PHOCION
TRAGÉDIE

M. DC. XXXVIII.

CAMPISTRON

Paris : Sur le quai des Grands-Augustins, au dessus de la grande porte, à l’image de Saint-Louis

ACTEURS §

  • PHOCION, général des Athéniens.
  • AGNONIDE, autre général d’Athènes.
  • CHRISIS, fille de Phocion.
  • ALCINOUS, fille d’Agnonide, amant de Chrisis.
  • CLÉON, confident de Phocion.
  • DIONE, confidente de Chrisis.
  • LICAS, gouverneur d’Alcinous.
  • CLITUS, capitaine d’Alcinous.
  • ARCAS, autre capitaine athénien.
  • Gardes.
La scène est à Athènes, dans le Palais à la République.

ACTE I §

SCÈNE I. Chrisis, Dione,Licas. §

CHRISIS

Ah bien Lidias, eh bien, puis-je voir Agnonide,
L’avez-vous informé du destin qui me guide ?
Sait-il que pour mon père une juste terreur
Accable mes esprits et déchire mon coeur,
5 Et qu’un ordre cruel m’empêchant de le suivre,
Au comble des horreurs son absence me livre.

LICAS

Madame, par mes soins Agnonide est instruit
De l’état déplorable où le sort vous réduit ;
Votre douleur le touche, et prêt à vous entendre
10 Il viendra dans ces lieux où vous pouvez l’attendre.

SCÈNE II. Chrisis, Dione. §

CHRISIS

Quel accueil, quel discours, quel changement, grands dieux !
Puis-je me méconnaître ? Et suis-je dans ces lieux,
Où mon père en ses mains tenant le sort d’Athènes,
Signala l’équité de ses lois souveraines :
15 Sont-ce ces mêmes murs et ce même palais,
Où l’heureux Phocion méditait ses projets ;
Qui marquant chaque jour son zèle et sa sagesse
Firent l’étonnement et l’honneur de la Grèce.

DIONE

Madame...

CHRISIS

Tu le vois, mille objets menaçants
20 Confirment à l’envi les chagrins que je sens ;
Ces indignes enfants de notre république,
Que mon père toujours éloigna de l’Attique,
Amas presque infini d’esclaves, d’étrangers,
Ne s’exposent-ils pas à de nouveaux dangers :
25 Ces gardes qui jadis s’ouvrant à mon passage,
Me rendaient en tremblant un légitime hommage,
Aujourd’hui ne m’offrant que des yeux ennemis,
Après de longs efforts m’ont à peine permis
De venir jusqu’ici faire parler mes larmes,
30 Pour fléchir un tyran, trop impuissantes armes.

DIONE

C’est ce tyran lui seul dont les lâches projets
Ont troublé de vos jours le bonheur et la paix,
Jaloux de Phocion, sa parricide envie,
Attaque également et sa gloire et sa vie ;
35 Il poursuit un héros jusqu’ici tant vanté,
Un héros que la guerre a toujours respecté.
Un héros...

CHRISIS

Ah ! Finis cet éloge inutile,
Réserve ces discours pour un temps plus tranquille,
Et loin de retracer sa gloire et ses vertus,
40 Songe que ce héros peut-être ne vit plus :
Que Cassander aigri par les tyrans d’Athènes,
Ou le livre à la mort, ou le charge de chaînes.
Ingrats Athéniens, pourrez-vous le souffrir ?
Ah ! Marchez sur ses pas, hâtez-vous de répandre
45 Votre sang, que son bras sut tant de fois défendre,
Et toi barbare auteur de nos comuns malheurs,
Toi dont l’ambition fait couler tous nos pleurs,
Agnonide, préviens les maux de ta patrie,
En sa faveur enfin calme ta barbarie,
50 Souviens-toi que ce chef dont tu proscris les jours,
Contre tout l’univers nous défendit toujours,
Qu’Athènes va tomber, si ta haine l’opprime,
Et venger en tombant cette grande victime.

DIONE

Et qui peut se flatter que ce tyran plus doux,
55 Reconnaîtra son crime, et suspendra ses coups :
Madame, à ce retour je vois peu d’apparence ;
Esclave de son sang, et fier de sa puissance,
Nous le verrons plutôt par de nouveaux forfaits
Achever chaque jour ses infâmes projets :
60 Mais tandis que sa haine injuste et sanguinaire,
Détruit la république, et poursuit votre père,
Son fils, du moins, son fils le jeune Alcinous,
Vous force en même temps d’admirer ses vertus.
Je ne puis oublier avec quelle assurance
65 Du fidèle Licas trompant la vigilance,
Il suivit Phocion, et courut partager,
De son sort incertain la gloire et le danger,
Pouvez-vous !

CHRISIS

Sa vertu digne d’être estimée,
Par ce noble dessein me fut trop confirmée ;
70 Il vint dans le moment que mes premiers malheurs
Livraient mon âme en proie aux plus vives douleurs ;
"Madame, me dit-il, la fortune contraire
Au plus grand des périls expose votre père,
C’est le mien qui le livre aux mains de Cassander,
75 Dont la haine barbare ose le demander ;
Je ne viens point ici par un lâche artifice,
De cet ordre funeste excuser l’injustice ;
Non, je viens en mêlant mes pleurs à vos soupirs,
Du moins par quelque espoir flatter vos déplaisirs ;
80 Je pars malgré la loi du peuple, et de mon père,
Je me dérobe aux soins d’un gouverneur sévère ;
On poursuit Phocion, je vole à son secours ;
Au destin qui l’attend j’exposerai mes jours,
Trop heureux si mon sang versé pour sa querelle,
85 Le rend à votre amour, et vous prouve mon zèle."
Tels furent ses discours, et ses derniers adieux,
Et dans le même instant s’éloignant de mes yeux,
Il me fit concevoir une faible espérance,
Et partit assuré de ma reconnaissance.

DIONE

90 Mais, Madame, est-ce assez, et ne croyez-vous pas
Qu’adorateur secret de vos divins appas,
Quand pour vos intérêts il court tout entreprendre
Il se propose un prix qu’il a doit de prétendre.

CHRISIS

Dione, que dis-tu ?

DIONE

Que son amour pour vous
95 Mérite en sa faveur des sentiments plus doux.

CHRISIS

Hélas ! Crois-tu qu’il m’aime ?

DIONE

En doutez-vous encore,
Ses yeux n’ont-ils pas dit que son coeur vous adore
Ses regards, ses soupirs au défaut de sa voix,
Du feu qui le consume ont parlé mille fois ?
100 Vous l’avez vu vous-même, avouez-le Madame.

CHRISIS

Faut-il te faire voir jusqu’au fond de mon âme ?
J’ai cru m’apercevoir dans tous nos entretiens,
Que ses timides yeux tremblaient devant les miens,
Que son esprit confus et sa bouche incertaine,
105 Tandis qu’il me parlait ne s’exprimaient qu’à peine,
J’ai même, le voyant interdit, inquiet,
Senti, je l’avouerai, quelque trouble secret :
Dione, je ne puis t’entendre avantage ;
J’ignore des amants les soins et le langage,
110 Sur ce que j’ai cru voir je n’ose m’arrêter,
Quoiqu’il en soit enfin j’en veux toujours douter
Éloignons ces objets de ma triste pensée,
Grands dieux ! Préservez-moi d’une ardeur insensée,
Mon coeur d’assez de maux est troublé chaque jour
115 Sans qu’il éprouve encore les tourments de l’amour

DIONE

Pourquoi formez-vous de si tristes alarmes ?

CHRISIS

Non, ces plaisirs parfaits, ces doux transports, ces charmes.
Que l’amour fait sentir aux coeurs qu’il a choisis,
Ne sont point destinés à celui de Chrisis ;
120 Le sort me persécute avec trop de constance,
Pour permettre... Mais dieux ! Notre ennemi s’avance.

SCÈNE III. Chrisis, Agnonide, Dione, Clitus. §

CHRISIS

Enfin pour vous parler j’obtiens quelques moments
Vos gardes sont touchés de mes gémissements,
Il ne m’opposent plus de funeste barrière :
125 Mais aucun ne m’apprend le destin de mon père ;
Que fait-il, ou plutôt par quelle injuste loi,
Soumettez-vous sa vie aux caprices d’un roi,
Dont le sang odieux et l’orgueil tyrannique,
N’eurent jamais de droit sur cette république,
130 Quel crime a donc commis ce chef infortuné ?
A-t-il sacrifié par de secrètes haines
Aux faveurs des tyrans la liberté d’Athènes ?
Comptez, examinez les jours de ce héros,
Vous n’y découvrirez que de nobles travaux ;
135 Qu’une vertu sans cesse à nos yeux confirmée,
Et dont la pureté passe la renommée.

