Armetzar ou les amis ennemis
Tragi-comédie

Samuel Chappuzeau

A Leide,
Chez Jean Elsevier.
M. DC. LVI

Édition critique établie par Damien Fortin dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2004-2005)

Introduction §

Deux jeunes hommes, épris chacun de la sœur de l’autre et préférant servir l’amour que leur patrie, se rendent dans le pays de leur cœur. Alors que leurs pères s’opposent sur le champ de bataille, ils empruntent tous deux la même identité pour approcher et conquérir le cœur de la bien-aimée. Construite autour d’un chassé-croisé complexe, la trame narrative de cette tragi-comédie reprend avec bonheur le motif éculé du prince déguisé en le redoublant.

Armetzar et son auteur §

Si l’œuvre de Samuel Chappuzeau1 est restée pendant plus de trois siècles dans l’ombre, il semble bien que les travaux actuels de recherche menés en littérature du XVIIe s’engagent enfin sur la voie d’une  réhabilitation. Les éditions récentes de deux de ses comédies2 et de son ouvrage sur le théâtre3 marquent l’intérêt porté actuellement sur son œuvre. Auteur en marge de la vie littéraire française du XVIIe siècle, il reste un dramaturge oublié des lecteurs, mais un historien encore étudié par les critiques grâce à son ouvrage Le Théâtre françois. « L’un des personnages les plus intéressants de la période », selon Lancaster4, « précieux informateur mais piètre critique », selon Pierre Mélèse5, il reste l’auteur d’une œuvre éclectique et protéiforme, en quête de succès et de reconnaissance : poésie, comédie, tragi-comédie, dictionnaire franco-allemand, traductions d’Erasme, écrits sur l’histoire, la géographie, les institutions… Fournel émet à son sujet un jugement plus nuancé et peut-être plus juste :

C’est un écrivain à l’affût des occasions, exploitant l’à-propos, tirant parti de tout et faisant de chacun de ses livres un instrument de gain. Il compose moins par vocation que par calcul. Cependant il n’est pas dépourvu de talent et ses pièces de théâtre en particulier ont quelque valeur, malgré le dédain de la plupart des critiques et des bibliographes qui s’accordent avec une unanimité un peu suspecte, à les taxer d’une médiocrité extrême6.

Aperçu biographique §

La vie du dramaturge est caractérisée par deux traits dominants : sa curiosité intellectuelle et son tempérament aventureux le poussent à effectuer des voyages à travers l’Europe entière, à l’instar d’Erasme ; sa foi protestante le contraint à chercher protection et faveur chez ses coreligionnaires et à multiplier les voyages hors de France. La vie accidentée de cet aventurier des lettres à la recherche de la gloire et de la fortune, qui mourut dans l’indigence, est racontée en partie dans une compilation de l’auteur intitulée L’Europe vivante et publiée en trois vol. , à Paris et à Genève, de 1667 à 1671.

Né à Paris le 16 juin 1625, dans une famille protestante d’origine poitevine aisée et appartenant à la noblesse de robe (le père de l’auteur fut avocat au conseil privé, honorablement connu pour un ouvrage intitulé Traité de diverses juridictions de France et qui eut plusieurs éditions successives), Chappuzeau est envoyé en 1638 au collège de Châtillon-sur-Loing pour ses humanités, puis à Genève afin d’étudier la médecine et la philosophie. Sa jeunesse est marquée par une courte période d’infidélité vis-à-vis de sa confession protestante : en 1641, lors d’un séjour en Bretagne, il abjura sa foi protestante. Mais, dès son retour à Paris, l’année suivante, il revint à son ancienne foi. Par la suite, il étudia la théologie à Montauban. Après la mort de son père en 1645, commencèrent ses voyages et une existence vagabonde. Parcourant l’Europe entière et tâtant divers métiers pour subsister, il se mit en quête de la fortune mais ne rencontra le plus souvent que la misère. A partir de ce moment, sa vie, déjà semée d’accidents divers, ne fut qu’une longue suite de pérégrinations multiples, qu’il est difficile de suivre.

Les entretiens que plusieurs sçavans avoient tous les jours avec mon pere sur les matieres de Geographie qu’il avoit la reputation de bien entendre, et que tout jeune que j’estois j’écoutois avec plaisir, m’inspirerent de bonne heure le dessein d’aller voir une partie des païs qui m’estoient representez dans les cartes, où je ne pouvais alors me lasser de jetter les yeux.

Il se rendit donc d’abord en Angleterre, en tant que tuteur d’un jeune noble :

Ma premiere sortie du Royaume fut pour aller en Angleterre […]. D’Angleterre je passay en Flandre pour voir Anvers la patrie de mon pere, de Flandre je continuay mon voyage dans les Provinces Unies, où l’inclination que j’avois à voyager s’accrut par le concours de tant d’étrangers qui se rendent à Amsterdam de tous les costez du monde7.

De 1650 à la fin de l’année 1651, il fit un premier voyage en Hollande, patrie d’Erasme, où il exerça les fonctions de secrétaire de la duchesse Elizabeth8 et de prédicateur à la cour ; de 1651 à 1656, il partit à Lyon où il fut correcteur d’imprimerie et où il fit paraître à ses frais Lyon dans son Lustre, Le Cercle des femmes et Damon et Pythias ; il passa ensuite à Paris, où cette dernière pièce, sa première tragi-comédie, fut représentée au Théâtre du Marais ; il arriva ensuite en Hollande : il se rendit à Amsterdam en septembre 1656, à Leyde en 1658 – ville où est imprimé Armetzar ; puis, il partit à La Haye en mars 1658, et en Angleterre en 1659, où, pendant deux ans, il devint le précepteur de Guillaume d’Orange, futur roi d’Angleterre, âgé de neuf ans. On le retrouve à Paris à la fin du mois d’avril 1661, après la mort de sa protectrice, la Princesse Royale, Maria, mère de Guillaume.

Après la mort de sa femme genevoise, Maria della Serra, en septembre 1662, qu’il avait épousée à Lyon (lors de son voyage de 1651 à 1656) et dont il avait eu cinq enfants, il épousa une autre genevoise, Marie Trichot, qui lui donna sept enfants, ce qui explique son labeur et sa pauvreté. Lors de ce séjour parisien, il fréquenta le monde du théâtre : Le Riche Mécontent fut au répertoire de la troupe de Molière le 6 mai 1661, et fut repris à l’Hôtel de Bourgogne après quelques représentations. A la même période, la troupe du Marais présenta L’Académie des femmes. N’ayant acquis aucune faveur royale, il quitta sa femme et la capitale en 1662 et s’installa à Genève : il devint citoyen de la ville en 1666, mais il fut très souvent absent de la ville en raison de multiples voyages. De 1663 à 1672, il se rendit aux cours princières de Turin, de l’Allemagne, de l’Angleterre ; pendant ces années, il effectua quelques retours à Paris et à Lyon. Ces errances sont souvent le signe d’une instabilité : il ne parvint pas à trouver le succès chez ses coreligionnaires de Genève. Par ailleurs, il fut emprisonné à la fin de l’année 1671 en raison d’une maladroite allusion politique dans une de ses Relations, et reprit par la suite le chemin de l’exil. En raison des restrictions apportées dans la pratique du culte (la révocation de l’édit de Nantes se préparait déjà), il ne put revenir dans son pays natal. En septembre 1682, il quitta Genève pour la cour de Celle, colonie française en pays étranger : son fils détenait un poste de secrétaire auprès du duc depuis 1676. Il y demeura jusqu’à sa mort le 31 août 1701.

Chappuzeau et le théâtre : Le Théâtre françois §

Chappuzeau conserve une relative renommée grâce à son Théâtre françois, publié à Lyon et à Paris en 1674, qui retrace l’état du théâtre français au lendemain de la mort de Molière. Source essentielle sur ce sujet habituellement négligé au XVIIe siècle, cet essai ne connaît pourtant aucun succès à sa publication et ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on en mesura l’importance véritable pour l’histoire du théâtre français.

Si Chappuzeau porte un regard de connaisseur et de professionnel sur ce milieu, c’est parce qu’il a pu acquérir une certaine familiarité avec la profession en liant connaissance avec comédiens et chefs de troupe. Il a écrit neuf pièces de théâtre – deux tragi-comédies et sept comédies – et six d’entre elles ont été représentées sur les scènes parisiennes entre 1656 et 1662, jouées par les trois troupes permanentes. C’est peut-être lors de son premier voyage à Lyon que l’auteur a eu l’idée d’effectuer un essai sur l’histoire théâtrale de son temps. À cette époque, dans les villes provinciales, il n’existait pas de troupes régulières mais seulement des compagnies itinérantes (comme celle de Molière de 1645 à 1658, par exemple). L’auteur écrit dans Lyon dans son Lustre :

Le noble amusement des honnêtes gens, la digne débauche du beau monde et des bons esprits, la Comédie pour n’estre pas fixe comme à Paris, ne laisse pas de jouer icy à toutes les maisons qui la demandent, et par une troupe ordinairement qui toute ambulante qu’elle est, vaut bien celle de l’Hôtel qui demeure en place9.

Chappuzeau a dû assister aux représentations de la troupe de Molière à Lyon dans les années 1652-1655. On sait que Molière et ses comédiens y séjournèrent pendant l’hiver 1652-1653, pendant les mois d’été en 1654 et aussi en 1655. Il est donc fort probable qu’il ait rencontré le chef de troupe.

Fourmillant d’anecdotes et d’informations diverses sur la vie théâtrale, cet ouvrage constitue une apologie du théâtre et des comédiens. Le titre de ses chapitres montre bien que tous les aspects de ce monde l’intéressent : « De l’usage de la comédie », « Des auteurs qui soutiennent le théâtre », « De la conduite des comédiens ». L'auteur fait non seulement un panégyrique des acteurs qu’il défend contre la critique, mais il fait également une description très précise de la vie publique et privée de ces comédiens, fruit de son observation et de son expérience. Par un esprit d’historien de la littérature et de bibliothécaire, Chappuzeau est tout à fait original et novateur dans son entreprise. La littérature reste encore au XVIIe siècle appréhendée au travers de la rhétorique ou de la poétique. Or, Chappuzeau cherche plutôt à légitimer la production théâtrale à travers la reconstitution historique et le recours au catalogue (ou de la liste) afin d’assurer la suprématie de cette littérature. Ses investigations portent essentiellement sur le XVIIe siècle, mais l’auteur a une conception historique dans l’étude qu’il entreprend en tenant compte de l’évolution du théâtre jusqu’en 1673. Cette historicisation du théâtre est annonciatrice des historiens du théâtre du XVIIIe siècle (comme les Frères Parfaict10, dont il est une des principales sources).

Ses débuts au théâtre : Chappuzeau et le genre tragi-comique §

Si Chappuzeau connaît dans le genre comique une relative renommée (de nombreuses comparaisons sont effectuées entre ses œuvres et celles de Molière : Le Cercle des femmes tiré des Colloques d’Erasme est rapproché des Précieuses Ridicules ; L’Académie des femmes annonce Les Femmes savantes, tandis que le sujet du Riche mécontent ou le Noble imaginaire n’est pas sans anticiper sur celui du Bourgeois gentilhomme), il reste complètement méconnu pour ses tragi-comédies, genre avec lequel il débute au théâtre. Dans les années 1650, le genre tragi-comique connaît, d’après Lancaster11, ses derniers balbutiements avec les dernières pièces de Quinault12. Quatre tragi-comédies sont publiées en 1658 : Armetzar, Timoclée de Morel, Le Feint Alcibiade et Amalasonte de Quinault. Roger Guichemerre décrit ce déclin de la manière suivante :

Les désordres de la Fronde provoquent un déclin du théâtre, surtout de la tragédie, mais aussi des autres genres. Après les années difficiles, la tragi-comédie, sans atteindre la popularité de la comédie, demeure encore un genre vigoureux : une vingtaine de pièces sont créées de 1652 à 1658. Le déclin va commencer vers 1659-1660. La faveur du public va maintenant à Molière, qui s’impose avec Les Précieuses Ridicules ; à la tragédie aussi, qui connaît un réveil éclatant avec le retour de P. Corneille au théâtre et avec les créations de son frère Thomas, de Boyer et de Quinault ; aux pièces à machines, dont la vogue croissante, après le succès de la Toison d’or, en 1660, contribue également au déclin de la tragi-comédie. Une douzaine de pièces paraissent toutefois encore, de 1658 à 1666, date à laquelle l’Hôtel de Bourgogne cesse de jouer ce genre de pièces, et qui coïncide avec une chute notable de la production. A côté des écrivains qui dominent cette période – Boisrobert, Quinault, Boyer –, d’autres connaissent aussi quelques réussites : Chappuzeau, Gilbert, Catherine Degardins notamment. Les tendances déjà remarquées à l’époque précédente se retrouvent : persistance de la tragi-comédie romanesque avec ses motifs habituels, influence de la commedia espagnole, sujets parfois pris à l’histoire, en particulier à l’histoire ancienne qu’on romance plus aisément13.

Mais l’histoire de la tragi-comédie se finit par une absorption progressive de la matière tragi-comique par la tragédie, compte tenu du hiatus irréductible entre la dramaturgie classique et les principes de la création tragi-comique. Selon Fournel, la tragi-comédie semble avoir été « un asile légal ouvert à ceux que gênaient les lois naissantes, une sorte de compromis politique avec les actes d’indiscipline qu’on ne pouvait empêcher et auxquels on voulait du moins enlever prudemment les apparences de la révolte14 ». Les débuts au théâtre de Chappuzeau le tournent vers ce genre moderne, mais alors presque totalement discrédité : il suit en cela la tendance du genre qui vers les années 1650 commence à respecter les règles classiques.

Dans Le Théâtre françois, Chappuzeau construit un arbre du poème dramatique, dans lequel le genre tragi-comique relève de la veine héroïque : « Le poëme dramatique est la tige de l’arbre. Ses deux branches principales sont le poëme héroïque et le poëme comique. Le poëme héroïque fait deux rameaux, la tragédie et la tragi-comédie ; le poëme comique en fait deux autres, la comédie et la pastorale15 ». Par la suite, il définit ce genre ainsi : « La tragi-comédie nous met devant les yeux de nobles aventures entre d’illustres personnes menacées de quelque grande infortune, qui se trouve suivie d’un heureux événement16 ». Sa définition, qui date des années 1670, ne prend pas en compte l’a-régularité du genre ou sa mixité entre la tragédie et la comédie. Le rang élevé des personnages et le dénouement heureux restent, pour lui, des critères objectifs et un point stable à la définition du genre.

La première tragi-comédie de l’auteur, Damon et Pythias (composée en 15 jours selon l’auteur17) fut représentée pour la première fois au théâtre du Marais, rouvert en 165518 dans la salle de la rue Vieille-du-Temple, et publiée en 1657. La pièce raconte l’histoire de deux seigneurs de Thessalie, Damon et Pythias, qui se rencontrent à la Cour de Denis Tyran de Syracuse, où les deux amis ont chacun une maîtresse. Pythias surpris en trahison par un rival, le tue et est condamné à mort par le tyran. Mais il parvient à obtenir une grâce, et il lui est permis pour des affaires importantes, de faire un voyage en son pays, en donnant une caution suffisante. Damon s’offre pour otage et est accepté. Pythias part et promet de revenir le jour prévu. Son amante s’afflige de son malheur et de son absence et appréhende son retour. L’amante de Damon dans la crainte qu’elle a de la perte de celui-ci, entre dans des sentiments contraires, et Damon soutient hautement la fidélité de son ami, et sans souhaiter qu’il revienne afin d’avoir la gloire de mourir pour lui, les assure qu’il sera de retour avant la nuit. Il arrive en effet : le tyran révoque l’arrêt de mort contre Pythias, et admirant une si rare amitié, demande d’entrer comme troisième, et leur accorde à chacun l’objet de leur amour. 

Avant de se tourner vers le genre tragi-comique, Chappuzeau débuta dans l’écriture dramatique en 1656 avec une comédie, Le Cercle des femmes, qui s’inspire manifestement des Colloques d’Erasme. La pièce traite des aspirations intellectuelles et sociales des femmes et de la satire de la fausse noblesse et on y découvre déjà des esquisses de caractère, des dialogues qui indiquent un sens des effets théâtraux, une réelle compétence dramatique et surtout comique. Le dramaturge composa ensuite deux tragi-comédies, Damon et Pythias et Armetzar. Ces deux pièces sont liées par une même thématique de l’amitié et de l’amour : ce type de relations amicales très fortes vient des auteurs antiques, comme l’écrit Alexandre Cioranescu : « La tradition classique mettait l’amitié au-dessus de tout, et cette tradition n’était pas perdue. ». Il montre que Boccace est un des premiers à avoir décrit, dans Tite & Gésippe, « La valeur primordiale de l’amitié, qui passe après l’amour19 ». Le sens de l’amitié fait donc aussi partie de la typologie des héros masculins de la tragi-comédie. Damon et Pythias a été republié sous un titre différent, à savoir Les Parfaits Amis20, en raison du sens du sacrifice et du dévouement qui anime le couple protagoniste. L’amitié des deux héros leur vaut en effet le pardon du tyran et permet les mariages espérés. Par la suite, Chappuzeau donne à Armetzar le sous-titre Les Amis ennemis : les amis deviennent rivaux et s’entraident pour servir une cause commune21. Ce sous-titre repose ici sur un oxymore, et constitue une formule structurante et programmatique, qui condense le nœud dramatique et annonce d’emblée la tension paradoxale qui animera le couple protagoniste. De nombreux auteurs de comédies et de tragi-comédies utilisent des titres de la sorte, comme le montre Georges Forestier dans un de ses articles : « A une époque ou l’un des grands soucis des auteurs dramatiques était d’exciter la curiosité d’un public instable et difficile, le choix de titres paradoxaux, lourds de mystères et garants de surprises, figurait assurément au nombre des techniques d’incitation qu’ils avaient à leur disposition22 ». Cette formulation oxymorique, chère à l’esthétique tragi-comique, rend compte d’une vision paradoxale du monde. Ainsi Armetzar et Vanlie se retrouvent-ils ennemis sur le plan national, politique et collectif, mais amis sur le plan affectif, intime et sentimental.

Présentation de la pièce §

Dates de composition et de publication §

Un an après la publication de sa première tragi-comédie à Amsterdam, Chappuzeau fait publier Armetzar à Leyde en 1658, dans une grande famille d’imprimeurs hollandais, les Elsevier. Probablement écrite en 1657, pendant son voyage hollandais, la pièce ne semble pas avoir été représentée. Aucun document ne fait mention de la représentation de la pièce. Néanmoins, il reste fort peu probable qu’elle n’ait pas été représentée, puisqu’elle a été publiée : au XVIIe siècle, la représentation précède généralement la publication. Par ailleurs, au lieu de présenter la liste des personnages sous le terme d’ « acteurs » – comme il était d’usage au XVIIe siècle –, Chappuzeau le remplace par le terme de « personnages ». Ce signe semble alors corroborer l’idée qu’elle n’était pas réellement destinée à la représentation, mais plutôt à la lecture.

Argument de la pièce §

Situation §

Zinton, roi de Chine, et Tamerlan, empereur des Tartares, sont en guerre. Vanlie, le fils de Zinton, a fui la Chine et s’est rendu dans le camp de Tamerlan sous le nom de Phocate pour retrouver Hermasie, la fille de l’empereur, qu’il aime éperdument. Après quelques mois passés dans le camp tartare, il s’apprête à rentrer dans sa patrie, sous sa véritable identité. De son côté, Armetzar, lors d’une bataille contre les Chinois aux côtés de son père Tamerlan, aperçoit le portrait d’une jeune femme sur le corps d’un soldat chinois et en tombe amoureux : il part ainsi à sa recherche, fuit son pays, et sert alors Zinton sous le nom de Phocate, pour conquérir, Ladice, la fille du Roi. La pièce se déroule dans le camp de Zinton, devant la ville de Quinsay.

Acte I §

Alors que Armetzar se trouve depuis quelques mois dans le camp de Zinton, Organte, son confident, tente de le persuader que son entreprise rencontrera la désapprobation de son père et lui conseille donc de partir sur le champ et de retourner dans le camp tartare. Mais le jeune amoureux ne peut se résoudre à battre en retraite. Organte lui apprend ensuite que Vanlie, « cet autre Phocate » qui servait Tamerlan afin de se rapprocher de sa fille Hermasie, est le fils de Zinton et qu’il est de retour en Chine (sc. 1). Zinton attend son fils Vanlie afin de lui faire rencontrer Phocate (Armetzar). Ce dernier, ayant rendu nombre de services au roi, est invité à se joindre à Vanlie pour se venger du rebelle Sanga, épaulé par Tamerlan, qui s’est emparé de la ville de Qunisay (sc. 2). Un garde annonce l’arrivée de Vanlie. A sa vue, Phocate (Armetzar) est sous l’effet de la surprise : il s’aperçoit que l’inconnu qui servait son père sous le nom de Phocate et le fils de Zinton recouvrent une seule et même personne (sc. 3). Après les retrouvailles avec son fils, le roi lui présente Phocate (Armetzar) et loue ses qualités devant Vanlie. Les deux jeunes hommes se déclarent alors prêts à se venger de la trahison de Sanga (sc. 4). En l’absence de Zinton, les deux jeunes hommes se retrouvent face à face et peuvent laisser éclater leur joie. Ils retracent tous deux le récit de leur amour : celui de Vanlie pour la sœur d’Armetzar, celui d’Armetzar pour la sœur de Vanlie (sc. 5).

Acte II §

Ladice avoue à sa confidente Iliane l’estime qu’elle porte à Phocate (Armetzar) ; mais son rang lui impose d’épouser le fils de la seconde femme de Zinton, Artaban (sc. 1). Zarimène, princesse de la « Cocinchine » et seconde femme de Zinton, vient annoncer la victoire sur Sanga et ses compagnons. Tandis qu’elle donne l’honneur de la victoire à son fils, Ladice le remet à Phocate (Armetzar). Cette dernière ne reconnaît pas l’autorité de Zarimène et rejette Artaban (sc. 2). Zinton, ainsi que les autres membres de la famille royale, louent le courage de Phocate (Armetzar). Le roi veut lui offrir une couronne en récompense. Phocate (Armetzar) refuse et calme l’appréhension de Zinton au sujet de Tamerlan, en mettant en avant la grandeur de ce dernier (sc. 3). Afin de récompenser le héros de tous ses services, le roi décide de lui offrir sa fille : Zarimène, qui veut favoriser son fils, est alors offusquée de ce choix ; Ladice, au nom du sang, ne veut pas épouser un sujet ; Vanlie, lui, approuve le projet et se range du côté de son père (sc. 4). Face à Iliane, Ladice fait alors de Phocate (Armetzar) un calculateur qui agirait courageusement près du roi afin d’obtenir des faveurs de sa part et de conquérir sa fille (sc. 5). Phocate (Armetzar) avoue son amour à la jeune fille qui le chasse des lieux (sc. 6). Armetzar, accablé de désespoir, décide de retirer son masque, afin de recouvrer sa noblesse qui pourrait faire fléchir le cœur de la jeune femme (sc. 7).

Acte III §

Tandis qu’Armetzar se sent prêt à combattre contre son père, à visage découvert (sc. 1), Organte vient lui annoncer la venue de Vanlie (sc. 2). Ce dernier lui conseille de se dissimuler encore sous le nom de Phocate. Ils entreprennent alors tous deux de combattre dans le camp adverse (Vanlie chez les Tartares ; Armetzar chez les Chinois), dans la guerre qui oppose leurs pères respectifs, et se retrouvent donc « amis ennemis » (sc. 3). Armetzar expose un projet à son confident : il souhaite faire de Quinsay une ville chinoise. Organte doute de la réussite de l’entreprise. A l’arrivée de Ladice et d’Iliane, ils se cachent (sc. 4). Alors que Ladice se trouve face à un véritable dilemme, Iliane lui reproche sa dureté à l’égard de Phocate (Armetzar) et lui fait entrevoir les conséquences néfastes de cette attitude (sc. 5). Artaban tente vainement d’amadouer le cœur de Ladice, en lui avouant sa jalousie. En retour, celle-ci le repousse (sc. 6). Face au refus, Artaban renonce donc à ce dessein (sc. 7). Mais Zarimène pousse son fils à expulser Phocate (Armetzar) du pays ou à le tuer, afin de l’unir à Ladice (sc. 8).

Acte IV §

Zinton apprend que Vanlie et Phocate (Armetzar) ont quitté le camp. Artaban profite de cette situation pour discréditer ce dernier aux yeux du roi (sc. 1). Un garde vient annoncer que Quinsay s’est rendu (sc. 2). Phocate (Armetzar) raconte à Zinton comment il est parvenu à convaincre les soldats mutinés et les habitants de Quinsay de se rallier aux Chinois et de se soumettre à l’autorité de Zinton. Afin de convaincre plus aisément son auditoire, Phocate (Armetzar) s’est fait passer pour le prince chinois, Vanlie. Il apprend également la mort de son confident, Organte. Après son récit, Zinton lui réaffirme son attachement et son offre de mariage avec Ladice (sc. 3). Artaban, seul, menace Phocate (Armetzar) de mort (sc. 4). Ladice a reçu une lettre de Vanlie où il lui divulgue la véritable identité de Phocate (Armetzar). Elle prend alors conscience de l’importance de cette révélation et des obstacles à surmonter : Armetzar est fils de Tamerlan, ennemi de son père (sc. 5). Armetzar arrive et comprend que Ladice connaît sa réelle identité. Il la rassure sur les motifs qui animent son entreprise. Ils finissent par s’avouer un amour mutuel (sc. 6).

Acte V §

Zarimène loue la vertu de Phocate (Armetzar) et son succès dans la ville de Quinsay. Celle-ci et Ladice attendent toutes deux l’issue du combat (sc. 1). Un gardien vient leur apprendre la victoire de Tamerlan : Artaban est mort, Zinton est fait prisonnier et Phocate (Armetzar) aurait rejoint le camp tartare. Zarimène quitte la scène et meurt (sc. 2). Ladice ne parvient pas à croire la trahison d’Armetzar et en fait part à sa confidente (sc. 3). Armetzar survient et dénoue cette fausse trahison : il s’agissait en réalité de Phocate (Vanlie) qui combattait aux côtés de Tamerlan (sc. 4). Arrive enfin Tamerlan, vainqueur, qui vante les qualités de Phocate (Vanlie) et décide de lui octroyer les terres chinoises. Le jeune homme tente d’obtenir auprès de Tamerlan un sort plus favorable pour son père prisonnier (sc. 5). Armetzar et Zinton arrivant sur scène, les pères sont stupéfaits de reconnaître leurs fils dans le camp adverse. Après leur avoir reproché leur trahison, ils nient l’aide et le secours que leur ont apportés chacun d’eux. Vanlie et Armetzar avouent leur motivation réelle. Dans un élan généreux, Tamerlan restitue alors Zinton sur le trône chinois, pardonne à son fils, et les mariages peuvent enfin se conclure (sc. 6).

Du roman au théâtre : une source romanesque avouée et personnelle §

La tragi-comédie est un genre éminemment romanesque et dont l’invraisemblance (ou la convention romanesque) régit toute la création. Certes, quelques tragi-comédies s’inspirent de l’histoire, mais, à la différence des tragédies qui exposent et analysent des débats politiques, les tragi-comédies se construisent essentiellement autour d’une intrigue sentimentale. Corollaire de l’inventio romanesque, la dispositio a-régulière apparaît alors comme constitutive du genre.

Ladice ou les Victoires du Grand Tamerlan, premier ouvrage attribué à Chappuzeau, est publié à Paris en 1649. Ce roman n’est alors signé que de la seule initiale C. Chappuzeau ne s’en revendique l’auteur qu’en 1658, en en faisant le sujet d’Armetzar. Dans le texte liminaire, « Au lecteur », Chappuzeau avoue l’origine et la source de sa pièce :

Je n’ay suivy dans cet ouvrage, que tu appelleras Histoire ou Fable, ou un assemblage de tous les deux, ny l’arabe Alhacen23, ny Marco Polo24, ny Calchondyle25. Me rencontrant il y a quelques années en Hollande avec un Anglois qui retournait des Indes, tres-bien versé dans les langues Persane et Arabique, il me leut quelques pages d’un livre qu’il avait traduit en la sienne, sur fidelle original qu’un de ses amis luy avoit fait voir dans la Bibilotheque du Sophy26. C’estoit un abregé des Conquestes du grand Tamerlan, et particulierement des guerres qu’il eut contre Bajazet, le Sultan d’Egypte, et le Roy de la Chine. Ce recueil me pleut infiniment, et n’en ayant pû perdre depuis la memoire, j’en ay tiré le dessein d’un Roman […].

Ecrire un roman suppose une investigation préalable. A défaut de pouvoir bénéficier d’une observation directe de la Chine, Chappuzeau se réclame d’un ouvrage relatant l’histoire de l’empereur mongol. Ainsi, l’intérêt de la pièce réside dans le fait que l’auteur passe du statut de romancier à celui de dramaturge, et utilise sa propre source pour produire une pièce de théâtre. Le travail d’adaptation est commandé par trois impératifs. Il lui faut d’abord parvenir à la concentration indispensable pour dramatiser la matière romanesque. Il s’impose donc de faire un choix parmi les matériaux denses de sa source. Il élague, dégage une ligne principale au milieu des multiples épisodes secondaires qui, dans le roman, compliquent l’histoire principale. Dans le même souci de concentration dramatique, il accélère le rythme des événements et en abrège la durée : l’épisode entre Ladice et Artaban qui débute le roman est ainsi supprimé. Chappuzeau choisit de présenter l’action au moment de la crise, alors que les deux personnages principaux se retrouvent dans le même camp et sont menacés par la guerre. Il ne retient des faits antérieurs que ceux qui sont indispensables à la crise elle-même : aussi conserve-t-il l’épisode du portrait27, tout en l’adaptant au texte dramatique. L’action est ainsi à la fois simplifiée et unifiée. Le deuxième impératif consiste à tenir son public sans cesse en haleine. Il y parvient en ménageant une série de rebondissements. C’est pourquoi, s’il élague, il développe en revanche le potentiel romanesque des événements retenus, et même en ajoute. De la sorte, l’exploitation de la source donne lieu à deux démarches contraires : dans un premier temps, une simplification qui permet de couler les éléments tirés du roman dans la forme dramatique – Chappuzeau maintient l’architecture principale de l’intrigue –, puis une réintroduction dans la forme dramatique ainsi obtenue d’incidents romanesques, comme la fausse trahison et l’utilisation de la lettre. Le travail d’adaptation est ainsi un jeu constant avec les frontières génériques. Le troisième impératif n’est pas seulement de dégager de la trame du récit romanesque les scènes à faire. Il prend soin encore de soutenir l’intérêt en ménageant des scènes spectaculaires ou pathétiques, comme le dernier tableau de la pièce.

Ladice peut être rapprochée de Cassandre de La Calprenède28, bréviaire de science amoureuse du XVIIe siècle, dont la première partie parut en 1642. Maurice Magendie confirme que « ce sont exactement les aventures que, quelques années auparavant, La Calprenède avait prêtées à Oroondate, Statira, Artaxerxe, Bérénice29 ». Cassandre contient également « les origines de l’empire tartare, les guerres de Tamerlan, contre Bajazet et les sultans d’Egypte, et une rapide histoire de la muraille de Chine30 ».

