Le Charme de la voix
Comédie

Thomas Corneille

Imprimé à ROUEN, Et se vend
A PARIS,
Chez
AUGUSTIN COURBE, au Palais, en la
Gallerie des Merciers, à la Palme,
Et
GUILLAUME DE LUYNE, Libraire Juré,
dans la mesme Gallerie,
à la Justice.
M. DC. LVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Coline Piot sous la direction de Georges Forestier (2009-2010)

Introduction générale §

Deux amants qui ne souhaitent qu’une chose : épouser la femme qu’ils aiment. Deux femmes qui n’ont qu’une seule ambition : être aimée pour elles-mêmes. Voilà en quelques mots le motif dramatique du Charme de la voix. Quatre personnages principaux qui n’auront de cesse d’obtenir la satisfaction de leur désir amoureux, et qui pour ce faire devront jouer le jeu de l’amour galant. Si les hommes doivent respecter les codes de conduite du parfait amant pour conquérir leur dame, les femmes doivent avant tout sonder cet amour afin de pouvoir s’y livrer en toute confiance. Rien apparemment de très original dans cette intrigue d’amour qui fait écho à toute une tradition dramatique. Mais l’originalité est loin d’être ce qui pousse un auteur à produire au XVIIe siècle, car ce qui compte, ce n’est certainement pas de produire de l’inédit, mais de savoir exploiter une matière commune, à l’aide de procédés dramatiques habituels, et de proposer une vision renouvelée d’un matériau déjà connu. Alexandre Cioranescu l’a expliqué en ces termes :

[…] la subordination des structures des œuvres à un modèle préexistant n’est pas une dette, c’est un devoir et l’ABC de l’art d’écrire. C’est l’originalité qui scandalise et c’est à partir du moment où l’écrivain ne peut montrer du doigt l’œuvre à laquelle il a pris sa matière et son « autorité » que les doutes commencent.1

L’œuvre a laquelle Thomas Corneille a pris sa matière, c’est la pièce de l’auteur espagnol Augustin Moreto, intitulée Lo que puede la aprehension (ce que peut l’impression ou le pouvoir de l’impression) . Mais au-delà du travail de réécriture à proprement parler, Le Charme de la voix s’inscrit dans une communauté de textes beaucoup plus vaste, que nous pouvons peut-être diviser en deux grandes familles, sans que les deux groupes soient hétérogènes, puisque l’appartenance à une famille de textes n’exclue nullement l’appartenance à l’autre. La première grande famille de texte est celle des comédies à l’espagnole : Le Charme de la voix appartient sans conteste à cet ensemble de productions littéraires françaises qui ont emprunté à la comedia espagnole sujets, images et caractéristiques baroques. La mode des comédies à l’espagnole avait été introduite par d’Ouville à la fin des années 1630. Cet auteur n’a pas connu une grande postérité littéraire, mais, comme le rappelle Alexandre Cioranescu, il a eu néanmoins le mérite historique d’avoir importé en France le modèle espagnol et de lui avoir donné une structure adaptée à l’idéal classique et à la stricte observation de ses règles. De tous les dramaturges qui se sont essayé à la mode espagnole, d’Ouville, Boisrobert, Quinault, Scarron, Thomas Corneille est celui qui a peut-être le mieux adapté le comique espagnol au goût français, comme nous le verrons plus loin. La deuxième grande famille est celle qui réunit l’ensemble des textes appartenant à la littérature galante. Apparue quelques années auparavant, la littérature galante s’est dotée d’une poétique de plus en plus précise et s’épanouit dans tous les modes d’écriture confondus, narratif, poétique, et dramatique. Le naturel, l’enjouement, la légèreté concertée sont autant de qualités qui définissent l’idéal galant et que l’on retrouve dans notre pièce. Mais c’est surtout le thème de l’amour qui permet de rattacher Le Charme de la voix à ce type de littérature : parce qu’il s’y développe une réflexion subtile sur le sentiment amoureux, ses modalités d’expression, ses risques et ses exigences, cette pièce entre en résonance avec toute une communauté de textes galants, à commencer par le roman galant par excellence Le Grand Cyrus de Scudéry, dont la pièce s’est en partie inspirée.

Héritière de deux traditions littéraires centrales du XVIIe siècle, Le Charme de la voix s’inscrit de façon significative dans le corpus de textes de la littérature classique. Malgré cela, la pièce fut un échec : après deux représentations, le public la bouda, et elle tomba dans l’oubli. Pourtant d’autres pièces de Thomas Corneille, comme Le Geôlier de soy-mesme qui sont dans leur forme assez proche de notre pièce ont connu la faveur du public. Mystère de l’histoire littéraire, victime peut-être d’un jugement immédiat du public contemporain hâtif ou excessif, il nous semble aujourd’hui que Le Charme de la voix mérite d’être exhumée et d’être reconsidérée à sa juste valeur. Il ne s’agira pas dans cette étude de nier les faiblesses de la pièce, qui sont parfois manifestes, mais de réaffirmer, par l’analyse précise de ses composantes et des procédés dramatiques qu’elle met en œuvre, la nécessité de réintégrer cette pièce dans le corpus des textes méritant d’être revisité par le chercheur et par le lecteur du XXIe siècle.

Le Charme de la voix : présentation et mise en perspective §

Thomas Corneille, un auteur galant ? §

À en croire A. Adam dans son Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Thomas Corneille serait « le premier écrivain notable qui ait si complètement sacrifié les exigences de l’art à celle du succès »2. Sans chercher à réhabiliter artificiellement un auteur aujourd’hui quelque peu tombé dans l’oubli, nous essaierons de considérer la vie et la production de Thomas Corneille (car les deux sont indissociables, selon la définition de l’ethos d’un auteur) , non plus seulement comme celles d’un auteur qui recherche le profit en donnant au public ce qu’il attend sans création artistique de sa part, mais à travers le prisme de la galanterie : Thomas Corneille ne fut-il pas l’une des figures de l’auteur galant, qui voit le jour à cette époque ? En nous appuyant sur la définition qu’a donné Delphine Denis dans son Parnasse Galant, nous verrons que cet auteur mineur du XVIIe a tout fait pour appartenir à cette nouvelle aristocratie littéraire, sans toutefois y parvenir aussi bien que Molière ou Racine.

Thomas Corneille naquit à Rouen, le 20 aout 1625, dix-neuf ans après son frère Pierre. Issu de la moyenne bourgeoisie parlementaire, il fit ses classes, comme son frère, au collège jésuite de Rouen où il se montra particulièrement doué, comme le souligne Gustave Reynier3. Lorsqu’il atteignit quatorze ans, son père mourut et Pierre fut alors en charge de son éducation : cela ne fit qu’accroître leur affection et leur estime mutuelles. La critique et la légende donnent souvent comme preuve de cette entente entre les deux frères, le fait que Thomas épousa Marguerite de Lampérière en 1650, belle sœur de Pierre, et le fait qu’ils vécurent pendant presque toute leur vie dans des maisons mitoyennes, à Rouen puis à Paris à partir de 1662. De plus, ce tutorat profita au jeune garçon car on raconte que c’est Pierre qui initia Thomas à la langue espagnole, connaissance qui lui a permis ensuite de s’inspirer des pièces d’outre-Pyrénées dans une grande partie de son oeuvre. Comme Pierre, mais plus généralement, comme beaucoup de jeunes bourgeois de l’époque, il fit son droit à l’université de Caen et devint avocat en 1645. Aucun témoignage ne prouve qu’il exerça à quelque moment de sa vie, alors que Pierre détenait une charge au Palais de Justice de Rouen.

En 1647, à vingt-deux ans seulement, il créa sa première pièce, Les Engagements du Hasard. Ce coup d’envoi fut favorable au jeune dramaturge, car la pièce, suivant la mode de la comédie à l’espagnole inaugurée par d’Ouville près de dix ans plus tôt, remporta un franc succès et permit de le faire Thomas à Paris. Fort de ce premier succès, Thomas Corneille donna six autres comédies en huit ans4, semblant réussir chacune de ses tentatives nouvelles : Dom Bertrand de Cigarral, parue en 1651, sa première comédie burlesque emporta l’adhésion du public, tandis que seulement un an plus tard, son Geôlier de soi même était préférée à la version proposée par Scarron le Gardien de soi même. Thomas Corneille devint donc assez vite un auteur comique connu et reconnu. Pourtant, la pièce qui consacra notre auteur fut la tragédie qu’il donna en 1656, intitulée Timocrate. A l’heure où la critique ne semble ne retenir comme grands tragédiens du XVIIe siècle que Pierre Corneille et Racine, il convient de rappeler que cette tragédie de Thomas Corneille passe pour le plus grand succès du siècle, en termes de popularité, de bénéfices et de nombre de représentations5. Comme il donna ensuite une série de tragédies, la critique traditionnelle voit dans le succès Timocrate un virage décisif dans la carrière du dramaturge qui délaisserait alors la comédie : la pièce qui nous occupe prouve le contraire puisque le Charme de la voix parut en 16586. Cette comédie fut un échec comme nous le verrons, mais elle nuance en tout cas l’argument qui cherche à sérier la production théâtrale de Thomas Corneille en trois grandes périodes génériques, Comédie, Tragédie, Pièce à machines. Ce qui régit en réalité la production de cet auteur, c’est la faculté qu’il eut toujours de sentir les attentes du public galant, et le travail qu’il fournit pour y répondre. Même ses échecs semblent souligner ce don, cette intuition, cette connaissance qu’il avait de son public : il dit bien dans l’épître du Charme de la Voix, que nous étudierons plus tard, que le public français risquait de rester insensible à ces entretiens « de Valet de Bouffons avec des Princesses et des Souverains ». La complicité qu’il eut avec le public souligne la personnalité galante de Thomas Corneille. Elle lui permit de fréquenter très tôt les milieux mondains et de se faire apprécier des personnages les plus en vue de l’époque comme la comtesse de Noailles, la comtesse de Fiesque, la duchesse de Montpensier. Son intégration dans ces milieux devint encore plus nette lorsqu’en 1662 les frères Corneille quittèrent le pays natal pour s’installer à Paris, acceptant l’invitation du duc de Guise. Thomas fréquenta alors le célèbre salon de Madame Deshoulières. Ce public qui avait applaudi à Timocrate, continua de soutenir Thomas Corneille, fermant les yeux sur ses pièces les plus faibles, encourageant sa production, adhérant autant à ses tragédies comme Stilicon en 1660, et Antiochus en 1666, qu’à ses comédies comme Le galant doublé en 1660 ou Le Baron d’Albikrak en 1667. Polygraphe, comme l’exigeait l’idéal galant, il maniait avec brio les règles et les propriétés propres à chaque genre.

Cependant les succès grandissants de Racine n’allaient pas tarder à éclipser les tragédies de Thomas Corneille, et malgré la belle réussite d’Ariane en 1672, la plupart des tragédies qu’il publia alors connurent un succès relatif comme Laodice en 1668 ou même un échec, comme La mort d’Annibal en 1669 ou Theodat en 1672. Là encore, notre auteur galant sut se renouveler, et à la différence de Boyer par exemple qui abandonna devant l’échec, il diversifia sa production théâtrale en prenant en compte l’évolution de la demande du public. C’est en collaboration avec son ami Donneau de Visé qu’il s’essaya à un genre nouveau, la pièce à machines, dont le public contemporain fut très friand : dans la même année 1675 les deux pièces Circé, et l’Inconnu remportèrent l’adhésion du public. Il revint de façon épisodique à la tragédie en proposant Le comte d’Essex, en 1678, qui fut bien reçue. Homme de collaboration, il s’essaya aussi à l’opéra, travaillant de concert avec Fontenelle pour donner en 1678 Bellérophon et Psyché, deux belles réussites opératiques. Son dernier grand succès théâtral fut La Devineresse, pièce écrite en collaboration avec Donneau de Visé en 1679 dont l’argument jouait avec l’actualité de l’affaire des poisons qui défrayait alors la chronique. Jules Wogue rend hommage aux qualités de polygraphe de Thomas Corneille, et à son aptitude à sentir les attentes de son public :

Quand on aime les imbroglios compliqués, il compose des pièces inextricables ; quand on aime le burlesque, il est encore plus burlesque et comique que Scarron…à l’époque où l’on pratique volontiers l’inconstance en amour, il écrit l’Amour à la mode, lorsqu’on juge la Voisin, il met à la scène la Devineresse, etc. Il a deux traits communs avec son frère : la préoccupation de l’actualité, ainsi que l’art de bien nouer et de bien dénouer les intrigues.7

Ce qui consacre Thomas Corneille comme auteur galant c’est bien entendu sa collaboration, à partir de 1677 au Mercure Galant, écrit en collaboration avec Donneau de Visé, et lu dans les milieux mondains. Il est important de noter à quel point Thomas Corneille fut inscrit dans son siècle en entretenant d’abord des liens avec des hommes de théâtre comme Floridor, Jodelet, la Champmeslé, puis avec des mondains et des mondaines à qui il dédia nombre de ses pièces, et enfin avec des savants et des intellectuels, à la fin de sa vie. Gustave Reynier considère qu’à partir du moment où il entre à l’Académie française, en 1684, reprenant à sa mort le fauteuil de Pierre, et à l’unanimité des voix, Thomas Corneille ne compte plus comme un homme de théâtre mais pour un intellectuel du monde. Il se tourna alors vers les sciences, et rédigea, à la demande de l’Académie, un Dictionnaire des termes d’arts et des sciences en 1694, date à laquelle il commença aussi la rédaction d’un Dictionnaire universel géographique et historique qui l’occupa jusqu’à la fin de sa vie. Auteur inscrit dans son siècle, il l’est aussi lorsqu’il prend parti, en faveur des Modernes, dans la célèbre querelle de la fin du siècle : loin de se retirer dans l’étude savante et isolée, il resta toute sa vie impliqué dans les débats du monde, faisant partie intégrante de ce monde. Enfin, il publia aussi une édition critique des Remarques de Vaugelas, en 1687, ainsi qu’une traduction des Métamorphoses d’Ovide et des Fables d’Esope en 1697. En 1701, alors qu’il est déjà fatigué par l’âge il est élu à l’Académie des Inscriptions à laquelle il demeura fidèle et assidu malgré sa vieillesse. Il s’éteignit le 8 décembre 1709 aux Andelys, à quatre-vingt quatre ans, et fut sincèrement regretté par la communauté intellectuelle comme le montre cet éloge des académiciens à la rentrée publique de Pâques 1710 : « tous ceux qui l’ont connu le regrettent, comme si la mort l’eût enlevé à la fleur de son âge ; car la vertu ne vieillit point. »

Il était important, avant d’en venir à l’étude du Charme de la voix en particulier, de replacer Thomas Corneille dans son temps, et de comprendre comment s’est construite cette très importante production : on compte en effet une quarantaine de pièce de théâtre, deux dictionnaires, vingt ans de rédaction au Mercure Galant, deux traductions, etc. Thomas Corneille demeure de toute évidence l’un des plus importants minores du XVIIe siècle.

Présentation de la pièce §

La création du Charme de la voix §

La date de la première représentation de la pièce est source de polémiques parmi les critiques : beaucoup ont estimé qu’elle fut jouée en 1653, et que par conséquent, Thomas Corneille avait dû avoir accès au manuscrit de la pièce de Moreto, parue seulement en 1654. La circulation des manuscrits est fréquente à l’époque, et l’on sait par exemple que Thomas Corneille a écrit l’Amour à la mode, en s’inspirant de la version manuscrite de El Amor al uso de Solis. Une autre argumentation, défendue par Lancaster et prouvée par Christopher Gossip nous a semblé plus convaincante, qui situe la date de la première représentation de la pièce en 1657. L’intuition de Lancaster est confirmée par une lettre retrouvée par Christopher Gossip adressée à Monsieur Lucas à Paris, qui n’est pas signée et qui ne comporte ni lieu ni date mais dans laquelle il est fait mention de notre pièce. Le scripteur, peut-être Pierre de Marcassus ou Coqueteau de la Clairière, prévoit le succès à venir du Charme de la voix, compte tenu du récent succès de Timocrate, ce qui prouve que notre comédie fut jouée « dans les deux ou trois premiers mois de 1657 »8. En effet on peut lire dans la lettre cette information : « Je suis extremement ravi du succés qu’a eu le Timocrate de Monsieur de Corneille, je crois que son Charme de la voix n’aura pas de moindres aplaudissements ». Cela prouve que le Charme de la Voix a été joué aprèsTimocrate, puisque le scripteur de la lettre prévoit la réception du Charme à partir du récent succès de la tragi-comédie. Nous nous rangerons donc à l’avis de Lancaster et de Christopher Gossip. La date de la première édition est en revanche sans conteste : la pièce fut publiée en 1658, et l’achevé d’imprimer date précisément du 4 janvier.

Définir la date de la première représentation n’est pas sans importance car cela casse l’argument traditionnel qui décrète qu’après le succès triomphal de Timocrate, Thomas Corneille s’est détourné de la comédie qu’il avait d’abord privilégiée pour se consacrer uniquement à la tragédie. Nous ne savons rien des détails de la première représentation, mais comme dans les dix années qui précèdent, Thomas Corneille confie toutes ses pièces au Théâtre du Marais, nous pouvons supposer que cette comédie aussi fut jouée dans ce théâtre. Toutefois, Reynier et Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, proposent l’Hôtel de Bourgogne ; en réalité, l’allusion au teint blême du valet bouffon (V. 1270) permet de penser que le rôle était destiné à Jodelet, le célèbre acteur du Marais au visage enfariné. Quoi qu’il en soit, la pièce fut un échec reconnu par l’auteur lui-même dans l’épître. Mouhy suggère qu’elle « tomba à la seconde Representation ».

Il est intéressant de s’arrêter un instant sur l’épître qui accompagne la première édition de la pièce, et que l’on retrouvera à l’identique dans toutes les éditions ultérieures. Le texte s’adresse à « Monsieur », dédicataire anonyme, ce qui donne à l’épître une valeur de préface : il s’agit pour l’auteur d’expliquer son échec. L’échec de la pièce est avéré, mais pour savoir ce que représente à l’époque l’échec d’une pièce, il faut s’en remettre à Gaël Lechevalier : il estime que l’on peut parler de l’échec d’une pièce lorsque celle-ci a été jouée trois fois au maximum9. Il faut cependant, avant de s’en remettre au seul jugement du dramaturge lui-même, nuancer quelque peu cet échec. Tout d’abord, Gaël Lechevalier précise qu’à l’époque, même une pièce qui connaît un très grand succès n’est pas jouée un nombre très important de fois compte tenu du prix d’une place de théâtre. Le chiffre trois est donc à interpréter relativement au contexte contemporain. De plus, il convient de rappeler que même si la pièce a eu du mal à se vendre, elle a tout de même été éditée, ce qui nuance en soi l’idée d’échec : bien des pièces au XVIIe siècle ont été représentées sans jamais être éditées par la suite, tant l’échec était retentissant. Ces mises en garde en place, nous pouvons étudier l’épître de la pièce. Certains critiques y ont vu la trace d’une sincérité touchante de la part de l’auteur ; il nous semble plus honnête d’y voir un simple effet rhétorique. Nous pouvons néanmoins souligner le sens très juste dont témoigne Thomas Corneille de la réception d’une œuvre. L’idée c’est que le public a toujours un sens très juste de l’échec : il peut applaudir à une œuvre qui ne le mérite point sur le plan esthétique, dans l’élan du spectacle ; mais ce qui lui déplait est nécessairement bien évalué, car le public est toujours un bon censeur du mauvais goût, des faiblesses ou des excès d’une pièce. Loin de défendre sa pièce, Thomas Corneille s’en remet humblement à cette instance de jugement en laquelle il croit intimement. Il cherche alors à se dédouaner en soulignant que la faute revient en premier lieu à celui qu’il a imité, Augustin Moreto (voir Épître).

Ainsi donc, Thomas Corneille estime, avec quelque mauvaise foi peut-être, que cet échec ne lui revient qu’indirectement. Il précise pourtant plus loin que la pièce de Moreto fut un succès en Espagne. Il considère que la différence de réception de l’œuvre tient aux goûts distincts des deux nations. Nous pouvons pour notre part considérer que la faute lui revient de n’avoir pas su adapter le texte espagnol au goût français, comme nous le verrons plus en détails en étudiant les sources. Enfin, il use d’un dernier argument pour se dédommager de cette erreur de parcours : lui-même avait dès l’abord refusé de travailler à la réécriture de la pièce de Moreto, percevant déjà que la pièce ne plairait pas au public ; c’est finalement sous la douce pression d’un ami anonyme, et à cause des encouragements de son dédicataire, qu’il s’y est résolu.

L’histoire du Charme de la voix §

Le titre espagnol, Lo que puede la aprenhension (Moreto, 1654) , est assez difficile à traduire et s’apparente à un dicton populaire. On pourrait le traduire ainsi : « ce que peut l’inclination », ou « le pouvoir de l’impression anticipée ». Quoiqu’il en soit, Thomas Corneille a pris le parti délibéré de changer complètement le titre au lieu de le traduire. Alexandre Cioranescu s’étonne de cette habitude des imitateurs français :

On se garde de conserver les titres qui viennent de quelque dicton ou façon de dire. Les raisons de ces épurations ne sont pas claires : elles ne sont pas indifférentes, parce que l’on perd, avec le titre original, la vérité objective qui sous-tend l’action et le fil d’Ariane qui aidait les spectateurs à sélectionner les sens des épisodes proposés.10

En changeant le titre de la pièce, Thomas Corneille a en effet déplacé l’intérêt par rapport à la pièce espagnole. Le titre de celle-ci annonçait une réflexion sur l’effet qu’une impression peut provoquer, tout en restant assez allusif. Le titre français place au centre de la pièce un motif extraordinaire, et annonce d’emblée un pouvoir presque surnaturel. Les dictionnaires contemporains insistent sur cette dimension ; Furetière donne dans son Dictionnaire universel, comme définition de charme « se dit figurément de ce qui nous plaist extraordinairement, qui nous ravit11 en admiration ». Il est intéressant de confronter le terme charme à ses synonymes contemporains pour repérer son exact signification : le grammairien Ménage par exemple, l’oppose en 1672 à appas, terme qui désigne uniquement l’apparence physique ; il faut donc en conclure que charmes exerce une attraction plus large. De plus, le terme voix connaît une polysémie qu’il a perdu aujourd’hui puisque tous les dictionnaires contemporains lui donnent aussi le sens de « notes de musique » : l’alliance des termes charme et voix dans le titre suggère avant même de commencer la lecture de la pièce l’existence de ce motif inédit qui a des résonnances mythologiques importantes dont la plus célèbre est le chant des sirènes au chant XII de l’Odyssée. David Collins montre dans son étude sur Thomas Corneille que le dramaturge a l’habitude de choisir des titres qui ne font pas forcément référence au personnage qui porte l’intrigue : au contraire, les titres de Thomas Corneille soulignent un procédé dramatique intéressant :

Thomas Corneille semble avoir considéré que le plus important n’était pas le personnage dont il faisait le portrait, mais celui dont l’absence, ou dont la présence supposée, est essentielle aux machinations de l’intrigue. Dans un sens, les titres annoncent les procédés fonctionnels de l’intrigue12.

C’est bien ce qui se passe dans notre pièce : le titre n’est pas Fénise, mais ce qui chez elle est à la fois signe de présence et d’absence. De plus, en choisissant de mettre ce procédé extraordinaire dans le titre, tout un programme dramatique est annoncé.

Si le titre annonce ou plutôt suggère un élément constitutif de la pièce, la liste des acteurs en revanche, deuxième seuil de lecture est problématique et souligne les difficultés d’interprétation du genre. En effet, à la suite de Gaël Lechevalier, nous constatons qu’à la simple lecture de cette liste d’acteurs, qui présente des personnages de très haut rang, quasiment des rois et des reines, nous sommes bien en peine de prévoir le genre de la pièce. Le seul indice comique est Fabrice, présenté comme « bouffon du Duc ». Les autres personnages en revanche, pourraient tous appartenir au personnel dramatique d’une tragi-comédie. Gaël Lechevalier explique que c’est peut-être l’une des raisons de l’échec de la pièce : après le succès de Timocrate le public attendait peut-être un autre type de tragédie à fin heureuse. Cet élément permettrait de réhabiliter en quelques sortes notre pièce :

Ce serait davantage l’écart existant entre les attentes du public et l’esprit de la pièce qui l’aurait fait chuter : la cohérence du personnel dramatique de Timocrate n’est pas celle du Charme de la voix, mais cette pièce, au regard d’autres comédies comme les Illustres Ennemies ou même le Geolier de soy-mesme n’est pas de qualité moindre.13

Entrons à présent dans l’histoire du Charme de la voix. La pièce suit la structure traditionnelle de la comédie française : elle comporte cinq actes, le premier est entièrement consacré à l’exposition, le troisième, avec l’arrestation de Carlos constitue l’acmé de la pièce, et le dernier acte est consacré à un dénouement progressif, qui s’accélère d’un seul coup dans la dernière scène lors de la révélation des identités. Mais voici dans un résumé acte par acte, l’argument précis de la pièce :

Acte I §

Pour des raisons politiques, un Traité de mariage devant réunir le Duc de Milan et la Duchesse de Parme fut scellé bien longtemps avant le début de la pièce. Fédéric, tuteur du Duc, est chargé de veiller à la bonne application de ce traité. Dans ce but, il a éloigné sa fille Fénise de la Cour dès le plus jeune âge afin d’éviter que ses appas naturels ne séduisent le Duc. Durant son exil, Fénise se console en apprenant l’art du chant et la de la musique, en compagnie de sa fidèle servante Laure. De retour à la Cour pour célébrer ledit mariage entre le Duc et la Duchesse, elle aperçoit le Duc dans le jardin alors qu’elle est en train de chanter : le Duc s’éprend alors de la voix de Fénise, qui exerce sur lui un charme ensorcelant et Fénise n’est pas insensible à la beauté du Duc. Sans s’être vus, ils tombent amoureux l’un de l’autre, et le Duc promet à Fénise une foi éternelle (sc 1) . C’est pourquoi il demande qu’on arrête la Duchesse sur sa route pour différer le mariage, le temps d’obtenir de Fénise un aveu favorable (sc 2) . Fédéric chapitre son jeune protégé et lui rappelle les devoirs qu’il doit à son rang car il craint, à juste titre, que la Duchesse ne finisse par se sentir outragée du manque d’empressement de la part du Duc (sc 3) . Si le Duc a bon espoir de voir son amour concrétisé au début de la pièce, Fénise, elle est d’ores et déjà au désespoir : s’étant rendue en secret à un bal où se trouvait le Duc, elle a pu constater qu’en dépit des nombreux hommages qu’elle a reçus, le Duc est resté insensible à sa beauté ; elle en prend ombrage car elle veut être aimée tant pour sa beauté que pour sa voix. Tandis que Fabrice, valet du Duc, promet de mettre toute son ingéniosité au service du Duc (sc 4) , Carlos frère de Fénise et envoyé du Duc auprès de la Duchesse, revient plein d’enthousiasme pour féliciter le Duc de ce bel amour (sc 5) . Surpris d’être interrompu par le Duc qui sort de scène, Carlos interroge Fabrice qui lui fait la même réponse (sc 6) . C’est alors que seul avec son valet Camille, Carlos révèle son amour pour la Duchesse, et craint d’avoir manqué de tact en montrant tant de zèle à décrire les appas de celle-ci (sc 7) .

Acte II §

Grâce aux bons services de Fabrice, le Duc parvient à pénétrer dans les appartements de Fénise (sc 1) . Cette première rencontre se fait sous le signe du quiproquo puisque Fénise prend le déguisement de Célie, suivante fictive de Fénise, afin d’éprouver l’amour du Duc sous une autre identité que la sienne (sc 2) . Le Duc rend hommage à la voix de Fénise, mais semble mépriser sa beauté : Fénise y voit un obstacle majeur à leur amour et s’en désespère (sc 3) . Carlos qui reçoit l’ordre de raccompagner la Duchesse dans ses Etats prépare son départ avec son valet Camille (sc 4) , et comprend que le Duc cherche à annuler son mariage. Il est alors au comble du bonheur car il ne manquerait plus de respect au Duc en prétendant obtenir une main qu’il a lui-même délaissée. C’est pourquoi il se confie à Fénise qui, défendant autant sa passion secrète que les amoures de son frère, l’encourage à dévoiler son amour au Duc et à se déclarer auprès de la Duchesse (sc 5) . Fédéric surprend ses deux enfants en venant annoncer l’arrivée incognito de la Duchesse : lasse de voir sans cesse différer le mariage, elle a décidé de venir voir d’elle-même les raisons des atermoiements de son prétendant légitime (sc 6 et 7) .

Acte III §

La Duchesse et Fénise débattent des questions d’amour, chacune exprimant ses doutes sur la capacité de l’amant à se montrer à la hauteur de la tâche. Fénise sert les intérêts de son frère en vantant ses qualités de parfait amant. Ce faisant, elle s’assure que la Duchesse ne se laissera pas séduire par le Duc qui l’a outragée, car elle craint plus que tout que leur entretien ne mette fin à la flamme du Duc (sc 1) . Les deux femmes mettent en place un nouveau stratagème : la Duchesse sera présentée au Duc sous le nom de Fénise, tandis que celle-ci restera Célie. Le Duc qui ne cesse de vanter les mérites de la voix de Fénise à la Duchesse-Fénise et en présence de Fénise-Célie, blesse chacune d’entre elle : l’orgueil de la Duchesse est fortement malmené car le Duc méprise ouvertement la Duchesse pour vanter la seule Fénise et l’assurer de sa foi, et Fénise voyant le Duc si empressé auprès de la Duchesse en conclut qu’il est plus séduit par cette beauté que par la sienne (sc 2) . Une fois que la Duchesse se retire, le Duc s’en prend à Célie, pensant que c’est à elle qu’il doit cette froideur ; fière, Célie lui oppose une fin-de-non-recevoir, qui attise le désir du Duc, séduit par cette beauté piquante (sc 2 et 4) . Cependant le Duc vient trouver Fédéric et lui annonce sa ferme décision d’épouser Fénise, ou plutôt celle qui prend pour Fénise la chanteuse (sc 5) . Furieux, Féderic quitte la scène en laissant supposer au Duc que la Duchesse n’est peut-être pas très loin : Fabrice révèle alors à son maître qu’on raconte que Carlos n’est jamais parti à Pavie (sc 6) . Carlos entre et transmet le message de la Duchesse qui souhaite mettre fin au traité qui la lie au Duc, ce à quoi le Duc est favorable. Mais lorsque Carlos lui demande si son espoir de prétendre obtenir la Duchesse peut naître, le Duc s’emporte, accuse Carlos de s’être conduit en mauvais sujet et le fait arrêter (sc 7) .

Acte IV §

Fédéric est mis au fait de la supercherie et s’en réjouit car elle n’entre pas en contradiction avec le Traité ; il reste intraitable malgré les tentatives de sa fille pour assouplir son intransigeance (sc 1) . Fénise prend conscience de la violence de ses sentiments lorsqu’elle ressent pour la première fois la jalousie et le désespoir de voir la Duchesse préférée par le Duc (sc 2) . Laure ne cesse pourtant de lui répéter que cette préférence est due au seul fait de dissimuler au Duc l’identité de la chanteuse : c’est par la voix de Fénise que le Duc est épris, et cacher son identité c’est empêcher le Duc d’exprimer son feu. Lorsque Laure cherche à sonder Fabrice sur les sentiments de son maître, le bouffon, croyant bien faire, vante la beauté de la Duchesse au lieu de préciser que le Duc se consume d’abord et avant tout pour la voix entendue (sc 3) . Fénise y voit la preuve concluante que ce n’est pas d’elle que le Duc est épris. La Duchesse quant à elle, maniant avec brio l’art de l’équivoque, obtient du Duc les promesses qu’elle attend : il fera libéré Carlos et le laissera libre d’épouser la Duchesse (sc 4, 5, 6 et 7) . Mais lorsqu’elle annonce à son amant que le Duc, dupé par son déguisement a permis leur union, Carlos marque des réticences : il a déjà donné des preuves d’infidélité envers le Duc et ne peut profiter de son aveuglement. Vexée par la frilosité de Carlos, la Duchesse quitte la scène (sc 8) en laissant un amant désemparé (sc 9) .

Acte V §

Grâce au vif plaidoyer de Fénise en faveur de son frère, Carlos trouve vite le pardon dans le cœur de la Duchesse (sc 1) . Le Duc annonce que Fédéric ne met plus d’obstacle à son mariage avec Fénise ; en effet, le Tuteur, mis au fait de la supercherie, y voit le moyen de faire respecter le traité car en épousant celle qu’il prend pour Fénise, le Duc épouserait en réalité la Duchesse (sc 2) . Sous les mauvais conseils de Fabrice, le Duc vante à nouveau les charmes de la Duchesse devant Fénise, et minimise sa puissante attirance pour une voix. Fénise sort, convaincue que la beauté de la Duchesse a surpassé la sienne dans le cœur du Duc. N’y pouvant tenir, Fénise se met à chanter dans la pièce à côté : ravi, le Duc est incapable de mener sa cour auprès de la Duchesse qui est profondément humiliée de voir qu’après toutes ses promesses le Duc manque à sa parole (sc 3) . Le Duc cherche à se désengager auprès de la Duchesse-Fénise : si ce n’est pas elle qui chante elle n’a plus d’attraits pour lui, et si, comme il le croit, la chanteuse est Célie, d’un rang trop inférieur au sien, il doit renoncer à épouser la magnifique voix (sc 4 et 5) ). Bien tardivement, il envisage d’épouser la Duchesse et de respecter finalement le traité auquel il est soumis (sc 6) . Savourant sa vengeance la Duchesse en cruelle repousse le Duc. Orgueilleuse, Fénise méprise à son tour l’amour du Duc. Camille entre alors annoncer l’arrivée de la Duchesse (sc 7) , mais lorsque celle-ci entre en scène, le Duc est forcé de reconnaître en elle celle qu’il a pris pour Fénise (sc 8) : comprenant à quel point il s’est montré discourtois, il se confond en excuses et accepte qu’elle épouse Carlos. Enfin, Fénise révèle à son tour son identité, et lorsque la voix aimée rejoint la femme aimée, il n’est plus d’obstacles au bonheur des amants. Fabrice conclut la pièce en soulignant cette fin heureuse et annonce un triple mariage ; il brise l’illusion théâtrale par une apostrophe du public dans laquelle il affirme que tout ceci n’est, somme toute, qu’une comédie (sc 9) .

Le sujet de la pièce est donc assez ténu puisqu’il s’agit en réalité d’une longue réflexion sur la possibilité de tomber amoureux d’une voix. C’est une pièce d’analyse subtile, sans grands ressorts dramatiques. Cela est rare et surprenant chez un auteur passé maître en l’art d’écrire un théâtre sachant tirer tout le profit des potentialités dramatiques. On a fait plus tard le même constat pour Bérénice de Racine, mais l’auteur tragique a mieux réussi à nourrir ce sujet assez maigre. Dans Le Charme de la voix, les personnages se mettent à l’épreuve les uns les autres, sans qu’il y ait pour autant de revirement important dans leurs sentiments et l’essentiel de la tension dramatique tient au moment de la révélation des identités au Duc, à la toute fin de la comédie. Les personnages dissimulent leur identité, créant de fausses situations : ce jeu de quiproquo nourrit l’action qui se construit alors comme une démonstration des fausses apparences. La reconnaissance finale résout en une seule scène tous les problèmes accumulés.

Ce qui permet à la pièce de tenir malgré tout, c’est peut-être la présence d’un double schéma actanciel et d’un arrière-plan de l’action. C’est d’ailleurs un procédé que l’on retrouve dans la plupart des comédies à l’espagnole : ce second plan de l’intrigue montre la duplicité ou plutôt la relativité d’une vérité. Ici, la vérité en question serait celle du sentiment amoureux : il y aurait plusieurs façons de répondre à la question de la nature du véritable amour. C’est cette intrigue du second plan qui semble répondre au mieux à la question, en proposant une vérité supérieure. L’action principale est jouée par le Duc et par Fénise : ce qui meut le Duc c’est son inclination pour une voix. Deux obstacles s’opposent à son amour : l’un, le traité de mariage qui l’unit à la Duchesse, est balayé assez rapidement par la détermination capricieuse du Duc. L’autre, l’obstination de Fénise à dissimuler son identité, freine la satisfaction de son désir pendant toute la pièce. Ce qui meut Fénise c’est d’abord l’orgueil puis la jalousie, mais l’objet de son désir concorde avec celui du Duc car elle aussi recherche son amour. Dans ce premier plan de l’action, ce qui meut les personnages paraît assez superficiel : Thomas Corneille le reconnaît lui-même lorsqu’il remarque « la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie »14.

Mais tous les personnages ne sont pas « plus capricieux que raisonables », et c’est peut-être ce qui sauve la pièce. En effet, la présence d’un deuxième schéma actanciel dont les protagonistes principaux sont la Duchesse et Carlos, est à noter. Ce qui anime ces personnages semble plus profond et plus noble. La Duchesse est constamment humiliée par les outrages du Duc, et elle doit sauver son honneur, c’est la première passion qui la fait agir. Mais elle aime Carlos, et dans la seconde partie de la pièce, elle n’agit plus que pour assurer leur bonheur, en obtenant sous son identité usurpée, des promesses du Duc. Carlos est partagé entre le respect qu’il doit au Duc et son amour véritable pour la Duchesse. Ils ont eu l’occasion de se comprendre en silence et de développer un amour réciproque, ils ont, pour parler comme les personnages de la pièce, atteint l’amour de connaissance quand Fénise et le Duc semblent ne ressentir que de l’inclination. Acteurs principaux d’un modèle actanciel secondaire, la Duchesse et Carlos sont plus vraisemblables comme personnages, et nous verrons plus loin que cela se traduit dans leur langage même : les plus beaux vers leur sont réservés, et leur grandeur les élève parfois presque à la hauteur des héros tragiques, sommet que le Duc et Fénise, dans leurs excès, ne peuvent atteindre.

Réflexions sur la structure de la pièce §

La longueur des scènes qui composent cette pièce est extrêmement variable car on trouve des scènes très courtes, d’une dizaine de vers à peine, et d’autres au contraire qui s’étirent sur plus de cent vers. Quatre scènes sont très longues, la scène d’exposition, la scène 2 de l’Acte II, la scène 5 de l’Acte II, et la scène 2 de l’Acte III. La scène d’exposition est très longue, car elle comporte de façon développée tous les éléments nécessaires à l’exposition : le rappel du passé, soit du Traité de mariage à l’issu d’une longue guerre, du bannissement de Fénise hors de la cour, et du goût qu’elle prit pour la musique. Elle présente aussi un passé proche, qui s’est produit juste avant le début de la pièce : le coup de foudre auditif du Duc pour la voix de Fénise, et la déception amoureuse de Fénise lors de la scène du bal. Elle contient enfin tous les éléments qui seront développés dans la suite de la pièce. La scène 2 de l’Acte II correspond à un moment très attendu puisqu’il s’agit de la rencontre entre le Duc et Fénise : si la première partie de la scène est assez statique et convenue puisqu’elle ne fait que présenter les réactions des maîtres qui se confient en aparté aux valets, la deuxième partie introduit un rebondissement dramatique car Fénise, dissimulant son identité sous le nom de Célie, amorce le jeu de quiproquo, qui alimente le reste de la pièce. La scène 5 de l’Acte II met en jeu plusieurs temporalités puisque Carlos raconte comment il s’est épris dans le passé des charmes de la Duchesse et quels espoirs il conçoit pour l’avenir. Ce qui est intéressant, c’est que la scène pourrait être l’exposition du deuxième modèle actanciel car on y retrouve toutes les composantes de l’exposition, le rappel du passé, la présentation d’un problème et des éléments de réponse à ce problème. Ce sont les réactions de Fénise qui raccroche la scène à l’intrigue principale, puisqu’on la voit d’abord prête de révéler son amour, avant de changer de jeu avec habileté et de profiter de l’amour de son frère pour servir ses propres intérêts. Enfin, la scène 2 de l’Acte III est celle de la rencontre du Duc et de la Duchesse, où pour la seconde fois la dissimulation de l’identité, la Duchesse passant pour Fénise, complique les relations entre les personnages. On pourrait imaginer que le dialogue s’enliserait, faisant stagner l’action, dans ces très longues scènes ; au contraire, force est de constater qu’elles ne sont jamais statiques, mais qu’elles contiennent toutes une véritable évolution et relèvent d’une grande importance dramatique.

Sources et influences du Charme de la voix §

On ne saurait trop rappeler à quel point la notion de plagiat, de propriété et de paternité littéraires est différente au XVIIe siècle de ce que nous connaissons aujourd’hui. Héritière de la conception « renaissante » de l’imitation créatrice, la littérature du XVIIe siècle ne peut se lire que dans ce contexte général d’intertextualité. Or le lieu d’élection de ces jeux d’influence littéraires n’est autre que le théâtre, et encore plus particulièrement la comédie. Le cas de notre pièce est exemplaire, puisqu’on peut même parler d’une chaîne de réécritures, qui aurait comme texte source la comédie Desdicha de la voz de Calderon – et encore, comment savoir si lui-même ne s’est pas inspiré d’une autre source ? Vient ensuite la pièce d’Augustin Moreto, spécialiste de la réécriture, intitulée lo que puede la aprehension. Enfin, le texte de Moreto donne naissance à deux créations françaises, l’une romanesque, la nouvelle « Timante et Parthénie » extraite du Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry, que nous étudierons plus loin dans sa relation à notre pièce, l’autre dramatique, Le Charme de la Voix, de Thomas Corneille. Pour mieux comprendre notre pièce, il convient de la resituer dans son contexte de réécriture et de repérer quelles influences elle subit.

Lo que puede la aprehension de Moreto et Le Charme de la Voix de Thomas Corneille : plagiat ou réécriture ? §

Thomas Corneille semble avoir recyclé sans presque toute la pièce de Moreto, comme il s’en vante dans son épître à « Monsieur ». Ses efforts pour adapter la pièce espagnole au goût français, travail propre à toute réécriture, seront observés plus loin. Pour l’heure, un tableau synthétique qui met en regard les deux pièces permet de voir à quel point les deux structures de la pièce se ressemblent, et de mieux souligner les suppressions et les modifications apportées par l’auteur. Pour une meilleure lecture de ce tableau, nous avons utilisé les italiques chaque fois que Thomas Corneille a opéré des modifications ; nous avons repris mot pour mot le descriptif des scènes chaque fois que deux scènes étaient identiques ; nous avons enfin utilisé des caractères gras lorsque nous avons jugé nécessaire de faire un commentaire particulier. L’analyse des nuances et des tendances plus globales succède au tableau. Enfin, nous avons sélectionné des passages précis s’apparentant à de la pure traduction, qui sont consultables en annexe.

