TIMOCRATE
TRAGÉDIE

M. DC LXII

par M. T. CORNEILLE

Suivant la copie imprimée à Paris.
À MONSEIGNEUR, MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.

MONSEIGNEUR, §

Timocrate est trop jaloux de sa gloire pour différer plus longtemps à venir rendre à VOTRE ALTESSE les hommages qu’il lui en doit ; il en a reçu beaucoup dans les témoignages publics, que tout la Cour et tout Paris semblent avoir rendus à son avantage, mais ce n’est qu’en vous la consacrant qu’il s’en peut assurer la possessions, et il vous la consacre avec d’autant plus d’ardeur que la tenant entière de votre illustre suffrage, c’est dans ce respectueux effet de reconnaissance qu’il en trouve le précieux achèvement. S’il voit quelque chose de flatteur dans les acclamations qu’il en ont fait jusqu’ici tout l’éclat il sait qu’elle n’ont rien de durable, que l’injuste caprice du siècle les rend souvent communes à toutes les nouveautés qui le surprennent, et qu’ainsi il en est peu que le temps puisse sauver de l’injurieux soupçon d’avoir été plutôt données à de faux brillants qu’à de véritables beautés. La crainte en est sans doute fâcheuse à ceux qui comme lui sont poussés d’une belle ambition, mais il n’ose croire à couvert dans l’espoir dont il se flatte que V.A. ne dédaignera pas de lui accorder la continuation des grâces qu’elle a déjà tant de fois si généreusement prodiguées, et que l’honorant de sa protection, elle lui permettra de publier qu’il faut assez heureux pour trouver quelque part dans son estime, lors même qu’il était le moins en état d’y pouvoir aspirer. Après cela, MONSEIGNEUR, il est impossible que l’on contribue à son seul bonheur cet accueil obligeant qu’on lui a fait en France, et dont la juste d"fiance que lui donnait le peu de mérite lui souffrait à peine de concevoir les souhaits ; pour en convaincre ses plus obstinés ennemis, il suffit qu’il se puisse vanter d’avoir su plaire à V.A. Il n’y a personne qui ne sache que votre esprit est d’une trempe si relevée, qu’étant incapable de se laisser éblouir, s’il excuse toujours avec bonté, il ne loue jamais qu’avec justice, et que ce qui échappe quelquefois aux connaissances les plus éclairées, n’offre rien d’obscur aux lumières perçantes qui lui ont pénétrer les moindre défauts avec un plein discernement. Pour moi, MONSEIGNEUR, comme je n’oublierai jamais l’honneur que je reçus dans le commandement que vous me fîtes de vous aire la lecture de cet ouvrage longtemps avant qu’il fut représenté, je me souviendrai toujours avec admiration de cette merveilleuse vivacité, qui vous fit découvrir d’abord les intérêts les plus cachés de Cléomène, et développer dès ses premiers sentiments le secret d’un noeud qui pendant quatre actes a laissé Timocrate inconnu presque à tout le monde : mais quoi que ce Roi si longtemps persécuté, semble n’avoir plus rien à craindre aujourd’hui de sa mauvaise fortune, et qu’après avoir hautement triomphé de ses malheurs il ne doute pas qu’il ne rencontre auprès de V.A. un asile inviolable contre les plus rudes attaques dont il pourrait être menacé, ce n’est pas le seul avantage qu’il en ose attendre, il y voit la certitude de tout ce qui peut remplir les désirs les plus étendus, et il se tient plus assuré de l’Immortalité sus l’éclatant appui de votre nom, que si les marbres et les bronzes lui répondaient déjà de cette seconde vie, qui comme elle est le charme des grands coeurs, en fait aussi la plus solide récompense. En effet, MONSEIGNEUR, quel avenir assez éloigné se voudrait défendre d’avoir pour tut ce qui portera cette noble marque, le même respect qu’on lui rend aujourd’hui, et ferait pas vanité de contribuer quelque chose à dérober à ’injure des années ce qu’il trouvera soutenu d’une recommandation si favorable ? Si l’on jette les yeux sur ces grands personnages dont avec les éminentes qualités vos avez hérité le sang et ce fameux nom de GUISE, on admire pas moins de héros que vous pouvez comptez d’aïeux, et le nombre des miracles de leurs vies n’est réglé que par celui de leurs actions. Toutes nos histoires nous en fournissent à l’envi les pompeuses et surprenantes images ? Mais de quelques vives couleurs qu’elles s’étudient à les faire briller, elles ne nous représentent rien en eux de si grand et de si achevé dont nous ne voyions en eux de si grand ni de si achevé dont nous ne voyions aujourd’hui avec étonnement les merveilles glorieusement ramassées en la seule personne de V.A. Cette inimitable grandeur d’âme qui règne dans tous vos sentiments, cette haute générosité qui se rend inséparable de tout ce que vous faites, et tant d’autres dons excellents dont le ciel s’est plu à se montrer si libéral en votre faveur, sont d’irréprochables témoins de cette vérité, et les rayons secrets de cette majesté brillante qui nous fait respecter en vous un grand Prince, semblent être moins un droit de votre naissance, que le caractère de votre vertu. Mais MONSEIGNEUR, je ne m’aperçois pas que me laissant emporter insensiblement à mon zèle, je donne lieu de croire que j’oserais presque entreprendre de vous louer, je suis trop persuadé de ma faiblesse pour faire un projet, qui ne servant qu’à la rendre publique, ne souffrirait aucune excuse à mon indiscrète témérité, et si je dois me hasarder à la faire paraître, il vaut mieux que ce soit à vous protester que si des voeux entièrement soumis, et une vénération très profonde pouvaient mériter d’être considérés dans le peu que je suis, je ne serais peut peut-être pas tout à fait indigne d’obtenir la permissions de me dire

MONSEIGNEUR

De V.A.

Le Très humble et très obéissant serviteur.

T. CORNEILLE.

AU LECTEUR §

Je ne doute point que je me hasarde beaucoup en donnant cet ouvrage au public, il a eu tant de bonheur au théâtre, qu’il est bien difficile qu’il en ait autant sur le papier, et que la méditation de la lecture n’y laisse découvrir des défauts que les agréments de la représentation semblent avoir jusqu’ici assez heureusement déguisés. J’y en connais beaucoup que ma faiblesse m’a contraint d’y souffrir, et je voudrais qu’il me fut aussi facile de l’en purger entièrement, qu’il me sera aisé de répondre à deux objections que l’on m’a faites.

La première est qu’il pêche contre le vraisemblable. J’avoue que Timocrate est fort adroit et fort heureux dans sa conduite, et qu’il faut l’être beaucoup pour trouver toujours au besoin des occasions si justes et si favorables, de passer comme lui d’un parti à l’autre selon les divers intérêts qui l’y obligent, mais il ne fait rien qui soit impossible, et tout ce qui peut arriver, sans violenter beaucoup l’ordre commun de la nature, doit être réputé comme vraisemblable, puisqu’Aristote lui-même nous apprend qu’il est vraisemblable que plusieurs choses arrivent contre le vraisemblable. J’ajoute à cela qu’on ne doit pas s’étonner s’il n’est point reconnu dans Argos pour être le Roi de Crète, puisqu’ayant été obligé de prendre le couronne après le mort de son père, dans le dessin qu’il avait d’entreprendre ce qu’on lui voit exécuter, il avait donné ordre qu’aucun étranger n’y fut reçu ; ce qu’il marque lui-même dans ce qu’il dit à la Princesse au second acte,

Et quoi qu’un ordre exprès connu dans chaque port

De Crète aux étrangers eut défendu l’abord etc.

La seconde objection a été plus générale. Ce long équivoque de Cléomène qui tâchant de rendre la Princesse favorable à Timocrate pour prendre l’occasion de se déclarer, semble toujours agir contre soi, laisse les auditeurs dans une suspension d’esprit si agréable, que ce plaisir cessant par le reconnaissance, on veut que la pièce soit finie, et sans faire un examen plus exact des parties qui doivent composer un poème, on prend droit de dire que le cinquième acte est inutile. Mais il est certain qu’on en peut juger de cette sorte sans prendre la noeud pour le dénouement, et si je peux me servir de l’exemple d’Héraclius, tout ce qui se passe avant le quatrième acte ne tient lieu que de préparatifs pour mettre Phocas entre deux princes dont il sait que l’un est son fils, et l’autre celui de Maurice, sans qu’il puisse connaître lequel des deux est l’ennemi dont il a juré la perte, et c’est ce qui en fait le noeud. L’on trouvera la même chose dans Timocrate dont les trois premiers actes ne servent d’acheminement à mettre la Reine dans l’obligation de deux serments qui la forcent de faire épouser sa fille à celui même qu’elle ne se peut dispenser de perdre. Si l’on trouve que l’embarras où elle se rencontre dans l’aveu que lui fait Cléomène de sa véritable naissance fait le dénouement de la pièce, j’avoue que le cinquième acte est inutile : mais pou faire mieux voir qu’il est absolument nécessaire, je ne veux point employer d’autres raisons que celles qu’apporte Monsieur l’Abbé d’Aubignac dans ce qu’il a écrit depuis peu dans sa Pratique du théâtre, pour appuyer une maxime qui assurément est infaillible. Il faut prendre garde, dit-i, que la catastrophe, achève pleinement la poème dramatique, c’est à dire qu’il ne reste rien après ou de ce que les spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre, car s’ils ont raison de demander, qu’est devenu quelque personnage intéressé dans les grandes intrigues du théâtre, ou s’il ont juste sujet de savoir, quels sont les sentiments de quelqu’un des principaux acteurs après le dernier événement qui fit la catastrophe, la pièce n’est pas finie, il y manque un dernier trait ; et si les spectateurs ne sont pas encore pleinement satisfaits, la poème assurément n’a pas encore fait ce qu’il doit. Je laisse à juger suivant cette doctrine aussi judicieuse que véritable, s’il m’étais permis de finir Timocrate par un sentiment de générosité qui aurait porté le Raine incontinent après sa reconnaissance, à violer les serments qu’elle avait fait de venger l mort de son mari, en faveur de ce qu’elle doit à Cléomère ; l’auditeur n’aurait-il pas eu lieu de me dire qu’il attendait autre chose que cette exacte religion que les anciens avaient de les observer, et de l’inquiétude où la devait réduire cette contrariété de serments, auxquels elle s’était témérairement engagée : D’ailleurs, si le dénouement se fut fait avec tant de précipitation, eut-il peu demeurer pleinement satisfait du côté d’Eriphile et de Nicandre, et n’aurait-il pas eu raison de demander quels auraient été les sentiments de l’une, quand elle connaît le péril où Timocrate s’expose pour elle en se livrant lui-même à la vengeance de la Reine, et ce rival qu’il n’avait jusques la considéré comme un illustre aventurier ?

Au reste, comme j’ai toujours rendu justice aux Espagnols de qui j’ai emprunté presque tout les sujets comiques que j’ai traités avant celui-ci, je n’en doit pas moins à l’Incomparable auteur de Cléopâtre, et je croirais mal répondre à la profession que je fais de l’honorer, si je n’avouais hautement que l’histoire d’Alcamène et de Ménalippe m’a fourni les premières idées de cet ouvrage. Il l’a traité avec tant d’art dans la huitième partie de son roman, et l’a enrichie d’incidents si bien imaginés, que si le théâtre dont l’action est plus resserrée, les avait pu souffrir, il aurait été impossible d’y faire jamais rien paraître de plus beau ni de plus surprenant.

ACTEURS §

  • TIMOCRATE, roi de Crète, déguisé sous le nom de Cléomène.
  • LA REINE d’ARGOS.
  • CRESPHONTE, roi voisin.
  • LEONTIDAS, roi voisin.
  • ERIPHILE, fille de la Reine.
  • NICANDRE, prince sujet de la Reine d’Argos.
  • TRASILE, prince sujet du roi de Crète.
  • DORIDE, confidente d’Eriphile.
  • CLÉONE, confidente d’Eriphile.
  • ARCAS, confident de Nicandre.
La scène est dans Argos.

ACTE I §

SCÈNE I. Nicandre, Arcas. §

NICANDRE.

Mais es-tu bien certain que ce soit Cléomène ?
Tes yeux t’ont pu trahir.

ARCAS.

Il est avec la Reine,
Seigneur, et son retour qu’exprès l’on fait savoir
Dans le peuple alarmé jette un nouvel espoir.
5 Avec joie à l’envi déjà chacun publie
1
Ce qu’il a fait pour nous contre la Messénie.
Et portant jusqu’au ciel le nom de ce héros,
2
Semble mettre en lui seul la défense d’Argos.

NICANDRE.

Jamais une si haute et vaste renommée
10 Par de nobles exploits ne fut mieux confirmée,
Et dans toute la Grèce il est fort peu d’États
Qui pour mieux s’affermir n’aient employé son bras.
Partout son grand courage a contraint la victoire
De suivre ses désirs et respecter sa gloire,
15 Et bien plus souhaité qu’il n’était attendu
Ce vaillant Cléomène enfin nous est rendu.
La justice des Dieux par son retour éclate :
Ils s’en veulent servir pour perdre Timocrate.
Ce lâche roi de Crète attaquant cet État
20 Veut d’un père perfide achever l’attentat,
Déjà devant Argos sa flotte ose paraître,
Mais l’orgueilleux tyran n’en est pas encor maître,
Et nous lui ferons voir peut-être dès ce jour
Ce que peut un grand coeur animé par l’amour.

ARCAS.

25 Seigneur, dans le dessein de plaire à la Princesse
Il semble qu’avec vous le destin s’intéresse,
Puisque par cette guerre il offre à votre bras
Tout ce qu’un bel espoir a d’illustres appas.
Combattez, et forçant l’orage qui s’apprête
30 De son coeur à vos feux assurez la conquête,
3
Et de l’éclat d’un sceptre avec raison jaloux,
Le conservant pour elle, acquérez-le pour vous.

