letum.

Emicat hic impune putans et corpore toto alte sublatum consurgit Turnus in ensem et ferit ; exclamant Troes trepidique Latini, arrectaeque amborum acies. At perfidus ensis frangitur in medioque ardentem deserit ictu, ni fuga subsidio subeat. Fugit ocior Euro ut capulum ignotum dextramque aspexit inermem. Fama est praecipitem, cum prima in proelia junctos conscendebat equos, patrio mucrone relicto, dum trepidat, ferrum aurigae rapuisse Metisci ; idque diu, dum terga dabant palantia Teucri, suffecit ; postquam arma dei ad Volcania ventumst, mortalis mucro glacies ceu futtilis ictu dissilvit, fulva resplendent fragmina harena. Ergo amens diversa fuga petit aequora Turnus et nunc huc, inde huc incertos implicat orbis ; undique enim densa Teucri inclusere corona atque hinc vasta palus, hinc ardua moenia cingunt.

Nec minus Aeneas, quamquam tardata sagitta interdum genua impediunt cursumque recusant, insequitur trepidique pedem pede fervidus urget : inclusum veluti si quando flumine nactus cervom aut puniceae saeptum formidine pinnae venator cursu canis et latratibus instat, ille autem insidiis et ripa territus alta mille fugit refugitque vias, at vividus Umber haeret hians, jam jamque tenet similisque tenenti increpuit malis morsuque elusus inani est : tum vero extoritur clamor ripaeque lacusque responsant circa et caelum tonat omne tumultu. Ille simul fugiens Rutulos simul increpat omnis nomine quemque vocans notumque efflagitat ensem. Aeneas mortem contra praesensque minatur exitium, si quisquam adeat, terretque trementis excisurum urbem minitans et saucius instat. Quinque orbis explent cursu totidemque retexunt huc illuc ; neque enim levia aut ludicra petuntur praemia, sed Turni de vita et sanguine certant […].

Aeneas instat contra telumque coruscat ingens arboreum et saevo sic pectore fatur : « Quae nunc deinde mora est ? aut quid jam, Turne, retractas ? Non cursu, saevis certandum est comminus armis. Verte omnis tete in facies et contrahe quidquid sive animis sive arte vales ; opta ardua pinnis astra sequi clausumque cava te condere terra. » Ille caput quassans : « Non me tua fervida terrent dicta, ferox ; di me terrent et Juppiter hostis. » Nec plura effatus saxum circumspicit ingens, saxum antiquom ingens, campo quod forte jacebat limes agro positus, litem ut discerneret arvis. Vix illud lecti bis sex cervice subirent, qualia nunc hominum producit corpora tellus : ille manu raptum trepida torquebat in hostem altior insurgens et cursu concitus heros. Sed neque currentem se nec cognoscit euntem tollentemque manu saxumve immane moventem ; genua labant, gelidus concrevit frigore sanguis. Tum lapis ipse viri vacuom per inane volutus nec spatium evasit totum neque pertulit ictum. Ac velut in somnis, oculos ubi languida pressit nocta quies, nequiquam avidos extendere cursus velle videmur et in mediis conatibus aegri succidimus ; non lingua valet, non corpore notae sufficiunt vires nec nox aut verba sequontur : sic Turno, quaecumque viam virtute petivit, successum dea dira negat. Tum pectore sensus vertuntur varii ; Rutulos aspectat et urbem cunctaturque metu telumque instare tremescit, nec quo se eripiat, nec qua vi tendat in hostem, nec currus usquam videt aurigamve sororem. Cunctanti telum Aeneas fatale coruscat, sortitus fortunam oculis, et corpore toto eminus intorquet. Murali concita numquam tormento sic saxa fremunt nec fulmine tanti dissultant crepitus. Volat atri turbinis instar exitium dirum hasta ferens orasque recludit loricae et clipei extremos septemplicis orbis : per medium stridens transit femur. Incidit ictus ingens ad terram duplicato poplite Turnus. Consurgunt gemitu Rutuli totus que remugit mons circum et vocem late nemora alta remittunt. Ille humilis supplex oculos dextramque precantem protendens : « Equidem mervi nec deprecor » inquit ; « utere sorte tua. Miseri te si qua parentis tangere cura potest, oro (fuit et tibi talis Anchises genitor), Dauni miserere senectae et me seu corpus spoliatum lumine mavis redde meis. Vicisti et victum tendere palmas Ausonii videre ; tua est Lavinia conjunx, ulterius ne tende odiis. » Stetit acer in armis Aeneas volvens oculos dextramque repressit ; et jam jamque magis cunctantem flectere sermo coeperat, infelix umero cum apparvit alto balteus et notis fulserunt cingula bullis Pallantis pueri, victum quem volnere Turnus straverat atque umeris inimicum insigne gerebat. Ille, oculis postquam sacui monimenta doloris exuviasque hausit, Furiis accensus et ira terribilis : « Tuns hinc spoliis indute meorum eripiare mihi ? Pallas te hoc volnere, Pallas immolat et poenam scelerato ex sanguine sumit. » Hoc dicens ferrum adverso sub pectore condit fervidus ; ast illi solvontur frigore membra vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.