Tableau synthétique de la structure de l’œuvre §


Lo que puede la aprehension, Moreto. Le Charme de la Voix, Thomas Corneille.
Primera Jornada :
Escena I :
- Très longue scène d’exposition (381 octosyllabes) , sur le mode de la conversation entre Fenisa et sa servante Laura.
- Fenisa raconte comment et pourquoi elle fut bannie de la Cour par son père Federico.
- Fenisa raconte comment elle est tombée amoureuse du Duque en l’apercevant à travers la fenêtre, et comment el Duque, d’après un amour conçu pour sa voix, promet de manquer à son devoir politique d’épouser la Duquesa de Parma, pour mieux servir son amour.
- Fenisa raconte la scène de bal à laquelle elle a assisté sous une identité dissimulée : elle a pu constater que sa beauté n’a pas surpris el Duque.
- Souci de ne pas risquer son amour si elle n’est pas certaine de celui de el Duque.
- De là un très long excursus psychologique sur l’amour ; Fenisa entreprend de définir la différence entre el apetito, la inclinacion, el amor.
Acte I :
Scène première.
-Très longue scène d’exposition (381 octosyllabes) , sur le mode de la conversation entre Fénise et sa servante Laure
- Fénise raconte comment et pourquoi elle fut bannie de la Cour par son père Federic.
- Fénise raconte comment elle est tombée amoureuse du Duc en l’apercevant à travers la fenêtre, et comment le Duc, d’après un amour conçu pour sa voix, promet de manquer à son devoir politique d’épouser la Duchesse de Parme, pour mieux servir son amour.
- Fénise raconte la scène de bal à laquelle elle a assisté sous une identité dissimulée : elle a pu constater que sa beauté n’a pas surpris le Duc.
- Souci de ne pas risquer son amour si elle n’est pas certaine de celui du Duc.
- Suppression de la réflexion psychologique détaillée sur l’amour.
Escena II : - Scène brève. Arrivée de Federico qui demande à Fenisa de se retirer car el Duque va paraitre.
- Federico explique pourquoi il veut maintenir Fenisa cachée.
- Fenisa se montre obéissante et sort en confiant à Laura son intention de chanter.
Scène II : -Scène brève. Arrivée de Federic qui demande à Fénise de se retirer car el Duque va paraitre.
- Federic explique pourquoi il veut maintenir Fénise cachée.
- Fénise se montre obéissante et sort en confiant à Laura son intention de chanter.
Escena III : -scène brève. El Duque se plaint à son valet Camilo de l’omniprésence de Federico. Il demande à son tuteur de différer le mariage.
- Federico se montre inquiet et pressant car il craint les revers politiques d’un tel manque d’empressement de la part de el Duque auprès de la Duquesa.
Scène III : -scène brève. Le Duc se plaint à son valet Fabrice de l’omniprésence de Federic. Il demande à son tuteur de différer le mariage.
- Federico se montre inquiet et pressant car il craint les revers politiques d’un tel manque d’empressement de la part du Duc auprès de la Duchesse.
- Le Duc est déjà en train d’arranger une entrevue avec Fénise avec l’aide de Fabrice ; il semble, d’une manière générale, moins respectueux envers Federic et plus déterminé à servir son amour.
Escena IV: -Camilo ne cesse de bouffonner autour de son maître ; il lui demande pourquoi il n’avoue pas son amour à Federico. El Duque répond qu’il veut d’abord connaître les sentiments de Fenisa.
- Fenisa se met à chanter ; el Duque est ravi. Il soutient à son valet que Fenisa ne peut qu’être belle, chantant si bien. Camilo, en bouffon, tente de lui prouver le contraire. Fenisa chante deux fois, un chant mélancolique
Scène IV : - Fabrice demande au Duc pourquoi il ne dévoile pas son amour à Federic. Il répond qu’il veut d’abord s’assurer des sentiments de Fénise.
- Fénise se met à chanter ; le Duc est ravi. Il soutient à son valet que Fénise ne peut qu’être belle, chantant si bien. Fabrice, en bouffon, tente de lui prouver le contraire.
- Fénise chante deux fois un chant mélancolique, et Le Duc l’interpelle à la fin de la scène, lui proclamant son amour. Elle ne répond rien.
Escena V : -Colmillo entre en scène et annonce ce coup de théâtre : la Duquesa arrive. Dans un long monologue, Colmillo raconte la déception de la Duquesa retenue à Pavie, et décrit la beauté et le charme de la Duchesse.
Escena VI : - Carlos entre en scène et redit à peu près ce qu’a dit Colmillo, croyant flatter l’amour du Duc.
- le Duc interrompt Carlos par un « basta ».
Scène V : -Carlos lui-même entre en scène. Il n’annonce pas la venue de la Duchesse, mais il vante sa beauté et justifie l’impatience de la Duchesse de rencontrer le Duc par l’amour qui l’anime.
- le Duc quitte précipitamment la scène, après avoir interrompu Carlos par un « c’est assez ».
Scène VI : -Scène très brève, invention de Thomas Corneille : Carlos tente d’interroger Fabrice pour connaître la raison de sa réaction. Fabrice se contente, permettant ainsi un effet comique, de quitter la scène en déclarant « c’est assez ».
Escena VII : -Carlos et son valet Colmillo s’étonnent de la réaction du Duc. Carlos craint d’avoir trop montré son amour dissimulé en vantant les mérites de la Duchesse.
- Colmillo bouffonne en prétendant comprendre l’affaire alors qu’il ne fait qu’énoncer des évidences.
Scène VII : - Carlos et son valet Camille s’étonnent de la réaction du Duc. Carlos craint d’avoir trop montré son amour dissimulé en vantant les mérites de la Duchesse.
- Camille bouffonne en prétendant comprendre l’affaire alors qu’il ne fait qu’énoncer des évidences.
Escena VIII : - Colmillo apporte une lettre du Duque à Carlos, qui lui ordonne de laisser entendre à la Duquesa que le Duque est déjà marié. Carlos essaie de trouver une excuse à donner à la Duquesa, tandis que Colmillo ne cesse de l’interrompre en proposant des idées saugrenues.
Escena IX : -Federico entre en scène. Carlos lui présente la lettre du Duque : cela scandalise Federico qui semble très inquiet. Il engage son fils Carlos à retenir la Duchesse sous un faux prétexte tandis qu’il mettra tout en œuvre pour raisonner le Duque, et qu’il essaiera de comprendre à qui le Duque est prétendument déjà marié. Pendant ce temps, les facéties de Colmillo scandent la scène.
Escena X : -la scène se passe à l’extérieur, dans la campagne madrilène.
- la Duquesa et sa servante Silvia attendent Carlos. C’est l’occasion pour la Duquesa d’exposer ses vues en matière d’amour, un peu comme Fenisa à Laura dans la scène première.
Escena XI : -Carlos annonce à la Duquesa qu’elle ne peut voir le Duc, prétextant une maladie de celui-ci. Fière, elle prétend rentrer à Parme sans attendre, car elle ne croit pas à la maladie du Duc et se sait méprisée. En aparté, elle avoue consentir à l’amour de Carlos qu’elle a cru déceler. Elle insiste enfin pour être présentée au Duc sous l’identité d’une servante de Fenisa, pour voir le Duc sans se faire connaître.
Escena XII : -Bref dialogue entre Carlos et Colmillo : Carlos se plaint de son amour et Colmillo le rassure en lui recommandant la patience.
Jornada II :
Escena I :
- le Duque et son valet Camilo sont postés dans une galerie, et attendent le passage de Fenisa. Camilo disserte sur la beauté des femmes et tente de convaincre son maître qu’on ne peut conclure de sa belle voix la beauté de Fenisa. Acte II :
Scène I :
- le Duc et Fabrice sont postés dans une galerie et attendent le passage de Fénise. Fabrice disserte sur la beauté des femmes et tente de convaincre son maître qu’on ne peut conclure de sa belle voix la beauté de Fénise.
Escna II : - De sa cachette, le Duque peut admirer la beauté de Fenisa. Dès qu’elle l’aperçoit, Fenisa invente un stratagème et se fait passer pour la suivante de Fenisa, Celia. Le Duque manifeste son amour pour Fenisa, et prie Celia de bien vouloir l’appuyer auprès de sa maîtresse. Celia prévoit un obstacle à son amour : une Dame, que Fenisa estime beaucoup, a conçu de l’amour pour le Duque, et Fenisa n’oserait trahir cette amie. Scène II : -De sa cachette, le Duque peut admirer la beauté de Fenisa. Dès qu’elle l’aperçoit, Fenisa invente un stratagème et se fait passer pour la suivante de Fenisa, Celia. Le Duque manifeste son amour pour Fenisa, et prie Celia de bien vouloir l’appuyer auprès de sa maîtresse. Celia prévoit un obstacle à son amour : une Dame, que Fenisa estime beaucoup, a conçu de l’amour pour le Duque, et Fenisa n’oserait trahir cette amie.
-Cette scène, dans sa structure comme dans ses paroles mêmes, est particulièrement fidèle à la pièce espagnole.
Escena III : -Fenisa se demande ce que le Duque a pu s’imaginer d’elle pour ne pas être sensible à sa beauté. Laure essaie de donner une explication et illustre son propos à l’aide d’une anecdote galante. Scène III : -Fénise se demande ce que le Duc a pu s’imaginer d’elle pour ne pas être sensible à sa beauté. Laure, contrairement à Laura, justifie la froideur du Duc par le fait qu’il est tombé amoureux de la voix de Fénise, et que dissimuler son identité c’est empêcher le Duc de se déclarer.
Escena IV : -Federico entre en scène et demande à Fenisa d’aller accueillir la Duquesa, et de lui porter assistance en tout ce qu’elle désire.
-Sans changer de scène, la Duquesa entre suivie de Silvia, et propose à Federico de se faire passer pour une suivante de Fenisa ; Fenisa explique qu’elle a elle-même usé de ce stratagème sous le nom de Celia. Il est finalement décidé Fenisa restera Celia pour le Duc, et la Duquesa se fera passer pour Fenisa
Scène IV : -Camille vient annoncer à Laure son départ : Carlos et lui ont reçu l’ordre de démarier le Duc et la Duchesse. Laure y voit un signe clair de l’amour sincère du Duc.
Scène V : -Carlos apporte la lettre du Duc qui lui donne charge de se désengager pour lui auprès de la Duchesse.
-Carlos avoue à sa sœur la passion qui l’anime pour la Duchesse depuis longtemps, et que le respect jusqu’ici l’avait contraint de taire.
-Servant l’amour de son frère autant que le sien, Fénise encourage Carlos à déclarer son amour, et à agir contre l’avis de Féderic qui souhaite qu’il se taise.
Scène VI : -Federic entre en scène et annonce la venue de la Duchesse. Il demande à Fénise d’aller accueillir la Duchesse, et de lui porter assistance en tout ce qu’elle désire.
-Cette scène est la scène IV de la pièce espagnole, additionnée de l’annonce de la venue de la Duchesse, qui a déjà eu lieu dans la pièce espagnole.
Scène VII : -Federic demande à Carlos de demeurer caché pour feindre un voyage et tromper le Duc. Il espère que le Duc voyant la Duchesse, tombera en admiration devant sa beauté et se résigne enfin à honorer le traité qui les lie.
Escena V : -Fenisa et la Duquesa s’apprêtent à rencontrer le Duque sous leur fausse identité. Carlos est donc congédié, mais avant de partir, il charge son valet Colmillo de lui servir de témoin oculaire de la scène.
Escena VI : -La Duquesa demande à Fenisa de bien vouloir chanter pour elle. Elle trouve sa voix magnifique. Acte III :
Scène première
-La Duchesse apparaît pour la première fois sur scène en compagnie de Fénise. Elles débattent des questions d’amour, chacune exprimant ses doutes sur la capacité de l’amant à se montrer à la hauteur de la tâche. Fenise sert les intérêts de son frère en vantant ses qualités de parfait amant. Ce faisant, elle s’assure que la Duchesse ne se laissera pas séduire par le Duc qui l’a outragée. La Duchesse demande à Fénise de bien vouloir chanter pour elle, mais le Duc arrive, et Fénise ne chante pas, elle se contente de donner son Luth à la Duchesse pour mieux tromper le Duc.
Escena VII : - la Duquesa rencontre le Duque. Elle reste froide face à ses protestations, et lui demande de façon explicite s’il est épris de sa beauté ou de sa voix. Le Duc parvient à répondre avec habileté. Lorsque la Duquesa lui signale qu’il est déjà marié avec la Duquesa, le Duque répond, sans s’en douter, de manière très désobligeante pour son interlocutrice. Elle exige qu’il voie la Duquesa avant de préférer Fenisa mais le Duc dénigre la beauté supposée de la Duquesa, croyant ainsi mieux faire sa cour. Colmillo, pris à témoin, dit que les deux femmes sont également belles. Après une longue tirade dans laquelle s’épanouit son orgueil, la Duquesa se retire, laissant le Duque pantois ; elle se promet d’épouser Carlos une fois vengée du Duque. Scène II : - la Duchesse rencontre le Duc. Elle reste froide face à ses protestations, et lui demande de façon explicite s’il est épris de sa beauté ou de sa voix. Le Duc parvient à répondre avec habileté. Lorsque la Duchesse lui signale qu’il est déjà marié avec la Duchesse, le Duque répond, sans s’en douter, de manière très désobligeante pour son interlocutrice. Elle exige qu’il voie la Duchesse avant de préférer Fénise mais le Duc dénigre la beauté supposée de la Duchesse, croyant ainsi mieux faire sa cour. Après une longue tirade dans laquelle s’épanouit son orgueil, la Duquesa se retire, laissant le Duque pantois.
- suppression de l’intervention du valet, puisque Fabrice n’est pas dans la confidence dans la pièce française. On ne connaît pas non plus dans la version française, l’intention de la Duchesse d’épouser Carlos.
Escena VIII : - le Duque arrête Fenisa qu’il prend pour Celia, et la presse d’intercéder en sa faveur. A nouveau, Fenisa oppose à l’amour du Duc cette Dame éprise de lui. Perspicace, le Duc perçoit dans ce discours que Fenisa, amoureuse de lui, parle pour elle. Scène III : - le Duc arrête Fénise qu’il prend pour Celia, et la presse d’intercéder en sa faveur. A nouveau, Fénise oppose à l’amour du Duc cette Dame éprise de lui. Contrairement à la pièce espagnole, le Duc ne semble pas voir que Fénise parle pour elle. Hormis cette différence, cette scène est presque identique à la scène espagnole.
Escena IX : - le Duque interroge Colmillo sur Celia ; le valet invente qu’elle est la sœur de lait de Fenisa. Colmillo met le Duque sur la piste de la vérité, en parlant à demi-mots, sans toutefois aller jusqu’à la révélation. Scène IV : - Le Duc interroge Fabrice sur Celie, il semble sous le charme de cette femme. Lorsque Fabrice lui demande s’il la préfèrerait à Fénise, le Duc répond que seule la voix de la chanteuse est capable de l’émouvoir.
Escena X : - le Duque annonce à Federico son projet de mariage avec Fenisa. Il reste ferme et déterminé, en dépit des protestations de son tuteur, qui s’évertue dans de longues tirades, à parler d’honneur au Duque. Scène V : - le Duc annonce à Federic son projet de mariage avec Fénise. Il reste ferme et déterminé, en dépit des protestations de son tuteur, qui le quitte sur cette menace : la Duchesse n’est peut-être pas si loin.
Scène VI : -Fabrice donne une explication à la menace de Federic en révélant que Carlos n’a pas quitté le palais.
Escena XI : - Carlos ne prend pas le temps d’écouter les avertissements de Colimillo : il rapporte au Duque les propos qu’il a tenu à la Duquesa, et comment elle souhaite se désengager du Traité qui la lie au Duque. Carlos avoue son amour au Duque et demande sa permission d’épouser la Duquesa. Le Duque y voit une trahison de longue date et souhaite punir Carlos ; finalement, il quitte la scène après une réponse énigmatique : Carlos pourra épouser la Duquesa s’il parvient à la trouver. Scène VII : - Carlos arrive seul sur scène : il rapporte au Duc les propos qu’il a tenu à la Duchesse, et comment elle souhaite se désengager du Traité qui la lie au Duc. Carlos avoue son amour au Duc et demande sa permission d’épouser la Duchesse. Le Duc y voit une trahison de longue date et souhaite punir Carlos : il le fait arrêter.
Escena XII : - Colmillo dit à Carlos que le Duque est épris de la Duquesa, mais il n’a pas le temps de lui révéler qu’il s’agit en réalité de Fenisa ; tandis que Carlos est au désespoir, Colmillo ne cesse de plaisanter.
Escena XIII : - Federico pense que grâce à la supercherie le Traité sera respecté mais Carlos annonce à la Duquesa qu’il a la permission de l’épouser. La Duquesa déclare qu’elle n’épousera pas le Duque qui l’a méprisée, et qu’elle consent volontiers à épouser Carlos. Federico crie au scandale et reste ferme, malgré les protestations de Fenisa qui appuie la Duchesse pour protéger son propre amour. Acte IV :
Scène I :
- Fédéric pense que grâce à la supercherie le Traité sera respecté et il reste impérméable aux protestations de Fénise : il regrette le comportement de son fils et approuve son emprisonnement.
Escena XIV : - Carlos assure son père que le Duque aime en réalité Fenisa, puisque c’est pour sa voix qu’il a conçu de l’amour. Federico explose de rage et demeure inflexible.
Escena XV : - Un Capitan mandaté par le Duque défie Carlos ; Carlos recule devant l’attaque alors que son père, au nom de l’honneur à défendre, l’encourage à se battre. La Duquesa rétorque que Carlos ne doit plus rien au Duque s’il doit être son époux.
Jornada III : dans le salon du Palais.
Escena I :
- Federico est très content du stratagème qui semble fonctionner : il engage le Duque à parler à la Duquesa de sa beauté plutôt que de sa voix, et promet de lui donner sa fille en mariage, puisque Fenisa n’est autre que la Duquesa. Pour le remercier, le Duque propose de relâcher Carlos. Federico refuse avec dureté car cela pourrait compromettre son plan.
Scène II : - Fénise condamne l’intransigeance de son père. Elle prend conscience de ses sentiments pour le Duc en découvrant sa jalousie et sa crainte de voir la Duchesse préférée. Laure est sereine et ne cesse de lui répéter que c’est bien d’elle et de sa voix dont le Duc est épris. Pour s’en assurer elle propose de sonder Fabrice.
Scène III : - Fabrice est interrogé par les deux femmes qui lui demandent ce que le Duc aime en Fénise, sa voix ou sa beauté. Croyant servir son maître, Fabrice ment pour lui et dit que seule la beauté de Fénise a su charmer le Duc. Fénise quitte promptement la scène après cette révélation.
Scène IV : - C’est l’occasion pour Fabrice de courtiser Laure. Cette scène, entièrement burlesque, est une scène de séduction jouée sur le mode de la dérision. Toutes les lois de l’amour sont bafouées par le balourd, tandis que Laure, plus subtile, se prête au jeu en espérant obtenir ainsi des renseignements sur le Duc.
Escena II : - le Duque ment à la Duquesa en prétendant avoir vu la Duquesa, et n’avoir pas été sensible à sa beauté, tandis que son âme est ravie par celle qu’il prend pour Fenisa. La Duquesa y voit une sincère admiration pour sa beauté et s’en félicite : le Duque étant vraiment épris d’elle, elle pourra enfin se venger de l’outrage. Mais avant de révéler son identité, elle lui fait promettre qu’il ne s’opposera pas au mariage de la Duquesa et de Carlos. Scène V : - le Duc mène une cour assidue auprès de la Duchesse qui demeure indifférente. Elle se contente de demander la libération de Carlos, que le Duc lui accorde sans tarder.
Scène VI : - la Duchesse demande au Duc en quoi Carlos a pu l’offenser en convoitant une femme qu’il a lui-même méprisée. Le Duc revient sur sa position et pardonne à Carlos.
Escena III : - scène brève pendant laquelle Fenisa refuse d’accorder les faveurs que le Duque lui demande ardemment, prétextant qu’il faut attendre d’être mariés. Elle use d’un discours à double sens que le Duque ne comprend pas, disant qu’il sera plus apte à estimer la situation quand il la connaîtra mieux.
Escena IV : - Carlos entre en scène et se réjouit des promesses du Duque qui l’assure qu’il ne s’opposera pas à son mariage avec la Duquesa. Dans son transport, il s’empresse de remercier la Duquesa et de lui communiquer sa joie de manière galante. Heurté par ces façons, le Duque engage Carlos à considérer désormais Fenisa comme sa souveraine, et de se tenir décemment en sa présence. C’est alors que Carlos comprend que le Duque est épris de la Duquesa et qu’il perd tout espoir. Scène VII : - Contrairement au Carlos espagnol, Carlos n’est pas mis au fait du quiproquo d’identité. C’est pourquoi il demeure perplexe lorsque le Duc lui promet de ne pas s’opposer à son mariage avec la Duchesse, tandis qu’il semble traiter la même Duchesse en future épouse. La Duchesse invite Carlos au silence, craignant qu’il ne révèle malgré lui la supercherie.
- il est surprenant de voir avec quel art dans cette scène Thomas Corneille a repris mot pour mot des passages espagnols mais qui prennent un sens totalement différent puisque le cadre d’énonciation est différent.
Escena V : - La Duquesa annonce à Carlos qu’ils peuvent s’enfuir tous deux le soir même. Mais Carlos, bien malgré lui, refuse au nom de l’honneur : ayant déjà une fois trahi la confiance du Duque, il ne peut bénéficier de son aveuglement pour le trahir à nouveau. Vexée par la frilosité de Carlos, la Duquesa quitte la scène en laissant un amant désemparé. Scène VIII : - La Duquesa annonce à Carlos qu’ils peuvent s’enfuir tous deux le soir même. Mais Carlos, bien malgré lui, refuse au nom de l’honneur : ayant déjà une fois trahi la confiance du Duque, il ne peut bénéficier de son aveuglement pour le trahir à nouveau. Vexée par la frilosité de Carlos, la Duquesa quitte la scène en laissant un amant désemparé.
Escena VI : - Carlos confie son malheur à Colmillo ; le valet lui conseille de s’assurer l’amour de sa maîtresse au détriment de sa fidélité au Duque mais Carlos refuse. Scène IX : - Carlos confie son malheur à Colmillo ; le valet lui conseille de s’assurer l’amour de sa maîtresse au détriment de sa fidélité au Duque mais Carlos refuse.
Escena VII : - Fenisa encourage son frère à regagner l’amour de la Duquesa, car elle craint le revers de cet événement : le Duque pourrait alors épouser la Duquesa.
Escena VIII : - Fenisa prend conscience de la passion qui l’anime et la confie à Laure. Cette scène a été transposée à la scène II.
Escena IX : - la Duquesa désespère Fenisa en affirmant que le Duque est sous le charme de sa beauté. Fenisa prend la défense de Carlos et engage la Duquesa à lui pardonner. Elle dresse un véritable plaidoyer en faveur de son frère. Acte V :
Scène I :
- la Duchesse désespère Fénise en affirmant que le Duc est sous le charme de sa beauté. Fénise prend la défense de Carlos et engage la Duchesse à lui pardonner. Elle dresse un véritable plaidoyer en faveur de son frère.
Escena X : - le Duque vient annoncer qu’il a reçu l’autorisation d’épouser Fenisa. Jouant le jeu pour mieux de venger, la Duquesa se montre complaisante et le Duque mène auprès d’elle une cour assidue. En aparté Fenisa ne cesse d’exprimer sa souffrance. Scène II : - le Duque vient annoncer qu’il a reçu l’autorisation d’épouser Fenisa. Jouant le jeu pour mieux de venger, la Duquesa se montre complaisante et le Duque mène auprès d’elle une cour assidue. En aparté Fenisa ne cesse d’exprimer sa souffrance.
Escena XI : - Fenisa est sortie et alors que le Duque courtise la Duquesa, elle se met à chanter au dehors. Le Duque s’interrompt, surpris d’entendre la voix qui le charme. La Duquesa, constate qu’après avoir juré qu’il l’aimait pour sa beauté et non pour sa voix, il est bien prompt à bafouer ses promesses. Elle tente alors de le reconquérir mais rien n’y fait, il semble complètement envoûté par la voix. Outragée pour la deuxième fois, la Duquesa rejette l’amour du Duque et sort fièrement. Scène III : - Fénise est sortie et alors que le Duc courtise la Duchesse, elle se met à chanter au dehors. Le Duc s’interrompt, surpris d’entendre la voix qui le charme. La Duchesse, constate qu’après avoir juré qu’il l’aimait pour sa beauté et non pour sa voix, il est bien prompt à bafouer ses promesses. Elle tente alors de le reconquérir mais rien n’y fait, il semble complètement envoûté par la voix. Outragée pour la deuxième fois, la Duchesse rejette l’amour du Duque et sort fièrement.
Scène IV : - Brève scène durant laquelle le Duc confie à Fabrice qu’il est soulagé de voir la Duchesse renoncer à son amour puisqu’elle n’est pas celle qui chante. Fabrice lui apprend alors que la chanteuse n’est autre que Celie ; la beauté de celle-ci a frappé le Duc.
Escena XII : - Fenisa entre sur scène en chantant, et le mystère est levé, la voix regagne enfin le véritable visage. Le Duque est au désespoir car il ne peut épouser une suivante ; lorsqu’il lui déclare son admiration, Fenisa rétorque avec orgueil que quand bien même elle serait une Dame, elle n’épouserait pas un homme si prompt à changer d’affection. Scène V : - Fénise ne chante pas sur scène dans la pièce française : c’est Fabrice qui a révèlé l’identité de la chanteuse. Lorsqu’elle entre en scène, le mystère est levé, la voix regagne enfin le véritable visage. Le Duc est au désespoir car il ne peut épouser une suivante ; lorsqu’il lui déclare son admiration, Fénise rétorque avec orgueil que quand bien même elle serait une Dame, elle n’épouserait pas un homme si prompt à changer d’affection.
Scène VI : - Brève scène dans laquelle on peut voir la fascination que Fénise exerce sur le Duc
Escena XIII : - Colmillo vient annoncer l’arrivée imminente de la Duquesa au Duc . Scène VII : - Camille vient annoncer au Duc l’arrivée imminente de la Duchesse ; croyant que Fénise n’est pas celle qui chante, et que Célie est d’un rang trop bas, il décide d’honorer le traité qui le lie à la Duchesse et de l’épouser.
Escena XIV : - la scène fait un peu doublon avec la précédente : Camilo vient annoncer la venue de la Duquesa et précise qu’elle est arrivée à Milan secrètement.
Escena XV : - la Duchesse entre au bras de Carlos. Elle révèle au Duque son identité et lui rappelle la promesse qu’il lui a donné d’autoriser Carlos à l’épouser. Le Duque se rétracte, déclarant qu’une promesse extirpée dans le mensonge ne vaut plus lorsque la lumière se fait jour. Scène VIII : - La Duchesse entre au bras de Carlos, et le Duc, pensant s’adresser à Fénise, lui retire sa foi. La Duchesse répond avec orgueil et demande au Duc d’honorer la promesse qu’il lui a faite de laisser Carlos et la Duchesse se marier. Le Duc refuse violemment.
Escena XVI : - Lorsque le Duque demande qui peut être Fenisa, celle-ci entre et lui répond. Trop heureux de voir son propre bonheur se concrétiser, il accorde sans plus tarder la permission à Carlos d’épouser la Duchesse. Le valet Colmillo conclut la pièce comme si elle n’avait été qu’une démonstration de lo que puede la aprehension. Scène IX : - Fédéric entre en scène et constate l’humeur chagrine du Duc. Lorsque Carlos tente de révéler la vérité au Duc il est interrompu, si bien que le Duc, annonçant Fédéric qu’il a l’intention d’épouser la Duchesse s’étonne de voir Fédéric adresser ses hommages à celle que le Duc prend pour Fénise. La Duchesse révèle alors son identité et le Duc se confond en excuses, et lorsqu’il demande qui peut être Fénise, il s’aperçoit qu’à la voix tant chérie correspond le visage qui l’a charmé le plus. Fabrice conclut la pièce par une plaisanterie en s’adressant directement à la salle, à qui il donne gaiement congé.

On s’aperçoit grâce à ce tableau que chaque fois que Thomas Corneille commence un acte, il reprend de manière très précise des scènes de Moreto : ainsi, les scènes 1, 2, 3, 4 de l’Acte I, sont presque identiques aux scènes 1, 2, 3, 4 de la première journée espagnole ; les scènes 1, 2, 3 de l’Acte II sont presque identiques aux scènes 1, 2, 3 de la deuxième journée ; les scènes 1, 2, 3 et 5 de l’Acte III sont presque identiques aux scènes 7, 8 et 9 de la troisième journée; la scène 1 de l’Acte IV est presque identique à la scène 13 de la troisième journée; et les scènes 1, 2, 3 de l’Acte V sont presque identiques aux scènes 9, 10, 11 de la troisième journée. Ce repérage permet de comprendre comment fonctionne Thomas Corneille dans sa réécriture : il retrouve le fil de l’intrigue espagnole à chaque début d’acte, ce qui assure la cohérence de l’ensemble ; mais dans la fin de l’acte il prend la liberté, soit de supprimer des scènes espagnoles, afin d’alléger l’intrigue, ce qui est le plus fréquent, soit de créer d’autres scènes.

Un nombre important de scènes espagnoles sont en effet supprimées : les scènes 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12 de la première journée, les scènes 5, 9 12, 13, 14, 15 de la deuxième journée, et les scènes 3, 7, 14 de la troisième journée. Ces suppressions éliminent des rebondissements qui complexifient l’action, comme la conversation entre Carlos et la Duquesa en dehors de Madrid. Alexandre Cioranescu considère que ces suppressions appauvrissent en général le texte de façon démesurée : il regrette en effet que le souci de Thomas Corneille des unités et de la condensation de la pièce « paralyse des actions que leur premier auteur aurait voulu complexes, et dont la limitation accentue la pauvreté de l’ensemble15 ».

Les suppressions sont parfois partielles, et Thomas Corneille, même s’il supprime en grande partie une scène, n’hésite pas à reprendre ailleurs un vers, une tirade, une idée. C’est un véritable travail de déconstruction et de reconstruction avec les mêmes matériaux. Voilà pourquoi on retrouve dans la pièce française beaucoup de scènes qui sont retirées de leur emplacement originel, retravaillées, et exploitées à un autre endroit. C’est une réécriture sur le mode de la contraction qu’opère Thomas Corneille : moins de scènes (39 scènes françaises pour 44 scènes espagnoles) et surtout élagage massif des répliques. Toutes les tirades des personnages espagnols, qui comptent parfois une centaine de vers sont soit considérablement raccourcies, soit intégralement supprimées. Par exemple, toutes les considérations psychologiques, très présentes dans la pièce espagnole, sont réduites ou absentes dans la pièce française.

Thomas Corneille ne s’est pourtant pas contenté de supprimer des scènes, il en a aussi créé de nouvelles : la scène 6 de l’Acte I, les scènes 4 et 5 de l’Acte II, les scènes 4 et 6 de l’Acte III, les scènes 3, 4 et 6 de l’Acte IV, et les scènes 4 et 6 de l’acte V. Ces créations sont de deux natures différentes. Le premier type de création, le moins intéressant, est pragmatique et a un intérêt dramatique : il s’agit de rattraper l’intrigue espagnole, soit en condensant des éléments, soit en inventant une circonstance qui permet de se raccrocher au fil espagnol. Le second type de création est au contraire accessoire par rapport à l’intrigue, et n’apporte aucun rebondissement dramatique : c’est simplement l’occasion de manifester son talent d’écriture, en particulier ses talents d’auteur comique ; nous pensons ici surtout à la courte scène 6 qui n’est là que pour l’écho comique de Fabrice, et à la scène 4 de l’Acte IV, scène de séduction parodique jouée sur le mode burlesque par les deux valets.

Ces observations ont permis de dégager les principales tendances de cette réécriture, et de souligner à la fois la fidélité et la distance du dramaturge par rapport à son modèle, dans la structure générale de la pièce. Il convient maintenant d’analyser plus en détails les modifications opérées par Thomas Corneille, qui justifient que malgré l’extrême proximité des deux textes, nous puissions parler de réécriture, et non seulement pas de plagiat ou de traduction.

Des choix qui font du Charme de la Voix une véritable réécriture §

Une comparaison trop rapide du texte de Thomas Corneille à sa source pourrait laisser croire que l’auteur français n’a fait que traduire le texte de l’espagnol. Cette partie se propose cependant de souligner le travail d’adaptation effectué par l’auteur. Les adaptations sont de deux ordres : elles peuvent être conditionnées par l’environnement théâtral, ou bien être des partis pris délibérés de la part de l’auteur.

Toute réécriture doit prendre en compte le cadre de sa réception, et l’on s’aperçoit que nombre des changements opérés par l’auteur sont motivés par l’obligation de respecter les règles dramaturgiques de son temps. Nous avons vu que la pièce a tendance à être plutôt contractée que développée par rapport à l’original. Cela tient au fait que Thomas Corneille s’est efforcé de modifier la pièce afin qu’elle soit conforme à la fameuse règle des trois unités définies alors par l’abbé d’Aubignac : une seule journée, un seul lieu, une seule intrigue. C’est pourquoi les péripéties annexes ont été supprimées, la pièce se déroule dans un seul lieu, le palais ducal, alors que la pièce espagnole connaît des changements de lieux, et elle ne dure que vingt-quatre heures, tandis que la pièce de Moreto s’écoule sur trois jornadas. Enfin, un changement qui peut sembler infime et qui pourtant a une portée symbolique considérable (voir infra) semble en partie lié à des contraintes techniques : nous pensons ici au fait que lorsque Fenisa chante chez Moreto, on la voit chanter sur scène, tandis que Fénise, elle, chante toujours « derrière le Theatre ». Cela tient au fait qu’en France on avait coutume d’embaucher des chanteurs qui ne se produisaient pas sur scène mais au dehors, pour ne pas porter l’étiquette sociale, difficile à assumer, de comédien. C’est ce que nous prouve, rétrospectivement le registre de La Grange qui explique en 1671 que « Jusques ici les Musiciens et Musiciennes n’avaient point voulu paraître en public. Ils chantaient à la Comédie dans des loges grillées et treillissées ». La gravure qui précède le texte de l’édition de 1660 semble confirmer cette hypothèse, car la fenêtre derrière laquelle chante Fénise est tout à fait conforme à la description de La Grange.16

Toujours en ce qui concerne les modifications structurelles opérées par l’auteur, on peut remarquer une tendance à privilégier les entretiens binaires, le plus souvent le maître et son valet, Fénise et Laure, le Duc et Fabrice, Carlos et Camille, là où la pièce espagnole présentait plusieurs personnages sur scène. Cela favorise un certain immobilisme de la pièce française qui est du reste assez monotone dans sa structure : à chaque coup de théâtre ou revirement de sentiment succède une scène où le Maître se confie à son valet. En règle générale, les modifications de structure opérées par l’auteur constituent une faiblesse de la pièce. En opérant ces modifications, Thomas Corneille a sans doute cherché à alterner scènes comiques et scènes sérieuses, mais elles ont quelque peu cassé la vie et le mouvement de la comedia espagnole, qui multipliait les allées et venues des personnages, les coups de théâtre ou lances, entre de longues tirades passionnées.

En plus de ces modifications structurelles, Thomas Corneille a pris soin, en bon artisan de la réécriture, et en bon auteur galant de prendre en compte son destinataire afin d’apporter des rectifications rendant l’œuvre plus accessible au public français du XVIIe siècle. Cette ambition est sensible dès l’épître, même si c’est pour souligner que malgré cette précaution la pièce fut un échec : ayant conscience du goût différent des deux nations, l’auteur s’est contraint à supprimer ou à atténuer ce que la pièce avait de trop « espagnole » pour paraître sur la scène française. Cette adaptation passe principalement par la modification de la psychologie des personnages de la pièce. Comparer les personnages de Moreto à ceux de Thomas Corneille permettra de présenter brièvement les acteurs de cette comédie.

Tout d’abord, presque tous les noms des personnages espagnols ont été francisés : Fenisa devient Fénise, Laura devient Laure et ainsi de suite. Seul Carlos garde son nom espagnol. Peut-être peut-on expliquer cette exception en alléguant que contrairement au Duc, Carlos se conduit dans la pièce comme un chevalier honnête et généreux : il incarne par là une certaine figuration de l’Espagnol en France qui apparaît justement à cette époque. On retrouve en effet en Carlos le portrait qu’Alexandre Cioranescu établit dans son analyse de l’image du type espagnol en France :

la caricature espagnole (…) est un jeune chevalier, impétueux et facilement amoureux, galant et impatient, héroïque et lyrique, étourdi autant que généreux. (…) Il est, comme disent les Espagnols, français por todos costados.1718

De plus lorsque l’on regarde la liste des personnages dans les pièces contemporaines, le nom de « Carlos » apparaît très souvent. Les personnages de la pièce peuvent être classés en deux groupes distincts, les maîtres et les valets, puisque, comme le souligne l’épître, la pièce est constituée d’ « entretiens de Valet et de Bouffons avec des Princesses et des Souverains ». Les personnages fonctionnent ainsi en duo : Fénise est toujours accompagnée de Laure, le Duc de Fabrice, Carlos de Camille. Il n’y a que Fédéric qui agit seul. Ce système de personnage était déjà le même dans la pièce espagnole, mais il faut souligner la réduction du nombre de valets. Dans la pièce espagnole on trouvait Colmillo, Camilo, Laura, Silvia. Cette dernière, servante de la Duquesa, a disparu chez Corneille. Non seulement les valets sont moins nombreux, mais ils sont encore beaucoup moins bouffons. Laure n’a plus rien d’une servante balourde et pragmatique : au contraire, elle est capable d’échanger de subtils propos sur le sentiment amoureux avec sa maîtresse. Fabrice, malgré ses pitreries, a bien plus d’esprit que Colmillo, et s’apparente déjà à un valet de comédie de type moliéresque, railleur et dégourdi. Il n’y a que Camille qui reste le bouffon sans cesse railleur, mais son temps de parole est considérablement réduit, et bien qu’à l’occasion il fasse rire, il semble n’être qu’une utilité donnant la réplique à Carlos pour que le spectateur puisse connaître ses pensées.

Les Maîtres eux aussi sont traités de manière différente. Le changement le plus marquant est peut être le cas de Fénise. Alors qu’elle ressemble plus à une bourgeoise opportuniste dans la pièce espagnole, elle apparaît comme une jeune fille digne et fière chez Corneille. Les passages, assez nombreux dans la pièce espagnole, où Fenisa reconnaît en aparté qu’elle agit pour elle et non pour son frère, sont constamment supprimés : Ainsi, Fenisa apprenant que la Duquesa est irritée contre Carlos, fait tout ce qu’elle peut pour convaincre son frère de la reconquérir, car elle craint que la Duquesa n’en vienne à reconsidérer l’amour du Duc, mais ce qu’elle prétend faire pour son frère, elle reconnaît en aparté qu’elle le fait pour elle,

No temo yo su peligro
Sino el que a mí me amenaza19

Dans la pièce française, les mêmes problèmes préoccupent le personnage de Fénise, et elle agit exactement comme son homologue espagnol ; mais à aucun moment elle ne confie en aparté ou à Laure que c’est pour elle qu’elle agit. Du coup, le spectateur français qui connaît les motifs d’action de tous les personnages, peut percevoir dans la conduite de Fénise une certaine mauvaise foi, mais peut-être que si Thomas Corneille n’avait pas atténué le pragmatisme de Fenisa, le public français n’aurait pas adhérer à ce personnage, et aurait regretté son manque de grandeur. Le Duc est plus fidèle au Duque espagnol : comme lui il semble assez léger et impulsif, comme lui il a une attirance inexpliquée et inexplicable pour la voix dont il tombe amoureux, comme lui il n’hésite pas à faire bon marché de ses devoirs politiques pour satisfaire ses désirs amoureux. De même la Duchesse connaît dans les deux pièces une grandeur et une majesté qui font d’elle un personnage noble, peut-être le plus noble de la pièce, quoique constamment humiliée par la lâcheté et les outrages du Duc. Carlos est aussi ce jeune homme fidèle au Duc, digne et honnête homme, en même temps que cet amant parfait, tellement plus digne d’être aimé que le Duc. Le changement majeur qui le concerne, est le fait que dans la pièce espagnole il est assez rapidement mis au fait des déguisements qui dissimulent l’identité des personnages, alors qu’il faut attendre la fin de l’Acte IV dans la pièce française, pour qu’il soit dans la confidence. Ce changement est important car le Carlos français, dupe du quiproquo, est attachant dans sa souffrance, grand dans sa fidélité au Duc. Le personnage qui subit en fin de compte la plus grande modification, c’est Fédéric : dans la pièce espagnole, il est beaucoup plus présent, plus colérique, plus violent aussi. Thomas Corneille semble avoir voulu adoucir l’autorité de Fédéric, ce qui explique peut-être certaines incohérences : tous les personnages se plaignent de la dureté de Fédéric envers ses enfants, et du caractère impitoyable de la politique qu’il mène ; pourtant, lorsque la parole lui est donnée, il justifie assez bien ces mesures drastiques par la conscience du devoir politique. Il faut rappeler qu’il était fréquent dans la comédie qu’un père éloigne son enfant de la cour pour diverses raisons, et que cela n’avait en soi rien de choquant. En réalité, Thomas Corneille a gardé du personnage espagnol tout ce qu’on dit de lui, mais il a supprimé les passages où Federico est véritablement impitoyable et violent envers ses enfants. De plus, il a revalorisé son discours sur l’honneur et la dignité : ce qui dans la pièce espagnole était longues tirades grandiloquentes devient discours ferme mais honorable dans la pièce française.

Peut-on dire que les inflexions différentes que Thomas Corneille a donné à ses personnages par rapport à ceux de Lo que puede la aprehension permettent de parler de réécriture convaincante ? Il faut d’abord rendre hommage à Thomas Corneille en montrant que tous les changements qu’il a opéré étaient nécessaires, car il était impensable de présenter sur la scène française les personnages espagnols à l’état pur. Mais ces modifications sont parfois maladroites car incomplètes, comme le montre l’exemple de Fédéric. Et surtout, l’auteur n’a pas modifié ce que lui-même avait appelé « la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie »20 ou du moins ne l’a-t-il pas fait jusqu’au bout. Il a bien essayé de rendre la pièce plus vraisemblable, en montrant par exemple le Duc sensible à la beauté de Fénise quand il la prend pour Celie : à plusieurs reprises en effet, le Duc constate que Fénise est belle et qu’elle pourrait lui plaire si elle chantait ce qui donne une autre caution que le seul charme de sa voix à son amour. Mais l’essentiel de la pièce n’est jamais justifié, jamais Corneille ne cherche à expliquer le fait qu’on puisse tomber amoureux d’une voix, ni pourquoi Fénise refuse de révéler son identité. Or ce qui ne choquait pas le public espagnol a choqué le public français, et les invraisemblances de cette pièce l’ont condamnée. C’est ce qu’exprime ainsi Lancaster : « this theme has so little contact with reality that it would require a Musset to make it acceptable to a French audience »21 : le talent de Thomas Corneille est trop faible pour compenser les faiblesses du modèle.

Thomas Corneille excuse cet échec en reportant les torts sur les caractéristiques de la pièce espagnole. Si l’on se souvient des succès que Thomas Corneille sut tirer de ses modèles espagnols, et si l’on garde à l’esprit que lo que puede la aprehension de Moreto fut fort bien reçu dans son pays, il semble plus juste de considérer que Le Charme de la voix souffre d’un manque d’investissement, peut-être de travail, de la part de son auteur. Cette hypothèse semble corroborée par l’épître, puisque Corneille insiste sur le fait qu’il a opposé des réticences à la rédaction de cette pièce, qu’il en prévoyait l’échec, et que c’est contre son gré et par fidélité à son dédicataire qu’il a effectué cette réécriture. On peut voir là de la mauvaise foi, mais les succès antérieurs de Thomas Corneille qui s’inspiraient de pièces espagnoles comme Le Geôlier de Soi mesme, prouve qu’il était capable de faire des réécritures parfaitement achevées et dignes d’un grand dramaturge – cette pièce en question fut même préférée à la version donnée par Scarron, Le Gardien de soi mesme. Mais les faiblesses de la réécriture ne doivent pas masquer les mérites de la pièce : c’est pourquoi plus que d’une réécriture réussie, on peut parler après cette étude comparative, d’une bonne adaptation au goût du public français de la pièce espagnole.

Une autre influence notoire : l’histoire de Timante et Parthénie §

La pièce d’Augustin Moreto a donné lieu à une autre création française : Madeleine de Scudéry, dans son roman Artamène ou le grand Cyrus, paru en 1653 s’en est inspirée pour sa nouvelle Timante et Parthénie au livre I de la partie VI. Comme la pièce de Moreto n’a été publiée qu’en 1654, Madeleine de Scudéry a dû avoir accès au manuscrit de la pièce. Cet emprunt est de deux ordres ; il est d’abord d’ordre diégétique car les deux histoires reprennent un même motif : dans les deux cas, un homme tombe amoureux d’une voix, et se jure d’épouser cette personne, même sans jamais l’avoir vue. Au-delà de cet emprunt thématique, on peut noter une même « sensibilité tendre » dans la représentation de l’amour. Parthénie est réputée pour son incroyable beauté mais après un mariage malheureux pendant lequel elle a pu constater qu’un amour attaché à la seule beauté est de courte de durée, elle est devenue méfiante envers les hommes. C’est pourquoi elle exige du soupirant Timante d’être aimée sans être vue. Celui-ci a en effet conçu de l’amour pour elle en l’entendant chanter sans la voir. On retrouve le même motif que dans le Charme de la Voix. Voici comment est contée cette première rencontre vocale :

tout d’un coup il entendit une Femme qui chantoit, et qui chantoit fort agreablement. De sorte que se taisant, et marchant vers la voix qu’ils entendoient, ils firent enfin si bien, qu’il ne pouvoit y avoir qu’une Palissade entre eux et celle qui chantoit : mais elle estoit si espaisse et si pressée, qu’ils ne pouvoient trouver moyen de voir celle qu’ils entendoient, ny mesme celuy de s’en approcher davantage.

Commence alors une poursuite romanesque de la belle voix. Mais à la manière de Fénise, Parthénie se dérobe sans cesse à la vue de Timante, et elle développe le même argument qu’elle : il faut être aimée non par inclination, mais par un véritable amour de connaissance. Comme Fénise encore, Parthénie a l’occasion d’apercevoir Timante à travers la palissade et elle en tombe amoureuse, sentant dans son cœur une « agitation extrême. ». Le coup de foudre décrit est très semblable à celui que Fénise raconte à Laure dans la première scène de l’Acte I (V.94 -98) . Le même motif produit dans les deux œuvres le même type de réflexion : peut-on avoir une belle voix et n’être pas belle ? Timante, comme le Duc, sont convaincus que cela ne peut être :


La foi de Timante en la beauté de Parthénie La foi du Duc en la beauté de Fénise
« Je sçay de desja, repliqua t’il, que vous avez une belle voix, non seulement en chantant, mais encore en parlant : et je sçay de plus, que vous avez la plus belle taille du monde, et les plus belles mains : de sorte que si vous avez les yeux aussi beaux que je me les imagine, vous estes la plus belle Personne de la Terre. » « Tel qu’il soit, à mes yeux il faut que [cet objet] soit aimable,
De sa divine voix j’en crois le doux effet,    Le Ciel ne laisse point son ouvrage imparfait » 22

Chez les deux amants on trouve cette foi en la beauté de l’être aimé, beauté imaginée et déduite de la beauté de la voix ; c’est bien là le sens du terme aprehension présent dans le titre de la pièce espagnole. L’entourage des amoureux s’évertue à démontrer que rien n’est moins sûr :


Les soupçons d’un ami de Timante : Les railleries de Fanbrice
Il justifie le procédé de Parthénie par le fait qu’elle doit être « « une personne de mediocre qualité, qui avoit une belle voix, mais qui estoit extrémement laide : et qui pour cette raison n’avoit point voulu se monstrer ». « Ne vous y trompez pas.
J’en ay veu telle, moy témoin irreprochable,
Qui chantant comme un Ange auroit fait peur au diable
Et qui, quoy que sa voix semblast venir des Cieux,
Avoit un œil en terre et l’autre chassieux. » 23

À bien des égards, les deux textes sont donc très proches. Pourtant le traitement du motif inspiré de la pièce espagnole est très différent. Timante est véritablement un amant parfait : soumis, constant et discret, il parvient à se rendre digne de l’amour de Parthénie. Mis à l’épreuve, il est capable de la reconnaître chaque fois qu’il l’entend, et comprend que ce n’est pas elle quand on cherche à le tromper. Le Duc au contraire, est dupe pendant toute la pièce du tour qu’on lui joue : jamais il ne reconnaît la voix de Fénise quand elle parle sous les traits de Célie, et il ne manifeste pas d’attraction particulière pour sa beauté. En effet, l’optique est inversée dans les deux textes : si Parthénie veut être aimée pour elle-même et non pour sa seule beauté « quiconque n’aimera que la beauté de Parthenie, n’aquerra jamais son amitié. Je veux qu’on aime Parthenie toute entiere ».

Fénise au contraire souhaite ardemment d’être aimée pour sa beauté et non seulement pour sa voix. En réalité, les deux femmes veulent une seule et même chose : craignant le caractère éphémère d’un amour d’inclination, elles voudraient s’assurer que leur amant est capable d’atteindre l’amour de connaissance. L’enjeu est d’importance, car une femme amoureuse est vulnérable, et risque de perdre son honneur et sa dignité si elle venait à être délaissée. C’est pourquoi on retrouve dans les discours de Parthénie comme dans ceux de Fénise, cette même idée de risque, de hasard malheureux, de danger.

Il faut noter pourtant une différence d’importance : Thomas Corneille suit fidèlement le modèle espagnol, et l’amoureux entend une voix sans apercevoir une seule partie du corps de la chanteuse. Madeleine de Scudéry prend au contraire le parti de laisser voir à Timante la main et la taille de Parthénie, il y a donc une identité du physique et de la voix. De plus, Timante reconnaît la voix de Parthénie quand elle parle, et là encore il y a identité entre voix parlée et voix chantée. Au contraire, chez Corneille, la voix et le corps sont désolidarisés, et le Duc ne reconnaît pas la voix parlée de Fénise : l’objet de son amour est donc extrêmement réduit par rapport à celui de Timante, car l’objet de son désir n’est que la voix chantée de Fénise. C’est en cela peut-être que les personnages du Charme de la Voix souffrent d’un caractère irréel condamné par la critique, alors que les personnages de Timante et Parthénie sont plus crédibles et permettent l’adhésion du lecteur. C’est bien le lecteur qui est érigé en instance de jugement, et c’est lui qui a fait le succès d’un texte et l’échec de l’autre. Cela tient peut-être à la différence générique du pacte de lecture : ce qui peut être développé, nourri, justifié dans une œuvre romanesque ne l’est pas forcément au théâtre, et le lecteur de roman, qui accepte de croire aux personnages un peu irréalistes d’un roman, peut trouver de la difficulté à se laisser prendre à l’illusion théâtrale devant des personnages « plus capricieux que raisonnables »24. C’est l’hypothèse qu’a formulée Bénédicte Louvat-Molozay et à laquelle nous adhérons :

il me semble en effet que l’échec de la pièce tient moins, en réalité, à la différence invoquée des goûts des nations qu’à la différence de nature générique : par sa minceur, par la fragilité et la subtilité de ses ressorts, un tel sujet ne pouvait donner sa pleine mesure qu’au sein d’un roman. »25.

La peinture de l’amour dans Le Charme de la voix §

Le Charme de la Voix et l’Eros Galant §

Le « pacte scripturaire galant »26 §

Avant de décrire la représentation de l’amour dans Le Charme de la voix, il convient de s’arrêter sur le cadre d’énonciation de cette représentation de l’amour. En effet la nature du texte conditionne en quelque sorte sa réception, et pour mieux appréhender cette comédie de Thomas Corneille, peut-être faut-il la percevoir à travers le prisme de la galanterie. Bien des éléments permettent de souligner avec quelle acuité Thomas Corneille a su prendre en compte la particularité de son public : le choix du sujet, la place des femmes au sein de l’intrigue, la parole d’amour parlée, tout porte à croire que l’auteur avait conscience de s’adresser à un public mondain, et qu’il a tout fait pour le séduire. C’est bien de séduction que parle Delphine Denis pour définir le « pacte scripturaire galant », puisqu’elle montre comment la thématique amoureuse entraîne d’elle-même une conception particulière de la communication littéraire :

Cette hégémonie de la matière amoureuse, qui envahit l’ensemble de la production littéraire de « divertissement », ne va pas sans quelque conséquence sur l’imaginaire du contrat de lecture galant : au-delà d’une thématique, réservoir topique de formules et de motifs, l’Eros galant entraîne une certaine conception de la communication littéraire, où domine le paradigme féminin.27

Il est vrai que lorsqu’il écrit sa pièce, Thomas Corneille doit faire face à un nouveau public : depuis une vingtaine d’années environ, les femmes ont droit de cité dans les théâtres, et avec l’émergence de la littérature galante, elles se sont accoutumées à devenir même peu à peu le critique impitoyable, le paradigme de réception d’une pièce. Le choix même de la pièce de Moreto – bien que Corneille refuse de s’en reconnaître le libre décideur – participe d’une esthétique galante : traditionnellement, la comedia espagnole accorde une grande part à l’action, tandis que la comédie française tient surtout de l’analyse. Or lo que puede la aprehension de Moreto, est précisément une pièce dans laquelle une grande part est dévolue à l’analyse psychologique ; l’acuité de ces sentiments et les subtilités de la réflexion sont peut-être ce qui a le mieux convaincu Thomas Corneille d’entreprendre la réécriture de la pièce.

