SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Léonor, Béatrix. §
ISABELLE.
La visite où pour vous ici je me dispense,
Peut-être choquera l’exacte bienséance,
Et quand pour Don Félix on presse mon aveu,
Je n’entre point chez vous sans en rougir un peu.
1575 Aussi quoi qu’à vous voir l’amitié m’autorise,
Je ne m’en croirais pas la liberté permise,
Si le voyant absent, je ne venais sans peur
De rencontrer le Frère où je cherche la soeur.
Vous m’avez confié votre secrète flamme,
1580 Et sachant ce que peut Don Fernand sue votre âme,
Ce serait mal répondre à ce que je vous dois,
Que de vous refuser mon avis sur ce choix.
LÉONOR.
En l’état déplorable où l’amour m’a réduite,
J’ai bien besoin qu’on m’aide à régler ma conduite.
1585 Cet époux qu’à Séville un père m’a choisi,
Fait le chagrin mortel dont mon coeur est saisi.
De moment en moment il doit ici paraître,
Et pleine du désordre où vous me voyez être,
J’ai mandé Don Fernand pour résoudre avec lui
1590 Ce que mon feu du sien peut attendre d’appui.
Comme il sait qui je suis, je n’ai plus lieu de feindre.
ISABELLE.
Donc à vous déclarer il a su vous contraindre ?
LÉONOR.
Quoi, ce n’est pas de vous qu’il tient tout mon secret ?
ISABELLE.
Peut-être pour le taire est-il assez discret ;
1595 Mais s’il l’a su de moi, j’ai mauvaise mémoire.
LÉONOR.
Ce qu’il a fait tantôt m’obligeait à le croire.
De l’hymen qui me perd désespéré, jaloux,
Afin d’y mettre obstacle, il est venu chez nous.
À peine ai-je obtenu qu’il n’ait pas vu mon père.
ISABELLE.
1600 Cette chaleur d’amour ne doit pas vous déplaire,
Mais si son coeur pour vous nourrit des feux constants,
Vous êtes en danger de l’attendre longtemps.
LÉONOR.
Quoi, vous doutez qu’ici Jacinte ne l’amène ?
ISABELLE.
Je crains qu’à le trouver elle n’ait quelque peine,
1605 Tout à l’heure, à mes yeux, on vient de l’arrêter.
LÉONOR.
Quel rude revers avais-je à redouter ?
Que le Sort m’est cruel !
ISABELLE.
Que le Sort m’est cruel ! J’ai pourtant un scrupule,
Qui sur ce point encor me laisse peu crédule.
Je viens de la prison, où de tout mon pouvoir
1610 J’ai tâché, mais en vain, d’obtenir de le voir ;
Le concierge en oppose une étroite défense.
LÉONOR.
Quel sujet avez-vous par là de défiance ?
ISABELLE.
C’est que j’en ai beaucoup de me persuader
Que jamais de la fourbe on ne sut mieux s’aider.
1615 Ce même Don Fernand qui vous voit, qui vous aime,
Doit être un Dionis qui m’en conte à moi-même,
Ou s’il ne l’était pas, le rapport est si grand,
Qu’il confond en effet plutôt qu’il ne surprend.
Béatrix n’y peut voir pour tant de ressemblance.
BÉATRIX.
1620 J’en vois autant qu’il faut, et dis ce que je pense ;
Mais que ce soit le même, à quoi bon s’alarmer ?
Vous suffira-t-il pas qu’il sache bien aimer ?
LÉONOR.
En conter en tous lieux n’en est pas un bon signe.
BÉATRIX.
De votre amour par là vous le croiriez indigne ;
1625 Ma foi, si la maxime avait lieu contre nous,
S’il est bien des galants, il serait peu d’Époux.
Se trouve-t-il encor de ces sottes cruelles
Qui se fâchent d’ouïr que l’on se meurt pour elles,
Et parmi tous nos droits, n’est-ce pas le plus vieux
1630 D’ouvrir presque l’oreille aussitôt que les yeux ?
Il n’est pour un Amant fidélité qui tienne,
Tout ce qui flatte plaît, de quelque part qu’il vienne,
On écoute, et fît-on magasin de vertu,
Jamais pour des douceurs galant ne fut battu.
1635 Qu’on y trouve à redire après tout, qu’on y glose,
La faculté d’ouïr est une belle chose,
Et qui jugera bien des malheurs les plus hauts,
Trouvera qu’être sourde est le plus grand des maux.