Place de la pièce dans l’histoire du théâtre §

L’Orient, une nouvelle source dramatique §

Une mode orientale au XVIIe siècle §

L’Orient, tel qu’il se manifeste dès le début du XVIIe siècle dans les lettres françaises, figurait déjà dans l’héritage légué par le Moyen Âge et la Renaissance. Sous ce premier aspect, l’Orient est toujours géographiquement l’Orient biblique agrandi de celui que recouvrent l’expansion de l’hellénisme et l’Empire romain, de l’Orient ancien que nous connaissons par les poètes et les historiens grecs et latins. Il est aussi l’Orient de l’Histoire universelle de Bossuet. Pendant la seconde moitié du siècle, un apport plus direct, une première connaissance d’œuvres littéraires orientales viendra par les relations des ambassadeurs, des voyageurs et des missionnaires. Enfin, ces derniers – et les jésuites principalement – feront à la Chine une place à part dans les relations avec la France. En effet, « le siècle de la représentation classique voit se poursuivre l’exploration vivace de la planète, proliférer […] les descriptions des contrées extra-européennes31 ». La première de ces sources prêtera des thèmes historiques au théâtre qui en fera des modèles classiques. La seconde, formée d’éléments traduits de la littérature orientale, inspirera des sujets de fables et de contes. Enfin les jésuites, ambassadeurs des cultures française en Chine et chinoise en France, qui enseignent nos arts et nos sciences à la cour de Pékin, rapportent en échange, non des thèmes littéraires aux écrivains mais des idées nouvelles aux philosophes et aux moralistes sur les rapports du ciel et de la terre, du souverain et de ses peuples. Selon la nature, chacune de ces sources nourrira en France un genre littéraire.

Si la plupart des chercheurs s’accordent sur l’absence des préoccupations ethnographiques chez les romanciers avant 1660, le Grand Siècle, même à ses débuts, n’en demeure pas moins fondamentalement orientaliste. Jean Delumeau souligne même la nette progression de cet intérêt extra-européen à travers le nombre croissant des éditions portant sur ce sujet : « Entre 1480 et 1609, on a imprimé en France deux fois plus de livres sur les turcs et la Turquie que sur les deux Amériques32 ». Planter le décor de l’action en Orient devient assez fréquent au XVIIe siècle et ne représente plus véritablement une audace. Le cadre gréco-latin est ainsi parfois dénigré, aussi bien au théâtre que dans le roman. Bien que ce ne soit pas encore la mode des turqueries, comme ce le sera à l’époque du Bourgeois gentilhomme (1670) ou de Bajazet (1672), l’histoire des sultans avait déjà inspiré plusieurs pièces : en 1561, La Soltane de Bounin, la tragédie de Bonarelli, Solimano, en 1636, suivi des dramaturges de la génération de Corneille, avec Soliman de Dalibray (1637), Le Grand et dernier Soliman ou la Mort de Mustapha de Mairet (1639), Ibrahim ou l’Illustre Bassa de G. de Scudéry (1642), tiré d’un roman du même nom de sa sœur, et, en 1643, Roxelane de Desmares. Deux ans plus tard, Desfontaines profitait de la notoriété des œuvres de Scudéry pour faire représenter une Perside ou la Suite d’Ibrahim Bassa ; enfin, Tristan donnait un Osman en 1647.

Généralement, les tragédies qui mettent en scène l’Orient le font de manière sanglante et cruelle, à travers la mise en scène de l’excès et de l’outrance (comme les pièces de Dalibray et de Mairet). L’Orient, qui bénéficie d’un important regain d’intérêt, devient le cadre de représentations nouvelles. Ibrahim ou l’illustre Bassa33 de Scudéry, pièce représentée en 1641-1642 et publiée en 1643, marque un renouveau, d’abord par l’attention portée aux caractères et aux liens entre les personnages, puis par un respect des bienséances et une « unité intérieure réelle et profonde » dont parle Eveline Dutertre dans l’introduction qu’elle place en tête de son édition de cette pièce34. Chappuzeau le suivra surtout dans le second point : il tentera de fabriquer une intrigue une et de justifier chaque épisode au sein de l’action principale.

Aux sources de la sinophilie §

Lointaine, isolée à l’extrémité du continent eurasien, à l’autre bout du monde, longtemps restée très difficile d’accès, la Chine hante l’imaginaire occidental. Forte d’une civilisation ancestrale, elle s’impose comme modèle incontournable pour les hommes du XVIIe siècle. Au Moyen Âge, Marco Polo répertoria ses richesses sous le nom de Cathay. Quels que soient leurs motifs, des générations de voyageurs multiplièrent de nombreux récits et accumulèrent nombre de connaissances sur cet immense empire. Marchands, gens d’église, intellectuels, aventuriers, diplomates, artistes se rendirent en Chine. Mais l’opinion sur la Chine reste façonnée par une minorité (et notamment par quelques ouvrages de jésuites missionnaires des connaissances occidentales sur la Chine).

L’ouvrage occidental de référence, véritable synthèse des connaissances occidentales sur la Chine, est l’Historia de Mendoza, commanditée par le pape Grégoire XIII et aussitôt traduite en espagnol, en italien, français, anglais, allemand (1586-1589). L’auteur y décrit une Chine de toutes les richesses, dans la lignée de Marco Polo, rejoignant là l’impression laissée par les premiers témoignages et même les lettres de prisonniers portugais, et développe une vision idéalisée de cette contrée, qui influencera le regard européen pendant 150 ans. L’importance de l’œuvre de ce moine augustin espagnol est d’autant plus grande que, jusqu’à la publication des écrits de Matteo Ricci en 1615, aucun document d’ampleur comparable n’est disponible.

Ce dernier, jésuite italien, est le premier à réaliser le rêve de saint François-Xavier : en 1582, il débarque à Macao où il apprend immédiatement le chinois et, dès l’année suivante, il obtient des autorités chinoises la permission de s’établir dans la province de Guangdong. Au cours des deux dernières années de sa vie, il rédige en italien un Journal qui se veut surtout le compte rendu de l’installation des missions jésuites en Chine mais qui constitue aussi un véritable traité sur la Chine. C’est à Nicolas Trigault, jésuite belge arrivé en Chine l’année même de la mort de Ricci (1610), que l’on doit la publication des notes éparses de ce Journal, dans une version latine sous le titre De christiana expeditione apud Sinas [Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine]. Les écrits sur la Chine, parus au XVIe siècle, ont apporté au public lettré de l’époque une connaissance dénuée de toute falsification et remarquablement objective. Plus tard, les jésuites, aux XVIIe et XVIIIe siècles, poursuivirent cette pratique avec une certaine vigilance critique. S’ouvrit alors une période de sinophilie.

Ainsi le XVIIe siècle connaît-il par la suite un besoin d’aération et de changement. La connaissance directe des pays d’Orient et la révélation fragmentaire de leurs littératures sont dues aux voyages de Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et en Inde, publiés de 1675 à 167935 ; à ceux de Thévenot, parus en 1684 et de Chardin, parus en 1686. Mais le véritable informateur des écrivains du XVIIe siècle fut François Bernier, qui était en relations directes et amicales avec La Fontaine, Molière et Chapelle. Il y en a d’autres : l’immense exode de voyageurs aventureux – comme Chardin ou Tavernier et les missionnaires de la Chine et de l’Inde, ainsi que les libertins comme le médecin Bernier et Lahontan –, qui allaient découvrir tous les ailleurs du vaste monde, n’était pas uniquement poussé par l’attrait de découvertes géographiques mais obéit davantage à la curiosité de savoir.

Entre mythe et réalité §

La Chine constitue une des grandes présences autour desquelles s’est défini le monde moderne et reste le point de mire des étonnements et des convoitises des Européens. Par le prestige de sa civilisation et le mystère de ses origines, elle se fait le cadre de nouvelles représentations qui mêlent le plus souvent réel et imaginaire. Cette vision tirée d’un mythe se trouve revisitée par la sensibilité de l’auteur et adaptée au genre choisi. Ainsi, chez les auteurs nourris d’antiquité classique, l’Orient s’impose comme l’opportunité de sujets souvent modernes. Si les sujets choisis sont parfois plus rapprochés dans le temps, ils restent éloignés sur le plan géographique et conservent ainsi une certaine distance. Au XVIIIe siècle, la sinophilie prend son essor : déjà habitué à emprunter les sujets de ses tragédies à toutes les littératures connues et à transporter leur action de la Grèce à l’Arabie (Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète) ou au Pérou (Alzire ou les Américains) et de l’Antiquité à l’époque des croisades (Zaïre), Voltaire compose une tragédie en cinq actes et en vers intitulée L’Orphelin de la Chine, qu’il fit jouer à Paris 1755 : il tire son sujet d’un drame chinois du XIVe siècle, L’Orphelin de la famille Tchao, dont une traduction française, d’ailleurs fort incomplète, parut en 1730.

Tamerlan, un sujet dramatique européen §

De tous les monstres de l’histoire, aucun n’est plus sanguinaire que Tamerlan, le seigneur de la guerre tartare qui, au XIVe siècle, bâtit un vaste empire depuis la Chine jusqu’au cœur de l’Asie Mineure. Ce personnage historique exerça une véritable fascination sur les écrivains de la Renaissance par sa férocité et le faste oriental dont il s’entoura. Tamerlan (1336-1405), conquérant turco-mongol, est le fondateur de la dynastie timuride. Artisan de la restauration mongole en Asie centrale, génie militaire incontestable, supérieur peut-être à Gengis, Tamerlan reste, tel ce dernier, l’objet d’une controverse. Si beaucoup, comme son ennemi juré, le chroniqueur Ibn Arabchah, voient en lui une brute sanguinaire, d’autres soulignent son rôle de bâtisseur, de législateur, d’organisateur et de propagateur de l’islam. Tamerlan s’est taillé un empire s’étendant de l’Inde à la mer Méditerranée, fondant la dynastie des Timurides, qui a régné sur la Transoxiane et l’Iran jusqu’au début du XVIe siècle. Le nom de Tamerlan, forme francisée de Timur-Lang (« Timur le Boiteux » ), lui a été donné après qu’il eut perdu dans une bataille l’usage de sa jambe gauche.

Ruy Gonzalez de Clavijo (mort en 1412), qui avait fait partie d’une ambassade du roi Henri III de Castille (1403) à Samarcand, a laissé sous le titre : Histoire du grand Tamerlan [Historia del gran Tamorlan e itinerario y enarracion de la embaxada, publiée à Séville en 1582 par Argote de Molina], une relation colorée des réjouissances et des festins fabuleux de la cour mongole. Pero Mexia a tiré de la relation de Clavijo une Vida del gran Tamorlan, recueillie dans sa Silva de varia leccion. Tamerlan est aussi le héros d’un des meilleurs Eloges de Paolo Giovio, et son histoire est également rapportée dans la Magni Tamerlani Scytharum Impratoris Vita (1553) de Pietro Perondino et dans le Theatrum Orbis Terrarum (1564) d’Abramo Ortalio.

Le poète anglais, Christopher Marlowe (1564-1593), s’est inspiré de Mexia et de Perondino dans ses Tamerlan [Tamburlaine I & II], pièces représentées en 1587 (bien que la première ait sans douté été rédigée à Cambridge un an auparavant) et publiées ensemble en 1590, expurgées toutefois des scènes grotesques insérées par les clowns élisabéthains. La pièce relate l’ascension de Timour-Lang, surnommé Tamerlan, de simple berger scythe au rang de chef d’un clan de petits voleurs, et enfin au statut de conquérant mongol sanguinaire. Le succès remporté par la pièce poussa le directeur du théâtre à commander une suite. Pressé par le temps, Marlowe n’eut pas l’occasion de se livrer à des recherches historiques comme pour son premier Tamerlan. La deuxième partie, dénuée de toute réalité historique, propulsa définitivement Marlowe au rang des premiers dramaturges de son temps. Cette fois, Tamerlan affronte l’Occident, entre autres, Sigismond de Hongrie. Tamerlan se sent vieillir et se consacre à l’éducation de ses fils, n’hésitant pas à en tuer un qui lui paraissait un peu trop faible. Comme dans la partie précédente, la pièce se termine sur un paroxysme de cruauté : le sultan triomphe, traîné sur son char par les rois vaincus dans la bouche desquels il a mis des mors, et qu’il traite comme des montures, à grands coups de fouet. Après avoir massacré sauvagement le gouverneur de Babylone, il affronte la mort en inondant ses fils de conseils. La question de la descendance prend ainsi une importance considérable dans le deuxième volet : il s’agit de succéder au père, de l’égaler, voire de le surpasser. Mais la jeune génération s’avère plus faible. Mettre en scène Tamerlan, c’est le plus souvent représenter la violence et la cruauté, à travers des guerres et des combats singulièrement sanglants, mais également à travers des actes d’assujetissement et d’avilissement. Ainsi la légende de Tamerlan se forge-t-elle peu à peu autour de cette figure de tyan sanguinaire et cruel.

Quelques années après, Velez de Guevara (1579-1644) écrit Le Grand Tamerlan de Perse [El Gran Tamorlan de Persia], drame à grand spectacle de la première moitié du XVIIe. En France, deux pièces, Le Grand Tamerlan et Bajazet ou la mort de Bajazet (tragédie en vers en cinq actes représentée en 1647 ?, publiée en 1648 ? ) de Magnon (1620-1662) et Tamerlan ou la mort de Bajazet (tragédie en cinq actes et en vers, représentée en 1676 au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne et publiée en 1675) de Nicolas Pradon (1632-1698), mettant en scène Tamerlan, appartiennent au genre tragique et accompagnent Tamerlan d’un autre héros oriental que le théâtre français apprécie : Bajazet. Tamerlan se retrouve dans un face-à-face guerrier et doit faire face à l’épreuve de l’amour. Dans la première pièce, Thémir, fils de Tamerlan, est amoureux de Roxalie, fille de Bajazet. Ils forment tous deux « un troisième party » (I, 1) face au conflit entre Tamerlan et Bajazet. En apprenant que Tamerlan, vainqueur, tente de séduire Roxalie, Thémir décide de se faire prisonnier de Bajazet afin de servir de monnaie d’échange. Le couple d’amants cherche à se détacher du conflit, à choisir une autre voie (I, 2) :

Roxalie
Serez-vous du combat ?
Themir
J’y feray mes efforts.
Roxalie
Sur qui porterez-vous la pointe de vos armes ?
Themir
O fatale rencontre et digne de nos larmes !
Roxalie
Ennemis eternels !
Themir
O peres sans pitié,
Faut-il que nous entrions dans votre inimitié,
Et devez-vous forcer vos enfans et vos femmes !

Quant à Pradon, il écrit, dans son texte « Au lecteur », cette volonté de faire coïncider ce personnage historique sanguinaire et belliqueux avec l’idéal d’honnêteté du XVIIe siècle :

J’ai fait un honnête homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes. J’ai tâché d’apporter un tempérament à la férocité naturelle et d’y mêler un caractère de grandeur et de générosité, qui est fondé dans l’Histoire, puisqu’il refusa l’Empire des Grecs, et qu’il a été un des plus grands Hommes du Monde : Cela se peut voir dans Calchondile, et surtout dans une Traduction d’un Auteur Arabe, où la vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long.

La pièce met Tamerlan face à l’épreuve de l’amour : alors qu’il fait prisonnier Bajazet, Tamerlan tombe amoureux de sa fille, Astérie, qui aime et est aimée par Andronic, prince grec réfugié à la cour de Tamerlan. Pradon met ici en scène un personnage loin des batailles et des conquêtes, comme le montre ce face à face entre Tamerlan et Astérie (II, 2) :

Tamerlan
Oui je vous aime :
Je le dis, je l’avoue, il suffit. Mais vous-même
Apprenez que vos yeux seuls ont eu l’ascendant
Sur la fierté d’un cœur superbe, indépendant.
Je n’avois respiré que le sang et la guerre :
Le nom de Tamerlan faisoit trembler la Terre ;
Cependant aujourd’hui désarmé, sans courroux,
Vous voyez Tamerlan soumis auprès de vous.
Astérie
Seigneur, un tel aveu me paraît incroyable ;
Qui fait trembler la Terre, a l’ame inébranlable ;
Et le grand Tamerlan, l’effroi de l’Univers,
N’eut jamais le cœur propre à recevoir des fers.
Mais quand il seroit vrai que quelques foibles charmes
Toujours ensevelis sous un torrent de larmes,
Auroient touché votre ame, hé pourrois-je, Seigneur,
Répondre à cet amour qui doit me faire horreur ?

Armetzar, la première pièce française sinophile ? §

Topographie et onomastique §

Malgré un intérêt qui, depuis la Renaissance, ne s’est jamais démenti, la connaissance du pays du Levant, empreinte de projections fantasmatiques, reste somme toute assez fragmentaire. En témoigne le caractère flou des informations topographiques qui se résument le plus souvent à quelques indications géographiques. Au reste, le goût de l’Orient s’explique, selon Pierre Martino, moins par un désir de satisfaire la curiosité des lecteurs que par une volonté de renouveler le cadre habituel de la fiction : « […] après s’être suffisamment aimés ou combattus par toute la France et par toute l’Europe les héros de roman en goût de voyage, et ne voulant plus retourner sur les bords du Lignon qu’ils avaient depuis longtemps délaissé, eurent fantaisie de passer dans les pays lointains qu’ils avaient quelque fois entendu nommer, et dont on commençait à parler beaucoup36. » On ne saurait ainsi parler d’un véritable dépaysement mais d’un transfert local. Chappuzeau reste certes sensible aux fluctuations de la mode, invite le lecteur dans une civilisation exotique, presque étrangère – le fonds culturel gréco-latin, garant d’historicité et gage de profondeur intellectuelle, étant mis de côté ; mais la topographie, souvent réduite à quelques annotations stéréotypées, ne laisse guère transpirer de pittoresque paysager. Notons seulement l’apparition furtive de deux habitants de Quinsay (IV, 3), la mention de la muraille de Chine (V, 5, v. 1686-1689) et les quelques indications spatiales sur Quinsay (aujourd’hui appelé Hangzhou ou Hanzhou et situé au sud de Shanghaï). Zinton, roi de la Chine, fait remarquer que Quinsay est « voisin du Tartare et de la mer Scythique » (I, 2, v. 221). Marco Polo, lors de ses voyages en Chine, est passé par ce très grand port de Quinsay et en a fait la description suivante :

C’est alors que l’on trouve la très nobilissime et magnifique cité, qui, pour son excellence, importance et beauté est nommée Quinsay, qui veut dire en français la Cité du Ciel, car c’est la plus grande ville qu’on puisse trouver au monde et l’on y peut goûter tant de plaisirs que l’homme s’imagine être au paradis […]. La ville de Quinsay a cent milles de tour ou à peu près parce que ses rues et ses canaux sont très larges et très longs. Il y a des places carrées où l’on tient les marchés et qui, vu la multitude des gens qui s’y rencontrent, sont nécessairement vastes et spacieuses […]. Sur chacune de ses places, trois fois la semaine, se réunissent quarante à cinquante mille personnes qui viennent au marché et apportent tout ce que vous pouvez désirer en fait de victuailles […]. Les habitants ont leur maison très bien bâtie et richement travaillée et prenant si grand plaisir aux ornements, peintures et constructions que les sommes qu’ils y engloutissent sont chose stupéfiante. Il sont gens pacifiques, pour avoir été bien éduqués et accoutumés par leurs rois qui étaient de même nature. Ils ne manient point d’armes et n’en gardent point à la maison. On n’ouit jamais entre eux différend ou querelle. Ils font leur commerce ou métier avec grande sincérité et bonne foi […]. Ils sont également bienveillants aux étrangers qui viennent avec eux pour commercer et les reçoivent aimablement dans leurs demeures les saluant leur prêtent toute assistance et tous conseils dans les affaires qu’ils conduisent37.

L’orientalité reste le plus souvent exprimée à travers des images matérielles – comme la muraille de Chine – ou, plus largement, à travers des figures de pouvoir comme Tamerlan. Chappuzeau fait également preuve d’un réel souci de mixité orientale et de métissage, en mettant en scène des représentants de la Chine (Zinton), de la Tartarie (Tamerlan) et de la Cochinchine (Zarimène) : cette diversité lui permet ainsi d’établir des rapports de rivalité politique. Plus qu’une consonance orientale, certains personnages de la pièce ont, par ailleurs, une origine historique : selon Lancaster38, Zinton serait Zhengtong (1424-1464), sixième empereur Ming de 1435 à 1449, et Vanlie serait Wan Li (1560-1620), treizième empereur Ming de 1573 à 1620.

Toutefois, la forme et la structure de la pièce restent conformes aux préceptes classiques : la couleur locale semble en effet nulle et l’auteur préfère la sacrifier à la morale. L’esthétique classique repose sur des principes absolument opposés à ceux qui feront naître le fameux pittoresque, cher aux Romantiques. La règle des bienséances ne réclame-t-elle pas d’adapter les sujets au goût des spectateurs qui ne doivent pas être choqués dans leurs habitudes et leurs croyances sous peine – croit-on alors – de voir se rompre l’illusion dramatique ? Là où l’idée de vraisemblance semblait être attaquée, le dramaturge classique ne puise un sujet exotique que pour mieux répondre aux exigences de la doxa.

Entre sujet historique et matière romanesque §

Chappuzeau détourne la vérité historique au profit d’une efficacité dramatique : il corrige l’histoire et rectifie les derniers épisodes de la vie de Tamerlan. À l’apogée de sa carrière, Tamerlan est en réalité tombé malade avant de partir à la conquête de la Chine. Dans la pièce, le héros oriental parvient à accomplir ce rêve et même à dépasser toutes ses victoires en pardonnant à son ennemi. Chappuzeau choisit un moment crucial, fort en virtualités dramatiques : Tamerlan a accompli de nombreuses conquêtes et son nom a acquis une immense renommée. Mais le dramaturge ne met pas l’accent sur le caractère belliqueux et sanguinaire de ce fameux personnage historique : il renverse notre horizon d’attente en se focalisant d’abord sur son fils – personnage créé par le dramaturge lui-même dans son roman. Sa tragi-comédie ne se fait donc plus le lieu de combats spectaculaires mais celui des passions, des intrigues sentimentales (avec certes un arrière-fonds de conquêtes territoriales et de stratègies politiques). Au combat des corps se substitue celui des cœurs. De Tamerlan, Chappuzeau nous rappelle les innombrables victoires dans la scène d’exposition, ce qui suscite l’intérêt du spectateur. Il plante dès la scène d’ouverture ce personnage tout en démesure : sa présence est déjà pesante et constitue une menace permanente sur le peuple chinois. Sur le plan de la composition, il est fort probable que le dramaturge soit parti de ce personnage historique – source fertile de sujets dramatiques et fort d’un important contenu imaginaire. Sa grandeur insuffle un souffle héroïque au texte. Chappuzeau en le faisant intervenir dans les dernières scènes peut ainsi jouer de ce renversement. Il constitue un obstacle extérieur efficace ; mais cette figure de père-roi n’est pas une figure aimante, comme dans beaucoup de tragi-comédies : il s’agit plus d’une pure figure historique, justifiant le cadre spatio-temporel. Le titre désigne le héros éponyme, fils de Tamerlan. Contrairement aux pièces antérieures qui mettaient en scène ce personnage historique, Armetzar centre l’intérêt sur son fils et Tamerlan ne fait son entrée sur scène qu’à l’avant-dernière scène de la pièce.

Analyse et interprétation §

La structure de la pièce §

Une tragi-comédie régulière ? §

Le genre tragi-comique remporta un très vif succès vers 1630, au point d’éclipser les autres formes théâtrales. Alors que la tragédie n’était plus représentée sur les scènes parisiennes, la tragi-comédie devint un genre incontournable et se distingua fortement du genre tragique, comme le montrent les textes théoriques publiés en préface des pièces39. Quelques années plus tard, la querelle du Cid et le succès grandissant de la tragédie régulière que les dramaturges avaient fait renaître de ses cendres, conduisirent les auteurs de tragi-comédie à discipliner leurs pièces, et préparèrent ainsi la mort d’un genre dont les particularités les plus saillantes avaient été gommées. À partir des années 1640, avec la représentation d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa en 1641-1642 de G. de Scudéry, la tragi-comédie reposa sur un respect relatif de l’unité de temps et de lieu, sans compter que les bienséances n’étaient jamais violées et que les scènes étaient bien liées les unes aux autres. Ainsi, vers 1650, la tragi-comédie évolua de façon à devenir non plus un composé de la tragédie et de la comédie, mais une tragédie à fin heureuse. L’assimilation entre tragi-comédie et tragédie tendit à démontrer ainsi la perte de substance du premier genre.

Dans Armetzar, l’unité de temps semble respectée au prix d’une invraisemblance : il semble en effet peu probable qu’autant d’événements se déroulent en une seule journée. Zinton ordonne que la rébellion de Sanga soit matée « avant la fin du jour » (I, 4, v. 323). Ensuite, lorsqu’Armetzar et Vanlie se décident à partir à la guerre, Vanlie proclame : « Que l’espace d’un jour la haine nous separe » (III, 3, v. 1028). Chappuzeau replace l’action dans le passé : Armetzar se trouve chez Zinton depuis deux mois (I, 1, v. 53), et son amour pour Ladice semble, selon Iliane, né depuis un mois (II, 1, v. 554). Cette antériorité de l’action permet à Chappuzeau de se défendre contre l’accusation d’invraisemblance que l’on ne peut s’empêcher de lui faire.

En ce qui concerne l’unité de lieu, il n’existe que très peu d’indications spatiales : l’action se déroule « au camp de Zinton, devant la Ville de Quinsay, Ville maritime de la Chine ». Aucune indication ne permet d’affecter une spatialité précise, et l’indifférence à l’égard des lieux est, en soi, parlante. Afin de respecter l’unité de lieu, le dramaturge concentre l’action du côté chinois et ne met pas en scène Vanlie en pays tartare (I, 5, v. 365-366).

Quant à l’action, elle est relativement unifiée : la principale action de la pièce reste l’aventure d’Armetzar et de la sœur de Vanlie ; la seconde est celle de Vanlie et de la sœur d’Armetzar. Ces deux intrigues sentimentales demeurent étroitement liées en raison même de leur gémellité, tant au niveau thématique, qu’au niveau dramaturgique. Il ne s’agit en réalité que d’une réduplication de la même intrigue. Elles se trouvent imbriquées, emboîtées l’une dans l’autre, puisque chaque amant tombe amoureux de la sœur de l’autre : les deux couples amoureux ne sont pas juxtaposés mais liés sur le plan actanciel. Le lien familial justifie en effet la présence d’un autre couple amoureux et permet la prolifération des actions en multipliant, sur le noyau initial, les greffons amoureux. Ce lien de parenté donne un premier effet d’unité à l’action. Le thème de l’amitié dépasse ensuite le simple lien parental et unit les deux intrigues : les deux héros galants s’allient dans leur projet et l’unification se fait alors à la fois thématique et structurelle. Les actions secondaires se greffent alors sur l’intrigue sentimentale : le couple Zarimène/Artaban et l’histoire du rebelle Sanga. Chappuzeau marque un effort pour lier entre eux les différents fils de l’intrigue, en répétant avec des exécutants différents une même action, la situation conflictuelle demeurant ainsi inchangée. Le triomphe croissant de la régularité concentre progressivement à la fois l’espace fictif et la durée de l’action représentée. En effet, l’influence des théoriciens classiques et l’évolution du goût amènent les dramaturges à rechercher une plus grande concentration dramatique et à renoncer peu à peu aux pièces « à tiroirs » et à épisodes multiples.

La marche vers la régularité n’est en fait que disposition extérieure des temps et des lieux : la tragi-comédie emprunte aux règles classiques seulement leur vernis et leur apparence. Elle se déguise avec des oripeaux, qui, loin de s’agréger aux excroissances proliférantes, dessinent un véritable manteau d’Arlequin qui la désigne immédiatement. La régularisation du genre, cautionnée par la réflexion théorique qui l’accompagne, n’est que feinte évolution ; les choix dramaturgiques perdurent, et se dissimulent seulement derrière les accessoires les plus voyants, tels le lieu et le temps, dont on a vu la concentration progressive. L’esthétique tragi-comique demeure partout intacte, même dans l’étroitesse des murs d’un palais40

Le genre tragi-comique tend ainsi entre une régularité feinte et conserve une a-régularité inhérente au genre. Parée d’une régularité limitée, la tragi-comédie de Chappuzeau respecte les bienséances et se soucie peu de la vraisemblance. Les combats, se soldant parfois par la mort d’un personnage, se déroulent non pas sur la scène comme dans Le Cid (I, 4) de Corneille ou Le Prince déguisé (V, 9) de Scudéry, mais hors-scène. Ces batailles sont rendues sur scène à travers des récits : le récit du garde qui annonce la mort d’Artaban (V, 2), le récit d’Armetzar qui raconte la mort de son confident (IV, 3). Par ailleurs, Zarimène, après avoir pris connaissance de la mort de son fils et de l’emprisonnement de Zinton, se retire hors-scène pour mourir. En outre, le dramaturge n’insère pas de scènes comiques : les épisodes de quiproquo, de fausse trahison, l’audace des valets ne sont pas tournés en ridicule. Selon Guichemerre, « avec le triomphe des règles et la distinction des genres, le comique disparaîtra à peu près complètement de la tragi-comédie après 164041. »

Le déroulement de l’action §

L’exposition §

Le genre tragi-comique saisit traditionnellement les événements à leur naissance. Ici, Armetzar mime le genre tragique, en plongeant in medias res le spectateur dans l’action. Au début de la pièce, l’amour tragi-comique est déjà né et les personnages ont revêtu leur déguisement : l’exposition classique présente une crise limitée dans un cardre spatio-temporel précis et bref. Le premier acte s’ouvre sur l’historique des combats de Tamerlan, un grand tableau de ses victoires, et s’achève sur l’épisode du portrait, un micro-événement sur le champ de bataille. Le passage du père au fils marque le passage de la gloire à l’amour, du collectif à l’individuel. L’ouverture de la pièce reprend l’exposition canonique entre un héros et son confident. Cette exposition développée et détaillée reflète toute la complexité de l’intrigue : il s’agit d’évoquer les événements passés, de présenter les acteurs du drame et l’état de la situation. Elle appartient à la fois au genre démonstratif et au genre délibératif, comme la première scène du Cid : Armetzar et Organte, en même temps qu’ils présentent au spectateur les enjeux de la situation, délibèrent sur la décision à prendre. Ainsi que l’explique Georges Forestier, « le meilleur moyen d’éviter le risque d’ennui est de donner un tour « naturel » au discours, en lui conférant un enjeu immédiat : il ne doit pas être simplement une information, mais engager d’emblée le destin d’un personnage. En termes de rhétorique, le discours ne doit pas être seulement démonstratif, mais aussi délibératif42. »

Nœud §

Le nœud de l’intrigue tragi-comique semble disséminé à travers une succession d’obstacles. La course des amants vers le mariage final se heurte à divers épreuves : des obstacles extérieurs (Artaban, la fausse accusation), un obstacle intérieur (l’héroïne vertueuse), et surtout l’inimitié des deux familles. Cette juxtapostion d’accidents provoque la crise : Armetzar dans ses stances (III, 1) témoigne de la difficulté à surmonter ces oppositions. Le nœud s’étend ainsi de la première scène de l’acte II à la quatrième scène de l’acte V.

Dénouement §

Si la tragi-comédie emprunte son exposition in medias res à la tragédie, elle emprunte son dénouement heureux à la comédie. Cette fin structurante propre au système comique se construit donc à rebours43, le dénouement jouant donc comme point de départ de la construction dramatique. On s’achemine vers le dénouement par une suite de retards, que constituent la succession d’obstacles qui heurtent la course des amants vers le mariage final. Le dénouement est marqué par l’arrivée sur scène de Tamerlan (V, 5), mais il se concentre dans la scène finale, scène de reconnaissance et de pardon. Dans un mouvement de revirement, Tamerlan pardonne la trahison des fils et restitue le trône au roi chinois. Hélène Baby explique que le revirement, signe d’intériorité, est source de paradoxe dans une tragi-comédie, où se déploie une dramaturgie de l’extériorité :

Alors que l’action tragi-comique est entièrement soumise aux obstacles extérieurs, les revirements qui ressortissent à l’intériorité, forment pourtant la majorité des dénouements. La sévérité de la critique classique à l’égard de la technique du dénouement par revirement provient de la contradiction apparente entre l’utilisation effrénée du revirement (c’est-à-dire d’une intériorité toute puissante) et une dramaturgie de l’extériorité. D’autant que le recours tragi-comique au revirement paraît célébrer la rupture avec les principes d’extériorité et imiter la nouvelle tragédie où triomphent le conflit intérieur et la progression classique des « caractères ». Ce hiatus seul pose problème, et non la contingence dans laquelle se trouve plongé l’ensemble de l’action tragi-comique44.