C’est peut-être aussi en pensant à ce public de femmes que Thomas Corneille a accordé tant d’importance à ses personnages féminins : dans cette pièce en effet, l’intrigue repose sur les volontés et les exigences de deux femmes. De plus, il a cherché à polir les aspérités « bourgeoises » de Fenisa, et a ennobli le personnage français de Fénise, en créant une jeune fille gracieuse, touchante, et parfaitement au fait du langage d’amour qu’il faut parler et de la représentation de l’amour qu’il faut partager. D’une manière générale, Fénise, La Duchesse, et dans une certaine mesure Laure, sont autant de voix féminines qui imposent une vision particulière de l’Amour. Si l’on regarde la répartition de la parole et la présence sur scène des personnages masculins et féminins, on s’aperçoit que ces dernières prennent une place importante dans la pièce. De plus ce sont les principales actrices de la mystification, le Duc étant tout au long de la pièce la victime d’un déguisement qui le trompe, tandis que la Duchesse et Fenise sont toutes deux à l’initiative de cette comédie, aidée par Laure. Il faut en effet noter que cette prédominance du féminin s’étend à toutes les classes sociales : face aux balourds valets Fabrice et Camille, Laure n’a rien d’une servante, elle s’exprime comme sa maîtresse, et partage avec elle une même vision de l’amour :

Á vostre seule voix le sien [son amour] est attaché,
Et tant que le secret lui restera caché ?
Tous vos attraits pour lui n’auront qu’un éclat sombre,
Et comme l’ame y manque il n’en verra que l’ombre.28

L’usage des périphrases, de la métaphore traditionnelle de l’éclat, la référence néo-platonicienne à l’âme d’amour, la formulation sophistiquée montrent que même une servante, du moment qu’elle est femme, a une certaine représentation de l’amour, et que cette représentation conditionne les mots que l’on utilise pour en parler.

Enfin, on retrouve dans cette pièce un ensemble de questions d’amour à la mode, que l’on abordait alors dans tous les salons : comment distinguer l’amour d’inclination de l’amour véritable ? La femme aimée est-elle un tout, ou bien sa voix peut-elle se désolidariser de son corps ? Le parfait amant existe-t-il ? Ce type de question était si en vogue que nombre de recueils de questions d’amour de l’époque, comme Fleurs, fleurettes et Passe-temps ou divers caractères de l’Amour Honneste, ou autres recueils de questions d’amour ou conversations galantes sont publiés à l’époque. Thomas Corneille était inscrit dans son siècle, conscient de la nature de son public, et au fait des intérêts et des publications contemporaines. Toutes ces allusions à un hors texte contemporain et facilement identifiable prouvent que la pièce s’adresse à un public mondain, apte à saisir l’arrière-plan codé de l’action. Voilà pourquoi il semble particulièrement approprié de parler pour cette pièce d’une stratégie de séduction de son public, de la part l’auteur galant, et nous pouvons conclure cette partie avec Delphine Denis en disant qu’

en proposant comme destinataire idéal un lecteur féminin, le texte galant fondait la lectrice en paradigme non seulement de la juste réception, ni même en archétype socioculturel du lectorat mondain, à former et à conquérir, mais encore engageait une approche spécifique de l’échange littéraire, conçu comme véritable stratégie de séduction.29

Les codes de l’amour galant §

Le sujet principal de la pièce, et le moteur qui fait agir presque tous les personnages est donc l’amour. Mais encore faut-il définir de quel type d’amour nous parlons. Il nous semble en effet que le texte de Thomas Corneille illustre une représentation bien particulière de la passion amoureuse, et qui est alors la chose du monde la mieux partagée dans les salons mondains que vise notre auteur. Il s’agit largement d’une représentation « tendre » de l’amour : les personnages durant toute la pièce, ne cessent de jouer le jeu de l’amour tendre, et se réfèrent constamment aux lois et aux codes qu’il implique. On retrouve disséminés dans le texte, toutes les grandes notions de l’amour tendre : la Beauté, la Douceur, que les deux femmes partagent, mais aussi la Fierté, la Rigueur, le Mépris dont vont se plaindre tour à tour le Duc et Carlos, leurs amants. Fénise souffre constamment de Jalousie et de Soupçon. Fénise et la Duchesse partagent la même volonté d’humilier les hommes pour se venger d’avoir été outragées. Il est intéressant de constater que par rapport à la pièce espagnole, Thomas Corneille a souhaité souligner la beauté de Fénise : à deux reprises, le Duc, prenant Fénise pour une autre, vante ses attraits. Dans la scène 2 de l’Acte II, scène de première rencontre, l’admiration du Duc pour la beauté de Fénise est sensible :

LE DUC.
Regarde, admire, voy, Fabrice, quel éclat !
Qui n’en seroit charmé ?
FABRICE.
Tastez, le cœur vous bat ?
LE DUC.
Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ?

Le rythme ternaire, l’exclamative et la volonté de gagner tout le monde à son jugement soulignent l’effet ensorcelant de la beauté de Fénise. Plus encore, l’adjectif « surprenante » nous éclaire sur la conception de la naissance du sentiment amoureux qui vient ravir l’amant saisi devant la beauté de la Dame. Il s’agit bien ici d’une scène d’amour à première vue. Mais ce premier avis est confirmé par la suite : au moment où le Duc rencontre la Duchesse sous l’identité de Fénise, il confie à Fabrice qu’il ne la préfère à Célie que parce qu’elle chante. La notion de Préférence appartient à la représentation de l’amour tendre, et elle sera une constante revendication de la Duchesse pendant la pièce : parlant au nom de Fénise, elle demande au Duc de voir la Duchesse et de lui accorder ensuite sa préférence. La préférence galante signifie donc prendre en considération les différentes beautés pour n’en choisir qu’une, et ce choix, discriminant les autres femmes, consacre la beauté de la Dame. C’est malgré lui que le Duc respecte cet idéal galant, en préférant secrètement la beauté de Célie à celle de la chanteuse qu’il prend pour Fénise. Enfin, jusqu’au dernier moment le Duc manifeste son attirance pour la beauté physique de Fénise à la scène 4 de l’Acte V. Nous avons vu que si Thomas Corneille s’appliquait à souligner l’admiration du Duc pour la beauté de Fénise, c’était d’abord par souci de vraisemblance, afin d’assoir son amour sur quelque chose de plus solide que le seul caprice d’aimer une voix. Mais il semble aussi que l’admiration pour la beauté soit absolument nécessaire à l’amour galant, l’Amant tendre ne pouvant aimer que celle qu’il juge être au dessus de toutes les beautés.

Mais ce qui « sonne » tendre, dans cette représentation de l’amour, c’est surtout le comportement de nos deux amants, le Duc et Carlos. Lorsque l’on est amoureux se met en place un code de conduite qu’il faut respecter : c’est à cela que Fenise soumet le Duc, ou que la Duchesse reconnaît en Carlos le parfait amant. Ce code de conduite est à la fois dicté par les valeurs héroïques et chevaleresques, et par l’idéal galant. Ces règles sont nécessaires, parfaites – dans le sens ou elles ne peuvent être appliquées qu’à moitié ou approximativement – et elles forment un ensemble homogène, de façon à ce qu’on ne peut en suivre une seule, il faut toutes les respecter. Voilà bien des exigences qui aideront Fenise à sonder l’amour du Duc, afin d’établir s’il est d’inclination ou de connaissance. Totalement soumis à la souveraineté féminine, ils doivent constamment prouver leurs qualités de Parfait Amant. Constance, Sacrifice de la gloire personnelle et Soumission totale sont autant de postures qu’ils doivent prendre pour satisfaire Fénise et la Duchesse. La constance de l’Amant est éprouvée par l’habitude de dire non et la volonté de se montrer cruelles de la part des belles. La Duchesse craint même d’avoir cédé trop rapidement : il faut en effet éprouver l’Amant pour s’assurer de son amour avant de donner la permission à cet amour d’exister. Plus la femme se montre cruelle et distante, plus l’Amant peut estimer sa chance lorsqu’elle cède enfin. C’est pourquoi la Duchesse craint d’avoir révélé trop tôt son amour (v. 759-762) . C’est donc une posture conventionnelle de la Dame, puisqu’elle pense que son empressement pourrait pousser Carlos la mépriser. L’Amant tendre doit aussi faire le sacrifice de sa gloire personnelle et manquer à ses devoirs politiques pour se consacrer à sa seule passion. Il doit aussi être soumis à sa Dame, et nombre d’expressions telles que « cœur soumis », « suivre la loy », « ravi » montrent comment l’Amant est réduit à l’esclavage devant la Dame, comme prisonnier d’un rapt, captif d’un regard. Les jeux de scène peuvent illustrer cette soumission, car à plusieurs reprises dans la pièce, Carlos ou le Duc, disent à leurs amantes qu’ils se mettent « à [leurs] pieds » et l’on peut tout à fait s’imaginer que ces paroles sont suivies d’un agenouillement soumis dans le jeu de l’acteur. Enfin, dernière caractéristique de l’Amant tendre que l’on retrouve dans ce texte, il ne doit pas hésiter à mourir d’amour : le Duc proclame avec force dans la deuxième scène de l’Acte II que si Fénise est déjà engagée ailleurs, la mort est la seule alternative. Carlos, à la fin de l’Acte IV, lorsqu’il croit devoir renoncer à la Duchesse par loyauté envers le Duc, compte mettre fin à ses jours, ne pouvant supporter de vivre sans pouvoir aimer sa Dame. La conduite des amants est donc constamment informée par ces codes galants, jusqu’aux moindres détails et c’est à travers cette grille de lecture que les deux femmes peuvent repérer les réussites et les manquements des Amants. Carlos raconte par exemple à la scène 5 de l’Acte II comment la Duchesse s’est offusquée d’un oubli galant de la part du Duc : « Et que mesme elle tient pour un mépris secret / que le Duc n’ait jamais demandé son portrait. » Le comportement du parfait amant est soumis à des règles très précises, et ne pas s’y conformer, c’est risquer de contrarier la Dame ; le fait de ne pas demander un portrait, si infime que cela puisse paraître, est signe pour cette société pétrie de la représentation tendre de l’amour, d’une méconnaissance impardonnable de ses codes. Si les deux personnages d’Amant tentent tous deux de jouer le jeu de l’amour tendre, force est de constater que Carlos s’y illustre avec plus de talent et de réussite que le Duc. Il est un véritable amant tendre, et se conduit tout au long de la pièce de façon conforme aux lois dictées par cette vision de l’Amour. C’est pour cela, qu’à l’instar des personnages romanesques de Scudéry, il ne fait pas rire. Il est convainquant et touchant, tandis que le Duc est léger et peu crédible. Nous verrons plus loin que le Duc peut être un personnage comique, ce qui n’est pas le cas de Carlos ; en réalité, les deux couples, Fénise et le Duc d’un côté Carlos et la Duchesse de l’autre, ont en partage une même vision de l’amour mais comme le sentiment amoureux est traité de manière légère et superficielle dans un couple, et de manière profonde et attachante dans l’autre, l’interprétation de cette vision de l’amour est double. Il s’agit peut-être là d’une caractéristique du baroque : les deux couples représentent une double interprétation possible de l’amour-tendre, pour souligner la relativité ou même la duplicité de la vérité du sentiment amoureux. Mais nous reviendrons de manière plus précise sur ces questions en examinant plus loin les rapports entre comique et galanterie.

Comme la pièce fait de l’amour le ressort principal de l’intrigue, on assiste dans le Charme de la voix à de nombreuses conversations sur la nature de ce sentiment. Les personnages cherchent sans cesse à le définir, mais surtout, ils interprètent les signes en fonction d’une grille de lecture de l’amour préétablie. Fénise définit dès la scène d’exposition ce que doit être un véritable amour. Dans les vers 145 à 152, Fénise dresse en effet tout un programme de l’Amour. La jeune fille semble avoir lu et intégré les leçons d’amour des romans de Scudéry, car elle analyse avec la même subtilité les effets du sentiment, et en tire, à partir de ses observations, les conséquences qui s’ensuivent. On ne peut ici s’empêcher de penser à Cathos et Magdelon, les deux précieuses de Molière qui deux ans plus tard illustreront sur scène le ridicule des femmes qui ne considèrent l’Amour qu’à travers le prisme de leurs lectures. Le trait est cependant beaucoup moins appuyé ici, et il est difficile de trancher sur l’intention de l’auteur. Quoiqu’il en soit, que Fénise soit porteuse d’une vision de l’amour assumée par l’auteur, ou bien au contraire mise à distance par une ironie légère, le fait est que cette représentation de la passion conditionne l’intrigue. C’est à partir des postulats qu’elle implique que Fénise, ne reconnaissant pas chez le Duc les effets de la passion, le met à l’épreuve. La mauvaise lecture des signes crée des situations de fausses apparences, constitutives des intrigues successives.

De plus, ces questions de l’amour donnent lieu à de profondes considérations sur la nature du sentiment. Bien souvent dans le texte, les personnages échangent leurs vues sur le sentiment amoureux, de la même manière que l’on posait des « questions d’amour » dans les salons. L’un des débats de la pièce est l’illustration d’une question contemporaine : l’amour est-il le fruit d’une lente progression ou une illumination brutale ? La réponse apportée est la distinction opérée par Fénise, comme l’ont fait avant elle les héroïnes tendres de Scudéry, entre amour de connaissance et amour d’inclination. L’amour d’inclination tient à une attirance mystérieuse qui opère préalablement sur l’amant, comme cet amour pour une voix, tandis que l’amour de connaissance, auquel aspire Fénise, est fondé sur les mérites de la personne aimée. Toute la pièce est fondée sur cette quête du véritable sentiment amoureux, et le Duc ne cesse d’être mis à l’épreuve afin que Fénise soit certaine qu’elle ne hasarde rien à accepter son amour.

Amour et Politique : influence de Pierre Corneille ou faux-semblant ornemental ? §

Le réflexe du lecteur contemporain, lorsque l’amour est mis en balance avec le politique, est de considérer la raison politique comme un obstacle majeur à l’amour du héros, prisonnier d’un dilemme tragique entre ses devoirs et sa passion. Pourquoi ne pas lire la passion du Duc ainsi : le Duc aime Fénise, mais ne peut l’épouser sans risquer la guerre, et en tant que Duc de Milan il se doit à l’Etat avant qu’à lui-même. Mais cette lecture semble être le fruit d’un calque trop rapide et injustifié de l’œuvre d’un auteur à celle de son frère : c’est dans la tragédie que Pierre Corneille allie l’amour et la politique, et dans ce cas, la contradiction entre devoirs et passion est constitutive de l’intrigue. Bien au contraire, ce qui est nécessaire chez Pierre, semble tout à fait ornemental dans la pièce de Thomas. Á aucun moment les devoirs politiques du Duc ne créent une situation de dilemme chez le personnage, puisque celui-ci a d’emblée fait bon marché du Traité qui l’unit à la Duchesse et souhaite, en adolescent capricieux suivre son cœur coûte que coûte. Dans le schéma actanciel qui considère le Duc, en aucun cas l’obstacle à sa passion ne pourrait être le devoir politique. Dans les scènes où Fédéric et le Duc s’affrontent, le jeune homme se montre parfaitement immature, insensible aux reproches de son tuteur, et déterminé à agir selon son bon plaisir. Il est volontiers péremptoire, « Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté ! »30 ou déterminé « Et rien ne peut changer ce que j’ay resolu »31, « Quoy qu’il puisse arriver, je le veux, il suffit. »32. Nous pourrions faire la même analyse en ce qui concerne la Duchesse : en tant que souveraine, elle devrait parler au nom de son peuple et chercher à le protéger. La femme autant que la souveraine a été outragée, mais elle ne souffre que de l’humiliation de sa personne, et jamais ne parle de venger l’affront qui est fait à son royaume. La femme prend toujours le pas sur la reine, et quand elle profère des menaces, « Le Ciel sur tout Milan estendra ma vangeance »33, c’est bien plus par orgueil que par revendication d’une mission politique. Dans un cas comme dans l’autre, la politique n’est ni le moteur ni l’obstacle des passions des personnages, si haut placés soient-ils. C’est peut-être d’ailleurs cela qui a fait chuter le pièce : Thomas Corneille n’a pas su choisir entre la simple comédie à l’espagnole dont les héros sont des cavaliers et des dames, et la comédie héroïque dont les héros sont des souverains et dont l’enjeu est politique. On peut penser ici par au Don Sanche d’Aragon de Pierre Corneille par exemple.

Est-ce à dire pour autant que la politique est réduite dans cette pièce à un rôle ornemental ? Il est vrai qu’elle n’influe que peu sur le devenir dramatique des personnages. Néanmoins, il faut souligner la présence d’un discours raisonné et continué dans la bouche de Fédéric. Nous avons vu que Fédéric est le personnage qui subit le plus de transformations par rapport à son homologue espagnol. Si Federico était colérique, violent et volontiers grandiloquent, Fédéric est pour sa part juste, intègre et éloquent. La revalorisation du personnage permet aussi une revalorisation de son discours, or ce discours est constamment de nature politique. C’est là quasiment la seule fonction du personnage, et l’expression « fière politique » est comme l’épithète homérique accolée nécessairement à son nom. De plus, de très beaux vers servent d’écrin à l’argument politique du Tuteur (v. 1040-1046) Fédéric exprime fort bien l’ambivalence d’une position politique qui fait du Prince à la fois le maître absolu et le sujet du Royaume puisque plus que quiconque, ses décisions conditionnent l’avenir de l’Etat. L’intégrité de Fédéric étonne les autres personnages : même la perspective de se voir anobli par le mariage de sa fille et du Duc n’adoucit pas la détermination de Fédéric à faire respecter le traité ; raison d’état et loyauté sont constamment invoquées comme justification sa fermeté.

Si nous accordons au discours politique présent dans cette pièce un certain crédit idéologique, reconnaissant au personnage de Fédéric la capacité d’exprimer une conception cohérente du politique, nous ne chercherons pas en revanche à découvrir un référent historique à la situation politique décrite dans cette comédie. Certains critiques, comme Gaël Le Chevalier, ont émis l’hypothèse d’une allusion à un événement historique précis et contemporain du dramaturge :

Le Charme de la voix, qui propose la vision politique d’une réconciliation de Naples et de la Sicile, peut aussi peut-être se lire comme une allusion discrète aux négociations entamées par Mazarin dès 1653 en Italie, qui envoie Duplessis-Besançon pr examiner la situation et les alliances possibles, tandis que le pape Innocent X est clairement hispanophile.34

Cette hypothèse nous semble difficilement acceptable, d’une part parce qu’il semble que le cadre politique de la pièce n’ait qu’une valeur ornementale, d’autre part parce que toutes ces conditions politiques sont reprises presque mot pour mot de la pièce espagnole de Moreto, donc il serait peu judicieux d’y voir une référence à la politique intérieure de la France.

Amour de connaissance / amour d’inclination ou Peut-on aimer une voix ? §

Et l’un et l’autre atteints de blessures pareilles
S’il m’éblouit les yeux je touche ses oreilles.35

Pendant toute la pièce, l’amour du Duc est qualifié de caprice. Tous les personnages, les uns après les autres et selon des motivations différentes condamnent cet amour au nom de la raison : il n’est pas raisonnable d’aimer quelqu’un pour sa voix. Fénise reproche au Duc de ne ressentir pour elle qu’amour d’inclination alors qu’elle mérite d’être aimée toute entière. C’est une revendication traditionnelle chez la jeune fille de la comedia, comme l’explique E. Martinenche

[les jeunes filles de la comedia] veulent être certaines que ce sont bien elles qu’on aime, et non point un charme particulier qu’un hasard pourrait leur enlever. Fenisa qui se sent attirée vers le Duc de Milan, ne consent point à lui dire avant d’avoir la certitude qu’il n’est point épris seulement de sa voix troublante. (…) Elle s’assure ainsi que sa force d’attraction lui vient non pas des séductions de son chant, mais de sa propre personnalité qui consiste dans son genre de beauté. La beauté, voilà l’honneur des « dames » 36.

Un amour d’inclination est sujet à l’inconstance, puisque l’on n’aime qu’une qualité du moi, en l’occurrence le fait de chanter, et si cette qualité venait à disparaitre, l’amour s’en irait avec elle. C’est en réalité, sous forme vulgarisée, la théorie de Pascal sur les qualités du moi selon lauqelle on n’aime jamais que des qualités et non un autre être. Fabrice fait ce reproche au Duc sous le mode de la dérision en lui disant qu’un rhume pourrait alors avoir raison de son amour (v. 1108-1110) .

Cet amour trop dépendant des circonstances s’oppose à un amour absolu, recherché par la femme. De plus, il mène tout droit au risque d’inconstance, hautement condamnable, et que la Duchesse explique à l’aide d’une métaphore : elle prend l’amour du Duc « Pour un feu qui peut naistre et mourir en un jour », (v. 923) . La métaphore est celle d’un feu de paille, destiné à s’éteindre, et diamétralement opposé à l’idéal de la flamme éternelle. Fénise ne remet jamais en cause l’amour du Duc pour sa voix, mais elle condamne la pauvre qualité de cet amour, qui ne peut la satisfaire si aux charmes de la voix ne viennent s’ajouter les charmes de la beauté, d’où la mise en place d’un déguisement destiné à éprouver le Duc. Elle ne cesse de reprocher au Duc son caractère capricieux : « la raison peut sur luy bien moins que son caprice » (v. 750) , ou « Qu’il est capricieux ! » (v. 873) . Derrière cet amour capricieux se cache le risque d’un goût pour la conquête uniquement, qui n’échappe pas à Fénise : « Et ce n’est après tout que la difficulté / Qui chatouille aujourd’huy sa curiosité. » : elle n’accorde aucun crédit à ce caprice. Mais cette inconstance du Duc n’est pas inédite, bien au contraire, elle correspond à une tradition issue de la comedia :

Le jeune amoureux de la comedia n’est certainement pas un exemple de constance. Il est souvent d’une étrange passivité et tiédeur. Les femmes seules sentent la morsure de la passion et se livrent à l’amour sans penser aux obstacles, tandis que les hommes ont toujours une idée derrière la tête.37

Rien d’anormal à ce que le Duc se montre léger. L’amour du Duc pour une voix contrevient à la tradition littéraire qui veut que l’amour naisse d’un premier regard et que l’Amant soit ébloui par l’éclat de la beauté de la dame. Pourtant, il semble sincèrement et profondément épris de la voix de Fénise, or il y a un lien possible entre les charmes de la voix et ceux de la beauté. Il y a eu en premier lieu un coup de foudre auditif, résumé par cette expression « il s’est pris par l’oreille » (v. 810) . Mais à partir de ce premier coup de foudre s’est mis en place tout un processus qui fait appel à l’imagination et au désir d’aimer. Le Duc utilise au vers 369 ce bel oxymore « aimable incognüe » pour désigner Fénise : comment peut-on aimer en effet, ou considérer comme aimable, ce qu’on ne connaît point ? C’est Fénise qui donne plus loin la réponse : une belle voix est un talent appréciable mais en soi n’est pas un support suffisant à l’amour ; tout dépend de la valeur qu’on lui donne : « il vaut ce qu’on l’estime » (v. 820) . C’est là peut-être la clé de ce motif extraordinaire, c’est le Duc qui octroie à la voix de Fénise un pouvoir particulier, c’est lui qui l’investit d’un sens supérieur. Á ce coup de foudre auditif succède, par l’imagination, un élargissement de son champ d’action. C’est une forme de cristallisation du sentiment autour de cette première impression auditive, que résume fort bien ce vers à valeur de synesthésie : « Non, Fénise toujours eut le bruit d’estre belle » (v. 264) . Le Duc déduit la beauté de Fénise de sa voix enchanteresse. L’opération d’amour est alors mental et tout passe par les canaux de l’imagination sans que le Duc semble en avoir conscience (v. 389-396) . Le stimulus de la voix semble avoir déclenché tout un processus mental de création d’une image idéale de la femme aimée, et malgré tous les efforts des autres personnages pour préparer le Duc à l’éventuelle déception, l’imagination surpassant souvent la réalité, rien ne fait fléchir le Duc. Il passe même à l’assertion de la beauté de Fénise imaginée : « A former son beau corps / le Ciel a déployé ses plus riches tresors, / jamais de tant d’appas beauté ne fut pourveuë », (v. 485, 486) . Il y a un parallèle à faire avec l’amour mystique ici car le Duc part de l’immatériel (la voix) vers le matériel (la beauté du corps) et ce qui soude les deux parties du même tout (Fénise) , c’est la seule croyance du Duc en la nécessaire alliance de la beauté de la voix et du corps. Non seulement la voix de Fénise est immatérielle mais elle est aussi divine puisqu’elle « semble venir des Cieux » (v. 262) , si bien que Fénise devient en quelque sorte sacralisée et digne d’être aimée de façon spirituelle, en l’absence de toute matérialité. C’est toute une argumentation métaphysique qui sous-tend ce raisonnement ; le postulat est la perfection du Ciel, et la perfection de ses ouvrages ; la voix perçue est belle et elle est un effet, un effet ne vient pas sans cause dans la stricte loi de la causalité, donc Fenise ne peut qu’être belle. Le ciel est durant toute la pièce l’argument d’autorité des personnages : une rencontre, un amour, une vengeance n’est possible qu’avec l’aveu du Ciel. Les personnages appartiennent à cette mythologie, du moins en paroles. Mais ils condamnent pourtant l’amour du Duc qui paraît trop irréel pour être cautionné par le spirituel.

Paradoxalement, ce sont les valets qui ont la lecture la plus juste de l’amour du Duc. Leur bon sens leur permet de comprendre ce que les hauts personnages ne voient pas. Fabrice, dans sa folie, semble énoncer des vérités sur l’amour bien supérieures à ce que l’on pourrait attendre d’un bouffon : « Car la plus belle enfin, quelques traits qu’elle assemble, / n’est as celle qui l’est, mais celle qui le semble » (v. 380-381) : il met ici en place la distinction conceptuelle entre l’être et le paraître, que nous retrouverons plus loin. La beauté n’est pas une valeur objective, au contraire, la beauté d’une dame est perçue de manière subjective, en fonction de l’effet, de l’impression qu’elle cause. A partir de cette impression, l’amoureux crée ou ne crée pas un sentiment d’amour. Il y a donc une part, à demi consciente, de décision, de choix spirituel dans l’amour, et la beauté, partie matérielle de l’amour, n’est choisi par l’amoureux qu’à partir du moment où il a d’abord aimé une partie immatérielle de la femme. C’est la même idée que défend Laure (v. 558-566) . L’idée est subtile : son amour attaché à de l’immatériel ne découvrira la beauté matérielle de Fénise que lorsque la voix qui l’enchante aura regagné son visage, puisque c’est l’amour qui crée la beauté. L’amoureux investit l’être aimée pour une quelconque raison d’une beauté matérielle qui vient comme un après-coup du sentiment d’amour.

La parole amoureuse §

Nous avons vu que les personnages du Charme de la Voix ont tous en partage une même vision de l’amour, que l’on pourrait qualifier d’amour-tendre. Il convient maintenant de s’intéresser à la parole d’amour échangée dans cette comédie : il existe bien une sorte d’attraction du thème sur le langage dans le sens où l’on utilise une parole d’amour conforme à la représentation que l’on s’en fait ; dans cette pièce, les personnages jouent l’amour-tendre et parlent amour-tendre. Le vocabulaire qu’ils utilisent est parfois difficile à comprendre pour un lecteur contemporain non spécialiste du XVIIe siècle, dans le sens où le lexique employé est largement conditionné par le système de valeurs auquel se raccrochent les personnages.

Lexique et valeurs §

La parole amoureuse n’est jamais exactement la même selon les époques et selon les milieux sociaux, et de même que l’amour a une histoire, la parole amoureuse n’est pas exempte d’une certaine historicité. Voilà pourquoi il convient de rappeler les valeurs auxquelles elle se réfère, le sens des mots qu’elle emploie et les évolutions qu’ils ont pu connaître. L’ensemble de cette étude s’appuie très largement sur l’analyse du vocabulaire établie par Anne Sancier-Château dans son Introduction à la langue du XVIIe siècle ; des exemples précis tirés du Charme de la Voix viendront illustrer ces définitions.

Les valeurs défendues par les personnages de la pièce §

Avant de s’intéresser particulièrement au langage amoureux, il convient de contextualiser l’énonciation de cette parole : nous devons prêter attention à ces questions : Qui parle ? Á qui ? Quelles valeurs implique une appartenance à un temps et à un milieu social donnés ? Dans quelle mesure la parole d’amour est-elle conditionnée par un système de valeurs ? Les personnages du Le Charme de la voix sont de très haut rang, ils appartiennent à la grande noblesse ; il est important de rappeler qu’en Italie, les Ducs et les Duchesses sont pratiquement des rois et des reines. Cette appartenance sociale implique qu’ils aient en partage un certain nombre de valeurs que l’on peut regrouper sous les termes de valeurs héroïques et chevaleresques. C’est Pierre Corneille qui illustra avec le plus de talent cet idéal aristocratique dans l’ensemble de son œuvre, mais ces valeurs imprégnaient toute la société, réglaient les comportements sociaux et le langage. Nous avons sélectionné dans les valeurs définies par Anne Sancier-Château, celles qui reviennent le plus souvent dans notre pièce, et qui caractérisent les personnages.

  • – Foi : ce terme « rend compte fondamentalement des exigences qui régissent dans l’ordre chevaleresque, les rapports entre les hommes. Il désigne d’abord la confiance que l’on accorde à un être et qui engendre un engagement, une parole. (…) L’évolution du sens privilégie métonymiquement l’expression de l’effet qui résulte de cet engagement, et le mot désigne alors la fidélité à la parole. ». Ce mot devient aisément propre à la parole amoureuse, puisque l’amoureux ou la maîtresse peuvent donner leur foi ; c’est le sens de la foi jurée. Le Duc, par son origine social, et parce qu’il est honnête homme, devrait être homme de foi, homme de parole. Il pense l’être, mais durant toute la pièce, il manque à ses promesses. D’abord, il ne respecte pas une promesse politique, puisqu’il rejette la foi qui l’attache à la Duchesse. Mais même en amour il commet des impairs : il jure sa foi à Fénise, sans la voir, puis à la Duchesse qu’il prend pour Fénise, puis à Célie, et enfin à Fénise lorsque la voix et le visage sont justement rassemblés. Une foi ne peut se donner sans honte qu’une seule fois, à une seule maîtresse. Abusé par son erreur, le Duc semble faire bon marché d’une promesse. C’est ce que lui reproche Fénise ; la Duchesse quant à elle, l’invite à prendre plus de temps avant de promettre une chose aussi importante que la foi (v. 900-901) .
  • – Honneur : « autre mot-clé dans l’échelle des valeurs aristocratiques, l’honneur renvoie au sentiment que l’on se doit à soi même pour être digne de sa race, de sa lignée ». C’est surtout la Duchesse qui emploie ce terme : c’est au nom de l’honneur qu’elle dissimula son amour pour Carlos (v. 758) . C’est aussi au nom de l’honneur outragé qu’elle cherche à se venger du Duc. Là encore, le contre exemple de l’honneur, c’est le Duc, car il manque à son honneur, en sacrifiant son rôle politique. C’est ce que lui reproche constamment Fédéric : son honneur exige le respect du Traité, son honneur exige que le Duc soit à l’Etat avant d’être à lui même. Fédéric applique pour sa part avec une rigueur implacable le principe de l’honneur, au détriment de l’amour paternel, quand il bannit sa fille ou qu’il ne fait rien pour sauver son fils condamné.
  • – La gloire : « la gloire est d’abord une expérience intérieure. Cette acception qui réfère à une quête intime et personnelle se double d’une autre acception qui privilégie les marques extérieures liées à ce même concept : le mot gloire désigne l’éclat, la splendeur que donnent les hauts faits ou la puissance. » Cette notion entre quelque peu en contradiction avec la représentation tendre de l’amour, car contrairement aux héros de Pierre Corneille par exemple, en bon amoureux tendres les personnages masculins de cette pièce doivent sacrifier leur gloire personnelle au profit de leur amour. Il y a en réalité un décentrement de l’éclat de la gloire : ce qui glorifiait un homme c’était ses exploits, ce qui le glorifie dans l’amour-tendre, c’est l’amour de la Dame, et l’amoureux ne s’accomplit comme homme que dans le respect des lois de l’amour. Voilà pourquoi la Duchesse n’accepte pas que Carlos sacrifie son amour pour elle à cause de ses devoirs politiques (v. 1573-1480) .
  • – Le mérite : « il s’acquiert par l’affirmation de la valeur personnelle dans toutes les circonstances de la vie. Il est souvent évoqué pour justifier l’amour. » Le mérite est au centre de toute la pièce puisqu’il s’agit de définir si le seul mérite d’avoir une voix magnifique peut justifier l’amour du Duc. Fénise éprouve l’amour du Duc pour savoir si sa beauté peut aussi l’asservir, et souhaite être aimée pour elle-même.

Justification ou qualités de l’amour, toutes ses valeurs sont revendiquées par les personnages du Charme de la voix. C’est en comprenant d’abord ce qu’ils sont et à quel système de valeurs ils appartiennent que l’on peut appréhender leur langage, et la manière dont ils échangent une parole amoureuse particulière.

Les notions de l’amour §

Il faut en premier lieu nous arrêter sur le mot charme puisqu’il donne son titre à la pièce, et puisqu’il caractérise le lien particulier qui unie Fenise et le Duc. Charmer signifie « qui exerce une puissance fascinante, ensorcelante ». Nous pouvons revenir au sens étymologique latin de carmen, désignant la formule d’incantation magique. Charme renvoie à la puissance occulte et mystérieuse qu’exercent certains êtres sur les autres. Dans le champ notionnel de l’amour, il évoque l’attrait irrésistible, analogue à quelque pouvoir magique.

L’étonnement est aussi un phénomène souvent présent et exprimé dans la pièce. Si nous trouvons ce terme, il est toutefois plus fréquent de trouver les mots surprise, surprendre, surprenante. Dans les deux cas, il s’agit de souligner le choc, au sens abstrait et psychologique, provoqué par l’apparition de l’être aimé. Il apparaît notamment à l’occasion des premières rencontres. Le Duc dit à Fabrice lorsqu’il aperçoit Fénise pour la première fois « Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ? » ; Fénise avait raconté à Laure en ces termes l’étonnement fébrile qui avaient saisi les jeunes amants lorsqu’ils sont tombés amoureux l’un de l’autre : « Le Duc en est surpris, il s’approche, il s’avance, / Je me pers, je me trouble, à le considerer », (v. 94-95) . Cette surprise de l’amour, pour parler en termes prémarivaudiens, provoque le ravissement, au sens premier du terme, c’est-à-dire que l’amoureux est arraché à lui-même, dépossédé de lui-même. Employé le plus souvent au participe passé, pour souligné encore davantage comment l’amour rend passif, le verbe « ravir » est omniprésent dans les répliques des personnages amoureux.

Le trouble décrit par Fénise, engendre l’inquiétude terme dont la récurrence, sous cette forme ou dans les formes dérivées, est frappante dans notre texte. C’est l’impossibilité pour l’être de prendre du repos ; elle se manifeste par une agitation qui peut ou non s’extérioriser. Si le terme peut s’employer pour plusieurs types d’agitation, l’amour est néanmoins l’ « un des agents les plus puissants de l’inquiétude, et celle-ci est bien une manifestation du sentiment amoureux. »

Les limites de la parole amoureuse §

Le langage amoureux, qui se veut « tendre » dans la bouche des personnages, souffre peut-être de certains excès. Il est parfois si obscur que la communication est difficile. Fénise est le personnage qui s’exprime le plus souvent dans une langue qu’on pourrait qualifier alors de « précieuse », revers dévalorisant d’une galanterie outrée. La citation qui suit se situe à la troisième scène de l’Acte I, Fénise a dévoilé à Laure que le Duc s’est épris de sa voix, et qu’elle veut continuer à le charmer sans se laisser voir. Quand Laure lui demande ce qu’elle peut espérer obtenir par là, Fénise répond :

Perdre quelques soûpirs sans qu’il les puisse entendre,
Et de ce faux appas soulager mon ennuy, 
Qu’il souffrira pour moy si je souffre pour luy.

Cette réplique paraît « précieuse », dans le sens d’une limite, d’un excès de galanterie, car elle allie une pensée alambiquée à une syntaxe compliquée ; l’idée de Fénise c’est que la réciprocité dans la souffrance permet une union qui n’est pas possible dans l’amour, et qui soulage son ennui, mais elle utilise pour cela un que omnibus qui exprimerait ici une circonstancielle de cause. L’idée, qui relève elle-même d’une conception singulière de l’amour, est complexifiée encore par une langue peut-être trop sophistiquée.

Le langage amoureux peut aussi souffrir d’une certaine usure : l’expression du sentiment amoureux tire l’essentiel de sa substance dans les lieux communs du système tendre, si bien qu’on arrive souvent à l’expression de ce qu’Alain Viala38 appelle des « métaphores en clichés », comme celle de la blessure, « Et l’un et l’autre atteints, de blessures pareilles » (v. 97) , celle du feu avec l’expression « vive flamme » récurrente dans le texte, et tout son réseau lexical, celle de la flèche d’amour, « Ne souffre dans son cœur aucun trait qu’il n’efface », (v. 110) , ou encore celle des « nœuds » (v. 115) de l’amour, qui provoquent une « impatiente ardeur ». Or d’une certaine manière, ce langage exhibe son usure et son jeu, c’est là du moins ce que dit Alain Viala :

Tout cela fournit des légions d’images, mais toujours avec une petite nuance dans le coin : ne serait-ce que parce que chacun garde conscience que ce ne sont que des métaphores, ne serait-ce que par l’effet d’emphase qui signale que ce jeu sait ce qu’il est.39

Ces métaphores de l’amour sont en effet tout à fait traditionnelles, et existaient déjà du temps des élégiaques latins, que notre auteur appréciait tout particulièrement – on sait qu’il s’attela à la traduction des Métamorphoses d’Ovide, à la fin de sa vie par exemple. Relayées par la poésie lyrique du XVIe siècle, elles sont encore vivaces au XVIIe siècle. Anne Sancier-Château recense trois types de métaphores du sentiment, tous présents dans notre pièce. La flamme : cette métaphore est omniprésente dans le lexique amoureux et on la retrouve abondamment dans cette pièce. La métaphore se « lexicalise, c’est-à-dire que le comparant n’est plus perçu comme tel, il n’est plus porteur d’images ». Cette métaphore existe sous des formes déclinables, et constitue un véritable réseau : on parlera ainsi des « feux », d’ « embrasement », de cœur « enflammé » …etc. Ou encore le lien : cette métaphore vient caractériser un principe de la conduite amoureuse, l’attachement. On trouve aussi la métaphore du nœud. Enfin la métaphore des fers : cette dernière métaphore souligne la soumission inhérente à l’amour. On est soumis à ce noble sentiment contre lequel on ne peut rien faire, mais on est aussi soumis à l’être aimé, en ceci qu’on doit obéir à sa loi.

Nous pouvons peut-être penser que dans les années 1660, le langage traditionnel de l’amour a atteint un tel degré d’usure que seule l’ironie légère ou la parodie peut encore l’employer. Ces métaphores tendent à devenir de plus en plus des catachrèses. Fénise elle-même se pose la question de la sincérité du langage lorsqu’elle émet une réserve au moment de rapporter à Laure les paroles du Duc : « Jamais, s’il faut l’en croire, une si vive flame/ avec tant de respect ne s’empara d’une ame. »40

Cette codification excessive du langage tend à creuser l’écart entre le signifiant et le signifié car le signifiant apparaît comme une coquille vide, en tout cas vide de sens. Le fait que le Duc use des mêmes compliments galants pour Fénise et la Duchesse en est la preuve. Le caractère convenu de cette parole amoureuse est renforcé par une certaine limite de la création langagière : nous avons remarqué à la lecture de la pièce que les mêmes termes reviennent à des intermédiaires fréquents et semblent parfois tourner à vide. Certains substantifs par exemple, semblent nécessairement accolés à des adjectifs en particulier, quelque soit l’énonciateur du groupe nominal, il en est ainsi de « frivole espoir » ou « impatiente ardeur ». Les seules trouvailles langagières sont de l’ordre du néologisme burlesque, que nous observerons plus loin. La meilleure preuve du caractère convenu de ce lexique réside peut-être dans l’utilisation des maximes d’amour, omniprésentes dans la bouche de tous les personnages.

La représentation de la passion amoureuse et les ressorts dramatiques qu’elle permet §

La représentation de l’amour tendre a connu maintes adaptations romanesques, de l’Astrée de d’Urfé au Grand Cyrus de Scudéry. Le sujet trouve en effet dans le genre romanesque de grandes potentialités d’exploitation : les scènes de première rencontre, la circulation de l’information amoureuse ou les stratagèmes pour expérimenter le sentiment sont autant de matières propres à l’exploitation romanesque du thème de l’amour. Pourtant depuis l’Antiquité avec Plaute et Térence, l’amour est aussi fréquemment un thème de la comédie. Ce qu’il convient d’observer dans Le Charme de la voix, c’est comment la représentation de l’amour-tendre met en jeu des ressorts dramatiques bien particuliers, que Thomas Corneille a su exploiter.

La mise en place d’un déguisement d’amour §

Nous l’avons vu, l’intégralité de la pièce est fondée sur la souveraineté de la volonté féminine. Ce sont les femmes qui mènent le bal de l’intrigue, à commencer par Fénise. C’est elle qui met l’amour du Duc à l’épreuve, en lui faisant suivre un véritable parcours initiatique de l’amour. Pour ce faire, elle met en place très vite un déguisement, que nous allons définir grâce à la typologie réalisée par Georges Forestier dans son Esthétique de l’identité. Ce déguisement est conscient puisqu’il participe d’une stratégie d’approche et d’épreuve destinée au Duc. Le but, comme nous l’avons déjà signalé, est d’obtenir la certitude que le Duc n’est pas simplement épris par caprice de la voix de Fénise, mais qu’il l’aime toute entière, tant pour les charmes de sa voix que pour ceux de sa beauté. Voilà pourquoi dans le déguisement élu par Fénise, il n’y a pas de dissimulation du visage, sans quoi la preuve de l’attirance du Duc pour sa beauté ne pourrait se faire. Le déguisement se fait sous le mode de l’assertion d’identité : lors de leur première rencontre, Fénise va jusqu’à contredire le Duc, le corrige pour affirmer une fausse identité (v. 423-427) . Le pouvoir du verbe est tel que c’est une convention au théâtre de croire à ce qu’affirme le personnage déguisé. Grâce à la présence de Laure, l’expression de la motivation du déguisement vient tout de suite après ; en effet, nous ne sommes pas là dans le cadre d’un déguisement préparé et convenu à l’avance entre les membres d’un complot. Les personnages présents comme le public sont mis devant le fait accompli de l’assertion d’une identité feinte. Laure prouve à la fois sa loyauté et sa finesse en entrant très vite dans le jeu instaurée par sa maîtresse. Elle permet aussi, en posant la question en aparté, de donner l’opportunité à Fénise d’expliquer au public son procédé : la raison invoquée prouve qu’il s’agit d’une mise à l’épreuve de l’amour du Duc à l’insu de celui-ci : « Pour voir si mon visage a pour luy quelque appas, /Et ne rien hazarder si je ne luy plais pas. ». L’action de se déguiser n’est donc pas rétroactive, elle n’est pas la conséquence d’une maladresse de la part du Duc, mais bien un préalable à son amour, puisque c’est Fénise qui en a seule l’initiative : nous sommes bien dans une comédie de ruse féminine. D’ailleurs, la pratique du déguisement de la part de Fénise n’est pas inédite, puisqu’elle a raconté dans la scène d’exposition comment, avant même que l’action commence, elle s’était rendue au bal sous un nom d’emprunt pour voir si le Duc était sensible à sa beauté. Le but est donc exactement le même, et malgré l’échec de ce premier déguisement, elle renouvelle l’expérience. Il faut noter enfin qu’il s’agit d’un déguisement inférieur puisque Fénise invente le personnage de Célie, suivante de Fénise. Ce changement de condition sociale ne semble valoir ici que par souci de vraisemblance : le Duc connaît le personnel du palais, et se trouve dans les appartements de la fille du gouverneur, fermés à tout autre individu que les femmes de sa suite. C’est d’ailleurs le Duc qui suggère en premier lieu cette identité : « Vous êtes de [l] a suite [de Fénise] à ce que je puis croire ? ». Une fois qu’elle a nié son identité, Fénise ne commente pas davantage son déguisement, c’est le Duc qui le lui fournit, et Laure, complice loyale, s’empresse de rentrer dans son jeu : « Mais Celie est d’un rang plus eslevé que moy, / Comme Dame d’honneur, il faut que je lui cede. ». Nous pouvons constater que presqu’instinctivement, Laure restaure la hiérarchisation sociale entre sa maîtresse et elle-même.

Le déguisement met en place une oscillation constante entre l’être et le paraître et pose la question d’une part de la valeur naturelle, et d’autre part de la force du sentiment. Tout d’abord, la condition de Fénise transparait dans son être : il n’y a pas de métamorphose achevée, et son verbe reste celui d’une Dame. Mais ces « manifestations de l’être sous le paraître »41 ne sont pas qu’internes au personnage de Fénise : les personnages dupes du stratagème les ressentent aussi de manière plus ou moins consciente, ce qui nous amène à la question de l’amour. La fascination qu’exerce Fénise, même sous l’identité d’une suivante, sur le Duc prouve que le sentiment amoureux véritable lève les masques. A plusieurs reprises le Duc exprime le trouble que Célie provoque en lui (v. 1781-1783) . Par delà le voile de l’identité feinte, le sentiment amoureux agit comme un radar de l’être aimé. L’erreur du Duc est de ne savoir pas lire ces indices, comme nous le verrons. Le seul personnage qui n’est pas assez fin pour sentir que l’être de Fénise dépasse son paraître est Fabrice, qui se montre même particulièrement discourtois et méprisant envers elle. Cela crée des effets comiques que nous analyserons plus loin.