AGNONIDE

Madame, je le vois, votre aveugle douleur,
Du sort de Phocion m’impute le malheur,
J’oublierai toutefois cette cruelle injure,
140 En faveur des transports qu’inspire la nature.
Il ne faut qu’un moment pour vous désabuser,
Et détruire l’erreur qui vous fait m’accuser,
Madame, ai-je trahi la sévère justice ?
Ai-je seul ordonné que Phocion périsse ?
145 Tout le peuple en fureur a conspiré sa mort,
Et nommé Cassander arbitre de son sort ;
Vous savez que ce roi successeur d’Alexandre,
Contre la république allait tout entreprendre,
Deux fois loin de ces murs Nicanor repoussé.
150 Et du port de Pirée avec honte chassé ;
De ce roi contre nous allume la colère,
Il impute sa fuite aux soins de votre père :
Athènes toutefois l’accuse hautement
D’avoir pour sa défense agi trop lentement ;
155 Ainsi livré tout seul à la haine commune
Ai-je pu l’arracher à sa triste infortune ?
Ai-je dû le sauver et prévenir vos pleurs ?
Pour faire sur l’État tomber tous ses malheurs,
Non, Madame, et mon fils Alcinous lui-même,
160 Ce fils qui m’est si cher par sa vertu suprême,
Par mon ordre à mes yeux périrait aujourd’hui,
S’il fallait prononcer entre Athènes et lui.

CHRISIS

Puissent les dieux vengeurs me prendre pour victime,
Si j’ose condamner cette noble maxime ;
165 J’en connais la justice, et Phocion cent fois
M’en fit dans ses leçons la plus sainte des lois ;
Si sa mort à l’État eut été nécessaire,
Vous deviez quelque temps la laisser volontaire,
Et voir si son grand coeur lâchement démenti,
170 Aurait pu balancer à prendre son parti.
Ah ! Que dans cet état sa victoire dernière,
Eut dignement fini son illustre carrière,
Dans les murs de Pellé nous l’eussions vu voler.
Heureux pour son pays de pouvoir s’immoler,
175 Et moi de sa vertu chérissant sa mémoire,
consolant ma douleur par l’excès de sa gloire ;
Voyant son nom partout à jamais révéré ;
En pleurant son trépas je l’aurais admiré.
Mais quand sans l’avertir du coup qu’on lui prépare,
180 On le livre avec joie aux mains d’un roi barbare !
Car je ne compte plus parmi nos nations
Tous ces chefs séparés par leurs divisions,
Ces Grecs qui sous un roi le plus grand des héros,
Jusqu’au bout de la terre ont porté leurs travaux,
185 Mais qui l’ayant perdu, nous ont trop fait connaître
Que toute leur grandeur était due à leur maître :
Indignes du haut rang où sa main les a mis,
Et de donner des lois à ceux qu’il a soumis ;
Surtout ce Cassander, ce monstre dans l’envie
190 De ce vainqueur du monde a terminé la vie ;
Et qui par le poison...

AGNONIDE

Ah ! Madame, arrêtez,
N’outragez plus ce prince, et du moins respectez
De ce nom, de son rang, l’auguste caractère.

CHRISIS

Eh quoi ! S’il le profane, est-ce à moi de m’en taire ?

AGNONIDE

195 Oui, l’on doit ces égards au sacré nom de roi.

CHRISIS

Ce nom dans un tyran n’est plus sacré pour moi.

AGNONIDE

Appelez-vous tyran un prince légitime ?

CHRISIS

Celui qui les soutient peut-il les demander ?

AGNONIDE

Si nous sommes tous deux tels que vous l’osez dire,
200 Vous flattez-vous encore que Phocion respire ?

CHRISIS

De vos fureurs les dieux ont pu le préserver.

AGNONIDE

Si les dieux l’ont voulu, leur bras l’a pu sauver,
Mais rarement les dieux prodiguent leurs miracles.

CHRISIS

Leur moindre volonté ne trouve point d’obstacles.

AGNONIDE

205 Nous apprendrons bientôt qui de nous s’est trompé.

CHRISIS

Hélas ! Je cède au coup dont mon coeur est frappé ;
Ma fierté ne peut plus soutenir la pensée
Du parricide affreux dont je suis menacée.
Poursuis, Tyran, poursuis tes barbares désirs,
210 De l’excès de nos maux fais tes plus beaux plaisirs ;
Je vois quelle raison t’intéresse à défendre,
Contre tout l’univers, l’assassin d’Alexandre ;
Les jours de Phocion détruisaient tes projets,
Ils vont être le prix de ta servile paix :
215 Peut-être à mes soupirs le ciel encore propice,
Malgré tes soins cruels confondra l’injustice ;
S’il me refuse enfin le secours de son bras,
Le secours des mortels ne me manquera pas :
Je ne m’explique point, mais si mon père expire.
220 Il ne mourra pas seul, et j’ose te prédire,
Qu’après l’avoir conduit aux horreurs de son sort,
Peut-être autant que moi tu pleureras sa mort ;
Adieu.

SCÈNE IV. Agnonide, Clitus. §

AGNONIDE

Que me dit-elle, et quelle est ton attente ?
Mais non, je ne crains point sa menace impuissante,
225 Et la foudre aujourd’hui dut-elle m’accabler,
Dans un si beau chemin je ne puis reculer,
Il est temps de cueillir l’heureux fruit de mes peines,
Accablons, cher Clitus la liberté d’Athènes,
Hâtons-nous d’accomplir mes glorieux projets,
230 Faisons-nous dans ces murs un trône et des sujets,
Et renversant les lois de cette république,
Rappelons sa splendeur des premiers rois d’Attique.

CLITUS

Mais, Seigneur, songez-vous.

AGNONIDE

J’ai tout examiné.
Je sais que mon projet peut être condamné ;
235 Que ces timides coeurs dont la prudente adresse,
Sous le nom de vertu déguise sa faiblesse,
Qui n’osant s’occuper des soins ambitieux,
Redoutent les périls cent fois plus que les dieux;
Ces coeurs, dis-je, ennemis de mes desseins sublimes,
240 Leur donneront les noms qu’on donne aux plus grands crimes,
Mais aussi que diront ceux dont la noble ardeur
Entraîne tous les voeux vers la seule grandeur,
Qui loin de contracter de basse servitude,
Du soin de commander font toute leur étude :
245 Et ne pouvant souffrir de maître ni d’égal,
Gardent l’ambition jusqu’au terme fatal.
Ces superbes mortels me prenant pour exemple,
Dans le fond de leur coeur m’élèveront un temple,
Et soit que le destin me favorise ou non,
250 Parmi les noms fameux ils compteront mon nom,
Je t’avouerai pourtant, quelque espoir qui m’anime :
Que j’eus quelque terreur en commençant le crime,
D’un violent remords mon coeur fut combattu,
Lorsque de Phocion j’attaquai la vertu :
255 Mais voulant sur mon front placer le diadème,
Il fallait ou le perdre, ou me perdre moi-même ;
Pour m’éloigner du rang que je me suis promis,
Je le crains plus lui seul que tous mes ennemis.

CLITUS

Chargé d’ans et de soins, dont le nombre l’accable
260 Un seul homme, Seigneur, est-il si redoutable ?
Et se peut-il enfin...

AGNONIDE

Eh ! Ne conçois-tu pas,
Qu’un homme tel que lui fait le sort des États ?
Quoique mille raisons à sa perte m’attachent,
Je lui dois un aveu que ses vertus m’arrachent :
265 C’est un de ces mortels que le ciel quelquefois
Fait naître pour défendre ou rétablir les lois,
Un de ces coeurs choisis, de ces heureux génies,
Où les dieux font briller leurs faveurs infinies,
Que de leur feu divin ils ont soin d’éclairer,
270 Et qu’un ennemi même est contraint d’admirer.

CLITUS

Eh ! Faut-il donc, Seigneur, attenter à sa vie ?

AGNONIDE

Triste effet, cher Clitus, des fureurs de l’envie ;
Avec moins de vertus Phocion sans secours,
Tranquille dans ces murs eut vu couler ses jours,
275 Et passé sans péril les plus longues années,
Qu’à son obscur destin la Parque aurait données,
Mais loin de rappeler les pressantes raisons,
Qui le font immoler à mes justes soupçons,
Étouffons les remords que me cause sa perte,
280 En songeant quelle gloire à mon fils est offerte ;
Car, Clitus, c’est pour lui cent fois plus que pour moi ;
Que j’aspire à ranger ce peuple sous ma loi :
C’est l’amour de ce fils digne d’une couronne,
Qui rassure mon coeur quand le crime l’étonne,
285 Qui sur tous mes périls me fait fermer les yeux,
Et braver le courroux des hommes et des dieux.

CLITUS

Mais, Seigneur, votre fils par sa fuite imprévue.

AGNONIDE

Ah ! Ne m’en parle plus, ce souvenir me tue ;
Finissons un discours qui me glace d’effroi,
290 J’ignore quel dessein peut l’ignorer de moi ;
Il a surpris Licas, il m’a surpris moi-même,
Et le sort secondant son fatal stratagème,
Je n’ai pu découvrir le chemin qu’il a pris,
En vain jusqu’à ce jour mes soins l’ont entrepris ;
295 Mais mon coeur affligé reprend quelque espérance :
L’ingrat ne peut longtemps tromper la diligence,
Des fidèles amis qui vont de Cour en Cour,
Le chercher, l’avertir et presser son retour ;
Allons donc pour lui seul consommer mon ouvrage,
300 Des coeurs que j’ai gagnés ranimer le courage,
Sur les plus obstinés faire un dernier effort,
Par l’espoir du salaire ou la peur de la mort.
Et m’instruire sur tout, si, selon mon envie,
Dans Pellé Phocion a vu trancher sa vie.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Agnonide, Clitus. §

AGNONIDE

305 Approche, viens Clitus, mes chagrins sont passés,
Je vois mes voeux secrets par le ciel exaucés ;
Dieux ! Avec quel transports mon coeur s’ouvre à la joie.