Pour moi, que la fleurette a toujours réjouie,
1640 Je n’entretiens mes jours qu’au moyen de l’ouïe,
Et j’en aurais déjà vu le cours arrêté,
S’il m’en était échu quatre de surdité.
LÉONOR.
L’humeur de Béatrix n’aura jamais d’égale.
Malgré mon déplaisir j’écoute sa Morale ;
1645 Mais elle adoucit peu ce que ma flamme craint,
S’il faut que Don Fernand soit tel qu’on me le peint.
BÉATRIX.
Il me semble pourtant, que sans trop de mystère
De tout ce que je dis la conséquence est claire.
De même qu’en tous lieux il nous plaît d’écouter,
1650 Les hommes de leur part prennent droit d’en conter ;
Mais de tant de galants dont la fleurette roule,
Il en est toujours un qu’on met hors de la foule.
Le coeur, quoi qu’il le cache, a son choix favori,
On préfère, et c’est là ce qui fait un Mari.
1655 C’est ainsi qu’un Amant jamais ne se partage,
Que quelqu’une en secret n’ait toujours son hommage,
Et que ce Don Fernand qui vous fait les yeux doux,
Peut protester à cent, et n’adorer que vous.
ISABELLE.
Enfin de sa prison, ou fausse, ou véritable,
1660 Dépend de ce qu’il est la preuve indubitable ;
C’est à quoi je m’arrête, et vous devez juger
Qu’ici votre intérêt me peut seul engager.
Je dois un coeur fidèle aux voeux de votre Frère,
Et quand à tous Objets son amour me préfère,
1665 Le mien de ce qu’il vaut par ses respects instruit...
Mais, Dieux ! Je vois Jacinte, et Don Fernand la suit.
LÉONOR.
Que me disiez-vous donc, et quelles conjectures...
ISABELLE.
Sur ce que vous savez prenez bien vos mesures.
À Béatrix.
Et bien ? Ce n’est pas fourbe encor que sa prison ?
BÉATRIX.
1670 À la fin je crains bien que vous n’ayez raison.
SCÈNE II. Isabelle, Léonor, Don Fernand, Guzman, Jacinte, Béatrix. §
DON FERNAND, à Guzman.
Que je trouve Isabelle avec mon Inconnue ?
GUZMAN.
Nous avons tous notre heure, et la vôtre est venue,
Monsieur, c’est sans remède, il faut passer le pas.
LÉONOR, à Don Fernand.
Vous voir est un bonheur que je n’attendais pas.
1675 Sur un bruit, Don Fernand, qui m’avait mise en peine,
J’avais lieu de tenir cette espérance vaine ;
On parlait de disgrâce, et d’emprisonnement.
DON FERNAND, montrant Isabelle.
J’étais avec Madame en ce fâcheux moment,
Mais comme dans la Cour contre la violence
1680 J’ai des Amis puissants qui prennent ma défense,
À peine ont-ils appris que j’étais arrêté,
Qu’ils ont fait de leur rang agir l’autorité.
Leur parole donnée a causé ma sortie.
ISABELLE.
C’est avoir promptement dressé votre partie.
1685 Leur envoyer l’avis, prendre leur caution,
Trouver, suivre Jacinte à l’assignation,
Le tout en moins d’une heure, et dans un temps si juste,
Qu’il semble qu’à vos voeux chaque moment s’ajuste ;
Qui pour aller si vite a des ressorts tout prêts,
1690 S’il n’est quelque peu fourbe, a d’étranges secrets.
DON FERNAND.
L’amour est un grand maître, et tout le favorise.
ISABELLE.
Mais tout à l’heure encor ce qui fait ma surprise,
Le Concierge semblait n’avoir pas le pouvoir
De souffrir seulement qu’un Ami vous pût voir.
DON FERNAND.
1695 C’est à quoi ma Partie avait su le contraindre ;
Mais il a vu bientôt qu’il n’avait rien à craindre,
Et trop de gens de marque ont répondu de moi.
LÉONOR.
Cependant il s’agit de prouver votre foi,
On me la rend suspecte, et si je l’en veux croire,
1700 Je ne m’y puis fier sans hasarder ma gloire,
Il doit faire mal sûr recevoir vos serments.
DON FERNAND.
Elle a conçu de moi d’étranges sentiments !