Si le revirement tragi-comique exploite l’intériorité d’un personnage, il reste subordonné à une dramaturgie de l’extériorité. Cette intériorité feinte crée une impression d’artifice et devient source d’invraisemblance.

Le travail de composition §

Chappuzeau n’a pas cherché à condenser toutes les actions à l’intérieur de la pièce. Certaines sont placées avant le début de la pièce et sont alors relatées au spectateur à travers des récits. Ainsi, les amours et les déguisements d’Armetzar et de Vanlie sont antérieurs au début de la pièce. Il s’agit donc déjà au début de la pièce d’approcher la bien-aimée pour la séduire et la conquérir, et surtout de réconcilier les deux pays ennemis. L’épisode du portrait (I, 5) permet au dramaturge de planter Armetzar dans son camp d’origine et d’expliquer ainsi les motivations qui l’ont entraîné à passer dans l’autre camp. L’objet est donc un support à partir duquel le dramaturge peut combler une ellipse de la représentation en racontant une action extra-scénique. Il suscite, à l’instar du récit qui l’accompagne, l’émerveillement du public. La scène intervient à la fin du premier acte parachevant ainsi l’exposition et ouvrant la première scène de l’acte suivant, l’entretien de Ladice et de sa confidente. A la fin de l’acte I, le spectateur connaît ainsi l’origine de l’intrigue à travers la narration des événements antérieurs à l’action. Toutefois, l’action semble procéder de manière linéaire. Se greffent donc sur la ligne principale des boucles secondaires : greffe du doublet Vanlie/Hermasie, greffe du couple Zarimène/Artaban, greffe de la trahison de Sanga. L’action tragi-comique est ainsi composée, comme le montre Hélène baby, de lignes et de boucles : « Linéarité d’une action qui suit les hasards d’un événement à un autre, boucles qui sont autant de greffons sur l’itinéraire principal45 ». Le dramaturge tragi-comique est également animé par un souci de variété et de spectacle : aussi utilise-t-il différents modes d’écriture dramatique (monologue : II, 7, III, 7 et IV, 4 ; stichomythie : II, 2), différentes formes poétiques (stances en III, 1 ; lettre : IV, 5), et des objets (portrait : I, 5 ; lettre : IV, 5 ; épée : V, 4), jouant alors avec l’ensemble des possibles dramatiques et dramaturgiques et satisfaisant à la fois le visuel et l’auditif du spectateur. La liaison de scène est le plus souvent respectée par Chappuzeau. Contrairement aux dramaturges tragi-comiques qui aiment multiplier les tableaux et varier les épisodes pour le plaisir du spectateur, Chappuzeau a le souci de continuité et tente d’éviter tout effet de rupture. Le plus souvent, la liaison se fait par la vue (II, 1 ; III, 2, III, 3). Zinton peut également demander la sortie de certains personnages (II, 3) ou sortir de lui-même (I, 4).

La pièce est encadrée par deux scènes importantes : I, 1 et V, 6. Tandis que l’ouverture de la pièce se fait dans la confidence entre le héros éponyme et son confident, la scène finale est plus magistrale et réunit les grands personnages de la pièce. Ce diptyque marque le passage du secret à la mise au jour, de la discorde à la concorde. Chappuzeau confère à la scène finale une pompe46 majestueuse, réunissant les personnages principaux masculins. A l’intérieur de ce cadre se développe une double structure autour du personnage principal : l’une épique, où le héros vole d’épreuve en épreuve et où le spectateur assiste à tous ses triomphes, la seconde rhétorique animée également par Armetzar (l’importance de sa présence scénique et son temps de parole dans des scènes importantes comme la scène d’exposition, les stances et son récit, lui confèrent une place centrale).

Dramaturgie §

Temps et lieu §

Le début de la pièce marque une rupture à la fois temporelle et spatiale pour le héros. Dans la scène d’exposition, Armetzar et son confident distinguent deux temps : d’un côté, les dix années de guerre (I, 1, v. 85) au service de Tamerlan ; de l’autre, le temps présent de l’amour au service de Ladice (I, 1, v. 79). Quant à l’action, elle se déroule dans un lieu unique, le camp de Zinton, c’est-à-dire le territoire ennemi de Tamerlan et d’Armetzar. Cette unicité s’oppose à l’énumération des territoires conquis par l’empereur tartare, à ce que « ce bras vainqueur a fait en tant de lieux » (I, 1, v. 92). Le camp de Zinton devient ainsi un enjeu stratégique : espace non encore conquis par Tamerlan au début de la pièce, il est le lieu de l’amour d’Armetzar (I, 1, v. 138-144). S’il a « forcé tout l’Occident à recevoir ses loix » (I, 1, v. 88), Tamerlan n’a pas encore soumis la Chine, « ce bout de l’univers », à ses lois.

Les acteurs §

Le nombre et la diversité du personnel dramatique assurent le spectacle tragi-comique et suscitent le plaisir du spectateur. La pièce comprend treize personnages, sans compter le garde qui intervient à plusieurs reprises, ni la venue sur scène de deux habitants de Quinsay. Chaque personnage principal est doté de confidents, doublures souvent passives, dont le nombre augmente aisément l’effectif du personnel dramatique. Toutefois, Organte et Iliane sont moins des suivants – personnages réduits au silence et à la passivité – que des confidents, capables de conseiller et d’agir aux côtés de leur maître47. Quelques personnages sont réduits à de pures fonctions dramaturgiques, comme Axalla, Odmar, Ulanie.

La structure à deux couples amoureux, Armetzar/Ladice et Vanlie/Hermasie, confirme la tendance de la tragi-comédie à la multiplication des personnages. Chappuzeau justifie ce redoublement, en recourant au lien de la parenté : Armetzar et Hermasie, comme Vanlie et Ladice, sont frère et sœur. « Le lien familial, écrit Hélène Baby, justifie en effet la présence de nouveaux amoureux, compense ainsi l’absence de lien actantiel et permet la prolifération des actions en multipliant, sur le noyau initial, les greffons amoureux48 ». Le recours à la parenté offre des possibilités de liaison et les justifie. Il donne une apparente unité à l’action par l’unification des deux couples, Armetzar et Ladice, Vanlie et Hermasie. « Exemplaire des motivations esthétiques de la tragi-comédie, cette structure fondatrice ne consiste pas à lier les couples dans l’action, mais à multiplier les actions et le recours à la parenté offre des possibilités de liaison très simples et très commodes49. » Toutefois, chez Chappuzeau, cette construction permet le développement du thème de l’amitié qu’il avait déjà traité dans sa première tragi-comédie. La parenté n’est pas le prétexte pour multiplier les actions – on ne représente pas les actions de Vanlie en pays tartare –, mais permet de lier les deux héros sur le plan actantiel.

L’intrigue §

Cette intrigue d’amours contrariées, consubstantielle à la dramaturgie et au genre tragi-comiques, nécessite sur le plan dramatique une opposition aux amants et donc l’apparition d’obstacles types (comme la fausse trahison au début de l’acte V). Face aux obstacles, le héros se distingue par le courage à affronter toutes sortes de combats, comme les affrontements sur les champs de bataille. Aussi Armetzar se jette-t-il vaillamment dans les combats guerriers que les circonstances lui imposent, comme le fait Rodrigue qui part défendre le royaume de Castille contre les Mores. Le courage inaltérable de l’amoureux tragi-comique se double d’une qualité révélée par l’obstacle de la fausse trahison : la fidélité, la constance. Le motif du « prince déguisé », ou par extension celui du chevalier errant, empêché par une inimitié nationale, constitue un topos tragi-comique : le déguisement abaisse le héros à un statut social inférieur. Dans sa conquête amoureuse, le prince en se déguisant se fait pur soldat : Armetzar connaît un statut social inférieur à celui d’Artaban, prétendant de Ladice, puisqu’il perd sa noblesse de sang. La fuite et la naissance à l’amour nécessitent un changement identitaire. Armetzar et Vanlie quittent leur rôle de guerrier pour celui d’amant, ou plus exactement de chevalier. Cette fuite géographique du héros permet à la fois de se soustraire de l’autorité paternelle et royale, et de se soumettre à la bien-aimée en multipliant les exploits militaires pour la conquérir. Avant de révéler son amour, son nom et sa condition, Armetzar en se déguisant en Phocate éveille l’intérêt de la jeune fille. Se déguiser et fuir, c’est un acte de naissance, une étape sur le chemin de l’émancipation et de l’indépendance vis-à-vis du joug paternel. Mais la solidité du pouvoir n’est pas réellement ébranlée par le déguisement dans Armetzar : en effet, chaque amant se rend dans la patrie adverse. Sans usurper la place de l’autre, Armetzar et Vanlie parviennent à apporter un soutien important au pouvoir.

Les topoï tragi-comiques §

La naissance à l’amour §

Les amants n’ont pas de volonté de parricide ou de régicide (IV, 6, v. 1540-1542), mais suivent leur cœur, « le party / De l’objet qui retient [leur] cœur assujetty » (V, 6, v. 2019-2020). Ce sont deux amours immédiats qui naissent soudainement, dès la première apparition de la jeune fille. Il s’agit d’abord d’un saisissement d’ordre visuel : « le seul désir de voir bornoit tout mon dessein » (I, 5, v. 347) ; « j’y vids d’abord ma liberté ravie » (I, 5, v. 349). L’amour d’Armetzar pour Ladice passe par la médiation d’un objet et la simple vue du portrait de la belle suffit à provoquer l’amour50 : cet épisode est éminemment romanesque. Le portrait concrétise le sentiment, il en est la garantie et le support matériel, autrement dit le gage. Par sa matérialité, il convie sur la scène le champ de l’irreprésentable et de l’absence. Il introduit un nouvel espace. Le signifiant tangible de l’amour prouve la réalité du sentiment amoureux et constitue la promesse de l’union à venir. Le portrait rend présente l’absente : cette autonomie de l’objet lui donne le pouvoir de créer le sentiment. L’image peinte génère inéluctablement l’amour : l’objet remplit une efficacité dramatique et garde la simplicité du fonctionnement dramaturgique. Dans le récit d’Armetzar à la fin de l’acte I, le portrait devient un objet de conquête, un butin après la victoire, il joue un rôle de catalyseur de l’action. Cet objet est obtenu lors d’une bataille contre les Chinois (Armetzar était alors dans le camp tartare aux côtés de son père, Tamerlan) : l’objet motive le déguisement et donc l’intrigue. Armetzar se fait soldat chinois et devient Alcas, il se substitue à lui : à sa mort correspond l’arrivée d’Armetzar en Chine. La présence d’un objet galant sur un champ de bataille préfigure ainsi l’héroïsme galant des personnages et le déplacement de la conquête du champ guerrier au champ amoureux. Le père et le fils combattent certes sur le même champ de bataille mais ils combattent à la fois sur un front différent et pour des causes différentes. La naissance du sentiment amoureux a métamorphosé les jeunes gens : ils sont dès lors animés par « une autre flame » (I, 1, v. 118). Cette ouverture à la sensibilité se fait héroïsme amoureux et galant. Il est le même guerrier hors pair qu’il était sous les ordres de son père mais ces valeurs de courage sont alors mises au service de son amour. Le héros se distingue par son courage à affronter toutes sortes de combats en se jetant vaillamment dans les combats guerriers que les circonstances lui imposent : « Il s’est voulu produire avant de se nommer » (IV, 6, v. 1495). La politique, dans Armetzar, est ainsi contaminée par les sentiments amoureux : Zinton, après les multiples succès du héros, le récompense en lui offrant sa fille. Zinton délibère certes, mais pas à la manière d’Auguste dans Cinna (II, 1), qui s’interroge, entouré de ses deux conseillers, sur le choix à faire entre garder ou rendre le pouvoir : il ne délibère pas sur une décision d’action politique, il réunit ses proches après le combat pour payer les services d’Armetzar et le récompenser. Le héros tragi-comique se caractérise par son incapacité à exister autrement que par et dans la relation amoureuse. Il ne peut être inconstant parce qu’il n’a pas d’intériorité autre que celle conférée par le sentiment amoureux qui l’anime. Ce courage des héros de la tragi-comédie est lié à la noblesse du sang, et, si un inconnu s’illustre dans les combats, on apprend au dénouement qu’il était de sang princier : un homme, dans la fiction du XVIIe siècle, qui a toutes les apparences d’un prince, est un prince. Ladice avoue ainsi :

Dans une ame vulgaire on ne decouvre pas
De si hautes vertus, de si charmans appas,
Et si pour luy la mienne avoit quelque tendresse,
Elle sentoit déja le beau trait* qui la blesse. (IV, 5, v. 1425-1428) 

Les héros tragi-comiques obéissent à une éthique de la toute-puissance et, d’une certaine manière, de l’innocence de l’amour.

L’intérêt se porte donc sur la jeune génération, celle des enfants, maillon faible de la lignée. S’ils partagent les valeurs féodales des aînés (Ladice est une héroïne vertueuse qui conserve le sens de l’honneur), de l’autre ils les détournent en valeurs individuelles influencées par le modèle de politesse mondaine. Comme si l’Etat en place était parvenu à un tel degré d’excellence au niveau de la gloire et de l’honneur, que les enfants ne pouvaient se résoudre qu’à emprunter une autre voie. La perte du sens de la collectivité au profit de l’individualité marque l’avènement d’une nouvelle sensibilité. La fuite marque non seulement une volonté de libération vis-à-vis du joug paternel, mais également une prise de conscience, une révélation de l’abus paternel.

Que te diray-je plus ? j’ay tout fait pour sa gloire*,
Et ne devroit il pas par un juste retour
Accorder aujourd’hui la Chine à mon amour ? (I, 1, 138-140)

Il ne s’agit donc pas seulement du cliché des amoureux persécutés par les pères, mais de la dénonciation motivée de pères ou de tuteurs que leurs vices rendent indignes du rôle d’éducateurs qu’ils s’attribuent. L’amour vrai n’a pas pour seul rôle de polir la jeunesse : il l’éclaire sur ce que sont l’avarice, l’hypocrisie, la manie du pouvoir injustement acquis ou abusivement prolongé (I, 1, v. 85-100). Artaban est celui qui n’est pas parvenu à se libérer de l’autorité parentale et qui reste soumis aux ordres de sa mère Zarimène. Le mariage final scelle ainsi d’autres noces que celles de deux couples : leçon d’honneur, de bonheur et d’authenticité. Loin du parricide et du régicide, les « amis ennemis » ont tenté de rééquilibrer les forces par une simple inversion ; il ne s’agit pas d’une tentative d’usurpation de pouvoir par le fils, mais d’une tentative de régler un conflit en établissant des mariages à la fois d’amour et de stratégie politique. Cette confrontation de deux systèmes de valeurs, l’un épique et guerrier, l’autre galant et sentimental, forme deux couples antagonistes, d’un côté le couple paternel formé par deux chefs d’armée, de l’autre le couple filial composé par leurs fils respectifs, agités par des sentiments amoureux. Armetzar et Vanlie, tout comme Tamerlan et Zinton, sont à la fois amis et ennemis. Cette faille généalogique de la lignée masculine pose ainsi la question de la descendance.

Le motif du déguisement  §

Le déguisement établit le point d’orgue du nœud dramatique et permet l’établissement de l’intrigue : il est à la fois une solution et un obstacle, un défi au père et une réconciliation. Georges Forestier écrit à ce sujet :

Un prince qui a vu le portrait d’une éblouissante princesse, ou à qui on l’avait simplement décrite, ou qui l’avait aperçue lors d’un voyage antérieur accompli incognito, ne songe plus qu’à l’obtenir, mais il en est empêché par une inimitié nationale ou familiale, ou par une interdiction d’approcher adressée à toute la gent du sexe mâle : d’où son déguisement en simple cavalier, en jardinier ou berger, ou bien en femme. La caractéristique essentielle de tous ces déguisements est qu’ils sont fondamentalement contradictoires : ils permettent l’approche, autorisent la séduction, tout en interposant provisoirement un obstacle fictif – condition sociale ou condition sexuelle – entre la jeune fille et l’homme vers lequel elle se sent malgré tout attirée51.

Chappuzeau complexifie cette intrigue tragi-comique traditionnelle en redoublant le schéma : l’action se trouve à la fois dédoublée et unifiée. Le déguisement se limite certes à un changement d’identité, à un masque identitaire, accompagné par là même d’un changement de condition sociale. Mais, s’il est double, puisque deux personnages changent de nom, il est identique, puisque les deux personnages revêtent la même identité. Ainsi, loin de simplifier l’intrigue, ce procédé est une source féconde pour le dramaturge, qui y trouve là réserve de quiproquos et de rebondissements. Armetzar et Vanlie créent ainsi un personnage commun à eux deux. Phocate devient l’incarnation de l’amant déguisé en chevalier dans un pays ennemi pour rejoindre sa bien-aimée et représente la figure par excellence du double : ce nom cache deux personnes différentes mais désigne un même type de personnage. Deux personnages se déguisant sous la même identité, le nom prend alors une importance capitale. Le quiproquo (V, 2) insiste sur les traits de ressemblance des deux personnages – la similitude du nom et de leurs armes –, renforce leur gémellité et développe ainsi une dramaturgie du double, jouant sur les motifs du semblable et du dissemblable. Les deux personnages principaux avaient déjà été confondus, lorsque, pour convaincre les habitants de Quinsay, Armetzar avait usurpé le rôle de Vanlie (IV, 3). Cet épisode de double déguisement rend compte de l’irréversibilité des rôles. Mais Armetzar n’est plus déguisé mais usurpateur. Cioranescu distingue ainsi ces deux statuts :

Le déguisé présente comme l’usurpateur, une double personnalité, l’une feinte et l’autre secrète. Cependant, la différence est grande entre les deux masques. L’usurpateur prend une place connue qu’il donne pour être la sienne, son visage colle à une réalité préexistante plus ou moins connue, il feint d’être ce qu’il n’est pas ; tandis que le déguisement dissimule l’identité sans se référer à celle d’un autre et, loin de prétendre au visage d’un autre ne demande qu’à cacher le sien52.

Toutefois, Armetzar n’utilise pas de rhétorique du déguisement : il ne s’invente pas une origine douteuse et lointaine, il n’en est jamais question. Il ne ment jamais sauf quand il prend la place de Vanlie, pour emporter l’adhésion des habitants de Quinsay.

La question du soulèvement du masque, du moment propice au dévoilement et à la révélation ouvre le troisième acte et agite Armetzar. La résolution et la révélation de la véritable identité s’effectuent grâce au passage à l’écrit, par l’intermédiaire de Vanlie (IV, 5). La lettre de ce dernier provoque l’aveu d’amour réciproque entre les deux amants (IV, 6). Cet objet est ainsi un acte qui soude l’amitié des deux héros. L’inimitié nationale reste toutefois toujours présente et demeure un obstacle : la lettre, en retirant le masque et en dévoilant l’identité, rapproche et éloigne Armetzar et Ladice.

De même que la parole s’appuie sur les objets, écrit Hélène Baby, la lettre, à la fois discours et objet, postule sa propre vérité : le message écrit a pour confirmation sa propre matérialité. La matérialité de l’objet glissant vers le discours, par contiguïté, l’irréfutable de l’existence matérielle devient la preuve de la véracité du discours. Aussi l’exploitation dramatique de la lettre passe-t-elle, non par le postulat de la naïveté de son lecteur, mais par celui de la véravité de l’écrit. Ce n’est pas tant la vraisemblance – ou la convention – de l’attitude toujours crédule des personnnages récepteurs qui est exploitée, que le statut même de l’objet écrit dans la tragi-comédie. Par rapport au discours parlé, le discours écrit possède un statut d’authenticité que même les serments d’amour ne peuvent atteindre.53

La lettre ne semble pas être un ornement rhétorique, un morceau d’éloquence mais un simple outil dramaturgique. En effet, l’émetteur et le récepteur sont liés par des liens familiaux : il ne s’agit pas d’un objet galant mais d’un ressort dramatique efficace. A la lecture de la lettre, Ladice voit se superposer les deux identités, l’une authentique Armetzar, la seconde empruntée Phocate : ces deux identités lui semblent d’abord complémentaires (le personnage aimé requiert une origine noble et a fait preuve de courage en combattant aux côtés de son père), puis antagonistes et incompatibles (Phocate est Armetzar, c’est-à-dire le fils de Tamerlan, l’ennemi de son père). Dans la première scène de l’acte II, Ladice avait déjà perçu une ressemblance entre Armetzar et Phocate, grâce à la description que son frère lui avait faite d’Armetzar lors de son voyage en Chine. L’objet complexifie son dilemme intérieur, puisque le héros tartare est « le fils d’un Prince ennemy de [son] sang » (IV, 6, v. 1528) : il est mis à nu et est alors perçu comme l’ennemi de son père. En mettant Ladice dans la confidence, elle doit effectuer un choix : aimer Armetzar implique un engagement : « Faut il qu’avec vous deux je sois d’intelligence » (IV, 6, v. 1533). La lettre enclenche ainsi le processus du dénouement.

Une dramaturgie entre extériorité et intériorité §

La scène tragi-comique constitue un lieu de tension entre l’intérieur et l’extérieur, la scène et le hors-scène. Il est d’abord significatif que l’action se déroule dans un camp, lieu militaire placé entre deux zones ennemies : devant la ville de Quinsay et près du territoire tartare. Les seuls personnages à entrer et sortir de ce lieu sont les deux amants, Armetzar et Vanlie. Zinton et Artaban se déplacent également pour le combat final, mais l’un est fait prisonnier et le second meurt. Armetzar dit en parlant de Quinsay : « Et cette place enfin n’est pas inaccessible » (III, 4, v. 1096). Les nombreux récits des événements extérieurs donnent à la pièce une entière extériorité : le lieu de l’action est un espace de pouvoir mais un lieu de passage pour les amants. Cette oscillation entre extériorité et intériorité est sensible également sur le plan de l’intrigue entre les événements extérieurs et l’intériorité des personnages. « Dans l’univers de la tragi-comédie, suggère Hélène Baby, tout se passe comme s’il était absolument nécessaire de passer de l’intériorité du sentiment à l’extériorité de l’objet, c’est-à-dire de l’abstraction à la matérialité54. » Les trois objets de la pièce – le portrait, la lettre, l’épée – remplissent ainsi une fonction dramatique indéniable. Propre à représenter l’irreprésentable, il ouvre l’espace scénique vers d’autres horizons : le portrait, en plus de dévoiler, exprimer et libèrer le sentiment, introduit la description d’une bataille sur le camp chinois et informe le spectateur sur l’origine de l’histoire. Véritables outils dramaturgiques, les deux objets principaux, le portrait et la lettre, marquent deux moments distincts à l’intérieur de la pièce : tandis que le portrait, objet pictural galant, se fait le point de départ de l’histoire, la lettre, objet épistolaire, amorce le dénouement. Ce sont des preuves matérielles qui soumettent à la vue des personnages des signes irréfutables de la vérité énoncée : la fiction tragi-comique ne fait pas confiance au seul discours pour se mettre en scène. L’épée (V, 4) reste, par rapport aux deux objets précédents, plus accessoire sur le plan dramaturgique, mais pas moins signifiante. L’entrée d’Armetzar sur scène, « l’épée nue à la main, comme hors d’haleine », semble soudaine et précipitée et rappelle la figure sanguinaire de Tamerlan, ce qui accentue la trahison annoncée par le garde et le trouble de Ladice en le voyant. Son entrée tente d’esquisser un ultime doute, avant de corriger le malentendu. La tragi-comédie met en scène des signes matériels et spectaculaires qui sollicitent la vue de chacun des personnages, sens alors garant de la vérité.

L’intrigue tragi-comique consiste en l’amour réciproque de deux amants, mis en péril par différents obstacles. Le seul obstacle réel des amants réside dans le seul fait de l’inimitié entre les deux familles et les deux pays. Le couple Zarimène et Artaban, qui se greffe sur le noyau amoureux et sur la personne royale, constitue un binôme d’opposants actifs : ils cherchent tous deux à désunir Armetzar et Ladice, afin de mettre Artaban sur le trône chinois. C’est peut-être Zarimène qui montre le plus de cruauté et de perfidie, en utilisant son fils pour parvenir à ses desseins politiques : cette simple manipulatrice intéressée ne voit dans le mariage qu’une alliance politique. La prédilection pour la fausse trahison s’explique par la facilité avec laquelle les faux obstacles s’annulent : l’homonymie du nom d’emprunt, Phocate, crée le quiproquo de fausse trahison. Le simple démenti et l’explication d’Armetzar (IV, 4) suffisent en effet à provoquer l’ultime revirement du héros et le rétablissement de la relation amoureuse antérieure. Tamerlan, quant à lui, constitue un pur obstacle du seul fait de son inimitié nationale. Pour parvenir au carré final, les amants doivent surmonter chacun de ces obstacles.

La violence qui, dans les tragi-comédies, se manifeste de manière extérieure (duels et batailles, viols et meurtres, tous accomplis sur la scène même), peut se présenter dans la pièce sous la forme intériorisée de conflits psychologiques et d’affrontements verbaux. L’exemple des stances et des dialogues de Ladice avec sa confidente semblent les plus significatifs à cet égard. Ces modalités d’écriture marquent la rupture du discours théâtral, qui cesse d’être destiné à exercer une action sur le partenaire pour se concentrer sur l’expression des pensées et les sentiments du personnage lui-même. L’analyse du sentiment amoureux confère aux amants une épaisseur psychologique. Les stances (III, 1) visent à exprimer les sentiments du personnages sur ses amours, ses espoirs, ses désillusions, et donc à produire de l’émotion et à la transmettre au public. Armetzar délibère sur la décision à prendre et éprouve un dilemme : « Mais s’armer contre un pere ! Ouy, Ladice le veut ; » (III, 1, v. 958). Il exprime ainsi le combat qui se livre dans son âme à ceause de ce qu’il doit à son père et de ce qu’il ressent pour Ladice. Chaque strophe contient une idée nettement exposée, des sentiments divers se succédant à l’intérieur du personnage : il demande à l’amour de le conseiller (strophe 1), promet d’écouter la raison et la nature (strophe 2) et tergiverse encore avant de prendre une décision (la chute est construite dans la troisième strophe sur la reprise du verbe combattre à l’impératif et en début de vers55). Les stances d’Armetzar apparaissent toutefois comme gratuites et inutiles, puisque la décision prise par le héros à l’issue de cette délibération est rejetée ensuite par Vanlie (III, 3, v. 971-974). Il s’agit donc plus d’une parenthèse lyrique, pièce poétique autonome et indépendante, que l’auteur parvient toutefois à unifier à l’ensemble de la pièce : placées à l’ouverture du troisième acte, les stances sont précédées par un court monologue du héros éponyme et suivies par une courte scène en compagnie de son confident, qui lui annonce la venue de Vanlie. Quant à Ladice, elle est d’abord présentée sur scène à travers un portrait. Introduite en objet esthétique dans le premier acte, elle n’apparaît qu’au deuxième, aux côtés de sa confidente. Chez elle, l’obstacle s’intériorise, freinant la course du héros et constituant un obstacle intérieur au mariage final. Elle découvre de part et d’autre des exigences aussi impérieuses qu’inconciliables :

Je ne puis en aimer que la seule vertu,
Mon cœur par sa naissance est toûjours combattu,
Et durant ce combat où je me suis cruelle,
Mon orgueil le bannit, mon amour le rappelle.
Ouy, Phocate, revien : mais non, ne revien pas.
Iliane, pourtant j’ay besoin de son bras :
Mais, Iliane, aussy j’en suis trop offencée ;
Repren, repren mon cœur ta premiere pensée,
Laisse agir ton couroux, et loin de le calmer,
Souvien toy qu’un sujet s’est vanté de t’aimer. (III, 5, v. 1117-1126)

Construite autour de l’antithèse, sa parole se fait discours du cœur : le personnage semble scindé en deux, animé par deux voix distinctes et contraires. Paralysée par le dilemme, elle trouve une compensation verbale dans la description des forces antagonistes qui s’exercent sur elle, pour tenter de démêler le nœud inextricable d’intérêts contraires. Chappuzeau ne lui accorde pas de monologue, la jeune femme est toujours en présence de sa confidente, Iliane.

Un dénouement ambigu §

L’arrivée tardive de Tamerlan (V, 5), personnage placé en tête de la liste des personnages, est ménagée et coïncide avec son accession à la gloire : il n’arrive pas sur scène avant d’avoir vaincu son dernier ennemi. Auréolé et glorifié, il enfreint l’espace scénique, s’approprie la scène, à l’instar du territoire chinois qu’il a conquis. Son entrée au dénouement renverse l’horizon d’attente du spectateur : c’est un homme de paroles, et non plus un homme d’action ; c’est un être de pardon et non plus un être sanguinaire et belliqueux. L’arrivée du personnage historique revêt un caractère parfaitement nécessaire : il intervient pour démêler le nœud et fait acte de clémence (V, 6, v. 2069-2070). Mais une simple victoire ne le contente pas. Parvenu au faîte de sa carrière, il recherche la gloire et la grandeur.

Il faut que j’en triomphe une seconde fois,
Et que j’aye à mes piés le plus altier des Roys. (V, 5, v. 1779-1780)

Ce redoublement dans le triomphe correspond à un calcul pour la gloire et non pour la politique : « […] c’est un sursaut de gloire », explique Paul Bénichou56 en étudiant le dénouement de Cinna, « qui fait bruquement mettre bas les armes au désir de vengeance au moment même où il touche à son comble devant les trahisons coup sur coup révélées ». Ainsi, après avoir remporté le combat militaire contre Zinton, Tamerlan déplace le champ de bataille sur scène. Il s’agit d’une longue joute verbale entre les deux souverains, le vainqueur et le vaincu, qui s’aperçoivent alors qu’ils ont été trahis par leurs propres fils. Ils sont conviés pour résoudre le nœud à travers le recours au jugement royal. Si les deux protagonistes, Armetzar et Vanlie, sont dans un rapport de complémentarité l’un avec l’autre, le couple paternel demeure dans un rapport antagoniste : alors que Tamerlan, fort de sa renommée et de la terreur qu’il suscite, est un empereur aux multiples conquêtes, Zinton semble être un souverain plus faible, qui se cache derrière son fils et Armetzar (son royaume connaît par exemple des troubles, comme la rébellion du gouverneur, Sanga : I, 2, v. 217-218). Au dénouement, le sous-titre devient alors réversible : alors qu’Armetzar et Vanlie sont « amis ennemis », Tamerlan et Zinton sont « ennemis amis ». De l’inimitié des premiers naît l’amitié des seconds – du moins leur réconciliation. Cette inversion fait naître ainsi une réflexion sur la réversibilité propre à l’univers tragi-comique. Armetzar et Vanlie sont considérés comme des « demons » (V, 6, v. 1911-1914). Leur action auprès des pères est double : ils combattent dans le camp ennemi, afin de conquérir l’objet aimé, et finissent par établir une concorde politique entre les deux ennemis. Vanlie exprime ainsi ce paradoxe : « Je vous l’ay conservée aidant à vous l’ôter » (V, 6, v. 2063). Cette double posture est également reconnue par Tamerlan lui-même (V, 6, v. 2075-2076).

Le dénouement de la pièce laisse subsister une ambiguïté, quant à la signification globale de l’œuvre. La réplique finale de Tamerlan – la parole dernière appartenant au représentant de l’ordre social – marquent une victoire de ce dernier, qui par un acte de pardon « enchaîne » les personnages à sa personne.

Ouy, par de tels bienfaits je veux vous enchaîner,
Et Tamerlan enfin sçait vaincre et pardonner (V, 6, v. 2091-2092).