CLITUS

Eh ! Quel est le bonheur que le ciel nous envoie ?

AGNONIDE

Je viens de recevoir un billet de mon fils.

CLITUS

310 Ah ! Se peut-il ?

AGNONIDE

Licas en mes mains l’a remis.

CLITUS

Savez-vous sous quel ciel Ascinous respire ?
1

AGNONIDE

Nous l’ignorons encore, on n’a pu m’en instruire ;
Ce n’est que par les soins d’un esclave inconnu
Que cet heureux écrit jusqu’à nous est venu ;
315 Mais mon fils vit enfin, et bientôt sa présence
Doit remplir en ces lieux ma plus chère espérance ?
Vous me l’avez sauvé, grands dieux c’en est assez,
Écoute cependant ces mots qu’il m’a tracés.
Il lit.
Ne me regardez point comme un enfant rebelle,
320 Seigneur, un soin pressant loin d’Athènes m’appelle,
La gloire l’autorise. Excusez un dessein
Que l’univers entier voudrait combattre en vain :
Si contre moi ma fuite arme votre colère,
Bientôt par mon retour j’irai vous satisfaire,
325 Et chercher sans vouloir forcer vos sentiments,
La peine de mon crime où vous embrassements.
Il continue.
Tu vois par son respect, tu vois par sa promesse,
Que son empressement répond à ma tendresse,
Cependant croiras-tu qu’en ce même moment
330 Je rends grâces aux dieux de son éloignement :
Autant que son départ m’a fait sentir d’alarmes :
Autant son prompt retour peut me coûter de larmes ;
N’en doute point, je crains qu’un destin malheureux
Ne le ramène ici plutôt que je ne veux.

CLITUS

335 D’un pareil sentiment je cherche en vain la cause.

AGNONIDE

Clitus dans le dessein que mon coeur propose,
Près d’opprimer l’Attique et de donner des lois,
À des peuples nourris dans la haine des rois,
Avant que d’exercer un pouvoir légitime,
340 Il faudra s’assurer par plus d’une victime,
Et porter la rigueur jusqu’à la cruauté,
Contre les ennemis de mon autorité ;
Proscrire, sans égard ni de vertu ni d’âge,
Ces citoyens trop fiers pour souffrir l’esclavage,
345 Dont le bras à tout lieu armé pour me punir,
Si je ne les perdais pourrait me prévenir.
Dans ce tumulte affreux qu’existeront mes larmes,
Dans ces proscriptions, ces combats, ces alarmes ?
Mon fils pourrait tomber, et je perdrais en lui
350 Le bonheur de mes jours, mon espoir, mon appui !
Je ne veux point enfin que le sceptre d’Athènes
Le rende comme moi l’objet de tant de haines,
Chargé seul des forfaits qu’il me coûte à gagner,
À ce fils innocent je les dois épargner,
355 Et le faire passer dans ses mains vertueuses,
Tel que jadis sortant de ses courses fameuses ;
L’invincible Thésée arrive dans ces lieux,
Le reçut de son père à la face des Dieux.

CLITUS

J’admire pour ce fils vos soins et vos tendresses,
360 Mais Cassander, Seigneur, tiendra-t-il ses promesses ?
Êtes-vous assuré d’obtenir son secours ?
Enfin, de Phocion tranchera-t-il les jours ?
Je crains que la pitié malgré vous ne l’arrête.

AGNONIDE

Non, son appui m’est sûr et ma victime est prête,
365 Mais quand il manquerait à ce qu’il m’a promis,
À d’autres défenseurs mon destin est remis ;
Démétrius, Cratere, Antigonus, Eumene,
Hasarderont pour moi leur grandeur souveraine
Constant à soutenir me droits et mon dessein,
370 Ils paraîtront bientôt les armes à la main,
Et porteront ici cette sanglante guerre,
Dont leur bras fait rougir la moitié de la terre :
Pour Phocion, ses jours ne sauraient m’échapper,
Si Cassander l’épargne et craint de le frapper,
375 J’espère que le peuple armé contre sa vie
Viendra me demander qu’elle lui soit ravie.
J’excite contre lui ses fureurs chaque jour,
Je lui rendrai fatal l’instant de son retour,
Pour aigrir contre lui ce peuple impitoyable,
380 Je le fais souvenir de ce jour déplorable,
Où Nicanor fut prêt de nous assujettir,
Tandis que Phocion, loin de nous avertir,
Condamnant nos soupçons contre ce téméraire
De ses trompeurs serments vantait la foi sincère
385 Et lui donnant le temps d’avancer ses projets,
Craignait en l’attaquant de violer la paix.
Voilà par quels chemins je prépare sa perte ;
Et si j’en puis saisir l’occasion offerte,
Quel comble à mon honneur de le voir expirer !
390 Dans cette même place où prompt à l’honorer,
Nos citoyens jadis par des cris de victoire,
Célébraient à l’envi ses vertus et sa gloire.
Mais sa fille paraît. Je crains de lui parler,
De nouveaux déplaisirs je n’ose l’accabler ;
395 Laissons-la de ses maux accuser la fortune,
Sortons, et prévenons un plainte importune.

SCÈNE II. Chrisis, Dione. §

CHRISIS

Arrêtez. Il me fuit, et ne m’écoute pas,
Je ne sais quel dessein précipite ses pas ;
Quel trouble me saisit ? Que faut-il que je pense,
400 De ce soin qu’il a pris d’éviter ma présence ?
Juste ciel ! De mon père a-t-il appris le sort,
Et ne s’éloigne-t-il que pour cacher sa mort ?
Dione, c’en est fait leur rage est assouvie.

DIONE

Non, Madame, l’amour vous répond de sa vie,
405 Fiez-vous à ses soins ; ne vous souvient-il plus
Du départ, des serments du jeune Alcinous,
Sa valeur vous promet un succès moins contraire.

CHRISIS

Ah Dieux ! Sur quelle foi me dis-tu que j’espère,
Alcinous peut-il en de barbares lieux
410 S’opposer aux desseins d’un roi victorieux ?
Et renverser les lois de son pouvoir suprême
Qu’en hasardant ses jours et se perdant lui-même ;
Hélas ! Il est péri sans sauver Phocion,
2
Et pour redoublement à mon affliction
415 Athènes par leur mort est à jamais privée
De toute la vertu qu’elle avait conservée.

DIONE

Mais songez...

CHRISIS

Mon destin ne peut être adouci.

DIONE

Alcinous...

CHRISIS

Eh bien ?

DIONE

Madame le voici.

SCÈNE III. Alcinous, Chrisis, Dione. §

CHRISIS

De quel étonnement, grands dieux, suis-je frappée,
420 Est-ce vous que je vois, ne suis-je point trompée ?
Ah, Seigneur, dissipez le trouble de mon coeur,
Venez-vous augmenter où finir mon malheur,
Découvrez-moi mon sort, reverrai-je mon père,
A-t-il d’un roi barbare évité la colère ?
425 Puis-je enfin me flatter de son heureux retour ?

ALCINOUS

Madame, en doutez-vous, puisque je vois le jour ;
Croyez-vous que soigneux de garantir ma tête,
J’aurai vu sur lui seul éclater la tempête ;
Et son sang à mes yeux lâchement répandu,
430 Sans que parmi ses flots le mien fut confondu ?
Non, Madame, jaloux de défendre sa vie,
Sa perte, de la mienne aurait été suivie :
Et du moins vous contant son déplorable sort,
On vous aurait conté l’histoire de ma mort :
435 Mais grâce à sa vertu, grâce aux dieux tutélaires,
Mes soins pour le sauver n’étaient pas nécessaires ;
Et la fin de ce jour va l’offrir à vos yeux,
Vengé de noirs desseins de tous ses envieux.

CHRISIS

Ce changement soudain, cette joie imprévue
440 Jette un trouble nouveau dans mon âme éperdue,
Et ma faible raison, mes esprits languissants
Ne sauraient résister au plaisir que je sens ;
Quoi vos soins généreux n’ont point trouvé d’obstacle !
Mais ne me cachez plus par quel heureux miracle
445 Mon père m’est rendu, qui me l’a conservé ?

ALCINOUS

Je vous l’ai déjà dit. Sa vertu l’a sauvé :
Sa fierté, sa sagesse et l’éclat de sa vie,
Ont désarmé le bras qu’avait armé l’envie ;
Vous devez en lui-même un si parfait héros,
450 Et lui seul s’est donné la vie et le repos.
Ô ciel ! Que ne peut point sur le coeur le moins juste,
L’intrépide regard, et la présence auguste
D’un mortel dont les jours ménagés par les dieux,
Sont pleins de nobles soins et de faits glorieux.
455 Madame, Cassander enflammé de colère,
Au milieu de sa Cour fit traîner votre père ;
Le supplice était prêt. De barbares soldats
Attendaient le signal, marqué pour son trépas
Devant ce tribunal Phocion se présente,
460 Et loin de faire entendre une voix suppliante,
Tel que dans les périls se montrent les héros,
À ce prince superbe il adresse ces mots :
"Cassander, je ne sais quelle fureur t’anime,
Par quel droit prétends-tu me choisir pour victime ?
465 Mon pays par mes soins s’est longtemps défendu,
J’ai reculé sa chute autant que je l’ai dû ;
Loin de me repentir de ce fameux ouvrage,
Que n’ai-je pour sa gloire encore fait davantage,
Que n’ai-je pu ranger la Grèce sous ses lois,
470 Et détruire l’orgueil et l’empire des rois.
Voilà mes sentiments, je ne veux point les taire,
Et ne m’attache point à calmer ta colère ;
Verse pour me punir, si je t’ose offenser,
Ce reste de mon sang que l’âge allait glacer ;
475 Mais songe pour le moins quand tu vas le répandre,
Qu’il fut jadis sacré pour le grand Alexandre ;
Que ce roi, qui du monde a conquis la moitié,
Après m’avoir connu m’offrit son amitié,
Et m’en fit confirmer les premiers témoignages,
480 Par d’honorables soins et de précieux gages ;
Je ne te dis plus rien. Frappe, perce ce coeur
Rempli pour ses devoirs de la plus vive ardeur,
Et donne à l’univers par ce noir sacrifice
Un exemple éclatant d’horreur et d’injustice,
485 Tandis que par les miens trahi, persécuté,
J’en donne un de constance et de fidélité."