Mais hélas ! Se peut-il, que les ayant su prendre,
Vous doutiez d’un amour et si pur et si tendre,
1705 Et qu’un soupçon indigne et de vous et de moi,
Déshonorant mes voeux, fasse outrage à ma foi ?
LÉONOR.
Je tâcherais en vain, Don Fernand, de vous taire,
Qu’un mouvement secret m’en rendit l’offre chère,
Et que rien à mon coeur ne peut être plus doux,
1710 Que vous voir mériter ce qu’il ressent pour vous ;
Mais réduite à l’hymen qu’un père me prépare
Si contre mon devoir mon coeur ne se déclare,
Songez que cet effort ne se doit hasarder
Que pour prix d’une foi qu’on veuille me garder.
DON FERNAND.
1715 Ah ! Si brûler pour vous ne fait toute ma gloire...
LÉONOR.
Dans ce qu’on vous impute ai-je lieu de le croire ?
Tout ce que Don Fernand me conte de douceurs,
Don Dionis, dit-on, le sait conter ailleurs.
C’est sous deux divers noms que son coeur se partage.
DON FERNAND.
1720 Madame a contre moi rendu ce témoignage,
Je connais quelle erreur m’attire son courroux,
Mais je suis Don Fernand, et je n’aime que vous.
ISABELLE.
Enfin de vos talents elle est bien informée.
Qu’elle aime là-dessus, qu’elle se croie aimée,
1725 J’ai pour ses intérêts agi comme j’ai dû.
DON FERNAND.
Et d’un soupçon si bas rien ne m’a défendu ?
Vous n’en voulez juger qu’à mon désavantage ?
LÉONOR.
Mais de Don Dionis connaissant le visage,
Croirai-je qu’en effet elle ait pu s’abuser ?
DON FERNAND.
1730 Elle est du moins trop prompte à vouloir m’accuser.
Si l’on en croit le bruit dot elle a connaissance,
Avec ce Don Dionis j’ai quelque ressemblance,
Et ce rapport de traits, sans doute surprenant,
M’ôte dans son esprit le nom de Don Fernand.
ISABELLE.
1735 Un rapport si fidèle a grand lieu de surprendre.
LÉONOR.
Mais peut-il être tel, qu’on s’y puisse méprendre,
Et que dans cet abus, la taille ni la voix...
DON FERNAND.
L’autre, dit-on, Madame, est plus haut de deux doigts.
Aucun ne nous a vus, qui dans la ressemblance
1740 N’ait marqué soudain beaucoup de différence,
Et de la vérité soutenant l’intérêt,
Béatrix vous dira que...
BÉATRIX.
Béatrix vous dira que... Non pas, s’il vous plaît.
Avec tous vos détours vous m’aviez attrapé,
Mais j’en vois l’artifice, et je suis dédupée.
1745 Vous savez donc ainsi vous faire prisonnier ?
DON FERNAND.
Quoi, pour me perdre mieux, veux-tu...
BÉATRIX.
Quoi, pour me perdre mieux, veux-tu... Point de quartier,
Je connais ma sottise, elle en vaut bien une autre,
Je le sais, mais ma foi, vous avouerez la vôtre,
Et nous éclaircirons votre genre douteux.
LÉONOR.
1750 Ce procédé pour vous n’a rien que de honteux.
Partout, sous divers noms, faire intrigues nouvelles ?
GUZMAN, bas.
Le voilà justement le cul entre deux selles ;
Pour en embrasser trop, il l’a bien mérité.
DON FERNAND.
Ce reproche est sensible à ma fidélité ;
1755 Mais si quelques soupçons vous tiennent en balance,
Le temps de mon amour prouvera la constance,
Et des soins si pressants la feront éclater,
Que vous n’aurez enfin aucun lieu d’en douter.
LÉONOR.
En vain cette assurance à mes soupçons s’oppose.
1760 Don Dionis ailleurs promet la même chose,
D’autres en ont ouï ce qu’il dit maintenant.
DON FERNAND.
Laissez Don Dionis, et croyez D .Fernand ;
Je le suis, et ma foi vous en devrait répondre.
LÉONOR.
Mon doute me déplaît, je cherche à le confondre ;
1765 Mais peut-on refuser de croire ce qu’on voit ?
BÉATRIX.
Puisqu’il veut l’être enfin consentez qu’il le soit,
Madame, et seulement tâchons de savoir comme
Il nous amène ici ce brave gentilhomme.