Mais le grand Enée, sitôt qu’il entend le nom de Turnus, abandonne les murs, abandonne les hautes citadelles, tous travaux interrompt, tout retardement précipite, tressaillant de joie, et fait retentir l’horrible tonnerre de ses armes : aussi grand que l’Athos, aussi grand que l’Eryx ou que lui-même, quand il fait gronder ses chênes mouvants, quand il se réjouit des sommets neigeux où il s’exalte si grand, l’auguste Apennin, jusqu’aux nues. Alors d’un seul mouvement, Rutules, Troyens, Italiens, tous ont porté vers eux leurs regards ; ceux qui tenaient le haut des murs, ceux qui à coups de bélier en battaient les assises, tous ont déposé leurs armes de dessus leurs épaules. Latinus lui-même voit avec stupeur ces guerriers gigantesques, nés aux extrémités opposées du monde, en présence l’un de l’autre et prêts à décider entre par le fer.

Eux, dès que la plaine s’est ouverte en un champ libre, ayant de loin lancé leurs javelines en une aprroche rapide, engagent le combat de Mars avec le bouclier et le bronze sonore. La terre gémit ; ils redoublent, à l’épée, leurs coups pressés ; le courage et le hasard composent leurs effets. Dans l’immense Sila ou sur les cimes du Taburne, quand deux taureaux, le front baissé, se ruent en un combat plein de haine, les maîtres tremblants, leur ont laissé la place, toute bête reste immobile, muette de peur, et les génisses se demandent qui va commander dans les bois, se faire suivre des troupeaux entiers ; eux, à grande violence, mêlent leurs blessures ; pesant de leurs masses, ils enfoncent leurs cornes ; des flots de sang lavent leurs cous et leurs épaules ; leur souffle fait mugir tout le bois. Ainsi le troyen Enée et le héros fils de Daunus, d’un plein élan, heurtent leurs boucliers ; un immense fracas emplit l’éther. Jupiter lui-même tient une balance dont il équilibre les plateaux ; il dépose sur chacun le destin des deux hommes : qui sera condamné par l’épreuve ? sous quel poids va pencher la mort ?

Ici Turnus bondit, impunément croit-il, et de tout son corps se dresse, tendant haut son épée, et il frappe ; les Troyens, les Latins en grand émoi, poussent un cri ; de part et d’autre, dans leurs lignes, ils se lèvent. Mais l’épée déloyale se brise et au cœur de l’effort abandonne l’ardent guerrier, si la fuite ne lui restait comme recours. Il fuit, plus rapide que l’Eurus, dès qu’il a vu cette poignée inconnue et sa main désarmée. On dit que sans y prendre garde quand il montait sur son char pour les premiers combats, il avait, au lieu de l’épée paternelle, empoigné dans sa précipitation celle de son cocher Métiscus. Elle lui suffit quelque temps, tout le temps que les Troyens débandés tournaient le dos ; après qu’on en vint à l’armure d’un dieu, à l’œuvre de Vulcain, cette épée d’homme éclata au choc comme une glace fragile, les fragments brillent sur le sable fauve. Alors, éperdu, Turnus fuit, échappe dans toutes les directions ; tantôt d’un sens, tantôt de l’autre, il mêle des circuits insaisissables ; car de toutes parts les Troyens les ont entourés de leur cercle serré, et de ce côté un vaste marais, de l’autre les remparts escarpés ferment la plaine.

Ené ne l’en poursuit pas moins, quoique parfois ses genoux engourdis par la flèche embarassent ses pas et refusent de courir ; plein de feu, il serre du pied le pied du fuyard qui s’affole. Lorsqu’un chien en quête est tombé sur un cerf arrêté par un fleuve ou prisonnier d’un épouvantail de plumes rouges, il le presse de sa poursuite et de ses abois ; lui, terrifié par l’engin et par la haute rive, va, vient, explore mille sentiers, mais l’ombrien vigoureux s’accroche, la gueule béante, déjà le tient, et, comme s’il le tenait, a fait claquer ses mâchoires, et resta déçu de mordre dans le vide. Alors des cris s’élèvent, les rives et les lacs répondent à l’entour, le ciel tout entier tonne de ce tumulte. Il fuit, mais en même temsp prend à partie tous les Rutules, appelant chacun par son nom : il réclame l’épée qu’ils connaissent bien. Enée, au contraire, promet la mort, un trépas immédiat à quiconque approcherait, il les frappe de terreur, les fait trembler, les menaçant de raser leur ville et, tout blessé qu’il est, presse son adversaire. Cinq tours entiers font-ils en courant et autant à l’inverse, d’un sens, de l’autre ; c’est qu’ils ne disputent pas un prix insignifiant, le prix d’un jeu : il s’agit de la vie et du sang de Turnus […].