CHRISIS

Ô force plus qu’humaine ! Ô merveilleux courage.

ALCINOUS

Cassander étonné d’entendre ce langage,
De mouvements divers en secret combattu,
490 Est forcé malgré lui d’admirer sa vertu ;
"Va, lui dit-il, reçois le jour que je te laisse,
Sois toujours l’ornement et l’honneur de la Grèce :
Plus pénétré d’estime encore que de pitié,
Je me fais un bonheur d’avoir ton amitié,
495 Ne la refuse pas. C’est un roi qui te prie,
Et libre, va revoir et servir ta patrie.

CHRISIS

Ainsi de mes ennuis le cours est terminé.

ALCINOUS

Et moi plus que jamais à souffrir condamné,
Je frémis des malheurs que le sort me présente,
500 Votre infortune cesse et la mienne s’augmente,
Trop digne d’exciter votre compassion,
Je suis plus malheureux que n’était Phocion.

CHRISIS

Vous, Seigneur, quel malheur peut troubler votre vie ?

ALCINOUS

Hélas, Madame, hélas ! Faut-il que je le die ?
505 Cet aveu dangereux loin de me soulager,
Dans un gouffre nouveau peut encore me plonger ;
Toutefois, dut ma peine en devenir plus rude,
Elle me plaira mieux que mon incertitude ;
Mais quoi, près d’expliquer le malheur de mon sort,
510 Mon courage abattu succombe à cet effort ;
Je commence un discours qu’après je désavoue,
Et ma langue interdite à regret se dénoue,
C’est vous en dire assez. Mes esprits éperdus,
Mes regards incertains, mes soupirs confondus,
515 Le long saisissement, ma surprise soudaine,
Cette source de pleurs que je retiens à peine,
Et la crainte surtout d’aigrir votre courroux ;
Tout ne vous dit-il pas que j’expire pour vous ?

CHRISIS

Ah, Seigneur !

ALCINOUS

Cet aveu ne doit point vous surprendre,
520 Madame, et longtemps vous devez vous attendre
À voir un jour enfin éclater cette ardeur,
Que jusqu’à ce moment j’ai caché dans mon coeur
Mais que déjà cent fois vous auriez dû connaître,
Si vous songiez aux feux que vos beaux yeux font naître ;
525 J’ai vu le premier jour sans vouloir me flatter,
Quelles difficultés j’avais à surmonter,
Mais mon ardeur s’irrite encore par ces obstacles,
L’amour en ma faveur me promet des miracles :
Si je ne trouve pas un dernier malheur,
530 L’obstacle le plus grand au fond de votre coeur ;
Surtout, je ne veux point que la reconnaissance
Vous force, malgré vous à quelque complaisance ;
Si ma flamme vous gêne, ou ne vous touche pas,
Prononcez sans remords l’arrêt de mon trépas :
535 J’ai servi Phocion par égard pour lui-même,
Et ne l’ai point servi parce que je vous aime,
Ce serait me traiter avec indignité
Qu’imputer à l’amour ma générosité,
J’aimai de Phocion la vertu consommé,
540 Dans un autre que lui je l’aurais estimée,
Et pour un inconnu lâchement opprimé
Avec la même ardeur mon bras se fut armé ;
Vous ne me devez rien. N’écoutez donc Madame,
Que les seuls mouvements que vous dicte votre âme,
545 Parlez, parlez sans crainte, et ne voyez en moi,
Que mon coeur, mon respect, mon amour et ma foi.

CHRISIS

Hélas !

ALCINOUS

Achevez.

CHRISIS

Ciel !

ALCINOUS

Ah ! C’est trop vous contraindre,
Quel serait mon bonheur si vous pouviez me plaindre ?
Montrez-moi par pitié vos sentiments secrets.

CHRISIS

550 Pour chercher Phocion je sors de ce palais ;
Je fuis les mouvements que le devoir m’inspire.

ALCINOUS

Eh quoi ! Vous me laissez sans me vouloir rien dire ;
Vous refusez un mot à mon empressement.

CHRISIS

Devez-vous demander d’autre éclaircissement :
555 Voyez dans mes yeux ni mépris ni colère,
Faut-il de ma pitié de marque plus sincère
Que ce triste soupir qui vient de m’échapper,
Et le coeur d’un amant s’y devait-il tromper ?

SCÈNE IV. Alcinous, Chrisis, Licas, Dione. §

LICAS

Madame, Phocion arrive dans Athènes.

CHRISIS

560 Ô moment fortuné qui termine mes peines !
Raisons, devoir, amour précipitez mes pas ?
Adieu, Seigneur.

ALCINOUS

Je vais...

CHRISIS

Non, ne me suivez pas.
Demeurez.

CHRISIS

J’obéis après votre défense,
Mais que je vais souffrir de mon obéissance !

SCÈNE V. Alcinous, Licas. §

LICAS

565 Que vois-je ? Quel adieu ? Quel discours ? Ah, Seigneur,
Vos regards, vos transports ont trahi votre coeur
Vous aimez, juste ciel ! Que dira votre père ?

ALCINOUS

Ah dieux ! Lui voudras-tu révéler ce mystère
Qu’il l’ignore à jamais. Eh quoi mon cher Licas,
570 Pourrais-tu me trahir ?

LICAS

Non, ne le craignez pas,
Dans les soins que de moi demandait votre enfance,
Vous avez trop souvent senti ma complaisance,
Et c’est encore l’effet de la même amitié
Qui m’inspire pour vous une juste pitié ;
575 Vous prévoyez, Seigneur, quelle suite funeste
Votre amour...

ALCINOUS

C’est assez, épargnez-moi le reste ;
Dans cet heureux instant je ne veux rien prévoir
Qui puisse traverser ma joie et mon espoir.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Phocion, Chrisis, Dione. §

PHOCION

Enfin nous sommes seuls. Embrassez-moi ma fille,
580 Le Ciel me fait revoir ces murs et ma famille ;
Seuls objets où mon coeur porta toujours ses voeux
Et que malgré mes soins le sort rend malheureux,
Je ne vous cèle point, à cette chère vue
D’un transport si charmant mon âme s’est émue,
585 Qu’il a pu balancer pendant quelques moments,
De mes profonds ennuis les cruels mouvements !
Pour vous, ce tendre amour, et ce respect sincère
Que vous avez toujours senti pour votre père,
Vous ont fait, je le sais, partager mes malheurs,
590 Nos barbares tyrans ont joui de vos pleurs.
Contre eux, votre douleur n’avait point d’autres armes.

CHRISIS

Pourquoi rappelez-vous ces mortelles alarmes ?
N’y songeons plus, Seigneur, mais vivez, je vous vois,
Quelle gloire pour vous, et quel plaisir pour moi,
595 De pouvoir embrasser un père que j’adore ?
Juste ciel ! Qu’il m’est doux de vous revoir encore,
Tranquille et respecté chez les Athéniens.

PHOCION

Ah ! Que tu connais mal quels sont nos citoyens ;
Des peuples inconstants, l’âme basse et commune
600 Règle leurs sentiments au gré de la fortune;
Et tel qu’il adoraient dans la prospérité,
Devient leur ennemi par son adversité :
Ils avancent sa perte injuste ou légitime,
Et joignent leur secours au destin qui l’opprime,
605 Je viens de l’éprouver. Tout le peuple autrefois
Volait pour applaudir à mes moindres exploits ;
Quand suivi des captifs gémissants sous nos chaînes,
Triomphant j’approchais des sacrés murs d’Athènes,
Et je vois qu’aujourd’hui ce peuple furieux
610 Ne souffre qu’à regret mon retour en ces lieux :
Et d’un tyran barbare aimant les injustices,
La haine est le seul prix qu’il donne à mes services.

CHRISIS

Eh ! Laissez-le, Seigneur, ce peuple criminel,
Il mérite de vous un mépris éternel ;
615 Ne vous permettez plus la moindre inquiétude
Pour des coeurs sans justice et plein d’ingratitude ;
À leur propre conduite abandonnez leur sort,
Et bientôt l’infortune, ou les fers, ou la mort
Vengerons vos bontés trop mal récompensées ;
620 Portez par ailleurs vos voeux et vos pensées,
À l’heureuse Chrisis donnez tous vos moments,
Inspirez à son coeur vos nobles sentiments ;
Que vos soins désormais soient pour votre famille,
Que vivant avec vous...