La division du personnel dramatique autour de l’axe du savoir §

L’effet principal de ce déguisement est de partager le personnel dramatique de la pièce en deux groupes distincts : ceux qui sont dans le secret et les autres. La supériorité féminine semble une fois de plus se manifester ici : Fénise est à l’origine d’abord de la dissimulation de son identité, puis de l’emprunt de son identité par la Duchesse. Nous l’avons vu, Laure est tout de suite complice. En revanche, Fédéric n’est mis que tardivement au fait de la supercherie : nous n’assistons pas à la scène où il accède à la révélation – son personnage ayant moins d’intérêt, dans tous les sens du terme que ceux du Duc et de Carlos – mais cette information est donnée dans les premiers mots du quatrième acte (v. 1119-1122) . Fédéric est le premier personnage masculin à connaître le jeu d’échange d’identité. Carlos et Le Duc, ainsi que leurs valets respectifs, restent dans l’ignorance. Les deux amants sont tous les deux victimes de ce stratagème, mais de façon distincte. Nous prenons en pitié Carlos qui n’étant pas au courant de l’emprunt de l’identité de Fénise par la Duchesse, ne sait comment réagir à la scène 7 de l’Acte IV. Mais le spectateur ne peut que blâmer la cécité du Duc qui reste dupe jusqu’à la dernière scène, incapable d’interpréter au-delà du déguisement les effets que provoque en lui la vue de Fénise. Les femmes s’amusent de l’aveuglement du Duc en mettant en place une distinction constante entre paraître et être, mais surtout entre voir et connaître. Le Duc ne cesse de voir « sans connaître », c’est-à-dire sans savoir l’identité de son interlocutrice ce qui donne lieu à des propos inaudibles pour le Duc.

Des indices à la révélation §

Le procédé du déguisement constitue donc en grande partie les ressorts dramatiques de la pièce. Il est de plus dédoublé à partir du début du troisième acte puisqu’à son tour la Duchesse voulant pénétrer les raisons du Duc de vouloir différer le mariage dissimule son identité, se faisant passer pour Fénise. S’instaure alors un jeu de quiproquo dont la principale victime est le Duc. Une série d’indices révélateurs des véritables identités sont présents dans le texte, mais le Duc échoue constamment dans l’interprétation de ces signes et ne cesse de commettre des impairs. Pour un œil averti comme l’est celui du spectateur ces signes sont clairs en revanche et, jouissant de sa supériorité de connaissance, il les repère aisément. Ces signes peuvent être de l’ordre des manifestations physiques. Le texte comporte très peu de didascalies, mais il est probable que le jeu des acteurs exprimait des réactions visibles : le trouble de Fénise lorsqu’elle est en présence du Duc et ses inquiétudes lorsqu’elle croit à l’amour du Duc pour la Duchesse devaient être jouée par l’actrice interprétant le rôle de Fénise. De plus de nombreux apartés, dans la première scène de l’Acte V souligne l’agitation de Fénise. Les discours ambivalents de la Duchesse ne sont compréhensibles que pour le spectateur et participent d’un discours ironique que nous analyserons dans la troisième partie. Il est possible d’opposer encore une fois le Duc et Carlos : lorsqu’il rapporte à Fénise ses entretiens avec la Duchesse, Carlos montre comment malgré l’absence de communication explicite entre les amoureux, les deux cœurs se sont compris : « Et nos cœurs interdits ne se pouvoir défendre / De pousser des souspirs que nous n’osions entendre »42 ou encore « La Duchesse a pour moy quelques bontez secrettes/ Dont ses yeux aujourd’huy m’ont servy d’interpretes »43 ; les manifestations physiques, regards ou soupirs, relaient l’impossibilité d’échanger une parole amoureuse. Ce type de communication prouve que leur amour mutuel se passe de déclaration explicite, et qu’ils ont tous deux atteints cet état de surcompréhension de l’autre, et cette capacité de lecture des signes, caractéristiques de l’échange amoureux. À l’opposé, le Duc ne sera jamais apte à saisir ces messages implicites, et demeure pendant toute la pièce dupe du déguisement. Le fait qu’il ne reconnaisse pas Fénise à sa voix lorsqu’elle parle est problématique, puisque cela réduit encore le champ d’attraction de Fénise sur le Duc: il n’est attiré que par la voix chantée de celle-ci. Mais nous pouvons nuancer cette faiblesse du Duc en invoquant la convention théâtrale : Georges Forestier précise en effet qu’il est conventionnel que la dupe du déguisement ne reconnaisse pas la voix. De plus la cécité du Duc vient du consensus selon lequel lorsqu’un personnage affirme une identité il doit être cru : « la convention est si forte qu’il suffit même que le personnage déguisé déclare « je suis ce que je prétends paraître » pour que la victime soit aveuglée »44. Mais si l’on se place du point de vue de l’histoire et de la mise en place du parcours initiatique de l’amour instauré par Fénise, force est de constater l’échec du Duc. Jusqu’à la dernière scène, il est incapable de mettre le bon visage sur la voix qui l’attire tant. Fénise lui reproche ce manque de discernement en évoquant de façon implicite le postulat suivant : quand un sentiment d’amour est véritable, nul déguisement ne peut empêcher l’amoureux de reconnaître la femme qu’il aime car il est doué d’une sorte de super-acuité et d’une clairvoyance qui doivent lui permettre de déchiffrer les signes de l’amour. C’est bien le sens de ce dernier reproche de Fénise au Duc :

LE DUC.
Mais si l’on m’a dit vray, qui peut estre Fenise ?
FENISE.
Dans un pareil succez à vostre espoir si doux,
Si vous sçaviez aimer, le demanderiez-vous ?

Nous pouvons cependant remarquer que par rapport à la pièce espagnole dans laquelle Fenisa marque un dernier ressentiment avant d’accepter d’épouser le Duc45, Fénise condamne simplement le manque de discernement du Duc, tout en se réjouissant de ce « succès si doux » qui permet la fin heureuse de la pièce.

Le déguisement couvre donc presque la totalité de la pièce : il est mis en place dès le début du second acte – il y a même une trace d’un ancien déguisement hors texte dans le récit du bal de Fénise à Laure dans l’Acte I. Et ce n’est qu’à la dernière scène que le masque est levé. Cela correspond à un coup de théâtre précipitant le dénouement de la pièce. Aristote, au chapitre 11 de la Poétique définit en ces termes la reconnaissance : « fait de passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilités entre ceux qui sont déguisés pour le bonheur ou le malheur ». Dans cette pièce le dévoilement de l’identité de Fénise laisse présager une fin heureuse, qui n’a pas le temps d’être mise en place car Fabrice prend alors la parole pour annoncer de façon ironique la fin de la comédie. Une fois les identités restaurées, l’intrigue se termine en effet par un triple mariage : le Duc et Fénise, la Duchesse et Carlos, et peut-être, Laure et Fabrice. Il est intéressant de remarquer que deux de ces mariages sont des mésalliances, ce qui est plutôt singulier : normalement la révélation finale de l’identité permet de restaurer un ordre social en assurant un mariage entre deux parties de même origine sociale. Certes, Fénise n’est plus la suivante Célie, mais elle devient tout de même Duchesse, et Carlos se hisse à la hauteur de son maître en épousant la Duchesse de Parme.

Une comédie à plusieurs niveaux §

Une comédie de déguisement §

Nous avons vu dans la partie précédente comment le déguisement était un ressort dramatique mis au service de l’intrigue d’identité amoureuse. L’analyse de ce procédé récurrent dans les comédies classiques serait incomplète si nous ne nous arrêtions pas un instant sur les potentialités comiques qu’un tel procédé offre. Utiliser un déguisement provoque en effet de fausses situations propices au comique.

Le déguisement générateur de situations comiques §

Le déguisement est constitutif de l’action et de sa progression : il a une grande influence sur son rythme notamment ; car la progression de l’action ralentit à cause des complications provoquées par le déguisement. Il engendre en effet des quiproquo : l’identité du personnage déguisé étant dissimulée, les personnages qui n’ont pas accès au secret peuvent par exemple s’étonner de certaines situations. Des détails viennent parfois souligner la situation de quiproquo, détails qui peuvent être d’ordre matériel ou langagier. Lorsque la Duchesse se fait passer pour Fénise, à la scène 2 de l’Acte III, celle-ci lui remet son Lut dans les mains. L’instrument de musique doit servir d’attribut ostensible du déguisement. Mais cet objet est détourné en objet de comique, car la Duchesse ne sait pas jouer : les deux observateurs, Fabrice et le Duc, attendent pourtant qu’elle se mette à jouer et à chanter. Le spectateur s’amuse de cette situation qui peut facilement conduire à des jeux de scènes plaisants si la Duchesse s’évertue à faire sortir des accords disharmonieux. Il faut toujours garder à l’esprit que le théâtre est fait pour être joué : dans la représentation, nous pouvons très bien imaginer un étirement du temps, durant lequel les comédiens s’abstiennent de parler pour faire durer ce moment de gêne comique durant lequel la Duchesse est affublée d’un instrument dont elle ne sait pas jouer. Nous pouvons imaginer que l’actrice prenait un malin plaisir à toucher les cordes, en produisant des sons disgracieux pour amuser le parterre. Le texte justifie cette interprétation car Fabrice souligne sans le savoir le comique de la situation : « Son instrument est d’un fâcheux accord ». La Duchesse, habile, parvient pourtant à se tirer de ce mauvais pas en feignant de s’apercevoir de la présence des observateurs.

Le quiproquo est porté à son comble grâce à une homonymie fortuite du langage : le terme de duchesse peut renvoyer aussi bien à la souveraine d’un pays qu’à la femme du souverain. C’est en jouant sur ce double sens que Thomas Corneille crée une sorte d’acmé du quiproquo. Cela se passe à la scène 7 de l’Acte IV : lorsque Carlos, qui pense avoir atteint le plus grand bonheur veut transmettre sa joie à la Duchesse, celle-ci l’arrête froidement, craignant que ses transports ne révèlent la supercherie. Le Duc se vexe alors de cette rigueur : il croit que « Fénise » se refuse à porter le titre princier car le mariage n’est pas encore scellé, comme si elle n’avait pas encore accordé sa faveur au Duc :

Quoy, de vostre rigueur l’excez est-il si grand

Que vous desadvoüiez l’hommage qu’il vous rend ?

Et lors que seur d’un feu qui s’augmente sans cesse,

Il veut vous applaudir sur le rang de Duchesse…

Dans la pièce espagnole, le Duc arrêtait Carlos qui se montrait trop pressant envers la Duchesse, lui rappelant que même si Fénise est sa sœur, il lui doit désormais le respect en tant que souveraine. Nous pouvons voir quel usage a su faire Thomas Corneille de la matière espagnole. Au lieu de reprendre le texte, il a su opérer un changement qui peut sembler infime mais qui prouve ses qualités de dramaturge comique : en jouant sur le double sens du titre princier de Duchesse, Thomas Corneille a su exploiter toutes les potentialités offertes par le jeu du déguisement. Le spectateur qui comprend ce qu’il se passe, peut apprécier d’autant plus ce moment : le désarroi du Duc devant tant de rigueur de la part de sa Dame, alors que celle-ci n’agit que pour sauver l’intrigue de déguisement, la perplexité de Carlos qui ne sait comment réagir, amusent le spectateur et sacrent une fois de plus la souveraineté de la volonté féminine.

Le personnage qui rend le mieux compte du comique de la situation est peut-être Fabrice. Prenant d’un bout à l’autre de la pièce Fénise pour la suivante Célie, il se montre particulièrement discourtois à son égard. Il est très familier envers elle, l’apostrophant « la Belle » au vers 419, et utilisant constamment le tutoiement. Il fait même preuve d’une certaine misogynie envers Fénise, lorsqu’il pense qu’elle espère obtenir l’amour du Duc, il dit au vers 977 « Quoi, ce petit extrait d’original humain / pour aspirer à vous a le cœur assez vain ? » : l’exclamative, le pronom dépréciatif ce, l’adjectif minorant petit, et l’expression très désobligeante traduisent assez bien le mépris de Fabrice pour une femme, à qui pourtant, même en tant que suivante, il doit le respect. A deux reprises Fabrice se montre particulièrement impoli : à la fin de la scène 3 de l’Acte II, il va jusqu’à lui faire une proposition indécente en lui offrant son amour (v. 548-552) .

De plus, il suggère au Duc de la marier avec un serviteur pour la punir de son ambition aux vers 980 et 981: « Pour la payer de tous ses badinages, / Mariez-là, Seigneur, à quelqu’un de vos pages ». Ce mépris produit des effets comiques qui ne pourraient avoir lieu sans l’instauration du déguisement. Comme le rappelle Catherine Dumas46, par rapport à la pièce espagnole, Fabrice n’est pas dans le secret et appartient sans contredit au clan des dupes. Si ce n’était pas le cas, ses propos seraient franchement indécents, et n’auraient pu passer sur la scène française. Thomas Corneille s’est trouvé confronté à la nécessité de policer le langage trop cru des bouffons espagnols. Mais il a opté pour un compromis qui lui a permis de maintenir le potentiel comique de Fabrice sans choquer les mœurs. En faisant du valet la première dupe du déguisement, le dramaturge a su créer des situations comiques propres à ravir le public qui a un degré de connaissance supérieur au personnage. C’est peut-être le comique le plus farcesque de la pièce ; nous le verrons, Thomas Corneille manie avec brio l’ironie et la finesse, procédés comiques plus subtils.

Le déguisement produit donc des effets imprévus par les personnages déguisés, qui pâtissent de leurs propres stratagèmes. C’est le principe de l’arroseur arrosé en somme. Si le public s’en amuse, les personnages concernés sont au désespoir. C’est le cas de Fénise qui croit devoir blâmer un déguisement qu’elle a elle-même conçu et qui semble confirmer l’amour du Duc pour la Duchesse. À plusieurs reprises, Laure condamne ce procédé et prêche pour le recouvrement de l’identité. Au vers 1178 elle chapitre sa maîtresse : « Voilà ce qu’ont produit tous vos déguisements » : légèrement en retrait car elle prend les événements moins à cœur que sa maîtresse, elle est la première à constater les effets contre-productifs du déguisement.

Le déguisement générateur de discours comiques §

Nous distinguerons ici les personnages dans le secret et ceux qui n’ont pas accès au secret car cela conditionne l’énonciation de leur discours. Les personnages déguisés consciemment jouent avec finesse du double sens des mots ; les personnages dupes du déguisement peuvent produire des discours ironiques de façon involontaire. L’ironie tient donc à la double réception que l’on peut faire d’un même énoncé. En termes linguistiques, ce qu’il se passe dans ces discours ambivalents, c’est que pour un même signifiant, deux signifiés sont exprimés. Le personnage conscient de l’ironie de son discours énonce, dans un seul et même signifiant, un signifié patent, qui semble obscur à l’interlocuteur, et un signifié latent, que seul le public peut entendre. C’est d’ailleurs la définition que donne Georges Forestier de cette pratique du discours à double sens :

Au lieu d’être vrai sur le plan de la fiction, le signifié patent est carrément faux, en raison de la référence explicite à l’identité véritable qu’il contient.47

Quand Fénise parle d’elle-même au Duc sous l’identité de Célie, c’est exactement ce qu’il se passe : s’objectivant à la troisième personne en parlant d’une « Dame », elle invente un personnage qui n’existe pas, en tant qu’autre elle-même sur le plan de la fiction, mais qui prend tout son sens pour le spectateur avisé qui sait qu’en réalité elle fait référence à sa propre personne. Ainsi dans ces vers 514-520

Mais j’ay sçeu découvrir depuis nostre retour
Qu’une Dame assez belle a pour vous de l’amour,
Et prenant quelque soin d’observer cette amante,
J’ay cognu que Fenise en estoit confidente,
Et je tiens asseuré, comme elle en fait grand cas,
Qu’elle vous voudra mal de n’y respondre pas.

Seul le spectateur, et Laure, personnage présent sur scène et au fait de la ruse, peuvent comprendre le double sens du discours de Fénise, qui parle pour elle-même. De ce fait, la litote qu’elle utilise dans « une Dame assez belle » fait sourire le spectateur. Dans ce discours ambivalent, le dédoublement fictif du personnage pousse l’ironie à son comble. Mais le personnage qui utilise avec le plus de maîtrise l’ironie et le discours ambivalent est sans nul doute la Duchesse. Sous les traits de Fénise elle parle pour elle-même et ne cesse de confondre le Duc qui parle de la Duchesse à la Duchesse sans savoir qu’elle est en face de lui. La situation est en elle-même comique, mais ce qui la rend savoureuse, pour le personnage comme pour le spectateur, c’est le brio avec lequel la femme blessée parvient à jouer du double sens du discours. Ainsi dans les vers 1296-1302, la Duchesse fait référence au fait que le Duc n’a cessé de retarder sa venue en faisant arrêter son cortège à chaque étape. Il s’est dérobé à sa rencontre et a refusé de la voir. C’est un outrage que la Duchesse ne peut pardonner. On sait qu’elle s’était déjà vexée que le Duc n’ait pas demandé son portrait. C’est une vengeance savoureuse pour elle de pouvoir lui jeter au visage ces reproches amers, tout en faisant souffrir celui qui pense l’aimer. Pour le spectateur, rien n’est plus plaisant que d’anticiper le désarroi du Duc face à ces discours obscurs que lui seul, grâce au degré de connaissance qu’il a de la situation, peut percer.

Mais il existe aussi une forme de discours ironique involontaire. Le personnage dupe d’une identité feinte peut multiplier les propos ironiques sans en avoir même conscience. Nous pensons bien entendu en premier lieu au Duc qui dans son ignorance des identités réelles de ses interlocutrices, ne cesse de faire de l’ironie malgré lui. Rappelons que le Duc se doit d’être respectueux envers la Duchesse pour deux raisons : d’abord parce qu’elle est d’un rang équivalent au sien et qu’elle est Duchesse d’un royaume en difficulté politique avec le sien. Ensuite parce qu’elle est sa fiancée présumée et qu’il devrait lui faire la cour. Ces deux éléments rendent sensible l’ironie de la réplique suivante, énoncée à la scène 2 de l’Acte III, lorsque le Duc dénigre devant la Duchesse les « mornes appas » de celle-ci alors qu’il croit s’adresser à Fénise :

D’ailleurs les miens l’ont veuë,
Et sa beauté par eux ne m’est que trop cognuë ;
Ce sont charmes communs, ce sont mornes appas
Qui des plus foibles cœurs ne triompheroient pas.

Ce qui est particulièrement plaisant, c’est que jusqu’ici le Duc ne s’était pas montré trop désobligeant : il n’avait fait que vanter les mérites de la voix de Fénise, sans s’attarder à parler de la Duchesse. Or il n’y a aucune intervention de la part des protagonistes féminins, c’est de son plein gré que le Duc renchérit, avec ce d’ailleurs qui annonce le pire. Il est à l’initiative des propos les plus outrageants. Victime de son aveuglément, le Duc est le personnage qui pratique le plus souvent le discours ironique involontaire.

Le déguisement est un procédé fréquemment utilisé dans les comédies parce qu’il crée une très forte complicité entre le public et les comédiens. Si le personnel dramatique est divisé entre ceux qui sont dans le secret et les autres, le public lui, est inévitablement au fait de la supercherie, si bien qu’il jouit des réactions des personnages dupes. Cela déplace le rire de la salle, devenu un rire d’intelligence, comme l’explique Alexandre Cioranescu.

Avant le rire était une participation aux situations que l’on voyait et ne venait souvent que du seul regard ; maintenant, la participation devient pathétique et le rire a tendance à céder la place à un sentiment de satisfaction, de curiosité ou de soulagement, qui s’intéresse à ce que l’on comprend, peut-être plus qu’à ce que l’on voit.48

Alexandre Cioranescu constate un changement dans la comédie française qui passe par le déplacement du rire. Nous avons vu comment le déguisement pouvait favoriser des situations comiques pendant lesquelles le spectateur s’amuse de ce qu’il voit sur scène. Mais la plupart du temps, le déguisement instaure une connivence entre la salle et les personnages déguisés ; ce n’est plus alors le regard qui compte, mais l’esprit des spectateurs, capables de saisir l’arrière-plan codé d’un discours énoncé par le personnage déguisé. Par rapport aux personnages ignorant la supercherie, le spectateur jouit d’une position de supériorité. Cette conception de la connivence avait été théorisée en Espagne par Lope de Vega en ces termes :

[…] tromper en disant vrai est un artifice toujours apprécié. Le dialogue présente toujours des équivoques, et ces incertitudes amphibologiques réjouissent beaucoup le public qui croit être le seul à comprendre ce que dit l’autre.49

Lope de Vega définit ainsi à la fois le concept d’ironie, dont nous avons analysé plus haut certains exemples, et l’effet de l’ironie sur le public. Savoir contenter son public est un art dans lequel excelle Thomas Corneille. Il sait faire confiance en la finesse de son public, capable de déceler le double sens du discours. Il est intéressant de noter que c’est dans ce genre de passages que le dramaturge opère un véritable travail de réécriture sur le texte de son homologue espagnol, Augustin Moreto. Alors que la plupart du temps il suit très fidèlement le texte espagnol, le génie de Thomas Corneille est d’avoir su rendre l’ambivalence des discours. Traduire l’ironie et le discours à double sens demande une certaine maîtrise de l’implicite ainsi qu’une une parfaite connaissance de la langue d’arrivée et de la langue de départ. Cela est particulièrement visible à la scène 2 de l’Acte II :

Vous pouvez m’employer, Seigneur, seur qu’il n’est rien
Que Fenise de moy ne reçoive fort bien,
Qu’elle prend mes advis, les estime, les ayme,
Et qu’enfin je luy suis comme une autre elle-mesme.

Si le Duc ne voit dans ce discours qu’un témoignage de la fidélité de Célie envers sa prétendue maîtresse Fénise, le spectateur apprécie l’habileté de l’expression. Connaissant la véritable identité de l’énonciatrice, il traduit ce que le Duc peut prendre pour une marque de loyauté « seur qu’il n’est rien » en énoncé d’évidence : en effet, personne mieux que Fénise elle-même ne peut entendre ce que le Duc est entrain de lui confier, et la valeur assertive de l’expression prend alors tout son sens. De plus, le spectateur peut être sensible à la beauté du dernier vers qui dans sa condensation exprime toute la complexité de la situation : le jeu sur les pronoms qui s’entremêlent autour d’une conjonction de comparaison artificielle est source de plaisir pour le spectateur apte à saisir la finesse de ces propos.

Le personnage de valet comme support du comique §

Traditionnellement le valet est le personnage qui garantit le mieux le potentiel comique d’une pièce. Nous l’avons vu, dans la liste des acteurs, rien ne permet de savoir s’il s’agit d’une tragi-comédie ou d’une comédie, le personnel dramatique de cette pièce appartenant à la haute aristocratie. Un seul personnage pourtant réaffirme avec force l’appartenance du Charme de la voix au genre de la comédie : Fabrice est présenté comme bouffon du Duc. L’un des changements majeurs opérés par Thomas Corneille par rapport à la pièce espagnole Lo que puede la aprehension fut de réduire la part de bouffonnerie. Malgré tout, force est de constater que les valets sont dans cette comédie bien plus que de simples utilités dramatiques : Fabrice est presque omniprésent, et si l’on additionne le temps de parole de l’ensemble des personnages de basse condition sociale, on s’aperçoit qu’ils occupent une place équivalente à celle des personnages principaux. Ce que Thomas Corneille a réalisé dans sa réécriture, ce n’est donc pas tant une réduction de la bouffonnerie espagnole qu’une adaptation du potentiel comique du valet espagnol au goût français. Est-ce à dire que les valets de cette pièce n’ont plus rien à voir avec le type du gracioso espagnol ? Au contraire, on retrouve tant chez Fabrice que chez Camille, bien des traits caractéristiques du valet espagnol. Nous nous intéresserons surtout à ces deux personnages, Laure, bien que servante, étant dotée d’une subtilité supérieure. En effet lorsque celle-ci sert le comique, c’est avec grâce et finesse, maîtrisant l’art de la parole ironique.

Fabrice et Camille : incarnations du gracioso §

Camille et Fabrice rassemblent à eux deux la plupart des qualités traditionnellement dévolues au valet de comédie : ils sont joviaux, dégourdis, commentent de façon ironique les pratiques de leurs maîtres, leur pragmatisme défiant l’idéalisme nobiliaire, et prêchent volontiers pour une morale du corps, l’appétence charnelle devant supplanter l’attirance spirituelle. Essayons de retrouver à présent dans le texte les indices qui permettent de classer ces deux personnages dans la tradition du gracioso. Leur jovialité peut-être supposée dans le jeu des acteurs, mais s’affirme encore plus nettement dans leur parole, que nous analyserons plus loin. Un détail permet cependant de souligner leur joie de vivre : à deux reprises, Laure remarque l’enjouement de ses condisciples, que ce soit pour Camille au vers 577 « Tu me le dis avec beaucoup de joye », ou pour Fabrice, au vers 1261 « D’où vient ta belle humeur ? ». La franche gaité semble caractériser nos deux bouffons.

Le valet est toujours attaché à son maître, en tant qu’il partage avec lui une même destinée et une même communauté d’intérêt. Sorte de double dégradé du maître, le valet ne connaît qu’une autonomie relative. Comment alors comprendre sa débrouillardise, autre caractéristique traditionnelle du personnage ? Celle-ci n’est opérationnelle que relativement aux affaires du maître, c’est-à-dire qu’il n’agit pas sans lui ni contre lui mais pour lui. Les didascalies soulignent à plusieurs reprises la très grande mobilité de Fabrice, capable contrairement au Duc de passer derrière le rideau, de se balader hors scène pour faire ensuite son rapport au Duc. Ce don d’ubiquité est revendiqué par le valet lui-même qui se vante de pouvoir s’infiltrer en tous lieux au vers 242 : « J’entre par privilege en tous lieux sans rien dire ». Bon camarade, le valet sait créer des liens qui peuvent s’avérer utiles et semble à tout moment garder à l’esprit les intérêts de son maître. Ce n’est pas le Duc qui trouve le moyen de rencontrer Fénise, mais bien Fabrice, comme il l’explique au début du deuxième acte (v. 349-359) .

Fabrice est à l’initiative d’un stratagème qui porte alors ses fruits puisque c’est ainsi que va avoir lieu la première rencontre entre le Duc et Fénise. Cette réplique est remarquable car elle montre bien comment s’opposent le maître et le valet : à l’idéalisme du Duc, béat d’admiration à l’écoute de Fénise, et incapable de trouver le moyen d’agir pour la conquérir, s’oppose le pragmatisme de Fabrice, prompt à mettre en pratique son bon sens pour ménager un entretien. Le valet se montre ici habile, discret et efficace. Il est à l’initiative de l’un des moments dramatiques les plus intenses, et agit en toute autonomie. Cette mobilité de Fabrice est encore plus remarquable au cinquième acte : le Duc, en présence de la Duchesse qu’il prend pour Fénise entend chanter la voix qu’il aime tant ; alors que le Duc est contraint d’alimenter une conversation galante avec son interlocutrice, Fabrice sort de scène et rapporte l’explication de cette désolidarisation impossible de la voix chantant et de l’être aimé. Passant de l’autre côté du rideau, il devient le témoin oculaire de son maître et précipite ainsi le dénouement de l’intrigue. Ce phénomène a été analysé par Gaël Lechevalier en ces termes :

Le bouffon du Duc de Milan sert ainsi de relais de regard à son maitre et au spectateur qui connait la situation mais qui en recoit le témoignage d’un chant qu’il ne fait qu’entendre : témoin oculaire, Fabrice offre enfin au Duc la possibilité de mettre un nom sur le visage de la femme tant désirée, et provoque indirectement le dénouement de la pièce.50

L’autonomie de Fabrice est telle que ses yeux se substituent à ceux du Duc en devenant « de bons garants ». Totalement dévoué à son maître, le valet Fabrice prouve donc à plusieurs reprises sa grande efficacité, puisqu’il a une part active dans l’événementiel dramatique de la pièce. C’est d’ailleurs ce qui le distingue de Camille : Camille est la synthèse des deux valets de la pièce espagnole, Colmillo et Camilo, car il a conservé de ses homologues espagnols tous les traits du bouffon, du gracioso railleur, tandis que le personnage de Fabrice, sans perdre son potentiel comique, est revalorisé comme personnage actif de l’intrigue.

La présence efficace du valet est donc réelle mais elle s’accompagne parallèlement d’une présence qui encombre le maître : à l’initiative de certains moments dramatiques particulièrement importants, le valet peut toutefois désacraliser cette tension dramatique en prodiguant à son maître des conseils balourds et ridicules qui réaffirment son appartenance à la catégorie des bouffons. Cette dernière caractéristique s’inscrit dans la tradition du gracioso, personnage reconnu pour sa propension à faire ralentir l’action par des propos bouffons et sans intérêts. A la dernière scène de l’Acte I, Carlos est désemparé devant la réaction du Duc. Son valet Camille, ne cesse de railler auprès de lui, et n’aide en aucun cas à démêler les raisons de la réaction du Duc. La situation est assez absurde puisque les deux personnages ont assisté à la scène précédente et pourtant la font revivre en répétant dans un dialogue artificiel ce qu’il vient de se dérouler sous leurs yeux. Dans cette scène, Camille exaspère son maître en prétendant avoir un élément de réponse à la réaction du Duc, alors qu’il se contente de répéter ce que Carlos sait déjà. La mise en mots de l’action est tout ce qu’il sait faire (v. 327-330) . Incapable de faire avancer le raisonnement, il s’interrompt presqu’aussitôt « Ma foy, brisons sur le raisonnement », lorsqu’il s’y aventure plus loin, si bien que toute cette scène est gratuite et n’informe en rien le spectateur. Elle peut avoir néanmoins un double intérêt : puisqu’elle conclut l’Acte I, dit d’exposition, elle permet peut-être de ralentir le rythme et de rappeler les éléments de l’intrigue au spectateur avant d’entamer l’acte suivant. Mais comme durant toute la pièce, Camille est la véritable incarnation du gracioso, il est probable que cette scène illustre simplement le caractère bouffon et balourd du valet, qui se tient toujours à une certaine distance des événements de l’action, et qui se contente de les commenter sur le mode de la raillerie, au point d’exaspérer Carlos.

Le personnage de Fabrice est celui qui par rapport à la pièce espagnole connaît la plus grande adaptation au goût français. C’est un véritable travail de déconstruction et reconstruction auquel s’est livré Thomas Corneille pour donner vie à Fabrice. Il est beaucoup plus impliqué dans l’intrigue que Camille et se montre parfois très efficace. Pourtant, à plusieurs reprises, le dramaturge a confié à ce personnage les répliques bouffonnes de Colmillo, sans doute pour mieux répartir les effets de comique et pour que Fabrice conserve tout son potentiel comique. Thomas Corneille a en fait gardé les moments où Fabrice donne à son maître des conseils ridicules, comme lorsqu’il lui recommande de fermer les yeux en écoutant chanter Fénise (V.838-839) . Le pragmatisme de Fabrice désacralise la beauté du chant de Fénise : le Duc a accordé des propriétés divines au chant de Fénise et son amour se cristallise autour de cette conception immatérielle de la beauté ; Fabrice, qui en tant qu’homme du peuple prêche pour une morale du corps, ne pense qu’à l’enveloppe corporelle de Fénise et aux déformations déplaisantes que pourraient engendrer le chant.

J’apprehende pour vous qu’elle ne gesticule.
Est-elle la premiere à qui sans y penser
L’estude d’un passage apprend à grimasser,
Et qui pour l’adoucir, croyant faire merveille
Le commence à la bouche, et finit à l’oreille ?

Cela illustre les différences de la conception du Beau selon qu’on est valet ou maître, théorisées par B. Kinter :

Maître et serviteur dans leur perception du Beau sont rigoureusement séparés ; la vue et l’ouïe, les sens supérieurs, qui triomphent de la distance spatiale et temporelle, sont l’apanage du maître ; les sens inférieurs, goût, odorat et toucher, qui ne réagissent qu’à l’immédiateté de l’objet sont incarnés dans le gracioso51.

À travers ce conseil qui amuse le public par son caractère pragmatique, c’est toute une conception de la beauté qui s’exprime et qui oppose l’idéalisme nobiliaire au bon sens populaire. L’expression de Fabrice, extrêmement imagée porte le spectateur à rire car, tandis que le personnage parle de grimace, on peut volontiers s’imaginer que le comédien est entrain de mimer ce qu’il dit, grimaçant lui-même, et provoquant ainsi le rire du public. Ce passage est donc exemplaire car il est à la fois un comique de situation, mettant en scène les oppositions entre maître et valet, un comique de geste, et un comique de mots. Thomas Corneille ne pouvait se passer d’un tel morceau de comique, et c’est pourquoi Fabrice, moins « gracioso » que Camille, conserve néanmoins certains traits de ce type de valet, car ils sont garants du potentiel comique du personnage.

Les valets se tiennent toujours à une certaine distance amusée, qui leur permet de commenter l’intrigue. Très souvent en effet, ils se tiennent à l’écart tandis que se déroule une péripétie, puis la commentent en créant en général une rupture de ton. Le même phénomène se produit une fois avec Fabrice, une fois avec Camille. Dans la dernière scène de l’Acte IV, alors que la Duchesse, furieuse de constater la frilosité de son amant, quitte la scène après une longue tirade, Camille intervient pour faire ce commentaire « Nous voilà bien » : la rupture de ton avec ce qui précède est patente et provoque le rire, d’autant plus que l’usage du pronom personnel « nous », qui semble lier Camille aux mêmes intérêts que Carlos accuse le ton familier du valet. Encore une fois, le procédé de redondance est utilisé car à la scène 4 de l’Acte V, alors que la Duchesse vient de quitter le Duc après un discours fier et méprisant, chargé d’une grande intensité dramatique, Fabrice, qui s’était tenu à l’écart, rompt la solennité de l’instant en disant au Duc « vous voilà bien payé » : l’expression familière, la brièveté du vers qui donne à ce commentaire un tour laconique, créent une rupture de ton qui rappelle que l’on est dans de la comédie. Leurs interventions viennent souvent décrire ce que le spectateur voit déjà ; elles n’ont pas pour but d’informer mais de commenter de façon ironique l’enchaînement des péripéties. Par exemple, lorsque l’on annonce la venue de la Duchesse, alors que le Duc est pris entre celle qu’il prend pour Fénise et Célie, Fabrice lui dit avec humour « Tout le sexe aujourd’huy d’assez prés vous talonne », provoquant un décalage qui dédramatise la situation.

Parfois, le commentaire du valet devient contrepoint critique du maître, ce qui est aussi une caractéristique fréquente du gracioso qui livre, sous couvert d’une folie supposée, des éléments de vérité. Camille semble être un bouffon qui raille sans cesse ; pourtant, il développe à la scène 9 de l’Acte IV, une argumentation fine et critique, proposant un contrepoint au comportement de Carlos. Carlos vient de renoncer à l’amour de la Duchesse par fidélité au Duc et projette de se donner la mort, ne pouvant vivre sans amour. Camille est là non seulement pour apporter un contrepoint comique qui compense la gravité du ton de Carlos, mais aussi peut-être pour dénoncer la conduite ridicule d’un maître qui se prend pour un autre, pour un personnage noble de tragédie, alors qu’il est là pour jouer une comédie, (V.1489-1490) . Le ton léger qu’il utilise est là pour montrer que le ton grave n’est pas de mise dans la comédie, et qu’il n’a pas à défendre une telle conception de l’honneur. Carlos ne joue pas son rôle, car il est trop sérieux, et Camille en bouffonnant auprès de lui vient lui rappeler qu’il se trompe de pièce. Non seulement Carlos semble se prendre pour un personnage de tragédie, mais en plus il défend un idéal chevaleresque archaïque qui n’a plus lieu d’être. Le lexique utilisé par Camille est vecteur de sens, lorsqu’il accuse Carlos d’être un « fidelle preux », car au XVIIe siècle le terme « preux » est utilisé comme substantif, et non, comme en français moderne, comme adjectif mais Richelet signale cependant que cet emploi est vieilli. Camille est entrain de reprocher à son maître de défendre une conception obsolète de l’honneur, héritée de l’idéal chevaleresque. Comme un double critique, Camille pose une question centrale : « D’une foy du vieux temps vous pourrez vous piquer ? » qui doit souligner le décalage de Carlos par rapport à la pièce qu’il est entrain de jouer.

Les valets dénoncent parfois les excès de leur maître, en soulignant leurs ridicules. Fabrice notamment, semble regarder avec un œil ironique, la blessure d’amour de son maître. Alors que celui-ci s’apprête à rencontrer pour la première fois celle qu’il aime, il montre une fébrilité peu virile qui amène le valet à moquer le comportement de son maître, en le plaçant dans une certaine position de supériorité. Le Duc est en proie à des inquiétudes injustifiées, et lorsqu’il dit à Fabrice « Je crains… » au vers 380, Fabrice interrompt le Duc pour souligner de façon ironique son extravagance : « Quoy ? les regards qu’elle va vous lancer ? / Pour les tendres de cœur la blessure est mal saine. » Non seulement la question ironique, décomposée en deux interrogations doit faire entendre raison au Duc, mais encore le commentaire qui suit est porteur d’une vérité générale qui confère au valet une certaine grandeur : contrairement au maître agité et ridicule, Fabrice est capable d’une analyse fine qui met en relief les excès comportementaux du Duc. Fabrice est dupe du déguisement, mais il a plus de distance que le Duc, et semble condamner discrètement le comportement du Duc, incapable d’aimer correctement. En effet le valet voit son maître commettre des impairs et tomber dans tous les pièges. C’est pourquoi à la fin de la scène 6 du dernier acte, il lui conseille de « De n’aimer que [lui] seul, et narguer les cruelles » car de toute évidence, l’amour ne réussit pas au Duc : voulant jouer le jeu de l’amour il ne cesse de se tourner en ridicule. Á la fin de la scène 9 de l’Acte V, lors que le Duc est en proie à une sombre colère, croyant que Carlos défiera son autorité pour épouser la Duchesse, Fabrice donne avec malice ce conseil : « Faites-vous promptement chanter un air de Cour, / Contre tous accidents c’est un puissant remede » : il s’adresse au Duc comme à un enfant capricieux que l’on peut dominer en chantant une berceuse; derrière ce commentaire comique, peut-être peut-on lire en creux une critique de l’effet déraisonnable que provoque la voix de Fénise sur le Duc, et une critique de l’excès d’idéalisme du Duc.

Les valets créateurs de comique de situation §

Fidèle et loyal envers le Duc, Fabrice l’est de toute évidence, et nous avons vu comment son zèle pouvait parfois servir son maître. Toutefois, sa balourdise et ses erreurs de jugement l’amènent le plus souvent à commettre des impairs, et tout en se revendiquant l’adjuvant du Duc, il ne cesse d’éloigner celui-ci du but. A plusieurs reprises le comique repose en effet sur les gaffes de Fabrice. Parole maladroite ou erreur tactique, la gaffe est un procédé comique qui nécessite une réception active du spectateur : ayant connaissance des déguisements des personnages, il s’amuse des gaffes de Fabrice car il est capable par anticipation de prévoir les effets contre-productifs des stratagèmes que Fabrice met en place en pensant aider le Duc. Il dessert en effet le Duc en intervenant de son propre chef à la scène 2 de l’Acte III : la Duchesse est présentée au Duc sous l’identité de Fénise, et le Duc est en train de dénigrer devant elle les beautés supposées de la Duchesse elle-même. Nous avons vu comment le Duc lui-même, sans y être invité, se met à mépriser les charmes d’une beauté inconnue devant l’intéressée. Mais ce qui accentue encore le comique de cette scène, c’est l’intervention, tout à fait inopinée de Fabrice (v. 935-936) . Sans qu’on l’ait invité à participer à la conversation, Fabrice intervient pour renchérir sur les propos désobligeants tenus par le Duc à la Duchesse. Le spectateur, qui s’est déjà amusé de la maladresse inconsciente du Duc voit avec plaisir le même phénomène se reproduire sur un mode encore un peu plus prononcé. Tandis que le Duc s’exprime par des généralités, comme l’expression « mornes appas » Fabrice est très concret dans sa description dépréciative, accusant une maigreur contraire aux canons esthétiques de l’époque :

Elle a, vous a-t’on dit, quelque os icy de reste,
Qui n’a jamais voulu se mettre à la raison,
Qu’on ne l’ait mis aux fers et son corps en prison.

Quand le Duc se contente de considérer la beauté de la Duchesse comme banale, Fabrice, lui, insiste sur la laideur supposée de celle-ci en appuyant son propos d’un argument d’autorité énoncé de manière assertive : le vous a-t-on dit implique une conversation préalable sur la beauté de la Duchesse durant laquelle ses charmes ont été dénigrés par des gens qui en auraient été les témoins oculaires. L’anaphore du pronom relatif que souligne cette accumulation comique et l’hyperbole de la prison achève l’insulte faite à la Duchesse. La Duchesse doit se sentir profondément humiliée par ces outrages, mais le spectateur, capable par empathie de deviner les sentiments de la Duchesse à l’écoute de ce réquisitoire, ne peut s’empêcher de rire de la maladresse du bouffon qui intervient de manière inopinée pour ajouter à la première insulte du Duc une attaque plus grossière et plus comique encore. C’est grâce à la redondance de la situation et au caractère très cru des propos que cette gaffe de Fabrice est particulièrement comique.

Pendant toute la pièce, Fabrice empêche aussi le Duc d’obtenir la confiance de Fénise. Celle-ci attend de savoir si le Duc est véritablement épris de sa personne. Après la mise en place du déguisement, elle craint que le Duc ne soit tombé amoureux de la beauté de la Duchesse : rien n’est plus faux puisqu’à plusieurs reprises le Duc confie en aparté à Fabrice que la beauté de Fénise-Célie aurait sa préférence sur celle de la Duchesse-Fénise si celle-ci chantait. Fabrice a compris qu’il ne fallait pas vanter uniquement les charmes de la voix ; mais comme il est dupe du déguisement, il encourage le Duc à vanter la beauté de la Duchesse ce qui alimente la jalousie de Fénise. Ce qui est plaisant c’est que Fabrice, croyant bien faire, encourage le Duc à mentir sur ses sentiments. Cela crée une fausse situation propice au comique. En plus, Fabrice s’enorgueillit de ce qu’il prend pour une bonne ruse de sa part. Le spectateur s’amuse de l’entendre confier ce conseil à l’oreille du Duc à la scène 5 de l’Acte IV : « Si vous voulez reüssir cette fois, / Parlez de la beauté plustost que de la voix, ». Le spectateur anticipe ce qu’il va se passer : la Duchesse sera satisfaite d’avoir conquis par sa beauté l’amour du Duc, sans se douter que celui-ci ne va que pour une voix qu’elle n’a pas. La situation de quiproquo se trouve donc complexifiée par les mauvais offices du valet. Le comble, propre à ravir le spectateur, c’est l’autosatisfaction illégitime qu’en retire Fabrice lorsqu’il annonce fièrement au Duc « j’ay bien menti pour vous. » Le Duc qui ne peut se douter de la gaffe de Fabrice est pris au piège et s’embourbe dans une situation qui lui portera préjudice à cause des mauvais conseils de son valet. Là encore, le principe de redondance assure le comique : ce conseil de Fabrice de parler de la beauté plutôt que de la voix revient comme un leitmotiv et fait rire à chaque fois. En effet, quand le Duc fait une déclaration propre à satisfaire Fénise, Fabrice intervient aussitôt et annule ce que l’Amant vient de remporter dans le cœur de la Dame. À la scène 2 de l’Acte V, la Duchesse et Fénise sont présentes, et Fénise commente sans cesse en aparté les sentiments que lui inspire la conversation galante entre le Duc et la Duchesse ; chaque fois que le Duc vante sa voix, Laure soutient que l’affaire prend une tournure favorable aux désirs de Fénise. Au moment où le Duc est particulièrement explicite dans ses sentiments alors qu’il rend hommage à la voix de Fénise « Par cette belle voix, la source de ma flâme, / Cette voix que me fit connoistre le hazard. », Fabrice intervient malencontreusement pour donner au Duc ce mauvais avis : « Pour ne vous point broüiller laissez la voix à part ». Cela explique pourquoi le Duc change ensuite de stratégie, et se met à dénigrer le charme de la voix au profit de celui de la beauté, semblant accorder ainsi sa préférence à la Duchesse. Cela précipite le départ dépité de Fénise qui croit avoir obtenu la preuve que le Duc est amoureux de la Duchesse.

Un dernier exemple de gaffe pose problème car il dépend du crédit que l’on accorde à la finesse de Fabrice. Fabrice et le Duc pensent avoir deviné que celle qui se fait passer pour Célie est en réalité amoureuse du Duc, et que sous couvert de défendre une Dame elle parle en réalité pour elle-même. Nous avons vu comment Fabrice est parfois misogyne et méprisant envers Fénise à qui il reproche de prétendre à l’amour du Duc. Partant de cette idée, on peut considérer que c’est par stratégie qu’il vante à la scène 3 de l’Acte IV les attraits de la Duchesse afin de décourager l’amour de Célie. Mais quand ce ne serait pas sciemment que Fabrice tient ces propos, l’effet comique est le même. Fénise, qui demande à Fabrice quels sont les sentiments du Duc pour la Duchesse souffre d’entendre cet éloge maladroit, et qui plus est, faux, car cela ne correspond pas aux sentiments du Duc (v. 1245-1256) . Que Fabrice ait fait cet éloge à dessein ou non, le résultat est le même : en mentant au nom du Duc il brouille la vérité et complique encore la situation. Le spectateur, qui voit avec quelle insistance et avec quelle maladresse le valet risque de compromettre l’amour du Duc s’amuse de cette nouvelle gaffe. C’est toujours le principe de renchérissement qui caractérise Fabrice : il ne se contente jamais d’énoncer une idée, il l’agrémente toujours d’arguments nouveaux et en vient à formuler des énoncés assertifs diamétralement opposés à la vérité comme ici « Pour peu qu’elle fust laide, elle auroit beau chanter ». Fabrice semble pris d’une logorrhée verbale et l’éloge pourrait se prolonger à l’infini ; le débit mécanique de Fabrice, incapable de s’arrêter, aggravant à chaque vers la situation, fait rire le spectateur. Cela produit en plus un jeu de scène puisque la tirade s’achève par le décontenancement de Fabrice devant le départ précipité de Fénise : ne pouvant plus supporter l’éloge de la beauté rivale, Fénise quitte la scène et il est aisé de se représenter Fabrice tout pantois au beau milieu de la scène, les yeux éberlués, les bras ballants, enfin contraint d’interrompre son incontinence verbale devant l’absence de son interlocutrice.

Ces scènes de comique de situation s’intègrent dans l’intrigue et y participent en favorisant la situation de quiproquo. Nous pouvons en de pareils cas parler de comique utile. Mais il est un autre genre de comique, que nous pouvons qualifier de superfétatoire : il s’agit de scènes de comique gratuit, sans incidence sur l’avancée dramatique de l’action, et qui semblent n’avoir pour fin que le seul divertissement du spectateur.

Dérision et burlesque §

Le burlesque caractérisait la pièce espagnole de Moreto, dans laquelle les valets commentaient systématiquement le comportement de leurs maîtres en employant un vocabulaire trivial. Cette dimension caractérise moins l’œuvre de Thomas Corneille, car nous avons vu qu’il n’en fait pas l’apanage du comique, comme c’est le cas dans la plupart des pièces de Scarron par exemple. Elle n’en n’est pourtant pas absente, et le comique gratuit se manifeste dans la pièce française par l’omniprésence dans la bouche des valets d’une fantaisie verbale, qui joue sans cesse sur le comique de mots. Fabrice est toujours accompagné du Duc, si bien que son langage contraste avec celui du maître, en créant des ruptures de ton comiques. Fabrice ne cesse par exemple d’inventer des mots, ce qui provoque un effet de jouissance du verbe : le spectateur s’amuse de voir comment le valet prend ses distances avec la norme linguistique, en créant des néologismes comiques. Fabrice crée par exemple des adverbes incongrus : « Ducalement » au vers 217, « simpatiquement » au vers 400, ou encore « très-authentiquement » au vers 1300. La difficulté face à ce type de langage est de trancher sur l’intention du personnage – ou plutôt, du dramaturge qui le fait parler : comment savoir si le valet est conscient d’inventer des mots, auquel cas il faudrait saluer d’un sourire complice son ingéniosité, ou s’il est simplement un balourd qui ne maîtrise pas sa propre langue, auquel cas il est ridiculisé ? Rien ne permet de savoir si dans son langage le valet fait preuve de comique volontaire ou involontaire, pour reprendre la distinction fondamentale opérée par Montesinos52. A plusieurs reprises cependant, l’expression de Fabrice est maladroite et il semble plutôt être l’objet du comique. Cela est encore plus visible par l’effet de contraste avec le langage du Duc.