Enée ne relâche pas son effort, il fait tournoyer sa pique gigantesque et qui semble un arbre, le cœur furieux il parle ainsi : « Qu’as-tu encore maintenant à tarder, ou que nous prépares-tu donc, Turnus ? Ce n’est pas à la course, c’est de près qu’il faut lutter, et avec les armes impitoyables. Prends toutes les formes que tu voudras, assemble tout ce que peuvent ton grand cœur et tes talents, décide de t’envoler à tire-d’aile à la poursuite des astres inaccessibles, ou de t’enfouir, bien enfermé, dans un trou du sol. » Mais lui, secouant la tête : « Tes bravades ne m’effraient pas, sauvage ; ce sont les dieux qui m’effraient et Jupiter ennemi. » Sans en dire plus long, il remarque près d’eux une pierre antique, énorme, qui se trouvait là dans la plaine, borne dressée entre des champs pour établir distinctement le droit des possesseurs. A peine douze hommes à cette fin choisis la pourraient-ils charger sur leurs épaules, deceux dont maintenant la terre produit les corps ; lui, l’arrache d’une main main fiévreuse et il la faisait tournoyer contre son ennemi, se dressant de toute sa hauteur et dans l’élan de sa course, le héros. Mais qu’il coure, qu’il marche, il ne se reconnaît plus, ou qu’il soulève la pierre colossale, essaie de lui imprimer un mouvement ; ses genoux chancellent, son sang glacé s’est figé de frois.Alors la pierre même qu’il tient en mains, roulant par l’air vide, n’acheva la distance ni ne porta le coup. Dans le sommeil, quand un repos plein de langueur, la nuit, a fermé nos yeux, il nous semble qu’en vain nous voulons de tout notre désir courir bien loin ; au milieu de ces tentatives, saisis d’angoisse, nous défaillons ; notre langue est muette, les forces que nous nous connaissions ne soutiennent plus notre corps, la voix et la parole ne suivent plus ; ainsi Turnus : avec quelque énergie qu’il engage son effort, la sinistre déesse lui refuse le succès. Alors mille pensées tournent dans son cœur ; il regarde longuement vers les Rutules, vers la ville, il hésite, il a peur, il commence à trembler que le trait soit sur lui ; il ne voit pas comment s’échapper ni où trouver la force d’assaillir l’ennemi, et nulle part il ne voit son char ni sa sœur qui le conduisait.

Il hésite ; Enée fait touroyer le trait fatal, ayant saisi des yeux l’occasion ; de loin, de tout son effort, il s’élance. Jamais pierres jetées par machine de siège ne grondent avec cette puissance, jamais foudre ne fait tressaillir tels fracas. La pique vole à la manière d’un tourbillon noir, portant avec soi le sinistre trépas, elle fait éclater les bords de la cuirasse et l’orbe du septuple bouclier, elle traverse le milieu de la cuisse avec un bruit strident. Turnus, le jarret ployé, tombe à terre, énorme. Les Rutules se dressent avec un cri de douleur, la montagen à l’entour mugit et de partout, au loin, les bois profonds rendent les voix. Lui, abattu, dans l’attitude d’un suppliant, levant les yeux, la main pour une demande : « Cette fois, j’en ai fini et je ne demande pas de grâce, dit-il ; use de ta chance. Mais si la pensée d’un malheureux père peut te toucher (ce fut aussi l’état d’Anchise ton père), je t’en prie, aie pitié de la vieillesse de Daunus et veuille me rendre aux miens ou, si tu aimes mieux, mon corps spolié de la lumière. Tu as été vainqueur, les hommes d’Ausonie ont vu le vaincu tendre les mains, Lavinia est ton épouse ; dépose désormais ta haine. » Enée frémissant sous ses armes, s’arrêta, les yeux incertains et il retint son bras. A mesure qu’il tardait davantage, les paroles de Turnus avaient commencé à l’émouvoir quand, par malheur, apparut au sommet de l’épaule le baudrier puis, sur le harnois, les clous étincelants, bien connus, de Pallas, le jeune Pallas que Turnus victorieux avait terrassé sous ses coups et dont il portait sur ses épaules le trophée ennemi. Après qu’il eut empli ses yeux de la vue de ces parures (elles ravivent en lui une douleur cruelle), enflammé par les Furies, terrible en sa colère : « Toi qui te revêts de la dépouille des miens, quoi, tu pourrais maintenant te sauver de mes mains ? Dans ce coup, c’est Pallas qui t’immole, Pallas qui se paie de ton sang scélérat. » A ces mots, il lui enfonce son épée droit dans la poitrine, bouillant de rage ; le corps se glace et se dénoue, la vie dans un gémissement s’enfuit indignée dans les ombres. (Enéide, XII, 697-765 et 887-952)