PHOCION

Que dites-vous ma fille ?
625 Nos soins les plus pressants, notre premier amour,
Son dûs aux lieux sacrés où nous venons au jour,
Athènes plus que tout m’est précieuse et chère,
J’en étais citoyen avant que d’être père,
Son salut me tient lieu de tous les autres biens,
630 Et vos droits sur mon coeur sont moins forts que les siens ;
Mais puisque de ma foi l’ingrate se défie,
Et méprise ces soins que je lui sacrifie,
Sans trahir mon devoir je puis les donner tous
Au penchant naturel qui m’entraîne vers vous ;
635 Oui, ma fille, mes voeux et mon bonheur suprême,
Se bornent à jouir de vous et de moi-même ;
Votre vertu me charme. Approchez. Justes dieux,
Conservez chèrement ce trésor précieux,
Et jusques à l’instant qui doit finir ma vie,
640 Sauvez notre amitié des fureurs de l’envie.
Ah quel bonheur ! Grands dieux ! Que mon sort est charmant ;

CHRISIS

Mais ciel ! Cléon vous cherche avec empressement.

SCÈNE II. Phocion, Chrisis, Cléon, Dione. §

CLÉON

Je n’ai pu découvrir les desseins d’Agnonide,
Mais, Seigneur, je crains tout de cette âme perfide.
3
645 Il assemble avec soin les chefs et les soldats,
Tout le peuple en tumulte accompagne ses pas :
Il triomphe, et j’ai vu briller sur son visage
Du plaisir de son coeur l’assuré témoignage
Ses funestes apprêts peuvent nous menacer.

PHOCION

650 Ce serait trop, Cléon, je ne le puis penser,
Mais quand mes ennemis en voudraient à ma vie,
Est-ce un malheur pour moi qu’elle me soit ravie,
Et dois-je par la suite en prolonger le cours,
Non, grands dieux ! Pour le peu qu’il me reste de jours,
655 Je ne veux point survivre à la chute d’Athènes.
Et voir loin du péril ses misères prochaines.

CHRISIS

Quel étrange dessein, Seigneur, quittez ces lieux,
Éloignez-vous.

PHOCION

Cachez cette crainte à mes yeux :
Ma fille, cet avis devrait moins vous surprendre,
660 Quelque soit mon destin je dois ici l’attendre.

CHRISIS

Rendez-vous à mes soins, songez à vous, Seigneur,
Quoi, mes pleurs ne sauraient émouvoir votre coeur.

PHOCION

Non, et ces lâches pleurs font honte à ma famille,
Mes yeux n’osent en vous reconnaître ma fille ;
665 J’en rougis. Si j’avais formé quelque attentat
Contraire à mon devoir ou funeste à l’État,
Voyant mon nom chargé d’une indigne mémoire,
Vous devriez pleurer la perte de ma gloire,
Et voir avec douleur votre père privé
670 D’un honneur si longtemps par son sang conservé ;
Mais puisque, grâce au ciel ; la plus juste envie
Ne peut donner d’atteinte à l’éclat de ma vie,
Ne pleurez point pour moi, pleurez d’autres malheurs
Plus cruels que mon sort, plus dignes de vos pleurs ;
675 Pleurez la liberté, surtout pleurez le crime
Des lâches ennemis dont je suis la victime.

CHRISIS

Malgré mes déplaisirs, je l’avouerai Seigneur,
Vos généreux discours flattent encore mon coeur ;
J’admire la vertu que vous faites paraître,
680 Et je rends grâces aux dieux de ce qu’ils m’ont fait naître
D’un héros dont la gloire est égale à la leur,
Et dont la fermeté passe encore la valeur.

SCÈNE III. Phocion, Alcinous, Chrisis, Cléon, Dione. §

ALCINOUS

Seigneur, ma raison cède au coup qu’on vous prépare,
Je frémis au seul bruit d’un projet si barbare ;
685 Le peuple à haute voix demande votre mort.

CHRISIS

Juste ciel !

ALCINOUS

Prévenez leur criminel effort ;
À leurs perfides coups dérobez votre tête :
Fuyez, Seigneur, fuyez, évitez la tempête :
Vous me voyez ici prêt à guider vos pas,
690 Je viens pour vous offrir le secours de mon bras,
Au nom de tous les dieux, Seigneur, je vous convie
De vous rendre à mes voeux, d’assurer votre vie :
Mais ne différez point. Secondez mes transports,
Seigneur, si vous joignez vos soins à mes efforts,
695 J’ose attester des dieux la majesté suprême,
Qu’Athènes, que la Grèce et Cassander lui-même
Contre vos jours sacrés conspireraient en vain.
Je jure...

PHOCION

Je conçois quel est votre dessein,
Je sais pour dérober ma tête à cet orage
700 À combien de périls l’amitié vous engage,
Je le juge aisément pour tous vos soins passés,
Mais il n’est plus temps, Seigneur, c’en est assez.

ALCINOUS

Ah ! Que me dites-vous ? Quelle funeste envie
Vous fait abandonner le soin de votre envie ?
705 Suivez-moi...

PHOCION

Modérez cette bouillante ardeur ;
Et du moins un moment écoutez-moi, Seigneur :
Ne vous opposez point au peuple qui m’opprime,
Laissez-le sans obstacle immoler sa victime ;
Abandonnez ma vie, il veut me la ravir,
710 Et conserver la vôtre encore pour le servir :
Vous êtes dans un âge où par d’heureuses peines
Vous pouvez rétablir la puissance d’Athènes ;
C’est là l’unique gloire où vous devez penser,
C’est là que vos vertus se doivent exercer ;
715 Pour moi qui gémissant sous le poids des années,
Ne doit plus espérer de belles destinées,
Qui cédant aux efforts que je voudrais tenter,
Ne me sens plus de bras pour les exécuter,
Loin d’aller à genoux mendier des asiles,
720 Je méprise mes jours, puisqu’ils sont inutiles.

ALCINOUS

Ô ciel !

PHOCION

Je vois Clitus, et je n’ignore pas
Quel funeste dessein conduit ici ses pas.

SCÈNE IV. Phocion, Alcinous, Chrisis, Clitus, Dione, Gardes. §

CLITUS

Seigneur, je suis chargé d’un ordre...

ALCINOUS

Téméraire !

PHOCION

Arrêtez. Où vous porte une aveugle colère ?

ALCINOUS

725 Laissez-moi...

PHOCION

L’immoler ce serait me trahir !
Aux décrets de l’État j’ai juré d’obéir ;
Je me suis fait toujours de cette obéissance
Un austère devoir dont rien ne me dispense,
J’en ai prescrit au peuple une sévère loi,
730 Pourrais-je sans rougir la violer pour moi :
Je n’examine point au moment qu’on m’accable
Si je suis en effet innocent ou coupable,
Si celui qui m’opprime observe l’équité,
Je songe seulement à son autorité ;
735 Puisqu’il la tient du peuple elle est juste et suprême,
Je la respecte en lui comme dans Solon même ;
J’obéis sans murmure, et s’il faut me venger,
Je ne vois que les dieux qui s’en doivent charger.

CHRISIS

Ah ciel !

PHOCION

Ne craignez-rien : Je vous suivrai sans peine,
740 Clitus ; j’assouvirai la fureur inhumaine
De ces peuples ingrats qui demandent ma mort,
Seigneur, ne tentez plus de criminel effort,
Pour prolonger des jours dont le cours m’importune,
D’Athènes s’il se peut relevez la fortune,
745 Versez tout votre sang pour maintenir ses droits,
Et pour la garantir de l’empire des rois :
Vous, ma fille, armez-vous d’un généreux courage,
Lassez par vos vertus le sort qui nous outrage,
Si je meurs aujourd’hui n’accusez point les dieux,
750 Cachez-vous aux regards d’un peuple furieux ;
De vos tristes foyers faites votre retraite,
Ne montrez de ma mort qu’une douleur discrète,
Rappelez les conseils que je vous ai donnés,
Et voyez les malheurs qui vous sont destinés.
755 Du même oeil dont je vois ceux où le ciel me livre ;
Surtout si vous m’aimez gardez-vous de me suivre.
Adieu.

SCÈNE V. Chrisis, Alcinous, Dione. §

ALCINOUS

Quel coeur, grands dieux dans cette extrêmité
Porta jamais si loin son intrépidité ?
Je l’envie et le plains. Je le pleure et l’admire.

CHRISIS

760 Et moi, Seigneur, et moi je ne puis vous rien dire,
Vous savez mes malheurs, vous les connaissez tous,
Et je dois seulement embrasser vos genoux.

ALCINOUS

Ah ! Madame.

CHRISIS

Seigneur, soulagez ma misère,
Je meurs, j’ai tout perdu quand j’ai perdu mon père ;
765 Rendez-le moi, vous seul pouvez nous secourir.

ALCINOUS

Pour vous le rendre, hélas ! Ne faut-il que mourir ?
J’y volerai, Madame, et vous serez servie.
J’exige seulement pour le prix de ma vie,
Que votre coeur sépare en ce moments affreux,
770 D’un père criminel un fils trop malheureux ;
Et qu’au moins si je meurs où mon amour m’entraîne,
Mourant je ne sois point l’objet de votre haine.

CHRISIS

Que me demandez-vous ? Allez, Seigneur, allez,
Mes yeux par mes malheurs ne sont point aveuglés ;
775 Il ne confondent point l’innocence et le crime,
L’un a toute ma haine, et l’autre mon estime.