Le comique de mots sert donc le burlesque de façon diffuse dans l’ensemble de la pièce, le comique jaillissant de l’alliance de deux niveaux de langue, celui du maître et celui du valet. Mais le burlesque devient clairement dérision lorsque le valet se retrouve sans maître et que sa parole triviale est donnée à entendre non plus comme simple reflet dévalué de celle du maître, mais comme matière première du comique théâtral. La scène de séduction entre Laure et Fabrice est en ce sens exemplaire de ce comique gratuit, qui ne vaut que pour le divertissement qu’il procure au spectateur. C’est un ajout significatif de la part de l’auteur français. En effet il est intéressant de constater que la scène 4 de l’Acte IV, entièrement rédigée sur le mode de la dérision, est une pure invention de la part de l’auteur. Comme l’auteur a pris peu de distance avec le texte espagnol l’ajout intégral d’une scène est remarquable, et l’on s’aperçoit que cette scène sert un comique totalement gratuit. Fénise quitte la scène et laisse seuls Fabrice et Laure ; dans la scène 2, Laure avait annoncé son intention de sonder Fabrice sur les sentiments du Duc. Il y avait donc au préalable une visée pragmatique de cet entretien de valets. Pourtant, la scène se déroule sans que Fabrice ne révèle quoi que ce soit, et au moment où Laure pose enfin la question, au vers 1291 « Donc en toute franchise/ Dy moy quels sentimens le Duc a pour Fenise. / N’est-ce plus pour sa voix… », les deux valets sont interrompus par l’arrivée du Duc. Cette scène qui s’étend pourtant sur une trentaine de vers, ne contient aucune avancée décisive sur le plan dramatique. En réalité, c’est une vaste parodie burlesque d’une scène de séduction, les valets transposant la relation maître-dame en déplaçant l’idéal du maître vers du trivial assumé comme tel par Fabrice. Il rejoue dans cette scène sur le mode burlesque la comédie de l’amour tendre. Lieux communs, lois de l’amour et métaphores traditionnelles, sont réutilisés par Fabrice sur le mode de l’inversion. Dans sa folie, il pense exceller en matière d’amour, et n’avait pas hésité à répondre au Duc qui lui demande au vers 383 « qui t’a fait si sçavant en matière d’amour ? » avec une pointe d’ironie: « On est en bonne école alors qu’on suit la Cour », intimement convaincu de maîtriser règles et langage de l’amour. Pourtant, la scène de séduction entre Laure et Fabrice va confirmer son incompétence dans le domaine galant : cette cour balourde, transpose sur le mode burlesque les règles de l’amour galant. Fabrice complimente d’abord Laure sur ses yeux, qui ont le pouvoir dit-il, de « pétarder » son cœur : ce terme qui n’appartient pas au discours amoureux crée un effet d’écart de langage. L’expression du sentiment amoureux est maladroite, et la syntaxe totalement bouleversée produit un effet désastreux, « Jusqu’au moindre recoin tes yeux vont ravager. » .On peut ici peut-être faire un parallèle avec ce que fera Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme, au moment d’écrire un billet doux : les deux personnages s’efforcent de jouer le jeu de l’amour galant, mais leur gaucherie les perd. Fabrice reprend une à une toutes les métaphores de l’amour mais en les détournant : ainsi en est-il de la rage d’amour, qui devient dans la bouche de Fabrice un argument pour conclure plus vite à un amour charnel : « Mais le plaisir d’amour c’est d’enrager ensemble/ Ainsi si tu voulois enrager tant soit peu… ». Fabrice sait aussi qu’il faut soupirer pour sa Dame mais sa déclaration est maladroite : « J’ai déjà depuis hier, pour preuve de ma foy/ Tâché plus de six fois à soûpirer pour toy », le décompte des soupirs et le modalisateur « tâché », que Laure relève tout de suite, provoquent un effet contraire à celui recherché. Plus loin, Fabrice continue de dénombrer les soupirs nécessaires, « combien de temps faut-il que pour toi l’on soûpire ? », et utilise les vocables « traitable », « quittance », « compte » : l’alliance d’un lexique commercial et d’un lexique amoureux est équivoque, et Fabrice n’est pas loin de laisser penser à un commerce de l’amour. Si parfois Fabrice parvient à s’exprimer galamment, peut-être en plagiant le Duc, « Va, j’en connois le fin, le délicat, le tendre. » (v. 1276) avec ces substantivations de l’adjectif, il se montre le plus souvent très prosaïque : « es-tu traitable ? », « je crains en sôupirant quelque indigestion » et la diérèse insiste en plus sur le terme le plus prosaïque. Amour et comédie sont donc lié dans la parole burlesque de Fabrice, qui détourne et parodie ainsi la représentation tendre et galante de l’Amour.

Note sur la présente édition §

Présentation du texte de l’édition établie §

L’exemplaire qui a servi de base à la réalisation de cette édition est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (site Richelieu) au département des Arts du spectacle sous la cote RF-2679. Il s’agit de l’édition originale datée de 1658 et imprimée pour la première fois à Rouen par L. MAURRY, comme bon nombre des œuvres des frères Corneille, et l’achevé d’imprimé porte la date suivante : « quatriesme Janvier 1658 ». Le Privilège du Roy est daté du 28 décembre 1657. L’exemplaire s’est vendu tant chez Augustin Courbé que chez Guillaume de Luyne, en vertu d’un accord passé entre les deux Marchand Libraires le « vingt-cinquieme Decembre 1657 ». Il fut registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires de Paris, le « vingt-huitiesme Decembre mil six cens cinquante sept. ». Cet exemplaire est le seul que nous ayons trouvé jusqu’à présent car toutes les autres émissions ou éditions que nous possédons ont été achevées d’imprimer à des dates ultérieures.

Il est important de noter que le privilège du Roy vaut ici pour cette pièce mais aussi pour la tragédie de Timocrate. Compte tenu du succès rencontré par cette pièce, il n’est pas surprenant que les libraires aient cherché à passer un accord afin de partager les coûts et les bénéfices, importants du fait de la demande massive. Le charme de la voix au contraire, qui fut un échec, a plutôt profité de ce privilège.

Description matérielle de notre exemplaire §

Il s’agit d’un in 12 de 97 pages chiffrées se présentant ainsi 53:

  • – [I] page de titre : LE/ CHARME/ DE LA VOIX/ COMEDIE. / [fleuron du libraire représentant une corbeille de fruits et de fleurs] / imprimé à ROUEN/, Et se vend/A PARIS, /chez/ AUGUSTIN COVRBE, au Palais, en la/ Gallerie des Merciers, à la Palme/ Et/ GUILLAUME DE LVYNE, Libraire Juré, / dans la mesme Gallerie, / à la Iustice./ M. DC. LVIII./ AVEC PRIVILEGE DU ROY.
  • – [II] verso blanc.
  • – [III-VIII] épître dédicatoire adressée à « Monsieur », sans que nous connaissions l’identité précise du dédicataire.
  • – [VIII] liste des « ACTEURS » et la didascalie « la Scene est à Milan . »
  • – P. 1 à 97 : texte de la pièce, comprenant cinq actes. L’exemplaire contient de nombreuses gravures : un même bandeau orné sépare chaque acte, et lorsqu’un acte se termine en milieu de page l’imprimeur a fait placer un dessin variable mais qui possède toujours des motifs floraux. Un même liseré de fleurs sépare chaque scène.
  • – [98-99] : « PRIVILEGE DU ROY » et « ACHEVE D’IMPRIMER »

Liste des éditions ultérieures publiées du vivant de l’auteur §

Comme la pièce fut un échec, on ne trouve aucune édition séparée de la pièce, postérieure à celle de 1658. En revanche, la pièce est très souvent présente dans les recueils collectifs factices de Thomas Corneille, comme pour « écouler » les exemplaires en vendant la pièce reliée à d’autres pièces qui connurent, elles, un grand succès. On remarque que ces recueils regroupent presque toujours les mêmes pièces : il s’agit des premières comédies de Thomas Corneille, toutes « à l’espagnole ».

Éditions collectives des œuvres de Thomas Corneille dans lesquelles figure Le Charme de la Voix §

Nous avons trouvé un recueil collectif des œuvres de Thomas Corneille, à la Bibliothèque de Versailles sous la cote 488. Cette édition en in 12 ° appartient à la collection Jean et Henriette Lebaudy, collectionneurs de livres anciens particulièrement friands de récits de voyage, qui firent don de l’intégralité de leurs collections dans les années 1970 à la Bibliothèque de Versailles. Ce recueil est paru sous le titre suivant Poëmes dramatiques de T. Corneille, I. Partie et semble en réalité être une émission nouvelle d’une édition parue en 1660 dont nous n’avons pas retrouvé la trace. En effet, un premier achevé d’imprimer date du 15 décembre 1660, à Rouen, par L. MAURRY. Suit ensuite ce court paragraphe : « Et du depuis ledit Sieur Courbé a cedé les droits qu’il avoit au susdit Privilege aux Sieurs Thomas Jolly & Louis Billaine, suivant l’accord fait entr’eux. » qui donne lieu à un nouvel achevé d’imprimer de l’édition, datant de Décembre 1664, à Rouen, toujours par L. MAURRY. Le recueil présente six comédies de Thomas Corneille, qui sont ici citées dans l’ordre de présentation des pièces, les Engagements du Hazard, Le Feint Astrologue, Don Bertrand de Cigaral, L’Amour à la mode, Le Berger extravagant, et Le Charme de la Voix. L’exemplaire est très beau, riche en illustrations et avec des reliures dorées. A gauche de la scène 1 de l’Acte I, on trouve un frontispice représentant deux hommes en grande conversation, l’un richement vêtu, l’autre en habits de valet, Le Duc et Fabrice ; Le Duc interrompt de la main le babillage de son valet et lève la tête à l’écoute d’une voix qu’il entend au dessus de lui. On peut voir en effet en haut à droite de la gravure une femme qui tient un instrument de musique, un lut probablement, et qui souriant derrière une jalousie qui la cache des regards extérieurs, baisse les yeux vers le Duc. Ce frontispice est signé en bas à droite « Math. Fe. ». Il ne correspond à aucune scène identifiable de la pièce. Il faut plus y voir une représentation symbolique de l’argument de la pièce, la saisie d’un moment imaginaire qui dit le mieux l’intégralité de la pièce.

Cette émission de l’édition de 1660 ne présente aucune variante de mots par rapport à l’édition de 1658, le texte de la pièce est semblable en tout point, et il semble que Thomas Corneille ne soit pas intervenu. En revanche, bien que l’atelier d’imprimeur soit le même, les changements graphiques et typographiques sont innombrables.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque de Versailles, sous la cote A.96 un recueil de pièces de Thomas Corneille intitulé Theatre de Thomas Corneille, Reveu, Corrigé, et augmenté de diverses nouvelles pièces qui n’est pas daté. Ce recueil est factice, car à chaque début de pièce, la pagination recommence à 1. De plus, l’ordre des pièces annoncé au début du recueil n’est pas respecté puisque Le Charme de la Voix, censé conclure le recueil, est en réalité la quatrième pièce présentée, après, dans l’ordre, Les Engagements du Hazard, le Feint Astrologue, Le Berger Extravagant. Après elle, se trouve enfin une cinquième comédie, L’Amour à la mode. Le texte présenté du Charme de la Voix, est celui « suivant la Copie imprimée à Paris, datant de 1691 » : il s’agit donc d’un exemplaire hollandais. Comme on sait que cette pièce fut un échec, il s’agit très probablement d’un exemplaire invendu que le Libraire a cherché à écouler dans ce recueil factice.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque de l’Arsenal, enregistré sous la cote G. D. 7289, un exemplaire du Charme de la Voix, « suivant la copie imprimée à Paris. 1691. ». Cet exemplaire est un in 12° et porte une marque à la sphère ce qui indique que c’est un Elzevier. Il est dépecé de sa reliure, et ne comporte donc pas de couverture. On peut imaginer qu’il a appartenu à un moment à un recueil factice, sa pagination allant de la p.1 à la p. 84, du cahier A au cahier D. on ne trouve pas de privilège du Roi, mais nous avons pu vérifier que l’intégralité de la pièce était restituée, de l’épître à la dernière réplique de Fabrice à l’Acte V, scène 9. Hormis les innombrables changements graphiques et typographiques, il semble n’y avoir aucun changement dans le texte.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale de France (site Tolbiac) , un recueil factice contenant Le Charme de la Voix, enregistré sous la cote 8-YF-1442 (6) . Six comédies y sont regroupées, Les Engagements du Hazard, Le Feint Astrologue, Don Bertrand de Cigarral, l’Amour à la mode, le Berger extravagant et Le Charme de la Voix. Le recueil est en in 12°. L’exemplaire du Charme de la Voix ici présenté ressemble en tout point à celui qui se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal : on retrouve la marque à la sphère sur la première page, suivie de la mention « suivant la copie imprimée à Paris, M. DC. LXXXXI », la graphie et les règles de typographies sont identiques.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale de France (site Tolbiac) , dans la salle Y des livres rares, un recueil factice contenant Le Charme de la Voix, enregistré sous la cote RES-YF-3085 (3) . Trois comédies y sont regroupées, l’Amour à la mode, Le Berger extravagant, Le Charme de la Voix. Le recueil est en in 12°. L’exemplaire du Charme de la Voix ici présenté ressemble en tout point aux deux exemplaires mentionnés au dessus : on retrouve la marque à la sphère sur la première page, suivie de la mention « suivant la copie imprimée à Paris, M. DC. LXXXXI », la graphie et les règles de typographies sont identiques.

Établissement du texte : liste des corrections opérées §

Sur la graphie §

Nous avons scrupuleusement respecté la graphie de l’exemplaire de l’édition originale, y compris la présence ou l’absence d’accents effectifs ou diacritiques. Nous avons systématiquement rétabli la distinction entre u et v ainsi qu’entre j et i. Nous avons aussi systématiquement développé les & en et.

L’usage des tildes marquant la nasalité d’une syllabe et qui permet un gain d’espace pour l’imprimeur n’est pas très fréquent dans notre exemplaire, surtout en comparaison des émissions ou éditions ultérieures qui en font un usage massif ; néanmoins, chaque fois que le cas s’est présenté, nous avons restitué la syllabe entière c’est-à-dire voyelle + consonne nasale.

Le nom d’un des personnages, Camille, valet de Carlos, apparaît tantôt orthographié avec un seul l, tantôt avec deux. Nous avons cherché à harmoniser le texte en écrivant chaque fois Camille avec deux l, sauf quand, à l’évidence un l simple permettait la rime, comme au vers 1504 dans lequel « camile » rime avec « facile. ».

Lorsque nous avons rencontré des coquilles orthographiques, nous les avons corrigées entre crochets dans le texte. Lorsque nous n’avons pu déterminer s’il s’agissait véritablement d’une coquille, nous n’avons pas modifié texte, mais nous avons précisé en note de bas de page qu’une autre interprétation pouvait être donnée. Voici la liste exhaustive des coquilles orthographiques que nous avons repérées et corrigées : au V. 463, « Seigner » est corrigé en « Seigneur », au V. 466, « elle mesme » est corrigé par « elle-mesme », au V. 676, « aupres » est corrigé par « apres » au vers 723, « faire » est corrigé par « taire », au V. 732, « elles mesmes » est corrigé par « elles-mesmes », au V. 767, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 995, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 1031, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », au V. 1221, « moy mesme » est corrigé par « moy-mesme », au V. 1575 « errème » est corrigé par « extrème », au V. 1576, « vous mesme » est corrigé par « vous-mesme », et au V. 1793, « elle mesme » est corrigé par « elle-mesme. ».

Nous avons aussi restitué l’espace manquant au vers 259 entre « moy/ témoin », et au vers 463 entre « mépris/ un ».

Enfin, nous avons systématiquement restitué les accents diacritiques en remplaçant a par à aux vers 55 et 1840.

Sur la ponctuation §

Même lorsque celle-ci nous a surpris, nous avons respecté la ponctuation du texte d’origine. Nous avons cependant fait des corrections lorsqu’il s’agissait d’une coquille évidente :

Partant du principe qu’au XVIIe siècle le point d’interrogation peut parfois ne souligner qu’une élévation de la voix, nous avons restitué un point d’exclamation là où on trouvait un point d’interrogation sans sens interrogatif. Ainsi aux vers 196 dans « Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté ! », au vers 251 dans « peste, quels roulemens ! », au vers 1283 dans « Je crains en soûpirant quelque indigestion, /Il faut s’enfler le cœur, et l’excez est à craindre !  » , au vers 1538 dans « Mais enfin il ne peut se résoudre à partir ! » et au vers 1580 dans « Qu’une épreuve si rude/A mon cœur alarmé cause d’inquietude* ! », là où il y avait un point d’interrogation, et au vers 1781 nous avons remplacé la virgule par un point d’exclamation dans « Elle a l’esprit perdu ! », car il y a ensuite un changement de réplique.

Lorsque le point d’interrogation manquait ou bien qu’il était incorrectement, conformément au sens interrogatif de la phrase, substitué par un point d’exclamation, nous l’avons rétabli. Ainsi aux vers 1659 dans « Quelle est cette surprise ? », 1869 dans « Quoy, c’est donc vous, Madame ? ».

Nous avons restitué trois points de suspension là où en en trouvait quatre ou cinq dans les vers 18, 279, 695, 1095, 1269, 1367 et 1811.

Nous avons restitué la virgule au vers 1043 dans « nous sommes tous à luy, mais vous plus que tout autre, » au vers 1793, nous avons supprimé la virgule dans « que , dis-tu ? ».

Les lettres entre crochets, à droite du texte, correspondent aux changements de cahier dans le texte original. De même, les chiffres entre crochets correspondent aux numéros de pages.

LE CHARME DE LA VOIX,
COMÉDIE. §

Monsieur, §

Je n’appelleray point du jugement du Public sur cette Comédie, pour tâcher à vous faire estimer davantage le présent que je vous en fais. Il peut se laisser surprendre dans les approbations qu’il donne, et ces tumultueux applaudissements qu’une première émotion luy fait quelquefois accorder d’abord à ce qu’il n’a pas bien examiné, ne sont pas toûjours d’infaillibles garands de la veritable beauté de nos Poëmes ; mais il arrive rarement qu’il condamne ce qui merite d’être approuvé, et puis qu’il s’est déclaré contre celui-cy, je dois être persuadé qu’il a eu raison de le faire. On m’accusera sans doute d’une franchise peu judicieuse d’en demeurer d’accord avec vous, lors que je prens la liberté de vous l’offrir, et j’aurois lieu d’appréhender que vous n’entrassiez dans ce sentiment, si je n’étois asseuré que vous ne m’imputerez pas ce qu’il a de plus defecteux, et que séparant ce que vous y cognoistrez de moy d’avec ce qui n’en n’est pas, vous serez assez équitable, pour trouver de l’injustice à me vouloir faire répondre des fautes d’autruy. J’ay rendu si religieusement jusqu’icy ce que j’ay creu devoir aux Auteurs Espagnols qui m’ont servy de guides dans les sujets Comiques qui ont paru de moy sur la Scene avec quelque succez, qu’on ne doit pas trouver estrange, si leur en ayant fait partager la gloire, je refuse de me charger de touste la honte qui a suivy le malheur de ce dernier, puisqu’en effet j’eusse peut-être moins failly, si je ne me fusse pas attaché si étroitement à la conduite de D. Augustin Moreto, qui l’a traité dans sa langue, sous le titre de Lo que puede la apprehension. Si vous voulez vous souvenir de la lecture que nous fismes ensemble de cet Original, avant que j’en commençasse la Copie, vous vous souviendrez en même temps que j’en combattis opiniastrement tous les caractères, et soustins que quelque soin que l’on apportast à les justifier pour le faire paroistre avec quelque grace sur nôtre Theatre, il seroit impossible d’en venir à bout, sans faire voir tousjours ceux qui sont intéressez dans cette intrigue plus capricieux que raisonables ; néantmoins cet excellent Ami qui me portoit à ce dessein, appuya si fortement devant vous le conseil qu’il m’avoit déjà donné d’y travailler, que vous vous en laissâtes vous-même persuader, et creustes que puisque la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie, avoit été reçeuë en Espagne avec acclamation, il y avoit lieu d’esperer, que pour peu que j’employasse d’adresse à les rendre plus justes, ils ne déplairoient pas en France. Il n’en falut point davantage pour me forcer à me rendre, je ne voulus plus opposer que le goût des deux Nations est fort différent, que ces entretiens de Valet de Bouffons avec des Princesses et des Souverains, que l’une souffre tousjours avec plaisir dans les actions les plus sérieuses, ne sont jamais supportables à l’autre, dans les moins importantes, et que les plus ingénieuses nouveautez deviennent rarement capables de nous divertir quand elles semblent en quelque sorte opposées à la raison. L’évenement a fait voir que je n’en avois pas mal jugé, je ne sçaurois toutefois me repentir entierement de m’estre exposé à cette petite disgrace contre mes sentimens, puis qu’elle vous doit convaincre de la déférence que j’ai pour les vostres, et de la passion avec laquelle je suis,

MONSIEUR,

Vostre très-humble serviteur,

T. CORNEILLE

Acteurs. §

  • LE DUC, de Milan.
  • LA DUCHESSE, de Parme.
  • FEDERIC, Gouverneur du Duc.
  • CARLOS, Fils de Federic.
  • FENISE, Fille de Federic.
  • LAURE, Confidente de Fenise.
  • FABRICE, Boufon du Duc.
  • CAMILLE, Suivant de Carlos.
La Scene est à Milan.

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

FENISE, LAURE.

LAURE.

Quoy , lors54 que dans ces lieux tout le monde s’appreste
Au spectacle pompeux* d’une superbe feste,
Et que pour augmenter l’éclat d’un si beau jour,
Nous vous voyons enfin rappellée à la Cour,
5 Vous soûpirez, Madame, et vostre âme inquiete*55* [p. 2]
Semble n’en recevoir qu’une joye imparfaite ?

FENISE.

Apres douze ans d’exil te faut-il estonner
Si l’ordre qui m’en tire a dequoy me gesner* ?
Quand on a tant vescu dedans la solitude
10 On n’y renonce pas sans quelque inquietude*,
Et dans le changement qui me vient d’arriver
Les plus fermes esprits se plairaient à resver*.

LAURE.

Vostre humeur au chagrin fut tousjours si contraire,
Qu’il parle malgré vous quand vous voulez vous taire,
15 Le Lut dont vous faisiez vostre plus cher soucy*,
A peine encor56 pour vous a quelque charme icy,
Et cette belle voix, le comble favorable
De tant de qualitez qui vous rendent aymable*

FENISE.

Ah, don de la nature à mon repos fatal !

LAURE.

20 Quoy donc sans y penser j’ay touché* vostre mal ?

FENISE.

Ouy, Laure, et c’est en vain qu’un obstiné silence
Voudrait t’en dérober l’entiere cognoissance,
J’en sens par cét effort redoubler la rigueur,
Et te le découvrir c’est soûlager mon coeur.
25 Mais pour le concevoir, remets en ta memoire
De nos malheurs57 passez la pitoyable histoire,
Lors que le Duc de Parme, injuste en ses projets,
Nous priva si long-temps des douceurs de la paix.

LAURE.

Je scay que de Milan pretendant quelque hommage,
30 Il en tint le refus pour un sanglant outrage, [p. 3]
Et qu’il fit par la guerre éclater en ces lieux
Tout ce que la vangeance a de plus furieux,
Qu’apres plusieurs combats aux deux partys funestes
On chercha par l’hymen d’58en conserver les restes,
35 Que les Ducs ennemis s’en faisant une loy,
Deslors pour leurs enfans se donnerent la foy*,
Et qu’ainsi par l’accord où l’obligea son pere,
Le nostre doit de Parme espouser l’Héritiere.

FENISE.

Helas ! je vins au jour dans ce temps malheureux,
40 Qui fit naistre un Accord pour moy si rigoureux,
Puisque j’entrois à peine en ma cinquiesme année
Que Milan de son Duc pleure la destinée,
Il meurt, et par un choix qui nous comble d’honneur,
Mon pere de son fils est declaré tuteur.
45 Sa prudence cognuë, et son rang et son âge
Acquierent à sa foy* cét illustre avantage,
Et chacun s’asseurant59 sur sa fidélité,
On luy laisse le soin de l’Hymen arresté*.
Comme par une rude et triste experience*,
50 Pour l’un et l’autre Estat il en sçait l’importance,
Auprés de la Duchesse, heritiere à son tour,
A Parme pour son Maistre il fait tousjours sa cour,
Et craignant de laisser un pretexte à l’envie60
Qui pûst mesler quelque ombre à l’éclat de sa vie,
55 Pour monstrer qu’[à] l’Estat il est bien plus qu’à soy,
Par mon bannissement il veut marquer sa foy.
Ce que sur mon visage il pense voir de charmes
Pour le rendre suspect a d’assez fortes armes61 ,
Avec le jeune Duc m’élever au Palais
60 C’est vouloir l’asservir au peu que j’ay d’attraits,
Et rompant un Traité qui finit nostre peine*,
M’asseurer en secret le rang de Souveraine.
Voyla62 sur quels motifs ce pere sans amour [p. 4]
Dés l’âge de cinq ans m’esloigna de la Cour.
65 Compagne de mon sort, tu scais à quelle estude
J’ay tâché d’employer* ma longue solitude,
Et que sans estre veuë, ou du moins rarement,
J’ay pris pour la Musique assez d’attachement63.

LAURE.

C’est ce qui me confond*, qu’au mal qui vous possede*
70 Elle manque* aujourd’huy d’apporter le remede*.

FENISE.

Ah, s’il faut éclaircir ton esprit abusé*,
Comment gueriroit-elle un mal qu’elle a causé ?
Pour les nopces64 du Duc à Milan revenuë,
A ce Prince tousjours je demeure incognuë,
75 Et l’on ne me permet de paroistre à ses yeux,
Qu’avecque65 la Duchesse attenduë en ces lieux.
Mon Frere l’est allé recevoir à Pavie,
Et de tant de malheur ma fortune est suivie,
Que contre mes souhaits, sans en rien esperer*,
80 Je romps son hyménée, ou le fais differer.

LAURE.

Vous ?

FENISE.

Si de cét adveu ton ame est estonnée*
Songe depuis huit jours quelle est ma destinée,
Et qu’affranchie enfin d’un long banissement,
Dans le Palais du Duc j’ay cét appartement,
85 Qu’ayant sur ce jardin une secrette* veuë,
C’est de là qu’aisément, sans en estre apperçeuë,
J’ay pù, quelque ordre exprés*66 qui m’en ostast l’espoir,
Et voir ce jeune Prince, et suivre mon devoir.
Helas ! par cette veuë où me vois-je reduite* ?
90 Ma raison en desordre en fut d’abord* seduite,
Et pour le dissiper je cherchay dans ma voix [p. 5]
Ce charme qu’à mes maux elle offrait autrefois,
Mais qu’indiscretement* je rompis le silence !
Le Duc en est surpris, il s’approche, il s’avance,
95 Je me pers, je me trouble67 à le considerer,
Interdit et confus, je l’entens soûpirer,
Et l’un et l’autre atteints de blesseures pareilles,
S’il m’ébloüit les yeux, je touche* ses oreilles.

LAURE.

Sçeut-il qui vous estiez ?

FENISE.

Il l’apprit aisément,
100 Et son inquietude* égalant mon tourment*
Dans la pressante ardeur* qu’il a de me cognoistre
Chaque jour en ce lieu je le voy seul paroistre,
Je chante, et ne pouvant obtenir rien de plus,
Il soûpire, il se plaint d’un injuste refus,
105 Jamais, s’il l’en faut croire, une si vive flame
Avec tant de respect ne s’empara d’une ame.
Ce que luy peint de moy la douceur de ma voix
Par un charme incognu l’asservit à mes loix*,
Et ce rare* tableau qu’en luy-mesme il s’en trace
110 Ne souffre dans son cœur aucun trait qu’il n’efface,
Un vieil accord à Parme engage en vain sa foy*,
S’il me voit, s’il me parle, il le rompra pour moy,
Et sur quelque pretexte arrestant la Duchesse,
Son amour de Milan me fera la maistresse

LAURE.

115 Il est de certains nœuds dont le secret pouvoir
Attache un cœur à l’autre avant que de se voir68,
Et cette simpatie* a souvent tant de force…

FENISE.

O de mon fol espoir trompeuse et vaine amorce* !
Après tant de sermens* dont mon esprit flaté*
120 Par trop de confiance enfla ma vanité,
Je crûs que me montrant sans me faire cognoistre*69, [p. 6]
Si par l’ordre du Ciel sa flame avoit pû naistre,
Le Duc seroit contraint de la faire éclater70
Aussi-tost à me voir qu’à m’entendre chanter.
125 Ainsi pour m’asseurer du secret71 de son ame,
Ayant adroitement pratiqué72 quelque Dame,
La curiosité me servant de couleur73
Je la suivis au bal74, helas ! pour mon malheur.
Ce fut pour mon orgueil dequoy se satisfaire
130 D’y meriter le nom de la belle Estrangere,
Chacun m’offrit des vœux*, chacun me fit sa cour,
Et le Duc seul m’y vit sans me parler d’amour.
Ce qu’il oüit vanter d’attraits sur mon visage
Ne pût forcer son cœur au plus leger hommage,
135 Mes yeux, dont les regards en cherchaient les moyens
N’eurent qu’un faible éclat pour arrester les siens,
Et ce fatal essay* de son indifference
Sans finir mon amour finit mon esperance.
Voy par là si ce cœur a droit de soûpirer75.

LAURE.

140 Au moins ne l’a-t’il pas de ne point esperer*.

FENISE.

Quoy, sans sentir ce trouble* aux amans ordinaire,
Il me voit, il m’escoute, et tu veux que j’espere ?76

LAURE.

Cette indigne froideur dont vous vous irritez
Vient de n’avoir pas sçeu que c’est vous qui chantez.

FENISE.

145 Quand l’Amour dans nos cœurs se coule* avec empire,
Le Ciel qui le permet prend soin de les instruire.
Un desordre secret qu’on ne peut reprimer
Nous fait cognoistre assez ce qu’il nous fait aimer ;
En vain on dissimule, en vain on se déguise,
150 Un beau feu n’a jamais à craindre de surprise,
Et comme en ses effets il est toûjours égal, [p. 7]
Il ne brûle pas bien quand il éclaire mal.

LAURE .

Mais il faudra qu’enfin le secret s’eclaircisse*.

FENISE.

Mais tu vois que le Duc n’aime que par caprice*,
155 Et ma voix de sa flame estant le seul appuy*,
Voudrois-tu que mon cœur se declarast pour luy ?

LAURE.

C’est l’unique moyen de vous faire Duchesse.

FENISE.

Où je hazarde* trop, mon ambition cesse.

LAURE.

Et que hazardez*-vous à souffrir* son amour ? 77

SCENE II. §

FEDERIC, FENISE, LAURE.

FEDERIC.

160 Il faut vous retirer*, le Duc est de retour,
Ma Fille, et son chagrin, qu’aucun plaisir n’efface
N’a pû ceder long-temps à celuy de la chasse.
Pour resver* solitaire il doit entrer icy.

FENISE.

Mais encor78 jusqu’à quand me renfermer ainsi ?
165 Ay-je à vivre toûjours exilée ou captive ?    

FEDERIC.

Ma fille, c’est demain que la Duchesse arrive,
Et l’Estat par mes soins jusqu’icy defendu
Vous remettra par elle au rang qui vous est dû.

FENISE.

Jusqu’icy mon respect vous a trop fait cognoistre…79 [p. 8]

FEDERIC.

170 Hastez-vous de rentrer, le Duc s’en va paroistre80.

FENISE à Laure.

C’est ma voix qui l’attire.

LAURE.

Et sans vous laisser voir
Vous chercherez toûjours à flater* son espoir ?

FENISE.

Sans doute81.

LAURE.

Mais par là que pouvez-vous prétendre* ?

FENISE.

Perdre quelques soûpirs82 sans qu’il les puisse entendre,
175 Et de ce faux appas* soulager mon ennuy*
Qu’il souffrira pour moi si je souffre pour luy.

SCENE III. §

LE DUC, FEDERIC , FABRICE .

LE DUC à Fabrice.

Si tu peux à mon mal trouver quelque remede*
Mais verray-je en tous lieux que Federic m’obsede*,
Et faut-il, pour surcroist de gesne* et de chagrin
180 Qu’aujourd’huy mon malheur l’améne en ce jardin ?

FEDERIC.

Seigneur, si prés de voir arriver la Duchesse
Vous conservez encor cette morne tristesse ?
Un espoir si charmant vous en dûst retirer83. [p. 9]

LE DUC.

Quelque bien* qu’il m’asseure, il faut le differer,
185 Comme dans mon chagrin je ne puis me contraindre*,
De mon accueil peut-estre elle pourroit se plaindre,
Et je trouve à propos*, pour la mieux recevoir
De me priver encor du plaisir de la voir.

FEDERIC.

Quoy, comme aux autres lieux l’arrester à Pavie84 !
190 Seigneur…

LE DUC.

Mais, Federic, il y va de ma vie,
Qu’on ait soin seulement de bien l’y divertir
Tant qu’un ordre nouveau l’oblige d’en partir.

FEDERIC.

Ce long retardement ouvrant sa défiance
Convaincra vostre amour85 de peu d’impatience,
195 Et je crains que par là son esprit irrité…

LE DUC.

Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté !

FEDERIC.

Au point que cét hymen à vostre Estat importe…

LE DUC.

La raison est pour vous, mais elle est la moins forte,
Et quand la passion tâche de l’estoufer
200 Ce n’est qu’en luy cedant qu’on en peut triompher.

FEDERIC.

Puisqu’aujourd’huy sur vous la vostre a tant d’empire,
De peur de l’irriter*, Seigneur, je me retire.

SCENE IV. §

[p. 10]
LE DUC, FABRICE .

LE DUC.

Enfin il est party, Fabrice, c’est à toy
A86 me donner icy des preuves de ta foy*.

FABRICE.

205 Elle a de tous vos maux la guerison certaine, 
Vous en avez douté, vous en souffrez la peine.
Si vous eussiez plustost imploré mon secours…87

LE DUC.

Je tâchois à me vaincre88, et l’esperois tousjours.

FABRICE.

C’estoit mal esperer*, rien n’est gasté, n’importe,
210 Vous m’allez voir pour vous agir de bonne sorte.89

LE DUC.

Si tu peux m’acquerir le bien* que je prétens…

FABRICE.

Je bats bien du pays, Seigneur, en peu de temps,
Et veux à boufonner n’estre jamais de mise
Si devant qu’il soit nuict90 vous ne voyez Fenise.
215 Mais vaudroit-il pas mieux91, sans chercher ce destour,
Aller à Féderic descouvrir* vostre amour ?
Dans l’espoir de se voir Ducalement92 beau-père…

LE DUC.

Non non, il faut aymer, et souffrir93, et me taire,
Attendant que sa fille avecque nous d’accord
220 Du malheur que je crains m’ayde à braver l’effort.
Je sçay de Federic la fiere politique, [p. 11]
Au seul bien de l’Estat tout son zele s’applique,
Et luy laisser enfin soupçonner mon amour
C’est bannir de nouveau Fenise de la Cour.
225 Voy si je dois songer à rompre le silence.

FABRICE.

Mais vous luy pourriez faire un peu de violence,
Et si de l’esloigner il prenait le dessein
Malgré ses dents94 et luy, parler en95 Souverain.
Un, je veux, bien poussé, de loin se fait entendre.

LE DUC.

230 Mais enfin sans adveu* dois-je rien entreprendre96 ?
Si pour trop escouter un scrupuleux devoir
Fenise a jusqu’icy refusé de me voir,
Puis-je sans estre seur de ne luy pas déplaire
Permettre à mon amour d’agir contre son pere ?

FABRICE.

235 Sans plus moraliser il faut donc promptement
Vous donner l’accez libre à son appartement,
Ce sera lors à vous d’avancer vos affaires97.

LE DUC.

Tu m’y verras donner les ordres nécessaires.
Mais comment ton adresse en viendra-t’elle à bout ?

FABRICE.

240 Sçachez que ma folie est mon passe-par-tout,
Et que vieux harangueur qu’avec vous on voit rire
J’entre par privilege98 en tous lieux sans rien dire.
Mais quel son musical…
On entend quelques accords de Tuorbe99.

LE DUC.

Fenise va chanter,
C’est le signal, approche, il la faut escouter.

FENISE. Chante derriere le Theatre .

245 Si dans l’ennuy* dont mon ame est atteinte
Mes soûpirs chaque jour vous adressent ma plainte,
Cessez ruisseaux, d’en murmurer100 ; [p. 12]
Quand d’un Astre fâcheux la fatale influence
Nous défend l’esperance,
250 Il est permis de soûpirer.101

FABRICE.

Peste, quels roulements102 !

LE DUC.

Ils enlevent mon ame,
Et bien, Fabrice, et bien, condamnes-tu ma flâme,
Et d’un plus rare* objet* puis-je suivre la loy ?

FABRICE.

Vous en croyez l’amour, et cela sur sa foy* ?
255 Mais s’il falloit qu’enfin cette rare* personne
Eust le nez perroquet ou la face guenonne103 ?

LE DUC.

Quoy, tu pourrois penser qu’elle manquast d’appas*,
Et que chantant si bien…

FABRICE.

Ne vous y trompez pas.
J’en ay veu telle, moy témoin irreprochable,
260 Qui chantant comme un Ange auroit fait peur au diable
Et qui, quoy que sa voix semblast venir des Cieux,
Avoit un œil en terre et l’autre chassieux104.

LE DUC.

Non, Fenise tousjours eut le bruit d’estre belle105.

FABRICE.

Si ce bruit n’est point faux, que ne se montre-t’elle ?

LE DUC.

265 Peut-estre…mais je crois ouyr encor sa voix,
Escoute.

FABRICE, à Fenise.

Un peu plus haut que la premiere fois.

FENISE continuë à chanter.

Je cognoy bien qu’au mal qui me possede*
Je n’applique par là qu’un impuissant remede*,
Qui n’estoufe point mes desirs . [p. 13]
270 Mais en vain en fuyant vostre onde s’en offence.
Quand on perd l’esperance,
On peut bien perdre des soûpirs.

LE DUC. à Fenise.

Ah, si d’un cœur soûmis vous estimez l’hommage,
Perdrez-vous des soûpirs que mon amour partage,
275 Et lors que par l’espoir le sort se peut braver,
Vous le defendrez-vous afin de m’en priver ?
Fabrice, c’en est fait106 , il faut avec adresse
A Parme dés demain renvoyer la Duchesse.
Dûst se perdre Milan, on verra mon amour…
280 Mais que vois-je ? Carlos est desja de retour.

SCENE V. §

LE DUC, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

CARLOS.

Seigneur, vous me verrez sans doute avecque joye,
Apprenant que vers vous la Duchesse m’envoye,
Et que de son amour l’impatiente ardeur*,
Vous explique par là les secrets de son cœur.
285 Ces superbes apprest dont la magnificence
Par vostre ordre à Pavie honore sa presence,
N’ont point d’appas* en eux qu’elle daigne gouster*,
Lors que pour en joüir il s’y faut arrester.
C’est ce que de sa part j’ay charge de vous dire,
290 Vous voir est le seul bien* où son désir aspire,
Et l’ennuy* qu’elle sent* des honneurs qu’on luy fait [p. 14]
D’une agréable cause est le charmant effet.
A ce retardement où leur pompe* l’engage,
Un aymable* courroux a saisi son courage,
295 En vain à le cacher elle a fait quelque effort,
Dans l’éclat de ses yeux il a paru d’abord* ;
A songer au bonheur dont ce delay la prive,
On les a veu briller d’une clarté plus vive,
Son teint dont la blancheur eust les lys effacez107,
300 Souffrant un doux mélange a paru…

LE DUC.

C’est assez.

SCENE VI. §

CARLOS, CAMILLE, FABRICE

CAMILLE.

La réponce est bien courte.

CARLOS.

O l’estrange caprice* !
D’où luy vient cette humeur ? Arreste, un mot, Fabrice.
Toy qui souvent du Duc partage le soucy*,
Apprens moi qui108 l’oblige à me traiter ainsi.
305 Sans daigner me parler je voy qu’il se retire.
Pour l’aigrir contre moy qu’aurois-je pu luy dire ?
Car enfin je n’ay fait qu’applaudir* à ce feu
Dont luy mesme avec joye il a signé l’adveu*.
Par ce retardement qui gesne* la Duhesse
310 J’ay donné plus de jour à l’ardeur* qui la presse,    
J’en ay peint tout exprés* ses desirs traversez, [p. 15]
J’ay parlé de ses yeux, de son teint…

FABRICE.

C’est assez109.

SCENE VII. §

CARLOS, CAMILLE.

CAMILLE.

Entendez-vous l’Echo ?

CARLOS.

Tout sert à me confondre*.
Quoy, le Duc tout à coup s’en va sans me répondre,
315 Et quand je croy venir soûlager son amour110
Un silence affecté condamne mon retour ?
Quelle enigme est-ce-cy ? Dieux, qu’est-ce qui se passe ?

CAMILLE.

Est-ce là seulement ce qui vous embarrasse ?

CARLOS.

Mille pensers111 divers me tiennent divisé*.
320 Qui le devineroit ?

CAMILLE.

Il n’est rien plus aisé.
Nous arrivons tous deux, et sans qu’on vous en presse
Vostre langue s’exerce à loüer la Duchesse.
Le Duc à la harangue ayant les yeux baissez
Vous la fait accourcir par un grand, c’est assez,
325 Et sourcilleusement, nous laissant seuls ensemble,
Sans plus longue replique il tourne où bon luy semble.

CARLOS.

Mais enfin le sujet, quel est-il ? [p. 16]

CAMILLE.

Pour ce point,
Il est bien evident que je ne le sçay point,
Mais du reste, si c’est ce qui vous embarrasse,
330 Sans y rien alterer*, voilà ce qui se passe.

CARLOS.

Ah, cesse de railler quand mon sort rigoureux
Dans un trouble confus laisse flotter mes vœux.
Si pour quelque autre objet* l’ame d’amour atteinte
Le Duc pour son hymen sentoit quelque contrainte,
335 Et qu’il vist à regret…mais, ô frivole espoir
Qu’un feu trop écouté me laisse concevoir !
C’est plustost que ce cœur, à loüer la Duchesse
A trop fait éclater* quel motif* l’interesse112,
Et que mes sentiments par un zele* indiscret*
340 D’un amour que je cache ont trahy le secret.
Ah, Dieux, s’il est ainsi…

CAMILLE.

Non, cela ne peut estre.
C’est plustost que le Duc cherchant à se cognoistre,
De peur de trop donner à son temperament*…

CARLOS.

Et bien ?

CAMILLE.

Ma foy, brisons113 sur le raisonnement,
345 Il vaudra mieux peut-estre à divers reprises.

CARLOS.

Je pers temps en effet d’écouter tes sottises,
Allons trouver mon Pere, et tâchons de sçavoir
Si j’ay plus de sujet de crainte que d’espoir.114

Fin du premier Acte.

[B17]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

C’est n’avoir pas peu fait avec mon badinage
350 D’avoir à votre amour asseuré ce passage.
Tandis que de sa voix jamais rassasiez
Vos sens à l’écouter estoient extasiez,
M’estant coulé* sans peine avec un domestique,
J’ay mis avec tant d’art le bouffon en pratique,
355 Que sans donner soupçon d’aucun secret complot
Je me suis esquivé soudain sans dire mot,
Et laissant au besoin* cette porte entr’ouverte,
J’ay ménagé pour vous l’occasion offerte,
C’est à vous maintenant à vous en bien servir.

LE DUC.

360 Mon cœur dans son transport se sent presque ravir*,
Mais un fâcheux soucy* vient traverser ma joye.

FABRICE.

Quel, Seigneur ?

LE DUC.

De Carlos qu’il faut que l’on renvoye.

FABRICE.

[p. 18]
On l’est allé chercher, il partira soudain
Lors qu’il en verra l’ordre écrit de vostre main.

LE DUC.

365 Il restera surpris d’y trouver charge expresse*
De ramener à Parme au plûtost la Duchesse.

FABRICE.

Que dira Federic ?

LE DUC.

C’est ce que je crains peu
Si j’obtiens de sa fille un favorable adveu*.
Enfin je la verray, cette aimable* incognuë.

FABRICE

370 Ce poste115 bien gardé vous asseure sa veuë.

LE DUC.

Mais es-tu bien certain qu’elle doive passer ?

FABRICE.

Vous prenez grand plaisir à vous embarrasser,
Ne chantoit-elle pas dans cette galerie* ?

LE DUC.

Si l’on s’estoit douté de ta supercherie ?

FABRICE.

375 Pour peu que vous donniez sur les si, sur les mais,
Vous trouverez matière à ne finir jamais.
L’amour est ombrageux*.

LE DUC.

Et Fenise trop belle
Pour ne pas craindre tout alors qu’il s’agit d’elle.

FABRICE.

Dans ce que vostre esprit s’en figure d’appas*,
380 Elle peut estre belle, et116 ne vous plaire pas,
Car la plus belle enfin, quelques traits qu’elle assemble,
N’est pas celle qui l’est, mais celle qui le semble117.

LE DUC.

[p. 19]
Qui t’a fait si sçavant en matière d’amour ?

FABRICE.

On est en bonne escole alors qu’on suit la Cour.
385 Et le plus ignorant, pour grossier qu’il puisse estre,
Aux leçons qu’on y prend y devient bien-tost maistre.
Mais enfin en aimant que118 croyez-vous aimer ?

LE DUC.

L’objet* seul dont l’empire a droit de me charmer,
Je m’en forme une idée et si noble et si belle,
390 Que je ne sçache rien qui puisse approcher d’elle.

FABRICE.

Tant pis, car ce portrait dans vostre cœur gravé
Y doit avoir déja son autel eslevé,
Et si l’original estoit fort dissemblable ?

LE DUC.

Tel qu’il soit119, à mes yeux il faut120 qu’il soit aimable*,
395 De sa divine voix j’en crois le doux effet,
Le Ciel ne laisse point son ouvrage imparfait121,
Et l’amour sans succez* entre peu dans une ame,
Lors que la simpatie* en fait naistre la flame122.

FABRICE.

Pour moy, qui n’y sçais point tant de rafinement,
400 J’aimerois mieux aimer moins simpatiquement123.
Deux yeux un peu fripons aidez d’un sousris tendre
Sont beaux à regarder avant que de se rendre,
Les blessures qu’ils font sont de meilleur aloy,
Et s’il faut en mourir, au moins sçait-on pourquoy.

LE DUC.

405 Tay-toi, j’entens marcher, on vient à nous, écoute.

FABRICE.

Retirons-nous icy, c’est Fenise sans doute,
Sans nous montrer si tost, laissons-la s’avancer124.

LE DUC.

[p. 20]
Je crains…

FABRICE.

Quoy ? les regards qu’elle va vous lancer ? 125
Pour les tendres de cœur la blessure est mal saine.

SCENE II. §

LE DUC, FENISE, LAURE, FABRICE.

FENISE, à Laure.

410 As-tu remis ce Lut ?

LAURE.

N’en soyez point en peine.

LE DUC.

Regarde, admire, voy, Fabrice, quel éclat126 !
Qui n’en seroit charmé ?

FABRICE.

Tastez*, le cœur vous bat ?

LE DUC.

Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ?

FABRICE.

Ma foy, je n’en sçay rien, j’œillade la suivante,
415 Comme elle est plus mon fait, elle est plus à mon gré.