Bibliographie §

Sources §

Œuvres de Brosse §

La Stratonice ou le malade d’amour, Paris, Sommaville et Courbé, 1644.
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Les Songes des hommes esveillez, texte établi, présenté et annoté par Georges Forestier, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2e éd., 1984.
Le Turne de Virgile, Paris, de Sercy, 1647.
L’Aveugle clair-voyant, texte établi, présenté et annoté par Sonia Naudin, 2004 (disponible sur le site du CELLF).

Toutes les œuvres de Brosse sont disponibles sur le site Gallica de la BNF.

Autres œuvres §

Aristote, Poétique, texte établi, présenté, et annoté par Michel Magnien, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre (1657), éd. H. Baby, Paris, Champion, 2001.
Brosse (le jeune), Le Curieux impertinent ou le jaloux, Paris, de Sercy, 1645.
Corneille Pierre, Œuvres complètes, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris, Gallimard (coll. La Pléiade), 1984.
Corneille Pierre, Polyeucte (1642), édition présentée, établie et annotée par Patrick Dandrey, Folio Gallimard, 1996.
Corneille Pierre, Horace (1640), édition présentée et annotée par Marc Escola, Paris, Garnier Flammarion, 2007.
Corneille Pierre, Trois discours sur le poème dramatique (1660), édition présentée, établie et annotée par Bénédicte Louvat et Marc Escola, Garnier Flammarion, 1999.
Parfaict Claude et François, Histoire du Theatre François, depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus celebres Poëtes Dramatiques, un Catalogue exacte de leurs pièces, et des Notes Historiques et Critiques, Paris, P.G. Le Mercier, 1745.
Prevost Jean, Turne (1614), édition présentée, établie et annotée par Françoise Kantor, Société des Textes Français de l’Ouest, 1985.
Virgile, Enéide, traduction et édition présentée et annotée par Jacques Perret, Folio Gallimard, 1991.
Virgile, Enéide, texte établi et traduit par Jacques Perret, Les Belles Lettres, 1987.

Études et instruments de travail §

Instruments de travail §

Dictionnaires §
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Furetiere Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots tant françois que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnoult et Reinier Leers ; réed. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).

Syntaxes, grammaires, ponctuation §

Forestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Armand Colin, 2005.
Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 2002.
Sancier-Chateau Anne, Introduction à la langue du XVIIe siècle (2 vol.), Paris, Armand Colin (coll. 128), 2005.

Études §

Histoires §
Benichou Paul, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948.
Genette Gérard, Figures I, Seuil, 1966.
Kibedi Varga Aron, Rhétorique et littérature : études de structures classiques, Klincksieck, 1970.
Lancaster Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the John Hopkings Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.).
Larthomas Pierre, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 1980.
Morel Jacques, Histoire de la littérature française – De Montaigne à Corneille, Flammarion, 1998.
Rousset Jean, La Littérature de l’âge baroque en France, Corti, 1954.
Steiner George, La Mort de la tragédie, Folio Gallimard, 1961.
Histoires du théâtre du XVIIe siècle §
Ouvrages §
Deierkauf-Holsboer Sophie Wilma, L’Histoire de la mise en scène dans le théâtre français à Paris (1550-1715), Paris, 1960.
Delmas Christian, La Tragédie de l’âge classique 1553-1770, Seuil, 1994.
Dotoli Giovanni, Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
Forestier Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Forestier Georges, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004.
Forsyth Elliott, La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème de la vengeance, Nizet, 1962 ; réed. Champion, 1994.
Goupillaud Ludivine, De l’Or de Virgile aux ors de Versailles. Métamorphoses de l’épopée dans la seconde moitié du XVIIe siècle en France, Genève, Droz, 2005.
Louvat Bénédicte, Poétique de la tragédie classique, SEDES, 1997.
Nadal Octave, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Gallimard, 1948.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 2001.
Articles §
Biet Christian, « Enéide triomphante, Enéide travestie », Europe revue littéraire mensuelle, 765-766, 1993, p. 130-145.
Jobez Romain, « Mourir sur scène. Pour une définition spectaculaire du baroque », L’Ecole des Lettres. Revue périodique du second cycle, XCV, 10, 2004, p. 105-112.
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