NICANDRE.

Hélas ! C’est cette guerre à moi seul trop contraire
Qui détruit mon espoir quand tu veux que j’espère.
35 Pour vaincre la rigueur de nos premiers destins,
La Reine a fait armer deux princes ses voisins ;
Tous deux sont accourus au besoin qui la presse.
Cependant, cher Arcas, ils ont vu la Princesse,
Et comme il est trop vrai que la voir c’est l’aimer,
40 Tous deux également s’en sont laissés charmer.
Ainsi dans ses désirs ma flamme opiniâtre
Trouve avec mon respect deux rivaux à combattre,
Et si ce seul respect tient mes sens étonnés,
Juge ce que feront deux rivaux couronnés.

ARCAS.

45 Quoi que ces deux rivaux vous donnent lieu de craindre,
Si vous n’en aviez qu’un vous seriez plus à plaindre.
Je sais bien que la Reine a trop de besoin d’eux,
Pour négliger leur flamme et rebuter leurs voeux,
Mais comme choisir l’un serait irriter l’autre,
50 Leur bonheur suspendu fera naître le vôtre,
Et chacun d’eux enfin l’un par l’autre détruit,
De ses prétentions vous laissera le fruit.

NICANDRE.

Mais s’il faut t’expliquer ma crainte toute entière,
Sais-tu que la Princesse est orgueilleuse et fière ?

ARCAS.

55 Quel que soit son orgueil, il manque en vous d’objet,
N’êtes-vous pas né Prince ?

NICANDRE.

Oui Prince, mais sujet.

ARCAS.

Mais sujet dont les soins toujours infatigables
Aux peuples nos voisins nous rendent redoutables.
Depuis plus de six ans c’est d’eux que cet État
60 Sous une auguste Reine emprunte son éclat,
Et vous avez fait voir par d’assez nobles marques
Ce qu’en vous peut le sang de nos premiers monarques.
Avec ce privilège oserez-vous douter
Que son coeur...

NICANDRE.

Cesse Arcas, cesse de me flatter.
65 Mes rivaux ont sur moi du moins cet avantage
Qu’ils eurent en naissant un sceptre pour partage,
Et que sans son hymen dans le trône placés,
Mes voeux auprès des leurs semblent intéressés.
Oui, ce rang inégal où le ciel m’a fait naître,
70 Sans être ambitieux, me force à le paraître,
Puisqu’enfin mon amour, qu’en vain je veux borner
Demande une couronne, et n’en saurait donner.

ARCAS.

Vous vous alarmez trop.

NICANDRE.

Pour sortir de ce doute,
Employons auprès d’elle un ami qu’elle écoute.
75 Cléomène...

SCÈNE II. Nicandre, Cléomène, Arcas. §

CLÉOMÈNE.

Seigneur, il m’est bien glorieux
Qu’on se souvienne encor de mon nom en ces lieux,
Et qu’en le prononçant un grand prince m’assure
Qu’il sait avec bonté pardonner une injure.
Être parti sans ordre, et quittant cette Cour...

NICANDRE.

80 Ce crime est effacé par votre heureux retour,
Ou, s’il est ordonné que l’on vous en punisse,
Embrasser Cléomène en sera le supplice.

CLÉOMÈNE.

Ah Seigneur.

NICANDRE.

4
Mais au moins dans l’heur de vous revoir
Ne me refusez pas ce que je dois savoir.
85 Si votre éloignement nous parut un peu rude
Je n’en pus accuser que notre ingratitude,
Puisque par vous deux fois cet État défendu
Ayant reçu beaucoup, vous avait peu rendu.
Parlez donc, Cléomène, et si dans cet Empire
90 Il est quelques honneurs où votre coeur aspire
Pour réparer l’outrage...

CLÉOMÈNE.

Ah, de grâce, Seigneur,
Arrêtez un discours qui blesse mon honneur.
Si l’on croit dans Argos que j’ai l’âme si basse
Qu’un intérêt honteux m’y retienne ou m’en chasse,
95 Peut-être y montrerai-je avant un jour ou deux
Qu’une mort éclatante est le prix que j’y veux.

NICANDRE.

Quoi, de nos ennemis souhaiter l’avantage
Quand à nous secourir la gloire vous engage ?
Vous même avecque vous c’est n’être pas d’accord.

CLÉOMÈNE.

100 Tel est l’injuste effet des caprices du sort.
Son ordre aveuglément contre nous se déploie,
Il me chassa d’Argos c’est lui qui m’y renvoie,
Forcé par ses décrets je reviens en ces lieux.
Ne me demandez point que je m’explique mieux,
105 Seigneur un tel secret m’est de telle importance
Que la Reine elle-même excuse mon silence.

NICANDRE.

J’aurais tort d’aspirer à plus qu’elle n’a su.

CLÉOMÈNE.

J’oubliais cependant l’ordre que j’ai reçu.
Avec vous en ce lieu j’ai charge de l’attendre,
110 Les princes d’autre part sont mandés pour s’y rendre,
Je vous en donne avis.

NICANDRE.

Quel malheur survenu
Veut que sur l’heure ainsi le conseil soit tenu ?

CLÉOMÈNE.

Quoi, vous ignorez donc l’audience secrète,
Que lui fait demander l’Ambassadeur de Crète ?

NICANDRE.

115 L’Ambassadeur de Crète ? Ah vous me surprenez !

CLÉOMÈNE.

Pour sa réception les ordres sont donnés,
On l’allait faire entrer quand j’ai quitté la Reine.

NICANDRE.

Quel qu’en soit le dessein, l’Ambassadeur me gêne,
Et d’un vieil ennemi tout doit être suspect.

CLÉOMÈNE.

120 Puis-je être curieux sans perdre le respect,
Seigneur ? Tout me surprend, et j’ai peine à comprendre
Ce qu’un bruit fort confus m’a voulu faire entendre.
Quand je partis d’Argos, sur le commun rapport
Du Prince Timocrate on y croyait la mort.
125 Déjà depuis quatre ans l’âme aux soupirs ouverte
Démochare son père en regrettait la perte,
Et ce vieux Roi de Crète accablé de douleur,
Paisible en ses États déplorait son malheur.
Cependant aujourd’hui par un sort tout contraire
130 Je vois ce fils crû mort au trône de son père,
Et d’autres sentiments appuyant ses projets,
Je rencontre la guerre où j’ai laissé la paix.

NICANDRE.

Si de ces nouveautés votre esprit est en peine
Faites réflexion sur cette vieille haine,
135 Qui cent fois de nos mers a fait rougir les eaux
Par le sang le plus pur et de Crète et d’Argos,
Tant qu’enfin le feu roi combattant Démochare,
Pris par lui prisonnier périt chez ce barbare.
La Reine hors d’état de venger son époux,
140 Sur l’offre de la paix déguise son courroux,
Et d’un tel attentat dissimulant l’offense,
Pour mieux l’exécuter, recule sa vengeance,
Elle arme toutefois, mais les Messéniens,
Osant renouveler des débats anciens
145 Nous font changer bientôt, pour vouloir trop prétendre,
Le dessein d’attaquer au soin de nous défendre.
Je ne parlerai point des différents combats,
Qu’enfin après deux ans termina votre bras,
Quand l’issue en étant pour nous trop incertaine
150 Le Ciel nous envoya l’illustre Cléomène,
Par qui jusqu’en ses ports l’ennemi repoussé
À ses prétentions eut bientôt renoncé.
Ce fut lorsqu’affranchis d’une guerre si rude,
La Reine s’accusant déjà d’ingratitude,
5
155 Voulut, pour apaiser les mânes d’un grand roi,
De ses armes en Crète aller porter l’effroi,
Vous sûtes ce dessein, et quoi que votre absence
D’une prompte victoire affaiblit l’espérance,
Chacun ambitieux du nom de bon sujet
160 Embrasse avidement ce glorieux projet.
Démochare surpris et saisi d’épouvante,
D’un faible et vain effort trouble notre descente,
Tout fait jour, tout nous cède, il se retire, il fuit.
Enflés de ce succès nous en cherchons le fruit,
165 Et maîtres en dix jours de la moitié de l’île,
Nous l’allions assiéger dans sa dernière ville
Si cherchant à périr du moins avec éclat
Il ne fût pas venu nous offrir le combat.
Il se donne sanglant, et déjà pleins de gloire
170 Nous cherchions par sa prise une entière victoire,
Quand nous voyons de loin, pour en rompre le cours,
Des escadrons épais voler à son secours.
Soudain à cet aspect son camp de joie éclate,
Ensuite l’on entend le nom de Timocrate,
175 Dont l’imprévu retour nous surprend à tel point
Qu’il jette le désordre où je n’en craignais point.

CLÉOMÈNE.

Quoi, ce fut lui, Seigneur...

NICANDRE.

Oui, le pourrez-vous croire ?
Lui seul nous sut des mains arracher la victoire,
Et pour vous achever notre honte en deux mots,
180 Il nous fallut de nuit regagner nos vaisseaux.
Jugez si Démochare après cette retraite
Différa contre nous d’armer toute la Crète,
Mais quand de sa vengeance il croit être témoin,
Sa mort à Timocrate en laisse tout le soin.
185 Alors ce nouveau roi se déclare sans peine
Ainsi que de son sceptre héritier de sa haine,
Et sa flotte en nos bords nous défend désormais
D’adoucir nos malheurs par l’espoir de la paix.
Mais la Reine paraît.

SCÈNE III. La Reine, Cresphonte, Léontidas, Nicandre, Cléomène. §

LA REINE, à Cresphonte.

J’estime votre zèle,
190 Prince, mais ce dessein me rendrait criminelle,
Et je dois redouter la colère des Dieux.

CRESPHONTE.

Seront-ils contre vous pour un ambitieux ?

LA REINE.

Quels que soient ses projets, s’ils méritent leur foudre,
Leur justice sans nous en saura bien résoudre.
195 Quand vous aurez parlé, nous verrons quels avis
Dans cette occasion doivent être suivis.
La Reine se sied et fait seoir les princes et Cléomène.
Nobles et chers appuis d’une illustre couronne
Dont la gloire à vos soins aujourd’hui s’abandonne,
Vous qui contre la Crète en portez la splendeur,
200 Répondez par ma bouche à son Ambassadeur.
Si je veux par la paix éloigner la tempête
Ma fille d’un tyran doit être la conquête,
Et par son hymen seul dont je frémis d’horreur
Je puis de Timocrate apaiser la fureur.
205 Pour soutenir d’Argos la gloire toute entière
Ici de vos conseils j’attends quelque lumière,
Parlez donc, et sans fard résolvez avec moi
Ce que de bons sujets doivent au sang d’un roi.

CRESPHONTE.

C’est par ce sentiment que je m’obstine à dire
210 Que, quoi que la vengeance à votre coeur inspire,
C’est au tyran de Crète en montrer peu d’ardeur
Que de le respecter dans son ambassadeur.
Rendez donc hautement menace pour menace,
Que sa mort soit le prix d’une insolente audace,
215 Et par son châtiment faites connaître à tous
Quel sang vous destinez aux mânes d’un époux.

LEONTIDAS.

Je n’examine point quelle est cette maxime
Qui permet de punir un crime par un crime,
Mais ce vieux droit des gens, partout si révéré,
220 Pour le vouloir enfreindre, est un droit trop sacré.
Non qu’on doive excuser dans l’orgueil qui le flatte
L’indigne procédé du Prince Timocrate,
En tête d’une armée expliquer son dessein,
C’est agir en amant bien moins qu’en souverain.
225 Cette honteuse paix dont l’offre nous étonne
Est un ordre absolu que sa fierté nous donne,
Et si quelque rebelle osait s’en dispenser,
Il tient la foudre en main toute prête à lancer.
Certes il faudrait être ennemi de la gloire
230 Pour céder sans combat le prix de la victoire,
Et ce trône où sans peine il aspire à monter,
À son ambition vaut bien le disputer.
Ainsi pour faire voir qu’on craint peu quoi qu’il ose,
Je ne répondrais rien sur l’hymen qu’il propose,
235 Et son Ambassadeur retournerait confus
Deviner avec lui d’où viendraient mes refus.

NICANDRE.

Un tel avis sans doute est glorieux à suivre,
D’un reproche éternel je sais qu’il nous délivre,
Et qu’il part d’un grand coeur, qui voit que sur l’État
240 L’hymen du Roi de Crète est un noir attentat.
Mais ce n’est pas assez d’en rejeter la honte,
Dans un plus haut orgueil ne souffrons pas qu’il monte,
Et pour lui mieux apprendre à ne pas s’élever,
Bravons cet ennemi qui pense nous braver.
245 Quelques fausses couleurs qui déguisent sa haine
Cet hymen proposé n’est pas ce qui l’amène,
Et de quoi qu’il l’appuie, on ne parla jamais
Qu’un appareil de guerre ait annoncé la paix.
Non, non, il avait cru que l’effroi de ses armes
250 Nous réduirait d’abord aux dernières alarmes,
Et que, chassant d’Argos ses légitimes rois,
Chaque ville en tremblant irait prendre ses lois :
Il s’était figuré que pour s’en rendre maître,
Avec toute sa flotte il n’avait qu’à paraître,
255 Et contre son espoir ayant trouvé nos ports
En état de braver ses plus rudes efforts.
Sous l’offre d’une paix qu’il fait avec contrainte
Il cache le désordre, où le jette sa crainte.
Profitons-en, Madame, et pour sauver l’État,
260 Lorsqu’il offre la paix offrons-lui le combat.
Par là dès aujourd’hui prévenant sa menace
Étonnons sa fierté par une belle audace,
Et faisons éprouver à cet ambitieux
Que jamais les tyrans ne sont amis des Dieux,
265 C’est là mon sentiment, et le Ciel me l’inspire
Pour votre propre gloire et le bien de l’Empire.