FENISE. A Laure

Dieux, comment jusqu’icy le Duc est-il entré ?
Feignons grande surprise.

LE DUC. A Fenise.

Enfin, je puis, Madame…

FENISE

[p. 21]
Ah Laure, où sommes-nous ?

FABRICE. Au Duc

Couchez127 viste de flame.

LE DUC.

Ne vous offensez pas…

FENISE.

Allons, Laure.

FABRICE, l’arrestant.

Ah ! tout doux.
420 La belle, c’est le Duc.

FENISE.

Que voudroit-il de nous ?

LE DUC.

En pouvez-vous douter si vous estes Fenise ?

FENISE.

L'erreur qui vous abuse* augmente ma surprise.
Moy, Fenise ? Ah, Seigneur, j’ay quelque vanité
De voir à cette erreur vostre esprit emporté,
425 Et je puis desormais me vanter d’estre belle
Puis qu’au moins à vos yeux j’ay pû passer pour elle.

LE DUC.

Quoy, vous ne l’estes point ?

FENISE.

Non, Seigneur.

LE DUC. A Fabrice

Qu’est-ce-cy ?
Que tousjours le malheur me persecute ainsi !

FABRICE. Au Duc.

Ma foy, nous allions mal adresser nos128 fleurettes*.

LAURE à Fenise

430 Mais de grace, à quoy bon luy cacher qui vous estes ?

FENISE.

[p. 22]
Pour voir si mon visage a pour luy quelque appas*,
Et ne rien hazarder si je ne luy plais pas.

LE DUC.

Vous estes de sa suite à ce que je puis croire ?

FENISE.

Ouy, Seigneur, la servir fait toute nostre gloire.

LAURE.

435 Ce soin de l’une et l’autre est le plus cher employ,
Mais Celie est d’un rang plus eslevé que moy,
Comme Dame d’honneur, il faut que je lui cede*.

LE DUC, A Fenise

Vous estes donc la Dame ?

LAURE.

Et moy, je suis son ayde.

FABRICE.

Si l’on trouvait moyen de s’en accomoder,
440 L’ayde à129 l’air assez drôle, on pourrait s’en ayder130.

LE DUC.

Et Fenise ?

FENISE.

Pour moy, je ne la quitte guere
Que lors qu’elle reçoit visite de son pere.
Ils ont quelque secret tousjours à consulter.

LE DUC.

Mais icy tout à l’heure elle vient de chanter ?

FENISE.

445 Ouy, dedans ce lieu mesme, et j’estois avec elle,
Quand de cette visite ayant sçeu la nouvelle,
Par cét autre escalier nous quittant promptement,
Elle a couru le joindre en son appartement.

LE DUC. A Fabrice

O succez131 impreveu d’une heureuse entreprise !
450 Que je trouve Celie où je dois voir Fenise !

FABRICE.

[p. 23]
Mais si pour celle-cy vous vous sentez piqué,
Que perdra vostre amour à s’estre équivoqué ?
Après tout, c’est hazard si l’autre n’est plus laide.

LE DUC.

Ah, non Fabrice, non, mon mal est sans remede*,
455 J’ay beau voir dans Celie esclater* mille appas*,
C’est en manquer pour moy que de ne chanter pas.

FENISE a Laure

Eh bien ? quoy qu’à ma voix il semble rendre hommage,
Veux-tu d’un plein mépris un plus clair témoignage,
Et crois-tu que mes yeux, pour en faire un captif,
460 Puissent jamais briller d’un éclat assez vif ?
A peine il me regarde132.

LAURE.

Et c’est là ma surprise.

LE DUC. A Fenise

Voudriez-vous pour moy dire un mot à Fenise ?

FENISE.

Vous pouvez m’employer, Seigne[u] r, seur qu’il n’est rien
Que Fenise de moy ne reçoive fort bien,
465 Qu’elle prend mes advis, les estime, les ayme,
Et qu’enfin je luy suis comme une autre elle[-] mesme.

LE DUC.

Ainsi je vous pourrois confier mon secret ?

FENISE.

Vous ne sçauriez choisir un esprit plus discret.

LE DUC.

Et vous luy direz tout ?

LAURE.

Celie est ponctuelle*,
470 Quoy que vous luy disiez, je vous respons pour elle,
Qu’avecque tant de soin elle vous servira [p. 24]
Que dans le mesme instant Fenise le sçaura.

LE DUC.

Daignez donc l’asseurer que mon ame soûmise
Au charme de sa voix a voüé sa franchise*,
475 Que malgré ses refus, le bon-heur de la voir
De ce cœur amoureux sait le plus doux espoir,
Et qu’enfin si le sien dans mes vœux s’interesse,
Milan verra ma mort ou la verra Duchesse.

FENISE.

Quoy, vous aymez Fenise ?

LE DUC.

Ah, c’est dire trop peu,
480 La plus pressante ardeur* n’égale point mon feu,
Et sa rare* beauté, pour qui ce cœur souspire,
Est la seule conqueste où mon espoir aspire.

FENISE.

Vous la croyez donc belle ?

LE DUC.

A former son beau corps
Le Ciel a desployé ses plus riches tresors,
485 Jamais de tant d’appas* beauté ne fut pourveuë.    

FENISE.

Comment la loüer tant sans l’avoir jamais veuë ?

LE DUC.

C’est assez que l’amour par un merveilleux trait
A mon ame enflamée en ait fait le portrait,
Et s’il m’a sçeu causer de si douces alarmes*,
490 Jugez ce que sa veuë aura pour moy de charmes.

FENISE.

Quoy que vous presumiez de ce rare* portrait,
L’imagination fait en vous trop d’effet,
Et Fenise apres tout ne peut estre si belle
Que vous n’en ayez veu qui vaillent autant qu’elle.

LE DUC.

[p. C25]
495 Non, tout ce que133 jamais j’ay veu de plus charmant
N’a pû faire à mon cœur de surprise un moment,
Ce sont fades beautez indignes qu’on leur cede.

FENISE. Bas à Laure.

Qu’ose-t-il dire, Laure, il me trouve donc laide ?

LE DUC.

Mais cette belle voix dont les divins accents
500 M’ont enchanté l’oreille et captivé les sens,
C’est là des plus grands cœurs le charme inevitable,
C’est par elle qu’au mien Fenise est adorable,
Et que j’estime autant cét objet* incognu
Que je sens de mépris pour tout ce que j’ay veu.

FENISE,A Laure

505 Helas ! Que de mon sort le caprice* est extréme,
Si l’on me desoblige* à me dire qu’on m’ayme !
Il faut pourtant pousser la chose encor plus loin.

LE DUC.

Mais de vostre secours mon amour a besoin,
Mon secret déclaré, me le puis-je promettre134 ?

FENISE.

510 En de plus seures mains l’eussiez vous pû remettre ?
Je prevoy toutefois un obstacle fâcheux.

LE DUC.

Quel ? Fenise auroit-elle accepté d’autres vœux ?
Si le Ciel l’a permis ma mort est infaillible135.

FENISE.

Non, son cœur jusqu’icy s’est montré peu sensible,
515 Mais j’ay sçeu découvrir depuis nostre retour
Qu’une Dame assez belle a pour vous de l’amour,
Et prenant quelque soin d’observer cette amante*,
J’ay cognu que Fenise en estoit confidente,
Et je tiens asseuré, comme elle en fait grand cas,
520 Qu’elle vous voudra mal de n’y respondre pas. [p. 26]

LE DUC.

Et quelle est cette Dame à qui le Ciel m’engage ?

FENISE.

Celle que ma maistresse estime davantage,
Dont, quoy qu’elle entreprenne, elle trouve tout bon.

LE DUC.

Faites-moy grace entiere en m’apprenant son nom.

FENISE.

525 Je vous le dirois bien, mais je ne sçaurois croire
Que vous eussiez si-tost pû manquer de mémoire,
Apres ce que desja vous avez sçeu de moy…

FABRICE au Duc

Oyez-vous la friponne ? Elle parle pour soy136.

LE DUC.

Je viens de me remettre*, et sçay qui ce peut estre.

FENISE.

530 Vous la cognoissez donc ?

LE DUC.

Ouy, je croy la cognoistre.

FENISE.

Et bien ? la trouvez-vous indigne qu’un grand cœur
Pour prix de son amour en partage l’ardeur* ?
Qui verroit et Fenise, et celle que je pense,
N’y trouveroit peut-estre aucune difference,
535 Le merite de l’une à l’autre est fort égal.    

FABRICE.

Bon, qui l’entendra mieux ne l’entendra pas mal.

LE DUC.

Ce qui presse le plus c’est qu’auprés de Fenise
Vous daigniez de ma flame appuyer l’entreprise.
Asseurez-la d’un cœur respectueux, soûmis, [p. 27]
540 Je l’espere de vous, vous me l’avez promis.
Et quant à cette Dame, à qui le Ciel fait prendre
Des sentiments plus doux que je n’en dois pretendre,
Dites-luy qu’à la voir si j’osois presumer
Que je fusse jamais capable de l’aymer,
545 D’une autre passion contraire à son attente
Je ne la voudrois pas choisir pour confidente.
Le Duc et Fabrice s’en vont.

FENISE.

Ah, Laure ! à sa froideur voy quel mépris est joint !
Que mon malheur est grand !

FABRICE.revenant

Ne vous affligez point.
Si par hazard vostre ame estoit embarrassée
550 De quelque trait d’amour dont elle fust pressée,
Advisez et comment, et pour combien, et quand,
Vostre fait est trouvé, je suis tousjours vacant.

LAURE.

Maraut, si de railler tu prens jamais l’audace…

SCENE III. §

FENISE, LAURE.

FENISE.

[p. 28]
Soufrons, je n’ay que trop merité ma disgrace*.
555 Qu’à ce mespris le Duc ait pû s’abandonner ?

LAURE.

Je ne voy point encor dequoy vous estonner*.

FENISE.

Non, sa façon d’agir est sans doute obligeante 137 ?

LAURE.

S’il s’est mis dans l’esprit d’aymer celle qui chante,
Il ne doit pas trouver grands charmes à vous voir
560 Lors que vous luy cachez ce qu’il devroit sçavoir.
Avec quelques appas* que le Ciel l’ait formée,
L’amour fait la beauté de la personne aymée,
A vostre seule voix le sien est attaché,
Et tant que le secret luy restera caché,
565 Tous vos attraits pour luy n’auront qu’un éclat sombre,
Et comme l’ame y manque*, il n’en verra que l’ombre.

FENISE.

Et bien, qu’il continuë à s’aveugler ainsi,
S’il est capricieux je la138 veux estre aussi,
Et de ce que je suis il n’aura cognaissance
570 Qu’en cessant de me voir avec indifference.
Aussi bien de ce cœur l’espoir ambitieux,
Pour arrester le sien, doit esblouyr ses yeux,
Et sans un fort amour, ce n’est qu’une faiblesse [p. 29]
De croire qu’il rompra l’hymen de la Duchesse.

SCENE IV. §

FENISE, LAURE, CAMILLE.

CAMILLE.

575 Adieu, Laure.

LAURE.

Ah ! c’est-toy, qui t’amène en ce lieu ?

CAMILLE.

Tu n’escoutes donc pas ? je viens te dire adieu.
Touche139.

LAURE.

Tu me le dis avec beaucoup de joye.
Où vas-tu donc ?

CAMILLE.

A Parme, où le Duc nous renvoye,
Nous avons ordre exprés* de le démarier.

FENISE.

580 Et Carlos ?

CAMILLE.

Il y va sans se faire prier.

FENISE.

Quoy, d’un pareil employ ne craint-il point la honte ?

CAMILLE.

A le voir on diroit qu’il y trouve son conte140 .
Pour le moins il prétend*…mais il vous dira tout. [p. 30]

LAURE à Fenise.

Voyez-vous que le Duc pousse l’affaire à bout ?

FENISE.

585 Je crains de Federic l’humeur inexorable.

CAMILLE.

C’est fort bien craindre à vous, il peste comme un diable,
Carlos est avec luy qui ne peut l’appaiser141.

LAURE.

N’en doutez point, Madame, il veut vous épouser,
En levant un obstacle à ses desseins* contraire
590 Il va pour vous fléchir employer vostre frere,
C’est par là que Carlos sans contrainte obeït.
Mais il entre.

SCENE V. §

CARLOS, FENISE, LAURE, CAMILLE.

CARLOS.

Ma sœur, la fortune nous rit,
Et sur nous desormais sa faveur se déploye,
Voyez dans ce billet la cause de ma joye.

FENISE. Lit

595 Carlos, sans trop abatre* ou flater* son espoir,
Jusques dans ses Estats ramenez la Duchesse,
A trouver un prétexte employez vostre adresse,
Je ne suis point encor en estat de la voir.
LE DUC.

CARLOS.

[p. 31]
Que dites-vous, de l’ordre qu’il me donne ?

FENISE.

600 Sçachant ce qui se passe il n’a rien qui m’estonne,
Mais aprés les bontez que vous avez pour moy,
Je me dois accuser…

CARLOS.

Vous, ma sœur, et dequoy ?

FENISE.

De vous avoir caché ce qu’avaient sçeu m’apprendre
Mille souspirs qu’en vain j’ay refusé d’entendre.

CARLOS.

605 Ils sont les seuls à craindre à qui se voit forcé
De déguiser sa peine aux yeux qui l’ont blessé.

FENISE.

Il n’est point toutefois de flâmes si secrettes,
Qu’on ne les authorise à s’en rendre interpretes.

CARLOS.

Le respect quelquefois a lieu de prévaloir.

FENISE.

610 Je ne voy pas pour qui le Duc en dûst avoir142.

CARLOS.

Je sçay qu’on lui doit tout, aussi j’ose vous dire
Que sentant dans mon cœur ce que l’amour inspire,
Ma raison dont mes sens tâchoient de triompher
S’employa toute entiere afin de l’estoufer,
615 Et si de cette ardeur*, à toute autre incognuë
Mes soûpirs malgré moy vous ont entretenuë,
C’est que contraint ailleurs à les trop resserrer,
Ce cœur aupres de vous cherchoit à respirer143.

FENISE. A Laure

Où m’alloit engager mon imprudence extrême,
620 Sans sçavoir mon secret il parle pour luy mesme,
Pour nous entendre mal j’ay pensé me trahir. [p. 32]

CARLOS.

Mais qu’à ce nouvel ordre il m’est doux d’obéïr,
Quand le Duc rejettant l’hymen de la Duchesse
Oste à ma passion toute ombre de foiblesse,
625 Car c’en est une enfin qu’on ne peut trop blâmer
Que d’aymer sans espoir qui ne peut nous aymer.
J’ay vescu cependant dans ce cruel martyre,
J’aymois, et le respect m’empeschoit de le dire,
Et mes vœux incertains, dans mon cœur renfermez,
630 Y mouroient languissans, aussi-tost que formez,
Helas ! combien de fois sans le faire paroistre
Me suis-je plaint du rang où le Ciel m’a fait naistre,
Puisque son vain esclat faisoit tomber sur moy
Le redoutable honneur d’un glorieux employ,
635 Qui pour servir le Duc me reduisoit sans cesse
A m’arrester à Parme auprés de la Duchesse !
C’est-là qu’à ses regards ce cœur trop exposé
Prit l’amorce* du feu dont il s’est embrasé,
C’est-là que le devoir m’attachant à luy plaire
640 Produisit un effet à soy-mesme contraire,
Et que de mes respects les soins trop assidus
Dans l’hommage du Duc se virent confondus,
Mais enfin ennuyé* de contraindre* ma flame,
Le Ciel daigne à mes vœux abandonner mon ame,
645 Et cét heureux revers que je n’osois prevoir
Permet à mon amour les douceurs de l’espoir.

FENISE.

Cét espoir qui si-tost croit avoir lieu de naistre,
Vous fait voir plus heureux que vous ne feignez* d’estre,
Puisque dans la Duchesse il suppose pour vous
650 Des sentiments d’estime et glorieux et doux.

CARLOS.

[p. 33]
Je l’advoüray, ma sœur, si l’ardeur* qui m’enflame
Esclaire assez mon cœur pour lire dans son ame,
L’estime que tousjours la Duchesse eut pour moy
Trouve quelque contrainte au respect de sa foy*,
655 Et ce qu’elle se plait à m’en faire paroistre
Desadvouë à regret l’amour qui le fait naistre.
Cent fois j’ay veu sa peine égale à mon ennuy*,
A m’oüir expliquer la passion d’autruy,
Et nos cœurs interdits ne se pouvoit défendre
660 De pousser des souspirs que nous n’osions entendre.
Ainsi comme l’Hymen que l’on voit arresté*
A pour unique appuy* la foy d’un vieux traité,
Que bien loin que son cœur dans ce choix s’interesse*,
Le seul bien de l’Estat y porte la Duchesse,
665 Et que mesme elle tient pour un mépris secret
Que le Duc n’ait jamais demandé son portrait,
Jugez si d’un retour où son ordre m’engage,
Mon adresse pourra dissimuler l’outrage,
Et si prenant mon temps à parler de mon feu
670 Il doit m’estre permis d’en esperer* l’adveu*.

FENISE.

Vous l’esperez, mon frere, avec trop de justice,
Prenez l’occasion puisqu’elle est si propice ;
Parlez, priez, pressez, et ne negligez rien.

CARLOS.

L’ordre que je reçois m’en offre le moyen.
675 Federic toutefois m’en donne un tout contraire,
Aupres de la Duchesse il m’engage à me [t] aire,
Tandis que de sa part il fera son effort144
A remettre le Duc aux termes de l’accord.

FENISE.

Ah, ne l’en croyez pas c’est un abus extréme
680 Quand on peut tout pour soy, d’agir contre soy-mesme,
Le Duc vous authorise à ne rien déguiser, [p. 34]
Irritez la Duchesse au lieu de l’appaiser,
Inventez, adjoutez, une couronne est belle,
Et quoy qu’on fasse enfin, tout est permis pour elle.

CARLOS.

685 A ces hauts sentiments je voy toute ma sœur.
Que pour mes interests elle montre d’ardeur !

FENISE.

Le Ciel sçait à quel point cette ardeur* est syncere,
Mais en pourrois-je moins témoigner pour un frere,
Qui pendant mon exil m’a montré tant de fois
690 Qu’il en desapprouvoit les tyranniques loix ?
Aussi ce doux espoir de vous voir Duc de Parme,
Pour la mienne à son tour est un si puissant charme,
Qu’à peine, m’acquitant de ce que je vous doy,
Celuy d’estre Duchesse en auroit plus pour moy.

CARLOS.

695 Certes, je suis confus de voir qu’à tant de zele…

SCENE VI. §

FEDERIC, CARLOS, FENISE, LAURE, CAMILLE.

FEDERIC.

[p. 35]
Je viens vous apporter une estrange* nouvelle.
De ton départ, Carlos, ne sois plus en soucy*,
La Duchesse en secret vient d’arriver icy.

CARLOS.

Que dites-vous, Seigneur ?

FEDERIC.

Moy-mesme je l’ay veuë,
700 Elle veut à Milan demeurer inconnuë,
Et tenant de son rang le secret déguisé,
Entretenir le Duc sous un nom supposé.

CARLOS.

La resolution me semble si nouvelle…

FEDERIC.

Ma Fille, cependant courez au devant d’elle,
705 Et dans son entreprise offrez-luy tous vos soins.

FENISE.

Je sçay ce que je dois.

FEDERIC.

Allez, je vous rejoins.

SCENE VII. §

FEDERIC, CARLOS, CAMILLE.

FEDERIC.

[p. 36]
Carlos, sans penetrer son dessein* davantage,
Pour servir la Duchesse il faut feindre un voyage,
Et demeurant caché le reste de ce jour,
710 D’un ordre de sa part appuyer ton retour.
Prens bien garde sur tout de ne luy rien apprendre
Du dessein* que le Duc contre elle avoit sçeu prendre,
Pour l’interest public il faut dissimuler*.

CARLOS.

Mais sans se découvrir elle veut luy parler ?
715 Quel en est vostre espoir ?

FEDERIC.

Qu’esbloüy de ses charmes
Le Duc à sa beauté rendra soudain les armes,
Et que de son chagrin l’effort capricieux
Cedera* sans contrainte à l’esclat de ses yeux.
J’en viens d’estre surpris ; on lit sur son visage
720 Une fierté si noble et d’ame et de courage,
Sa taille avantageuse a tant de majesté,
Son teint tant de douceur et de vivacité,
Qu’aupres tant de beautez il est presque impossible
D’en voir briller l’appas*, et n’estre point sensible*.

CARLOS.

[p. D37]
725 Mais enfin sous quel nom le pretend-elle voir ?
En quelle qualité ?

FEDERIC.

C’est ce qu’il faut sçavoir.
Comme à l’entretenir le devoir nous appelle,
Allons sans differer en resoudre145 avec elle.

Fin du second Acte.

[p. 38]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, FENISE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Celles qui comme nous naissent dans ce haut rang
730 Doivent ce sacrifice à l’éclat de leur sang.
Ces hommages profonds, et ces honneurs suprêmes
Ne servent qu’à les rendre esclaves d’elles[-] mesmes,
Et leur propre grandeur estale un joug pompeux*
Qui pour estre éclatant n’est pas moins rigoureux.
735 Sur tout pour leur hymen quoy qu’elles se proposent
Elles sont aux Estats, les Estats en disposent,
Et de leurs interests faisant d’injustes loix 
Pour regler leurs desirs n’attendent pas leur choix.
C’est par là que ce cœur, sans aucun autre charme,
740 Agréa l’union de Milan et de Parme,
Mais au premier soupçon qui m’a fait pressentir,
Qu’à cet accord le Duc eust peine à consentir,
Ayant sçeu m’echaper de Pavie incognuë,
Pour m’en éclaircir mieux je suis icy venuë,
745 Où l’ordre de Carlos ne m’a que trop appris, [p. 39]
Ce qu’il faut que j’oppose à de lâches mépris.

FENISE.

Madame, pour le Duc je demeure confuse
De voir qu’à son bonheur luy-mesme il se refuse,
Mais quand vous ne cherchez qu’à vous desabuser*,
750 J’aurois crû faire un crime à vous rien déguiser*.
La raison peut sur luy bien moins que son caprice*.

LA DUCHESSE.

Quoy qui le fasse agir, le Ciel me rend justice,
D’une indigne contrainte il dégage ma foy*,
Et me laisse en estat de disposer de moy,
755 Car enfin j’advoüeray ce qu’en faveur d’un frere
Vous m’avez sçeu déja forcer à ne plus taire,
Ce beau feu dont pour luy je me sentois brûler,
Et que l’honneur toûjours me fit dissimuler.
Je rougis toutefois, et crains un juste blâme
760 D avoir si-tost receu l’hommage de sa flame,
Et doute si Carlos, dans un trop prompt aveu
Peut estimer un bien* qui luy coute si peu.

FENISE.

Douter qu’il ne l’estime ! ah, c’est luy faire injure,
Madame, il a pour vous une flame si pure,
765 Il trouve tant de gloire à s’en voir consumer
Qu’il semble que luy seul ait sçeu jamais aimer.
Ravy* de vostre adveu*, vous l’avez veu vous[-] mesme
Témoigner à vos pieds sa passion extrême,
Mais si je vous disois à quels secrets efforts
770 Le respect devant vous contraignoit ses transports,
Si son feu tel qu’il est s’osoit faire paroistre…

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas d’aujourd’huy que je l’ay sçeu cognoistre,
Mais à vous en oüir exaggerer l’ardeur*,
Carlos auprés de vous n’a que de la froideur,
775 Jamais sœur ne prit tant les interests d’un frere. [p. 40]

FENISE.

Le sang fait dans nos cœurs un profond caractere*.
D’ailleurs, pendant douze ans et d’ennuy*,
N’ayant veu que luy seul, que puis-je aimer que luy146 ?
Luy seul avoit accez dedans ma solitude.

LA DUCHESSE.

780 D’un pareil traitement l’exemple est assez rude.

FENISE.

Federic crût devoir cet exemple à sa foy*.

LA DUCHESSE.

Vous m’en devez haïr puisque ce fut pour moy.

FENISE.

Dîtes plûtost le Duc, dont le fâcheux caprice*
Justifia depuis une telle injustice.

LA DUCHESSE.

785 Il a l’air d’un bizarre*, et tantost à le voir147
J’ay lû dedans ses yeux ce qu’on m’en fait sçavoir,
Mais c’est peu d’en juger par ce qu’ils font paroistre,
Je veux l’entretenir sans me faire cognoistre,
Il est juste aussi bien qu’il me voye à son tour.

FENISE.

790 Madame, et s’il venoit à vous parler d’amour ?

LA DUCHESSE.

Que la vangeance alors auroit pour moy de charmes !

FENISE.

Il est pour attendrir des soûpirs et des larmes,
S’il s’en servoit, Madame ?

LA DUCHESSE.

Il n’en feroit pas mieux.

FENISE.

Mais l’amour quelquefois se glisse par les yeux,
795 S’il vous plaisoit enfin ?

LA DUCHESSE.

Le Duc pourroit me plaire148 ?

FENISE.

[p. 41]
Madame, excusez-moy, je parle pour un frere
Dont l’amour inquiet* semble ne craindre rien
A l’égal du péril d’un semblable entretien ;
Car enfin si le Duc est la mesme inconstance149,
800 Il s’attache sur l’heure, au moins en apparence,
Toutes les nouveautez ont pour luy tant d’appas*
Qu’il estime toûjours ce qu’il ne cognoit pas.
Moy-mesme, à me sçavoir hors de ma solitude,
J’ay mis dans son esprit un peu d’inquietude*,
805 Et pour me laisser voir, si je veux l’écouter,
Peut-estre qu’il ira jusqu’à me protester*.

LA DUCHESSE.

Flattant son feu d’espoir, faites qu’il continuë.

FENISE.

Il s’évanoüiroit à la premiere veuë,
Et ce n’est apres tout que la difficulté
810 Qui chatoüille aujourd’huy sa curiosité,
Ayant oüy ma voix il s’est pris par l’oreille.

LA DUCHESSE.

On publie* en effet que c’est une merveille*,
Et j’ay sçeu de Carlos, luy qui ne farde* rien…

FENISE.

Il prend mon interest comme je fais le sien,
815 Madame, on est suspect parlant de ce qu’on aime.

LA DUCHESSE.

Je voudrois avoir lieu de m’en croire moy-mesme.

FENISE.

Mes vœux ont à vous plaire et leur gloire et leur but,
Je vais vous détromper, Qu’on apporte mon lut.
Laure sort.

LA DUCHESSE.

Les accords en sont doux quand la voix les anime,
820 Ce talent est aimable*.

FENISE.

[p. 42]
Il vaut ce qu’on l’estime,
Pendant ma solitude il flattoit* mon soucy*.
Donne.

LAURE Rentrant.

Le Duc, Madame…

LA DUCHESSE.

Et bien ?

LAURE.

Il vient icy.

FENISE.

Le Duc ?

LA DUCHESSE.

Pour me cacher usons de stratagème.

FENISE.

Appelez-moy Celie, et passez pour moy-mesme,
825 Vous n’aurez rien à craindre ; attiré par ma voix
Le Duc icy déja m’a surprise une fois,
J’ay feint lors si bien que trompant son attente
Sous ce nom emprunté j’ay passé150 pour suivante.

LA DUCHESSE.

Ce jeu de vostre esprit ne se peut trop priser.

FENISE, luy donnant son lut.

830 Servez-vous de ce Lut pour le mieux abuser*.

SCENE II. §

[p. 43]
LE DUC, LA DUCHESSE, FENISE, LAURE, FABRICE.

LE DUC.

Voyons sans estre veus151.

FABRICE.

Ah, Seigneur, qu’elle est belle !

LE DUC.

Celie avec raison s’estimoit autant qu’elle,
Et je doute en effet si jamais sans sa voix
La beauté de Fenise eust arresté mon choix,152
835 Mais elle est belle enfin, et ce charme l’emporte153.
Elle accorde son lut, demeurons-là.

FABRICE.

Qu’importe ?

LE DUC.

Si tu sçais que ma joye est à l’oüir chanter…

FABRICE.

Oyez-donc, mais gardez de vous en dégouster,
Si vous fermiez les yeux ?

LE DUC.

Le conseil ridicule !

FABRICE.

840 J’apprehende pour vous qu’elle ne gesticule.
Est-elle la premiere à qui sans y penser
L’estude d’un passage apprend à grimasser,
Et qui pour l’adoucir, croyant faire merveille [p. 44]
Le commence à la bouche, et finit à l’oreille ?

LE DUC.

845 Ton sens de la folie a toûjours le support154,
Tay-toy.

FABRICE.

Son instrument est d’un fâcheux accord.

FENISE à la Duchesse.

Il ne s’avance point.

LA DUCHESSE.

La rencontre est plaisante,
Comme il me prend pour vous, il attend que je chante.
J’y vais remedier. Julie est-elle icy155 ?
850 Cherchez, Laure, mais Dieux ! qui nous observe ainsi ?

FENISE.

Madame, c’est le Duc.

LE DUC, à la Duchesse.

Enfin, belle Fenise,
Le Ciel par son adveu* soustient mon entreprise,
Puisque malgré vos soins à vous cacher de moy
Il daigne consentir au bien* que je reçoy.
855 Mais Dieux, quelle rigueur, et qui le pourroit croire
Qu’au plaisir de vous voir lors que je mets ma gloire,
Vos vœux dans mes désirs prissent si peu de part
Que s’ils sont satisfaits je le dois au hazard ?

LA DUCHESSE.

Seigneur, je l’advoüeray, ce reproche m’estonne,
860 Quand on vit sans desirs on n’en cause à personne,
Et je me cognois trop pour oser concevoir
Qu’on se laissast surprendre à celuy de me voir.

LE DUC.

Vous desadvoüerez donc cette voix adorable
Qui d’un si beau desir m’a sçu rendre capable,
865 Ce charme qui des-ja m’a surpris tant de fois ? [p. 45]

LA DUCHESSE.

Si bien que vos desirs sont l’effet de ma voix ?

LE DUC.

Il est vrai qu’elle seule a sceu les faire naistre ,
Mais comment les borner quand on vous peut cognoistre,
Et qu’on admire en vous ces merveilleux accords
870 Des charmes de la voix et des beautez du corps ?

FENISE à Laure.

Que luy parois-je donc s’il la trouve charmante* ?

LAURE.

Vous luy laissez penser que c’est elle qui chante,
C’est par là qu’il se prend.

FENISE.

Qu’il est capricieux* !

LAURE.

Vos reserves pour luy ne valent guere mieux.

LA DUCHESSE.

875 J’examine*, Seigneur, quand je vous pourrois croire,
Comment vous accordez vos desirs et ma gloire,
Et je ne vois pas bien de quel espoir flaté*
Vous admirez ma voix, ou loüez ma beauté.

LE DUC.

Comme tous mes desirs sont éloignez du crime
880 Je croy m’estre flaté* d’un espoir legitime,
Et que vous agréerez qu’en ce bien-heureux jour
Mon cœur vous soit donné par les mains de l’amour.
Que dis-je ? il est à vous, et la gloire où j’aspire
N’est que d’estre avoüé* quand j’ose vous le dire.

LA DUCHESSE, à Fenise

885 Voyez qu’à ma vangeance il se livre à propos*.

FENISE à la Duchesse

Mais n’oublierez-vous point le malheureux Carlos ?

LA DUCHESSE au Duc.

[p. 46]
Si c’est-là de la Cour le langage ordinaire*,
Il faudra que j’apprenne à n’estre plus sincere.156

LE DUC.

Quoy, doutez-vous d’un feu qu’ont tant justifié*…

LA DUCHESSE.

890 Quoy, l’on parle d’amour quand on est marié ?
Est-ce que vous croyez m’acquerir pour Maistresse ?

LE DUC.

Moy marié, Madame ?

LA DUCHESSE.

Avecque la Duchesse.

LE DUC.

Et ne sçavez-vous pas qu’afin de l’irriter,
En tous lieux à dessein je l’ay fait s’arrester,
895 Et qu’à ma passion craignant qu’elle pûst nuire
Carlos jusques à Parme est allé la conduire ?
J’en hay jusques au nom, et trouverois plus doux
De vivre sans Estats que de vivre sans vous.

FENISE, à Laure.

Quelle asseurance, Laure, et qu’il la trouve aymable* !

LA DUCHESSE.

900 Un tel adveu*, Seigneur, m’est assez favorable*,
Mais c’est un peu trop tost m’engager vostre foy*,
Peut-estre la Duchesse est plus belle que moy157,
Et je m’exposerois…

LE DUC.

Pensez-en mieux de grace,
Est-il quelque beauté que la vostre n’efface ?

LA DUCHESSE, à Fenise.

905 J’obtiens sous vostre nom un accueil assez doux,
Voyez ce que je puis luy promettre pour vous,
Respondray-je en cruelle158, ou seray-je propice* ? [p. 47]

FENISE.

Je n’ay point d’interest à flater* son caprice*,
Comme vostre beauté fait vivre son désir,
910 Sans me considerer* c’est à vous à choisir.

LA DUCHESSE.

Mais c’est pour vostre voix que ce desir esclate.

FENISE.

Qu’importe, si vos yeux ont l’appas*qui le flate ?

LA DUCHESSE.

Où l’on voit à la plainte un cœur abandonné,
L’amour naistra bien-tost s’il n’est pas desja né.

LE DUC.

915 Helas, lors qu’il s’agit du repos de ma vie,
Au lieu de mon amour consultez-vous Celie ?

LA DUCHESSE.

Outre que son advis est le seul qui me plaist,
Peut-estre a-t’elle icy quelque peu d’interest,
Je le dois conserver.

LE DUC.

Voy Fabrice159.

FABRICE.

Ah j’enrage,
920 Elles sont toutes d’eux d’accord du filoutage160.

LE DUC.

Mais que resolvez-vous ?

LA DUCHESSE.

De prendre vostre amour
Pour un feu qui peut naistre et mourir en un jour,
Pour un aveugle effort d’une premiere idée
Dont sans reflexion vostre ame est possedée,
925 Ou si vous m’en voulez pleinement asseurer,
Il faut voir la Duchesse, et puis me preferer.

LE DUC.

[p. 48]
Ah, si vous en doutez, que vostre crainte cesse,
Quelque esclat de beauté qu’estale la Duchesse,
Eust-elle mille attraits capables de charmer,
930 N’ayant point vostre voix, je ne la puis aymer.

LAURE à Fenise.

Cela va bien pour vous.

LE DUC.

D’ailleurs les miens l’ont veuë,
Et sa beauté par eux ne m’est que trop cognuë ;
Ce sont charmes communs, ce sont mornes appas*
Qui des plus foibles cœurs ne triompheroient pas.

FABRICE.

935 Et mesme…

LE DUC.

Que dis-tu ?

FABRICE.

Que vous estes modeste.
Elle a, vous a-t’on dit, quelque os icy de reste,
Qui n’a jamais voulu se mettre à la raison,
Qu’on ne l’ait mis aux fers et son corps en prison.

LE DUC.

Vous ne respondez point ! seroit-il bien possible
940 Qu’un si parfait amour vous trouvast insensible,
Et que vous trahissiez mon espoir le plus doux,
Quand j’ose mespriser la Duchesse pour vous ?

LA DUCHESSE.

En vain de ce mespris qui si tost vous desgage,
Vostre legereté tire quelque avantage,
945 Puisque dans cét amour qui presse mon adveu*
Ma voix merite trop, et ma beauté trop peu.
Si pour avoir oüy cette voix qui vous blesse,
Sans scrupule aujourd’huy vous quittez la Duchesse,
Pour me rendre le change, et m’oster vostre foy*,
950 Il ne faudroit demain que chanter mieux que moy,
L’exemple me fait peur, et sur cette asseurance [p. 49]
Vous pouvez adresser ailleurs vostre inconstance.
Adieu.

LE DUC.

Quoy ? me quitter ! Madame, encor deux mots.

LA DUCHESSE, à Fenise.

Allons, il faut donner mes ordres à Carlos.

SCENE III. §

LE DUC, FENISE, LAURE, FABRIC.

LE DUC.

955 Et de grace, un moment ; arrestez-là, Celie.

FENISE.

Moy, Seigneur ?

LE DUC.

Quel mépris !

FABRICE.

Dîtes quelle folie.
Mais pour luy donner lieu de s’en mordre les doigts,
Espousons la Duchesse, et nargue* de sa voix.

LE DUC.

Ah, ne m’en parle point ; quoy qu’elle me méprise,
960 Ce cœur ne brûlera jamais que pour Fenise,
Elle a seule pour luy tout ce qui peut charmer.

FENISE.

Donc sa seule beauté vous pouvoit enflamer,
Et toute autre aujourd’huy vous est indifferente ?

LE DUC.

[p. 50]
J’en sens dedans mon cœur l’impression* charmante.
965 Ah, si Celie eust eu quelque bonté pour moy…

FENISE.

Je prens vos interests autant que je le doy,
Et quoy qu’à m’accuser vostre plainte s’attache,
Vous ne m’avez rien dit que Fenise ne sçache.

LE DUC.

Auriez-vous exprimé ces doux empressemens…

FENISE.

970 Avec la mesme ardeur*, les mesmes sentimens,
Mais j’ay trouvé toûjours obstacle à vostre flame.

LE DUC.

Et c’est ?

FENISE.

Vous le sçavez, l’amour de cette Dame,
Qui dans sa confidence* eut tousjours tant de part.

LE DUC.

Mais me dites-vous vray ?

FENISE.

Je vous parle sans fard*.
975 Est-ce avec vous, Seigneur, qu’il est permis de feindre ?

LE DUC, à Fabrice.

Qu’elle est folle ! entens-tu ?

FABRICE.

J’ay peine à me contraindre*.
Quoy, ce petit extrait d’original humain,
Pour aspirer à vous a le cœur assez vain ?

LE DUC.

Tu vois.

FABRICE.

Pour la payer de tous ses badinages,
980 Mariez-là, Seigneur, à quelqu’un de vos pages.

FENISE, au Duc.

[p. 51]
Enfin sur cet amour il faut vous declarer.

LE DUC.

Mais cette Dame encore que peut-elle esperer* ?

FENISE.

Si pour elle, Seigneur, vous avez quelque estime,
Ignorez-vous le prix d’une amour161 légitime ?

LE DUC.

985 Mais me cognoissez-vous162 ?

FENISE.

En vous vantant son feu,
Au seul Duc de Milan j’en croy faire l’adveu.
Si vous ne l’estes pas, permettez que j’espere
Qu’il apprendra de vous ce que je n’ay pû taire.

LE DUC.

Pour obliger Fenise à recevoir ma foy*,
990 Continuez, de grace, à luy parler de moy,
Et pour reconnoissance, asseurez cette Dame
Qu’au Duc mesme aujourd’huy j’expliqueray sa flame,
Et qu’en vostre faveur il peut estre qu’un jour
Le Duc se montrera sensible à son amour.

FENISE.

995 Dites vous[-] mesme au Duc, que quoy qu’il pense d’elle,
Elle eut l’ame toûjours aussi fiere que belle,
Et qu’il peut arriver, quand le Duc l’aimera,
Qu’elle verra sa peine, et la méprisera.

SCENE IV . §

[p. 52]
LE DUC, FABRICE.

LE DUC.

Fabrice, qu’en dis-tu ?

FABRICE.

J’admire la harangue,
1000 Elle a le Diable au corps, ou du moins à la langue,
Comme elle tranche net !

LE DUC.

J’aime cette fierté
Qui releve à mes yeux l’éclat de sa beauté,
Elle est belle après tout.

FABRICE.

Mais Fenise plus qu’elle ?

LE DUC.

Elle chante, il suffit pour estre la plus belle.

FABRICE.

1005 C’est par-là seulement que vous la preferez* ?

LE DUC.

Ouy, par sa seule voix mes vœux sont attirez,
Elle seule à mon cœur livre une douce guerre.

FABRICE.

Vous aurez un amour bien sujet au caterre*,
Il ne faut qu’une toux, un rheume, adieu la voix,
1010 C'est-à-dire, à l’amour adieu pour quelques mois.163
Mais voicy Federic.

SCENE V. §

[p. 53]
LE DUC, FEDERIC, FABRICE.

FEDERIC.

Seigneur, quelle surprise !
Vous rencontrer icy ?

LE DUC .

Vous me cachiez Fenise,
Mais enfin malgré vous j’ay veu ce rare* objet*.

FEDERIC.

Je n’ay jamais agy qu’en fidelle sujet.
1015 En l’esloignant de vous si j’ay pû vous déplaire,
Pour le bien de l’Estat j’ay crû le devoir faire.

LE DUC.

Aussi jusques icy renonçeant à mon choix,
De son seul interest je me suis fait des loix,
J’ay contraint ma raison sur un triste hymenée
1020 Qui l’avoit asservie avant qu’elle fust née,
Et pour l’y mieux forcer par un dernier effort,
Sans voir, sans estre veu, j’en ay signé l’accord,
Mais aujourd’huy le Ciel autrement en ordonne.

FEDERIC.

Que dites-vous, Seigneur ?

LE DUC.

Ce discours vous estonne*.
1025 La surprise pourtant n’aura rien que de doux
Si je partage enfin ma couronne avec vous,
J’en veux mettre le droit dedans vostre famille.

FEDERIC.

[p. 54]
Quoy, Seigneur, vous voulez ?

LE DUC.

Espouser vostre fille.
Sa beauté sur mon cœur usant de tous ses droits
1030 Vient d’achever en moy le charme de sa voix.

FEDERIC.

Ah, dissipez ce charme, et rentrez en vous [-] mesme164.
Vous, l’amant* de ma fille ?

LE DUC.

Ouy, Federic, je l’ayme,
Et rien ne peut changer ce que j’ay resolu.

FEDERIC.

Servez-vous mieux, Seigneur, du pouvoir absolu.

LE DUC.

1035 Non, mon dessein* est juste.

FEDERIC.

Il ne le faut pas croire,
Puisqu’il blesse l’Estat, il blesse vostre gloire.

LE DUC.

Quoy, lors que vostre sang prend sa source du mien,
Ne vous en rend-il pas le plus ferme soustien,
Et dans ce rang illustre où vostre gloire monte,
1040 Ce qui vous fait honneur, me peut-il faire honte ?

FEDERIC.

Ouy, Seigneur, si l’Estat à qui vous vous devez
Voit que ses interests en soient mal conservez,
Nous sommes tous à luy, mais vous plus que tout autre,
Ce qui n’est point son bien ne peut estre le vostre,
1045 Et comme à tous vos soins il doit servir d’objet,
S’il vous fait nostre maistre, il vous rend son sujet.

LE DUC.

Je n’ay que trop suivi cette injuste maxime,
Il faut m’en affranchir.

FEDERIC.

[p. 55]
Le pouvez-vous sans crime,
Et songez-vous assez de quel sanglant affront
1050 La Duchesse par là verroit rougir son front ?
Après qu’en vos Estats on l’a desja reçeuë…

LE DUC.

Enfin de ce dessein* je prens sur moy l’issuë,
Quoy qu’il puisse arriver, je le veux, il suffit.

FEDERIC.

Et je suivray les loix que le Ciel me prescrit.

LE DUC.

1055 Qu’est-ce-cy, Federic, et qu’osez-vous me dire ?
Quoy donc, ma volonté ne peut icy suffire ?

FEDERIC.

Non, quand j’en voy sur moy la honte rejaillir,
C’est assez pour bien faire, et non pas pour faillir,
Comme vostre tuteur j’ay droit de vous l’apprendre.

FABRICE.

1060 Ce beau-père futur craint bien qu’on ne l’engendre165.

LE DUC.

Je force ma cholere à ne pas esclater*,
Mais à ma passion cessez de resister.
Aussi bien si pour moy la Duchesse est à craindre,
L’affront est desja fait, il n’est plus temps de feindre,
1065 Et par un ordre exprés que j’ay sçeu lui donner,
Carlos dans ses Estats l’est allé remener.

FEDERIC.

Pour ne pas vous aigrir je cede et me retire,
Je ne puis toutefois m’empescher de vous dire,
Que peut-estre pour voir vos desseins* traversez166,
1070 La Duchesse n’est pas si loin que vous pensez.

SCENE VI. §

[p. 56]
LE DUC, FABRICE.

LE DUC.

Quelle est cette menace ?

FABRICE.

Ah, je rentre en mémoire.
Apprenez un secret que je n’avois pû croire,
Mais par cette menace il est trop esclaircy,
Le bruit court que Carlos n’a point party167 d’icy.

LE DUC.

1075 Ainsi donc la Duchesse est encore à Pavie ?

FABRICE.

Il n’en faut point douter.

LE DUC.

Dieux, quelle perfidie !
Helas ! fut-il jamais amant* plus interdit* ?
Je me fie à Carlos, et l’ingrat me trahit.
Mais ne le vois-je pas ? ah, Dieu, quelle est ma peine ?

SCENE VII. §

[p. 57]
LE DUC, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

LE DUC.

1080 Quoy, de retour encor, Carlos ? qui vous ramene168 ?

CARLOS.

L’ordre de la Duchesse, à qui pour inspirer
Le dessein* de partir et de se retirer,
J’ay sçeu feindre d’abord qu’une attente impreveuë
Vous priveroit encor quelque temps de se veuë,
1085 Et que d’un mal trop prompt les violens accez
Nous en faisoient desja redouter le succez.
Lors que m’interrompant ; je voy ce qu’il espere,
Carlos, m’a-t-elle dit, il faut le satisfaire,
Pour soulager son mal retournez de ce pas
1090 L’asseurer que demain je sorts de ses Estats,
Et que tenant ma foy* par contrainte engagée,
Pourveu qu’il me la rende, il m’aura trop vangée.

LE DUC.

Vous venez donc, Carlos, reprendre cette foy ?

CARLOS.

C’est ce que la Duchesse a souhaité de moy,
1095 Et j’ay crû vous servir…

LE DUC.

J’estime vostre zele,
Je n’aspirois, Carlos, qu’à me dégager d’elle,
Et ce seul embarras* causoit tout mon chagrin.

CARLOS.

[p. 58]
Consentez-donc, Seigneur, à mon heureux destin,
La Duchesse a pour moy quelques bontez secrettes
1100 Dont ses yeux aujourd’huy m’ont servy d’interpretes,
Et si par vostre adveu* j’osois me declarer,
Apres vostre refus, j’aurois droit d’esperer*.

LE DUC.

Quoy, vous pretendriez espouser la Duchesse ?

CARLOS.

Seigneur, lors que je voy que vostre flame cesse,
1105 Estant de vostre sang, quel autre mieux que moy
Peut pretendre à l’honneur de meriter sa foy* ?

LE DUC.

Vous le sçauriez, Carlos, si vous sçaviez cognoistre
Quel respect un Vassal doit avoir pour son maistre.
Si-tost que vous aymez, esperer* d’estre aymé
1110 Marque un feu dans vos cœurs desja tout allumé,
Et ce retour si prompt offre à ma défiance
L’entier et plein adveu de vostre intelligence*.

CARLOS.

Seigneur…

LE DUC.

Non, non, j’en croy ce que vous m’avez dit,
Vous voulez estre Duc, Carlos, il me suffit.
1115 Allez remplir à Parme une si noble envie,
Vous y pourrez aller de mesme qu’à Pavie.
Suivez-moy.

CARLOS.

Mon mal-heur me reduit*-il au point
De…

LE DUC.

Suivez-moy, vous dis-je, et ne repliquez point.

Fin du troisième Acte.

[p. 59]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

FEDERIC, FENISE, LAURE.

FEDERIC.

Je vous blâmois à tort, si par cette surprise
1120 Le Duc vous a pû voir sans cognoistre Fenise,
Et j’en trouve à mes vœux le succez assez doux
Puisqu’elle a fait passer la Duchesse pour vous.

FENISE.