GUZMAN.
Je suis laquais d’honneur, et tu me fais grand tort.
DON FERNAND.
1770 C’est que m’ayant trouvé...
ISABELLE.
C’est que m’ayant trouvé... Parlez pour lui d’abord !
Vous viendrez au secours, s’il sait mal vous connaître.
Parle, à qui donc es-tu ?
GUZMAN.
Parle, à qui donc es-tu ? Moi ? Je suis à mon Maître.
ISABELLE.
Et c’est Don Dionis, que ce Maître ?
GUZMAN.
Et c’est Don Dionis, que ce Maître ? Il est vrai.
ISABELLE.
Est-ce lui que tu vois ?
GUZMAN.
Est-ce lui que tu vois ? Si c’est lui ? Je ne sais.
1775 Puis-je le démêler d’avecque sa figure ?
DON FERNAND.
Ce que j’ai dit, Madame, est la vérité pure ;
Don Dionis sans doute est un autre que moi.
BÉATRIX.
Mais nous l’avons laissé tantôt avecque toi.
GUZMAN.
L’ayant quitté depuis, je ne sais plus qu’en dire,
1780 On me l’a pu changer, et j’en aurais le pire.
ISABELLE.
Mais tu l’aurais connu quand tu l’as abordé ?
GUZMAN.
Je m’avançais vers lui quand je l’ai vu mandé.
Ainsi j’ai cru devoir le suivre à l’aventure,
Don Dionis, tant mieux ; Don Fernand, je l’abjure.
LÉONOR.
1785 Pour les pouvoir surprendre, ils s’entendent trop bien.
JACINTE.
Tous leurs déguisements ne vont servir de rien.
Quand la coiffe abaissée, allant en Inconnue,
J’ai trouvé ce matin Don Fernand dans la rue ;
Et que de ma Maîtresse il a lu le billet,
1790 Tu m’as complimentée, en fidèle Valet ;
Tu disais ton avis, c’était alors ton Maître ?
GUZMAN.
J’étais avecque lui ? Moi ? Cela ne peut-être,
À moins que le doublant comme il paraît ici,
Le Diable eût pris plaisir à me doubler aussi.
JACINTE.
1795 Quel impudent valet ! Madame, je proteste...
BÉATRIX.
Enfin il faut ici jouer de votre reste.
DON FERNAND, à Léonor.
Tout semble avoir juré ma perte auprès de vous ;
Mais je veux que du Ciel m’accable le courroux,
Si je ne suis...
LÉONOR.
Si je ne suis... Soyez tout ce qu’il vous plaît d’être,
1800 Loin de prendre intérêt encor à vous connaître,
C’est un surcroît sensible à mes tristes ennuis,
Qu’on vous ait malgré moi découvert qui je suis.
DON FERNAND.
Moi, je le sais, Madame, et vous êtes capable
De vouloir insulter au sort d’un misérable,
1805 Qui du plus pur amour se sentant consumer,
Ignore en vous aimant qui le force d’aimer ?
LÉONOR.
Quoi, jaloux d’un hymen que je n’ai pu vous taire,
Vous n’êtes point venu pour parler à mon père,
Lui proposer de rompre ?
DON FERNAND.
Lui proposer de rompre ? Où prendre sa maison ?
1810 Où le chercher enfin si j’ignore son nom ?
LÉONOR.
Ah ! C’est trop soutenir un lâche stratagème.
Nier obstinément ce que j’ai vu moi-même,
Et de l’art de fourber se tenant glorieux,
Démentir à la fois mon oreille et mes yeux !
1815 Je n’en demande point une preuve plus forte,
Adieu. Va du Jardin le remettre à la porte,
Jacinte, je rougis de l’avoir écouté.
DON FERNAND.
Je n’avouerai jamais ce qui m’est imputé ;
Mais pour vous témoigner que ma flamme est sincère,
1820 Faites-moi tout à l’heure entretenir ce père,
Qu’instruit de la naissance, il puisse examiner
Si je vous ai rien dit qu’on doive soupçonner.
LÉONOR.
Enfin je ne veux point m’éclaircir davantage.
Pour un autre à l’hymen sa parole m’engage,
1825 Il le veut, il l’ordonne, et je dois obéir.
DON FERNAND.
Ô Ciel ! Pour mon rival chercher à me trahir !
Madame, songez mieux...