LA REINE.

Et Cléomène enfin ?

CLÉOMÈNE.

Je me tais par respect,
Aussi bien mon avis pourrait être suspect,
Et voyant pour l’État que trois grands princes veillent,
270 C’est à moi de souscrire à tout ce qu’ils conseillent.

LA REINE.

Non, non, ce que déjà vous avez fait pour nous
Ne permet à l’envie aucun pouvoir sur vous,
Votre coeur m’est connu, parlez en assurance.

CLÉOMÈNE.

Puisque vous m’ordonnez de rompre le silence,
275 Je dirai qu’un bon roi doit n’oublier jamais
Qu’il est comptable aux Dieux du sang de ses sujets,
Et qu’il n’est point de guerre, encor que légitime,
Qui par trop de longueur ne penche vers le crime.
Songez depuis un siècle à quel excès d’horreur
280 De vos dissensions a monté la fureur,
Et ce que peut encor dans sa rage secrète
Cette même fureur à moins qu’on ne l’arrête.
Vous le pouvez, Madame, et revoir votre État
Par la paix qu’on vous offre en son premier éclat,
285 On vous en sollicite, et vous aurez la gloire
Qui dans tout l’avenir suivra votre mémoire,
D’avoir malgré l’orgueil qui réglait leurs projets
Réduit vos ennemis à demander la paix.

CRESPHONTE.

Ainsi notre vertu lâchement endormie
290 De cette indigne paix souffrirait l’infamie,
Et la Reine étouffant un trop juste courroux
Vendrait pour l’acheter le sang de son époux ?
De la mort du feu Roi Démochare coupable
En rend toute la Crète aujourd’hui responsable,
295 Et nous justifierions nous-même cette mort
Si de ses meurtriers nous recevions l’accord.

CLÉOMÈNE.

Seigneur, de ce soupçon qui souille sa mémoire,
La honte rejaillit sur votre propre gloire,
Et vous ne songez pas qu’il expose au mépris
300 Ce rare privilège où vous êtes compris.
Ceux que dans votre rang, comme Dieux de la terre,
Le Ciel qui les forma n’a soumis qu’au tonnerre,
Par un ordre éternel sont en quelque façon,
Comme indignes du crime, au-dessus du soupçon,
305 Et ternir leur vertu par un sombre nuage
C’est offenser les Dieux dans leur plus noble image.
Si j’ose toutefois pour décider ce point
Donner à Démochare un juge qu’il n’a point,
Pour lever à la paix l’obstacle qui s’oppose,
310 Voyons de cette mort s’il pût être la cause.
Le feu Roi votre époux attaquant son État
Blessé mortellement fut pris dans un combat,
Et quoi qu’en ait osé publier l’imposture,
S’il mourut prisonnier, ce fut d’une blessure.
315 Le calme en vos États aussitôt affermi
Du soupçon de sa mort purgea son ennemi.
Ce malheur remplissant tous vos sujets d’alarmes,
Laissait Argos en proie à l’effort de ses armes,
Et les messéniens en guerre contre vous,
320 S’il eût voulu vous perdre, animaient son courroux.
Cependant qu’a-t-il fait digne de cette haine,
Qui d’un si noir soupçon le condamne à la peine,
Et qui pour soutenir d’ambitieux desseins
Dedans le sang d’un roi lui fait tremper les mains ?

CRESPHONTE.

325 Vous palliez en vain avec un peu d’adresse
Un crime qu’avec nous a su toute la Grèce ;
Pour s’en justifier, s’il proposa la paix,
La fausse mort d’un fils produisit ces effets.
Privé de Timocrate, à qui de sa victoire
330 Ce coupable vieillard devait toute la gloire,
Il borna des désirs dont la trop vaste ardeur
Manquait pour les remplir d’un bras déjà vainqueur.
Mais c’est trop balancer une belle entreprise :
Éprouvons quel parti le destin favorise,
335 Et si ce Timocrate est tant à redouter,
Qui de nous le craindra n’aura qu’à l’éviter.

CLÉOMÈNE.

Le succès règlera qui de nous le doit craindre,
Tel brave qui souvent devient le plus à plaindre,
Et peut-être...

LA REINE, se levant.

Il suffit, je vois dans vos conseils
340 Pour moi, pour mon état des sentiments pareils,
Un même zèle en vous en fait la différence.
Mais pour vous expliquer enfin ce que je pense,
La Crète, quoi qu’on dise, est coupable vers moi
Du secret attentat qui fit périr un Roi.
345 Depuis ce coup fatal j’aspire à la détruire,
Et quand par vos avis je cherche à me conduire,
De quoi que Timocrate ose flatter ses voeux,
Ce n’est pas son hymen, c’est sa mort que je veux.
Démochare sans lui tombait en ma puissance,
350 Son bras seul l’a soustrait à ma juste vengeance,
Et ce serait trahir les mânes d’un époux
Que d’écouter pour lui des sentiments plus doux,
À ces mânes sacrés je le dois pour victime,
Qui sauve un criminel se charge de son crime.
355 Et j’atteste aujourd’hui les Dieux nos souverains,
Qu’il payera de son sang s’il tombe entre mes mains.
Oui, tant que dans ces lieux j’aurai le nom de Reine,
Si d’autres intérêts affaiblissent ma haine,
Puissent ces Dieux vengeurs, pour le dernier des maux,
360 Sous les lois de la Crète assujettir Argos.
Cependant si ma fille a pour vous quelques charmes,
Princes, pour l’acquérir il faut prendre les armes,
Et livrant Timocrate à mon juste courroux,
Régler enfin mon choix qui balance entre vous.
365 Outre qu’à cet effort la gloire vous convie,
Sa main sera le prix de qui m’aura servie,
Et de mon ennemi couronnant le vainqueur,
Par mon ordre aussitôt fera suivre le coeur.

LEONTIDAS.

Madame, permettez à l’amour qui m’en presse
370 D’aller sur cet espoir consulter la Princesse.

LA REINE.

Allez, et l’assurez que le bien de l’État
Va porter ma réponse à l’offre du combat.
Elle donne la main à Cresphonte.

SCÈNE IV. Nicandre, Cléomène. §

NICANDRE.

De vous-même à vous-même enfin puis-je me plaindre ?
À souffrir votre avis j’ai voulu me contraindre,
375 Et quoi qu’il ruinât mon espoir le plus doux,
Je n’ai pu me résoudre à parler contre vous.
Jugez de cet effort par l’aveu de la flamme
Que la belle princesse a fait naître en mon âme,
Et si pour un amant il est supplice égal
380 À voir par un ami préférer un rival.

CLÉOMÈNE.

Seigneur, je vous dois tout, mais c’est une faiblesse
D’avoir de faux respects où l’État s’intéresse,
Et je ne croirais pas qu’un zèle moins parfait
Répondît à l’honneur que la reine m’a fait.

NICANDRE.

385 Je n’en murmure point, mais comme enfin la Reine
Fait dépendre aujourd’hui notre amour de sa haine,
Si jamais l’amitié signala votre foi,
Faites-le moi paraître en combattant pour moi.
Après ce haut serment où son courroux éclate,
390 Il ne faut plus songer qu’à vaincre Timocrate,
Et celui qui de nous le met en son pouvoir,
Seul d’un illustre hymen peut conserver l’espoir.
Contre mes deux rivaux assurez-m’en la gloire,
Si vous êtes pour moi, j’ai déjà la victoire,
395 Et je puis secondé d’un bras toujours vainqueur...
Mais quoi, vous soupirez ?

CLÉOMÈNE.

J’en ai bien lieu, Seigneur,
Mais pourquoi plus longtemps surprendre votre estime ?
Privez-en un coupable en apprenant son crime :
Car quoi qu’à l’avouer je consente à regret,
400 Il vous en faut enfin confier le secret.
J’aime, hélas ! De mon sort connaissant la bassesse,
Ne dois-je pas trembler à nommer la Princesse ?

NICANDRE.

Quoi, c’est elle...

CLÉOMÈNE.

Oui, Seigneur, ses regards trop puissants
Ont contre ma raison fait révolter mes sens.
405 Dans la gêne secrète où cet amour m’expose,
De mon éloignement ne cherchez plus la cause,
Par une prompte fuite opposée à ces feux,
J’ai cru me dérober à l’orgueil de mes voeux,
Mais en vain, dans l’espoir de guérir par l’absence,
410 Je m’en suis imposé l’affreuse violence,
Cet effort dans mon mal n’a pu me secourir,
La mort seule le peut, et je reviens mourir.

NICANDRE.

Certes, si vous aimez, l’exemple est assez rare
Qu’en faveur d’un rival un amant se déclare,
415 Et ce feu, tel qu’il soit, s’est un peu démenti
Lorsque de Timocrate il a pris le parti,
Car enfin si l’amour pour soi seul s’intéresse,
Conseiller son hymen, est-ce aimer la princesse ?
Vous l’aimez, dites-vous, et la pouviez donner !

CLÉOMÈNE.

420 Cessez, cessez, Seigneur, de vous en étonner.
L’amour, qu’au désespoir la raison abandonne,
S’attache à ce qu’il ôte, et non à ce qu’il donne.
C’était toujours beaucoup pour flatter ma douleur,
Que faire à trois rivaux partager mon malheur.
425 Par ce fatal hymen, dont votre amour s’offense,
Les deux princes, et vous, perdiez toute espérance ;
Et de cette douceur mon esprit abusé
Ne voyait plus un mal qu’il s’était déguisé.
La princesse, disais-je en ma triste pensée,
430 Acceptant Timocrate obéira forcée,
Et suivant de son sort le décret inhumain
Réservera le coeur en lui donnant la main.
Sa contrainte à mes maux me la peindra sensible,
Et puisqu’enfin pour moi sa perte est infaillible,
435 J’aime mieux qu’à ma flamme elle échappe en ce jour
En victime d’État qu’en victime d’amour.
Voilà sur quoi mon âme au désespoir ouverte
Tâchait d’envelopper mes rivaux dans sa perte
Et dans ces sentiments de leur bonheur jaloux,
440 Jugez, Seigneur, jugez ce que je puis pour vous.

NICANDRE.

Mais à suivre l’erreur dont votre âme est charmée,
Qu’espérez-vous enfin ?

CLÉOMÈNE.

Me perdre dans l’armée,
Et sans être connu sautant de bord en bord
Vaincre cet ennemi dont Argos veut la mort.

NICANDRE.

445 Et vous ne doutez pas que l’État, que la Reine
N’accordent tout alors aux voeux de Cléomène,
Et n’enfreignent ces lois qui dans le sang royal
Défendirent toujours un hymen inégal ?

CLÉOMÈNE.

Quelque témérité qu’il fasse ici paraître,
450 Cléomène, seigneur, sait encor se connaître,
Et n’oubliera jamais que de sa passion
Un éternel silence est la punition.
Mais s’il vainc Timocrate, il a quelque espérance
De voir de ses rivaux le bonheur en balance,
455 Et que le sang d’un roi par lui seul satisfait,
D’un si funeste choix reculera l’effet.
Mais après un aveu si vain, si téméraire,
Armez contre un ingrat, armez votre colère,
Et puisque son malheur vous porte à le haïr,
460 Empêchez par sa mort qu’il n’ose vous trahir.

NICANDRE.

Non, non, ne craignez point, mon amour, quoi qu’extrême,
Ne prétend rien de vous qui soit contre vous-même.
Abandonnez votre âme à ces doux sentiments,
Qui d’un feu sans espoir amusent les tourments,
465 J’y consens, et je puis y consentir sans peine,
Lorsque mon coeur pour vous incapable de haine,
Admirant de vos feux l’aveuglement fatal,
Plaint en vous un ami sans y craindre un rival.

ACTE II §

SCÈNE I. Eriphile, Cléone. §

CLÉONE.

Si c’est là contre lui tout ce qui vous anime,
470 Madame, son malheur est plus grand que son crime,
Et vous jugez sans doute avec trop de rigueur,
Du zèle qui pour vous fait agir son grand coeur.
Car enfin ce conseil, dont votre esprit s’étonne,
Vous assurait l’éclat d’une double couronne,
475 Et par le doux accord d’un hymen glorieux
Remettait pour jamais le calme dans ces lieux.

ERIPHILE.

Si pour moi cet hymen n’avait eu rien de lâche,
Rien qui put sur ma gloire imprimer quelque tache,
Les princes qu’animait un zèle au sien pareil
480 Auraient de leurs avis appuyé son conseil.

CLÉONE.

Ils ont tous rejeté l’hymen de Timocrate,
Mais leur amour par là plus que leur zèle éclate,
Et cette passion qu’expliquent leurs respects,
Parlant contre un rival les rend un peu suspects.
485 C’est en quoi je croirais avecque moins de peine
Qu’il fallait préférer l’avis de Cléomène,
Puisque tout à l’État, sans intérêt pour lui...

ERIPHILE.

Ah, c’est là ce qui fait mon plus cruel ennui.
Pourquoi rappelles-tu dans ma triste mémoire,
490 Ce que, tout vrai qu’il est, je cherche à ne pas croire,
Que proposant ma mort, sans y prendre intérêt,
Ce lâche Cléomène en ait donné l’arrêt ?

CLÉONE.

Ce discours me surprend.

ERIPHILE.

Apprends d’une Princesse,
Apprends la criminelle et honteuse faiblesse,
495 Et sachant ce qu’encor tu n’oses deviner,
Il sera juste alors, commence à t’étonner.
Si les princes n’ont pu dans l’espoir qui les flatte
Souffrir aucun accord avecque Timocrate,
Ce rare et grand conseil qui lui donnait ma foi,
500 Le croiras-tu parti d’un coeur qui fut à moi ?
Car enfin je l’aimai, cet ingrat Cléomène,
Mais qu’inutilement j’ose flatter ma peine,
Si malgré mon courroux par son crime enflammé
Je sens que j’aime encor, quand je dis que j’aimai !
505 Hélas ! Lorsqu’à mes pieds avec de fausses larmes
Le traître à mon orgueil faisait rendre les armes,
Ce spécieux dehors d’un immuable amour
Cachait la trahison qu’il vient de mettre au jour.