Sans pouvoir m’en défendre, à luy parler reduite*,
J’ay sçu sous ce faux nom éviter sa poursuite*,
1125 Et cette erreur déjà l’ayant trompé deux fois
Le rend dans la Duchesse amoureux de ma voix.

FEDERIC.

Pour le bien de l’Estat empeschons qu’il n’en sorte.
Il faudra qu’à la fin la Duchesse l’emporte,
Et nous verrons ceder avec facilité
1130 Les charmes de la voix à ceux de la beauté.
On n’éteint point un feu qu’un vray merite allume ,
A la voir seulement faisons qu’il s’accoustume,
Et n’apprehendons point, s’il s’en laisse charmer,
Que pour la mieux cognoistre il cesse de l’aimer.
1135 Quoy que sur son esprit son caprice* ait de force, [p. 60]
L’éclat d’une Couronne est une douce amorce*,
Et le droit d’un Estat où dispenser ses loix,
Fait bien-tost oublier la douceur d’une voix.

FENISE.

Mais lors qu’en cette voix pour qui son cœur soûpire
1140 Il trouve seulement le charme qui l’attire,
Croyez-vous qu’en effet la Duchesse aujourd’huy
Se resolve en amour d’estre l’Echo169 d’autruy ?

FEDERIC.

S’il faut à nos desseins* que la fierté s’oppose,
Pour gagner son esprit vous pourrez quelque chose,
1145 Déja sur vos conseils je la voy se regler.

FENISE.

Moy, que jusqu’à ce point je pûsse m’aveugler,
Que peut-estre au hazard d’attirer sa colere,
Je songeasse à trahir les interests d’un frere !
Pour eslever Carlos au rang de Souverain
1150 La Duchesse a promis de luy donner la main,
Et quand en sa faveur sa vangeance s’explique,
Je dois plus à mon sang qu’à vostre politique.

FEDERIC.

Par les ordres du Duc vostre frere arresté
Reçoit le juste prix de sa temerité,
1155 Et si sans mon adveu* son espoir osa naistre,
Je sçauray desormais l’empescher de paraistre.

FENISE.

Quoy, l’esclat d’un tel choix peut-il si peu sur vous,
Que loin de l’appuyer vous en soyez jaloux* ?

FEDERIC.

Si d’un commun accord le Duc et la Duchesse
1160 Rompoient cette union où l’Estat s’interesse,
Et qu’un nouveau traité propice à leurs souhaits
En dégageant leur foy* nous assurast la paix,
Alors ce cœur jaloux, comme vous l’osez croire, [F61]
De la grandeur d’un fils feroit toute sa gloire,
1165 Et je n’ay point de sang que pour le couronner
Ma juste ambition ne fust preste à donner170.

FENISE.

Mais si le Duc renonce à l’Empire de Parme,
Milan pour la Duchesse est un bien foible charme,
Et tous deux possedez* d’une autre passion
1170 Montrent pour leur hymen esgale aversion.

FEDERIC.

Non non, la passion que le Duc fait paroistre
S’attache au seul objet* qui l’a dû faire naistre,
Et lors que tout l’Estat se repose sur moy,
Je sçay de son erreur quel conte je luy doy.
1175 Tâchez à la nourrir*, tandis qu’avec adresse
Je sçauray mesnager l’esprit de la Duchesse.

SCENE II. §

FENISE, LAURE.

FENISE.

Un père eut-il jamais de pareils sentiments ?

LAURE.

Voilà ce qu’ont produit tous vos déguisements.

FENISE.

Ah, cruel souvenir d’un mépris qui me tuë !

LAURE.

1180 Vous n’en seriez pas là si j’avais été cruë ,
Car vous aymez enfin ?

FENISE.

[p. 62]
Que te diray-je, helas ?
Je sens des mouvements que je ne comprens pas.
Dans mon cœur indigné l’interest de ma gloire
A mes ressentiments dispute la victoire ,
1185 A songer que le Duc s’obstine à me trahir
Pour me vanger de luy je voudrois le haïr,
Et jalouse qu’une autre ait son ame enflamée,
Pour ne luy point ceder, j’en voudrois estre aimée.
Ainsi lors qu’à ma hayne il semble donner jour,
1190 Mon cœur à mon orgeuil croit devoir son amour,
Et pour l’oser pretendre, oppose à ma colere,
Le reproche honteux de n’avoir sçeu luy plaire.

LAURE.

Quoy qu’en presume un cœur de colere animé,
On est loin de haïr quand on veut estre aymé,
1195 Et ce faux sentiment, qu’un vain orgeuil inspire,
S’il déguise l’amour, n’en détruit pas l’empire.
Vos feintes apres tout ne vous advancent pas.

FENISE.

La Duchesse en ces lieux m’en cause l’embarras*,
Et tel est mon malheur, qu’au point de sa retraite
1200 Pour delivrer Carlos sa passion l’arreste171,
Il n’est rien que le Duc luy voulust refuser.

LAURE.

Non, si vous consentez encore à l’abuser*,
Mais si vous vous aymez, quittez le stratageme,
Montrez Fenise au Duc et parlez pour vous-mesme.
1205 Si soudain pour vous plaire on ne luy voit quitter…

FENISE.

O frivole espoir dont tu m’oses flatter* !
Après que la Duchesse a sur moy l’avantage
D’avoir par sa beauté merité son hommage,
Tu veux que m’exposant à de nouveaux mépris,
1210 J’asseure un plein triomphe aux yeux qui l’ont surpris ?

LAURE.

[p. 63]
Mais c’est par vostre voix qu’il la trouve charmante ,
C’est elle qui luy plaist, c’est elle qui l’enchante,
Et ce charme innocent, tousjours victorieux,
Par un secret pouvoir fait celuy de ses yeux.

FENISE.

1215 Ton zele à son amour impute ce caprice*.

LAURE.

Pour vous en éclaircir il faut sonder Fabrice,
Il vient.

FENISE.

Que voudrois-tu que ce fou nous apprist ?

LAURE .

Dans son extravagance* il sçait bien ce qu’il dit ,
Comme le duc l’écoute, il en sçait des nouvelles.

SCENE III. §

FENISE , LAURE, FABRICE.

LAURE.

1220 Ne vois-je pas Fabrice ?

FABRICE.

Ah, Dieu vous gard172, les belles.

LAURE.

Qui t’a permis d’entrer ?

FABRICE.

Moy[-] mesme.

LAURE.

Et sans refus ?

FABRICE.

[p. 64]
Les ordres sont changez, on ne vous cache plus.

LAURE.

D’où vient donc que le Duc…

FABRICE.

Le Duc n’est pas trop sage.
Ne m’en demande rien.

FENISE.

Que fait-il ?

FABRICE.

Il enrage.
1225 L’amour luy bouleverse et l’esprit et les sens.

FENISE.

Fenise a donc pour luy des charmes bien puissants ?

FABRICE.

Il en est possedé, son démon* est Fenise ,
Fenise cependant s’en moque et le mesprise,
Mais s’il m’en vouloit croire, avant qu’il fust un jour,
1230 Fenise pourroit bien enrager à son tour.
J’en sçay bien le secret.

FENISE.

Tu vas un peu bien viste,
Peut-estre que Fenise…

FABRICE.

O la bonne hypocrite* !
Je parle librement, mais aussi sçait-on bien,
Que vostre langue173

LAURE.

Et bien ? sa langue ?

FABRICE.

Ne vaut rien.

FENISE.

1235 Je souffre tout de toy.

FABRICE.

Croyez que je boufonne,
Mais le Duc vous cognoit, et vous la garde bonne*.
C’est vous qui destournez Fenise de l’aimer. [p. 65]

FENISE.

Le Duc sur l’apparence a pû le presumer,
Mais Fenise à dessein, pour esprouver sa flame,
1240 Me faisoit luy parler de l’amour d’une Dame ;
J’agissois par son ordre.

FABRICE.

Il n’en estoit donc rien ?

FENISE.

Son feu tâchois par là de s’asseurer du sien.

FABRICE.

Donc après cette espreuve il en peut tout attendre ?

FENISE

Ouy, s’il l’aime en effet.

FABRICE.

Il ne faut que l’entendre,
1245 Il perd l’esprit pour elle.

FENISE.

Elle craint toutefois
Que feignant de l’aimer il n’aime que sa voix,
Et ne croit son amour qu’une amour imparfaite,
Si sa seule beauté n’est pas ce qui l’arreste.

FABRICE.

Sa beauté ! j’en répons si c’est ce qui la tient,
1250 C’est d’elle à tous moments que le Duc s’entretient.
Sa voix ayant servy d’abord à l’introduire,
Il la loüera toûjours de peur de se détruire,
Mais quoy que par adresse il cherche à la flater*,
Pour peu qu’elle fust laide, elle auroit beau chanter.
1255 Ebloüy d’un amas de beautez entassées,
Dont chacune à son tour promene ses pensées,
Il trouve dans ses yeux, dans sa taille, en son port
Tous les charmes…Bon soir.
Fenise rentre.

SCENE IV. §

[p. 66]
FABRICE, LAURE.

FABRICE.

D’où vient donc qu’elle sort ?

LAURE.

C’est que tu jases trop.

FABRICE.

Chacun sçait son affaire174.
1260 Qu’elle s’en fâche ou non, il ne m’importe guere,
Elle me fait plaisir me laissant avec toy.

LAURE.

D’où vient ta belle humeur ?

FABRICE.

De ce que je te voy,
Friponne, sçais-tu bien lors que tu me regardes…

LAURE.

Quoy, je te tiens au cœur ?

FABRICE.

Ma foy, tu le petardes175,
1265 Jusqu’au moindre recoin tes yeux vont ravager.

LAURE.

Je te plais donc ?

FABRICE.

Assez pour me faire enrager.

LAURE.

Déja jusqu’à la rage ?

FABRICE.

Et plus qu’il ne te semble ,
Mais le plaisir d’amour c’est d’enrager ensemble,
Ainsi si tu voulois enrager tant soit peu… [p. 67]

LAURE.

1270 Il y faudra songer.

FABRICE.

Tu te ris de mon feu.

LAURE.

M’en rire ? je t’en voy la face toute blême176.
Mais enfin tout de bon, m’aimes-tu ?

FABRICE.

Si je t’aime ?
J’ai déja depuis hier, pour preuve de ma foy,
Tâché plus de six fois à soûpirer pour toy.

LAURE.

1275 C’est d’abord en amour le chemin qu’il faut prendre.

FABRICE.

Va, j’en cognois le fin, le délicat, le tendre.

FABRICE.

Tu n’as fait que tâcher cependant ?

FABRICE.

N’est-ce rien ?
Pactisons seulement, et le reste ira bien.
Es-tu traitable ?

LAURE.

Moy ? Cela s’en va sans dire.

FABRICE.

1280 Combien de temps faut-il que pour toy l’on soûpire ?

LAURE.

Que t’importe combien ?

FABRICE.

C’est là la question.
Je crains en soûpirant quelque indigestion,
Il faut s’enfler le cœur, et l’excez est à craindre !

LAURE.

Ton feu n’iroit pas loin avant que de s’éteindre,
1285 Tu me plains de soûpirs ?

FABRICE.

[p. 68]
Je sçay bien qu’il t’en faut,
Mais j’en voudrois avoir ma quittance au plûtost,
Et pour n’en recevoir ny reproche ny honte,
N’estre obligé qu’à tant et les fournir par conte.

LAURE.

Tu les ferois reduire avant que les fournir.

FABRICE.

1290 Va, si je promets peu, c’est afin de tenir,
Vois-tu bien, je suis franc.

LAURE.

Donc en toute franchise
Dy moy quels sentimens le Duc a pour Fenise.
N’est-ce plus pour sa voix…

FABRICE.

Que tu le bailles doux !
Mais les voici tous deux qui s’en viennent à nous,
1295 Dispose ta Maistresse à mieux traiter sa flame.

SCENE V. §

LE DUC, LA DUCHESSE, LAURE, FABRICE.

LA DUCHESSE.

Quoy, Seigneur, jusqu’icy ?

LE DUC.

Me fuyez-vous, Madame,
Et gardez-vous un cœur assez indifferent
Pour refuser mes soins quand l’amour vous les rend ?

LA DUCHESSE.

[p. 69]
Mon procédé n’a rien qui vous doive desplaire,
1300 Je ne tâche à vous fuïr que pour vous satisfaire,
Et comme on souffre à voir un objet* odieux,
J’en voudrois espargner la contrainte à vos yeux177.

LE DUC.

Où me réduisez-vous, si d’un pareil outrage
Vos mespris de mes vœux osent payer l’hommage ?
1305 Depuis que vostre voix m’a contraint aux soûpirs,
Le desir de vous plaire a fait tous mes désirs,
Et quand il vous fait voir jusqu’au fonds de mon ame,
Une injuste rigueur est le prix de ma flame.
Helas !

FABRICE, au Duc.

Si vous voulez reüssir cette fois,
1310 Parlez de la beauté plustost que de la voix,
J’ay bien menty pour vous.

LE DUC.

Enfin que dois-je attendre ?
Mes plus profonds respects n’ont-ils rien à prétendre* ,
Et mon sceptre et mon coeur à vostre empire offerts
Me laissent-ils toûjours indigne de vos fers ?

LA DUCHESSE.

1315 Quand pour moy par l’effet vostre hayne s’exprime,
Ce reproche, Seigneur, est bien peu legitime,
Ou sans doute vos sens par quelque erreur seduits
Ayent mal sçu jusqu’icy penetrer qui je suis.
Mais si vous l’ignorez je veux bien vous apprendre
1320 Qu’en vain d’aimer Carlos je voudrois me defendre,
Et que la juste ardeur* d’un zele assez parfait
M’oblige à partager l’outrage qu’on luy fait.

LE DUC.

[p. 70]
Madame, c’est assez que sa prison vous gêne*,
Je n’examine rien, Fabrice, qu’on l’amene.

SCENE VI. §

LE DUC, LA DUCHESSE, LAURE.

LE DUC.

1325 A quoy qu’ait pû son crime aujourd’huy me forcer,
Le bon-heur de son sang suffit pour l’effacer.

LA DUCHESSE.

Quel crime aupres de vous auroit soüillé sa gloire ?

LE DUC.

Une infidelité qu’on aura peine à croire.
Il ayme la Duchesse, et sans respect pour moy
1330 Ayant surpris son cœur, il aspire à sa foy*.

LA DUCHESSE.

C’est ainsi que j’ay dû me tenir asseurée
D’effacer la Duchesse et d’estre préferée ?

LE DUC.

Quoy, tousjours la Duchesse arme vostre rigueur ?
Elle à qui ma raison a refusé mon cœur,
1335 Elle dont le nom seul m’est un supplice extréme,
Elle enfin que je hay parce que je vous ayme,
Et pour qui d’un beau feu mes sentimens jaloux
Ont autant de mespris que de respect pour vous.

LA DUCHESSE.

[p. 71]
Si ce mépris est tel que vous me l’osez peindre,
1340 Qu’a l’amour de Carlos dont vous puissiez vous plaindre ?
Avec peu de raison vous vous en offencez,
Est-ce un crime d’aymer ce que vous haïssez ?

LE DUC.

Non, et comme le sang pour Carlos m’interesse178
Je le verrois sans peine aymé de la Duchesse,
1345 S’il avoit attendu, pour s’en faire un soustien,
Que mon amour esteint authorisast le sien,
Mais quoy que j’y renonce, avant que de l’apprendre,
Oser porter ses vœux où l’on me voit pretendre,
Estoufer un respect qui le dûst retenir,
1350 C’est ce qui fait son crime, et que j’ay dû punir.

LA DUCHESSE.

Par vostre dernier ordre il n’a donc pû cognoistre
Que vostre amour cessant son espoir pouvoit naistre ?

LE DUC.

C’est faire assez pour luy que de me desguiser*
Par quelle intelligence* il a pû m’abuser*,
1355 Et seur que la Duchesse appuyeroit son envie,
Sans sortir de Milan luy parler à Pavie.

LA DUCHESSE.

Doutez-vous qu’à sa foy* vostre ordre confié…

LE DUC.

N’en parlons plus, Madame, il est justifié ;
Le voicy qui paroist.

SCENE VII. §

[p. 72]
LE DUC, LA DUCHESSE, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

CARLOS, à Camille.

Que voy-je ? la Duchesse ?
1360 Ah, le Duc la cognoit, et tout espoir me laisse.

LE DUC.

Approchez-vous, Carlos, et venez recevoir
L’asseurance d’un bien* qui passe* vostre espoir,
Puisque l’amour le veut, ne parlons plus de crime,
Sans rien craindre de moy, rentrez dans mon estime,
1365 Je vous la rends entiere avec la liberté.

CAMILLE, à Carlos.

Le vent pour estre Duc soufle du bon costé.

CARLOS.

Ah, pour un bien* si grand permettez que j’embrasse…

LE DUC.

Non, ce n’est pas à moy qu’il en faut rendre grace,
S’il peut remplir l’espoir que vous en concevez,
1370 Vous voyez devant vous à qui vous le devez.
Ravy par mes respects de trouver à luy plaire,
Mon cœur à ses desirs immole ma colere,
Et pour elle avec joye il perd le souvenir
De ce qu’en vostre audace il trouvoit à punir.

CARLOS.

1375 Dieux, que viens-je d’oüir ? l’aymeroit-il Camille ?

CAMILLE.

[G73]
Vous n’estes pas trop Duc s’il change de stile*.

LE DUC.

Cette froideur, Carlos, ou plustost ce mespris,
De son zele pour vous doit-il estre le prix ?

LA DUCHESSE.

Il suffit que je sçache expliquer son silence.

CARLOS.

1380 Un bonheur qui surprend porte à la défiance,
Et l’on en voit si peu qui ressemblent au mien,
Qu’il me force à douter si je le conçois bien.

LE DUC.

Non, puisqu’elle est pour vous, que rien ne vous alarme,
Je resistois, Carlos, à vous voir Duc de Parme,
1385 Mais les soins qu’elle prend d’appuyer vostre feu
Enfin pour vostre Hymen obtiennent mon adveu* ,
J’oublie en sa faveur tout ce que j’ay pû croire.

CARLOS.

O favorable adveu* qui me comble de gloire !
Madame, tout mon sang pour la179 vostre espandu*
1390 Pourroit-il m’acquiter de ce qui vous est dû ?
Ce haut rang de Duchesse à qui ce cœur apporte…

LA DUCHESSE.

Il n’est pas temps, Carlos, de parler de la sorte.

LE DUC, à la Duchesse.

Quoy, de vostre rigueur l’excez est-il si grand
Que vous desadvoüiez l’hommage qu’il vous rend ?
1395 Et lors que seur d’un feu qui s’augmente sans cesse,
Il veut vous applaudir sur le rang de Duchesse180

LA DUCHESSE.

Et qui m’asseurera que ce n’est pas en vain
S’il faut que Federic s’oppose à ce dessein* ?
Sur nos premiers traitez à voir comme il s’explique,
1400 Ce changement d’Hymen blesse sa politique.

LE DUC.

[p. 74]
Mais si de sa rigueur je puis venir à bout ?

LA DUCHESSE.

Jugez de moy par vous quand je vous devray tout.

CARLOS.

Seigneur, à cét adveu qui pour moy vous engage,
Joindre de vos bontez ce nouveau tesmoignage !

LE DUC.

1405 Madame, je vous quitte, et vay sur cét accord
Pour gagner Federic, faire un dernier effort ,
Heureux si le succez vous donne lieu de croire
Que l’heur de vous servir fait ma plus haute gloire.

LA DUCHESSE.

A de tels sentimens je sçay ce que je doy.

LE DUC.

1410 Je vous laisse Carlos qui répondra pour moy.

CARLOS.

En quoy puis-je, Seigneur, vous témoigner mon zele ?

LE DUC.

A luy bien exprimer l’amour que j’ay pour elle,
Et chasser de son cœur certaine impression
Qui seule a pû d’abord nuire à ma passion.
1415 Car enfin je l’adore, et ma flame est si pure,
Que tout ce que de grand mon esprit se figure,
N’a point d’appas* pour moy ny si fort, ny si doux,
Qui ne cede à l’espoir de me voir son espoux.

SCENE VIII. §

[p. 75]
LA DUCHESSE, CARLOS, CAMILLE.

CARLOS.

Ah, Dieux !

CAMILLE.

Voilà que c’est181 de conter sans son hoste182.

CARLOS.

1420 Il la veut épouser, Camille !

CAMILLE.

Est-ce ma faute ?

CARLOS.

O malheur !

LA DUCHESSE.

Quoy, Carlos, je t’entens souspirer,
Quand par l’adveu du Duc tu peux tout esperer ?

CARLOS.

Si vous me condamnez alors que je soûpire,
Que m’a-t’il dit, Madame, ou qu’osez-vous me dire ?

LA DUCHESSE.

1425 Va, sans t’inquieter*, apprens par quelle erreur
Il m’adresse des vœux qu’il forme pour ta sœur,
Et qu’espris de sa voix, dont la douceur l’appelle,
Il croit aimer en moy ce qui le charme en elle.
Mais puis qu’à ton amour il a pû consentir,
1430 Ne perdons point de temps, et songeons à partir,
Quoy que par ses mépris je me sente outragée,
M’en estant fait aimer, je suis assez vangée,
Et ma beauté du moins s’applaudit* en secret [p. 76]
De l’avoir mis au point de me perdre à regret.

CARLOS.

1435 Ah, que m’apprenez-vous ?

LA DUCHESSE.

Cette froideur m’estonne*,
Parle enfin, que faut-il, Carlos que j’en soupçonne ?

CARLOS.

Que le sort qui se plaist à me tyranniser
M’offre en vain un bonheur que je dois refuser.

LA DUCHESSE.

C’est donc ce que de toy, pour t’avoir osé croire,
1440 Mon amour…

CARLOS.

Ah, Madame, il fait toute ma gloire,
Mais aussi, s’il fut trop pour le peu que je vaux,
Je puis dire qu’il fait le plus grand de mes maux.
Car lors que par le temps l’amour ne peut s’éteindre,
Si le manque d’espoir rend un amant* à plaindre,
1445 Jugez dans quelle horreur il se voit abysmé,
A ceder cét espoir quand il se voit aimé.

LA DUCHESSE.

Quoy, tu cedes le tien ?

CARLOS.

Ma peine en est extréme,
Mais je dois tout au Duc, et je voy qu’il vous aime.

LA DUCHESSE.

S’il me prend pour Fenise, il n’aime qu’elle en moy.

CARLOS.

1450 L’abus du nom fait peu pour dispenser ma foy* ;
Il suffit que183 c’est vous dont la beauté l’engage,
Vous à qui de son cœur il adresse l’hommage,
Et que sans lâcheté je ne puis aujourd’huy,
Cognoissant son erreur, m’en servir contre luy,
1455 Je sçay que cet effort où l’honneur me convie [p. 77]
Ne peut avoir d’effet sans me coûter la vie,
Mais à la trahison on doit peu recourir,
Quand pour sauver sa gloire il ne faut que mourir :
Des grands cœurs affligez c’est la plus douce attente ,
1460 Je mourray donc, Madame, et vous vivrez contente,
Et mon feu cachera si bien tous ses desirs
Qu’il ne paroistra plus qu’en mes derniers soûpirs ;
Ainsi le Duc pour vous ayant l’ame enflamée,
Ne vous offencez point de vous en voir aimée,
1465 Souffrez que par l’espoir ses vœux soient animez,
Et s’il se peut, helas ! j’ay pensé dire, aimez.
Mais pour marquer ma foy*, c’est peut-estre assez faire
De luy sacrifier une flame si chere,
Sans que je vous conseille en ce malheureux jour
1470 Ce qui rend vostre perte affreuse à mon amour.

LA DUCHESSE.

Tu peux m’avoir aimée et parler de la sorte ?

CARLOS.

Cet amour m’est bien cher mais mon devoir l’emporte,
Et le respect du Duc…

LA DUCHESSE.

Le glorieux projet,
D’estre mauvais amant* pour estre bon sujet !
1475 Va, rends à me trahir ta foy* brillante et pure,
Acheptes-en l’éclat aux dépens d’un parjure,
C’est de ta lâcheté me vanger pleinement
Que de t’abandonner à ton aveuglement.
Je ne te dis plus rien, fay gloire de ton crime,
1480 Ainsi qu’à mon amour renonce à mon estime,
Tandis que par un droit jusqu’icy suspendu
Mes armes poursuivront l’hommage qui m’est dû,
Et que pour égaler le supplice à l’offence
Le Ciel sur tout Milan estendra ma vangeance,
1485 Je vais y donner ordre, adieu.

SCENE IX. §

[p. 78]
CARLOS, CAMILLE.

CAMILLE.

Nous voilà bien.

CARLOS.

O rigueur de mon sort ! que dois-je faire ?

CAMILLE.

Rien.
Il n’est fidelle preux184 que vostre foy* redoute,
Vous avez assez fait .

CARLOS.

Que cet effort me coûte !

CAMILLE.

Ne vous en plaignez point ; ceder une Duché185,
1490 Pour se montrer loyal, c’est avoir bon marché.
Vous serez dans l’histoire.

CARLOS.

Ah, crains de me déplaire.

CAMILLE.

Quoy, lors que l’on enrage, il faut encor se taire,
Et sans qu’il soit permis de s’en estomaquer*,
D’une foy* du vieux temps vous pourrez vous piquer ?

CARLOS.

1495 J’ay fait ce qu’a voulu l’interest de ma gloire.

CAMILLE.

Chacun sur cet article a liberté de croire,
Pour moy, si j’en osois dire mon sentiment, [p. 79]
Je vous condamnerois tres-authentiquement,
Car enfin loin d’avoir quelque excuse valable,
1500 Qu’auroit pû faire pis un Heretique, un Diable ?
Une belle Duchesse, et tout ce qui la suit,
Sceptre, Couronne…

CARLOS.

Helas ! où me vois-je réduit ?
Perdre un objet* si cher !

CAMILLE.

Le remede* est facile,
Revoyez-la.

CARLOS.

Non non, n’en parlons point, Camile ;
1505 Dans le pressant malheur où me plonge le sort,
Si quelque espoir me reste il n’est plus qu’en la mort.

Fin du quatrieme Acte.

[p. 80]

ACTE V . §

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, FENISE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Quoy que vous me disiez de l’ennuy* qui l’accable,
L’ayant pû meriter il est assez coupable,
Et toute ma rigueur vange mal ma fierté
1510 De l’outrageant refus dont il fait vanité ;    
Mais en vain contre luy je me sens animée
Si je songe tousjours qu’il peut m’avoir aimée,
Et si mon feu sans cesse oppose à mon couroux
Ce qu’un tel souvenir a pour moy de plus doux.

FENISE.

1515 Madame, plûst au Ciel que vous vissiez vous-mesme
Où l’a déjà porté son desespoir extrême,
Je sçay que vostre cœur, sensible à ses ennuis*
Plaindroit le triste estat où ses jours sont réduits,
Et ne pourroit souffrir* que la mort qu’il souhaite
1520 Fust186 le funeste prix d’une amour si parfaite.

LA DUCHESSE.

Quoy que pour luy mon cœur me presse d’accorder,
Puis-je oublier si-tost qu’il m’a voulu ceder ?

FENISE.

[p. 81]
Vous en souviendrez-vous sans songer que son crime
Est l’effet éclatant d’une vertu sublime,
1525 Et qu’affranchy par luy d’un reproche eternel,
S’il estait moins coupable, il seroit criminel ?
Quelque ressentiment que vous fassiez paroistre,
Qu’en auriez-vous jugé s’il eust trahi son maistre,
Et s’il vous eust par là forcée à soupçonner
1530 Une foy* que sans crime il n’eust pû vous donner ?
Rendez, rendez justice à cette grandeur d’ame,
Qui veut que pour sa gloire il trahisse sa flame,
Et vous ressouvenez que jamais on n’eut droit
De haïr un amant* de faire ce qu’il doit.

LA DUCHESSE.

1535 C’en est trop, et des-ja ma colere s’efface,
Au seul nom de Carlos mon cœur obtient sa grace,
Il y rentre, ou plustost il n’en n’a pû sortir.
Mais enfin il ne peut se résoudre à partir !

FENISE.

Soit qu’à vostre beauté le Duc s’assujettisse,
1540 Soit que ma seule voix soustienne son caprice*,
Pour fuir avecque vous, ce frere malheureux
A-t’il droit d’abuser de l’erreur de ses vœux ?
Il doit, il doit au Duc ce qu’il ose lui rendre,
Et si passant pour moy vous l’avez pû surprendre,
1545 C’est pour vous qu’aujourd’huy ce sercet descouvert
Doit sauver son amour d’un devoir qui le perd.

LA DUCHESSE.

Pour finir cette erreur que ma feinte a fait naistre
Je vois bien qu’il est temps de me faire cognoistre ;
Mais les mépris du Duc que j’ay voulu braver
1550 Abatent mon espoir au lieu de l’eslever ;    
Mon orgueil s’en plaignoit, et pour le satisfaire,
J’advouay ma beauté de chercher à luy plaire,
Et j’ai trop reconnu que ses foibles attraits [p. 82]
Ont obtenu sur luy l’effet de mes souhaits.

FENISE.

1555 Helas !

LA DUCHESSE.

Ainsi je crains que son cœur trop sensible
N’apporte à nos projets un obstacle invincible,
Et que me cognoissant, il n’ose avec esclat
Faire agir pour sa flame un interest d’Estat.

FENISE.

C’est à vous à juger si vous seriez capable
1560 D’abandonner Carlos au malheur qui l’accable ;
Et si Milan pour vous seroit d’un si haut prix,
Qu’il pust du Duc alors racheter les mespris.
Pour moy qui de mon rang soûtiendrois l’avantage
Si d’un pareil refus j’avois receu l’outrage,
1565 Il n’est serments ny vœux qui pûssent obtenir
Que j’aimasse jamais quand je devrois punir187.

LA DUCHESSE.

Ce sont les sentimens dont ma colere s’arme,
Et si l’amour du Duc me cause quelque alarme,
C’est pour prevoir qu’en vain j’ose me desguiser
1570 Qu’au bon-heur de Carlos il voudra s’opposer.
Cependant, si je sçay penetrer dans vostre ame,
D’un lâche abaissement vous soupçonnez ma flame,
Et croyez que Carlos auroit en vain ma foy*,
Si le Duc s’obstinoit à soûpirer pour moy.
1575 Pour guerir vostre esprit de cét abus ex[t] réme
Je veux de son amour que vous jugiez vous[-] mesme,
Et qu’en voyant l’effort, vous puissiez tesmoigner
Quels nobles sentimens me le font desdaigner.
Je l’apperçois qui vient.

FENISE, à Laure.

Qu’une épreuve si rude
1580 A mon cœur alarmé cause d’inquietude* !
Ah, Laure. [p. 83]

LAURE.

Voila bien dequoy vous tourmenter.
Quand vous n’en pourrez plus vous n’aurez qu’à chanter.
Forcez vous un moment à garder le silence.

SCENE II. §

LE DUC, LA DUCHESSE, FENISE, LAURE, FABRICE.

LE DUC, à la Duchesse.

Madame, le succez passe mon esperance,
1585 Mes vœux par Federic jusqu’icy condamnez
D’aucun crime d’Estat ne sont plus soupçonnez,
Et c’est par son adveu* que mon ame charmée
Vient vous rendre ma foy* pleinement confirmée,
Recevez-en pour gage et mon cœur et ma main.

FENISE, à Laure.

1590 Dieux, quelle offre !

LAURE.

Attendez l’effet de ce dessein.

LA DUCHESSE.

Seigneur, si Federic de surprise incapable
A vostre passion se montre favorable,
Dans tout ce que l’honneur fait dépendre de moy,
Soyez seur que Fenise agréera vostre foy*,
1595 Pourveu que cette foy* par mes vœux couronnée
Me tienne pour Carlos la parole donnée.

LE DUC.

[p. 84]
N’en doutez point, Madame, il se peut asseurer
De tout ce que l’amour luy permet d’esperer*;
Mon cœur avec plaisir lui cede la Duchesse.

LA DUCHESSE.

1600 Quelquefois on oublie une juste promesse.

LE DUC.

L’effet suivra la mienne, et je le jure icy
Par ce cœur que mes soins ont enfin adoucy,
Par ces yeux vifs et doux, le charme de mon ame,
Par cette belle voix, la source de ma flâme,
1605 Cette voix que me fit connoistre le hazard.

FABRICE, au Duc.

Pour ne vous point broüiller laissez la voix à part,
Oubliez-vous ainsi ?

LA DUCHESSE.

J’ay donc sujet de croire
Qu’à ma voix de vos feux je dois toute la gloire ?

LE DUC.

Je vous ay desja dit que son divin pouvoir
1610 Fit naistre en moy d’abord le desir de vous voir ;    
Mais sur mon ame enfin vos beautez sans obstacle
Ont d’un charme si doux achevé le miracle.
De leur brillant esclat l’imperieux effort
A trouvé ma raison avec mes sens d’accord,
1615 Et cedant à vos yeux une pleine victoire,
Mon cœur par sa défaite a signalé leur gloire.

FENISE, à Laure.

C’en est fait, sa beauté l’emporte sur ma voix.
Qu’a-t’elle plus que moy qui merite son choix ?
Ah, je perds patience.

LAURE.

Il n’est pas temps encore.
1620 C’est vostre seule voix, vous dis-je, qu’il adore,
Quoy qu’il proteste* icy, l’espreuve en fera foy.

LE DUC

[H85]
Oserois-je expliquer ce silence pour moy ?

LA DUCHESSE.

N’en soyez point surpris, l’adveu* que vous me faites
Pour l’orgueil de mes vœux a des douceurs secrettes,
1625 Dont vous comprendriez l’appas* misterieux
S’il vous estoit permis de me cognoitre mieux.

LE DUC.

Ce discours est obscur, mais quoy qu’il en puisse estre,
Si je vous cognois mal, faites-vous mieux cognoistre,
Et de mes sens charmez dissipant le faux jour,
1630 Souffrez à vos beaux yeux d’esclairer mon amour.

LA DUCHESSE.

Vos soins et vos respects semblent assez me dire
Qu’en effet vostre amour en recognoit l’empire,
Mais de grace, sans fard* esclaircissons un point,
Me pouriez-vous aimer si je ne chantois point ?

LE DUC à Fabrice.

1635 Elle veut m’éprouver. Que dites-vous, Madame ?

LA DUCHESSE.

Cette atteinte impreveuë estonne* vostre flame ;
Mais enfin pourriez-vous me garder vostre foy*
Si jusqu’icy quelque autre avoit chanté pour moy ?

LE DUC.

Sans vostre belle voix j’advoüeray que peut-estre
1640 Je n’aurois pas cherché si-tost à vous cognoistre,
Et que pour ce bon-heur mes vœux moins empressez
D’un soin si redoublé se seroient dispensez,
Mais quand de mille attaits le Ciel vous a pourveüe,
Songer à la revolte* après vous avoir veuë,
1645 C’est une trahison dont le crime honteux
Ne soüillera jamais la gloire de mes feux.

FENISE à Laure.

Je n’en puis plus souffrir*, le dépit* me surmonte,
Tu vas voir ma vangeance, ou ma dernière honte.
Elle sort

SCENE III. §

[p. 86]
LE DUC, LA DUCHESSE, FABRICE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Ce fort attachement, quoy que peu merité,
1650 D’une fierté nouvelle enfle ma vanité,
Qui peut-estre abusant de vostre ame enflammée
Vous fera repentir de m’avoir trop aimée.

LE DUC.

Comment en abuser, si mes vœux les plus doux
Se bornent sans reserve à prendre loy de vous ?

LA DUCHESSE.

1655 Un amour si soûmis est mauvais Politique.
Car enfin nostre188 empire est un peu tyrannique,
Et comme nostre orgueil soustient ce qu’il résout,
Une femme est à craindre alors qu’elle peut tout.

LE DUC

On entend quelques accords de Lut.
Ce pouvoir…mais, ô Dieux ?

LA DUCHESSE.

Quelle est cette surprise ?

LE DUC.

1660 J’entens toucher* un Lut.

LA DUCHESSE bas se destournant.

Je ne voy plus Fenise.
Haut
Mes filles quelquefois voulant me divertir…

LE DUC.

Leur dessein* est trop juste, et j’y dois consentir,
Il faut les escouter. Dieux ! [p. 87]

FABRICE au Duc.

Vostre amour s’alarme ?

LE DUC.

C’est le mesme signal189 de la voix qui me charme.

LA DUCHESSE, bas.

1665 O Ciel ! se pourroit-il, m’ayant tant protesté*,
Qu’une voix dans son cœur effaçast ma beauté ?

FENISE, chante derriere le Theatre.

En vain de mes souspirs laissez sans esperance
Vous croiriez reparer l’offence
En souspirant à vostre tour ;
1670 L’amour est doux, mais la vangeance
Est aussi douce que l’amour.190

LE DUC.

Dieux ! eust-il rien d’esgal au trouble de mon ame ?
C’est cette mesme voix qui fit naistre ma flame.
Mais non, la ressemblance a pû me decevoir*.

LA DUCHESSE, bas.

1675 Qu’il ose de mes yeux balancer le pouvoir,
Et d’un lâche caprice* appuyant l’imposture
Joindre au premier outrage une seconde injure !
S’il s’en laisse surprendre, il faut pour m’en vanger
Que de nouveaux appas* m’aident à l’engager.
1680 Quoy, Seigneur191, la Musique à ce point vous transporte,
Qu’elle vous authorise à réver* de la sorte ?
Son charme pour vos sens peut-il estre si doux,
Qu’il vous fasse oublier que je suis avec vous ?

LE DUC.

J’y failly, je l’advouë, et mon ame estonnée*
1685 A son transport secret s’est trop abandonnée,
Mais sur moy la Musique eut tousjours ce pouvoir192.

LA DUCHESSE.

De grace, seyez-vous, que je puisse me seoir.

LE DUC, bas.

[p. 88]
Qui croiroit que mon cœur, malgré sa foy* promise,
Dans Fenise desja ne trouvast plus Fenise ?
1690 M’auroit-on pû tromper ?

LA DUCHESSE.

Il faut que sur nos sens
L’empire du devoir ait des droits bien puissants,
Car enfin, quelque esclat qui brille dans vostre ame,
Avant que Federic approuvast vostre flame,
Je n’y remarquois point ces rares* qualitez
1695 Dont soudain son adveu* m’a fourny les clartez,    
Et qui dans un instant par un pouvoir extréme
Vous rendent à mes yeux different de vous-mesme.

LE DUC, bas

A quel fâcheux tourment me va-t’elle exposer,
S’il faut qu’elle s’obstine à me favoriser ?

LA DUCHESSE.

1700 Vous ne répondez point ?

LE DUC.

Que puis-je vous répondre,
Sinon que vos bontez servent à me confondre*,
On entend encor le lut
Et que193…mais malgré moy je me sens emporter194.

LA DUCHESSE, bas

C’en est trop, pour ma gloire il est temps d’éclater*.

FENISE, chante.

En vain vous me diriez que vostre ame charmée
1705 D’un feu si pur est consumée,
Que je la devrois soulager :
Il est doux de se voir aimée ,
Mais il est doux de se vanger.

LE DUC.

On m’a trompé sans doute, ah, c’est trop me contraindre*.

LA DUCHESSE.

1710 Levons le masque, Duc, enfin c’est assez feindre. [p. 89]
Je vous rends vostre amour, qui pour en bien parler
Ne cherchant qu’une voix, n’est qu’un amour en l’air.
Si l’espoir de ma main a pû flater* vostre ame,
Le Ciel a pris plaisir d’abuser* vostre flame,
1715 Et n’a sur ce faux bien* arresté* vostre choix
Qu’afin de trouver lieu de vous l’oster deux fois,
Et vous faire advoüer, trompant vostre esperance,
Que vous n’en meritiez l’effet, ny l’apparence,
C’est ainsi qu’il se rit d’un feu capricieux,
1720 Adieu, vous répondrez quand vous m’entendrez* mieux.

SCENE IV. §

LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

Vous voilà bien payé.

LE DUC.

N’importe, elle m’oblige,
Son mépris me fait grace et n’a rien qui m’afflige,
Puisqu’enfin sa beauté, quelques charmes qu’elle eust,
Sans celuy de sa voix n’avoit rien qui me plûst.

FABRICE.

1725 Mais que deviendrez-vous si vostre amour l’oublie ?
Car la chanteuse enfin n’est autre que Celie.

LE DUC.

Que Celie ?

FABRICE.

Ouy, mes yeux en sont de bons garands,
Eux qui viennent de voir ce que je vous apprens.195

LE DUC.

[p. 90]
Quoy qu’en beauté peut-estre elle cede à Fenise,
1730 Elle a je ne sçay quoy dont mon ame est éprise,
Et d’un secret instinct l’invincible pouvoir,
Quand je la pris pour elle, avoit sçeu m’émouvoir.
Mais qu’en vain sa beauté, qu’en vain sa voix m’enflame,
Si ce que je me dois tyrannise mon ame,
1735 Et si par ce qu’elle est tout mon esprit détruit
Ne découvre…

SCENE V. §

LE DUC, FENISE, FABRICE, LAURE.

LE DUC.

Ah, Celie, où m’avez-vous réduit ?

FENISE.

De quoy vous plaignez-vous ?

LE DUC.

D’un amour qui m’accable.

FENISE.

Vostre malheur est grand.

LE DUC.

Vous en estes coupable.

FENISE.

Quoy, s’il vous traite mal, m’en faut-il accuser ?

LE DUC.

1740 Ouy, puisque c’est par vous qu’il a sçeu m’abuser*.
Vous m’avez fait aimer vostre voix en Fenise,
Vous avez à son charme engagé ma franchise*.
Satisfait de son rang, helas ! je l’ay souffert, [p. 91]
J’ay cedé sans contrainte, et c’est ce qui me perd.

FENISE.

1745 Qui dûst mieux que Fenise avoir charmé vostre ame ?

LE DUC.

Mais c’estoit vostre voix qui soustenoit ma flame.

FENISE.

Il se peut qu’en effet elle ait eu le pouvoir
De vous porter d’abord au desir de la voir,
Mais quand de mille attraits ses beautez sont pourveuës,
1750 Songer à la revolte* après les avoir veuës,
C’est une trahison dont le crime honteux
Ne doit jamais soüiller la gloire de vos feux.

LE DUC.

C’est ce que mon erreur m’engageoit à luy dire,
Mais enfin sur mon ame elle n’a plus d’empire,
1755 Et sur moy vostre voix en a pris un si doux,
Que je me sens forcé de l’adorer en vous.
Ah, si vous n’estiez pas ce que je vous vois estre…

FENISE.

Quelle estime pour moy feriez-vous plus paroistre ?

LE DUC.

Je vivrois pour vous seule, et tiendrois à bonheur
1760 D’adjouster ma Couronne à l’offre de mon cœur.
Qu’avec joye à vos pieds on me la verroit mettre,
Si l’éclat de mon rang me le pouvoit permettre !

FENISE.

Et si je vous disois que celuy que je tiens
Laisse à peine égaler vos sentimens aux miens,
1765 Et que dans la fierté que ma vertu me donne,
Je renonce à ce cœur, comme à vostre Couronne ?
Quoy que vostre sujette, il n’est ny Duc, ny Roy,
A qui son choix suffist pour m’obtenir de moy196,
Il faut d’autres devoirs à l’orgueil qui m’enflame ,
1770 C’est pourquoi gardez bien l’empire de vostre ame.
A quoy qu’un peu d’éclat fasse monter ce bien*, [p. 92]
Il rempliroit trop mal un cœur comme le mien.
Non, que par ce refus j’aye assez de foiblesse
Pour vouloir vous porter à me faire Duchesse,
1775 Ce bonheur, tel qu’il soit, n’est pas d’un si haut prix,
Qu’il valust la douceur d’un semblable mépris.
Adieu, souvenez-vous que contre son attente
Celle que de vos feux vous fiste confidente,
Quand vous la méprisiez, se vantoit qu’à son tour
1780 Peut-estre elle auroit lieu de braver vostre amour.

SCENE VI. §

[p. 93]
LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

Elle a l’esprit perdu !

LE DUC.

Qu’en toute son audace
Elle sçait conserver et d’attraits et de grace !
Bien loin de m’irriter, sa fierté me ravit*.

FABRICE.

Vous aimez son orgueil, sa voix vous asservit,
1785 Mesme pour sa beauté vostre cœur s’interesse*,
Voilà bien de l’amour, et bien peu de Maistresse.

LE DUC.

Tel est de mon destin l’aspre fatalité ;
Mais enfin que resoudre en cette extremité ?

FABRICE.

De n’aimer que vous seul, et narguer les cruelles,
1790 Aussi bien…

SCENE VII. §

LE DUC, CAMILLE, FABRICE.

CAMILLE.

Ah, Seigneur, voicy bien des nouvelles.

LE DUC.

Quoy, qu’est-il survenu ? tire-moy de soucy*.

CAMILLE.

La Duchesse…

LE DUC.

Et bien parle.

CAMILLE.

Est arrivée icy.

LE DUC. 

Que dis-tu ? la Duchesse ?

CAMILLE.

Elle[-] mesme en personne.

FABRICE.

Tout le sexe197 aujourd’huy d’assez prés vous talonne.
1795 Voilà pour bien encor exercer vos esprits.

LE DUC, à Camille.

Fay venir Federic, le conseil en est pris.

FABRICE.

Qu’avez-vous resolu ?

LE DUC.

Rien ne m’en peut distraire,
L’effort est violent, mais il est nécessaire.
Puisque Fenise enfin m’a sceu rendre ma foy*,
1800 Que par son rang Celie est indigne de moy,
Il faut qu’à ma vertu soûmettant ma foiblesse [p. 94]
Je rende en l’espousant justice à la Duchesse.

FABRICE.

Fort bien, si vostre amour peut faire un si beau saut,
Fenise et la chanteuse auront ce qu’il198 leur faut,
1805 Voicy l’une desja que Carlos vous amene.

LE DUC.

Si c’est pour l’excuser, leur esperance est vaine.

SCENE VIII. §

LE DUC, LA DUCHESSE , CARLOS, FABRICE.

LE DUC.

Madame, enfin cessez de craindre desormais
Que mes vœux importuns contraignent vos souhaits,
Ils cedent, et mon cœur par un respect indigne
1810 Abandonne un espoir dont il n’estoit pas digne.

CARLOS.

Seigneur, souffrez qu’icy j’ose vous éclaircir…

LE DUC.

Vous n’y pourriez, Carlos, que fort mal reüssir.
Non que voyant vos feux appuyez l’un par l’autre,
Quand j’esteins mon amour je ne plaigne le vostre :
1815 Mais quelques droits sur moy qu’on luy vist usurper,
Je n’ay pû rien promettre à qui m’ose tromper,
Et comme à la Duchesse un vieil accord m’engage,
Puisqu’elle est à Milan, je lui rends mon hommage.

LA DUCHESSE.

[p. 95]
Vous pensez me braver, Duc, mais par cét adveu
1820 Vostre aveugle mespris ne m’oblige pas peu,
Puis qu’à changer d’objet* vostre ame un peu trop prompte
Sur vous d’un fier refus fait retomber la honte :
Car enfin de sa part je viens vous asseurer
Qu’en vain à son Hymen vous osez aspirer,
1825 Et que ce qui l’amene est une ardeur* sincere
D’asseurer à Carlos le bon-heur qu’il espere.

LE DUC.

Je l’empescheray bien, ce temeraire amour.

FABRICE, au Duc

Faites-vous promptement chanter un air de Cour199,
Contre tous accidents c’est un puissant remede*.

SCENE IX. §

LE DUC, LA DUCHESSE , CARLOS, FENISE, FEDERIC, LAURE, FABRICE, CAMILLE.

FEDERIC.

1830 Quel chagrin importun de nouveau vous possede* ?
Seigneur, vous paroissez l’esprit tout inquiet*.

LE DUC.