JACINTE.
Madame, songez mieux... Parlez bas, je vous prie ;
Madame, le bonhomme est dans la galerie,
Je crois qu’il vient ici.
GUZMAN.
Je crois qu’il vient ici. Monsieur, tout est perdu.
LÉONOR.
1830 Après ce que j’ai fait ce malheur m’est bien dû.
ISABELLE.
Songez à les cacher ; s’il faut qu’il les surprenne...
DON FERNAND.
Entrez ici... Non, non, la prévoyance est vaine,
En l’état où je suis il faut tout hasarder.
DON FERNAND.
N’espérez pas... L’amour saura me seconder.
LÉONOR.
1835 Donc à ne craindre rien le péril vous anime ?
GUZMAN.
Bon pour lui, mais pour moi, qui suis pusillanime,
Mesdames, n’est-il point dans ce mortel danger
Quelque endroit charitable où me pouvoir loger ?
JACINTE.
Je l’entends à sa toux, vous l’aller voir paraître,
1840 Entrez vite...
GUZMAN.
Entrez vite... Eh, Monsieur !
DON FERNAND.
11
Entrez vite... Eh, Monsieur ! Mon malheur ne peut croître,
Il faut avec éclat justifier ma foi.
LÉONOR.
Mais cet éclat me perd.
DON FERNAND.
Mais cet éclat me perd. Dieux ! Qu’est-ce que je vois ?
N’est-ce pas Don Juan ?
GUZMAN.
N’est-ce pas Don Juan ? Et de plus le Beau-père.
DON FERNAND.
Où suis-je, et que croirai-je ?
LÉONOR.
Où suis-je, et que croirai-je ? Hélas ! Que dois-je faire ?
ISABELLE.
1845 Préparez quelque excuse, et je vous aiderai.
SCÈNE III. Don Diègue, Don Juan, Isabelle, Léonor, Don Fernand, Béatrix, Jacinte, Guzman. §
DON DIÈGUE, à Don Diègue.
D’où naît ce changement, si vous m’avez dit vrai ?
J’aperçois Don Fernand.
DON FERNAND, à Don Diègue.
J’aperçois Don Fernand. Ah : Monsieur.
LÉONOR.
J’aperçois Don Fernand. Ah : Monsieur. Ah ! Mon père,
De ma témérité vous serez en colère ;
Mais quand vous apprendrez...
DON DIÈGUE.
Mais quand vous apprendrez... Je vois que tu rougis,
1850 D’avoir reçu sans moi Don Fernand de Solis ;
Mais le titre Époux qu’il a droit de prétendre,
Souffre la liberté que nous te voyons prendre.
Sans doute qu’à tes voeux mon choix a répondu ?
LÉONOR, à Jacinte.
Don Fernand de Solis ! Ai-je bien entendu ?
DON FERNAND.
1855 L’Inconnue est sa fille ! Ah ! Guzman, quelle gloire !
DON DIÈGUE.
Si ton bonheur est tel que j’ai lieu de le croire,
Il faut que je te loue au moins d’avoir eu soin
Que l’aimable Isabelle en pût être témoin.
ISABELLE.
Comme pour Léonor une forte tendresse
1860 Toujours dans son destin veut que je m’intéresse,
Le choix de Don Fernand ne peut m’être que cher,
S’il est digne du coeur qu’il tâche de toucher.
DON FERNAND.
C’est dont je n’ose encor me souffrir l’espérance,
Et ce doute cruel me réduit au silence.
1865 Madame, quoi qu’un ppère autorise mes voeux,
Son aveu sans le vôtre en vain me rend heureux ;
Mon coeur ne reconnaît que votre seul empire.
Parlez expliquez-vous.
LÉONOR.
Parlez expliquez-vous. Je l’ai déjà su dire,
Mon père ayant des droits que je ne puis trahir,
1870 S’il a choisi pour moi, je ne sais qu’obéir.
DON JUAN.
Ainsi par cet aveu votre soupçon s’efface.
Mais de Don Dionis obtiendrons-nous la grâce ?
Madame...
ISABELLE.
Madame... C’est assez, votre jeu concerté
N’a pas surpris en moi trop de crédulité.
DON DIÈGUE, à Isabelle.
1875 Enfin dans le bonheur qu’ici le Ciel m’envoie,
Un mot de votre bouche achèverait ma joie.
Madame, Don Félix, dont j’attends le retour...