CLÉONE.

Elle n’a point d’égale, et pour moi je veux croire,
510 Pour amoindrir son crime et sauver votre gloire,
Que ses feux dans l’abord peut-être mal reçus
Perdirent tout espoir de vaincre vos refus.

ERIPHILE.

Encor qu’une Princesse ait cela d’elle-même,
De ne pas s’abaisser jusqu’à dire qu’elle aime,
515 Et que ce rang illustre, au milieu de ses feux,
Défende sa vertu d’un terme si honteux,
Quelque empire qu’elle ait sur son âme enflammée,
N’est-ce pas l’avouer que souffrir d’être aimée ?
Je l’ai souffert, Cléone, et tu tâches en vain,
520 Lorsque je sens le coup, de me cacher la main :
Il me vient d’un ingrat, il me vient d’un parjure,
Et j’ai bien mérité le tourment que j’endure.

CLÉONE.

Quoi, c’eût été donc peu pour cet audacieux
D’avoir jusques sur vous osé lever les yeux ?

ERIPHILE.

525 Ah, qu’il lui fut aisé d’être assez téméraire
Pour porter ses désirs au dessein de me plaire
Puisque mon coeur se fit par trop de lâcheté
Le complice secret de sa témérité !
Car enfin je l’avoue, et l’avoue avec honte,
530 Je rendis son audace et plus forte et plus prompte,
Et le rang que je tiens la pouvant arrêter,
J’en descendis exprès pour l’y faire monter.
Son feu qu’il s’efforçait de contraindre au silence,
Dans mes confus regards en trouvait la défense ;
535 Et cet ordre secret se découvrant par eux,
Mon coeur semblait courir au devant de ses voeux.
Je voyais à regret que sa flamme timide
Osât encor trembler sur la foi d’un tel guide.
Ainsi ma complaisance animant ses désirs,
540 J’empêchais son respect d’étouffer ses soupirs,
Et permettant aux miens de flatter son martyre
Je me disais pour lui ce qu’il n’osait me dire.
Il m’en a bien punie, et ma facilité
Reçoit enfin le prix qu’elle avait mérité.
545 Je vis sa trahison d’abord dans sa retraite,
Mais demeurant douteuse elle était imparfaite,
Et pour mieux me confondre, et pour mieux me braver,
Par ce dernier outrage il revient l’achever.

CLÉONE.

Un tel mépris sans doute est un rude supplice,
550 Mais voyez que par là les dieux vous font justice,
Et que dans votre coeur ils veulent étouffer
Un feu dont la raison avait dû triompher ;
Car Cléomène enfin, quoi qu’on en veuille croire,
Doit toute son estime à l’éclat de sa gloire,
555 Et quand sa perfidie arme votre courroux,
Que voyez-vous en lui qui soit digne de vous ?
C’est un grec inconnu qu’un peu de renommée
A peint illustre et grand à votre âme charmée,
Et qui, n’étant point Prince, aspirerait en vain
560 À mériter l’honneur de vous donner la main.

ERIPHILE.

Hélas ! Quand par l’amour la raison est séduite,
Elle abandonne un coeur à sa propre conduite,
Et libre en ses désirs on doit peu s’étonner
S’il cherche à ne rien voir qui le puisse gêner.
565 D’abord que Cléomène eut surpris mon estime,
L’audace de ses feux me parut légitime,
Et prenant ses respects pour garants de sa foi,
Puisqu’il ose m’aimer il est digne de moi,
Disais-je, et de ses voeux le téméraire hommage
570 D’un coeur qui se connaît est un clair témoignage.
C’est ainsi qu’avec lui mon courage abattu
Était d’intelligence à trahir ma vertu.
Ainsi mon lâche coeur s’en déguisant l’injure
Avouait de mes sens la secrète imposture,
575 Et lors ma passion pour me séduire mieux,
M’offrant dans Cléomène un héros glorieux,
Sans voir ce qu’il était, sans le vouloir connaître,
Je voyais seulement ce qu’il méritait d’être.

CLÉONE.

Madame, si tantôt blâmant votre courroux
580 J’ai pu dire...

ERIPHILE.

Tais-toi, Nicandre vient à nous.

SCÈNE II. Eriphile, Nicandre, Cléone. §

NICANDRE.

Madame, enfin le ciel par une haine ouverte
Semble de Timocrate avoir juré la perte,
Puis qu’après les serments que la Reine en a faits
Sa mort seule pour nous est le sceau de la paix.
585 Ce combat où déjà chaque parti s’apprête,
Ne se donne aujourd’hui qu’au péril de sa tête,
Elle en est le seul but, et quoi que des coeurs bas
L’espérance du prix soit l’ordinaire appas,
Celui qu’on nous propose... Hélas, que vais-je faire ?
590 Je tremble à m’expliquer et je ne puis me taire,
Et dans mes sentiments interdit et confus,
J’en découvre le trouble, et n’ose rien de plus.

ERIPHILE.

Non, non, Nicandre, non, cessez de vous contraindre,
Je connais quel sujet vous avez de vous plaindre,
595 Et vous craignez en vain que je prenne intérêt
Au juste désaveu d’un prix qui vous déplaît.
Quelque pressant devoir qui hâte sa vengeance,
À trop d’emportement la Reine se dispense,
Quand pour vous animer à servir son courroux,
600 Elle prend hors de vous ce qui doit être en vous.
Un coeur, qui s’abandonne au désir de la gloire,
N’a jamais que soi-même à consulter et croire,
Et quoi qu’il fît de grand, il aurait à rougir
Si sa propre vertu ne le faisait agir.
605 Ainsi dans ce combat où l’honneur vous engage,
L’espoir de mon hymen n’est qu’un pompeux outrage,
Et loin que son refus irrite ma fierté
Je me plains avec vous de son indignité.
C’est aux courages bas, c’est aux âmes vulgaires
610 À goûter lâchement ces amorces grossières ;
Et qui peut en montrer un coeur moins abattu,
Lors même qu’il l’augmente affaiblit sa vertu.
Craignez donc un hymen contraire à votre estime,
Faites-en éclater un mépris légitime,
615 Et montrez qu’un grand coeur embrasse un grand exploit,
Moins par l’espoir du prix que par ce qu’il se doit.

NICANDRE.

Moi, des mépris pour vous ? Ah, bien plutôt, Madame,
Souffrez que je renonce à cette grandeur d’âme,
Dont le charme pour moi n’a rien que d’odieux,
620 S’il lui faut immoler un espoir glorieux.
Non, que j’ose en prétendre un plus haut avantage
Que d’en faire à vos pieds un juste et plein hommage ;
Mais s’il me laisse encor à craindre également,
Du moins il m’autorise à me montrer amant.
625 C’est ici qu’un regard plus ou moins favorable
Me peut faire ajouter heureux ou misérable.

ERIPHILE.

Quel charme en ce bonheur penseriez-vous trouver,
Qu’un regard peut détruire aussitôt qu’achever ?
Par sa fragilité connaissez sa faiblesse,
630 Et sans vous éblouir d’une vaine promesse,
Soumettez hautement à la gloire, à l’honneur,
Les appas décevants d’un si faible bonheur.
Défendez jusqu’au bout l’éclat de votre vie
Des traits empoisonnez que décoche l’envie ;
635 C’est au trône d’Argos qu’on en veut aujourd’hui ;
Et le devoir du sang vous en faisant l’appui,
Ne lui donnez pas lieu de dire que Nicandre
Le voulut partager avant que le défendre,
Et qu’au moins il fallut que l’espoir de ma main,
640 Pour être bon sujet, le rendît souverain.

NICANDRE.

Et quoi, Madame, et quoi, ma conduite passée
Vous peut-elle souffrir cette injuste pensée,
Et quand vos intérêts ont exposé mon sang,
M’a-t-on vu démentir la gloire de mon rang ?
645 Par quel complot secret ai-je pu faire naître
Cet outrageant soupçon que vous faites paraître,
Et qui de ma princesse éblouissant les yeux
Ne lui fait voir en moi qu’un Prince ambitieux ?
Ah, si ce pur amour, qui règne dans mon âme,
650 Prend de sombres couleurs pour vous peindre ma flamme...

ERIPHILE.

Nicandre, c’en est trop, enfin vous me forcez
D’opposer ma colère à des feux insensés,
J’en voulais étouffer les chaleurs indiscrètes,
Mais puisque je vous vois oublier qui vous êtes,
655 Pour punir votre orgueil c’est le moins que je puis
Que de vous faire ici souvenir qui je suis.
Certes, si sur l’espoir dont vous flatte la Reine
Vous tenez de mon coeur la conquête certaine,
Ce coeur né pour le trône est d’un rang bien abject,
660 S’il n’est qu’un prix sortable aux devoirs d’un sujet.
C’est le nom que je donne à ces exploits célèbres,
Qui dérobent le vôtre à l’horreur des ténèbres,
Et qui sont trop payez lorsque le souvenir
S’en transmet par la gloire aux siècles à venir.
665 Outre qu’un bon sujet, qui n’agit et ne pense
Qu’à remplir ces devoirs où soumet la naissance,
Eut-il seul empêché la chute de l’État,
Si tôt qu’il s’en souvient n’est qu’un sujet ingrat,
Et qu’il serait honteux d’attendre aucun salaire
670 Alors que l’on n’a fait que ce qu’on a dû faire.

NICANDRE.

Je vous entends, Madame, et je vois clairement
Qu’il faut être né roi pour être votre amant ;
Au moins si mon espoir est si peu légitime,
Ma mort saura bientôt en effacer le crime,
675 Et laisser par respect à l’un de mes rivaux
Le prix qu’acquiert un sceptre à ses heureux travaux.

ERIPHILE.

Dans un sceptre pour moi vous croyez trop de charmes,
Et si ces deux rivaux vous causent tant d’alarmes,
Pour vous désabuser apprenez que mes voeux
680 Seront dans le combat plus pour vous que pour eux.

NICANDRE.

Se pourrait-il...

ERIPHILE.

Allez, cela vous doit suffire ;
Suivez les sentiments que l’honneur vous inspire,
Et sachez qu’un grand coeur, s’il veut toucher le mien,
Doit mériter beaucoup, et ne demander rien.

SCÈNE III. Eriphile, Cléone. §

CLÉONE.

685 Son espoir était mort, vous l’avez fait revivre.

ERIPHILE.

De deux princes amants par là je me délivre,
Et s’il vainc Timocrate, au moins quitte vers eux,
Mes ordres d’un sujet sauront borner les voeux.
Ce n’est pas qu’après tout je me trouve obligée
690 À me faire le prix d’une Reine vengée,
Mais nos vieux démêlés sont assez importants
Pour ne pas faire encor de nouveaux mécontents,
Car enfin d’espérer que l’ingrat Cléomène...

CLÉONE.

Madame, le voici.

ERIPHILE.

Cléone, quelle peine !
695 N’importe, éloigne-toi : tout parjure qu’il est,
S’il daigne s’excuser, sa présence me plaît.

SCÈNE IV. Eriphile, Cléomène. §

ERIPHILE.

Que voulez-vous de moi ? Venez-vous pour me plaindre
Du refus d’un hymen qui me rend tout à craindre,
Ou si le roi de Crète assuré de vos soins
700 A pu vous ordonner de me voir sans témoins ?

CLÉOMÈNE.

Ah, Madame...

ERIPHILE.

Parlez, si c’est ce qui vous mène,
Je vous dois audience aussi bien que la Reine.

CLÉOMÈNE.

Pour me faire jouir de toute sa douceur
Daignez me la promettre avecque moins d’aigreur,
705 Ma princesse.

ERIPHILE.

Est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
Qui peut trahir Argos me nomme sa Princesse,
Et lorsque de ses voeux notre honte est l’objet,
Me nommant sa princesse, il se dit mon sujet ?
Si l’indignation d’un conseil bas et lâche
710 Me fait vous témoigner quelque aigreur qui vous fâche,
Jugez contre un sujet quel serait mon courroux
Par le peu d’intérêt que je dois prendre en vous.

CLÉOMÈNE.

Et j’ai pu m’attirer un traitement semblable
Par le plus bel effort dont l’amour soit capable ?
715 Car j’atteste les Dieux...

ERIPHILE.

Non, non, c’est perdre temps,
Une excuse de vous n’est pas ce que j’attends,
Et quand mon coeur pourrait s’en pardonner l’injure,
Quelle foi donnerais-je aux serments d’un parjure ?

CLÉOMÈNE.

Moi, parjure, Madame, et d’un soupçon si bas
720 Vos propres sentiments ne me défendent pas ?
Ah, si de mes respects désavouant l’hommage
Ma foi d’un tel reproche a mérité l’outrage...

ERIPHILE.

En effet, c’est fort bien signaler votre foi
Que servir Timocrate aujourd’hui contre moi,
725 Son hymen conseillé d’injustice m’accuse ?
Ingrat, voilà ton crime, apprête ton excuse,
Car quoi que de ta part il me dut peu toucher,
J’ai la faiblesse encor de te le reprocher.
Cette fierté qu’en moi la naissance autorise,
730 À ta fausse vertu ne s’était donc soumise,
Qu’afin de te voir faire un lâche désaveu
D’un triomphe si beau qui t’a coûté si peu ?

CLÉOMÈNE.

Ah, daignez mieux juger du zèle qui m’anime,
D’un bel excès d’amour ne faites pas un crime,
735 Et dans ce même avis suspect de lâcheté
Voyez jusqu’où pour vous cet amour m’a porté.
Il m’a fait renoncer à tous ces avantages
Qu’un glorieux espoir permet aux grands courages,
Afin de mieux aimer j’ai voulu me haïr,
740 Et je me suis trahi de peur de vous trahir.