Le verbe « enchaîner » signifie littéralement lier ou attacher avec une chaîne, c’est-à-dire rendre esclave. Tamerlan remporte ainsi une double victoire à la fois guerrière et langagière, à la fois extra et intra-scénique. La scène devient le camp du vaincu après la victoire de Tamerlan ; mais dans un élan final, Tamerlan s’en empare, l’arrache et se l’approprie. En faisant acte de clémence pour pardonner ses fils, il se situe en dehors du champ de la guerre dans lequel il s’était cantonné, en dehors du cycle infernal de la violence et de la répression. La clémence n’est pas vertu héroïque, mais une force sans violence. La scène se fait alors non pas le lieu de la réconciliation, de la réunion, mais celui d’une victoire totale. Tamerlan est animé non pas par le souci de l’intérêt général, mais par un désir de conquête et de victoire. Selon Armetzar, « il veut vaincre sans doute et vaincre avec eclat » (II, 3, v. 724). Au dénouement, il n’est plus le tyran sanguinaire et belliqueux, mais un gouverneur qui règle les conflits à travers la parole : il écrase son pouvoir, assoit son autorité et parvient à un sommet de puissance. Toutefois, cet acte de pardon n’est pas un acte de maîtrise de soi et du monde, à l’instar d’Auguste dans Cinna : il s’agit d’un geste tout entier tourné vers l’extériorité, d’une action qui se succède et se superpose à toutes ses conquêtes, autrement dit, d’une action proprement tragi-comique. Hélène Baby écrit à ce sujet :

L’hiatus entre intériorité et extériorité n’existe que dans la lecture classique du dénouement : vision classique et structurelle du revirement s’opposent, car la tragi-comédie se sert du revirement comme du naufrage, et c’est une erreur, que de vouloir y retrouver l’annonciation, l’imitation ou même la tentation de la métamorphose d’Auguste dans Cinna. Loin de garantir la marche vers l’intériorité classique, les revirements tragi-comiques sont les témoignages de la résistance au classicisme et soulignent a contrario le pouvoir des événements sur le personnage57.

Ainsi ne peut-on pas dire, à la manière de Paul Bénichou qui analyse le héros cornélien, que « mépriser le triomphe après avoir brisé les obstacles, c’est ajouter au prestige d’avoir vaincu celui d’être au-dessus de sa propre victoire », que « le désintéressement magnanime du vainqueur répond, sur un ton plus haut et plus serein, au défi stoïque du vaincu58 ». Tamerlan effectue un revirement, qui est non pas le résultat d’une méditation intérieure, d’un travail de maîtrise et de dépassement de soi, mais un artifice dramatique. Après qu’Armetzar a exposé ses réelles motivations (v. 2017-2042) et que les deux héros se sont embrassés (v. 2052), Tamerlan gracie les deux jeunes hommes. Malgré l’admiration que Chappuzeau voue à Corneille59, Tamerlan ne peut être rapproché d’Auguste : ce sont deux personnages qui agissent de la même manière, mais dans deux logiques différentes. Le revirement tragi-comique contribue ainsi à justifier le dénouement, de manière certes artificielle, mais commode : la vérité doit éclater et les mariages se conclure.

Notes sur la présente édition §

Armetzar ou les amis ennemis a été publié à Leyde par Jean Elsevier en 1658.

Description du volume §

1 vol. in-12° (feuilleton à la française), 102 p. (dont les douze premières pages non paginées).

[I] : frontispice.

[II] : verso blanc.

[III] : page de titre.

[IV] : verso blanc.

[V-VIII] : épître dédicatoire.

[IX-XI] : argument de la pièce.

[XII] : liste des personnages.

13-102 : texte de la pièce.

Il n’existe qu’un seul exemplaire de l’édition originale d’Armetzar60, conservée à la bibliothèque de l’Arsenal. La pièce fait également partie de deux recueils factices. Il existe un recueil factice du théâtre de Samuel Chappuzeau en trois volumes, intitulé Œuvres diverses. Disponible à l’Arsenal, cet ouvrage réunit des pièces d’imprimeurs différents. Armetzar se trouve dans le second volume, où sont réunies les deux tragi-comédies, Damon et Pythias et Armetzar. Le deuxième recueil factice comprend diverses pièces de théâtre de différents auteurs et se trouve disponible à la Bibliothèque nationale de France.

BNF : YF – 4861 : recueil factice

Arsenal : 8- BL- 14091 : édition originale de la pièce

8- BL- 12654 (2) : recueil factice du théâtre de Chappuzeau

Dans les deux recueils factices, la première page qui se trouve dans l’édition originale est manquante : il s’agit d’une gravure représentant deux troupes armées face à face et prêtes au combat ; celle de gauche tient un étendard sur lequel est inscrit « LES AMIS ENNEMIS ». Sous la gravure, nous pouvons lire : « P. Philippe Invent et Sopul ».

Le recueil factice de la BNF contient deux corrections manuscrites : le personnage indiqué au-dessus des répliques v. 1255-1257 étant Vanlie, ce terme a été corrigé par Ulanie. Une autre erreur sur la mention des personnages se trouve également dans le texte, mais celle-ci, contrairement à la première, n’est pas corrigée : le personnage, prononçant ces répliques (v. 1473-1474), n’est pas, comme l’indiquait le texte, Vanlie, mais Ladice.

La tragi-comédie est entièrement écrite en alexandrins, à l’exception de deux passages (les stances à la première scène de l’acte III et le billet à la cinquième scène de l’acte IV).

Description de la page de titre §

ARMETZAR, / OU / LES AMIS / ENNEMIS. / TRAGI-COMEDIE. / [Emblème des Elsevier pris par Isaac Elsevier pour l’imprimerie de Leyde : orme autour duquel un cep de vigne entrelace ses rameaux chargés de fruits ; au-dessous et à droite de l’arbre, se tient un vieil homme solitaire qui en cueille les grappes ; à gauche, la devise latine « non solus »,] /A LEIDE, / Chez Jean Elsevier. / [filet] / M. DC. LVIII.

Liste des coquilles corrigées §

v. 34 : « lieu »

v. 164 : « Par »

v. 193 : « malin »

v. 342 : « toute »

v. 383 : « liberté. »

v. 390 : « Que »

v. 470 : « eut »

v. 638 : « viens »

v. 763 : « les plus grand »

v. 954 : « m’entraîné »

v. 1005 : « renoir »

v. 1023 : « sa »

v. 1165 : « Estre »

v. 1288 : « obeïssance »

v. 1405 : « Depit »

v. 1461 : « reli »

v. 1694 : « j’anrois »

v. 1729 : « porté »

v. 1737 : « pourtaut »

v. 1922 : « se »

v. 1923 : « de »

v. 1933 : « destinfacheux »

v. 1948 : « eut »

v. 2071 : « me »

v. 2081 : « à »

Typographie §

Nous avons conservé la graphie et la ponctuation de l’édition originale. Nous nous sommes toutefois livrés à quelques rectifications qui nous ont paru indispensables pour une parfaite intelligence du texte :

  • – distinction entre i et j et entre u et v.
  • – résolution du tilde (pour n et m).
  • –  devient s.
  • – correction de quelques coquilles (voir plus bas).
  • – suppression de la ligature &.

ARMETZAR, ou LES AMIS ENNEMIS. TRAGI-COMÉDIE §

[p. V]

A MONSIEUR SNOECKAERT de SCHAUNBURGH61, etc. §

Monsieur,

Il est tres rare de voir l’amitié et la haine compatir ensemble, et deux personnes se déclarer la guerre au moment qu’ils se declarent de l’affection*. C’est une avanture si peu commune, que l’amour seul peut la rendre vraysemblable, et elle passera sans doute pour le plus merveilleux de ses prodiges, et la plus haute marque de son pouvoir. Aussy, Mon- [p. VI] -sieur, n’aurois-je pas osé vous offrir que quelque chose de merveilleux, et je vous considere trop pour avoir pris la liberté de mettre vôtre nom à la teste de cet ouvrage, si les plus critiques mémes n’en avoient treuvé62 l’intrigue hors du commun. D’ailleurs, Monsieur, vous estes d’une condition et d’un âge à vous rendre compagnon de la fortune de mes deux Princes, et à faire comme eux des actions héroïques ; et soit pour le beau sexe, ou pour la Patrie, vous tascherez encore de l’encherir sur leur passion. Je prevoy, Monsieur, que vous en aurez une tres forte pour le service* de cette Patrie, et qu’imitant vos ancêtres qui luy en ont rendu de si utiles, vous luy donnerez bien-tost dedans et dehors toutes vos pensées et tous vos soins. Sans vous porter plus loin, il vous doit souvenir d’un Albert Jaochimi vôtre aïeul, qui [p. VII] s’aquitta avec tant de gloire* de ses ambassades chez les Anglois, les Suedois et les Moscovites63, et penser que vous estes né aux mémes honneurs et aux mémes charges, puisque vous vous treuvez heritier de ses vertus comme de ses biens. Vous avez eu un des meilleurs peres, qui s’est vû long temps cheri d’un des meilleurs Roys, et l’un des plus proches de Sa personne ; et il se découvre enfin en vous méme dequoy egaler le Pere et l’Ayeul. C’est, Monsieur, cette puissante inclination que vous avez à les suivre, et à les passer méme, tant que vous vous treuverez un beau chemin à la gloire*. La France où vous avez dêja paru avec tant d’estime, s’attend de vous revoir un jour chez elle avec plus d’eclat* ; l’Angleterre qui a joui de douze de vos années, ne s’en promet pas moins dans la suitte ; La Hollande qui [p. VIII] vous a vû naître, et qui sur toutes les Provinces du Monde sçait faire le choix des personnes de vertu, aura bien-tost lieu d’honorer la vôtre ; et si vous vous montrez à l’Allemagne, où tout un pays soûpire apres vous pour vous rendre les hommages qu’il vous doit, vous n’en sortirez point sans emporter avec vous les cœurs de ses peuples. Je le juge aisement, Monsieur, apres l’honneur que j’ay eu plusieurs fois de vôtre entretien, où j’ay decouvert toutes les marques d’une ame veritablement genereuse*, et qui aspire à quelque chose de grand. J’ose pourtant avoüer que j’aspire aussy haut que vous, puisque je porte tous mes souhaits à la gloire* de vous appartenir, et de me dire avec beaucoup de respect,

MONSIEUR,

Votre tres-humble et tres-obeïssant serviteur

CHAPPUZEAU.

[p. IX]

ARGUMENT §

Armetzar Prince des Tartares, et Vanlie Prince des Chinois, épris d’amour pour la sœur l’un de l’autre, les armées de Tamerlan et de Zinton prêtes à combattre, plûtost que de s’armer contre leurs maîtresses, aiment mieux se tourner contre leurs peres et contre eux mémes, et passent en effet, Armetzar dans le camp Chinoy, et Vanlie dans le camp Tartare, chacun soûs un faux nom et une qualité empruntée. Cependant Armetzar rend des services* tres signalez à Zinton, Tamerlan reçoit de méme des assistances tres considerables de Vanlie, sans que leurs Illustres actions puissent toucher leurs Maîtresses, dont la noble ambition méprise quiconque n’a pas le titre de Roy. Ladice portée par Zinton son pere, à recevoir Phocate pour époux (c’est le nom que prend Armetzar chez les Chinois, de méme que Vanlie chez les Tartares) et croyant que ce soit à sa sollicitation, l’aborde en colere, et luy defend pour jamais [p. X] sa vûe. Armetzar obeït, et conçoit dans son desespoir une haute entreprise qui lui réüssit, et qui engage encore plus puissamment Zinton à l’aimer. Artaban poussé par Zarimene sa mere, seconde femme de Zinton, qui tâche de faire entrer son fils dans la famille Royale, devient rival d’Armetzar : mais Ladice ayant découvert la naissance de celuy-cy, bien loin d’en tirer de nouveaux motifs de haine pour le fils de l’ennemy des Chinois, elle en conçoit une plus haute estime et beaucoup d’amour, que malgré la defense tacite de son pere elle se sent obligé de luy témoigner, après le severe commandement qu’elle luy avoit fait de se bannir de sa vue. Mais s’il la recouvre, il n’en jouït pas long-temps, et les armées étant sur le point de s’approcher, il la quitte pour aller joindre Zinton, qui apres un combat opiniâtre se treuve enveloppé d’un gros* de Tartares, et emmené prisonnier. Armetzar voyant tout desesperé quitte le desordre pour venir au secours de Ladice, et tacher de se sauver avec elle : mais il s’en treuve tres mal receu sur un faux rapport qu’on luy a fait (et avec beaucoup d’apparence) qu’Armetzar avoit repris le party de Tamerlan. Tandis qu’il fait ses efforts pour la tirer d’erreur, et qu’il en essuye quelques reproches, le Grand [p. XI] Cham* arrive, accompagné de Vanlie et de tous ses Généraux ; ce qui les oblige tous deux à prendre la fuite. Mais ayant été bien-tost saisis par quelques soldats, Armetzar est enfin mené captif avec Zinton devant Tamerlan. L’etonnement* des deux peres fut étrange* ; de Tamerlan voyant son fils parmy les Chinois, et de Zinton voyant le sien parmy les Tartares, lequel avoit usé de tous artifices envers le Vainqueur pour eviter cet abord, et cet evenement engendre des transports merveilleux de part et d’autre. Mais enfin la surprise et la colere cedant à l’amour et à la raison, Artaban tué au combat, et Zarimene morte en suitte de douleur, Armetzar et Vanlie obtiennent de leurs peres ce qu’ils souhaitent, et Tamerlan remet le Roy de la Chine dans ses Etats.

Si j’ay tiré le sujet de cette piece, d’un Roman qui court depuis quelques années soûs le nom de Ladice, ou des Victoires du Grand Tamerlan ; soit qu’il t’ayt plû, ou qu’il t’ayt mal diverti, Je veux bien que tu sçaches que je ne puis apprehender de poursuitte pour ce larcin, si je ne me rens partie contre moy méme.

[p. XII]

PERSONNAGES §

  • TAMERLAN, Empereur des Tartares.
  • ARMETZAR, Fils de Tamerlan, soûs le nom de Phocate.
  • ORGANTE, Confident d’Armetzar.
  • ODMAR,
  • AXALLA, Chefs des armées de l’Empereur.
  • ZINTON, Roy de la Chine.
  • VANLIE, Fils de Zinton, soûs le nom de Phocate.
  • ARTABAN, Prince de Cocinchine.
  • MENNON, Suivant de Vanlie.
  • ZARIMENE, Reine de la Chine.
  • LADICE, Sœur de Vanlie.
  • ILIANE, Suivante de Ladice.
  • ULANIE, Suivante de Zarimene.
  • GARDES de Tamerlan et de Zinton.
La Scene est au camp de Zinton, devant la Ville de Quinsay64, Ville maritime de la Chine.
[p. 13]

ACTE PREMIER.

ARMETZAR, ou LES AMIS ENNEMIS. TRAGI-COMEDIE. §

SCENE I. §

ARMETZAR, ORGANTE.

ORGANTE.

Seigneur, il ne faut pas consulter davantage,
Evitez les perils où l’amour vous engage ;
Voyez la foudre prête à tomber dessus vous,
Et d’un pere irrité redoutez le courroux.
5 Tamerlan à grans pas vers ce camp s’achemine,
Et comme un gros torrent vient inonder la Chine ; [p. 14]
Tout cede à sa valeur*, et ce grand Conquerant
N’y peut donner de borne où l’Univers en prend.
Jusques chez le Germain il a porté la guerre,
10 Ses voisins allarmez au bruit de ce tonnerre,
Le Dace65, le Russite, et le fier* Polonois
Ont cherché leur azile au centre de leurs bois.
L’Egypte qui portoit tant d’orgueilleuses têtes,
N’a pû fournir qu’un mois au cours de ses conquétes ;
15 Et Bajazet66 soûmis à ce bras redouté
S’est vû traîner par tout avec indignité.
Enfin mieux qu’un Cesar et mieux qu’un Alexandre67,
Il fait voir aujourd’hui sans les laisser reprendre68,
Sarmates69, Otthomans, Mores humiliez,
20 Et l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique à ses piez.
Quittez donc un party qui s’ouvre à sa victoire,
Fatal à vos desirs ainsy qu’à vôtre gloire*,
Et que de ses exploits cent peuples convaincus
Vous degagent icy du nombre des vaincus.

ARMETZAR.

25 Organte, as-tu tout dit ? et puis-je enfin respondre ?
Tu crois par ces raisons aisement me confondre ;
Non, tu n’as pas tout dit, et j’oppose à mon tour
A toutes ces raisons celle de mon amour.
J’aime, Organte, et tu veux par un outrage* extréme,
30 Que je tourne mon bras contre l’objet* que j’aime,
Ou m’obliger du moins à ne le pas armer
Contre un puissant vainqueur qui le vient opprimer.
C’est mon pere, il est vray, mais qui sans doute ignore [p. 15]
Le lien qui me retient, la beauté que j’adore,
35 Et que son œil divin porteroit avec moy
A l’adorer de méme et flechir soûs sa loy.
Que si l’ambition aveugle tant son ame
Qu’il ose mepriser le sujet de ma flame*,
Je sçay qu’on doit aux Dieux beaucoup plus qu’aux mortels,
40 Et sçay qu’ainsy qu’aux Dieux on luy doit des autels.

ORGANTE.

C’est se flatter, Seigneur, d’une vaine esperance,
Il a vû cent beautez avec indifference,
Et dans ses hauts desseins son cœur* ambitieux
Ne sçait point reverer cette sorte de Dieux.
45 Il ne veut point d’obstacle au progrez de ses armes,
Et ce sexe pour luy n’a que de febles charmes :
Ladice est adorable, un grand peuple la sert,
Mais Ladice est Chinoise, et c’est ce qui vous perd.
Son pere qu’au combat le desespoir entraîne
50 Nourrit pour vôtre Empire une eternelle haine,
Et le fils du Grand Cham* sans un nom emprunté
De l’orgueilleux Zinton seroit peu respecté.
A voir depuis deux mois l’air dont il vous caresse,
Les discours qu’il vous tient avec tant de tendresse,
55 Je veux croire avec vous qu’il sçait aimer sans fard :
Mais il aime Phocate, et non pas Armetzar,
Ce n’est que du premier qu’il vante le merite,
L’autre n’a point de part à ce qu’il en medite,
Et si quelque demon* le vient desabuser,
60 Vôtre amour envers luy sçaura mal s’excuser. [p. 16]
Je voy qu’à vôtre perte enfin tout se prepare,
Que tout est contre vous, le Chinois, le Tartare,
Et que Ladice méme avec cette vertu
Dont son divin esprit vous parest revêtu,
65 Vous sçachant de naissance ennemy de son pere,
Ou ne vous regardant qu’en sujet temeraire
Ne peut avoir pour vous que haine ou que mepris.

ARMETZAR.

Organte, cesse enfin, tu m’en as trop appris ;
Je voy trop les malheurs que ton zele m’expose,
70 Je les voy, le les crains : mais j’en cheris la cause,
Et toute ma raison que j’appelle au secours
En faveur de ma flame* étale ses discours.
Elle me dit qu’avant que de quitter Ladice,
Il faut tout hazarder*, il faut que tout périsse,
75 Et qu’un tresor si rare et si peu merité
Sans d’Illustres efforts ne peut-être emporté.
Elle me dit qu’au point où la chose est venue
La Chine par mon bras doit être soutenûe,
Que ma Princesse attend ce service* de moy,
80 Et que je ne puis mieux luy signaler ma foy ;
Qu’apres ce temoignage elle aura lieu de croire
Que j’aime son pays, que j’en cheris la gloire,
Et que de Tamerlan l’injuste ambition
A son fils amoureux* est en aversion.
85 Quoy, n’est-ce pas assez qu’avec dix ans de guerre
Il ayt mis dans les fers* la moitié de la Terre ?
N’est-il pas satisfait d’avoir par mille exploits
Forcé tout l’Occident à recevoir ses loix,
Et qui luy donne enfin sur toutes les Provinces
90 Le droit d’en dépouiller leurs légitimes Princes ?
Le peux-tu croire, Organte, apres ce qu’à tes yeux [p. 17]
Ce bras toûjours vainqueur a fait en tant de lieux ;
Le croiras-tu, qu’autant que j’ay cheri les armes
J’y treuve desormais peu de gloire* et de charmes,
95 J’y treuve tout injuste, et tout plein d’attentats,
Sinon qu’à sa defence amour marche aux combats ;
Luy seul les justifie autant qu’il les anime,
Qui s’arme en sa faveur, le peut faire sans crime,
La victoire est certaine à qui combat pour luy,
100 Et des plus grans guerriers c’est le plus grand appuy.
Si par d’heureux succez d’une ardeur* non commune
Tu m’as vû de mon pere aggrandir la fortune ;
S’il m’estima jadis quand tout couvert de sang
Pour animer les siens j’allois de rang en rang ;
105 Si je ne luy fus cher qu’en montrant du courage,    
Je dois par mon amour luy plaire davantage,
Que ma Princesse ordonne, et je lui feray voir
Ce qu’un cœur en aimant s’est aquis de pouvoir,
J’iray vaincre pour luy le reste de la Terre :
110 Mais s’il veut vaincre icy, je deteste la guerre.

ORGANTE.

Avant que de l’amour vous sentissiez les traits*,
Vous parliez autrement, vous detestiez la paix,
Lors qu’avec Tamerlan vous gagniez des batailles,
Lors que l’epée en main vous forciez des murailles,
115 Quand par vôtre valeur* l’Otthoman fut soûmis,
Tout vous paroissoit juste, et vous êtoit permis.

ARMETZAR.

Ouy, devant que70 l’amour eust eclairé mon ame
J’avois des sentimens qu’inspire une autre flame*, [p. 18]
Cette ardeur* de combattre echaufoit mes esprits,
120 Dont un peu de fumée êtoit le juste prix.
J’eusse aquis une gloire* et solide et supréme,
Si j’avois eu toûjours pour objet* ce que j’aime :
Mais devant qu’à l’amour mon cœur se soit rendu,
Je n’ay rien fait, Organte, ou je crois tout perdu.

ORGANTE.

125 De vos fameux exploits c’est faire peu de conte71,
Les Scythes, les Persans les ont vûs à leur honte,
Et sans vous vôtre pere en tous lieux redouté
Auroit moins entrepris et moins executé.

ARMETZAR.

Hé bien, si tu le veux j’auray plus fait encore ;
130 Ouy, j’ay porté la guerre au de là du Bosphore,
J’ay suivi Tamerlan par tout où sa valeur*
Inspiroit à mon bras une egale chaleur.
Pour luy j’ay de l’Egypte abbatu l’arrogance,
Pour luy j’ay de l’Europe ébranlé la puissance,
135 Pour luy dedans l’Asie on m’a vû triompher,
Et porter en cent lieux et la flame* et le fer* ;
Pour luy j’ay remporté victoire sur victoire,
Que te diray-je plus ? j’ay tout fait pour sa gloire*,
Et ne devroit il pas par un juste retour
140 Accorder aujourd’hui la Chine à mon amour ?
Je veux pour assouvir son ame insatiable
Qu’il regne en tous ces lieux en Monarque indontable,
Qu’il jouïsse du fruit de mes travaux divers,
Mais qu’il me laisse au moins ce bout de l’Univers.
145 C’est peu luy demander apres un long service*.

ORGANTE.

C’est trop luy demander, s’il s’agit de Ladice.
Seigneur, où vos desseins peuvent ils aboutir ?
Regagnez vôtre armée, et songez à partir. [p. 19]

ARMETZAR.

Partir ! As tu dessein de m’offenser, Organte ?
150 Crois tu que de tels maux mon ame s’epouvante ?
Puis qu’enfin Tamerlan me traverse aujourd’huy,
Je suis tout à Ladice, et ne suis plus à luy.
Non, n’esperons plus rien de la faveur d’un Pere,
Esperons tout du Ciel qui nous sera prospere,
155 Je le prens pour arbitre ainsy que pour garend,
Et le laisse juger de nôtre differend.
De ce sejour de paix, de ce thrône equitable,
Il ne me peut venir qu’un arrest favorable.
Il ne peut approuver la haine de deux Roys,
160 Et ne sçauroit blamer mon amour ny mon choix.
Ton amitié cruelle en vain me sollicite
Par d’injustes conseils dont ma flame* s’irrite
Et sans plus m’accabler d’inutiles propos,
Pars, si tu veux, Organte, et me laisse en repos.

ORGANTE.

165 Ha Seigneur ! à mon tour je reçois un outrage*,
Je ne vous quitte point au milieu de l’orage,
Doutez vous de mon zele à mes justes avis,
Et dois-je être blamé s’ils ne sont pas suivis ?
Puisqu’il faut demeurer, faittes que la prudence
170 Ayt de vos actions l’entiere surveillance ;
Puisque Zinton vous aime et prise vos travaux,
Soyez toûjours Phocate, et l’un de ses vassaux.
Souvenez vous, Seigneur, que cet autre Phocate
Dont le merite encore en vôtre Cour eclate,
175 Sçût si bien autrefois soûs ce nom emprunté
Aux yeux de Tamerlan cacher sa qualité,
Que jamais on n’a sçû ce que j’en imagine.

ARMETZAR.

Quoy donc ?

ORGANTE.

Qu’il est grand Prince, et du sang* de la Chine.

ARMETZAR.

Quoy, ce cher Indien ? D’où le peus tu sçavoir ? [p. 20]

ORGANTE.

180 Je le tiens de mes yeux, Seigneur, et viens de voir
Celuy qu’à Samarcand72 il avoit à sa Suitte.
Dans le trouble* où mon ame alors étoit reduitte,
Je l’ay suivi de loin vers la tente du Roy,
Où chacun l’embrassoit et le tiroit à foy,
185 Et d’une bouche à l’autre enfin j’ay pu comprendre
Qu’aujourd’huy dans ces lieux son maître se doit rendre.

ARMETZAR.

Hé bien ! c’est un amy que nous aurons icy,
Indien, ou Chinois je le veux croire ainsy ;
La parfaitte amitié que nous aurons jurée
190 Par aucun accident ne peut être alterée.
Possible en nous cachant son pays et son nom
Qu’il craignoit Tamerlan comme je crains Zinton.     
Mais tes yeux si malins ont bien pû se méprendre,
Et la peur fait souvent tout voir, et tout entendre.
195 Quoy qu’il en soit, Organte, espere en mon destin.

ORGANTE.

Seigneur, le Roy qui vient vous en rendra certain.
[p. 21]

SCENE II. §

ZINTON, ARTABAN, ARMETZAR, ORGANTE, GARDES du ROY.

ZINTON.

En vain à m’attaquer Tamerlan se prepare,
Je ne redoute point les efforts du Tartare ;
J’esperois tout déjà de mon bras et du tien,
200 Quand mon fils derechef vient y joindre le sien ;
Je l’attens aujourd’huy, Phocate, et je dois croire
Qu’avec luy tu veux bien courir à la victoire,
Qu’avec luy tu veux bien en partager l’honneur*,
Comme avec luy déjà tu partages mon cœur.
205 Car enfin tu m’es cher à l’egal de Vanlie,
Et puisqu’à mon Service* un beau zele te lie,
Il doit t’aimer de méme, et je veux aujourd’huy
A mon trône ebranlé donner ce double appuy.
Devant tout à la fois répondre à deux querelles,
210 Voyant des ennemis se joindre à des rebelles
Attaqué d’une part, de l’autre repoussé,
Dans ces extrémitez les Dieux m’ont exaucé.
Ce prince enfin arrive apres un long voyage
Que j’avois bien voulu permettre à son jeune âge,
215 Et revient en ces lieux et plus grand et plus fort
Contre ces fiers remparts faire un dernier effort.
Quinsay de mes Etats la plus ingrate* ville,
Toûjours des factieux fut le honteux azile ;
Le perfide* Sanga que j’en fis gouverneur,
220 Loin de m’en mieux servir s’enfla de cet honneur*,
Si voisin du Tartare et de la mer Scythique
Il sçût bien-tost former un projet tyrannique,
Et son ambition se croyant tout permis [p. 22]
Et dedans et dehors me fit des ennemis.
225 Aux maux qu’il prevoyoit preparant un remede,
Il court à Tamerlan, il implore son aide,
Et ce Prince orgueilleux qui vient mal à propos
Reculer ma vengeance et troubler* mon repos,
Luy qui se nomme grand, et qui le veut parêtre,
230 Doit treuver peu de gloire* à soûtenir un traître.
Mais pour luy tout est juste et tout est glorieux*
Quand il peut assouvir son cœur* ambitieux ;
Lorsque de ce rebelle il embrasse la cause,
Déjà de mes Etats en son ame il dispose,
235 Il veut les ajoûter à ceux qu’il a volez,
Et voir tous les Chinois à sa rage immolez.
Voilà les grans projets dont Tamerlan se flatte :
Mais j’ay pour les détruire assez d’un seul Phocate.
Ouy, je veux aujourd’huy me vanger par ton bras…

SCENE III. §

UN GARDE, et les precedens.

LE GARDE.

240 Sire, le Prince arrive.

ZINTON.

Enfin tu le verras.

ARMETZAR.

Ouy, de ce fils Illustre et rempli de vaillance
Sire, j’attens la vûe avec impatience,
Il ne vous manquoit plus que ce fidelle appuy,
Et je borne ma gloire* à combattre soûs luy.
245 Le Ciel visiblement à ce coup vous assiste,
Et ce fils paroissant, en vain Quinsay resiste.
Mais, Organte, qui voy-je, et quel est mon destin ? [p. 23]
Vanlie commence à parêtre, precedé de Mennon et autre Suitte. Le Roy s’entretient bas un moment avec Artaban, pour donner lieu à la surprise d’Armetzar et de Vanlie.

ORGANTE.

C’est le méme, Seigneur, que j’ay vû ce matin,
Et son maître sans doute est le Prince Vanlie.

ARMETZAR.

250 Dieux ! mon esprit s’egare, et ma raison s’oublie.
Quoy, ce cher inconnu seroit fils de Zinton !

ORGANTE.

Sa surprise, Seigneur, à la vôtre repond :
Mais il faut l’imiter, et cacher ce grand trouble*.

SCENE IV. §

ZINTON, ARTABAN, VANLIE, MENNON, ARMETZAR, ORGANTE, GARDE du ROY.

ZINTON. Embrassant son Fils.

Je te revoy, mon fils, et mon plaisir redouble
255 Lors que je te revoy pour offrir à ton bras
Un Illustre exercice, et pour toy plein d’appas.
Si tes yeux en treuvoient à courir mes provinces,
Si tu sors d’une école utile à tous les Princes,
Qui peuvent mieux d’un peuple appaiser les clameurs
260 Connoissans de chacun le langage et les mœurs :
Vien voir si les combats te plairont davantage,
Vien me vanger icy d’un trop sensible outrage*
Vien soûtenir ma gloire*, et dans ce noble employ
Te montrer digne fils d’un pere tel que moy73. [p. 24]
265 Mais ce discours t’etonne*, et semble te confondre,
Tu parois interdit*, et n’oses me repondre.

VANLIE.

Destiné dans ce jour à de si grans exploits,
Sire, un exces de joye a retenu ma voix.
Ravi de voir un pere estimer mon courage,
270 Je le sens qui s’eleve au dessus de mon âge,
Et qui s’oze promettre en s’employant pour vous,
D’obliger le Tartare à fuir mes premiers coups.
Ouy, Sire, et j’ose encor promettre davantage,
Dans ce retour heureux, des fruits de mon voyage.
275 Sur le bruit que Sanga contre vous revolté,
Pour comble de son crime et de sa lâcheté
Ouvroit à l’ennemy cette puissante ville,
J’ay crû qu’un pront secours pourroit vous être utile,
Il marche sur mes pas, et j’ameine avec moy
280 Trente mille Chinois pleins de zele et de foy.

ZINTON. Luy montrant Armetzar.

Approche derechef, mon fils, que je t’embrasse,
Et daigne apres soûfrir ce guerrier en ma place ;
Tu dois à mon exemple honnorer sa vertu*
Qui releve aujourd’huy mon Estat abbatu ;
285 Ses soins en ton absence ont assuré ma tête,
Contre le coup fatal d’une noire tempête,
Et j’allois succomber sous le dernier malheur,
S’il n’avoit à ses traits* opposé sa valeur*.
Il s’est jetté pour moy dans des perils extremes ;
290 Enfin, tu dois, mon fils, le cherir si tu m’aimes.