J’ay quelque lieu de l’estre, et le suis en effet.
Pour payer vostre foy*, dont par tout l’esclat brille,
Je m’estois engagé d’épouser200 vostre fille,
1835 Mais sorty d’une erreur qu’à la fin je cognoy, [p. 96]
Il ne m’est plus permis de disposer de moy.
Vous sçavez, Federic, que tout Milan me presse
D’estouffer ses malheurs espousant la Duchesse,
Et puis qu’elle est icy, ce seroit le201 trahir,
1840 Qu’[à] la loy qu’il m’en fait refuser d’obeïr.

FEDERIC.

Ouy, Seigneur, et tantost si j’ay pû pour Fenise
De vostre amour seduit approuver l’entreprise,
Apprenez que desja de vostre erreur instruit
Mon cœur à la Duchesse en asseuroit le fruit.
1845 En vain pour mes enfans le sang me sollicite,
Pour esbranler ma foy* sa force est trop petite,
Et je ne me souviens de ce que je leur doy
Qu’apres que mon païs n’attend plus rien de moy.
Ainsi sans balancer espousez la Duchesse,
1850 Qu’aujourd’huy de Milan elle soit la maistresse,
Rendez cette justice à l’esclat de son sang,
A celuy qu’elle en tient joignez ce nouveau rang,
Je le verray sans peine, et je fais davantage
Si j’ose l’asseurer par mon premier hommage.
1855 Recevez-le, Madame, et souffrez qu’à genoux…

LE DUC.

Qu’est-ce-cy, Federic ? ô Dieux que faites vous ?

FEDERIC.

Ce que d’un bon sujet vous avez droit d’attendre.

CARLOS.

Je voy dans ce discours ce qui vous peut surprendre,
Mais, Seigneur, si d’abord vous m’eussiez escouté,
1860 Il n’auroit eu pour vous aucune obscurité,
Et vous auriez déjà cognu par quelle adresse,
Où vous croyez ma sœur, vous croyez la Duchesse.

LE DUC.

La Duchesse !

LA DUCHESSE.

[p. I97]
Ouy, c’est moy, vous en doutez en vain.

LE DUC.

O Dieux !

FABRICE.

Il va crier, ô Dieux ! jusqu’à demain.

LE DUC, à la Duchesse.

1865 Pardonnez mon silence à ma juste surprise,
Mais si l’on m’a dit vray, qui peut estre Fenise ?

FENISE.

Dans un pareil succez à vostre espoir si doux,
Si vous sçaviez aimer, le demanderiez-vous ?

LE DUC.

Quoy, c’est donc vous, Madame ? ô bonheur, ô miracle !

LA DUCHESSE, au Duc

1870 A l’amour de Carlos voudrez-vous mettre obstacle ?

LE DUC, à la Duchesse.

Puis-je assez m’excuser, Madame…

FABRICE, montrant l’assemblée

Arrestez-là,
Laissez ce monde en paix puisque vous y voila,
L’éclaircir plus avant seroit pure sottise.
Voit-il202 pas que le Duc espousera Fenise,
1875 La Duchesse, Carlos, et si le cœur m’en dit
Qu’avec Laure demain je ne feray qu’un lit ?
A quoy bon l’estourdir de vos qui l’eust pû croire ?
C’estoit vous qui chantiez ? que j’ay d’heur et de gloire203 !
Tout cela c’est fadaise ; ainsi jusqu’au revoir,    
1880 Sans autre compliment donnons-luy le bon-soir204.

FIN

Extrait du Privilege du Roy. §

Le Roy par ses Lettres Patentes données à Paris le 28 Decembre 1657 a permis à AUGUSTIN COVRBE Marchand Librairie à Paris, de faire imprimer, vendre et debiter en tous lieux de son obeïssance deux pieces de Theatre intitulées, Timocrate et le Charme de la Voix, du Sr. THOMAS CORNEILLE, en telles marges, et en tels caracteres, et autant de fois que bon luy semble durant vingt ans, à compter du jour que chaque piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec défences à toutes personnes, de quelque condition et qualité qu’elles soient, d’imprimer, vendre, ni débiter aucunes desdites piece de Theatre, sans le consentement dudit exposant, ou de ceux qui auront son droit, à peine de deux mille livres d’amende, et de tous dépens, dommages et interests envers les supliants ; A condition qu’il sera mis deux Exemplaires de chaque piece en Bibliotheque publique de sa Majesté, et en celle de Monseigneur Seguier, Chevalier, Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, et de registrer sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de la Ville de Paris, à peine de nullité. Veut sadite Majesté qu’en mettant au commencement ou à la fin desdites pieces un Extrait desdites lettres, elles soient tenuës pour devënant signifiées, et aux Copies d’icelles collationnées par un des Conseillers Secretaires de sadite Majesté, soy y soit adjoutée comme à l’Original, nonobstant oppositions et appellation quelconques, et sans prejudice d’icelles, comme il est porté plus au long par lesdites Lettres, Signées par le Roy en son Conseil, CONRART, Et scellées du grand Sceaude cire jaune sur simple queuë.

Registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires de Paris, le vingt-huictiesme Decembre mil six cens cinquante sept.

Ledit Courbé a associé Guillaume de Luyne aussi Marchand Libraire, suivant l’accord fait entr’eux le vingt-cinquiesme Decembre 1657.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le quatrieme Janvier 1658. A ROUEN, par L.MAUVRY.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Glossaire §

Dictionnaires cités et abréviations utilisées §

Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française: ses expressions propres, figurées & burlesques, la prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms, le Régime des Verbes, par Richelet, paru en 1680, ou (R) .

Dictionnaire Universel Contenant généralement tous les mots François tant vieux que modernes, & les termes de toutes les Sciences & des Arts, par Furetière, paru en 1690, ou (F) .

Le Dictionnaire de l’Académie française, paru en 1694, ou (DA).

Glossaire général §

Cette liste rassemble dans l’ordre alphabétique tous les mots suivis d’un astérisque dans le texte de la pièce. Nous avons à chaque fois précisé entre parenthèses toutes les occurrences du terme en notant les numéros de vers. Lorsque le terme connait plusieurs significations, nous les avons précisées. Nous avons à chaque fois précisé, à l’aide d’abréviation, la source de la définition

A propos
Dans l’ocasion, le moment et le tems favorable. (R)
V. 187885.
Abatre
Se dit figurément en Morale, des troubles et des afflictions de l’ame et du corps, (F)
V. 595.
Abuser
Tromper, seduire (F)
V. 71, 422, 830, 1202, 1354, 1714, 1740.
Le terme présente son sens courant actuel de « faire un usage excessif » au vers 1653.
Adveu
Consentement, (R)
Le terme présente son sens courant actuel de « confidence » aux vers 81, 986, et de « confession » aux vers 1112, 1819.
Aimable
Digne d’être aimé, (R)
V. 18, 294, 369, 394, 820, 899.
Alarmes
Trouble (R)
V. 489.
Partout ailleurs, le terme présente son sens plus courant de « crainte » « inquiétude ».
Alterer
Changer. (R)
Ici sans la connotation négative de nuisance.
V. 330.
Amant et son féminin Amante
Celui qui aime, (R)
V. 517, 1032, 1077, 1444, 1474 et 1534.
Amorce
Charme, apas (R)
V. 118, 638, 1136.
Le terme présente son sens courant actuel de « commencement » au vers 638.
Apas
Charmes puissans, grans atrais, beauté, agrément, plaisir, (R) . Le grammairien Ménage fait observer en 1672 que les appas désignent les seules grâces physiques, à la différence des charmes.
V. 175, 257, 287, 379, 431, 455, 485, 561, 724, 801, 912, 933, 1417, 1625, 1679.
Aplaudir
Aprouver par quelques marques extérieures, (R)
V. 307.
Appuy
Au sens figuré : raison, ce qui justifie, (F)
V. 155, 662.
Ardeur
Amour, passion, action vive et pleine de feu, (R)
V. 101, 283, 310, 480, 532, 615, 651, 773, 970, 1321, 1825.
Le terme présente son sens courant actuel de « énergie volontaire » au vers 686.
Arresté: participe-passé de arrester
Convenir des conditions, (R)
V. 48, 661 ; au sens de : décider au vers 1715.
Au besoin
En cas de nécessité
V. 357.
Bien
Plaisir, bonheur, (R)
V. 184, 211, 290, 762, 854, 1362, 1367, 1715, 1771.
Dans toutes les autres occurrences de « bien », le terme a son sens courant actuel de « intérêt, utilité », en particulier lorsque qu’il est substantif du complément de nom « de l’Etat », ou alors il présente son sens adverbial.
Bizarre
Fantasque, extravagant, capricieux (DA)
V. 785.
Caprice
Déreglement d’esprit. On le dit, quand au lieu de se conduire par la raison, on se laisse emporter à l’humeur dominante où on se trouve, (F) . Il faut noter le degré d’intensité supérieur à ce que nous entendons nous aujourd’hui par « caprice ».
V. 301, 505, 751, 783, 908, 1135, 1215, 15401676, « capricieux » au V. 873.
Caractere
Ce qui resulte de plusieurs marques particulieres, qui distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnoistre aisément, (F)
V. 776.
Caterre
Terme de Medecine. Fluxion et distillation d’humeurs sur le visage, sur la gorge, ou sur autre partie du corps. Les caterres proviennent ordinairement de chaleur ou de froideur excessives, ou de la repletion du cerveau, et de la debilité de la partie recevante. Quand ces fluxions tombent sur la gorge ou sur la poitrine, on les appelle rhume, (F)
V. 1008.
Ceder
Donner l’avantage, (R)
V. 437.
Partout ailleurs, le terme présente ses divers sens courants actuels.
Confondre (quelqu’un)
Troubler, mettre en desordre, étonner, surprendre tout à fait, jetter dans le trouble (R)
V. 69, 313, 1701.
Couler (se)
Se glisser doucement et sans bruit (R)
V. 353.
D’abord
Tout de suite
V. 90, 296.
Decevoir
Tromper adroitement, (F), c’est le sens courant actuel du verbe anglais to deceive
V. 1674.
Deguiser
Dissimuler, couvrir
V. 750, 1353.
Dans les autres occurrences, le terme présente son sens actuel de « se travestir », « passer pour quelqu’un d’autre. »
Dépit
Fascherie, chagrin meslé de colere (DA)
V. 1647.
Desabuser
Détromper (R)
V. 749.
Descouvrir
Réveler, divulguer (R)
V. 216.
Desoblige
Faire quelque desplaisir à quelqu’un, quelque incivilité, luy rendre de mauvais offices
V. 506.
Dessein
Resolution de faire quelque choses, (DA)
V. 712, 1035 et 1590.
Mais dessein veut aussi dire « Volonté, désir de faire, ou de dire » (R)
V. 589, 1069, 1143 et 1662.
Enfin, dessein peut être un synonyme de « Plan, projet, élévation et profil d’un ouvrage qu’on veut faire. », (R)
V. 227, 707, 1052, 1082 et 1398.
Disgrace
Faire quelque desplaisir à quelqu’un, quelque incivilité, luy rendre de mauvais offices
V. 554.
Dissimuler
Déguiser, cacher, couvrir, feindre, ne pas découvrir, (R)
V. 713.
Partout ailleurs, le terme présente son sens courant de « cacher », et il est suivi d’un complement d’objet direct.
Divisé du verbe diviser : sens figuré.
Desunir, mettre en discorde, (DA)
V. 319.
Eclater
« Briller, reluire » (R)
V. 455.
« Faire paroitre, decouvrir avec éclat » (R)
V. 338, 1061, 1703.
Embarras
Trouble, desordre qui paroit sur le visage, (R)
V. 1097, 1198.
Lorsque l’on trouve le verbe embarrasser, il a son sens courant actuel.
Employer
Donner de l’occupation à soy ou à autruy, (F)
V. 66.
Ennuy
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident desplaisant, (F) , Il faut en tous cas noter que le degré d’intensité de ce terme est sensiblement plus élevé que ce que nous entendons aujourd’hui par « ennui »
V. 175, 245, 291, 657, 777, 1507, 1515 et « ennuyé » au vers 643.
Entendre
Comprendre, penetrer dans le sens de celuy qui parle (F)
V. 1720.
Epandre
Répandre
V. 1389.
Esperer
Pretendre à un bien qu’on prevoit pouvoir obtenir, vivre dans cette attente, (F)
V. 79, 140, 209, 670, 982, 1102, 1109, 1598.
Essay
Action par laquelle on taste, on examine une chose, pour en connoistre la qualité. (F)
V. 137.
Estomaquer : qui ne se dit qu’avec le pronom personnel.
Se scandaliser, s’offenser de ce que quelqu’un dit contre nous, (F)
V. 1493.
Estonné
Se dit proverbialement en ces phrases. On dit qu’un homme est estonné comme s’il tomboit des nuës (F) etsonner : causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte.(F) . Il faut en tous cas noter que le degré d’intensité est nettement supérieur à ce que l’on entend de nos jours par « étonné », et l’approcher plutôt du sens étymologique latin adtonare qui signifie « frapper par le tonnerre »
V. 81, 556, 1024, 1435, 1636, 1684.
Estrange
Ce qui est surprenant, rare, extraordinaire, (F)
V. 696.
Experience
Essay, espreuve réïterée de quelque effet qui sert à nostre raisonnement pour venir à la connaissance de la cause, (F)
V. 49.
Expres : adj.
Qui est precis, en termes formels pour une cause ou un dessein particulier (F)
V. 87, 311, 365, 579.
Farder
Employer de l’artifice pour faire paroistre une chose plus belle qu’elle n’est, (F), dans le sens de déguiser, mentir, et lorsque l’on parle « sans fard », il faut comprendre « franchement », « sans ambages »
V. 813, 974, 1633.
Flatter
Desguiser une vérité qui seroit desagreable à celuy qui y est interessé, lui donner meilleure opinion d’une chose qu’il n’en doit avoir (F)
V. 119, 877, 1206, 1713.
Signifie aussi « encourager, confirmer »
V. 172, 595, 908.
« Cajoler » (R)
V. 821, 1253.
« Se flater », présente son sens courant actuel de « prétendre »
V. 880.
Fleurettes
Cajoleries amoureuses. Galanteries qu’on dit à une Dame. (R)
V. 429.
Foy
Parole qu’on donne d’acomplir une chose. Promesse de faire et d’acomplir quelque chose (R) et plus particulièrement dans ce texte, parole d’amour, promesse d’aimer.
« Fidélité » (R)
« Serment, maniere de jurement. » (R)
V. 36, 111, 654, 753, 1091, 1494.
Franchise
Liberté, (R)
V. 474, 1742.
Galerie
Lieu d’une maison, qui est couvert, et qui est propre à se promener. » (R)
V. 373.
Gesner
Tourmenter le corps ou l’esprit (F)
V. 8.
Gesne
Question, torture. Se dit aussi de toute peine ou affliction de corps ou d’esprit
V. 179, 309, 1323.
Gouster
Approuver, trouver bon, (F)
V. 287.
Hazarder
Se dit aussi en parlant de ceux qui font des imprudences, (F)
V. 158, 159.
Le terme présente son sens courant actuel de « entreprendre avec un risque » au vers 432.
Indiscretement
« Adv. D’une manière indiscrete »
V. 93.
Indiscret
« Adj. Celuy qui agit par passion, sans considerer ce qu’il dit ni ce qu’il fait » (F)
V. 339.
Inquietude
Chagrin, ennuy, trouble et affliction d’esprit (F)
V. 10, 100, 804, 1580.
Inquiet aux vers 5, 797, 1831, s’inquieter au vers 1425.
Intelligence
Amitié, union, paix, liaison, concorde, (R)
V. 1112 et 1354.
Interdit
Très surpris
V. 1077.
Irriter
Se dit figurément en choses morales, et signifie exciter, rendre plus vif et plus fort (F)
V. 202.
Partout ailleurs le terme a son sens courant actuel de « mettre en colère ».
Manquer
Faire défaut, n’être pas utile
V. 70, 566.
Merveille
Chose merveilleuse. Chose qui mérite l’admiration.
V. 812.
Motif
Fin, dessein, but. Raison, cause. (R)
V. 338.
Nargue
Mot dont on se sert lorsqu’on veut marquer du mepris pour une personne, ou pour quelque autre chose (R)
V. 958.
Objet
Se dit poétiquement pour parler des belles personnes qui donnent de l’amour, (F) . Anne Sancier-Château précise qu’il est plus fréquemment employé pour les femmes, bien qu’il puisse aussi désigner un homme.
Au vers 1045, le terme présente son sens actuel.
Obseder
Etre assidûment autour d’une personne avec dessein de l’épïer, ou d’en obtenir quelque chose (R)
V. 178.
Offrir des vœux
Ce mot se dit en parlant d’amour, et signifie hommage ». (R)
V. 131.
Ombrageux
Ce mot se dit de certains chevaux, et veut dire qui se cabre, qui s’épouvante. Ce mot au figuré se dit des personnes et signifie qui prend de l’ombrage. (R)
V. 377.
Passer
Se dit à l’égard de la quantité, longueur, largeur, hauteur, etc. pour marquer l’excés de l’une à l’égard de l’autre, (F) , autrement dit, dépasser
V. 1362.
Peine
Travail, tourment, soin. Inquiétude, ennui, chagrin, fâcherie (R) ; Douleur, tourment. Obstacle, difficulté (F)
V. 61.
Pompe
Apareil superbe et magnifique qui se fait par ostentation, ou pour quelque autre dessein (R)
V. 293. On trouve aussi « pompeux » aux vers 2 et 733.
Ponctuel
Exact (R)
V. 469.
Posseder
Tourmenter et agiter quelqu’un
V. 69, 267, 1830.
Prétendre
Esperer d’avoir (R)
V. 173, 583, 1312.
Protester
Promettre quelque chose avec serment » (R)
V. 806, 1621, et 1665.
Publier
Rendre public. Dire, clairement, hautement et publiquement. Divulguer (R)
V. 812.
Rare
Excélent, prétieux, singulier, extrordinaire. (R)
V. 109, 253, 255, 481, 491, 1013, 1694.
Ravi
Charmé. Enlevé et transporté par une douce violence. » (R)
V. 767 et ravir aux vers 360, 1783.
Reduire
Faire tomber dans la misere. Etre cause qu’il arrive quelque chose de fâcheux à une personne. Pousser à l’extrémité, acabler ; Reduit, reduite, adj. Subjugué, vaincu, domté, obligé, contraint, mis, consumé, diminüé (R)
V. 89, 1117, 1123.
Remede
Ressource, espérance, expédiens pour réüssir en quelque chose, pour venir à bout de quelque chose (R) .
V. 177, 1503
« Soulagement et tout ce qui apaise, qui adoucit les maux, les disgrâces, les malheurs » (R)
V. 70, 268, 454, 1829.
Resver
Appliquer serieusement son esprit à raisonner sur quelque chose, à trouver quelque moyen, quelque invention, (F)
V. 12, 163, 1681.
Revolte
Les dictionnaires contemporains donnent uniquement le sens courant actuel de ce terme, mais dans cette pièce il est employé dans le sens d’un détour, d’un changement d’avis.
V. 1644 et 1750.
S’aplaudir
Se savoir bon gré de quelque chose (R)
V. 1433.
S’eclaircir
Rendre plus intelligible, (F) , ici « révéler »
V. 153.
S’interesser dans
Désigne le fait de s’engager sans réserve pour défendre quelqu’un ou quelque chose. Le verbe n’exprime par lui-même aucune valeur favorable ou défavorable, mais il marque le fait de s’engager totalement, de se passionner pour quelque chose ou quelqu’un » (voir A. Sancier-château, Introduction à la langue du XVIIe, dans la section vocabulaire, 128, p. 68) .
V. 663, 1785.
Se contraindre
Se forcer, se violenter, faire avec une repugnance qui ne soit pas visible. Etre dans un état contraire à sa pente naturelle. Etre d’une maniere qui n’ait rien de libre, mais qui soit forcée, génée et peu naturelle. (R)
V. 185, 643, 976, 1709.
Se couler dans l’expression « l’amour se coule »
Se glisser doucement et sans bruit. (R)
V. 145.
Se remettre
Se ressouvenir, rapeller dans son esprit les idées de quelque chose, se représenter, reconnoître (R)
V. 529.
Se retirer
Sortir d’un lieu, s’en éloigner, le quiter et l’abandonner et ne s’y plus faire voir parce qu’on n’y est pas bien venu. (R)
V. 160.
Secrette
Dans le sens d’une notification spatiale, cela veut dire qui ne communique pas, que l’on ne voit pas.
V. 85
Soucy
Inquiétude, soin fâcheux. Souci cuisant, dévorant, fâcheux, grand, crüel (R)
V. 15, 303, 361, 697, 821, 1791.
Souffrir
Ne se pas opposer à une chose, y consentir tacitement (F)
V. 159
« Supporter »
V. 1519 et 1647
Dans toutes les autres occurrences, ce terme a son sens courant actuel de « éprouver de la souffrance ».
Stile
Maniere d’agir, conduite, procédé d’une ou de plusieurs personnes. (R)
V. 1376.
Sympathie
Convenance ou conformité de qualités naturelles, d’humeurs, ou de temperament, qui font que deux choses s’aiment, se cherchent, et demeurent en repos ensemble. (F)
V. 398.
Taster
Découvrir ce qu’une personne a dans le cœur, et dans l’esprit (F)
V. 412.
Toucher
Dans le sens de « identifier »
V. 20.
« Émouvoir ».
V. 98.
« Ce mot se dit en parlant de certains instrumens et veut dire joüer de cét instrument » (R)
V. 1660
Zele
« Affection ardente pour quelque chose. Il se dit principalement à l’égard des choses saintes et sacrées » (DA)
V. 339.
Le terme présente son sens courant actuel de « ardeur dévouée » dans toutes les autres occurrences.

Annexe 1 : parallèles entre Le Charme de la voix, et la pièce espagnole qui sert de source Lo que puede la aprehension, d’Augustin Moreto §

Ce relevé ne prétend nullement à l’exhaustivité. Il a simplement pour but de montrer, à l’aide d’exemples précis d’une part comment Thomas Corneille s’est emparé du texte de Moreto pour en faire parfois une simple traduction, et d’autre part comment il a su, en maîtrisant les règles de la réécriture et la norme linguistique de sa propre langue, adapter les mots espagnols à la langue et au goût français. Ce relevé a un dernier intérêt : il permet d’éclairer des passages un peu obscurs de la pièce, qui souffrent bien souvent simplement d’une traduction de l’espagnol trop allusive.


Lo que puede la aprehension, Moreto. Le Charme de la voix, Thomas Corneille.
Jornada II, escena 3 :
CAMILO :
Pues, por que no te declaras
en este amor con tu tio ?
DUQUE : Porque, como de mis bodas
el empeno suyo ha sido,
no me ha de dar a mi prima,
y temo luego el peligro
de que si yo me declaro,
me la quité del oido
Acte I, scène 4 :
FABRICE :
Mais vaudroit-il pas mieux, sans chercher ce destour,
Aller à Féderic descouvrir vostre amour ?
Dans l’espoir de se voir Ducalement beau-père…
LE DUC : Non, non, il faut aymer, et souffrir, et me taire,
Attendant que sa fille avecque nous d’accord
Du malheur que je crains m’ayde à braver l’effort.
Je sçay de Federic la fiere politique,
Au seul bien de l’Estat tout son zele s’applique,
Et luy laisser enfin soupçonner mon amour
C’est bannir de nouveau Fenise de la Cour. 
Jornada II, escena 4 :
DUQUE : Aunque yo no la haya visto
ya he sabido que es hermosa ;
mas quien tal voz ha tenido,
que puede ser sino no angel ? CAMILO : No digas eso, por Cristo ;
que he oido yo voces del cielo,
y luego en su cara he visto
una boca de lamprea
en un rostro salpullido,
con un ojos de perro/ y narices de cito.
Acte I scène 4 :
FABRICE : Vous en croyez l’amour, et cela sur sa foy ?
Mais s’il falloit qu’enfin cette rare personne
Eust le nez perroquet ou la face guenonne ?
LE DUC :Quoy, tu pourrois penser qu’elle manquast d’appas,
Et que chantant si bien…
FABRICE :Ne vous y trompez pas.
J’en ay veu telle, moy témoin irreprochable,
Qui chantant comme un Ange auroit fait peur au diable
Et qui, quoy que sa voix semblast venir des Cieux,
Avoit un œil en terre et l’autre chassieux.
Jornada II, escena 2.
FENISA : Yo he sido
quien mas favor le ha debido;
soy tan feliz, que me estima
como a si, y podéis créer
que es otra yo. 
Acte II, scène 2 :
FENISE : il n’est rien
Que Fenise de moy ne reçoive fort bien,
Qu’elle prend mes advis, les estime, les ayme,
Et qu’enfin je luy suis comme une autre elle-mesme. 
Jornada II, escena 3 :
Fenisa :Que puede en mi imaginar, que no me lo tenga yo ?
Acte II, scène 4 :
FENISE : Helas ! Que de mon sort le caprice est extréme,    
Si l’on me desoblige à me dire qu’on m’ayme !
Jornada II, escena 6 :
COLMILO : lo mejor es que no templa
ni hace gestos ; que hay algunos
que cuando cantan se quedan
como judio de paso,
y cuando a un pasaje llegan
le comienzan en la boca
y te acaban en la oreja
Acte III, scène 2 :
FABRICE : J’apprehende pour vous qu’elle ne gesticule.
Est-elle la premiere à qui sans y penser
L’estude d’un passage apprend à grimasser
Et qui pour l’adoucir, croyant faire merveille
Le commence à la bouche, et finit à l’oreille ? ».
Jornada II, escena 7 :
DUQUESA :
Pues, qué intento en eso lleva
vuestro amor, siendo casado ?
DUQUE :Yo, con quién ?
DUQUESA : con la Duquesa
DUQUE : Pues no sabéis que por vos
he mandado detenerla ?
Vos habéis de ser mi esposa,
si la corona me cuesta.
FENISA : Laura, has visto tal desaire ?
Acte II, scène 2 :
DUCHESSE :Quoy, l’on parle d’amour quand on est marié ?
Est-ce que vous croyez m’acquerir pour Maistresse ?
LE DUC :Moy marié, Madame ?
LA DUCHESSE :Avecque la Duchesse.
LE DUC :Et ne sçavez-vous pas qu’afin de l’irriter,
En tous lieux à dessein je l’ay fait s’arrester,
Et qu’à ma passion craignant qu’elle pûst nuire
Carlos jusques à Parme est allé la conduire ?
J’en hay jusques au nom, et trouverois plus doux
De vivre sans Estats que de vivre sans vous.
FENISE, à Laure :Quelle asseurance, Laure, et qu’il la trouve aymable ! »
Jornada II, escena 8 :
DUQUE : Pues, qué prevencion es esa ? FENISA : la de aquella que te quiere,
que es dama que tanto aprecia
como a si misma.
DUQUE : Que escucho !
estais hablando de veras ?
FENISA : Pues, con vos he de burlarme ?
DUQUE : hay locura como aquesta ! (aparte a Colmillo. Oyes, aquesta criada
esta hablando por si mesma COLMILLO : luego, ella es la que te [quiere ?
DUQUE : Si, y quiere que yo la quiera. COLMILLO : Que aquesta despilfarrada a ti el respeto te pierda !
Casala con un lacayo.
DUQUE (a FENISA) : pues esa mujer, qué intenta ?
FENISA : Si ella quiere, deseara
que tu te cases con ella.
DUQUE (aparte a COLMILLO) oyes esto ? COLMILLO : Vive Dios
que es muy grande desverguenza !
ya merece un barrendero.
DUQUE ( a FENISA) Decidla, si eso desea,
que yo le propondré al Duque
su amor, y en correspondencia
haga ella esto con mi primo, que podra ser que la quiera.
FENISA : Pues decidle vos al Duque
que esta Dama es tan soberbia,
que es posible, aunque despues
el Duque llegue a quererla,
que no quiera ser su dama
la que él hace su tercera.
Acte III, scène 3 :
FENISE :Vous le sçavez, l’amour de cette Dame,
Qui dans sa confidence eut tousjours tant de part.
LE DUC :Mais me dites-vous vray ?
FENISE :Je vous parle sans fard.
Est-ce avec vous, Seigneur, qu’il est permis de feindre ?
LE DUC, à Fabrice:Qu’elle est folle ! entens-tu ?
FABRICE :J’ay peine à me contraindre.
Quoy, ce petit extrait d’original humain,
Pour aspirer à vous a le cœur assez vain ?
LE DUC :Tu vois.
FABRICE : Pour la payer de tous ses badinages,
Mariez-là, Seigneur, à quelqu’un de vos pages
FENISE, au Duc :Enfin sur cet amour il faut vous declarer.
LE DUC :Mais cette Dame encore que peut-elle esperer ? FENISE :Si pour elle, Seigneur, vous avez quelque estime,
Ignorez-vous le prix d’une amour légitime ?
LE DUC : Mais me cognoissez-vous ?
FENISE : En vous vantant son feu,
Au seul Duc de Milan j’en croy faire l’adveu
Si vous ne l’estes pas, permettez que j’espere
Qu’il apprendra de vous ce que je n’ay pû taire.
LE DUC :Pour obliger Fenise à recevoir ma foy,
Continuez, de grace, à luy parler de moy,
Et pour reconnoissance, asseurez cette Dame
Qu’au Duc mesme aujourd’huy j’expliqueray sa flame,
Et qu’en vostre faveur il peut estre qu’un jour
Le Duc se montrera sensible à son amour.
FENISE :Dites vous[-] mesme au Duc, que quoy qu’il pense d’elle,
Elle eut l’ame toûjours aussi fiere que belle,
Et qu’il peut arriver, quand le Duc l’aimera,
Qu’elle verra sa peine, et la méprisera. »
Jornada II, escena 2 :
DUQUE : No ves que con su hermosura es su voz la que me arrastra ?
CAMILO :
Pues ¿qué haremos de tu amor
si esta mujer se acatarra ?
Acte III, scène 4 :
LE DUC : Ouy, par sa seule voix mes vœux sont attirez,
Elle seule à mon cœur livre une douce guerre.
FABRICE : Vous aurez un amour bien sujet au caterre,
Il ne faut qu’une toux, un rheume, adieu la voix,
C'est-à-dire, à l’amour adieu pour quelques mois
Jornada III, escena 5 :
CARLOS : Yo soy infeliz, Señora
y mi suerte es tan tirana
que para darme estas penas
me dio aquellas esperanzas. 
Yo fui por ti para el Duque,
y su aprehensión engañada
no vio en su imaginación
lo que vio luego en tu cara.
Cuando él dejó tu hermosura
por esta o por otra causa
tuvo lugar mi lealtad
de amarte sin ser tirana
Mas estando enamorado
de ti, y viendo yo sus ansias
burlar yo su sentimiento
fuera delito y infamia
El primer lugar en ti
tiene su amor por mil causas
mis esperanzas cabían
en el que el Duque dejaba
él le ha ocupado, Señora
con que ya es fuerza que salgan,
porque aunque quieran quedarse
sin respeto ha de arrojarlas.
Cuando algún príncipe va
por algún paso, su guarda
despeja, y el que está al paso
se quita, o ella te aparta
[…]
Lógrele pues, y tú fina
quiérele... Mas tal no hagas;
no le quieras, pese a mi
que eso es arrancarme el alma.
Admítele, pues es fuerza,
y si tú quisieres, ama,
Sin que yo te lo aconseje;
que para ser leal basta
perderte sin que te pida
que le quieras, si te agradada;
que no debo yo al respeto
poner cuchillo y garganta
Acte IV, scène 8:
CARLOS : L’abus du nom fait peu pour dispenser ma foy ;
Il suffit que c’est vous dont la beauté l’engage,
Vous à qui de son cœur il adresse l’hommage,
Et que sans lâcheté je ne puis aujourd’huy,
Cognoissant son erreur, m’en servir contre luy,
Je sçay que cet effort où l’honneur me convie
Ne peut avoir d’effet sans me coûter la vie,
Mais à la trahison on doit peu recourir,
Quand pour sauver sa gloire il ne faut que mourir:
Des grands cœurs affligez c’est la plus douce attente,
Je mourray donc, Madame, et vous vivrez contente,
Et mon feu cachera si bien tous ses desirs,
Qu’il ne paroistra plus qu’en mes derniers soûpirs;
Ainsi le Duc pour vous ayant l’ame enflamée,
Ne vous offencez point de vous en voir aimée,
Souffrez que par l’espoir ses vœux soient animez,
Et s’il se peut, helas ! j’ay pensé dire, aimez.
Mais pour marquer ma foy, c’est peut-estre assez faire
De luy sacrifier une flame si chere,
Sans que je vous conseille en ce malheureux jour
Ce qui rend vostre perte affreuse à mon amour
Jornada II, escena 10 :
DUQUESA :Y ¿si acaso yo no fuese
la que canta ?
DUQUE : ¿Qué decís ?
DUQUESA : ¿No pudiera fácilmente
ser una criada mía
la que cantaba ?
DUQUE : (Aparte Ella quiere
examinar mi fineza,
que yo estoy bastantement
seguro de que ella canta.)
Si yo antes eso supiese,
no buscara la ocasión
de veros; más ya no puede
revocarse mi cariño,
porque en mi pecho le enciende
vuestra divina hermosura
Acte V, scène 2 :
LA DUCHESSE : Mais de grace, sans fard esclaircissons un point,
Me pouriez-vous aimer si je ne chantois point ?
LE DUC à Fabrice :Elle veut m’éprouver. Que dites-vous, Madame ?
LA DUCHESSE : Cette atteinte impreveuë estonne vostre flame ; Mais enfin pourriez-vous me garder vostre foy
Si jusqu’icy quelque autre avoit chanté pour moy ?
LE DUC : Sans vostre belle voix j’advoüeray que peut-estre
Je n’aurois pas cherché si-tost à vous cognoistre,
Et que pour ce bon-heur mes vœux moins empressez
D’un soin si redoublé se seroient dispensez,
Mais quand de mille attaits le Ciel vous a pourveüe,
Songer à la revolte après vous avoir veuë,
C’est une trahison dont le crime honteux
Ne soüillera jamais la gloire de mes feux. 
Jornada II, escena 11 :
« DUQUE : Esta es la voz que suspende
mi sentido, y aquí a todos
los sentidos enmudece.
DUQUESA : (Aparte. ¿Qué miró ? Estando conmigo
se va el Duque desta suerte
tras los ecos de la voz ?
Aunque el desaire no ofende
mi grandeza, pues no sabe
quien soy; y aunque no le quiere
mi pecho, por mi hermosura
he sentido que me deje
y es ya empeño el arrastrarle.)
Pues, Señor, ¿tanto os divierte
la música, que no veis
que estáis conmigo ?
DUQUE : Llevéme
de alguna imaginación.
(Aparte. Yo erré, enmendarlo conviene; que he desairado a mi prima.)
Perdonadme, porque siempre
la música me arrebata. DUQUESA : (Aparte. Yo quiero favorecerle
para vengarme.) Sentaos. 
Acte V, scène 3 :
LE DUC : Dieux ! eust-il rien d’esgal au trouble de mon ame ?
C’est cette mesme voix qui fit naistre ma flame.
Mais non, la ressemblance a pû me decevoir.
LA DUCHESSE, bas.Qu’il ose de mes yeux balancer le pouvoir,
Et d’un lâche caprice appuyant l’imposture
Joindre au premier outrage une seconde injure !
S’il s’en laisse surprendre, il faut pour m’en vanger
Que de nouveaux appas m’aident à l’engager.
Quoy, Seigneur, la Musique à ce point vous transporte,
Qu’elle vous authorise à réver de la sorte ?
Son charme pour vos sens peut-il estre si doux,
Qu’il vous fasse oublier que je suis avec vous ?
LE DUC :J’y failly, je l’advouë, et mon ame estonnée
A son transport secret s’est trop abandonnée,
Mais sur moy la Musique eut tousjours ce pouvoir.
LA DUCHESSE : De grace, seyez-vous, que je puisse me seoir.
Jornada III, escena 11 :
DUQUESA :
Y aunque era el bien aparente,
y no cierto, os le ha quitado
porque le perdáis dos veces.
Ni aun merecéis mi apariencia;
y si no hablo claramente,
guardad esto para cuando
podáis mejor entenderme
Acte V, scène 3 :
LA DUCHESSE :
Levons le masque, Duc, enfin c’est assez feindre.
Je vous rends vostre amour, qui pour en bien parler
Ne cherchant qu’une voix, n’est qu’un amour en l’air.
Si l’espoir de ma main a pû flater vostre ame,
Le Ciel a pris plaisir d’abuser vostre flame,
Et n’a sur ce faux bien arresté vostre choix
Qu’afin de trouver lieu de vous l’oster deux fois,
Et vous faire advoüer, trompant vostre esperance,
Que vous n’en meritiez l’effet, ny l’apparence,
C’est ainsi qu’il se rit d’un feu capricieux,
Adieu, vous répondrez quand vous m’entendrez mieux.

Annexe 2 : liste des œuvres de Thomas Corneille dans l’ordre chronologique §

  • – 1647 Les Engagements du hazard, comédie.
  • – 1648 Le Feint astrologue, comédie.
  • – 1651 Dom Bertrand de Cigarral, comédie.
  • – 1651 L’Amour à la mode, comédie.
  • – 1652 Le Berger extravagant, comédie.
  • – 1654 Les Illustres ennemies, comédie.
  • – 1655 Le Geôlier de Soy-mesme ou Jodelet Prince, comédie.
  • – 1656 Timocrate, tragi-comédie.
  • – 1657 Le Charme de la Voix, comédie.
  • – 1657 La Mort de l’Empereur Commode, tragédie
  • – 1658 Bérénice, tragédie.
  • –  1658 Darius, tragédie
  • – 1659 Le Galant doublé, comédie.
  • – 1660 Stilicon, tragédie.
  • – 1661 Camma, reine de la Galatée, tragédie.
  • – 1662 Maximian, tragédie.
  • – 1663 Persée et Démétrius, tragédie.
  • – 1666 Antiochus, tragi-comédie.
  • – 1667 Le Baron d’Albikrac, comédie.
  • – 1668 Laodice, tragédie.
  • – 1669 La Mort d’Anibal, tragédie.
  • – 1670 La comtesse d’orgueil, comédie.
  • – 1672 Ariane, tragédie
  • – 1672 Théodat, tragédie
  • – Traduction de la première partie des Métamorphoses d’Ovide.
  • – 1673 Le comédien poète, comédie écrite en collaboration avec Montfleury.
  • – 1673 La mort d’Achille, tragédie.
  • – 1674 Dom César d’Avalos, comédie.
  • – 1674 Circé, tragédie lyrique.
  • – 1674 L’Inconnu, comédie mêlée de spectacles, écrite en collaboration avec Donneau de Visé.
  • – 1676 Le Triomphe des dames, comédie à machines écrite en collaboration avec Donneau de Visé.
  • – 1677 Le Festin de pierre (adaptation en vers du festin de pierre de Molière.)
  • – 1678 Le Comte d’Essex, tragédie.
  • – 1678 Psyché opéra écrit en collaboration avec Lully.
  • – 1679 Belléphoron opéra écrit en collaboration avec Fontenelle, Boileau et Lully.
  • – 1679 La Devineresse, comédie en prose mêlée de spectacles écrite en collaboration avec Donneau de Visé.
  • – 1680 La pierre philosophale, comédie à machines écrite en collaboration avec Donneau de Visé.
  • – 1682 Le Deuil , comédie écrite en collaboration avec Hauteroche.
  • – 1683 Orion, tragédie lyrique.
  • – 1685 L’Usurier, comédie en prose écrite avec Donneau de Visé.
  • – 1686 Le Baron des Fondrières, comédie.
  • – 1687 éditions commentées des Remarques de Vaugelas.
  • – 1683 Médée, opéra représenté avec la musique de Charpentier.
  • – 1694 Dictionnaire des termes d’Art et de Sciences.
  • – 1695 Les Dames vengées, comédie en prose écrite avec Donneau de Visé
  • – 1695 Bradamante, tragédie.
  • – 1697 traduction des Métamorphoses d’Ovide, deuxième partie.
  • – 1704 Observations de l’Académie française sur les Remarques de Vaugelas.
  • – 1708 Dictionnaire géographique et historique.
  • – Il faut ajouter à cette liste sa longue collaboration au Mercure Galant, journal de son ami Donneau de Visé.

Commentaire de cette liste en quelques chiffres : Afin de ne pas périodiser de façon excessive la production de Thomas Corneille en tombant dans le défaut d’étiquetage qui produit des « catégories rigides » comme l’a dénoncé Eliane Herz Fischler, nous avons choisi de commenter cette liste à l’aide de quelques chiffres significatifs. La production littéraire de Thomas Corneille est d’abord de longue durée puisqu’elle couvre presque toute sa vie : il écrit sa première comédie à l’âge de vingt-deux ans et un an avant sa mort paraît son dernier ouvrage. Elle est ensuite extrêmement variée puisqu’on compte vingt-deux comédies dont trois comédies mêlées de spectacles, trois comédies écrites en proses, et une comédie pastorale, seize tragédies, trois tragi-comédies, trois opéras, et six œuvres savantes. Ces chiffres justifient que l’on parle de Thomas Corneille comme d’un polygraphe. De plus, c’est un homme de collaboration, qui travailla avec six de ses contemporains, dont des grandes personnalités du monde artistique : Donneau de Visé, Lully, Boileau, Fontenelle, Charpentier et Montfleury. Toute ses pièces ne remportèrent pas de succès, mais rappelons que Timocrate est le plus grand succès du XVIIe siècle et fut représentée quatre-vingt fois - ce chiffre est remis en cause aujourd’hui, mais il n’empêche que la tragi-comédie de Thomas Corneille remporta un énorme succès. Enfin, les pièces de Thomas Corneille furent jouée dans les cinq plus grands théâtres de son temps : l’Hôtel de Bourgogne, le Théâtre du Marais, l’Académie de musique, la Comédie française, le théâtre du Guénégaud.

Le Charme de la voix est la neuvième pièce de Thomas Corneille, et la huitième comédie. Elle appartient aux œuvres de jeunesse de Thomas Corneille, bien que le dramaturge à cette époque ait déjà un public fidèle et élargi. Elle appartient à la mode des comédies dites « à l’espagnole ». Elle fait partie des échecs les plus retentissants du dramaturge mais il faut néanmoins nuancer cet échec puisqu’elle fut tout de même publiée : d’autres pièces ne le furent jamais, comme l’Usurier par exemple.

Bibliographie §

Les sources §

Ouvrages de l’auteur §

CORNEILLE, Thomas, L’Amour à la mode, éd. établie par Colette Cosnier, Paris, Nizet, 1973.
CORNEILLE, Thomas, Le Baron d’Albikrak, éd. établie par Aloys Clarke de Dromantin, université Paris IV – la Sorbonne, année 2006-2007.
CORNEILLE, Thomas, Le Charme de la voix, éd. Augustin Courbé et Guillaume de Luyne, 1658.
CORNEILLE, Thomas, Le Feint Astrologue, éd. établie par Nathalie Conan, université Paris IV - la Sorbonne, année 2003-2004.

Ouvrages antérieurs à 1800 §

Ouvrages de l’Antiquité §
ARISTOTE, La Poétique, texte traduit par J. Hardy, Gallimard, 1996.
OVIDE, Les Métamorphoses, Garnier – Frères, 1966.
Ouvrages des XVIIe et XVIIIe siècle §
CORNEILLE, Pierre La Suite du menteur, in Corneille, Œuvres complètes, t. 1, éd. G. Couton, Paris, Gallimard (coll. Pléiade) , 1980.
CORNEILLE, Pierre, Le menteur, in Corneille, Œuvres complètes, t. 1, éd. G. Couton, Paris, Gallimard (coll. Pléiade) , 1980.
JAULNAY Charles, Questions d’amour ou Conversations galantes dédiées aux belles, Paris, Jean-Baptiste Loyson, 1671, édition consultée en ligne sur Gallica.
Le Mémoire de Mahelot, édité par Pierre Pasquier, éd. Champion, 2005.
MOLIERE, Le Bourgeois gentilhomme, in MOLIERE, Œuvres complètes, Seuil, 1966.
MOLIERE, Les Précieuses ridicules, in MOLIERE, Œuvres complètes, Seuil, 1966.
MORETO, Lo que puede la aprehension. Edition consultée en ligne sur le site de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes.
SCUDERY, Artamène ou le grand Cyrus, « histoire de Timante et Parthénie » édition consultée en ligne sur www.artamene.org.
VOLTAIRE, Chefs d’œuvre de Thomas Corneille Tome XI, la compagnie des libraires associés, 1771.

Ouvrages critiques §

Ouvrages sur Thomas Corneille et son théâtre §

COLLINS David A., Thomas Corneille, protean dramatist, Mouton & Co, 1966
LECHEVALIER, Gaël Stratégie des regards. Voir et être vu dans le théâtre de Thomas Corneille (1647-1695) , thèse de l’université de Nanterre, Janvier 2007.
REYNIER, Gustave, Thomas Corneille. Sa vie et son théâtre, Paris, Hachette, 1892.

Ouvrages généraux sur le théâtre §

LARTHOMAS Pierre, Le Langage dramatique, Colin, 1972.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950] .
UBERSFELD Anne, Lire le théâtre II, Belin, 1996
UBERSFELD Anne, Lire le théâtre, Éditions Sociales, 1977.

Ouvrages généraux sur la période §

BENICHOU Paul, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948.
FORESTIER, Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) . Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
FORESTIER, Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques. Eléments de rhétoriques et de poétique du XVIIe siècle, Paris, Nathan-Université, 1993.
LANCASTER Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942.
QUENEAU, Jacqueline, PATTE Jean-Yves, L’art de vivre du temps de Madame de Sévigné, Paris, NiL éditions, 1996.
VIALA Alain, Naissance de l’écrivain, Minuit, 1985
WOGUE, Jules, La comédie au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1905.

Études thématiques §

Ouvrages thématiques sur la galanterie et sur l’amour au XVIIe siècle §

DENIS, Delphine, Le Parnasse Galant, Champion, 2001.
PELOUS, J-M, Amour précieux, Amour galant. Klincksieck, 1980.
ROUGEMONT (de) , Denis, L’Amour en Occident, « Bibliothèque 10/ 18 », 1972.
ROUSSET, Jean, Leurs yeux se rencontrèrent : la scène de première vue dans le roman, Paris, J. Corti, 1992.
VIALA, Alain, La France galante : essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008.

Ouvrages sur le théâtre espagnol et ses adaptations françaises §

CIORANESCU Alexandre, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983.
DUMAS, Catherine, Du Gracioso au Valet de comédie : contribution à la comparaison de deux dramaturgies, 1610-1660, Paris, H. Champion, 2004.
LOSADA-GOYA, José Manuel, Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1999.
MARTINENCHE, E. La comedia espagnole en France de Hardy à Racine, Paris, Hachette, 1900.

Articles, conférences et éditions critiques §

DENIS, Delphine, Histoire de la France littéraire, article « Classicisme, préciosité et galanterie ».
GOSSIP, Christopher, Vers une chronologie des pièces de Thomas Corneille, R.H.L.F., Juillet-Aout 1974, p. 673 à 675.
LOUVAT-MOLOZAY, Bénédicte, conférence « Sujet espagnol et goût mondain : l’exemple du Charme de la voix » sur le site du Mouvement Corneille.

Instruments de travail §

Ouvrages généraux sur la langue du XVIIe siècle §

CATACH Nina, La Ponctuation, PUF, 1994.
FOURNIER Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 1998.
HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Delagrave, 1935.
SANCIER-CHATEAU Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Nathan, 1993, (2 vol.).

Dictionnaires du XVIIe siècle §

ACADEMIE FRANCAISE, Dictionnaire, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
COTGRAVE, A french dictionary.
FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
RICHELET, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise.... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
F61
G73