ERIPHILE.

Quoi, toi seul applaudir aux voeux de Timocrate,
N’est pas montrer une âme aussi lâche qu’ingrate,
Et quand ta trahison par là se met au jour
J’en dois prendre l’effet pour des marques d’amour ?

CLÉOMÈNE.

745 Quoi, vous pourriez souffrir avecque moins de peine
Qu’un servile intérêt fit agir Cléomène,
Et qu’alors que le Ciel s’offre à vous couronner,
Il vous ravit un bien qu’il ne peut vous donner ?
Non, non, ma passion est assez noble et pure
750 Pour savoir de mon coeur étouffer le murmure
Quand cette belle ardeur dont l’appas m’est si doux,
Sans me considérer s’attache toute à vous.
Ainsi lorsque j’ai vu par la paix qu’il souhaite
Timocrate à vos pieds mettre toute la Crète,
755 Que son hymen offert s’en faisant le soutien
Assurait votre trône en vous plaçant au sien.
Vous devant un conseil et grand et magnanime,
Ma flamme à balancer aurait cru faire un crime,
Et contre vos soupçons les Dieux me sont témoins
760 Que j’eusse été perfide à le paraître moins.

ERIPHILE.

Je croyais que l’amour qu’un tel revers accable,
Dedans son désespoir n’était pas si traitable,
Et qu’il désavouait comme autant d’attentats
Ces générosités qui lui font des ingrats.

CLÉOMÈNE.

765 Aussi de mes conseils si l’effet devait suivre,
Je sais d’un tel malheur par où l’on se délivre,
Et ma vie immolée à mon cruel devoir
Saurait bien m’épargner la douleur de le voir.
Oui, du même moment que la fortune ingrate
770 Eut semblé se résoudre à flatter Timocrate,
Comme victime due à ce fameux accord
Cléomène sans doute eut achevé son sort,
Trop heureux si mourant pour vous avoir servie
On eut vu dans sa mort la gloire de sa vie,
775 Et si de cette mort le secret avéré
Pour vous placer au trône eut servi de degré.
Appelez ce dessein, faiblesse, ingratitude,
Donnez lui, s’il se peut encor un nom plus rude,
C’est par là seulement que ce coeur amoureux
780 A cru justifier l’audace de ses feux.
Renoncer pour l’amour au soin de sa fortune,
N’est que le faible effet d’une vertu commune,
On a vu mille amants dans ses moindres douceurs
Trouver la pente aisée au mépris des grandeurs,
785 Et pour l’objet aimé, sans que rien les étonne,
Quitter parents, amis, sceptre, trône, couronne ;
Mais il est inouï peut-être avant ce jour
Qu’aucun ait immolé l’amour même à l’amour.
Pour consacrer mon nom au temple de mémoire,
790 C’est à moi que le Ciel en réservait la gloire,
Il la devait sans doute à ma fidélité,
Et j’ose jusques-là flatter ma vanité,
Que d’un effort si grand, si beau, si peu croyable,
S’il vous fit seule digne, il m’a fait seul capable.

ERIPHILE.

795 Au moins si tu me crois le courage si bas,
Que les seules grandeurs aient pour moi des appas,
Ces princes dont l’amour vient servir notre haine ;
Pouvaient par leur hymen me faire deux fois Reine,
Et préférer au leur celui d’un ennemi,
800 Ce n’est que te montrer généreux à demi.

CLÉOMÈNE.

Hélas ! Vous plaignez-vous de cette préférence
Quand ils n’ont rien en eux par-delà la naissance,
Rien dont un bon courage ait lieu d’être jaloux
Hors l’illustre projet de soupirer pour vous ?
805 Ayant à succomber sous un revers insigne,
Ma flamme a cru devoir ne céder qu’au plus digne,
Et je laisse, Madame, à juger qui des trois
A fait parler pour lui de plus nobles exploits.

ERIPHILE.

Souvent la renommée est mal instruite, ou flatte,
810 Et quoi qu’elle ait osé nous vanter Timocrate,
La vertu qui produit les exploits les plus grands
Est celle quelquefois qu’on punit aux tyrans,
Et c’est avec raison ce qu’en lui je soupçonne,
Si je veux m’arrêter aux marques qu’il en donne.

CLÉOMÈNE.

815 Aussi ne croyez pas que mon juste courroux
Ait vu sans s’indigner qu’il armât contre vous.
Pour savoir ses desseins, en prévenir la suite,
D’un zèle impatient je choisis la conduite,
Et quoi qu’un ordre exprès, connu dans chaque port,
820 De Crète aux étrangers eut défendu l’abord,
Je passais dans sa Cour plein de cette vengeance,
Que de ma passion pressait la violence.
Mais hélas ! Eus-je lieu de la précipiter,
Quand j’appris qu’il n’armait que pour vous mériter,
825 Et qu’une ardeur si belle échauffant son courage,
Je devais dans son coeur respecter votre image ?
J’avouerai plus encor, dussai-je me trahir :
Tout mon rival qu’il est, j’ai peine à le haïr,
Car comme enfin de soi le mérite est aimable,
830 Si quelque chose en moi vous paraît estimable,
Si ce zèle en mon coeur par la gloire produit
De quelque grandeur d’âme a mérité le bruit,
Il la possède toute, avec cet avantage
Qu’assis dedans un trône où brille son courage,
835 De ce premier éclat ses exploits revêtus
Donnent un double prix à ses moindres vertus.

ERIPHILE.

Et bien, sans respecter ton amour ni ta gloire,
Fais pour ce cher rival ce qu’on n’eut osé croire,
Et puisqu’en ta louange il trouve un faible appui,
840 Contre toi, contre moi, va combattre pour lui,
Tu me verras constante et fidèle en ma haine
Avouer hautement les serments de la Reine,
Encourager moi-même à mériter ma foi
Ceux que jusques ici j’ai dédaignés pour toi,
845 Et par un noble orgueil que la gloire autorise,
De ma main à tes yeux récompenser sa prise.
Quel triomphe de voir son sort précipité,
Confondant son orgueil, punir ta lâcheté,
Et dresser par l’éclat d’une seule victoire
850 De ton ingratitude un trophée à ma gloire !

CLÉOMÈNE.

Cessez de soupçonner de sentiments ingrats
Ce coeur qu’un rival touche et ne partage pas.
Puisque vous la voulez, sa perte est assurée,
Il ne peut l’éviter quand vous l’avez jurée,
855 J’y cours, et si pour lui mon zèle officieux
A tâché d’étaler son mérite à vos yeux,
Rendant à sa vertu ce tribut légitime
Je ne l’ai regardé que comme une victime,
Que mon amour soumis osant vous destiner,
860 Pour vous l’immoler mieux, a voulu couronner.

ERIPHILE.

Non, non, n’embrasse point une vertu contrainte.

CLÉOMÈNE.

Le respect me défend le murmure et la plainte,
Mais je veux que les Dieux, pour punir mes serments,
M’exposent chaque jour à de nouveaux tourments,
865 S’il est trône, grandeurs, que mon âme souhaite
À l’égal de vous voir souveraine de Crète,
Et si j’épargne rien, quoi que vous présumiez,
Pour en mettre dans peu la couronne à vos pieds.
Est-ce assez noblement répondre à votre haine ?

ERIPHILE.

870 Va, tu n’ignores pas ce qu’a promis la Reine,
Combats, vaincs, et sur tout n’expose pas ma foi
À refuser ailleurs ce qui n’est dû qu’à toi.

ACTE III §

SCÈNE I. §

ERIPHILE.

Quel sentiment confus et d’espoir et de crainte
Tient mes voeux tour à tour dans mon coeur suspendus ?
875 De quel bizarre sort l’injurieuse atteinte
Se plaît à les voir confondus ?
Tout mon sang s’émeut et s’altère
À songer que déjà peut-être on est aux mains.
Je sais que poursuivant la vengeance d’un père
880 La justice veut que j’espère,
Mais parce que j’aime, je crains.
Tu l’emportes, ô crainte, et ma raison te cède,
Si ce cruel combat satisfait mon devoir,
Ce coeur que malgré moi Cléomène possède
885 Ne s’en permet pas plus d’espoir.
Ainsi d’une image trop noire
Le seul péril qu’il court vient frapper mes esprits,
Et je regarde peu ce qui lui vient de gloire,
Quand il poursuit une victoire
890 Dont je ne puis être le prix.
Oui, c’est en vain pour lui que mon feu s’intéresse,
L’impérieux orgueil du trône qui m’attend?
À son plus doux appas vient opposer sans cesse
Ce qu’il a de plus éclatant.
895 D’une source si peu commune
Il sait tirer ce sang à qui je dois le jour,
Que dans cette grandeur à moi-même importune,
Pour devoir trop à la fortune,
Je n’accorde rien à l’amour.
900 Dure fatalité, dont l’ordre tyrannique
M’asservit en esclave à ce que je me dois,
Et qui sur mes désirs jette un joug magnifique
Dont l’éclat déguise le poids !
Que me sert-il qu’un diadème
905 D’un absolu pouvoir soit l’infaillible appui ?
Que me sert de mon rang la majesté suprême,
Si je ne puis rien pour moi-même
Lorsque je puis tout pour autrui ?
Ainsi, quand tu vaincrais, ne crois pas, Cléomène,
910 Que mon amour jamais s’ose expliquer pour toi,
Tu peux par ton mérite égaler une Reine,
Mais tu n’as pas le nom de Roi.
Ce défaut qui fait mon supplice
N’offre point de remède à mon coeur abattu,
915 Et tel est de mon sort le scrupuleux caprice,
Que je te fais une injustice
Par un principe de vertu.

SCÈNE II. Eriphile, Cléone. §

ERIPHILE.

Et bien, Cléone, enfin que devons-nous attendre ?
Qu’as tu su ? Qu’a-t-on fait ? Et que viens-tu m’apprendre ?

CLÉONE.

920 Un succès qui sans doute à nos voeux était dû,
L’orgueil de Timocrate enfin est confondu,
Et ce fameux héros, tout vaillant qu’il puisse être,
Doit craindre nos guerriers puisqu’il n’ose paraître,
Chacun d’eux à l’envi le défie au combat.

ERIPHILE.

925 Il agit plus en chef peut-être qu’en soldat,
Et ne pas s’exposer à ce premier orage,
Sans doute est moins défaut qu’adresse de courage.
Quelque raison l’oblige à réserver son bras.

CLÉONE.

Trasille prisonnier ne l’étonne donc pas ?

ERIPHILE.

930 Quoi, Trasille, Cléone ? Ô dieux, est-il croyable ?
Ce chef de son parti le plus considérable ?
Mais, Cléone, après tout, ce peut être un faux bruit.

CLÉONE.

Non, non, devant la Reine on l’a déjà conduit,
Où pour couvrir la honte où sa prise l’expose,
935 L’amour de Timocrate en est la seule cause
a-t-il dit, et sans doute on vainc malaisément,
Lorsqu’il se faut soumettre aux ordres d’un amant.
Sans oser attaquer réduits à nous défendre,
Vous nous offrez du sang que l’on craint de répandre,
940 Et l’espoir du triomphe est rarement permis
À qui veut épargner ses propres ennemis.

ERIPHILE.

Ainsi quand nous vaincrons, si nous l’en voulons croire,
À l’amour de son Roi nous en devrons la gloire,
Il arme contre nous, et nous veut épargner ?

CLÉONE.

945 Par ce respect peut-être il prétend vous gagner.

ERIPHILE.

Il n’y peut employer qu’un effort inutile.

CLÉONE.

Je le crois, mais, Madame, à parler de Trasille,
La curiosité touche peu votre coeur
De ne pas demander quel en est le vainqueur.

ERIPHILE.

950 Hélas, ! S’il était tel qu’il put flatter ma peine,
J’aurais ouï déjà le nom de Cléomène,
Et, comme à ses rivaux je crains de trop devoir,
Après Trasille pris je n’ai rien à savoir.

CLÉONE.

Au moins à son défaut, si j’ai su vous entendre,
955 Vous souhaitiez tantôt l’avantage à Nicandre,
Et c’est par sa valeur que Trasille soumis
Semble semer l’effroi parmi nos ennemis,
Leur courage déjà s’allentit par sa prise,
Et pour peu qu’aujourd’hui le ciel nous favorise,
960 J’ose presque augurer de ces premiers exploits
Que nous verrons dans peu la Crète sous vos lois.

ERIPHILE.

Avant que mon espoir sur ton zèle s’assure,
Apprenons si la Reine en avouera l’augure.

SCÈNE III. La Reine, Eriphile, Doride, Cléone. §

ERIPHILE.

Madame, enfin les Dieux se déclarant pour nous,
965 Semblent flatter nos maux d’un espoir assez doux.
Et j’allais vous jurer...

LA REINE.

Ah ma fille !

ERIPHILE.

Madame,
Que dois-je présumer du trouble de votre âme ?

LA REINE.

Que loin qu’un juste espoir puisse adoucir nos maux,
Je viens te préparer à des malheurs nouveaux.

ERIPHILE.

970 Quel changement soudain me défend que j’espère ?
La prise de Trasille est-elle imaginaire,
Ou pour nous accabler d’un plus rude revers,
Les Dieux par quelque traître ont-ils brisé ses fers ?

LA REINE.

Non, sa prison est sûre et je crains peu sa fuite,
975 Mais d’un combat funeste ignores-tu la suite ?

ERIPHILE.

Je n’ai rien su de plus.

LA REINE.