ALCINOUS

Après un tel aveu trop content de mon sort,
Je cours pour Phocion faire un dernier effort,
Je vais trouver mon père, et pour toucher son âme,
780 Lui peindre avec transport tout l’excès de ma flamme ;
Madame, j’aime trop pour ne pas triompher
De l’injuste courroux que je veux étouffer :
Je suis cher à mon père, et mon respect, mes larmes,
De ces cruelles mains feront tomber les armes ;
785 Où contre la fureur, par l’amour affermi,
Ne le regardant plus qu’en mortel ennemi :
Mon coeur désespéré trouvera tout facile,
Phocion par mes soins sera libre et tranquille ;
Mon bras le sauvera du peuple et de ses lois,
790 Ou je vous dis adieu pour la dernière fois.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Agnonide, Clitus. §

AGNONIDE

J’ai peine je l’avoue, à te croire sincère,
Mes voeux sont traversés par un fils téméraire ?

CLITUS

N’en doutez point, Seigneur, enflammé de courroux,
Ce fils impétueux s’est armé contre nous.

AGNONIDE

795 De cet emportement qui peut être la cause ?
Quel est donc le dessein que l’ingrat se propose ?
Mais pourquoi l’accuser, un penchant généreux
Le pressait de servir Phocion malheureux ;
Il ignore le prix que sa mort lui destine,
800 Et ne soupçonne point que c’est sur la ruine
De ce chef redouté qu’il a voulu sauver,
Que je fonde le trône où je dois l’élever :
Ah ! Quand je l’instruirai de la gloire immortelle,
Des suprêmes honneurs où sa perte l’appelle,
805 Je le verrai superbe ; et plus ardent que moi
Dévorer la couronne, et l’heureux sort d’un roi ;
Renoncer au vain nom d’une vertu stérile,
Pour jouir avec moi d’un crime plus utile ;
Quoiqu’il en soit enfin je réponds de mon fils.

CLITUS

810 C’en est donc fait. Vos soins vont recevoir leur prix.

AGNONIDE

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Je n’en saurais douter, mon triomphe s’avance,
Le succès de mes voeux passe mon espérance :
Tout le peuple assemblé condamnant Phocion,
Vient d’ouvrir la barrière à mon ambition ;
815 Voici le jour fatal de ce grand sacrifice,
Je dois lui prononcer l’arrêt de son supplice ;
Va, ma garde t’attend pour le conduire ici.

SCÈNE II. §

AGNONIDE, seul.

Jusques à ce moment mes soins ont réussi :
Fortune, à mes desseins, sois encore favorable,
820 Ton retour ordinaire, et presque inévitable,
Par moi-même, à mon tour doit-il être éprouvé ?
Et si près du succès l’aurais-tu réservé ?
Ah ! Si tu dois tromper mes soins et ma prudence,
Attends, à me montrer ta fatale inconstance,
825 Que ce peuple superbe ayant reçu mes lois,
Puisse placer mon nom parmi ceux de ses rois,
Et qu’au moins un seul jour jouissant de ma gloire
Par ce titre éclatant j’assure ma mémoire ;
Mais Phocion paraît , déclarons-lui son sort,
830 Commençons, il est temps, mon bonheur par sa mort ;
Sortez de mon coeur devoir, pitié, tendresse,
Je ne vous connais plus que pour une faiblesse,
Je renonce aux conseils que vous pouvez donner,
Et je me livre à ceux qui vont me couronner.

SCÈNE III. Agnonide, Phocion, Clitus, Gardes. §

PHOCION

835 Arbitres de mon sort, dieux que votre enfance
5
Avec facilité confond notre prudence !
Qui l’eût cru qu’on verrait par un fatal retour
Phocion dans ces lieux accusé quelque jour,
Traité honteusement par un peuple perfide,
840 Et pour comble d’horreur jugé par Agnonide.

AGNONIDE

Ce mépris offensant ces transports de courroux,
Démentent le grand nom d’un homme tel que vous.
Mais loin de prolonger un discours inutile,
Songez que désormais vous n’avez plus d’asile :
845 Que je viens en ces lieux maître de votre sort.

PHOCION

C’en est donc fait. Ce jour est celui de ma mort ;
Car ne présume pas qu’une telle menace
Que ta fureur me porte à te demander grâce,
Ma vertu rougirait de ces indignes soins,
850 Et ne veut que mon coeur et les dieux pour témoins :
Ce n’est pas que je cherche à voir finir ma vie,
Et de quelque malheur qu’elle soit poursuivie,
J’attends ferme et constant à remplir mon destin,
Le moment que le ciel a marqué de sa fin ;
855 Mais pour me dérober au péril qui me presse
Je ne saurais descendre à la moindre faiblesse ;
Un homme tel que moi loin de s’humilier,
Contre ce qu’il a fait pour se justifier :
Ose toi-même ici rappeler mon histoire,
860 Elle ne t’offrira que des jours pleins de gloire :
Chaque instant est marqué par un exploit fameux,
Mais que dis-je ? Où m’emporte un mouvement honteux ?
Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie ;
D’en retracer le cours quand Athènes l’oublie :
865 J’en rougis. Je suis prêt à me désavouer ;
Prononce, j’aime mieux mourir que me louer.

AGNONIDE

Et ne comptez-vous point parmi vos faits augustes
Pour un traître ennemi vos faiblesse injustes ?
Pouvez-vous excuser vos soins pour Nicanor ?
870 Dans le port de Pirée on le verrait encore ;
Que dis-je ? Sous le joug d’Athènes opprimée,
Servirait de retraite à sa barbare armée ;
Si malgré vos avis le peuple furieux
Ne l’eut surpris, défait et chassé de ces lieux.

PHOCION

875 Il est vrai, prévenu de la plus forte estime,
Je n’ai pu soupçonner Nicanor d’un tel crime ;
Mais punit-on jamais avec sévérité
L’excès de confiance et de fidélité ;
Cet ennemi funeste a senti ma colère,
880 Quand je l’ai défendu je le croyais sincère ;
Trompé par ses serments, et garant de sa foi,
Je voulais que le peuple en jugeat comme moi,
Et j’aimais mieux tomber sous ses perfides armes,
Que d’immoler sa vie à de vaines alarmes.

AGNONIDE

885 On vous eut applaudi si son noir attentat
N’eut menacé que vous et non pas tout l’État ;
Mais puisque vos conseils et votre négligence
Laissaient nos murs, nos biens, et nos jours sans défense,
Le peuple justement irrité contre vous,
890 Aux plus sanglants effets a porté son courroux.
Ses tributs ont réglé ce que je vous annonce,
Décret trop rigoureux qu’à regret je prononce,
On veut que de vos jours le cours soit terminé,
Par le honteux supplice aux traîtres destinés,
895 Allez attendre.

PHOCION

Ô ciel !

AGNONIDE

Mais la haine publique
Refuse à votre cendre un tombeau dans l’Attique ;
Cette terre ne peut le garder dans son sein.

PHOCION

Dieux avez-vous permis cet horrible dessein ?
Que dira l’univers instruit de ma fortune ?
900 Livré, quoiqu’innocent, à la haine commune :
Je meurs, et mon pays sauvé par mes exploits,
Pour qui l’on vit mon sang répandu tant de fois,
Refuse après ma mort de recevoir ma cendre ;
Enfin par une loi qu’on ne pourra comprendre,
905 Il faut loin des honneurs que je m’étais promis
Que je cherche un tombeau parmi mes ennemis.

SCÈNE IV. §

AGNONIDE, seul.

Je ne le cèle point, quand ma haine l’accable,
J’admire malgré moi ce coeur inébranlable,
Qui toujours préparé contre les coups du sort,
910 Me fait presque envier la gloire de sa mort.
Mais loin que sa vertu m’inspire la clémence,
Ce qu’elle a de plus noble et m’irrite et m’offense :
Et c’est enfin pour lui le plus grand des forfaits
D’avoir pu me contraindre à l’aveu que je fais.

SCÈNE V. Agnonide, Alcinous. §

ALCINOUS

915 Ah, Seigneur ! Qu’a-t-on fait, qu’ose-t-on entreprendre ?
Phocion dans ses fers, quel sort doit-il attendre ?
Quoi Cassander en vain a respecté ses jours,
Puisqu’un peuple barbare en veut trancher le cours !
Et vous-même, Seigneur, précipitez sa chute.

AGNONIDE

920 J’accable un malheureux que le ciel persécute.

ALCINOUS

Ah loin de l’accabler protégez sa vertu.

AGNONIDE

Aveugle Alcinous que me demandes-tu ?
Apprends que c’est moi seul qui l’entraîne au supplice,
Que je joins contre lui l’audace et l’artifice ;
925 Mais que c’est pour toi seul fils ingrat qu’il périt.

ALCINOUS

Pour moi, grands dieux ! Quel trouble agite mon esprit.

AGNONIDE

Oui, pour toi, fils ingrat, je le répète encore,
Tu ne peux ignorer que ton père t’adore ;
Ce tyrannique amour étouffant mon devoir,
930 Jusqu’au trône a porté mes voeux et mon espoir :
Appliqué sans relâche à te soumettre Athènes,
J’immole le seul chef qui peut tromper mes peines,
Tu recueilleras seul tout le fruit de sa mort ;
Malheureux, est-ce toi qui dois plaindre son sort.