VANLIE. Vanlie entend cecy des complices de
Sanga, et Armetzar le prenant pour soy, entre dans un grand trouble.

[ B, p. 25]
Estant aimé de vous, Sire, je l’aime aussi :
Mais j’entre en méme temps dans un juste soucy*.
Sanga par tous moyens tasche de vous détruire,
Et de pires que luy s’osent icy produire ;
295 Leur audace s’accroist plus vous les elevez,
Et vous connoissez mal ceux dont vous vous servez.

ARMETZAR. Bas.

Ha Dieux ! je suis perdu, ce discours me regarde.

VANLIE.

Sire, la defiance est une seure garde,
Et les Roys dont le thrône est envié de tous,
300 Autant que de sujets ont souvent des jaloux.
Non, que ce grand eclat* des têtes couronnées
N’imprime du respect à des ames bien nées,
Et qu’un peuple qui sert avec fidelité
Ne porte tous ses vœux à leur felicité.
305 Mais quand lassez d’un joug que les Dieux leur imposent
Des sujets à leur Prince indolemment s’opposent,
Il doit les prévenir, et dans ce mal commun
Se defier de tous, ou n’en craindre pas un.
Sire, ne soufrez pas que chacun vous approche,
310 La haine sçait cacher les traits* qu’elle decoche,
Ce n’est pas de ces murs qu’ils vous sont tous lancez,
Et tous vos ennemis n’y sont pas ramassez.
Enfin c’est vôtre fils qui craint pour vôtre vie,
Qu’il void de toutes parts ardemment poursuivie,
315 Et qui ne s’est hasté de se rendre vers vous, [p. 26]
Que pour en detourner de si funestes coups.

ZINTON.

J’approuve tes conseils, et je veux bien les suivre,
Des maux qui m’attaquoient ton retour me delivre,
Et voyant ta prudence egale à ta valeur*,
320 En vain mes ennemis se flattent de la leur.
Ouy, Sanga doit perir avec tous ses complices,
Je medite pour eux les plus affreux supplices,
Et veux que cette ville avant la fin du jour
Par sa punition apprenne ton retour.
325 Mais soufre que Phocate ayt part à cette gloire*.

VANLIE.

Je luy cede déjà l’honneur* de la victoire,
Et j’attens de son bras beaucoup plus que du mien.

ZINTON.

Et moy j’espere tout d’un si ferme lien.
Je veux dés ce matin que le conseil s’assemble ;
330 Il faut que j’y donne ordre, et je vous laisse ensemble.
Vous, Prince, suivez moy.

ARMETZAR. Bas, tandis que le Roy s’en va.

Rasseure toy, mon cœur,
Et de tes faux soupçons condamne la rigueur.

SCENE V. §

[p. 27]
VANLIE, ARMETZAR, MENNON, ORGANTE. Apres s’étre tenus un peu de temps embrassez : les deux confidens en faisant de méme de leur côté.

VANLIE.

C’est trop, il faut enfin pour étaler ma joye,
De méme que mes bras, que mon cœur se deploye.
335 Prince, qui l’auroit crû, que je pûsse en ces lieux
Posseder un amy qui m’est si precieux !
Car de quelque côté que ce bon-heur me vienne
Je n’examine point quel sujet vous ameine,
Et je sçay qu’Armetzar est né d’un trop bon sang*
340 Pour former des projets indignes de son rang.
Si le grand Tamerlan est sur nôtre frontiere,
Je connois de son fils la vertu* tout entiere,
Et ne puis soupçonner d’aucune trahison
Celuy qui s’est rendu l’appuy de ma maison.
345 Si j’ay de méme osé passer dans vôtre Empire,
Si pour ce beau sejour mon cœur encor soûpire,
Le seul desir de voir bornoit tout mon dessein.
Mais comment pus-je alors m’arracher de son sein !
Prince, j’y vids d’abord ma liberté ravie,
350 Ma curiosité de cent maux fut suivie ;
J’y brûlay d’un beau feu*, sans oser l’adoucir
Par la moindre parole ou le moindre soupir.
Ouy, j’aimay sans me plaindre, et dans cette soufrance
Je n’osay me flatter de la moindre esperance.
355 Pour le divin objet* qui causoit mon trepas,
Vanlie estoit suspect, Phocate étoit trop bas,
Je devois attirer son mepris ou sa haine, [p. 28]
Et mon ame par tout se treuvoit à la gesne*.
Enfin je le quittay : mais des yeux seulement,
360 Je ne pouvois plus vivre et cacher mon tourment,
Et comme un pront eclair qui vient percer la nue,
Ma flame* alloit bien-tost forcer ma retenue.
Voyant qu’à ses transports* mon cœur s’étoit rendu,
Il fallut eviter ce qui m’auroit perdu ;
365 Le temps me rappellant, le Ciel m’étant contraire,
L’un et l’autre rendoient mon depart necessaire :
Mais, Prince, en vous disant un si cruel adieu,
Mon cœur ne sortit point de cet aymable lieu ;
Si j’ay depuis erré de Province en Province,
370 On n’a vu que le corps d’un miserable Prince
Feblement animé d’un reste de chaleur
Pour être seulement sensible à la douleur.
Enfin je vous revoy, cher Prince, et j’ose croire
Que deux ans n’auront pû m’oster vôtre memoire,
375 Et que j’ay part encore à vôtre affection*
Qui fait toute ma gloire* et mon ambition.

ARMETZAR.

Avec trop de justice elle vous est aquise,
Mais c’estoit en user avec peu de franchise
De me cacher les maux où vous etiez plongé,
380 Dont peut être mes soins vous auroient soulagé.
Quelle est cette beauté, Prince, qui vous dedaigne ?
Vôtre flame* à présent n’a rien qui la contraigne,
Et elle peut devant moy sortir en liberté,
Et donner à vos feux* une entiere clarté.

VANLIE.

385 Dois-je m’imaginer que vôtre ame l’ignore, [p. 29]
Et faut-il que j’irrite un feu* qui me devore ?
Il n’a que trop d’ardeur*, et c’est mieux l’allumer,
Que me vouloir encor contraindre à la nommer.
Ouy, l’objet* qui m’enflame est un tresor celeste
390 Qui de mille vertus le brillant manifeste ;
C’est un digne chef-d’œuvre, où l’on peut assez voir
Que les Dieux ont alors epuisé leur sçavoir ;
C’est l’œil de vôtre Empire et l’honneur* de l’Asie :
N’est-ce pas dire assez que j’adore Hermasie ?

ARMETZAR.

395 Ma sœur eut dû répondre à des vœux si zelez,
Si vos feux* trop discrets ne les eussent celez.
Je vous aurois alors rendu de bons offices,
Et vôtre seul silence a fait tous vos suplices.
Mais pour n’avoir daigné me donner ce soucy*,
400 Vous dispenserez vous de me servir icy ?

VANLIE.

Le craignez vous, cher Prince, et n’ay-je pas d’un Pere
Le doux commandement de vous tenir pour frere ?
Il est vray qu’Armetzar n’en sçauroit être aimé,
Que de Phocate seul son esprit est charmé ;
405 C’est luy qu’il veut que j’aime, et j’aurois l’ame ingrate*,    
Si je n’aimois autant Armetzar que Phocate.
Ouy, Prince, assurez vous de recevoir de moy
Tout ce que peut produire une immuable foy. [p. 30]

ARMTEZAR. Il tire une boîte de portrait, sans que Vanlie se montre curieux de la voir.

J’oseray tout vous dire apres cette assurance,
410 Et deja vôtre aveu m’en donne la licence.
J’aime donc comme vous un objet* glorieux*
Que ce riche portrait decouvrit à mes yeux
Dans nos derniers combats où je marchois en teste,
Je fis sur un Chinois cette heureuse conqueste.
415 C’estoit le brave Alcas qui comandoit alors,
Et le faisoit servir de rempart à son corps.
Sa chûte de la boîte ayant fait ouverture,
D’abord son sang jaillit dessus cette peinture,
Et pour mieux l’accuser de son injuste mort,
420 Sa bouche en expirant fit un dernier effort.
Je meurs, dit-il, cruelle, et je meurs pour vous plaire,
C’est là de mon amour le funeste salaire ;
Si je vous ay donné sujet de me haïr :74
Du moins sçaurez vous dire, il a sçû m’obeïr.
425 Il finit, et bien loin que cet amant* fidele
Me detourne en mourant d’aimer une cruelle,
Je treuvay tous ses traits* si charmans et si doux,
Que je voulus aussy m’exposer à leurs coups.
Ayant sçû que pour voir cette beauté divine
430 Il falloit me resoudre à passer dans la Chine,
Je quittay mon armée, et sans deliberer
Je courus où mes voeux me faisoient aspirer.
J’ay donc vû dans ces lieux l’adorable Princesse
Que ce Portrait imite avec trop de feblesse,
435 Et qui se plaint aux Dieux, dignes seuls d’y toucher
Que la main d’un mortel ayt osé l’ebaucher.
Je l’ay vûe, et n’osant luy decouvrir ma flame*,    
Mon cœur méme avec crainte en secret la reclame, [p. 31]
Et pour mieux derechef en ôter tout soupçon,
440 Je cache mon pays, ma naissance et mon nom.
Voilà comme l’amour qui fait tant de merveilles
Rend ainsy que nos noms nos fortunes pareilles ;
Dans ce deguisement favorable à mes vœux
J’ay suivi tous les pas d’un amy vertueux* ;
445 Desormais à Zinton j’ay voüé mon service*,
N’est-ce pas dire assez que j’adore Ladice ?

VANLIE.

Ma sœur à plus d’honneur* ne pourroit aspirer,
Et si ceux que pour elle on a vû soûpirer
Toûjours de ses regards se sont treuvez indignes,
450 Si malgré leur constance et leurs travaux insignes
Des mille adorateurs aucun n’en fut souffert*,
C’est qu’Armetzar encor ne s’étoit pas offert.

ARMETZAR.

Prince, cet Armetzar que vôtre amitié flatte
N’a guere plus d’espoir que l’indigne Phocate,
455 Et si de sa naissance il tire quelque appuy,
Cette méme naissance augmente son ennuy*.
Tamerlan est mon pere, et l’ennemy du vôtre,
Et je voy tout à craindre et pour l’un et pour l’autre.

VANLIE.

Dans ces extremitez qui troublent* nos amours,
460 Allons de la prudence, appeler le secours.
Peres, que vôtre haine à vos enfants cruelle
Va produire en ce jour une étrange* querelle,
Et que l’ambition commune à vôtre rang
Nous va faire verser et de pleurs et de sang !
[p. 32]

ACTE SECOND. §

SCENE I. §

LADICE, ILIANE.

ILIANE.

465 Quoy, parêtre si triste* en un jour plein de joye !
C’est peu goûter les biens que le Ciel vous envoye.
Un pere si cheri, le plus juste des Roys
Que Phocate a sauvé pour la seconde fois,
Qui comme un bon demon* qui veille pour sa vie
470 Vient de la garentir du coup qui l’eût ravie,
Et s’est mis au devant des parricides mains
Qui vouloient nous ôter le plus grand des humains :
Un frere qui retourne, et de qui la presence
D’un peuple mutiné va brider l’insolence,
475 Pour lequel chaque jour vous faisiez des souhaits ;
Tout cela ne rend point vos esprits satisfaits !

LADICE.

Tu ne me parles point des fureurs* d’une guerre
Qui vient insolemment menacer nôtre terre,
Tu ne me parles point de l’eternel effroy*
480 Où ce coup evité me jette pour le Roy.
Car cette trahison que d’autres peuvent suivre
A de justes terreurs incessamment me livre,
Et me répondras tu que nous ayons toûjours
Qui75 d’une egale ardeur* prenne soin de ses jours ?
485 Mais mon cœur soufre encore une plus rude gesne*, [p. 33]
J’ay bien d’autres soucis dont le courant m’entraisne,
Le reste de mes maux ne t’est pas evident.

ILIANE.

Serois-je criminelle en vous les demandant ?

LADICE.

Iliane, à la fin puis qu’il te faut tout dire,
490 Phocate a des vertus* qui font que je l’admire ;
Je l’estime, et voudrois pouvoir moins l’estimer,
Je crains qu’en l’estimant je ne vienne à l’aimer,
Que mon ame ebranlée à ce point se ravale,
Que j’ecoute une amour76 à ma gloire* fatale,
495 Et pour mieux m’abuser dans cet indigne choix
Que je rappelle alors tout ce que je luy dois !
A nous persüader l’amour a tant d’adresse,
Qu’il semble nous guerir dès que son trait* nous blesse,
Et tout ce qu’il propose à nos sens egarez
500 Nous deguise les maux qu’il nous a preparez.
Non, non, ne soufrons pas qu’une aveugle puissance
Prenne sur ma raison cette injuste licence,
Prevenons de bonne heure un si lasche desir,
Si nous voulons aimer, pensons à mieux choisir ;
505 La gloire* de mon sang* qui hautement éclate*
Seule peut me donner du mepris pour Phocate,
Et de ce qu’il a fait separant ce qu’il est
Ne regardons en luy que ce qui nous deplaist.
Moy ! cherir un sujet ! je m’abusois sans doute ;
510 L’amour en sa faveur n’a rien que je redoute,
Et du rang où je suis je ne puis decouvrir
Que le fils du grand Cham* digne de me servir.
Je veux te l’avoüer, mon frere à sa venue [p. 34]
De ce Prince en secret m’a fort entretenue,
515 Il me l’a tout depeint, et suivant son rapport
Il ressemble à Phocate et de taille et de port.
Il m’a plus dit encore, il ajoûte qu’il m’aime,
Que ma vûe a rendu sa passion extrême77.

ILIANE.

Madame, où pourroit il avoir eu cet honneur* ?

LADICE.

520 Mon portrait en ses mains arriva par bon-heur ;
Sur un peu de beauté que le pinceau me donne
Son cœur croyant ses feux* à l’amour s’abandonne,
Et mon frere passant inconnu dans sa cour,
Fut témoin, m’a-t-il dit, de ce naissant amour.
525 Enfin, chere Iliane, il veut78 qu’il dure encore,
Que l’Illustre Armetzar plus que jamais m’adore,
Qu’il me void, qu’il me parle et me suit en tous lieux,
Et qu’à ma seule image il daigne ouvrir les yeux ;
Qu’il deteste en son cœur les desseins de son pere,
530 Qu’il abhorre sa haine, et qu’il s’en desespere,
Et que pour m’acquerir il voudroit que la paix
Par de fermes liens nous unist pour jamais.
Helas ! puis-je esperer ces douces destinées !
Pourray-je voir par là nos guerres terminées,
535 Et respirer enfin deux peuples ennemis
Apres les feux* cruels que leur rage a vomis !

ILIANE.

Mais sur ce feble espoir l’aimeriez vous, Madame ?
Auroit il pû déjà treuver place en vôtre ame,
Et qui de vos Estats se rend l’Usurpateur
540 Seroit il estimé plus qu’un Liberateur ?

LADICE.

C’est par là que je voy que mon frere s’abuse,
Et sa credulité de la mienne est l’excuse. [p. 35]
Quoy que cette alliance eust pour moi de l’eclat*,
Je portois mes desirs au seul bien de l’Etat.
545 Si j’avois de l’amour, c’étoit pour la Patrie,
Des maux qu’elle a soufferts mon ame est attendrie,
Et lors que j’ay prêté l’oreille à ce discours,
Mon cœur en l’approuvant luy cherchoit du secours.

ILIANE.

De si beaux sentimens sont dignes de vôtre ame ;
550 Pour un plus digne amant* on veut qu’elle s’enflame.
Comme sa passion n’a jamais fait de bruit,
Ses seules actions en poursuivent le fruit,
Et le profond respect que pour vous il conserve,
Fait que depuis un mois de plus pres je l’observe.
555 Loin de vous il soûpire, et de vray je le plains.

LADICE.

Ce n’est point Artaban, comme tu le depeins,
Ce fils de Zarimene à ma perte obstinée,
Qu’en un second hymen mon Pere a couronnée,
Cet objet* importun qui toûjours s’offre à moy.

ILIANE.

560 Non, Madame.

LADICE.

Qui donc ?

ILIANE.

Phocate, à qui le Roy…

LADICE.

Garde toy de poursuivre, et cache dans ton ame
Un aveu qui le perd et te couvre de blame.
Es tu sa confidente à me parler ainsy ?
De son indigne amour as tu pris le soucy* ?
565 Apren mieux, Iliane, à connoître Ladice,
Un seul de mes regards suffit pour son supplice, [p. 36]
Et cet audacieux, quoy qu’il ayt fait pour nous
En s’elevant trop haut doit craindre mon couroux.
Mais helas ! ce couroux s’aigrit contre moy méme :
570 Dieux, que ne puis-je voir, si vous voulez que j’aime,
Armetzar de Phocate emprunter la vertu*,
Ou de l’eclat* de l’un voir l’autre revêtu !
Non, non, c’est trop en vain que mon esprit se flatte,
Et je ne puis aimer Armetzar ny Phocate,
575 L’un merite ma haine, et l’autre mon mepris,
Et de plus dignes feux* mon cœur doit être epris.
Mais changeons de discours, j’aperçoy Zarimene,
Cette injuste marâtre et trop superbe* Reine.

SCENE II §

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE

ZARIMENE.

Je viens mesler ma joye à vos ravissemens,
580 Et nous devons au Ciel mille remercimens ;
Il me rend un mary lors qu’il vous rend un pere,
Sa bonté nous conserve une teste si chere,
Et de la trahison qui conspiroit sa mort
Le fidelle Artaban a sçû rompre l’effort.

LADICE.

585 D’un service* si rare et digne de memoire
J’apprens qu’un seul Phocate a remporté la gloire*,
Et je n’ay point oüy nommer d’autres que luy. [p. 37]

ZARIMENE.

Si vous le soûtenez, ce n’est pas d’aujourd’huy.

LADICE.

Je soûtiens sa vertu*, qui veut que je l’honnore.

ZARIMENE.

590 Mon fils n’en a pas moins, si vôtre cœur l’ignore.

LADICE.

C’est qu’il a le malheur de ne la pas montrer.

ZARIMENE.

C’est plustot qu’en vôtre ame elle ne peut entrer.

LADICE.

C’est assez d’obseder l’esprit du Roy mon pere.

ZARIMENE.

C’est trop en avancer sans craindre ma colere.

LADICE.

595 Je la meprise fort, et je suis dans un rang
Où je redoute peu celles de vôtre sang*.

ZARIMENE.

C’est traitter une Reine avec trop d’insolence.

LADICE.

C’est user envers moy de trop de violence.
Je suis fille de Roy, vous fille d’un sujet,
600 Et ce discernement79 detruit vôtre projet.
Si par un coup du sort, et de bon-heur extreme
On vous void partager l’eclat* du Diademe*,
Moy qui dans ma maison puis conter80 deux cens Roys,
A cherir Artaban je me ravalerois !
605 Car, Madame, à la fin je sçay vôtre pensée,
Vous souffrez* qu’il nourrisse une ardeur* insensée,
Et poursuive un dessein trop haut, trop dangereux,
Qui le rend criminel sans qu’il le rende heureux.
Je sçay bien le respect que je dois à la Reine : [p. 38]
610 Mais je connois aussy le fils de Zarimene,
Et si j’avois pour luy de si lasches bontez,
Il me faudroit descendre alors que vous montez.

ZARIMENE.

Fille, qu’un fier* orgueil trop puissamment domine,
Ignorez vous l’eclat* qui suit la Cocinchine,
615 Cette grande Province où je donnois mes loix
Avant que de Zinton j’eusse accepté le choix.
Je ne decouvre point malgré vôtre arrogance
Tant d’inegalité dedans cette alliance ;
Et si vous vous vantez d’une suitte d’ayeulx
620 Qui depuis deux mille ans ont regné dans ces lieux,
Les miens plus d’une fois ont partagé leur gloire*,
Et jusques dans ces murs étendu leur victoire.
Artaban descendu de ces grands conquerans
N’est pas tant eloigné du rang de vos parens,
625 Et lors que de Zinton il recherche la fille,
Il ne peut apporter de honte à sa famille.

LADICE.

Avec tout cet esclat il releve de nous,
Et je voy ses pareils pendans à nos genoux.
Si quelques febles traits* d’une beauté commune
630 Ont pû vous aquerir cette haute fortune,
Elle ne s’étend point jusques à vôtre fils
Qui doit borner sa gloire* à nous être soûmis.

ZARIMENE. Bas.

C’est par trop endurer d’un insolent caprice,
Le Roy vient à propos pour m’en faire justice :
635 Mais il faut à present luy cacher mon depit,
Et pour mieux me vanger, feindre qu’il s’assoupit.
[p. 39]

SCENE III. §

ZINTON, VANLIE, ARMETZAR, ARTABAN, ORGANTE, MENNON, ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE, GARDES.

ZINTON.

Madame, et vous, ma fille, apres le noir orage
Que vient de dissiper ce genereux* courage,
Phocate, à qui je dois derechef la clarté,
640 Rendez à sa vertu* ce qu’elle a merité.
Par luy je vis encore, et j’evite la honte
Qui suivoit une mort trop indigne et trop pronte.
Sanga la veut enfin, le traître qui me hait
Croit que m’ayant perdu son bon-heur est parfait,
645 Et déjà par deux fois il attente à ma vie,
Qu’autant de fois Phocate arrache à son envie.
Ouy, si le Ciel permet qu’en ses lâches desseins
Ce perfide* à son gré treuve des assassins ;
Le méme Ciel permet avec plus de justice
650 Qu’une main me retienne au bord du precipice,
Et que dans des perils qui menacent beaucoup
Un œil toûjours veillant m’avertisse du coup.
Phocate, il est donc temps que ma reconnoissance
Honnore icy ton zele et ta rare vaillance ;
655 Qu’apres m’avoir vangé d’un temeraire effort,
Je te vange à mon tour de l’injure81 du sort,
Et que n’estant pas né maître d’une Province,
Je t’eleve au dessus du plus superbe* Prince.
Ouy, n’attens point de moy que de dignes presens,
660 A peine mes Estats seroient ils suffisans, [p. 40]
Et pour te bien payer d’un service* si rare,
Il faut y joindre encor tout l’Empire tartare,
Si Tamerlan m’attaque, allons le devancer,
Tu dois m’aider toy méme à te recompenser ;
665 Et s’il faut trop attendre apres un tel salaire,
Phocate, cependant82 j’ay des biens à te faire.

ARMETZAR.

Sire, pour tant de gloire* et de felicitez
Il faudroit que Phocate eust d’autres qualitez,
Qu’il eust plus fait pour vous, et par d’autres services*
670 Merité des bontez à ses vœux trop propices.
Si vôtre Majesté dans cette occasion
A reconnu mon zele et mon affection*,
J’ose luy demander pour toute recompense
Qu’elle exige encor plus de mon obeïssance,
675 Et me donne moyen de pouvoir assouvir
La forte passion que j’ay de la servir.

ZARIMENE. D’un ton qui témoigne qu’elle le prend d’un autre biais.

Ouy, cette passion nous est assez connue,
Vous la cachez en vain soûs trop de retenue,
Et j’en ay toûjours fait un digne jugement.

ARTABAN. Du méme ton.

680 Recevez d’Artaban le méme compliment.

VANLIE.

Et moy, brave Phocate, avec plus de franchise
De cette passion j’admire l’entreprise ;
Je voy qu’elle vous porte à des périls si grans,
Que tous autres objets* vous sont indifferens,
685 Que tout entierement vers mon pere elle panche,
Que son salut vous touche, et croyez en revanche
Si je vous prise moins que vous ne meritez,
Que je vous aime autant que vous le souhaittez83. [p. 41]

LADICE.

Ayant la méme part dans le Salut d’un pere
690 Qu’en peuvent icy prendre et la Reine et mon frere ;
Si je suis la derniere à vous remercier,
Mon cœur loüant vos soins ne peut les oublier.

ARMETZAR.

Confus de tant d’honneur*, à peine mes oreilles
Osent donner creance à des faveurs pareilles,
695 Et je ne puis répondre aux biens qu’elles me font
Que par mon seul silence et mon respect profond.

ZINTON.

C’est trop de modestie, et toute ma famille
Void avec quel eclat* chez nous ta vertu brille ;
Elle veut l’honnorer, et tu dois le soufrir,
700 Et ton Roy qui te parle a bien plus à t’offrir.
S’il te semble donc trop d’accepter ma couronne,
Accepte pour jamais le soin de ma personne,
Ne l’abandonne point, et proche d’un combat
Où je dois craindre encor la main d’un scelerat,
705 Que pour mieux satisfaire à sa cruelle envie
Tamerlan peut induire à m’arracher la vie,
Sois prest à repousser cet acte injurieux.
Le Roy comme entrant en soucy de cette pensée, passe la main sur son front, pour donner le temps à Armetzar de dire bas ces deux vers.

ARMETZAR.

O d’un timide84 Roy soupçon trop odieux !
Amour veux tu forcer la nature à se taire !

ZINTON.

710 Dans ce nouveau peril sois mon Dieu Tutelaire.

ARMETZAR.

Vous n’avez pas besoin pour vaincre ce malheur        
D’autres soins, d’autres Dieux, que de vôtre valeur*, [p. 42]
Sire, et tout ennemy qu’il est de vôtre gloire*,
Tamerlan noblement recherche la victoire ;
715 Ce seroit la souiller par un acte si noir,
Et l’ame d’un grand Roy ne le peut concevoir.
Lors que de ses pareils il medite la perte,
Il attaque avec bruit, il marche à force ouverte,
Et donneroit exemple en usant autrement
720 De luy faire bien-tost le méme traittement.
Non, non, Sire, et croyez que Tamerlan est juste,
Que tout y parest grand, que tout en est auguste*,
Et qu’étant sur le point de vous donner combat,
Il veut vaincre sans doute et vaincre avec eclat*.
725 Que si cette raison ne peut vous satisfaire,
Par ce que vous feriez jugez ce qu’il peut faire,
Et ne pouvant avoir de lasches mouvemens,
Gardez pour vos egaux les mémes sentimens.

ZINTON.

Ton discours genereux* a rassuré mon ame ;
730 De ce honteux soupçon moy méme je me blame,
Je n’apprehende plus un sort si rigoureux,
Et je croy comme Toy Tamerlan genereux*,
Mais enfin il m’attaque, et je dois me defendre,
Et ces murs orgueilleux attendent à se rendre
735 Que la fin du combat puisse les eclaircir
Auquel des deux partis ils doivent obeïr85.
Mais je veux un moment sur chose d’importance
Entretenir la Reine et loin de ta presence :
Artaban, comme luy retirez vous d’icy ;
740 Vous, mon fils, demeurez ; et vous, ma fille, aussy.
Les Gardes se retirent avec Artaban et Armetzar.
[p. 43]

SCENE IV. §

ZINTON, VANLIE, ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE.

ZINTON.

La chose est d’importance, et je veux qu’on l’avoüe86.
Madame, la vertu merite qu’on la loüe :
Mais si jamais son prix n’êtoit plus fructueux,
On verroit soûs le Ciel bien moins de vertueux.
745 Un service* payé par de belles paroles
Repaist qui l’a rendu d’esperances frivoles ;
Et l’oblige souvent, n’en voyant point l’effet,
S’il faut qu’il serve encor, de servir à regret.
Non, non, ne croyons pas que ceux qui nous adorent
750 Soient exents pres de nous d’ennuys* qui les devorent,
Et que lors que leurs soins sont mal recompensez,
Ils ne plaignent leur temps et leurs travaux* passez.
Quand ou par negligence, ou par ingratitude*
Ils reçoivent de nous un traittement si rude,
755 Si leur front n’ose pas étaler leur douleur,
Leur cœur bien-tost pour nous perd toute sa chaleur.
Pour le vaillant Phocate ayons plus de justice ;
C’est peu de le loüer apres un tel service*,
Il luy faut un plus digne et plus seur payement,
760 Et je vais luy donner un doux engagement.
Ouy, je veux qu’en ce jour il entre en ma famille,
Et que mon defenseur soit l’Epoux de ma fille.

ZARIMENE.

Quoy, Sire, le plus juste et le plus grand des Roys
Voudroit-il s’abaisser à cet indigne choix ? [p. 44]
765 Et pour une vertu que mal on examine
Mesler un sang* impur au beau sang* de la Chine ?
Ce que Phocate a fait pour vôtre Majesté
Doit déjà luy donner assez de vanité ;
Un sujet ne peut trop acheter cette gloire*,
770 Et si de son service* il veut qu’on ayt memoire
De quelque haut espoir qu’il se puisse flatter,
Un Roy le paye assez en daignant l’accepter.
Mais enfin sa valeur* n’a rien que d’ordinaire,
Et qu’est ce qu’il a fait qu’un autre n’ayt pû faire.
775 Ne precipitez rien, Sire, et craignez plûtost
De vous donner un maître en l’elevant si haut.

ZINTON.

Vous, ma fille ; parlez.

LADICE.

Si je le puis sans crainte,
Je diray que ce choix est plûtost une feinte,
Et que vous voulez, Sire, en cette ocasion
780 Eprouver mon respect et ma soûmission.
Mais s’il m’y faut aussy donner quelque creance,
Je diray que ce choix me feroit violence,    
Et que trop de bontez vous ont fait oublier
Que Ladice à ce point ne peut s’humilier,
785 Qu’il me faut souvenir que Zinton est pere,
Et pour son interest, que je dois luy deplaire.
Phocate a des vertus, et nous les estimons,
Et comme un bon sujet, Sire, aussy nous l’aimons :
Mais s’il pretendoit plus, cet amour, cette estime
790 Se tourneroient en haine et puniroient son crime,
Et comme un vil mortel qui s’accompare87 aux Dieux [p. 45]
Il courroit à sa chûte en échelant* les Cieux.        
Ainsy mes sentimens suivent ceux de la Reine,
Et blament d’un sujet l’esperance trop vaine.

ZARIMENE.

795 Prince, c’est vôtre tour.

VANLIE.

Et moy, Madame, et moy
Contre vous et ma sœur je suis avec le Roy.

LADICE.

Mon frere !

VANLIE.

Ouy, ma sœur.

ZARIMENE.

Quoy, Prince ?

VANLIE.

Ouy, Madame ;    
Le Roy fait un choix juste, eloigné de tout blame,
Et son repos demande en un si beau dessein
800 Que vous le secondiez par un conseil plus sain.
Plus que vous ne pensez il y va de sa gloire*,
Et le gain de Phocate egale une victoire ;
Dès que ce haut espoir luy deviendra permis,
Il va vaincre le Cham*, ou va nous rendre amis.

ZARIMENE.

805 Prince, à ce que je voy, la partie est trop forte.

LADICE.

Je ne puis concevoir où vôtre esprit s’emporte,
Vous oubliez…

VANLIE.

Ma sœur, il me souvient de tout,
Vous devez obeïr quand le Roy s’y resout,
Et peut être qu’un jour par un avis contraire
810 Vous pourrez approuver ceux que vous donne un frere. [p. 46]

ZINTON.

Cessez, il me suffit que je les treuve bons,
Je laisse vos conseils, et goûte ses raisons ;
Et quoy qu’ouvertement vôtre cœur les combatte,
Je veux qu’il les respecte, et ne voy dans Phocate
815 Rien qu’on ne doive aimer, rien qu’on puisse haïr :
Ma fille, apres cela, pensez à m’obeïr.
Il s’en va avec la Reine et Vanlie, qui s’adresse en se retirant, à sa sœur avec ces deux vers.

VANLIE.

Si pour un Armetzar ce choix vous semble étrange*
Ma sœur, avec Phocate on ne perd rien au change.

SCENE V. §

LADICE, ILIANE.

LADICE.