Lis dans mon désespoir
Ce qu’on me laisse encor à te faire savoir,
Et tâche à m’épargner la douleur de te dire
Que le ciel contre nous pour un tyran conspire.
980 D’abord Trasille pris semblait nous assurer
De tout ce que ma haine avait droit d’espérer,
Les siens que cette prise avait remplis d’alarmes
Ne s’offraient qu’en désordre à soutenir nos armes,
Quand pour chasser l’effroi dans leur parti semé
985 Timocrate paraît, superbement armé.
La visière abaissée il exhorte, il commande,
La nouvelle en est sue et la joie en est grande,
Les hauts cris que les siens en poussent jusqu’aux Cieux
Sont de notre malheur le présage odieux.
990 Nos princes pour voler où l’amour les engage
Quittent imprudemment leur premier avantage,
Et courant attaquer cet ennemi nouveau
Cresphonte le premier accroche son vaisseau,
Il saute dans son bord ; figure-toi le reste.
995 Il s’y donne un combat et sanglant et funeste ;
Soudain Léontidas jaloux de son bonheur
Brûle d’en partager le péril et l’honneur,
Mais il ne peut si tôt contenter son envie
Qu’il ne trouve déjà que Cresphonte est sans vie.

ERIPHILE.

1000 Il est mort ?

LA REINE.

Oui, ma fille, et pour comble de maux
Même sort attendait deux illustres rivaux,
Léontidas n’est plus.

ERIPHILE.

Que dites-vous, Madame ?

LA REINE.

Tous deux par Timocrate ont vu couper leur trame,
Et ce fier ennemi triomphe injustement
1005 De toute la fureur de mon ressentiment,
Vois dans un tel destin ce qui nous reste à craindre.

ERIPHILE.

Et pour eux et pour nous il est sans doute à plaindre,
Mais achevez de grâce après un tel malheur
Tous les nôtres, Madame, ont-ils manqué de coeur ?
1010 Laissent-ils sans obstacle échapper la victoire ?

LA REINE.

Nicandre avec éclat en dispute la gloire,
Et contre Timocrate il emploie à son tour
Ce qu’inspire aux grands coeurs et l’honneur et l’amour,
Mais comme sur lui seul tout l’État se repose,
1015 Son péril de mon trouble est la plus juste cause,
Outre qu’à ces sujets et d’alarme et d’effroi,
Cléomène... Mais Dieux, est-ce Arcas que je vois ?

SCÈNE IV. La Reine, Eriphile, Arcas, Doride, Cléone. §

LA REINE.

Et bien ? Arcas vient-il, après tant de disgrâces,
Nous expliquer du sort les dernières menaces ?

ARCAS.

1020 Madame, plût au Ciel qu’au prix de tout mon sang.

LA REINE.

La pitié fait outrage à celles de mon rang,
Parle, c’est trop tenir mon âme suspendue,
Ne me déguise rien, la bataille est perdue ?

ARCAS.

Oui, Madame, et jamais les destins conjurés
1025 Avec tant de fureur ne se sont déclarés ;
6
Contre nous Timocrate a paru comme un foudre,
Qui renverse, qui brise, et réduit tout en poudre,
Tous sous ses moindres coups sont tombés sans effort,
Et peu de nos vaisseaux ont regagné le port.

ERIPHILE.

1030 Ah Cléone !

LA REINE.

Gardez de rien faire paraître
Qui démente le sang dont on vous a vu naître,
Et refusant votre âme à des soupirs trop bas,
Si le sort vous trahit, ne vous trahissez pas.
À quoi que sa rigueur contre nous puisse atteindre,
1035 C’est la justifier que songer à s’en plaindre,
Et d’un trône où la gloire a toujours éclaté,
Par cet abaissement souiller la majesté.
Dans ces murs jusqu’au bout armés pour la défendre,
Tombons par son débris plutôt que d’en descendre,
1040 Et montrons qu’aux grands coeurs qui perdent tout espoir,
C’en est un assez grand que de n’en point avoir.

ARCAS.

Ce dessein serait beau, si le Ciel moins contraire
Ne découvrait pour nous qu’une haine ordinaire,
Mais ce qui des malheurs semble être le dernier,
1045 Nicandre...

LA REINE.

Que dis-tu ? Nicandre ?

ARCAS.

Est prisonnier.

LA REINE.

Achève, et dis qu’un traître, insolent dans sa haine,
Est prêt de s’assouvir par le sang de ta Reine.
Oui, pour vous satisfaire, ô mânes d’un époux,
Je destinais le sien comme digne de vous,
1050 Mais puisqu’en vain ma foi l’a cherché pour victime,
Le mien de mes serments doit expier le crime.
Sus donc, sans balancer un dessein glorieux,
De leur témérité faisons raison aux Dieux,
Sur ce peu de vaisseaux échappés de l’orage,
1055 Allons contre un tyran achever leur ouvrage,
Et du moins, sûrs du coup qui nous doit accabler,
Essayons en tombant de le faire trembler.
C’est là dans nos malheurs tout l’espoir qui nous reste.

ERIPHILE.

Quel espoir, dont l’effet n’a rien que de funeste ?
1060 Madame, au nom des Dieux que touchent vos serments,
Daignez de ce transport calmer les mouvements.
Trasille dans vos fers rompra ceux de Nicandre,
Ou si pour les briser il faut tout entreprendre,
Peut-être tous ces chefs qui lui servaient d’appui,
1065 Ne sont pas hors d’état de combattre pour lui.

LA REINE.

La surprise d’un coup que redoutait ma haine
Avait de mon esprit éloigné Cléomène,
Mais puis-je sans trembler m’informer de son sort.
Parlez, parlez, Arcas !

ARCAS.

Madame, on le croit mort.
1070 Au moins s’étant mêlé sans se faire connaître,
À nos yeux aussitôt il a su disparaître,
Et sans doute au combat il portait trop de coeur
Pour voir sans y périr Timocrate vainqueur.

LA REINE, à Ériphile.

Et bien, mon espoir cède à d’injustes alarmes ?

ERIPHILE.

1075 En de pareils malheurs le mien n’est plus qu’aux larmes,
Et pour vous les cacher je vais loin de vos yeux
En offrir le spectacle en sacrifice aux Dieux.

LA REINE.

Ah, loin que leur colère en puisse être apaisée...
Mais Dieux, que vois-je ? Arcas, m’aviez-vous abusée ?

SCÈNE V. La Reine, Nicandre, Arcas, Doride. §

NICANDRE.

1080 Non, Madame, et le sort qui me poursuit toujours
En me tirant des fers m’en donne de plus lourds.
De quelque doux espoir que mon retour vous flatte,
Aimerez-vous un bien qu’on doit à Timocrate,
Et vous résoudrez-vous dans un malheur si grand
1085 À vous servir d’un bras qu’un ennemi vous rend ?
M’ayant fait prisonnier, c’est lui qui me renvoie.

LA REINE.

Quelle amertume, ô dieux, versez-vous sur ma joie ?

NICANDRE.

Et je sens d’autant plus l’aigreur de ce revers
Que sans condition il a brisé mes fers,
1090 Jugez à quel effort tant de vertu m’engage.

LA REINE.

Quoi, de Trasille pris nous laisser l’avantage,
Et ne l’arracher pas à ce lâche destin
Qui d’un règne éclatant précipite la fin ?

NICANDRE.

Vous la craignez en vain si vous l’en pouvez croire.
1095 Ma prise avait à peine affermi sa victoire,
Que le combat cessé je prépare mon coeur
À tout ce que fait craindre un insolent vainqueur,
Quand un ordre secret que l’on semblait attendre,
Dans un léger esquif me force de descendre,
1100 Où pour en joindre un autre, ayant un peu ramé,
J’y vois le Roi de Crète encore tout armé.
Sitôt qu’il m’aperçoit il hausse la visière ;
Je découvre l’éclat d’une mine guerrière,
Et tel que sur un teint et vif et coloré
1105 La chaleur du combat ne l’a point altéré.
Nicandre, me dit-il, pour montrer à ta Reine
Que même je la veux respecter dans sa haine,
Si tant de sang versé ne la saurait finir,
Je lui redonne en toi de quoi la soutenir,
1110 Heureux si poursuivant mon premier avantage
De son trône et du mien je lui puis faire hommage,
Et si de son courroux désarmant la rigueur
Ma victoire aux vaincus fait souffrir le vainqueur.
Tandis, pour honorer qui cherche à me détruire,
1115 Vois que moi-même aux tiens j’ai voulu te conduire.
Nous voguons tant qu’enfin n’osant plus avancer,
Avant qu’on nous sépare, il me fait l’embrasser.

LA REINE.

Quoi, d’un faux sentiment l’indigne et basse amorce
Pour éblouir Nicandre a donc assez de force,
1120 Et ce trompeur appas l’a sitôt abattu
Qu’il nous vante pour vraie une ombre de vertu ?
Non, non, quoi que la tienne ait peine à s’en défendre,
Ne crois pas que jamais je m’en laisse surprendre,
Et que d’un ennemi l’audacieux espoir
1125 En séduisant ma haine ébranle mon devoir.
Ce coeur qu’il veut corrompre est trop haut pour souscrire
Au triomphe insolent où son orgueil aspire,
Et dans les sentiments où m’engage un époux,
Ce qu’il fait pour l’éteindre augmente mon courroux.
1130 Car enfin, quelque bien qu’aujourd’hui j’en reçoive,
Je le hais d’autant plus qu’il veut que je lui doive,
Et que sa tyrannie osant trop s’élever,
Jusques dans mon coeur même il cherche à me braver.
Oui, Dieux, de cet état protecteurs redoutables,
1135 Des serments violés vengeurs impitoyables,
Pour obliger ma haine à ne fléchir jamais,
Oyez-moi répéter ceux que j’ai déjà faits.
Tant que Reine en ces lieux j’aurai quelque puissance,
Si de hâter sa mort mon devoir se dispense,
1140 Puissent pour m’en punir vos foudroyants carreaux
Aux dernières horreurs exposer tout Argos,
Et par une vengeance aussi juste qu’entière
N’y laisser voir partout qu’un vaste cimetière.
Mais d’où vient ce grand bruit qui poussé jusqu’aux Cieux,
1145 Par des cris redoublés fait retentir ces lieux ?

DORIDE.

Madame, permettez pour vous tirer de peine...

SCÈNE VI. La reine, Nicandre, Cléomène, Arcas, Doride. §

LA REINE.

J’en connais le sujet en voyant Cléomène,
Il vit, il vit encor, et le peuple à le voir
Par ces marques de joie explique son espoir,
1150 De son retour sans doute il prend droit de renaître.

CLÉOMÈNE.

Il est vrai qu’à me voir sa joie a su paraître,
Mais, Madame, elle est due au surprenant revers
Qui sauvant cet état met Timocrate aux fers.

LA REINE.

Que dites-vous, ô dieux ?

CLÉOMÈNE.

Que de notre défaite
1155 J’ai su venger par là le malheur sur la Crète,
Et que pour vous laisser maîtresse de son sort,
Remis aux mains d’Iphite on le conduit au fort.

NICANDRE.

Quoi, vous l’auriez vaincu ?

CLÉOMÈNE.

Quand je n’osais le croire,
Les dieux ont à mon bras accordé cette gloire,
1160 Puisque voyant qu’en vain j’y ferais mes efforts,
La bataille perdue et les deux princes morts,
7
M’échappant vers le port, par un heureux rencontre
Dans un léger vaisseau le hasard me le montre,
Je le joins, et l’attaque avec tant de vigueur,
1165 Que surpris du péril qui menace un vainqueur,
Avant que dans sa flotte on puisse en rien apprendre,
Après quelque combat je l’oblige à se rendre.

NICANDRE.

Où ton trop de vertu t’a-t-il précipité,
Ô prince ? Ta prison vient de ma liberté.

LA REINE.

1170 Enfin, ma haine, enfin nous bravons la tempête,
Les Dieux m’ont exaucée, et ta victime est prête.
Ô vous, par qui le sort l’a soumise à mes lois,
Quel prix m’acquittera de ce que je vous dois ?

CLÉOMÈNE.

L’aveu d’un bel espoir, qui sur votre promesse
1175 Dans l’orgueil de ses voeux s’élève à la Princesse.

NICANDRE.

L’ambition déjà vous fait-elle ignorer
Qu’à moins d’être né Prince on n’y peut aspirer ?

CLÉOMÈNE.

Cette ambition même est un illustre signe,
Que ce que je suis né ne m’en rend pas indigne ;
1180 Et qu’il n’est point de Prince à qui l’éclat du sang
Ait dans toute la Grèce acquis un plus haut rang.

NICANDRE.

C’est sans doute en donner une preuve certaine,
Que venir sans armée au secours de la Reine ?

CLÉOMÈNE.

Rendre ses ennemis sous le nombre abattus
1185 N’est que l’effet commun des communes vertus,
Et sur cet avantage obtenir la victoire,
Si c’est vaincre en effet, c’est triompher sans gloire.
Quoi que montre un parti de faiblesse ou d’effroi,
Ce bras pour l’en chasser n’a besoin que de moi,
1190 Et du moins, mes exploits n’égalant pas les vôtres,
Je tiens tout de moi seul, et ne dois rien aux autres.

LA REINE.

Ils sont tels, Cléomène, ils sont tels que les Dieux
Ne désavoueraient pas un sang si glorieux.

NICANDRE.

Mais, Madame, est-ce lui que nous en devons croire ?

CLÉOMÈNE.

1195 Oui, puisque je l’assure après une victoire.
Qui dans le champ d’honneur tel qu’un Prince a paru,
Alors qu’il se dit l’être, est digne d’être crû ;
Non qu’il ne fût facile en me faisant connaître
D’étouffer un soupçon que l’envie a fait naître,
1200 Mais vouloir l’éclaircir quand mon bras le confond,
D’un doute injurieux c’est mériter l’affront.
Car enfin si j’avais une naissance ingrate,
Avant qu’entre vos mains remettre Timocrate,
Sur la foi des serments j’aurais pu m’assurer
1205 Le bonheur qu’un rival me défend d’espérer.
Ici leur sainteté les rend inviolables,
Mais un coeur généreux hait des ruses semblables.
D’un glorieux espoir dans mon âme adoré,
J’ai crû votre parole un garant assuré,
1210 Et lorsqu’à son effet comme Prince j’aspire,
Pour confirmer ce rang ma foi vous doit suffire.