ALCINOUS

935 Quoi, vous avez conduit cette injuste entreprise,
Chaque mot, chaque instant ajoute à ma surprise,
Hélas ! Que n’avez-vous, grands dieux, dans mon berceau
De mes funestes jours consumé le flambeau ?
Quand vous avez prévu qu’une plus longue vie
940 D’un semblable attentat devait être suivie.

AGNONIDE

Ciel ! De quels sentiments ton coeur est prévenu.

ALCINOUS

Je le vois bien, ce coeur ne vous est pas connu.
Hélas ! Y pensez-vous ? Quel funeste héritage
Prétendez-vous, Seigneur, me laisser en partage ?
945 Tyran de ma patrie ? Est-il quelque grandeur
Dont ce titre odieux n’efface la splendeur ?
Du trône et de ses soins mon coeur se sent capable,
Mais l’ardeur d’y monter ne me rend point coupable.
Sans violer des droits dans Athènes sacrés,
950 Je voudrais par mon sang m’en tracer les degrés ;
Du peuple en ma faveur réunir les suffrages,
Et mériter de lui les plus justes hommages ;
Ou plutôt sans changer les lois de nos aïeux,
Je voudrais imiter leurs exploits glorieux :
955 Posséder leurs vertus si dignes de nos temples,
Et sans aller plus loin chercher d’autres exemples ;
Jaloux de ce héros que l’on veut immoler,
Pour mourir comme lui je voudrais l’égaler.

AGNONIDE

Quel discours !

ALCINOUS

Dans un fils peut-être il vous offense,
960 Mais c’est le fruit des soins donnés à mon enfance,
J’ose vous rappeler ce respect pour les lois,
Que vos sages conseils m’ont prescrits autrefois ;
Et je dois reconnaître en sauvant votre gloire
L’amour qui de votre âme en bannit la mémoire :
965 Triomphez donc Seigneur, de votre ambition,
Accordez à mes voeux les jours de Phocion.
Permettez...

AGNONIDE

Laissez-moi poursuivre mon ouvrage,
Vainement voudrais-tu me presser davantage ;
Tu n’auras point de part à ces coups inhumains
970 Qui mettront aujourd’hui le sceptre dans tes mains ;
Du trône à mes périls je vais t’ouvrir la route,
Suis-la sans t’informer des crimes qu’il me coûte.

ALCINOUS

Seigneur abandonnez cet horrible dessein
Où vous m’allez plonger un poignard dans le sein !
975 Si votre coeur pour moi devenu moins sévère,
Peut encore s’ouvrir aux tendresses d’un père ;
Du triste Alcinous sachez tous les secrets;
Et concevez par là Seigneur à quels regrets
L’amour de Phocion...

AGNONIDE

Que pourras-tu m’apprendre,
980 Quel aveu, quels secrets...

ALCINOUS

Que je vais vous surprendre ;
Je n’ose qu’en tremblant lever les yeux sur vous,
Vous m’allez accabler de tout votre courroux ;
Mais dussai-je à jamais mériter votre haine...

AGNONIDE

Parle, c’est trop tenir mon esprit à la gêne.

ALCINOUS

985 Vous voyez à vos pieds dans ce malheureux fils,
Un amant enchanté des beautés de Chrisis.

AGNONIDE

Ô ciel !

ALCINOUS

Je ne veux point, Seigneur, pour ma défense,
Des astres sur les coeurs rappeler la puissance ;
D’un ascendant secret l’effort impérieux,
990 A tiré son pouvoir de l’éclat de ses yeux :
Dès longtemps je l’adore, et je sens que mon âme
Ne peut jusqu’au tombeau brûler d’une autre flamme
C’est de ce tendre amour le généreux transport,
Qui m’a de Phocion fait partager le sort ;
995 Et qui chez Cassander m’a pressé de le suivre,
Résolu s’il mourait de ne le point survivre :
Les dieux ont relevé ce héros abattu,
Son malheur m’a fait voir jusqu’où va sa vertu ;
Je brûlais du désir d’entrer dans sa famille,
1000 J’ai peint en arrivant m tendresse à la fille ;
J’ai cru voir dans ses yeux quelque retour pour moi,
Quand vos ordres cruels les ont rempli d’effroi ;
Pour son père enchaîné de nouvelles alarmes,
Avec plus d’abondance ont fait couler ses larmes ;
1005 À l’excès de ces maux prête de succomber,
J’ai vu presque à mes pieds cette beauté tomber,
Jugez en ce moment de ma tristesse extrême,
Cet affligeant objet vous eut touché vous-même.
Si dans ce jour fatal Phocion doit périr,
1010 D’un si sensible coup on le verra mourir ;
Je ne vous dirait point qu’une douleur mortelle
Me fera dans l’instant expirer avec elle :
On pourrait imputer à de vains mouvements,
Un discours si commun aux vulgaires amants ;
1015 N’en faites point d’épreuve à votre fils funeste ;
Seigneur, si pour ce fils quelque bonté vous reste,
Ce n’est point à régner que je mets mon bonheur,
Chrisis et ma vertu suffisent à mon coeur.

AGNONIDE

Levez-vous.

ALCINOUS

Se peut-il, Seigneur, que ma prière
1020 Ait enfin obtenu la grâce de son père ?

AGNONIDE

Que j’expire plutôt. Tes soins et ton amour,
M’animent encore plus à lui ravir le jour ;
Sa mort me va venger de ta perfide flamme,
Un fils qui me trahit ne peut rien sur mon âme :
1025 Cesse donc de tenter des efforts superflus.
Va.

ALCINOUS

Mon père...

AGNONIDE

Obéis, je ne t’écoute plus.

ALCINOUS

Et moi j’oserai tout puisqu’on me désespère,
Mais non, je garde encore du respect pour mon père ;
Il cesse de m’aimer, et je vois que son coeur
1030 Sans trouble, et sans combat achève mon malheur :
Mais ce jour finira mon sort et mon supplice,
Et puisque Phocion meurt par votre injustice,
Dans mon sang innocent vous me verrez livrer
La honte que je souffre à ne la point sauver.

AGNONIDE

1035 Meurs. Tes jours ne sont plus précieux à ton père,
Mais tu caches en vain ta fureur téméraire,
Au travers du respect que tu veux affecter,
Je vois ta perfidie et ta haine éclater ;
Mais de tes vains projets je préviendrai la suite,
1040 Et je sais le moyen de régler ta conduite ;
Hola, Gardes à moi ! Répondez m’en, Licas,
Dans cet appartement ne l’abandonnez pas.

SCÈNE VI. Alcinous, Licas, Gardes. §

ALCINOUS

Ciel que vois-je ? Ah ! Rends-moi la liberté ravie,
Père injuste et cruel, on m’arrache la vie.
6
1045 L’espoir seul de la mort m’est offert aujourd’hui,
Si mes gardes ne sont moins barbares que lui.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

ALCINOUS, seul.

Arcas ne revient point. Ciel ! Quelle impatience ?
De mes maux chaque instant aigrit la violence.
Il vient.

SCÈNE II. Arcas, Alcinous. §

Dans la liste des personnages Agnonide apparait au lieu d’Alcinous.

ALCINOUS

Licas tient-il tout ce qu’il a promis ?
1050 A-t-il à me servir proposé mes amis ?
Pour sauver Phocion, sont-ils prêts à me suivre ?
Dans le trouble où je suis je ne saurais plus vivre.

ARCAS

Oui, Seigneur, ils sont prêts à seconder vos voeux,
Ils brûlent comme vous d’un courroux généreux.
1055 Licas a tout conduit, sa prudence et son zèle.
Ont bientôt assemblé cette troupe fidèle ;
Dès le premier signal ils sont prêts à partir,
Je vous laisse, et dans peu je viens vous avertir.

SCÈNE III. §

ALCINOUS, seul.

Hélas ! Quelle infortune à la mienne est égale ?
1060 Ordre injuste et cruel ! Contrainte trop fatale !
Déplorable Chrisis, peut-être en ces moments
Ton coeur soupçonne-t-il la foi de mes serments :
Ô ciel ! De mon dessein seconde la justice,
Empêche par mes soins que Phocion périsse,
1065 Diffère de sa mort les apprêts inhumains,
Et fais que je l’arrache à tes barbares mains ;
Sa vertu t’intéresse à prendre sa défense,
À soutenir un bras armé pour l’innocence ;
Que mon sort serait doux si je pouvais, grands dieux,
1070 Rendre un père à Chrisis, et mourant à ses yeux,
Imprimer dans son coeur la mémoire éternelle,
D’un amant immolé pour la gloire et pour elle.

SCÈNE IV. Alcinous, Arcas. §

ARCAS

Venez, Seigneur, venez, voici l’heureux moment,
Où vous pourrez sortir de cet appartement,
1075 Ne perdons point de temps, le poison se prépare.

ALCINOUS

Mourons, ou prévenons cet attentat barbare.

ARCAS

Fuyez, Seigneur, fuyez, votre père paraît.

SCÈNE V. Agnonide, Clitus, Arcas. §

AGNONIDE à Arcas.

Faites venir mon fils.

SCÈNE VI. Agnonide, Clitus. §

AGNONIDE

Clitus c’en est donc fait.

CLITUS

Oui, Seigneur, Phocion sans changer de visage
1080 Vient de prendre à mes yeux le funeste breuvage ;
Mais avant que l’effet de ce mortel poison
Ait glacé ses esprits et troublé sa raison,
Il demande à vous voir.