Dans quels nouveaux soucis vient on de m’engager !
820 J’entens parler de change*, et n’ay point à changer.
Je hay cet Armetzar ennemy de mon pere,
Et je hay plus encor ce sujet temeraire,
Ce Phocate insolent, qui pour se voir flatté
Croit que par un service* il a tout merité,
825 Croit s’attachant au pere en obtenir la fille,
Et s’ouvrir aisement la porte en sa famille.
Ha ! frere trop injuste, et trop peu vertueux,
Dont le suffrage appuye un dessein si honteux ; [p. 47]
Qui bien loin de combattre un choix que je deteste,
830 Viens encore étonner* tout l’espoir qui me reste,
Et du fils du grand Cham* m’ayant entretenu
Ozes mettre en son rang un chetif inconnu ?
Si pour un Armetzar ce choix me semble étrange*
En acceptant Phocate on ne perd rien au change !
Elle reprend ces deux vers de son frere d’un ton different.
835 Chasse, chasse, Vanlie, un penser criminel
Qui veut aupres d’un Dieu faire asseoir un mortel.
Mais helas qu’à mes vœux ce Dieu parest contraire,
Tandis que ce mortel s’efforce de me plaire !
Ou plûstôt qu’à mes yeux ce mortel est abjet,
840 Et que ce Dieu leur est un agreable objet* !
Ouy, s’il me faut aimer, j’aime où la gloire* eclate,
Et s’il me faut haïr je ne hay que Phocate ;
Je veux contre luy seul porter tout mon couroux,
Il doit, il doit luy seul en ressentir les coups,
845 Puisque sa seule audace a sçû porter mon pere
A me faire aujourd’huy ce traittement severe.

ILIANE.

La Reine cependant,

LADICE.

M’estoit un feble appuy,
Et parloit pour son fils en parlant contre luy.
Phocate luy deplaist craignant que je ne l’aime,
850 Et c’est de son esprit un digne stratagème.

ILIANE.

Mais, Madame, il s’approche, et ne redoute rien.

LADICE.

Il vient pour son supplice autant que pour le mien : [p. 48]
Mais voyons à quel point peut monter son audace.

SCENE VI. §

ARMETZAR, LADICE, ILIANE.

ARMETZAR.

Je viens icy, Madame, avec mauvaise grace,
855 Et vous aurez sujet de vous plaindre de moy :
Mais je croyois encore y rencontrer le Roy.

LADICE.

Je tiens icy sa place, et pourray vous entendre ;
Qu’avez vous à luy dire ?

ARMETZAR. Bas.

A quoy me dois-je attendre ?
Rien qu’on ne pust, Madame, un moment differer :

LADICE.

860 D’une peine où je suis daignez donc me tirer.
C’est un point important qui d’assez près me touche,
Pour en vouloir encor l’avis de vôtre bouche.
Le Roy qui sort d’icy me propose une amour,
Dont il attend de moy réponce dans ce jour.
865 Il faut vous l’avoüer, mon ame en sent du trouble*,
Et méme en vous parlant ma peine se redouble.
Et la Reine et mon frere étoient de son conseil,
Mais sans avoir pourtant un sentiment pareil,
Et je veux voir enfin où panchera le vôtre.

ARMETZAR.

870 Je tiens celuy du Prince, et n’en suivray point d’autre. [p. C, p.49]

LADICE.

Icy la complaisance est tout ce que je hais.
Cet amant* donc qu’on m’offre a pour moy peu d’attraits*,
Et manquant de l’eclat* qu’apporte une couronne,
Je ne decouvre rien d’aimable en sa personne.
875 C’est un sujet enfin qu’on m’ordonne d’aimer,
Et mon cœur doute fort qu’il s’en puisse enflamer.

ARMETZAR.

Puisque vous l’ordonnez ; Madame, en ce rencontre88
Il faut que hautement vôtre vertu se montre,
Et que considerant l’eclat* de votre rang
880 Vous ne vous attachiez qu’au plus Illustre sang*.
Autre qu’un Empereur n’a droit de vous pretendre ;
Et si Zinton enfin veut se choisir un gendre,
Il doit jetter les yeux sur le fils du Grand Cham*,
Et tacher de se rendre amy de Tamerlam.
885 Ouy, du seul Armetzar soufrez l’obeïssance,
Si sa vertu vous plaist autant que sa naissance.

LADICE. Ces deux vers bas.

Il ne me plaist que trop s’il peut te ressembler ;
Cruel, je te veux perdre, et tu veux m’accabler !
Mais reprenons icy ma colere assoupie.
890 Donc en autre que luy ce dessein est impie,
Et vous blamez déjà ce sujet insolent ?

ARMETZAR.

Ce procedé, Madame, êtant si violent,
Me fait voir que la Reine en est l’injuste cause,
Et que c’est Artaban que le Roy vous propose.

LADICE.

895 Non, non, et c’est vous méme, il vous prefere à tous. [p. 50]
Ne dissimulez point, répondez, m’aimez vous ?

ARMETZAR.

S’il faut vous obeïr, et changer de martyre,
Vous êtes la premiere à qui je l’ose dire.
Ouy, Madame, et toûjours ce cœur* ambitieux
900 A sçû cacher sa flame*, a sçû tromper vos yeux.
S’il se hazarde* enfin apres un long silence,
Il treuve son excuse en son obeïssance,
Et quoy qu’il rentre encor dans un pire tourment,
Il ne peut resister à ce commandement.
905 Si j’aime donc, Princesse, ou plûtost si j’adore,
Chacun dans vôtre Cour doit l’ignorer encore,
Et jamais on n’a vû ma langue ou mes soûpirs
Accuser mon audace et trahir mes desirs.
Que si par des moyens que j’ay peine à comprendre,
910 Mon cœur malgré ma bouche a pû se faire entendre,
C’est que devant les Dieux tout cœur se doit ouvrir,
Et que les yeux des Roys sçavent tout decouvrir.    
Enfin, Madame, aimer n’est pas toûjours un crime,
L’espoir seul est coupable, et l’amour legitime,
915 Et quand l’amour se treuve éloigné de l’espoir,
Il est assez puni de n’en point concevoir.
Non, n’aimez point, Madame, un sujet temeraire,
Qui loin de tout espoir peut encor vous deplaire,
Resistez à Zinton qui veut vous y porter,
920 Et n’aimez que celuy qui peut vous meriter.

LADICE.

Cette confession m’instruit de vôtre audace ;
Mortel, si près des Dieux ne cherchez point de place, [p. 51]
Et pour fuir ma colere, abandonnant ces lieux
Que Phocate jamais ne se montre à mes yeux.

SCENE VIII. §

ARMETZAR.

925 Vous serez obeïe, ô Princesse adorable !
Vous ne reverrez plus cet objet* meprisable,
Ce Phocate odieux que vous aviez charmé,
Et qui n’a jamais crû de pouvoir être aimé.
Ouy, sur ce vil mortel exercez vôtre haine,
930 Suivez les mouvemens où le depit l’entraîne,
Armez vous de fureur* : mais en le punissant
Perdez le criminel, et sauvez l’innocent ;
Dans l’amour d’Armetzar cherchez vôtre vengeance,
Ouy, mon cœur, flattons nous d’un reste d’esperance,
935 Et pour nous rendre encor dignes de son regard,
Cessons d’être Phocate, et montrons Armetzar.
[p. 52]

ACTE TROISIEME. §

SCENE I. §

ARMETZAR.

Pour flatter la douleur du tourment que j’endure,
Je sens dedans mon cœur l’espoir se reveiller :
Amour, qui fais ma peine, et soufres qu’elle dure,
940 Pour l’adoucir au moins daigne me conseiller.
Mais ton erreur est coûtumiere ;
Et si pour respecter ces lieux,
Cette fois tu te reglois mieux,
Amour, ce seroit la premiere ;
945 Pour tout autre êtant sans lumiere,
Pour moy seul aurois tu des yeux ?
Je t’ecoute raison, nature je t’ecoute,
Vos conseils sont plus sains, il faut les respecter ;
Fuyons de mon amour la dangereuse route,
950 Et contre un Pere enfin n’osons rien attenter.
Quoy, je romprois ainsy ma chaîne !
Non, ma flame*, parle à ton tour ;
Di que ma Princesse en ce jour
Doit voir à l’ardeur* qui m’entraîne,
955 Qu’en obeïssant à sa haine
Je veux meriter son amour.
Mon bras, arme toy donc pour plaire à ma Princesse :
Mais s’armer contre un pere ! Ouy, Ladice le veut ;
La nature étonnée* accuse ma feblesse,
960 Et l’amour fierement* me montre ce qu’il peut.
Triste* Armetzar que dois tu faire ? [p. 53]
En quel maux vas tu t’engager ?
Ouy, fermant les yeux au danger,
Obeïs au destin severe,
965 Et s’il te faut combattre un pere,
Combats, et meurs pour le vanger89.

SCENE II. §

ARMETZAR, ORGANTE.

ORGANTE.

Seigneur.

ARMETZAR.

Que me veux-tu ?

ORGANTE.

Le Prince plein de joye…
Mais le voicy déjà.

ARMETZAR.

Que faut il que je croye !

SCENE III. §

VANLIE, ARMETZAR, ORGANTE, MENNON.

VANLIE.

Hé bien, mon cher Phocate !

ARMETZAR.

Ha ! Prince, dittes mieux ;
970 Armetzar est mon nom, l’autre m’est odieux.

VANLIE.

Il n’est pas temps encor que ce beau nom éclate*,
Et le Roy t’aime assez soûs celuy de Phocate,
Puis qu’enfin à ta flame* il accorde ma sœur,
Et qu’il veut aujourd’huy t’en rendre possesseur.
975 Tu peus t’imaginer si le desir du pere [p. 54]
A treuvé dans le fils un sentiment contraire,
Et si pour toy Vanlie en cette occasion
A fait agir son zele et son affection*,
Mais d’où vient que Phocate à son bon-heur rebelle
980 Avec si peu de joye apprend cette nouvelle,
Et qu’ayant fait parêtre une si belle ardeur*
Il montre tout d’un coup un excez de froideur.

ARMETZAR.

Amy, pourquoy veux tu que je m’en rejouisse,
Si ta sœur s’en afflige, et soufre une injustice ?
985 Tu connois mal ton sang* de te persüader
Qu’à de si bas desseins elle pust s’accorder.
Cette grande Princesse aime trop sa naissance
Pour vouloir la trahir par son obeïssance,
Et sçait qu’en resistant aux volontez du Roy,
990 Elle a pour sa defense une plus forte loy.
Tout cruel qu’il me soit, ce conseil magnanime*
Me donne encor pour elle une plus haute estime ;
Il étale à mes yeux ces Royales vertus
Par qui vos sentimens se treuvent combattus,
995 Et qui seroient suivis en faveur de Phocate,
Si la gloire* chez elle estoit moins delicate.

VANLIE.

Je t’entens, et ma sœur t’a fait un rude accueil ?

ARMETZAR.

Tel que je meritois, digne d’un noble orgueil,
Sa bouche en peu de mots m’en a sçû trop instruire,
1000 Et croyant m’assister tu viens de me détruire.
Non, je ne dois plus vivre, et parêtre en ces lieux,
Phocate pour jamais est banni de ses yeux,
Et devenu l’objet* que sa haîne regarde,
C’est le tour d’Armetzar, il faut qu’il se hazarde*,
1005 Il faut pour la revoir qu’il puisse l’assurer [p. 55]
Qu’a l’egal de ses jours son feu* sçaura durer,
Que s’il né Tartare, il vit soûs son Empire,
Qu’à regner dans son cœur seulement il aspire,
Qu’aux desseins de son pere il se veut opposer,
1010 Et que pour elle enfin il pourra tout ozer.

VANLIE.

Amy, par ce discours tu previens mon envie,
A de pareils desseins mon amour me convie,
Elle sçait m’y porter d’un pouvoir absolu,
Et mon cœur à les suivre est déjà resolu.
1015 C’est assez qu’Hermasie est au camp du Tartare,
C’est assez qu’à demain le combat se prepare ;
C’est assez pour m’instruire en ce pressant malheur
A qui je dois donner des marques de valeur*.
Car la victoire enfin se plaist à nous surprendre,
1020 Bien souvent au plus feble elle daigne se rendre ;
Et si ton pere attaque, et le mien se defend,
On a vû plusieurs fois l’attaqué triomphant.
Ouy, dans ce jour fatal et ta sœur et la mienne
Ont chacune besoin d’un bras qui les soûtienne ;
1025 Demeure avec Zinton, et luy prête le tien,
Tandis qu’à Tamerlan je vais offrir le mien.
Devien brave Chinois, comme moy bon Tartare,
Que l’espace d’un jour la haine nous separe,
Et qu’ayans renoüé nôtre belle amitié,
1030 De la victoire aprés chacun ayt sa moitié.

ARMETZAR.

Dures extremitez ! fatale conjoncture !
Où nous reduisez vous, amour, devoir, nature !
Vous combattez encore, et je sens que mon cœur
Craint d’obeïr aux lois d’un injuste vainqueur.
1035 Est-il un mal pareil au mal qui me tourmente !
Je me rends ennemy d’un pere ou d’une amante* ;
L’amour superbement* use de son pouvoir,
La Patrie à son tour tasche de m’emouvoir ; [p. 56]
Ouy, pour toutes les deux j’ay de l’idolatrie :
1040 Mais puisqu’il faut trahir l’amour ou la Patrie,
Puisqu’à l’une des deux il faut nuire en ce jour,
Trahissons la patrie, et respectons l’amour.

VANLIE.

Il faut plus faire encore, et nous trahir nous mémes,
Et suivans de l’amour les volontez suprêmes,
1045 Pour demeurer amans devenir ennemis.

ARMETZAR.

Aux mémes volontez tu vois mon cœur soûmis.

VANLIE.

Ouy, plûtost qu’à l’amour le mien ozast deplaire,
Je combattrois les Dieux, Armetzar et mon pere.

ARMETZAR.

Ouy, plûtost qu’à l’amour je fusse injurieux,
1050 Je combattrois Vanlie, et mon pere et les Dieux.

VANLIE.

Pardonne, cher amy, pardonne une saillie,
Qui te fait voir assez que ma raison s’oublie.
Quel penser odieux ! moy combattre Armetzar !
Non, non, à ce transport* tu n’as aucune part ;
1055 Et l’amour l’a produit, l’amitié le deteste,
Fuyons, fuyons plûtost un sejour si funeste,
Abandonnons ces lieux à l’injuste fureur*
Dont ce cruel dessein veut decroître l’horreur.
Mais helas ! dans ces lieux nous laissons nos maîtresses,
1060 Et c’est montrer encor de plus grandes feblesses.
Allons, allons sauver et du fer* et des feux*
Ces aymables objets* de nos plus tendres vœux ;    
Et soûs de mémes noms, sous de semblables armes
Allons verser du sang pour en payer leurs larmes.
1065 Ces armes et ces noms par leur egalité
Nous feront reconnoître avec facilité, [p. 57]
Et nous pourrons alors d’une noble colere
Nous dire l’un à l’autre : amy, sers bien mon pere.

ARMETZAR.

O rencontre facheux90 !

VANLIE.

O durs evenemens !

ARMETZAR.

1070 Quoy, cesser d’etre amis !

VANLIE.

Quoy, cesser d’etre amans !
Mais c’est trop écouter une amitié si tendre,
Tamerlan et Zinton ne veulent plus attendre ;    
Afin que l’un et l’autre ayt91 en nous un soûtien,
Suy mon pere au combat, j’y vais suivre le tien.

SCENE IV. §

ARMETZAR, ORGANTE.

ARMETZAR.

1075 Effet prodigieux d’une flame* amoureuse !
Illustre emportement d’une ame genereuse* !
Couroux trop magnanime* où l’on void eclater
Tout ce qu’un grand amour peut faire executer !
Organte, que dis tu de ce noble courage ?

ORGANTE.

1080 Et pour vous, et pour luy j’apprehende l’orage,
Et des desseins, Seigneur, si grands, si nouveaux
Pourront laisser sans fruit de si dignes travaux*.

ARMETZAR.

Il faut pourtant, Organte, il faut en entreprendre
Qui m’élevent plus haut, et qui vont te surprendre.
1085 Avant ce dur combat, dont le succez douteux
Aux Chinois affeblis peut devenir honteux,
Approuve que mon bras qui pour eux s’interesse
Assure une retraitte* à ma chere Princesse. [p. 58]
Elle est mal à couvert dessoûs ces pavillons,
1090 Elle a toûjours à craindre entre des bataillons ;
Faisans perir un traître, ouvrons luy cette ville,
Et qu’aujourd’huy Quinsay se rende son azile.

ORGANTE.

Seigneur…

ARMETZAR.

Je l’ay bien dit, ce dessein te surprend :
Mais je le treuve aîsé plus il me semble grand.
1095 Organte, à mon amour il n’est rien d’impossible,
Et cette place enfin n’est pas inaccessible.

ORGANTE.

Le Roy pourtant suivy de cent mille Chinois
N’a pû jusques icy la ranger soûs ses loix.

ARMETZAR.

Ce que le Roy n’a pû suivi de cent mille hommes,
1100 Esperons-le de nous dans l’état où nous sommes.
Un juste desespoir doit entreprendre tout,
Et quand il ne craint rien peut en venir à bout.
Mais peut être qu’Organte est d’un avis contraire ;
Ouy, quitte ce respect, fuy loin d’un temeraire,
1105 Laisse perir tout seul un miserable amant*.

ORGANTE.

Seigneur, fuyez vous méme, et fuyez prontement.
La Princesse survient.

ARMETZAR.

Evitons sa presence.
Suy, si tu veux, Organte.

ORGANTE.

Ouy, faisons diligence ;
Allons, Seigneur, allons, je vous suis en tous lieux.
[p. 59]

SCENE V. §

LADICE, ILIANE.

LADICE.

1110 Iliane, c’est luy qui se cache à mes yeux.
L’insolent m’obeït, et le cruel me tue,
Je hais egalement et je cheris sa vûe,
Et sans les fieres* lois que l’honneur* me prescrit,
Phocate tout entier vivroit en mon esprit.
1115 Mais helas ! je n’en puis aimer qu’une partie
Trop au dessus de l’autre et trop mal assortie ;
Je ne puis en aimer que la seule vertu,
Mon cœur par sa naissance est toûjours combattu,
Et durant ce combat où je me suis cruelle,
1120 Mon orgueil le bannit, mon amour le rappelle.
Ouy, Phocate, revien : mais non, ne revien pas.
Iliane, pourtant j’ay besoin de son bras :    
Mais, Iliane, aussy j’en suis trop offencée ;
Repren, repren mon cœur ta premiere pensée,
1125 Laisse agir ton couroux, et loin de le calmer,
Souvien toy qu’un sujet s’est vanté de t’aimer.

ILIANE.

Mais un sujet, Madame, à qui le Roy presente
Des biens et des honneurs* par de là vôtre attente,
Un sujet que son bras par de fameux exploits
1130 Malgré son mauvais sort peut mettre au rang des Roys,
Et qui de Tamerlan abbatant l’arrogance
Ira chez le Tartare établir sa puissance.
Mais comment esperer qu’il s’en rende vainqueur
Lors que vous le chassez avec tant de rigueur ?
1135 Et ne craignez vous point si proche d’un orage
Où nous avons besoin de ce noble courage,
Que le Roy contre vous hautement irrité [p. 60]
De l’air imperieux dont vous l’avez traitté,
Ne punisse un dedain qui tasche à lui soustraire
1140 Un serviteur si rare, un bras si necessaire,
Et qu’il ne vous reproche avec juste raison
Que pour la trop cherir vous perdez sa maison ?    
Mais craignez plus encor les desseins de la Reine ;
Autant que pour Phocate elle nourrit de haine,
1145 Autant de son absence elle va triomfer,
Et l’amour de son fils pourra se rechaufer.
Quoy que vôtre mepris l’ayt un peu refroidie,
Ce pront éloignement la rendra plus hardie,
Et bien-tost Zarimene aura porté le Roy
1150 A vous contraindre enfin d’en accepter la foy.

LADICE.

Avant qu’à cet hymen je soûmette mon ame,
Avant que d’Artaban…

ILIANE.

Mais je le voy, Madame,
Voicy déja l’effet de ce que j’ay predit.

LADICE.

Le discours qu’il m’apprête aura peu de credit.

SCENE VI. §

ARTABAN, LADICE, ILIANE.

ARTABAN.

1155 Madame, ayant apris qu’on veut vous faire outrage*,
Que contre vos desirs un pere vous engage ;
Quelque dur traittement qu’il ayt receu de vous,
Artaban vient encor s’offrir à vos genoux.
Approuvez que ce bras s’employe à la ruine
1160 Du trop indigne epoux que le Roy vous destine,
Commandez qu’il immole à vos ressentimens [p. 61]
Cet objet* de mepris qui cause vos tourmens ;
Ouy, Madame, ordonnez, et je l’oze entreprendre.

LADICE.

Et de quelle façon croyez vous vous y prendre ?
1165 Est ce en homme de cœur que vous m’allez vanger ?
Est ce en lasche assassin en allant l’egorger ?
Si vous voulez courir à la plus noble voye,
J’apprehende qu’en vain votre bras ne s’employe ;
Et si vous prenez l’autre, Artaban, pensez vous
1170 Des Dieux vangeurs du crime echaper le couroux ?

ARTABAN.

Les Dieux dont un mortel deshonnore l’image,
Comme il l’oze outrager* veulent bien qu’on l’outrage*,    
Et qu’il n’ayt pas le temps de courir aux moyens
De reculer sa perte et rompre ses liens.
1175 Il faut que sur le champ le coupable perisse,
Que d’une promte mort rien ne le garantisse,
Et de quelque façon qu’on le veuille punir
C’est toûjours justement que l’on y peut venir.
Mais si l’audacieux qui vous oze pretendre
1180 Treuve encore en vous méme un azile où se rendre,
Si celle qu’il offence est encor son appuy,
Artaban, je l’avoüe, est trop feble pour luy ;
Et quand je le vaincrois, je puis craindre, Madame,
De rencontrer toûjours un Phoc    ate en vôtre ame,
1185 Et quelques grands dedains que vous ayez fait voir
Toûjours sur vôtre esprit il aura du pouvoir.
Si pourtant…

LADICE.

Achevez, je veux bien tout entendre.

ARTABAN.

Madame, sans m’ouïr vous le pouvez comprendre :
Voulez vous m’obliger à vous le repeter ? [p. 62]
1190 Dois-je encor vous le dire et vous le protester ?
Mon cœur…

LADICE.

Finissez donc, j’attendois autre chose.
Phocate de mes maux n’est pas la seule cause,
Et sans me soucier de vos soupçons jaloux,
Sçachez que je le hais : mais beaucoup moins que vous.
1195 Allez, si vous voulez, vous en plaindre à la Reine.

SCENE VII. §

ARTABAN.

M’en aller plaindre, ingrate* ; ame fiere* et hautaine !
Non, non, suivons mon cœur un plus noble dessein,
Et laissons reposer ce Phocate en son sein ;
Puis qu’il en est encore aimé, quoy qu’elle dise
1200 Ne daignons pas troubler* cette basse entreprise,
Et pour mieux me vanger de tant d’indignité
Laissons la consentir à cette lascheté.

SCENE VIII. §

ZARIMENE, ARTABAN, ULANIE.

ZARIMENE.

Hé bien, as tu gagné quelque chose sur elle ?
Mon fils, il faut enfin vaincre cette rebelle,
1205 Et ton bon-heur depend de l’hymen glorieux*
Où nous devons porter ce cœur* ambitieux.
Que t’a donc reparti cette fiere* Princesse ?

ARTABAN.

[p. 63]
Qu’elle ne m’aime point, Madame, et je confesse
Que si j’en suis haï, je l’aime aussy fort peu,
1210 Et que ses longs dedains ont amorti mon feu*.

ZARIMENE.

Si pour elle, mon fils, ton amour est moins forte,
Tu dois, tu dois cherir l’eclat* qu’elle t’apporte,
Ton pays aujourd’huy tributaire aux Chinois
Peut par ce seul moyen s’affranchir de leurs loix,
1215 Et le Roy me promit qu’en devenant sa femme,
Sa fille en méme temps approuveroit ta flame*.
Menageant cet hymen, sçache que tout mon but
Ne va qu’à t’exenter de ce honteux tribut,
Et Ladice pour dot t’apporte davantage
1220 De ne plus t’abbaisser à rendre de l’hommage.
Zinton te la donnant doit aussy t’accorder
Que desormais en Roy tu puisses commander,
Et que la Cocinchine en faveur de sa fille
Participe à l’eclat* dont reluit sa famille.
1225 Voila ce que j’ay crû te devoir enseigner ;
Il est dur d’obeïr, il est doux de regner,
Et quoy qu’on te rebute, et quoy que l’on t’outrage*,
Mon fils, il faut poursuivre, et montrer du courage.
Si Ladice te fuit, il faut à ses mepris
1230 Opposer constamment l’espoir d’un si haut prix.

ARTABAN.

Madame, tous nos soins sont enfin inutiles,
Elle a pour nous tromper des ruses trop subtiles ;
Quoy qu’en vôtre presence elle ayt pû dire au Roy,
Elle cherit Phocate, et luy garde sa foy.
1235 Tous ses emportemens ne sont rien qu’une feinte.

ZARIMENE.

Banni, banni, mon fils, une si feble crainte,
Ce Phocate est parti, ses rigueurs l’ont chassé, [p. 64]
Tu ne t’en verras plus desormais traversé,
Il quitte enfin la Cour, et j’ay sçû d’Iliane…

ARTABAN.

1240 De cet esprit rusé le trop fidelle organe !
Qui pour ses volontez garde un profond respect
Et de qui le rapport vous doit être suspect !
Non, non, elle vous trompe ainsy que sa Maîtresse,
Et Phocate est trop fier que le Roy le caresse.

ZARIMENE.

1245 Hé bien ! s’il oze encor se montrer en ces lieux,
Va le perdre, mon fils, ou te cache à mes yeux.
Va noyer dans son sang toutes ses esperances,
Par cette juste mort va finir tes soufrances ;
Ta mere apres ce coup sçaura faire ta paix,
1250 Va le perdre, te dis-je, ou ne me voy jamais ;
Va sans deliberer, cherche, et revien me dire
Qu’il est ou hors du monde, ou hors de cet Empire.

ARTABAN.

Quelque besoin qu’on ayt de mon bras et du sien,
Vous aprendrez bien-tost son trepas ou le mien.
Il s’en va.

ULANIE.

1255 Madame, c’est demain que le combat se donne,
Et vous ôtez au Roy l’appuy de sa couronne.
Je crains que son couroux, s’il en est eclaircy…

ZARIMENE.

Tay toy, fille ignorante, et crain le mien aussy.
[p. 65]

ACTE QUATRIEME. §

SCENE I. §

ZINTON, ARTABAN, GARDES.

ZINTON.

Quoy tous deux à la fois, et mon fils et Phocate
1260 Abandonner mon camp ?

ARTABAN.

Sire, d’une ame ingrate*
Vous ne pouviez attendre un autre traittement,
Et Phocate tout seul merite châtiment.
Sans doute que du Prince encor plein de jeunesse
Il a sçû menager l’esprit avec adresse,
1265 Et porter son courage à quelque haut dessein
Qu’enfante son audace et son espoir trop vain.
Ne faisant que de naître une amitié si forte
Me presageoit les maux où son ardeur* l’emporte,
Et cet audacieux qui vous derobbe un fils
1270 Va le laisser peut-être entre vos ennemis.
Ou plustôt, si j’ozois decouvrir ma pensée,
C’est que de trop d’honneurs* cette ame embarassée,
Voyant ce qu’on luy fait, sçachant ce qu’elle vaut,
A redouté sa chûte en se treuvant si haut ;
1275 Et croyant que ces biens ne seroient pas durables
Phocate a mieux aimé rejoindre ses semblables.
Mais le Prince en ce cas ne peut l’avoir suivi,
Et quelque autre malheur, Sire, vous l’a ravi.
Voilà ce que je puis juger de leur absence.

ZINTON.

[p. 66]
A ses gardes.
1280 Qu’on les cherche par tout, qu’on aille en diligence*.
A soy Méme.
Ma fille assurement m’a causé ce malheur.
A Artaban.
Prince, vous jugez mal d’une insigne valeur* ;    
Je vous ay laissé dire, et n’ay pû qu’avec peine
Ecouter un discours qu’a formé vôtre haine ;
1285 Et surpris comme vous de cet eloignement,
Je scay pourtant en faire un autre jugement.

SCENE II. §

ZINTON, ARTABAN, UN GARDE.

LE GARDE.

Le Prince est de retour, Sire, et par sa vaillance
Quinsay vient de se rendre en vôtre obeïssance.

ZINTON.

Hé bien, Prince, voyez quel est ce haut dessein
1290 Qu’enfantoit leur audace et leur espoir trop vain.
Vôtre envie a paru, cet exploit la châtie,
Et Phocate sans doute étoit de la partie.
Mais déjà mon transport* me les fait decouvrir ;
O mon fils ! ô Phocate ! auquel dois-je courir !
[p. 67]

SCENE III. §

ZINTON, ARTABAN, ARMETZAR, deux habitans de Quinsay.

ARMETZAR.

1295 Sire, voicy le bras qui vange vôtre offence,
Mais de qui vous devez châtier l’insolence,
Puisque sans prendre avis de votre Majesté
J’ay fait voir tant d’audace et de temerité.
Si vous soufrez pourtant que je m’en justifie,
1300 Je diray qu’il n’est rien que mon bras ne defie,
Qu’il n’est point de remparts que je n’aille forcer,
Qu’il n’est point d’escadrons que je n’aille enfoncer,
Qu’il n’est point d’ennemis que je ne puisse abattre,
Lorsque pour vôtre gloire* il me faudra combattre.
1305 Dans un si beau dessein je ne sçaurois manquer,
Et j’ay déja vaincu quand je veux attaquer.
Pour ne point hazarder* des troupes fatiguées,
De peur que l’on ne crust vos forces prodiguées,
Suivi d’Organte seul, ce confident si cher
1310 Que d’abord92 à mes piés on a fait trebucher,
Et portant sur le front une masle assurance93,
J’ay marché vers la ville alors sans defiance,
Et qui donnoit un peu de relasche au soldat
Nous croyant occupez aux ordres du combat.
1315 Je ne vous diray point, Sire, avec quelle adresse
J’ay sçû gagner la porte et surmonter la presse ;
Une foule de peuple accourt en méme temps,
Et je dois seul répondre à mille combattans.
Je ne vous diray point encor de quel courage
1320 J’ay poussé ces mutins, et me suis fait passage,
Et mon recit pourroit tacher cette action
De reproche facheux de quelque ambition. [p. 68]
Irrité de la mort de mon fidele Organte
Je m’avance, et par tout je jette l’epouvante :
1325 Mais au nombre de ceux que mon bras fait tomber,
Jugeant bien qu’à la fin il me faut succomber,
Mes forces me quittant, ma raison se rallie :
Peuple, ay-je alors crié, peuple, suivez Vanlie,
Vous fideles Chinois, vrais sujets de Zinton,
1330 En assistant son fils meritez son pardon ;
N’ecoutez plus un traître, et faittes vous justice :
Tout d’un coup leur fureur* cede à mon artifice.
Et leur Prince qu’alors ils s’imaginent voir
Leur donne de la crainte et les range au devoir.
1335 Ceux qui me resistoient aussy tost m’obeïssent,
Avec étonnement* ces rebelles flechissent,
Et dans cette chaleur je les anime tous
A porter au Palais un si juste couroux.
Les plus zelez d’entre eux d’abord se font connêtre :
1340 Prince, me disent-ils, allons percer le traître.
Mais nous le rencontrons qui vient luy méme à nous,
Et son fier desespoir soûtient nos premiers coups.
Icy je puis bien dire, et sans craindre l’envie
Qui d’un injuste orgueil voudroit tacher ma vie,    
1345 Qu’en ce rude combat qui n’a guere duré
Les miens ont fait parêtre un courage assuré,
Et qu’en estant sortis avec beaucoup de gloire*
Je dois à leur secours cette belle victoire.
Mais un juste regret en trouble* la douceur,
1350 Je voulois de Sanga me rendre possesseur ;
Et je n’ay pû jamais arrêter la furie
D’un peuple impatient de vanger sa patrie.
J’en suis au desespoir, et j’aurois souhaitté
De l’amener vivant à vôtre Majesté,
1355 Puisqu’au lieu d’une mort il en meritoit mille,
Enfin vous estes, Sire, absolu dans la ville, [p. 69]
Et ces deux bons sujets de Sanga mal traittez
Au nom des habitans implorent vos bontez.
Vos gens en méme temps se sont saisis des portes.
1360 Le peuple a témoigné sa joye en mille sortes,
Et tous ont à l’envy par des cris eclatans
Montré des cœurs soûmis et des esprits contens.
Voilà ce que j’ay fait : mais, Sire, je m’oublie,
C’est plustôt ce qu’a fait le seul nom de Vanlie

ZINTON.