LA REINE.

Il est juste, et l’État ne saurait faire un choix,
Qui dans leur majesté soutienne mieux ses lois.
Votre hymen fait leur gloire, et pour plus d’assurance
1215 Sur ces mêmes serments qui pressent ma vengeance,
J’atteste tous les dieux, qu’au temple, aux yeux de tous,
La princesse demain vous prendra pour époux.
Ne craignez pas plus loin que l’effet s’en recule,
Ou s’il vous peut encor rester quelque scrupule,
1220 Pour le mieux étouffer, venez avecque moi
L’assurer de vos soins et recevoir sa foi.

SCÈNE VII. Nicandre, Arcas. §

NICANDRE.

Quel coup de foudre, Arcas !

ARCAS.

Il est grand, il est rude.

NICANDRE.

Ô d’un coeur partagé mortelle inquiétude,
Que dans leurs intérêts engagent tour à tour
1225 Par un effort égal et l’honneur et l’amour !
Mais c’est trop écouter un amour qui nous flatte,
Satisfaisons l’honneur en sauvant Timocrate,
Quand je vois que j’en tiens et vie et liberté,
Songer à d’autres soins est une lâcheté.

ARCAS.

1230 L’effort dont sa vertu l’a fait pour vous capable,
Semble ici de la vôtre en attendre un semblable,
Mais si le délivrant je pouvais trouver jour
À servir votre honneur ensemble et votre amour ?

NICANDRE.

À quel frivole espoir veux-tu porter ma flamme ?

ARCAS.

1235 Je renferme, Seigneur, ce secret dans mon âme,
Et c’est par les effets que vous pourrez savoir
Ce qu’ose à votre gloire épargner mon devoir.

NICANDRE.

Pressé trop vivement d’une atteinte mortelle,
Sans rien examiner je laisse agir ton zèle ;
1240 Seulement pour hâter un glorieux dessein,
Viens prendre pour Iphite un ordre de ma main.

ACTE IV §

SCÈNE I. Nicandre, Arcas. §

NICANDRE.

Quoi, sans voir qu’à périr un tel refus l’expose,
Timocrate à sa fuite est le seule qui s’oppose ?

ARCAS.

Seigneur, je l’avouerai, j’appréhendais d’abord
1245 D’avoir peine à gagner le gouverneur du fort,
Quoi que de vos bienfaits Iphite soit l’ouvrage,
Un scrupule léger souvent lui fait ombrage,
Et s’agissant ici de délivrer un Roi,
Je craignais seulement l’obstacle de sa foi,
1250 Mais lorsque sa prison par lui nous est ouverte,
Voir ce Roi malheureux s’obstiner à sa perte,
C’est ce qui me confond, et le dernier effort
De ce que peut sur nous la malice du sort.

NICANDRE.

Pour couvrir ce refus encor que peut-il dire ?

ARCAS.

1255 Que pour sa liberté son coeur en vain soupire,
Puisqu’après la disgrâce où le Ciel l’a fait choir,
C’est de son seul vainqueur qu’il la peut recevoir.

NICANDRE.

Mais sait-il que sa prise importe à Cléomène,
Que son amour l’expose aux serments de la Reine,
1260 Et que même déjà le scrupule indiscret
D’un peuple trop timide ose en presser l’effet ?

ARCAS.

C’est par où j’ai tâché d’ébranler son courage,
Mais d’une haine injuste il veut forcer la rage,
Et voir si Cléomène osera dans ce jour
1265 Tirer du sang d’un roi le prix de son amour.

NICANDRE.

Ce n’est donc pas assez qu’une affreuse victoire
D’un bel espoir au mien ait défendu la gloire,
Si par un ennemi mon devoir combattu
Ne voit le sort jaloux confondre ma vertu.
1270 Il faut vaincre pourtant, retourne, emploie Iphite,
Joins ses efforts aux tiens, presse, agi, sollicite,
Et fais si bien qu’enfin Timocrate aujourd’hui
Daigne accepter de moi ce que je tiens de lui.

ARCAS.

Puis-je avec tant d’ardeur le forcer à se rendre,
1275 Si votre amour par là n’a plus rien à prétendre ?

NICANDRE.

Quoi ? Sa fuite aurait pu relever mon espoir ?

ARCAS.

Oui, s’il l’eut dans l’abord laissée en mon pouvoir,
Car j’avais fait déjà soupçonner à la Reine
Qu’elle hasardait trop à croire Cléomène,
1280 Et qu’un faux Timocrate entre ses mains remis
Pouvait surprendre un bien aux seuls Princes promis.
Ainsi dans ce refus d’éclaircir sa naissance,
Timocrate échappé par notre intelligence,
On n’aurait pas eu peine à lui persuader
1285 Que pour couvrir sa fourbe il l’eut fait évader.
Jugez lors quel espoir eut flatté votre flamme.

NICANDRE.

Qu’à ce lâche dessein j’eusse abaissé mon âme !
Non, Arcas, mon amour jaloux de son bonheur,
Peut attaquer son rang ; mais non pas son honneur.

ARCAS.

1290 Je sais que dès l’abord votre vertu sévère
Eut rompu ce projet à ne vous le pas taire,
Mais aussi je sais bien qu’en un pressant ennui
On doit souvent servir un prince malgré lui.
Cependant les soupçons où j’ai poussé la Reine,
1295 Au lieu de le détruire avancent Cléomène,
Puisque pour débrouiller le secret d’un tel sort,
On doit avoir déjà mené Trasille au fort,
Qui connaissant son roi va malgré mon adresse
À votre heureux rival assurer la Princesse.

NICANDRE.

1300 Souffrons ce dur revers, plutôt que consentir
Que ma vertu s’attire un honteux repentir,
Et que ton trop de zèle aux dépens de ma gloire
Impute à Cléomène une fausse victoire,
Si contre mon amour le destin irrité...
1305 Mais où porte Doride un pas précipité ?

SCÈNE II. Nicandre, Doride, Arcas. §

NICANDRE.

Parle, où vas-tu si vite ?

DORIDE.

Avertir la Princesse
Du plus noir attentat dont ait rougi la Grèce,
J’en crois à peine encor ce que mes yeux ont vu.

NICANDRE.

Il faut sauver l’État de ce coup imprévu !
1310 Dépêche, explique-toi.

DORIDE.

Seigneur, ce Cléomène
Dont l’orgueil aspirait au trône de la Reine,
De la haute vertu ce modèle parfait,
N’a pu si bien cacher ce qu’il est en effet,
Qu’en lui le juste ciel n’ait laissé reconnaître
1315 Un fourbe, un imposteur aussi lâche que traître.

NICANDRE.

Que m’apprends-tu, Doride ?

DORIDE.

Un secret éclairci
Qui perdait la Princesse, et vous perdait aussi.
On s’étonnait, Seigneur, au bonheur de nos armes,
De voir nos ennemis n’en prendre point d’alarmes,
1320 Et que dans leur parti le désordre et l’effroi
N’eut point encor suivi la prise de leur Roi.
Mais quelle crainte, hélas, troublerait leur victoire
Quand Cléomène à faux s’ose en donner la gloire,
Et que son artifice à la fin prévenu
1325 Sous les armes d’un Roi suppose un inconnu ?

NICANDRE.

Quoi, celui dont lui-même a vanté la défaite,
Le prisonnier du fort, n’est pas le Roi de Crète ?

DORIDE.

Non, Seigneur, mais l’appui d’un fourbe ambitieux
Dont on a convaincu l’imposture à mes yeux.
1330 Sur un confus murmure épandu par la ville
Qui veut qu’au prisonnier on confronte Trasille,
Quoi qu’en secret mon coeur en déplorât le sort,
Par curiosité j’ai voulu suivre au fort,
Où, pressé de douleur et trompé par ses armes
1335 Trasille à ses genoux allait porter ses larmes,
Lorsque levant les yeux il s’étonne de quoi
On lui montre pour Prince un sujet de son Roi.
Le prisonnier rougit, et de son artifice
Les signes qu’il lui fait donnant un clair indice,
1340 Quoi, dit alors Trasille, un traître, un imposteur,
S’ose dire vaincu sous le nom du vainqueur,
Et formant contre lui quelque trame secrète,
Ariston dans vos fers s’érige en Roi de Crète ?
Pour voir avec succès ce bruit partout semé,
1345 Son fantôme sans doute est assez bien armé,
Mais quel que soit l’auteur d’un si bas stratagème
J’en verrai rejaillir la honte sur lui-même,
Et de l’indigne affront d’une fausse prison,
Timocrate dans peu saura tirer raison.
1350 À ces mots, qui pour lui semblent un coup de foudre,
On voit le prisonnier ne savoir que résoudre,
Il demeure confus, et sa confusion
Servant à le convaincre en cette occasion,
Sur un aveu si fort dont la preuve est facile,
1355 À la Reine sur l’heure on remène Trasille.

NICANDRE.

Arcas, qui l’aurait cru ?

ARCAS.

L’ambition, Seigneur,
A de puissants attraits à chatouiller un coeur,
Et de l’espoir du trône exclus par sa naissance,
Cléomène...

DORIDE.

Seigneur, le voici qui s’avance,
1360 Vous-même sur sa fourbe essayez son esprit,
Je cours à la Princesse en faire le récit.

SCÈNE III. Nicandre, Cléomène, Arcas. §

NICANDRE.

Enfin par une voie illustre et peu commune
Le vaillant Cléomène a bravé la fortune,
Il la voit en esclave asservie à ses voeux.

CLÉOMÈNE.

1365 Je me plaindrais à tort de n’être pas heureux.

NICANDRE.

Ce choix dont va partout la gloire être semée
Sans doute aura rendu la Princesse charmée,
Son devoir lui doit être une assez douce loi ?

CLÉOMÈNE.

Du moins sans répugnance elle a reçu ma foi.

NICANDRE.

1370 Qui l’affermit au trône y mérite une place.

CLÉOMÈNE.

Elle me l’a promise, et de fort bonne grâce.

NICANDRE.

C’est le moins qu’elle doive à l’amour d’un héros.

CLÉOMÈNE.

Il n’a pas nuis peut-être aux intérêts Argos.

NICANDRE.

L’État qui balançait dessus le choix d’un maître
1375 Se plaint du long refus qu’il a fait de paraître,
Vous lui pouviez plutôt épargner ce souci.

CLÉOMÈNE.

J’eus mes raisons alors pour en user ainsi.

NICANDRE.

La couronne pourtant est toujours belle à prendre.

CLÉOMÈNE.

Je tâche à mériter avant que de prétendre.

NICANDRE.

1380 De ce que vous valez nous étions trop instruits.

CLÉOMÈNE.

Pas tant qu’il ne fallut montrer mieux qui je suis.

NICANDRE.

Dans vos premiers exploits éclate tant de gloire...

CLÉOMÈNE.

J’avais lieu de douter qu’on les en voulut croire.
Vous pouviez éclaircir le rang que vous tenez.

CLÉOMÈNE.

1385 La naissance est l’appui des courages mal nez.

NICANDRE.

Vous vous obstinez bien au secret de la vôtre ?

CLÉOMÈNE.

La conduite de l’un n’est pas celle de l’autre,
Et comme on peut agir par divers intérêts,
Selon l’occasion chacun a ses secrets.

NICANDRE.

1390 J’imaginais au vôtre un peu moins d’importance.

CLÉOMÈNE.

Peut-être qu’elle va plus loin que l’on ne pense.

NICANDRE.

La Reine vous doit trop pour rien examiner.

CLÉOMÈNE.

J’ai fait ce que l’honneur me semblait ordonner.

NICANDRE.

Timocrate sans vous aurait bravé sa haine.

CLÉOMÈNE.

1395 Timocrate avait lieu de craindre Cléomène.

NICANDRE.

Vous lui cachiez sans doute un dangereux rival.
Mon amour en effet lui peut être fatal.

NICANDRE.

Triompher d’un vainqueur est une gloire extrême.

CLÉOMÈNE.

Je n’en croirais pas moins à se vaincre soi-même.

NICANDRE.

1400 Ainsi, vos feux payés, il vous serait bien doux
Que la Reine daignât étouffer son courroux,
Pardonner à ce Roi que votre amour lui livre ?

CLÉOMÈNE.

De pareils sentiments sont toujours beaux à suivre.

NICANDRE.

Nous parlerons pour lui si c’est vous obliger.

CLÉOMÈNE.

1405 Mes voeux dans son destin se laissent partager,
Et c’est de la Princesse ou propice ou cruelle...
Mais la voici.

NICANDRE.

Seigneur, je vous laisse avec elle,
Car enfin je sais trop le respect que je dois
À celui, que les Dieux m’ont destiné pour roi.

SCÈNE IV. Eriphile, Cléomène, Cléone. §

CLÉOMÈNE.

1410 Que vois-je qui m’alarme, ô divine Princesse ?
Aurais-je quelque part dans l’ennui qui vous presse,
Et dois-je appréhender de mon mauvais destin,
Que Cléomène heureux ait causé ce chagrin ?
D’où peut-il être né quand la joie est publique ?

ERIPHILE.

1415 Souffrez une demande avant que je m’explique.
Votre courage est grand, et la prise d’un Roi
Par vous de tout l’État vient de chasser l’effroi.
Mais quoi qu’il se promette après cette victoire,
Vous-même assurez-moi de ce que j’en puis croire,
1420 Et si je dois en vous, son vaillant protecteur,
Admirer un héros ou craindre un imposteur ?

CLÉOMÈNE.

Madame, qui vous donne un soupçon qui m’outrage ?

ERIPHILE.