ISABELLE.
Vous m’avez pour répondre accordé plus d’un jour,
Suffit que je l’estime, et que je ne puis taire
1880 Que la soeur près de moi peut beaucoup pour le Frère.
DON DIÈGUE.
Je ne demande rien après ce doux espoir.
DON JUAN.
Il ne nous reste plus que Guzman à pourvoir ;
C’est à lui de choisir entre les deux Suivantes.
BÉATRIX.
Ah ! Béatrix. Et bien, est-ce fait ?
GUZMAN.
Ah ! Béatrix. Et bien, est-ce fait ? Tu me tentes,
1885 Et si je m’arrêtais à jeter l’oeil sur toi,
Le Diable pourrait bien être plus fin que moi.
BÉATRIX.
Quoi, tu doutes ?
GUZMAN.
Quoi, tu doutes ? Vois-tu ? L’hymen dont tu me pries
Doit durer un peu plus que tes friponneries.
Pour un bail de six mois je pourrais hasarder,
1890 Mais ma foi, pour toujours, Dieu m’en veuille garder.
Tous ces friands attraits qui parent ton visage,
Sont meubles de haut prix mal propres au ménage,
Et je tiendrais heureux qui les doit posséder,
S’il ne fallait toujours que voir et regarder.
1895 Mais, chère Béatrix, qui sous l’hymen se range,
Fait tout comme un autre homme, il boit encor et mange.
Partant, Jacinte, tiens.
JACINTE.
Partant, Jacinte, tiens. Tu la quittes pour moi ?
BÉATRIX.
Va, touche. Pauvre fou ! J’aurais voulu de toi ?
Dans quelle folle erreur ton esprit s’enveloppe !
1900 Sais-tu que j’ai fait tirer ton horoscope,
Et que le moindre honneur qui me puisse être acquis
C’est avant qu’il soit peu d’épouser un Marquis ?
Peut-être même un Duc, ou plus.
GUZMAN.
Peut-être même un Duc, ou plus. Le doux augure !
Bonsoir, belle Marquise, ou Duchesse future.
1905 Le Ciel...
DON JUAN.
Le Ciel... Va, Béatrix, n’écoute plus ce fat,
Je vais faire ériger ma terre en Marquisat,
Et si dans ce temps-là ta foi n’est point promise,
Prends-en la mienne ici, je te ferai Marquise.
Comme en toi je choisis l’objet le plus parfait,
1910 J’en sais qui m’ont trouvé peut-être assez bien fait,
Je plais où je veux plaire, et suis assez de mise.
BÉATRIX.
Nous n’avons pas besoin tous deux qu’on nous le dise,
Et si je crois valoir qu’on ait des yeux pour moi
Vous avez pour vous-même autant de bonne foi.
1915 Mais, à bien prendre tout, quoi qu’un peu plus grand’ Dame,
Je n’en serais pas mieux pour être votre Femme,
Et nous n’irions pas loin ensemble à communs frais,
Qu’il ne fût question de venir au rabais.
De l’humeur dont je suis, de l’humeur dont vous êtes,
1920 Je crois qu’assez souvent nous ferions bourses nettes.
Nous sommes en défauts opposés tant soit peu,
J’aime fort la dépense, et vous aimez le jeu.
L’un de l’autre par là nous nous verrions les dupes ;
Je voudrais de l’argent pour acheter des jupes,
1925 Et loin de m’en fournir comme j’aurais pensé,
Peut-être ce jour-là vous auriez tout massé ;
Un point, ou de Venise, ou de quelque autre mode,
12
Serait d’un tope et tingue une suite incommode,
Et vous enrageriez cent fois tout votre saoul,
1930 Quand vous me verriez brave, et n’auriez pas le sou.
Si la nécessité se trouvait trop pressante,
On prendrait au besoin un peu d’argent en rente,
La somme doublerait, elle ferait éclat,
Et la terre saisie, adieu le Marquisat.
1935 Voilà comme le tout s’en irait en fumée.
DON JUAN.
Je n’ai pas avec toi méchante renommée.
Puisque tu me connais, n’allons pas plus avant,
Aussi bien nous pourrions nous quereller souvent,
Au lieu que demeurant aux termes où nous sommes,
1940 Tu verras que je suis le plus ardent des hommes,
Et que tant que le jeu me laissera de quoi,
Si tu prends à crédit, j’irai payer pour toi.