1365 Phocate, cependant qu’est devenu mon fils ?

ARTABAN.

Sire, voilà le fruit de ces exploits hardis.
Le Prince est mort sans doute.

ARMETZAR.

Il vit, il vit encore.

ZINTON.

Où peut-il être donc ?

ARMETZAR.

C’est un point que j’ignore :
Mais je puis assurer qu’il n’a jamais rien sçû
1370 De ce hardi dessein que seul j’avois conçû.
Sire, il est dans le camp, n’en soyez point en peine,
Et si vous l’ordonnez, bien-tost je vous l’ameine.

ZINTON.

Mon esprit se void donc rassuré sur ce point.
Ha Phocate ! ha mon fils ! que ne te dois-je point !
1375 Ouy, car il ne faut pas non plus que je m’oublie,
Sois mon fils desormais de méme que Vanlie,
Et si pour toy Ladice est un prix assez grand,
Son pere te la donne, et se rend ton garend.

ARMETZAR.

Sire, à ce haut honneur* je ne dois pas m’attendre,
1380 Je ne suis pas d’un rang à le pouvoir pretendre,
Et croy que la Princesse auroit peine à soufrir,
Que sur un cas pareil Phocate ozast s’ouvrir.
Mais je pourrois atteindre où l’on veut que j’aspire, [p. 70]
Si par quelques moyens que mon ame m’inspire,
1385 La fille enfin venant à changer de rigueur,
Le pere alors aussy ne changeoit point de cœur.

ZINTON.

Non, non, si chez les Roys on void souvent des chûtes,
Si la gloire* et l’envie ont souvent des disputes,
Si parfois la premiere a peine à repousser
1390 Les traits* injurieux dont on la vient blesser,
Apres les actions que chacun t’a vû faire,
Desormais le destin ne peut t’être contraire,
Et quoy qu’il face un jeu d’abbattre et de hausser94,
En t’ayant mis si haut il ne peut t’abaisser.
1395 Pour ton Roy qui te parle, il est inebranlable,
Tout ce qu’il te promet est plus qu’irrevocable,
Et jamais les flatteurs ne gagneront sur luy
Qu’apres t’avoir fait grand il te manque d’appuy,
Mais allons consulter apres cette journée
1400 Sur celle de demain au combat destinée,
Un combat où se va decider en ces lieux
Le fameux different de deux peuples fameux.
Assisté de ton bras le Cham* ne peut m’abattre,
Mon fils, vien prendre haleine afin de mieux combattre.
[p. 71]

SCENE IV. §

ARTABAN.

1405 O depit ! ô fureur* ! quoy cet audacieux    
Doit-il encore vivre et parêtre à mes yeux !
Ne puis-je satisfaire à ma juste vengeance,
Et faut-il qu’il me brave avec tant d’insolence !
Bien-tost le temeraire auroit son châtiment
1410 S’il osoit s’éloigner du Roy pour un moment ;
Et quittant cet abry d’où rien ne l’inquiete,
La Reine en peu de temps se verroit satifaitte.
Mais voicy la beauté pour qui souffroit mon cœur,
Ne nous exposons plus aux traits* de sa rigueur.

SCENE V. §

LADICE, ILIANE.

LADICE. Elle entre tenant une lettre ouverte en la main.

1415 Que de biens à la fois ! que de maux tout ensemble !
Dieux que j’ay de plaisir ! mais bons dieux que je tremble !
Quoy presque en un moment voir tant de revoltez
Par le bras de Phocate heureusement domtés,
Ou plûtost d’Armetzar, ce Prince magnanime*,
1420 Que je ne puis souffrir ny rejetter sans crime !
Ha, cher frere, à present tu m’expliques assez
L’enigme dont mes sens furent embarassez.
Avec peine Armetzar soûs l’inconnu Phocate
Nous cachoit le brillant dont son merite eclate ;
1425 Dans une ame vulgaire on ne decouvre pas
De si hautes vertus, de si charmans appas, [p. 72]
Et si pour luy la mienne avoit quelque tendresse,
Elle sentoit déja le beau trait* qui la blesse.
Mais que dis-je insensée ! Helas ! m’est-il permis    
1430 De choisir un amant* parmy nos ennemis ?
Puis-je aimer Armetzar ? Puis-je aimer un Tartare,
Dont la voix du pays hautement me separe,
Et de qui mon devoir contraire à mes desirs
Me defend desormais d’ecouter les soupirs ?
1435 Ouy, je t’entens, Zinton ; ta haine m’est connue ;
Cette belle amitié qu’est elle devenue ?
Que t’a fait ce Phocate ? es tu las de l’aimer ?
S’il prend un plus beau nom, dois tu t’en allarmer ?
Ne te souvient-il plus qu’il t’a sauvé la vie ?
1440 Qu’aujourd’huy par son bras Quinsay t’est asservie ?
Et crains tu qu’il ne veuille apres cette action
Se conserver toûjours dans ton affection* ?
Mais je t’ecoute encor. Tamerlan est son pere,
Et tu n’as plus pour luy que des yeux de colere ;
1445 Tu les jettes sur moy de méme que sur luy,
Voyant que contre toy je me rens son appuy.
Mais, ô Roy trop ingrat* apres tant de service* !
Apren qu’en mes desseins j’ay bien plus de justice ;
Lors que tu le voulois j’en dûs faire refus,
1450 Et je dois l’accepter quand tu ne le veux plus.
Ouy, l’amour, Iliane, enfin regne en mon ame,
Je ne puis le cacher, elle est toute de flame*,
Et fasché que plûtost il n’y pouvoit entrer,
Pour punir mes froideurs d’abord il vient m’outrer.
1455 Mais pourtant dans les loix mille douceurs se trouvent,
La nature les dicte, et nos cœurs les approuvent. [p. D, p. 73]
Si tout ce qu’il ordonne est un severe arrest,
Sa violence est douce, et sa rigueur nous plaist,
Bref tout en est charmant, tout en est estimable,
1460 Et c’est le seul tyran dont l’empire est aimable.
Iliane, relis ce trop charmant ecrit,
Et donnes en encor la joye à mon esprit.
Iliane recoit la lettre des mains de la Princesse, et la lit.
Ma Sœur, tu ne pers rien au change,
Le choix du Roy n’est point étrange*,
1465 Et si je te dis qu’Armetzar
Te sert soûs le nom de Phocate,
Tu te dois estimer ingrate*
De l’avoir reconnu si tard.
Aime donc ce grand Prince, et reçoy son service*.
1470 Cependant qu’à sa sœur je vais offrir le mien ;
Et le combat fini, que ton cœur l’applaudisse,
Ou vainqueur pour mon pere, ou vaincu par le sien.    

LADICE. La princesse continue, apres que la confidente a leu.

Helas ! que cet avis sensiblement me touche !
Mennon en te quittant ne t’a rien dit de bouche95 ?

ILIANE.

1475 Non, Madame, et le Prince attendoit son retour
Pour joindre Tamerlan avant la fin du jour.

LADICE.

O dessein dangereux ! ô funeste entreprise !
Et se peut-il qu’amour tous deux les favorise !
Non, non, il les abuse, et fût toûjours trompeur.

ILIANE.

1480 Mais, Madame, Armetzar vient chasser vôtre peur.
[p. 74]

SCENE VI. §

LADICE, ARMTEZAR, ILIANE.

LADICE. Armetzar qui ne croyoit pas que Ladice le connust encore, parest fort surpris.

Armetzar, approchez, je vous permets ma vûe ;
C’est à Phocate seul que je l’ay defendue,
Et je le dois punir d’un reproche eternel
De s’être envers nous deux montré si criminel.
1485 Prince, il vous a fait tort, d’opposer tant d’obstacles
Au cours impetueux de vos fameux miracles,
Et d’avoir pû soufrir derobbant de leur prix,
Que par un nom obscur ils fussent amoindris.
Il m’a fait tort de méme en soufrant que ma haine
1490 De mon ame à regret se rendant souveraine
Traittant un si grand Prince avec tant de mepris,
Et fist injustement la guerre à ses esprits.
Mais oublions sa faute en faveur de luy méme,
Et plûtost admirons son rare stratagéme ;
1495 Il s’est voulu produire avant de se nommer
Par quelque grand exploict qui le fist estimer,
Et qui dust l’assurer quelque nom qu’il pust prendre,
Que de Ladice apres il pourroit tout pretendre.
Prince, j’en ay trop dit.

ARMETZAR.

Ha ! Princesse, achevez,
1500 Et deployez les biens que vous me reservez,
Puisqu’enfin d’Armetzar la fatale avanture
Emeut vôtre pitié pour les maux qu’il endure,
Puisqu’enfin par des soins qui me sont inconnus [p. 75]
Je voy que vous sçavez d’où ces maux sont venus.
1505 Donc, divine Princesse, il n’est plus temps de feindre,
Je dois tout esperer, ou bien je dois tout craindre.
Mon sort est decouvert, vous sçavez qui je suis,
Et pouvez d’un seul mot calmer tous mes ennuys*.
Si tantost de Phocate un aveu temeraire
1510 A dû si justement aigrir vôtre colere,
Armetzar desormais par un soin assidu
Pourra-t-il regagner ce que l’autre a perdu ?
Quand j’osay vous donner un conseil magnanime*,
Vous parut-il alors injuste, ou legitime ?
1515 Si vous aviez sujet d’en mepriser l’autheur,
Sera-t-il mieux receu d’un fidele imposteur ?
Pourrez vous l’ecouter s’il le deduit encore ?
Pourra-t-il s’introduire en ce cœur qu’il adore ?
Princesse ; mais helas ! son crime s’aggrandit,
1520 Armetzar à son tour craint d’en avoir trop dit.

LADICE.

Ouy, Prince, c’est assez pour me faire parêtre
Ce beau feu* qu’en secret mon cœur avoit vû naître ;
J’en approuve l’ardeur*, et suis au desespoir
Qu’il me faut contre vous écouter mon devoir.
1525 Si j’ay pour Armetzar une estime suprême,
Helas ! je n’ose encore ajoûter que je l’aime.
Qui se treuvoit tantost indigne de mon rang,
Devient le fils d’un Prince ennemy de mon sang*,
D’un Prince qui demain s’arme pour nous combattre,
1530 Qui cherche nôtre honte, et qui veut nous abbatre.
Armetzar prend la lettre, et lit bas.
Helas ! sur ce billet dois-je me reposer ?
Lisez ce que mon frere y daigne m’exposer. [p. 76]
Faut il qu’avec vous deux je sois d’intelligence
Pour trahir la nature avec tant d’assurance !
1535 Faut il que je me rende au barbare dessein
Qui vous porte à chacun un poignard dans le sein !
Et que le juste Ciel qui punit les perfides*
Me conte96 avecques vous au rang des parricides !

ARMETZAR.

Ha ! Princesse, quittez cette importune erreur ;
1540 L’amour seul nous anime, et non pas la fureur*.
De nos peres cruels n’imitans point la haine,
Un plus juste motif au combat nous entraîne ;
Ou, si vous l’aimez mieux, tous deux vont recevoir
Ce qu’inspire à leurs fils un mutuel devoir ;
1545 Armetzar doit ainsy cesser de vous deplaire,
Et ne reconnoist plus que Zinton pour son pere.

LADICE.

Ha ! Prince, c’en est trop, cessez de me presser,
Et pour lequel enfin dois-je m’interesser97 ?
Si mon pere est vainqueur, si le vôtre surmonte98,
1550 Je ne prevois par tout qu’infortune et que honte ;
Je vois de tous costez le danger evident,
Et chacun à sa perte egalement ardent.
C’est trop, Prince, c’est trop acheter ce qu’on aime,
C’est trop de hazarder* vie, honneur*, diadème99.
1555 Quand le Ciel hautement s’oppose à vos desirs,
Nous devons à ses lois borner tous nos plaisirs,
Et c’est temerité que d’ozer entreprendre
De choquer un vouloir dont il nous faut dependre.
Prince, pensez encore à ce dessein affreux
1560 Qu’un trop aveugle amour vous peint si genereux*.
Mais si le temps vous presse, et s’il faut le poursuivre, [p. 77]
Taschez de me tirer du tourment qu’il me livre ;
Que mon pere demain reçoive encor de vous
Des marques d’un vray fils de sa gloire* jaloux,
1565 Et pour vous animer dans ce peril extréme ;
Prince, sera-ce assez de dire, je vous aime ?

ARMETZAR.

Apres ces mots charmans que ne pourray-je pas ?
Et que ne doit on point esperer de mon bras100 ?
Soûfrez donc, ma Princesse, apres cette assurance,
1570 Que j’aille retrouver Zinton en diligence*,
Et recevoir de luy les ordres pour demain.

LADICE.

Allez, et que le Ciel daigne y donner la main.
Cependant qu’à nos maux on cherche du remede,
Et que de tous nos chefs la prudence intercede ;
1575 Allons, chere Iliane, allons passer la nuit,
A toucher par nos pleurs le destin qui nous suit101.
[p. 78]

ACTE CINQUIEME. §

SCENE I. §

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE.

ZARIMENE.

Princesse, avec raison vôtre noble arrogance
Meprise la vertu qu’obscurcit la naissance :
Mais enfin la vertu peut atteindre si haut,
1580 Que de cette naissance elle eteint le defaut.
Lorsque vous resistiez aux volontez d’un Pere,
J’approuvois d’un grand cœur la secrette colere ;
Phocate, je l’avoüe, avoit peu fait encor,
Et sa valeur* devoit prendre un plus bel effor.
1585 Mais l’ayant tout d’un vol si hautement portée,
Par luy seul à l’instant une ville emportée,
Par son bras aujourd’huy le Tartare abbatu,
C’est assez pour l’aimer autant que sa vertu.

LADICE.

Ouy, je pourray l’aimer, si le Roy me l’ordonne,
1590 Et si de Tamerlan il m’offre la couronne.
A ces conditions il me peut meriter,
A ces conditions je le dois accepter,
Et je ne doute point que sans beaucoup de peine
Tout chargé de lauriers le Ciel ne le rameine.

ZARIMENE.

1595 Ce que nous souhaitons n’arrive pas toûjours,
Et le destin se plaist à troubler* les amours.
Le succez du combat doit bien tost vous l’apprendre. [p. 79]

ULANIE.

Un garde vient à nous.

ZARIMENE.

Dieux ! Qu’en faut il attendre ?

SCENE II. §

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE, UN GARDE.

LE GARDE.

Princesses, c’en est fait, le Tartare est vainqueur.

ZARIMENE.

1600 O coup trop surprenant qui me perce le cœur !

LADICE.

O mon Pere !

ZARIMENE.

O Zinton ! quelle est ton infortune !
Quoy, tout est donc perdu sans esperance aucune !

LE GARDE.

Soufrez qu’en peu de mots je vous aprenne tout.
Chacun de part et d’autre au combat se resout ;
1605 D’une pareille ardeur* et l’une et l’autre armée
Aspire à la victoire, et se montre animée102.
Les Tartares enfin commencent à plier,
Lorsque dans un moment on les void rallier :
Mais par quelle injustice ? O ciel l’as tu soufferte !
1610 Phocate en leur faveur s’employe à notre perte,
Il nous quitte, et les joint, et les rassure tous,
Et contre les Chinois il tourne son couroux.

ZARIMENE.

C’est là ce digne amant*, ou plûtost ce perfide*. [p. 80]

LADICE. Comme pasmée.

Iliane !

LE GARDE.

Bientost le combat se decide,
1615 Et comme si nos Dieux demeuroient endormis,
Tout se rend favorable aux vœux des ennemis.
Un horrible mélange et de fer* et de flame*
Jette de toutes parts le desordre dans l’ame,
On ne se connoist plus, tout est rempli d’effroy*,
1620 Le Tartare surmonte103, et nous perdons le Roy.    

ZARIMENE.

Ha Dieux ! il est donc mort !

LADICE.

Ha ! que viens-je d’entendre !

LE GARDE.

Non, non, il vit encore, et daignez tout apprendre,
Il vit : mais, ô malheur ! c’est chez ses ennemis.

ZARIMENE.

Et mon fils, l’ay-je encor ? Dieux, l’aurez vous permis,
1625 Et puis-je me flatter que ce support me reste !

LE GARDE.

Je voulois vous cacher cet accident funeste.
Non, ce Prince n’est plus.

ZARIMENE.

Ne me dis donc plus rien,
En perdant Artaban je perds tout mon soûtien.
Ha malheureuse femme ! ha deplorable mere !
1630 Les Dieux sont irritez, cedons à leur colere.

ULANIE. La Reîne s’evanouit, et on l’emporte.

Madame…

ZARIMENE.

[p. 81]
C’en est fait, qu’on m’emporte d’icy,
Puisque mon fils est mort, il faut mourir aussy.

SCENE III. §

LADICE, ILIANE, LE GARDE.

LADICE.

Est-ce un songe, Iliane ? et puis-je avec justice
Croire sur ce rapport qu’Armetzar nous trahisse ?
1635 Apres ce qu’il a fait pour mon pere et pour moy
A-t-il pû se resoudre à nous manquer de foy ?
Approche, as tu bien vû tout ce qu’a fait Phocate ?

LE GARDE.

Je l’ay trop vû, Madame, et de cette ame ingrate*
L’horrible trahison a fait assez d’eclat*
1640 Puisqu’il nous a quittez au milieu du combat.

LADICE.

Dieux ! avez vous souffert qu’on vous fist cette injure ?
Et deviez vous alors espargner ce parjure ?

ILIANE.

Mais le voicy, Madame ; ô ciel tout est perdu,
Et déja le Tartare en ces lieux s’est rendu !

LADICE.

1645 Fuyons, chere Iliane.
[p. 82]

SCENE IV. §

ARMETZAR, LADICE, ILIANE, LE GARDE.

ARMETZAR. Il entre l’epée nue à la main, comme hors d’haleine, et sortant de la meslée.

Ouy, fuyons, ma Princesse,
Tamerlan suit mes pas, et le danger nous presse ;
Le Roy parmy les siens ne s’êtant pû treuver,
J’ay quitté le desordre, et viens pour vous sauver.

LADICE.

Traître, tu viens plûtost me rendre ta captive ;
1650 Mon pere est chez les tiens, tu veux que je le suive :
Mais ne presume pas pour nous avoir trahis
De triompher de moy comme de mon pays.
Si les Chinois vaincus par ton lasche artifice…

ARMETZAR.

C’est me traitter, Madame, avec trop d’injustice ;
1655 Où tend tout ce discours ? dequoy m’accuse-t’on ?
N’ay je pas jusqu’au bout combattu pour Zinton ?
Ouy, pour luy dans ce jour mon bras se deshonnore,
Et c’est du sang* des miens que ce fer* fume encore.

LADICE.

Di plûtost des Chinois, ou demen ce soldat,
1660 Qui t’a vû laschement les quitter au combat.

ARMETZAR.

Vous laissez vous aller à de fausses allarmes ? [p. 83]

LE GARDE.

Soûs le nom de Phocate, et soûs ces mémes armes
Vous serviez l’ennemy, je l’ay trop apperceu.

ARMETZAR.

Et par là justement, Madame, il s’est deceu*.
1665 Soûs le semblable nom, sous des armes pareilles
Vôtre frere a trompé ses yeux et ses oreilles ;
J’imitois son courage, et faisois pour les siens
Tout ce qu’il pouvait faire à la gloire* des miens.
Devenus malgré nous ennemis l’un de l’autre,
1670 Il assistoit mon pere, et j’assistois le vôtre ;
L’ardeur* êtoit egale, et dans un nombre egal
On n’eut jamais mis fin à ce combat fatal.
Mais soûs trop d’ennemis vos troupes accablées,
A leurs premiers efforts d’abord se sont troublées,
1675 Et les Chinois enfin d’un long siege affeblis…
Mais Tamerlan s’avance, à ce coup je paslis.

LADICE. Ils prennent la fuitte au bruit des trompettes qui precedent l’arrivée de Tamerlan.

S’il est ainsi, cher Prince, evitez sa colere.
Sauvez moy, sauvez vous.

ARMETZAR.

Dieux ! appaisez mon pere…
[p. 84]

SCENE V. §

TAMERLAN, ODMAR, AXALLA, VANLIE, GARDES.

TAMERLAN.

Enfin, je suis vainqueur de tous mes ennemis,
1680 Tous les Roys de l’Asie à mes piés sont soûmis,
Du Danube et du Nil j’ay calmé les tempête,
Et je ne puis plus loin étendre mes conquêtes.
La Chine qui devoit couronner mes exploits
Va desormais aprendre à vivre soûs mes loix,
1685 Elle void sa defaitte enrichir mon trophée,
Et dans son Roy captif son audace etoufée.
En vain elle opposoit un mur prodigieux
A des bras qui pourroient atteindre jusqu’aux Cieux.
Cet ouvrage inutile autant que Magnifique104
1690 (Dont il faut, je l’avoüe, admirer la fabrique)
A sçu mal la defendre, et la mettre à couvert,
Et par tout Tamerlan treuve un passage ouvert.
Phocate, je te dois une part de ma gloire*,
Sans toy j’aurois plus tard remporté la victoire ;
1695 Ce que pour moy ton zele execute en ce jour
T’a sçû mieux qu’autrefois aquerir mon amour.
Tu fis dans Samarcand105 mille actions charmantes,
Tu viens de faire icy mille actions vaillantes ;
Ton adresse en ma Cour te gagna tous les cœurs,
1700 Ces chefs sur tes grans coups ont mesuré les leurs ;
Et de quelque costé que je le considere,
En guerre comme en paix Phocate me sçait plaire.
A de si grands exploits son courage étant né,
Il a pour l’exercer un pays trop borné ; [p. 85]
1705 L’Inde qui l’a nourry n’a pas assez d’espace
Pour fournir de matiere à son Illustre audace.
Puisqu’il la quitte encore, et que tout à la fois
Il a sçû venir, voir, et vaincre les Chinois106 ;
Il luy faut avec moy chercher une autre terre,
1710 Chercher d’autres tyrans pour leur porter la guerre,
Et qui de ma fortune accompagne le pas
A peu d’un monde entier pour employer son bras.
Ouy, Phocate, d’un fils que le destin me cache
Tien aujourd’huy le rang où mon amour t’attache,
1715 Et dedans mon empire, ainsy que dans mon cœur
Vien occuper sa place, et reçoy cet honneur*.
Que ces braves guerriers, témoins de ta vaillance,
L’honnorent desormais de leur obeïssance ;
Et s’il nous reste encor quelque peuple à donter,
1720 Que leurs bras soûs le tien se facent redouter.

ODMAR.

Apres ce que Phocate a fait à nôtre vûe,
Cette soûmission luy doit être rendue.

AXALLA.

Avec beaucoup de joye Axalla s’y resout,
Je seray trop heureux de le suivre par tout.

VANLIE.

1725 Ha ! Seigneurs, c’en est trop ; c’en est trop, ô Monarque :
Qui du maître des Dieux portez l’Illustre marque,
Puisqu’enfin comme à luy tous les Dieux d’icy bas
Vous rendent de l’hommage, et tremblent à vos pas.
Quelques coups fortunez qu’ayt portés cette épée, [p. 86]
1730 Elle étoit par mon bras feblement occupée.
Vos chefs m’ont assisté de leurs instructions,
Leur exemple a produit toutes mes actions ;
Ouy, c’est d’eux : mais plûtost de leur Empereur méme
Que j’ay pris ce qu’aux siens il estime et qu’il aime,
1735 Ce peu de hardiesse et ce peu de valeur*
Qui ne pourra jamais approcher de la leur.
Cette valeur* pourtant se rendroit immortelle,
Pourvû qu’elle egalast la grandeur de mon zele :
Mais quoy ? je n’ay rien fait qui ne soit au dessous
1740 De ce que ce grand zele a dû107 faire pour vous.    

TAMERLAN.

Ton courage est suivi de trop de modestie,
Avec tant de vertus, elle est mal assortie,
Et sçache que chez moy d’un œil judicieux
La recompense suit les actes glorieux*.
1745 Le Chinois abbatu sera donques la tienne,
Ton bras se l’est aquis, je veux qu’il t’appartienne,
Je te permetz icy d’ordonner et d’agir,
Et qui l’a sçû donter sçaura bien le regir.

VANLIE.

Seigneur, de trop d’eclat* ma fortune est suivie,
1750 A des honneurs* trop grands vous destinez ma vie ;
Mais plus j’en suis indigne, et plus j’en suis confus,
D’autant moins à ce don j’oze joindre un refus.
Souvent par ce refus un bien faiteur s’irrite,
Il ne mesure pas le present au merite,
1755 Ses bontez sont sa regle, et pour qui le reçoit
C’est être digne assez quand on veut qu’il le soit.
Ouy, dans cette esperance, ô Prince magnanime* ! [p. 87]
Vous me verrez bien tost répondre à vôtre estime,
Et si je n’ay rien fait qui vous y dust108 porter,
1760 Par de nouveaux efforts je veux la meriter.
J’oze donc accepter cette illustre couronne
Qu’un empereur qui m’aime aujourd’huy m’abandonne :
Mais je l’accepte enfin pour aprendre aux Chinois
Qu’il faut que desormais ils adorent ses loix,
1765 Que Tamerlan est juste, et que cette victoire
Les comble de bonheur autant que luy de gloire* ;
Que ne le pas aimer ce seroit se haïr,
Et que c’est à luy seul qu’ils doivent obeir.
Qu’apres le pront succez de cette rude guerre
1770 Ce sort leur est commun avec toute la terre,
Et que pour devenir maître de l’Univers109
Les Estats de Zinton luy devoient être ouverts.
Justes Dieux, qu’à ce nom mon ame est combatue !

TAMERLAN. Bas.

Ouy de ce fier Zinton l’audace est abbatue,
1775 Je tiens en mon pouvoir ce superbe* ennemy,
Qui par nôtre combat n’est vaincu qu’à demy.
Puisqu’enfin il est pris, je veux qu’on me l’ameine,
Sa vûe augmentera mon plaisir et sa peine,
Il faut que j’en triomphe une seconde fois.
1780 Et que j’aye à mes piés le plus altier des Roys.

VANLIE. Bas.

De quel œil le verray-je ? ha Dieux !

TAMERLAN.

Que dis Phocate ?

VANLIE.

[p. 88]
Qu’il sied bien aux Vainqueurs que leur clemence eclate,
Et que vous pourriez bien par un trait* genereux*
Epargner cette honte à ce Roy malheureux.

TAMERLAN.

1785 D’une indigne pitié sa valeur* est suivie ;
Quoy, n’est-ce pas assez de luy donner la vie,
Et peus tu dedaigner de repaître tes yeux
D’un spectacle si doux et qui t’es glorieux* ?

VANLIE.

Apres le beau succez d’une telle victoire,
1790 Je ne puis me flatter d’une plus haute gloire*,
Et je craindrois plûtost par un si triste* objet*
D’alterer le plaisir dont je suis satisfait.
Sa disgrace m’instruit de ce que la fortune
Aujourd’huy favorable, et demain importune
1795 A toute heure, en tous lieux diversement produit,
Et qu’on peut arriver où je le voy reduit.

TAMERLAN.

Tu ne sçais pas jouir du fruit de ta conquête ;
Il faut voir à nos piez cette superbe* tête,
Je n’ay point epargné l’orgueilleux Bajazet110,
1800 De mieux traitter Zinton ay-je plus de sujet ?
Luy qui parut toujours mon plus grand adversaire,
Et qui m’auroit détruit s’il avoit pû le faire ?

VANLIE.

Seigneur…

TAMERLAN.

Non, non, Phocate, en vain tu m’entretiens ;
Qu’on le face venir avecques tous les siens.

UN GARDE.

1805 Seigneur, on vous l’ameine.

VANLIE. Bas.

[p. 89]
O mandement severe !
Pourray-je supporter la presence d’un pere !

SCENE VI. §

TAMERLAN, ODMAR, AXALLA, ZINTON, ARMETZAR, VANLIE, GARDES.

TAMERLAN.

Que Zinton est heureux de t’avoir pour appuy,
Phocate ! le voilà : mais qui vois-je avec lui ?
Ma vûe, à cet objet* sans doute tu t’egares ;
1810 Mon fils chez les Chinois !

ZINTON.

Mon fils chez les Tartares !

TAMERLAN.

Armetzar, me trompé-je, est-ce vous que je voy ?

ZINTON.

Vanlie, est-ce vous méme ? ha desabusez moy ? :

TAMERLAN.

Quel fantôme* oze icy venir troubler* ma joye !

ZINTON.

Quels nouveaux deplaisirs la fortune m’envoye !

TAMERLAN.

1815 Mes yeux, vous dois-je croire, et seroit ce mon fils
Que je rencontre icy parmy mes ennemis !

ARMETZAR.

O mon pere !

VANLIE.

O mon pere !

ZINTON.

Ha ! fils abominable,
Ta bouche enfin t’accuse, et te montre coupable.
Donc tu viens à mes yeux vanter ta trahison,
1820 Dans un camp ennemy tu traçois ma prison, [p. 90]
Tu poursuivois la mort de qui tu tiens la vie ;
Approche, fils ingrat*, contente ton envie ;
Tu n’as pas fait assez pour cet heureux vainqueur,
Si ton bras inhumain ne me perce le cœur ;
1825 Acheve, et par un coup digne d’un parricide
Assure sa victoire, et la ren plus solide.
Ma perte est importante au repos de ses jours,
Offre luy derechef ton indigne secours.
Si cet acte sanglant veut une main barbare,
1830 Ta main l’est devenue en servant le Tartare,
Et plus cruelle encore elle oze en sa fureur*
Venir peindre à mes yeux son crime et mon malheur.
Possible esperes tu que j’implore ta grace ?
Infame, di moy donc ce qu’il faut que je face ?
1835 Si ton pere à tes piés doit flatter ton pouvoir ?
Si ton pays en sang pourra bien t’emouvoir ?
Non, non, fils inhumain, ton pays et ton pere
A ce honteux affront sçauront bien se soustraire ;
Perfide*, peus tu voir ton pere et ton pays
1840 Par toy seul aujourd’huy si laschement trahis ?
Mais tu voulois regner ? et ton impatience
Ne soufroit qu’à regret l’Empire en ma puissance ?
Encore un peu de temps, ma mort t’eut satisfait,
Le Ciel de tes desirs auroit pressé l’effet ;
1845 Mon thrône t’attendoit, tu devois bien attendre ;
Tu pouvois y monter sans m’en faire descendre ;
Et si t’y faisant place on t’auroit contenté,
Pour t’y placer tout seul je te l’aurois quitté. [p. 91]
Mais voulant l’aquerir par une perfidie,
1850 Voulant voir tout d’un coup ta fortune aggrandie,
Tout d’un coup de ce faîte où tu te crois monté
Je te verray tomber avec indignité ;
Les Dieux ne sont plus Dieux s’ils epargnent ta tête,
Tes propres partisans formeront la tempête,
1855 Et ceux qui t’ont aidé dans tes lasches desseins
Pour me vanger de toy seront tes assassins.
C’est-là, c’est-là, cruel, le sort de tes semblables ;
On se sert au besoin111 de ces esprits coupables :
Mais comme un traître enfin est un honteux appuy,
1860 Quand il n’est plus utile on se defait de luy.

TAMERLAN.