AGNONIDE

Eh ! Qu’a-t-il à me dire ?

CLITUS

Je l’ignore, lui seul pourra vous en instruire :
1085 Puis-je voir a-t-il dit, Agnonide un moment,
Qu’il n’appréhende rien de mon ressentiment.

AGNONIDE

Qu’il vienne, accordons-lui cette dernière grâce.
Je l’attendrai.

SCÈNE VII. §

AGNONIDE, seul.

L’effet répond à mon audace !
Achevons, assurons le sceptre dans mes mains,
1090 Fermons, fermons mon coeur à des scrupules vains,
Quelque soit le projet où mon coeur s’abandonne ;
Je le crois innocent quand le ciel le couronne ;
Je ne crains point pour moi la honte des tyrans,
Je me place au contraire au rang des conquérants,
1095 Qui font dans les États ces changements célèbres,
Qui de la nuit des temps perceront les ténèbres.
Je couronne mon front pour couronner le tien,
Mon fils, mais qu’avec toi mon dernier entretien
D’un chagrin dévorant empoisonne ma joie,
1100 L’amitié, l’intérêt veut que je le revois ;
Ce fils qui me trahit, on va me l’amener,
À seconder mes voeux puissai-je l’entraîner,
Vainement contre lui j’excite ma colère,
Je me sens pour l’ingrat les entrailles d’un père ;
1105 Peut-être que flattant son amoureuse ardeur,
Par le don de Chrisis je gagnerai son coeur ;
Après la mort du père, il peut aimer la fille,
Je consens que l’hymen l’unisse à ma famille,
Qu’il épouse, qu’il règne, et que le même jour
1110 Satisfasse à la fois et la gloire et l’amour ;
Aussi bien quels honneurs pourraient m’offrir des charmes,
Si je voyais mon fils les payer de ses larmes.
Mais Clitus revient seul, que dois-je soupçonner ?

SCÈNE VIII. Agnonide, Clitus. §

CLITUS

Seigneur, qu’en ce moment je vais vous étonner.

AGNONIDE

1115 Comment ?

CLITUS

D’Alcinous je vous apprends la fuite,
Tous les gardes gagnés marchent sous sa conduite :
Le perfide Licas cédant à la pitié,
Ou vaincu par les soins d’une tendre amitié,
Seconde ses desseins et soutient son audace,
1120 Je viens de les trouver dans la prochaine place,
Les armes à la main, la fureur dans les yeux,
Ils faisaient éclater des cris séditieux,
Par l’exemple du chef cette troupe animée,
Plaignait de Phocion l’innocence opprimée,
1125 Et jurait à l’envi de courir à la mort,
Ou de changer bientôt son déplorable sort.

AGNONIDE

Dieux qu’est-ce que j’entends ! Quel étrange nouvelle.
Ô téméraire fils ! Ô Licas infidèle !
Mais je vais te punir. Cher Clitus, suis mes pas,
1130 Allons opposer mes fidèles soldats,
Et répandons le sang dans ma fureur extrême,
Des mutins, de Licas, et de mon fils lui-même.

SCÈNE IX. Phocion, Cléon. §

PHOCION

Agnonide me fuit, et n’ose m’accorder,
Le dernier entretien que j’ai fait demander ;
1135 Que le sort d’un tyran, justes dieux ! est à plaindre
Sans armes, et mourant je le force à me craindre ;
Que le poison est lent, qui doit finir mon sort,
Dieu ! Que n’avancez-vous le moment de ma mort.

CLÉON

Eh ! Que puis-je vous dire ?
8
1140 Mes yeux versent des pleurs, Seigneur, mon coeur soupire,
Tous mes sens sont saisis du plus mortel effroi ;
Ah ! Seigneur, quel discours attendez-vous de moi ?
Hélas !

PHOCION

Ma destinée est celle de Socrate,
Immolé comme lui par ma patrie ingrate.
1145 Que dis-je ? C’est le sort des généraux fameux
Que les Athéniens ont vu naître chez eux ;
Mais dieux je vois ma fille.

SCÈNE X. Phocion, Chrisis, Cléon, Dione. §

CHRISIS

Ah que votre présence
De mes vives douleurs suspend la violence ;
À l’aspect de mes pleurs les plus cruels soldats
1150 N’ont osé m’outrager ni retenir mes pas.

PHOCION

Ô ciel !

CHRISIS

Votre énnemi n’ose achever son crime,
Il n’ose encore porter la main sur sa victime :
Vous ne répondez point, et je vois dans vos yeux.

PHOCION

Préparez-vous ma fille à nos derniers adieux.

CHRISIS

1155 Je vous perds donc, Seigneur. Au désespoir livrée,
D’avec vous pour jamais je serai séparée ;
Non, de mes jours mes mains éteindrons le flambeau,
Et Chrisis vous suivra jusques dans le tombeau.

PHOCION

Gardez-vous d’accomplir ce dessein téméraire,
1160 Songez qu’après ma mort vous m’êtes nécessaire ;
L’implacable fureur de nos cruels tyrans,
Refuse le repos à mes mannes errans :
Je n’ai point en ces lieux de bûcher à prétendre ;
Ma fille c’est à vous de recueillir ma cendre :
1165 Sans pompe, sans éclat, portez loin de ces lieux
Les restes condamnés d’un père glorieux,
Mon urne entre vos mains, gémissante, éplorée,
Célébrez mes malheurs de contrée en contrée,
Et ne vous arrêtez que sur les bords heureux,
1170 Où la terre plus douce et propice à vos voeux
Vous pressant d’achever mes tristes funérailles,
À ma cendre proscrite ouvrira les entrailles.

CHRISIS

Quoi vous me destinez à ce funeste emploi,
Hélas !

PHOCION

Je vous prescris encore une autre loi :
1175 N’entreprenez jamais de me venger d’Athènes,
Que mon tombeau finisse, et renferme vos haines ;
Puisse le ciel pour elle apaiser son courroux
Il me reste ma fille à disposer de vous ;
Alcinous vous aime, et sa vertu m’est chère,
1180 Tous ses voeux, tous ses soins ne tendent qu’à vous plaire :
Si son coeur est pour vous fidèle après ma mort,
Joignez par un saint noeud tous vos jours à son sort
Je n’avais souhaité de voir ici son père
Que pour en obtenir un aveu nécessaire ;
1185 Peut-être à mes désirs se serait-il rendu,
Mais le perfide, hélas ! Ne m’a point attendu :
Ne vous souvenez plus que sa fureur m’opprime,
S’il est traître et cruel, le fils est magnanime ;
Et voulant en mourant vous choisir un époux,
1190 Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.

CHRISIS

Lui Seigneur ? Ah plutôt que la foudre m’accable ;
Je ne vous cèle point qu’il me parut aimable,
Qu’avec plaisir tantôt mon coeur eut obéi,
Mais il m’est odieux puisqu’il vous a trahi ;
1195 De mille faux serments sa tendresse est suivie,
Il devait ou périr ou vous sauver la vie,
Il me l’avait promis, et cependant hélas !
Le perfide se cache, et ne vous défend pas,
Il perd toute sa gloire, et monte sa faiblesse.

SCÈNE DERNIÈRE. Phocion, Chrisis, Alcinous, Dione, Cléon, Licas. §

ALCINOUS

1200 Aux dépens de ses jours il vous tient sa promesse,
Cet amant malheureux accusé sans raison.
Venez, Seigneur, sortez d’une indigne prison,
Que votre liberté soit mon dernier ouvrage,
Mais dieux ! Je vois la mort peinte sur son visage,
1205 Ne serait-il plus temps, Madame ?

PHOCION

Non, Seigneur.

ALCINOUS

Ah ! C’en est trop. Ce coup accable enfin mon coeur :
En vain par tout mon sang je vous ouvre un asile,
Je meurs et mon trépas vous devient inutile.

PHOCION

Hélas ! Que votre sort est terrible pour moi :
1210 Qu’avez-vous entrepris ? Pourquoi Seigneur, Pourquoi
Immoler votre vie au salut de la mienne ?
Nos tyrans n’auront plus de frein qui les retiennent ;
Vous seul pouviez encore résister à leurs coups,
Mais la foi, la vertu, tout expire avec vous.

CHRISIS

1215 Destin cruel, prends-moi pour dernière victime ;
Un père que j’adore, un amant que j’estime...
Dieux ! Qui voyez mon coeur dans cet ordre affreux,
Vous savez qui de nous est le plus malheureux.

PHOCION

C’en est fait, tout mon sang se glace dans mes veines,
1220 Grande divinité protectrice d’Athènes,
Minerve, daigne encore soutenir sa grandeur,
Écoute, et pénétrant jusqu’au fond de mon coeur,
Sois témoin que malgré sa poursuite cruelle,
Le dernier de mes voeux t’est adressé pour elle.

ALCINOUS

1225 Digne effort d’un héros qu’Athènes a proscrit,
Un soin bien différent occupe mon esprit ;
Ô toi qui fus toujours l’arbitre de ma vie.
Je n’implore que toi, seconde mon envie :
Amour, offre à l’objet pour qui je vais mourir,
1230 Ma dernière pensée et mon dernier soupir.

PHOCION

Adieu ma fille.

ALCINOUS

Hélas !

CHRISIS

Ô fortune contraire.
J’ose après de tels coups défier ta colère.