Borne là les transports* que la colere étale,
Et croy que ma surprise à la tienne est egale ;
Tu luy dois tout le temps que ta juste douleur
A pû me derobber pour plaindre ton malheur.
1865 Je suis assez vangé par le coup qui t’accable :
Mais enfin si ton fils est un vainqueur coupable ;
D’un crime tout pareil à mes yeux convaincu,
Le mien est au contraire un coupable vaincu.
Ouy, le crime est pareil : mais l’effet dissemblable
1870 Rend l’un victorieux, et l’autre punissable,
Et si la grace est dûe à qui la peut offrir,
Ton fils a droit de vivre, et le mien doit mourir.
Traître, n’atten de moy qu’un traittement severe ; [p. 92]
Je ne m’informe point où tend tout ce mystere,
1875 Suffit que je te treuve avec mes ennemis
Tu pers entre eux le rang et le nom de mon fils,
Et je ne te connois dedans cette avanture
Que pour un ennemy qu’abhorre la nature.
Du Chinois contre moy te rendre partizan !
1880 Tremble, tremble, perfide*, au nom de Tamerlan,
Dans mon juste couroux redoute mes supplices,
Tu ne sçaurois les fuir, il faut que tu perisses,
Il faut que par ta mort je purge ma maison
De l’affront que luy fait ta lasche trahison.
1885 Tu taschois ainsy de détruire ma gloire* !
Ton bras injurieux retardoit ma victoire !
Et mes coups au combat par les tiens repoussez
Ont dechû de l’eclat* de mes travaux* passez !
Apres une action si coupable et si noire,
1890 Tous les tiens aujourd’huy sortent de ma memoire,
Et j’oublie aisement ce que tu fis pour moy,
Pour suivre le depit qui m’arme contre toy.
Tout ton sang doit laver cette honteuse tache
Qui dans ce jour fatal à ma gloire* s’attache ;
1895 Et te faisant soûfrir des tourmens infinis,
Je veus voir en toy seul tous les Chinois punis.
Toy qui craignois si peu cette juste disgrace, [p. 93]
Qu’esperes tu de moy ? qu’attens tu que je face ?

ZINTON.

Ce que ce méme jour te devroit enseigner ;
1900 Que j’aurois pû te vaincre où je te vois regner,
Que celuy qui m’abbat pleureroit sa defaitte,
Qu’il se verroit reduit où le destin me jette,
Et que tu me serois enfin assujetty
Si l’heur112 eut fecondé le plus juste party.
1905 Tamerlan, si tu veux, mesure ta justice,
A ce que tu voudrois alors que je te fisse.

TAMERLAN.

Quoy, ton orgueil encore oze icy me braver !
Apren que ce malheur ne pouvoit m’arriver,
Que Tamerlan détruit quiconque le traverse113,
1910 Qu’il n’eprouva jamais la fortune diverse114.
Que son demon* jaloux puissamment le defend,
Et qu’il sçait en tous lieux le rendre triomphant.

ZINTON.

Ce demon* sans mon fils t’eut aquis peu de gloire*.

TAMERLAN.

Ce demon* sans le mien eut hasté ma victoire.

ZINTON.

1915 Sans ce bras criminel tu n’aurois pas vaincu.

TAMERLAN.

Sans cette lasche main tu n’aurois plus vécu.

ZINTON.

Ce perfide* tout seul a causé ma defaitte

TAMERLAN.

[p. 94]
Ce perfide* tout seul rend ma gloire* imparfaitte.

ZINTON.

Ce traître en te servant montre assez cette fois
1920 Que pour donter la Chine il falloit un Chinois.

TAMERLAN.

C’en est trop, à la fin ma patience est lasse,
Au malheur qui te suit c’est joindre trop d’audace ;
C’est par trop se piquer de magnanimité*,
Et ta grace depend de ton humilité.
1925 Je pardonne, Zinton, si tost qu’on s’humilie :
Mais aussy je punis si tost que l’on s’oublie,
Et c’est mal en user pour toy, pour ton pays,
Que de me reprocher le secours de ton fils.
Ouy, si l’ingratitude* est indigne des Princes,
1930 Par le bras de ce fils j’entre dans tes Provinces,
Et ne me repens point des eloges trop dûs
Qu’à sa haute valeur* moy méme j’ay rendus.
Mais, ô destin fascheux ! faut-il que l’on m’impute
Que ce que j’ay pû faire, un autre l’execute !
1935 Faut-il qu’on me dispute un prix que je gagnois,
Et que par un Chinois je donte les Chinois !
Ne pouvois-je sans luy m’acquerir cette gloire* ?
Dois-je luy faire part du fruit de ma victoire !
Non, non, si j’ay promis, je puis me degager,
1940 Avec Phocate seul j’ay crû le partager, [p. 95]
Sur luy mes faveurs avoient lieu de s’épandre,        
Et le fils de Zinton n’y dût115 jamais pretendre.

VANLIE.

Non, je n’y pretens rien, Seigneur, et puisqu’enfin
Il faut qu’aux yeux de tous j’explique mon dessein,
1945 Dans ce cruel combat qui me couvre de blame,
Je n’ay rien fait pour vous, j’ay tout fait pour ma flame*,
Et sans la rude loy qu’elle a sçu m’imposer
La Chine sur mon bras eût dû se reposer.
Je n’aurois point quitté les interests d’un pere,
1950 Je n’aurois point aidé son mortel adversaire,
Et jamais Tamerlan n’eut receu d’un Chinois
Ce qui le rend vainqueur du plus juste des Roys.
Non, Seigneur, et voyez par cet aveu sincere
Qu’amour seul a rendu mon crime necessaire,
1955 Et si j’ay pû trahir mon pere et mon pays,
Que ce n’est point pour vous que je les ay trahis.
Cette invincible ardeur* dont j’eus l’ame saisie,
Et donc le pur effet des beautez d’Hermasie ;
Jugez quand je la vids quels desirs je formay :
1960 Mais dire, je la vids, c’est dire, je l’aimay.
Plûtost que d’opposer une injuste defence
Au party trop heureux qu’appuyoit sa presence,
Plûtost que d’attaquer dans ce combat fâcheux
Celle pour qui mon cœur devoit faire des vœux,
1965 Plûtost que de montrer à cette audace extrême, [p. 96]
Je me serois cent fois armé contre moy méme.
Mais enfin si Vanlie est hors de tout espoir,
Phocate dans ces lieux n’a-t’il plus de pouvoir ?
Est-il si tost dechû de la faveur d’un Prince
1970 Qui rangeoit sous ses loix cette grande Province ?
Non, j’ay tort d’en douter ; fust-ce à ses ennemis
Un Prince doit tenir tout ce qu’il a promis ;
Autant qu’à les donter il y va de sa gloire*,
En donnant sa parole il oblige à la croire ;
1975 Et n’est point, ou vinst-il enfin à consentir,
Comme un autre mortel sujet au repentir.

TAMERLAN.

Non, d’aucun repentir ma grace n’est suivie,
Et de tous les Chinois je t’accorde la vie :
Mais en revanche aussy tu dois tomber d’accord
1980 Que ce lâche Tartare a merité la mort.

VANLIE.

Seigneur, vouloir sa mort c’est demander la mienne,
Comme l’un des vaincus soufrez qu’il m’appartienne ;
Puisqu’il a soûtenu le party des Chinois,
Suivant vôtre promesse il depend de mes loix.

TAMERLAN.

1985 Crain qu’elle ne se rompe en voulant trop l’étendre,
On perd tout bien souvent pour l’oser trop pretendre,
Et qui demande plus qu’on ne peut accorder,
Merite un pront refus, et sçait mal demander. [E, p. 97]
A qui te fait du bien ne fais pas une injure,
1990 Menage ma faveur afin qu’elle te dure ;
Pour cet infame objet* tes soins sont superflus,
Il perira, te dis-je, et ne m’en parle plus.

VANLIE.

Grand Prince, en qui le Ciel tant de vertus assemble,
Faittes plûtost perir tous les Chinois ensemble :
1995 Mais conservez ce fils malgré ce grand couroux,
Et regardez en luy ce que j’ay fait pour vous.
Pour luy je m’en depouille, et soufrez qu’il jouisse
Des faveurs dont l’on daigne honnorer mon service* ;
Car enfin j’ay beau dire, on m’a vû dans ce jour
2000 Servir à vôtre gloire* en servant mon amour.
Qu’Armetzar vienne donc reprendre icy sa place,
Il la luy restitue, et demande sa grace,
Et vous devez, Seigneur, être enfin satisfait,
Puisque j’ay fait pour vous tout ce qu’il auroit fait.

TAMERLAN.

2005 Quoy persister encor ! y pensez vous, Phocate ?
Et craignez vous si peu que ma fureur* n’eclate ?
C’est pour un criminel avoir trop d’amitié.

VANLIE.

C’est pour un fils aimable avoir peu de pitié.
Pour la derniere fois accordez ma priere, [p. 98]
2010 Reprenez vôtre grace, ou qu’elle soit entiere.

TAMERLAN.

Hé bien ! je la reprens, puisqu’elle vous deplaist.

VANLIE.

Seigneur, si j’ose trop, c’est pour votre interest.

TAMERLAN.

Vous pourriez moderer ce zele qui m’offence,
Et le laisser parler luy méme à sa defence.
2015 Ouy, parle ; t’armois tu pour me percer le sein ?
Di, perfide*, di nous, quel estoit ton dessein ?

ARMETZAR.

Par l’aveu de ce Prince il s’est trop fait entendre,
J’aimois comme il aimoit, je n’ay pû m’en defendre,
Nos crimes sont pareils, et j’ay pris le party
2020 De l’objet* qui retient mon cœur assujetty.
Mais quoy que dans des lieux chacun me fist caresse,
Je n’aimois des Chinois que leur seule Princesse,
Et n’osant de son pere abandonner le soin,
De mes justes regrets le Ciel fut le témoin.
2025 Je combattois pour luy sans souhaitter sa gloire*,
Je cherchois tout ensemble et fuyois la victoire,
Et pour tout dire enfin, dans ce combat facheux [p. 99]
Zinton avoit mon bras, et Tamerlan mes vœux.
Ladice demandoit qu’en prenant sa querelle
2030 Armetzar combatist, et fust vaincu pour elle,
Et si vous eussiez pû, Seigneur, ne vaincre pas,
Eust elle aimé le fils d’un Prince mis à bas ?
La victoire est enfin à qui l’a meritée,
En vous la disputant je vous l’ay souhaittée,
2035 De pere et de maîtresse attaqué tour à tour
J’ay tasché d’appaiser la nature et l’amour,
Et j’aime mieux perir dedans cette avanture
Que d’avoir etouffé l’amour ou la nature.
Mais je ne puis perir, ô Prince genereux* !
2040 Vous pardonnerez tout à ce fils amoureux*,
Son crime fut forcé plûtost que volontaire,
Et j’ay lieu d’esperer, mon juge êtant mon pere.

VANLIE.

Ouy, Prince, esperons tout de ton pere et du mien,
La nature aupres d’eux se rend nôtre soûtien.
2045 Voy par ces doux transports* qu’enfin ils s’attendrissent,
Voy par ces doux regards que leurs cœurs s’amolissent,
Voy qu’insensiblement leur couroux s’attiedit,
Et que contre ses traits* la pitié se roidit.
Aidons les à donter ces haines mutuelles
2050 D’où naissoient entre nous des guerres eternelles ;
Vien, montrons leur exemple, et qu’ils en soient jaloux ; [p. 100]
Embrassons nous, amy ; Peres, imitez nous.

ZINTON.

Tu te trompes, Vanlie, en prenant ma tristesse*
Pour le honteux effet d’une lasche tendresse.
2055 Moy, je pardonnerois à qui m’a sçû trahir !
Moy, je pourrois, cruel, cesser de te haïr !
Et m’arrachant le sceptre as tu cette pensée ?
Va, tu penetres mal dans mon ame offencée,
Et ta perte en ce jour où les miens sont defaits
2060 Pourroit me consoler de celle que je fais.    

VANLIE.

Ha ! Seigneur, à la fin ce couroux est injuste,
La couronne est toûjours sur vôtre front Auguste*,
Je vous l’ay conservée aidant à vous l’ôter,
Et le thrône est à vous, daignez y remonter.

ZINTON.

2065 Je ne veux point un thrône offert par un perfide*.

TAMERLAN.

Reçoy le donc de moy s’il en est plus solide,
Regne encore en ces lieux, et devenons amis ;
C’est assez qu’un moment Zinton me fut soûmis,
Et je veux aujourd’huy pour comble de ma gloire*,
2070 Que ma clemence eclate autant que ma victoire.

ZINTON.

[p. 101]
En pouvant me donner ces genereuses* loix116,
Tamerlan, c’est me vaincre une seconde fois.

TAMERLAN.

Mais il nous faut aussy vaincre cette colere
Qui contre nos enfans a paru si severe.
2075 Chacun d’eux nous trahit pour plaire à son amour,
Mais chacun d’eux aussy nous assiste en ce jour ;
Leur noble repentir doit effacer leur crime,
Et la nature enfin en leur faveur s’exprime.
Armetzar, sois mon fils, je te pardonne tout,
2080 Tu veux une Chinoise, et mon cœur s’y resout.
Ouy, Ladice me plaist, puisqu’elle a sçû te plaire ;
Mais il te faut de plus l’obtenir de son pere.

ZINTON.

Je ne dois pas reprendre un don que j’avois fait,
Il en a ma parole, et peut en voir l’effet.

ARMETZAR.

2085 Quel bonheur impreveu ! Dieux, que viens-je d’entendre ?
Ha mon pere ! ha grand Roy ! que pourray-je vous rendre !

TAMERLAN.

Vanlie, enfin le Ciel exauce tes souhaits,
Et je te donne ensemble et ma fille et la paix.

VANLIE.

De vos rares bontez c’est une illustre marque ;
2090 Que ne vous dois-je point, invincible Monarque !

TAMERLAN.

[p. 102]
Ouy, par de tels bienfaits je veux vous enchaîner,
Et Tamerlan enfin sçait vaincre et pardonner.

Glossaire §

Les termes signalés par une astérisque dans la pièce sont brièvement définis dans ce glossaire : seuls les termes dont le sens a évolué ou dont une acception n’est plus employée de nos jours ont été retenus. Les définitions sont extraites des ouvrages suivants :

Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694 : (A. 94).
Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français du XVIIe siècle, nouv. éd. Larousse, 1992 : (D.).
Furetière A., Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 vol., reimpr., Genève, Slatkine reprints, 1970 : (F.).
Richelet F., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, Genève, Widerhold, 1680, reimpr., Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag, 1973 : (R.).
Affection
« Passion de l’ame qui nous fait vouloir du bien à quelcun, et qui se dit de l’amour, de la tendresse, de l’amitié » (F.).
Dédicace ; v. 375, 672, 978, 1442
Amant
Celui qui aime et est aimé en retour.
Amante (v. 1036).
Amoureux
Celui qui aime et n’est pas aimé en retour.
V. 84, 2040
Ardeur
« Passion, vivacité, emportement, fougue » (F.).
Attraits
« Se dit poëtiquement de la beauté, et des charmes ; il est toujours au pluriel » (F.).
V. 872
Auguste
« Majestueux, venerable, sacré » (F.).
V. 722, 2062
Cham
« Titre qu’on donne aux Princes souverains de la Tartarie » (F.).
Argument ; v. 51, 512, 804, 831, 883, 1403
Change
« Se dit aussi en Morale, et signifie, Changement » (F.).
V. 820
Cœur
« Vigueur, force, courage, intrépidité » (F.).
V. 43, 232, 899, 1206
Decevoir
« Tromper adroitement » (F.).
V. 1664
Demon
« Mechant homme qui ne s’attache qu’à nuire aux autres […] les Anciens ont appelé ainsi certains Esprits ou Genies qui apparoissent aux hommes, tantôt pour leur servir, tantôt pour leur nuire » (F.).
Diademe
« Se prend en general pour la dignité Royale, ou la souveraineté » (F.).
V. 602
Diligence
« Activité, promptitude à executer nôtre devoir, ou nos desseins » (F.).
Éclat
« Se dit figurément en choses morales, et signifie Pompe, splendeur, bruit, fracas » (F.)
Dédicace ; v. 301, 543, 572, 602, 614, 698, 724, 873, 879, 1212, 1224, 1639, 1749, 1888
Éclater
« Briller, avoir beaucoup de lustre, de splendeur, ou d’éclat ; tant au propre, qu’au figuré » (F.).
V. 505, 971
Effroy
« Terreur soudaine qui donne une grande émotion ou surprise à la vue, ou au récit de quelque objet qui est à craindre » (F.).
V. 479, 1619
Ennuy
« Chagrin, déplaisir, souci » (F.).
V. 456, 750, 1508
Étonné
Surpris, épouvanté
V. 959
Étonnement
« Accident imprevû qui cause de la surprise, de la terreur » (F.)
Argument ; v. 1336
Étonner
« Frapper d’une émotion violente » (D.).
V. 265, 830
Étrange
« Extraordinaire, anormal, scandaleux » (D.).
Argument ; v. 462, 817, 833, 1464
Fantôme
« Une vaine image, une représentation, un personnage supposé » (F.).
V. 1813
Fer(s)
Métonymie pour désigner les armes
Désigne, au pluriel, les chaînes, carcans et menottes qui servent à retenir les prisonniers et les esclaves. En ce sens, il signifie figurément l’esclavage, la servitude.
V. 86
Fier
« Cruel, implacable » (F.)
Fierement
« D’une maniere fiere » (F.).
V. 960
Flame
« Se dit communément de l’amour profane » (F.)
« Amour, passion » (R.) ; métaphore issue de la tradition pétrarquiste, constante au XVIIe siècle pour désigner l’amour. Métaphore tellement courante qu’elle se lexicalise et son emploi s’élargit : ainsi le substantif « feu »
Fureur
« Emportement violent causé par un déréglement d’esprit et de la raison » (F.).
Généreux
« Qui a l’âme grande et noble et qui préfère l’honneur à tout autre intérêt » (F.).
Dédicace ; v. 638, 729, 732, 1076, 1560, 1783, 2039, 2071
Gesne
« Torture, se dit aussi de toute peine ou affliction de corps ou d’esprit ». (F.)
V. 358, 485
Gloire
« honneur, estime, réputation qui procède du mérite d’une personne » (A. 94), « se dit par emprunt, et par participation, de l’honneur mondain, de la loüange, ou de l’approbation qu’on donne au merite, au sçavoir, et à la vertu des hommes » (F.)
Dédicace ; v. 22, 82, 94, 121, 138, 230, 244, 263, 325, 376, 494, 505, 586, 621, 632, 667, 713, 769, 801, 841, 996, 1304, 1347, 1388, 1564, 1668, 1693, 1766, 1790, 1885, 1894, 1913, 1918, 1937, 1973, 2000, 2025, 2069
Glorieux
« Celui qui a acquis de la gloire par son merite, par son sçavoir, par sa vertu » (F.).
Gros
« Un amas de trouppes qui marchent ensemble » (F.).
Argument
Hasarder
« Risquer, mettre au hazard, exposer à la fortune » (F.).
Honneur
« Temoignage d’estime, ou de soûmission qu’on rend à quelcun par ses paroles, ou par ses actions ; gloire, marque extérieure, par laquelle on fait connoître la veneration, et le respect qu’on a pour la dignité, ou le merite de quelcun » (F.).
Ingrat
« Personne qui ne sait pas reconnaître ce qu’on fait pour lui, dans l’ordre politique, social ou sentimental » (S.)
Ingratitude
« Meconnaissance des bienfaits reçus » (F.).
V. 753, 1929
Interdit
« Troublé, décontenancé » (D.).
V. 266
Magnanime
« Qui a une grandeur d’ame et de courage, qui l’eleve qu dessus du commun des hommes » (F.)
Magnanimité
« Grandeur, élevation d’ame et de courage » (F.).
V. 1923
Objet
Le mot appartient au registre de la galanterie. « Se dit poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour » (F.)
V. 30, 122, 355, 389, 411, 840, 1062, 2020 : objet aimé
Ce qui est placé devant les yeux, ce qui frappe la vue.
Outrage
« Injustice, excès de violence. Offense, atteinte à l’honneur. » (D.)
V. 29, 165, 262, 1155
Outrager
« Dire des injures à quelcun ; le maltraitter, l’offenser en sa personner, ou en son honneur » (F.).
Perfide
« Qui manque de foi ; qui trahit, qui manque à sa parole, ou à la confiance qu’on a prise en lui » (F.).
Retraite
« Lieu de refuge où l’on se met en sûreté » (F.).
V. 1088
Sang
« Se dit aussi de la parenté, de l’extraction ; de la race ; de la communication du sang par la naissance » (F.).
Service
« Ce qu’on fait d’utile, ou de glorieux pour le Roi, pour l’Etat, pour le public, tant en guerre qu’en paix » (F.).
Dédicace, argument, v. 79, 145, 206, 445, 585, 661, 669, 745, 758, 770, 824, 1447, 1469, 1998
Soucy
« Chagrin ; inquietude d’esprit ; soin fâcheux ; sollicitude, ennui » (F.).
V. 292, 399, 564
Souffrir
« Se dit aussi des choses qui peinent, qui incommodent, qui fatiguent » (F.).
V. 451, 606
Superbe
« Vain, fier, orgueilleux ; qui a de la présomption, et une trop bonne opinion de lui-même » (F.)
Superbement
« D’une manière superbe ou magnifique » (F.).
V. 1037
Traits
« Se dit de ce qu’on pousse, de ce qu’on chasse au loin par quelque arme ou machine » (F.)
« Se dit figurément, et poëtiquement des regards, et des charmes qui touchent les cœurs, et qui inspirent de l’amour » (F.).
Transport
« Trouble ou agitation de l’âme par la violence des passions » (F.).
Travail
« Occupation, application à quelque exercice penible, fatiguant, ou qui demande de la dexterité » (F.).
Triste
« Affligé par quelque perte ou accident qui luy est arrivé ou qui est d’un tempérament sombre et mélancolique » (F.)
V. 465, 961, 1791
Tristesse
« Douleur ; abattement : passion de l’ame qui resserre le cœur, et qui est causée par quelque perte, par quelque accident, par quelque souffrance » (F.).
V. 2053
Trouble
« se dit figurément en Morale, des alterations, des émotions, des inquiétudes, des embarras, des désordres de l’ame causés par les passions » (F.)
V. 182, 253, 865
Troubler
« Inquiéter, agiter, mouvoir » (F.).
Valeur
Désigne à la fois les qualités générales d’une personne et plus particulièrement sa grandeur de courage, son ardeur belliqueuse.
Vertu
Désigne ici le courage
V. 283, 342, 640
Plus généralement les qualités morales
V. 490, 571, 589
Vertueux
« Se dit figurément de ceux qui ont de bonnes qualitez ; des vertus, soit intellectuelles, soit morales ; qui sont prudes, continens, justes, etc. » (F.)
V. 444

Bibliographie §

Sources §

Édition de la pièce §

Armetzar ou les amis ennemis, Leyde, Jean Elsevier, 1658.

Autres œuvres de l’auteur §

Ladice ou les Victoires du Grand Tamerlan, 1649.
Lyon dans son Lustre, Lyon, 1656.
Le Cercle des Femmes, Lyon, 1656, Paris, 1663 ; éd. critique par Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1983.
Damon et Pythias, Amsterdam, 1657.
L’Académie des Femmes, Paris, 1661, 1662 et Lyon s.d. (1671) ; éd. critique par Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1983.
Le Colin-Maillard, 1662.
Le Riche Mécontent, Paris, 1662.
L’Avare Duppé, Paris, 1663.
Les Eaux de Pimont, Genève, 1671.
Les Entretiens Familiers d’Erasme… en trois Décades, Paris, 1662.
Les Entretiens Familiers d’Erasme… en cinq Décades, Genève, 1669.
L’Europe Vivante… jusqu’à l’année MDCLXVI, Genève et Paris, 1667.
L’Europe Vivante… depuis la fin de l’année MDCLXVI jusques au commencement de l’année MDCLXVI, Genève 1669.
Suite de l’Europe Vivante, Genève, 1671.
Le Théâtre françois, Lyon, Paris, 1674 ; éd. G. Monval, Paris, 1875.
Les Six Voyages de Tavernier, Paris, 1676.

œuvres de l’antiquité §

Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980 ; éd. M. Magnien, Le Livre de Poche classique, 1990.

Ouvrages des XIVe-XVIIIe siècles §

Chalcondyle D., Histoire de la décadence de l’Empire Grec et establissement de celuy des Turcs, trad. par Blaise de Vigenèse, Paris, Veuve A. Langelier et Veuve M. Guillemot, 1612.
Corneille Pierre, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, éd. par G. Couton, 1980.
Marco Polo, La Description du monde, trad. L. Hambis, Klincksieck, Paris, 1955.
Marlowe Christopher, Tamerlan [Tamburlaine the Great], éd. bilingue par Philippe de Rothschild, Paris, Albin Michel, 1977.
Magnon Jean, Le Grand Tamerlan et Bajazet ou la mort de Bajazet, Paris, chez T. Quinet, 1648, in-4°.
Pradon Nicolas, Tamerlan ou la mort de Bajazet, in Les Œuvres de M. Pradon, Paris, Libr. assoc., 1744, vol. 2., in-12.
Racine Jean, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, éd. par G. Forestier, 1999.
Scudéry Georges de, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, texte établi, présenté et annoté par Evelyne Dutertre, Paris, STFM, 1998.
Velez de Guevara Luis, El Tamorlan, s. l., n. d., in-4°.
Voltaire, L’Orphelin de la Chine, Paris, Lambert, 1755, in-12°.

Instruments de travail §

Ouvrages sur la langue et la rhétorique dramatiques §

Dictionnaires et ouvrages du XVIIe siècle §
Académie française, Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, J.-B. Coignard, 1694, première édition (2 vol.) ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1968.
Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690 ; rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Moreri Louis, Le Grand dictionnaire historique ou mythologique..., Paris, E-F.Drouet, 1759.
Richelet Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.- H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
Favre de Vaugelas, Remarques sur la Langue Françoise, Paris, J. Camusat et P. Le Petit, 1647 ; fac-similé de l’édition originale par J. Streicher, Paris, 1934 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1970.
Dictionnaires modernes §
Corvin Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Larousse, 2003 ; rééd. Bordas, 1995.
Dandrey Patrick, Dictionnaire des lettres françaises, le XVIIe siècle [Fayard, sous la dir. du Cardinal Georges Grente, 1951], éd. revue et mis à jour sous la dir. de P. Dandrey, Paris, Fayard, 1996 ; rééd. Paris, Librairie générale française, Pochothèque, 1996.
Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français du XVIIe siècle, nouv. éd. Larousse, 1992.
Ouvrages modernes §
Cayrou Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1923.
Forestier Georges., Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, 1993.
Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
Haase A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
Lartomas Pierre, Le Langage dramatique, Paris, Colin, 1972.
Sancier-Chateau Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993 (2 vol.).
Spillebout Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Paris, Picard, 1985.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, 1977 ; rééd. Paris, Belin, 1996.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtreII, Paris, Belin, 1996.

Ouvrages bibliographiques §

Cioranescu Alexandre, Bibliographie de la littérature française du 17e siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1994.
Klapp O., Bibliographie der Französischen Literaturwissenschaft, Frankfurt, Vittorio Klostermann.

Recensions §

Brunet Charles, Table des pièces de théâtre décrites dans le catalogue de la Bibliothèque de M. de Soleinne, publiée par Henri de Rothschild, Paris, Damascine Morgand, 1914.
Esprit des tragédies et des tragi-comédies qui ont paru depuis 1630 jusqu’en 1671 par forme de dictionnaire, par Roland, Paris, chez Brocas et Humblot, Dufour, Dessain, 1762.
Lancaster Henry Carrigton, History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.).
Léris Antoine de, Dictionnaire portatif des Théâtres, Paris, C. A. Gombert, 1754, in-8°.
Mélèse Pierre, Répertoire analytique des documents contemporains d’information et de critique concernant le théâtre à Paris sous Louis XIV : 1659-1715, Paris, Droz, 1934.
Parfaict Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Histoire du théâtre françois depuis ses origines jusqu’à présent, Amsterdam et Paris, Le Mercier et Saillant, 1735-1749.
Parfaict Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Lambert, 1756.

Études §

Études sur la littérature, l’histoire et l’esthétique du XVIIe siècle §

Adam Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Domat, 1948-1956, 5 vol. ; rééd. Paris, Del Duca, 1962 (repr. en fac-similé, Paris, Albin Michel, 1996).
Bénichou Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1988 (1re éd. 1948).
Bray René, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1966 (1re éd. 1927).
Cioranescu Alexandre, Le Masque et le Visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983.
Delumeau Jean, La Peur en Occident (XIV-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978.
Hentsch Thierry, L’Orient imaginaire, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
Kibédi Varga Aron, Rhétorique et littérature. Etudes de structures classiques, Paris, Didier, 1970.
Kibédi Varga Aron, Les Poétiques du classicisme, coll. « Théorie et critique à l’âge classique », Paris, Aux Amateurs de Livres / Klincksieck, 1990.
Magendie Maurice, Le Roman français au XVIIe siècle de l’Astrée au Grand Cyrus, Genève, Droz, 1932.
Martino Pierre, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècles, Genève, Slatkine, 1970.
Morel Jacques, Histoire de la littérature française – De Montaigne à Corneille, Paris, Flammarion, 1998.
Viala Alain, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985.
Zuber Roger et Cuénin Micheline, Histoire de la littérature française – Le Classicisme, Paris, Flammarion, 1998.

Études sur le théâtre du XVIIe siècle §

Ouvrages §
Deierkauf-Holsboer S. W., Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Paris, Nizet, 1968-1970 (2 vol.).
Deierkauf-Holsboer S. W., Le Théâtre de l’Hôtel du Marais, Paris, Nizet, 1954-1958 (2 vol.).
Dotoli Giovanni, Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
Forestier G., Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1580-1680), Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Guellouz Suzanne, Le Théâtre au XVIIe siècle, Bréal, 2002.
Hilgar Marie-France, La Mode des stances dans le théâtre tragique français 1610-1687, Paris, Nizet, 1974.
Pasquier Pierre, La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale du xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1995.
Rousset Jean, L'Intérieur et l’Extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au XVIIe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1968.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. [1950].
Articles §
Forestier Georges, « Dramaturgie de l’oxymore dans la comédie du premier dix-septième siècle: le théâtre comique de Brosse (1642-1650) », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, n° 5 (spécial Théâtre), 1983, Toulouse, p. 5.
Forestier Georges, « Structure de la comédie française classique », Littératures classiques, n° 27 (Esthétique de la comédie, dir. G. Conesa), 1996, p. 243-257.

Études sur le genre tragi-comique §

Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001.
Charpentier Françoise, « Le romanesque et la contamination des formes au théâtre », L’Automne de la Renaissance (1580-1660), Actes du XXIIe colloque international d’études humanistes de Tours (2 & 3 juillet 1979), Paris, Vrin, 1981, p. 231-241.
Fischler Eliane, « La tragi-comédie en France », L’Information littéraire, 5, 1973, p. 199-207.
Guichemerre Roger, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981.
Herrick M. T., Tragicomedy : its Origins ans Development in Italy, France and England, Urbana, University of Illinois Press, 1955.
Lancaster Henry Carrington, The French Tragi-comedy. Its Origin and Development from 1552 to 1628, Baltimore, J. H. Furst Company, 1907
Morel Jacques, « Imitation et recherche littéraire: la tragi-comédie », Le XVIIe siècle et la recherche, Actes du VIe Colloque de Marseille, 1976, Marseille, C.M.R. 17, 1977, p. 153-162 ; rééd. dans Agréables Mensonges, Paris, Klincksieck, 1991, p. 73-80.
Truchet Jacques, La Tragédie classique en France, Paris, PUF, 1975.

Études sur l’auteur §

Le Cercle des femmes, L’Académie des femmes, éd. critique par Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1983.
Fournel Victor, Les Contemporains de Molière, Paris, 1875, t. I et III.
Meinel Fr. E. F., Samuel Chappuzeau, 1625-1701, Leipzig, 1908.