Un bruit fortifié d’un puissant témoignage.
Purgez-vous d’un faux Roi que pour nous abuser
1425 Sous un feint équipage on vous fait supposer,
Parlez, et dut ma gloire en demeurer ternie,
Je vous en croirai seul, est-ce une calomnie ?
Et l’éclat d’un hymen qui vous doit rendre heureux,
Fournit-il à l’envie un trait si dangereux ?
1430 Dépêchez, Cléomène, il est temps de répondre,
Tu te tais ; c’en est trop, lâche, pour te confondre,
Ton désordre t’accuse, et je vois trop pourquoi
Tu voulais de ton rang être crû sur ta foi.

CLÉOMÈNE.

Je suis surpris sans doute, et toute mon adresse
1435 Ne peut cacher mon trouble aux yeux de ma Princesse,
Non qu’alors qu’un faux bruit m’ose calomnier
Il ne me soit aisé de me justifier,
Car il n’est pas si vrai que je suis Cléomène,
Qu’il l’est que j’ai livré Timocrate à la Reine,
1440 Qu’un succès favorable a rempli son espoir,
Et qu’elle a sur sa vie un absolu pouvoir.
Mais ce qui fait ma peine et mes inquiétudes,
C’est de vous voir pour lui des sentiments si rudes
Que je n’ose espérer qu’un généreux effort
1445 Vous fasse plaindre au moins le malheur de sa mort.

ERIPHILE.

Quoi, de celle d’un père un ennemi coupable
D’une lâche pitié m’éprouverait capable ?

CLÉOMÈNE.

Hélas !

ERIPHILE.

Achève, parle, explique tes soupirs.

CLÉOMÈNE.

Comment les expliquer s’ils choquent vos désirs ?
1450 L’ardeur qu’à vous servir mon courage déploie,
Fait sans doute et mes soins et ma plus forte joie ;
Mais quoi que mon amour l’ait toujours su borner
À l’aveu glorieux qu’on vient de me donner,
Un reproche secret que malgré moi j’écoute,
1455 M’arrête incessamment sur le prix qu’il me coûte,
Aux aveugles désirs d’un transport furieux
Il m’a fait immoler un Roi victorieux,
Et cet effort est tel qu’à l’avoir su comprendre
Vous m’auriez moins poussé peut-être à l’entreprendre.

ERIPHILE.

1460 Ne crois pas ton orgueil jusques à te flatter
D’un aveu qu’en effet tu n’oses mériter ;
Ce coeur qui voit le tien et lit dans ta pensée,
Ne peut être le prix d’une vertu forcée ;
Rencontrer par hasard et triompher d’un Roi,
1465 C’est ce qu’un autre heureux aurait fait comme toi :
Mais en faire éclater le remords qui t’accable,
C’est une lâcheté dont toi seul es capable.

CLÉOMÈNE.

Et bien, à ce reproche osez vous emporter,
Mais apprenez par où je l’ai pu mériter.
1470 Je suis lâche, il est vrai, moi-même je m’accuse,
Non pour ce faux remords dont l’erreur vous abuse,
Mais pour avoir souffert que ce coeur amoureux
Abusât du respect d’un roi trop malheureux.
Car puisqu’un tel secret ne saurait plus se taire,
1475 C’est lui qui par sa prise a cherché de vous plaire,
Et quel que sûr qu’il soit de perdre ici le jour,
Il est moins prisonnier de guerre que d’amour.
Sitôt qu’il m’a connu, triomphe, Cléomène,
M’a-t-il dit, sans combat ta victoire est certaine,
1480 La Princesse a donné l’arrêt de mon trépas,
Je la respecte trop pour n’y souscrire pas,
Et si j’ai pu d’abord suivre une ardeur contraire,
De deux rivaux haïs j’ai voulu la défaire ;
Mais ce courroux contr’eux dans mon coeur allumé,
1485 Ne peut avoir d’effet contre un rival aimé.
Ah, Princesse.

ERIPHILE.

Poursuis, renonce à ta victoire,
Tâche sur ton rival d’en répandre la gloire,
Et me le faisant voir par soi-même vaincu,
Rends-le digne d’un prix qui t’était si mal dû.

CLÉOMÈNE.

1490 Ce prix n’en peut avoir, mais si pour y prétendre,
Le mérite assez loin de soi pouvait s’étendre,
Le ciel qui fait les rois n’en voit point aujourd’hui,
Qu’en un si haut espoir il soutint mieux que lui.

ERIPHILE.

Va, ta louange est froide, et puisque ta faiblesse
1495 À louer ton rival lâchement s’intéresse,
Je te veux faire voir pour combler tes souhaits
Que je sais mieux encore louer que tu ne fais.
De tout ce qu’a d’éclat la grandeur de courage,
Timocrate lui seul possède l’avantage.
1500 Comme il sait avec gloire en régler la chaleur,
Sa prudence est toujours égale à sa valeur,
Partout il fait briller une vertu parfaite,
Il est illustre et grand, mais il est Roi de Crète,
Et pour moi sa naissance est un crime si noir,
1505 Que sa mort de mes voeux est le plus doux espoir.

CLÉOMÈNE.

Et bien, Madame, et bien, il faut les satisfaire,
De ce Roi malheureux la perte vous est chère,
Et votre aveugle haine attachée à son rang
Brûle d’en voir le crime effacé dans son sang.
1510 Vous l’y verrez, Madame, et ma triste victoire
D’un spectacle si doux vous assure la gloire,
Mais les dieux permettront pour flatter ses malheurs,
Que malgré vous sa mort vous coûtera des pleurs,
Et qu’enfin votre coeur mieux instruit dans sa haine,
1515 D’un amour qui le perd haïra Cléomène.

ERIPHILE.

Oui, puisque cet ingrat s’obstine à se trahir,
Timocrate en effet me le fera haïr,
Non, comme tu le crois d’avoir livré sa tête
À la juste vengeance où tout l’État s’apprête,
1520 Mais de s’être rendu, pour trop plaindre son sort,
Indigne que mon coeur soit le prix de sa mort.
C’en est assez, adieu, je vois venir la Reine,
Tu peux de ma colère appeler à sa haine.

SCÈNE V. La Reine, Cléomène, Arcas, Doride. §

LA REINE.

La princesse paraît s’éloigner en courroux.
1525 A-t-elle quelque lieu de se plaindre de vous ?
Cléomène, parlez, vous en savez la cause ?

CLÉOMÈNE.

Oui, Madame, je sais le crime qu’on m’impose,
Mais si mon feu déplaît, on montre un coeur bien bas
À publier de moi ce que l’on ne croit pas,
1530 Et c’est sans doute user d’une mauvaise adresse
Que noircir mon honneur pour m’ôter la Princesse.

LA REINE.

Non, Cléomène, non, la Princesse est à vous,
Ayant reçu sa foi vous êtes son époux
Et tout ce que le temple a de cérémonies
1535 Ne rendra pas demain vos âmes mieux unies,
Nous devons par respect ce dehors à nos Dieux,
Mais à l’ambition il faut fermer les yeux.
Ce bonheur souhaité, cet hymen qui vous flatte,
N’est dû qu’au seul vainqueur du Prince Timocrate,
1540 Et la foi dont les noeuds ont pour vous tant d’appas
Demeure sans effet si vous ne l’êtes pas.

CLÉOMÈNE.

Quoi, ce n’est point assez pour vous le faire croire
Que la mienne à l’État répond de ma victoire ?
Ces exploits renommés des coeurs nobles et grands
1545 D’une entière vertu sont d’illustres garants,
Et ce serait un monstre horrible en la nature
De voir la valeur jointe avecque l’imposture.

LA REINE.

Toutefois un témoin assez digne de foi
Dans votre prisonnier ne connaît point de Roi.

CLÉOMÈNE.

1550 Ce témoin, quel qu’il soit, le pourrait mal connaître.

LA REINE.

Quoi donc ? Trasille enfin ne connaît point son maître ?

CLÉOMÈNE.

Trasille ! Il le connaît et ne peut s’abuser.
Mais je le confondrais s’il ose m’accuser,
C’est à quoi je m’engage.

LA REINE.

Allez, qu’on nous l’amène,
1555 Arcas, il attend l’ordre en la chambre prochaine.
Arcas sort.
Votre entreprise est grande et j’en tremble pour vous.

CLÉOMÈNE.

C’est ce que le succès va régler entre nous.

LA REINE.

Vous avez tous mes voeux, mais je ne puis comprendre
Ce qu’à nous abuser Trasille peut prétendre,
1560 Car d’espérer par là voir son Roi relâché...

CLÉOMÈNE.

Nous en éclaircirons le mystère caché.

LA REINE.

Il s’avance, et déjà je l’entends qui murmure.

SCÈNE VI. La Reine, Cléomène, Trasille, Arcas, Doride. §

TRASILLE.

Quoi, Madame, on persiste en la même imposture ?
On ose soutenir qu’on ait vaincu mon roi,
1565 Qu’il soit entre vos mains ?

CLÉOMÈNE.

Oui, Trasille, et c’est moi.
Vous même oserez-vous soutenir le contraire ?
Parlez, il n’est plus temps, Trasille, de vous taire,
Ai-je trompé la Reine, et trahi son espoir
Jurant que Timocrate était en son pouvoir ?

LA REINE.

1570 Trasille, répondez !

TRASILLE.

Ah ! Coupable Trasille.

CLÉOMÈNE.

Non, non, il faut parler, la feinte est inutile.

LA REINE.

Le silence, d’un fourbe est l’ordinaire appui,
Qui des deux m’a trompée ? Est-ce vous ? Est-ce lui ?

CLÉOMÈNE.

Ah c’en est trop enfin, parlez.

TRASILLE.

Je me retire,
1575 Et n’en ai que trop dit pour avoir rien à dire.
Mais si j’ai découvert ce qu’il fallait cacher,
Vous aurez peu, Seigneur, à me le reprocher.

SCÈNE VII. La Reine, Cléomène, Arcas, Doride. §

LA REINE.

Qu’ai-je ouï dont mon coeur n’ose avouer ma haine ?

CLÉOMÈNE.

Ce que veut encor mieux expliquer Cléomène.
1580 Enfin, Madame, enfin c’est trop dissimuler
Un secret, que l’honneur me force à révéler,
Après tant de contrainte il est temps qu’il éclate,
Cléomène n’est plus, connaissez Timocrate,
Ce roi qui pour vous plaire et vainqueur et vaincu,
1585 Vous vient faire raison du trop qu’il a vécu.
Pour rendre à mon amour votre haine propice
J’ai d’un fantôme vain emprunté l’artifice.
C’est par mon prisonnier que Nicandre abusé
A pris pour Timocrate un vainqueur supposé,
1590 Et qu’avec ce fantôme ayant changé mes armes,
Ma fausse prise aux miens n’a point causé d’alarmes.
Mais le vrai Roi de Crète enfin vous est remis :
Sa vie est en vos mains, et tout vous est permis.

LA REINE.

Quoi, d’un espoir si doux c’est donc ici la suite ?
1595 Trop favorables Dieux où m’avez-vous réduite ?
Je me perds, je m’égare, et mon devoir confus
Tremble dans ce qu’il ose ou ce qu’il n’ose plus.
Ô devoir, ô vengeance, ô serment téméraire !
N’ai-je engagé le Ciel à servir ma colère,
1600 Que pour lui voir offrir à mon coeur alarmé
Timocrate haï dans Cléomène aimé ?
Fatal accablement d’une illustre famille !
Puis-je donner la mort à qui je dois ma fille,
Ou si je suis contrainte à ce funeste effort,
1605 Puis-je donner ma fille à qui je dois la mort ?
Ô voeux trop exaucez ! La haine qui m’anime
Dans une seule tête a trop d’une victime,
Je perds ce que pour moi mon courroux a d’appas,
Et pour me trop venger, je ne me venge pas !

CLÉOMÈNE reconnu pour TIMOCRATE.

1610 Quoi, Madame, est-ce ainsi que votre âme surprise
S’ose plaindre du Ciel quand il vous favorise ?
Le sang d’un ennemi qui bornait ce courroux
Était une victime indigne d’un époux,
Et par une bonté que vous n’osiez attendre
1615 Pour lui plus immoler il l’a fait votre gendre.
Sacrifiez sans peine à son sang épandu
Celui que dans le sien vous avez confondu,
Et vengez, en ôtant un époux à sa fille,
Le malheur de sa mort sur sa propre famille.

LA REINE.

1620 Oui, quand de mes serments l’inviolable foi
Se pourrait affranchir de ce que je lui dois,
L’on me verrait sur vous d’une seconde offense
Par mon propre intérêt, poursuivre la vengeance.
Vous avez su forcer ma haine à se trahir,
1625 Vous m’avez fait aimer ce que j’ai crû haïr,
Et mon coeur doit venger cette haine trompée
De ce qu’il sent sur lui de tendresse usurpée ;
Les Dieux dont l’intérêt fait agir mes serments
En agréeront l’effet sur de tels sentiments,
1630 Et dans cette vengeance où par eux je m’engage
Mon époux avec lui souffrira ce partage.

CLÉOMÈNE reconnu pour TIMOCRATE.

Ils sont justes, Madame, et leur sévérité,
Fait grâce encor sans doute à ma témérité.
Mais s’il vous faut mon sang pour réparer l’offense
1635 D’avoir fait malgré vous trembler votre vengeance,
J’ai l’avantage au moins qu’en me privant du jour
Votre haine est forcée à payer mon amour,
Et que, quoi qu’un époux à ma perte l’anime,
Vous m’aurez fait son fils avant que sa victime.

LA REINE.

1640 Et bien, puisque ce titre a charmé votre coeur.
Vous en aurez demain la funeste douceur.
Arcas, pour empêcher l’alarme dans la ville,
Qu’on le tienne en lieu sûr séparé de Trasille !

ARCAS.

Seigneur, c’est à regret...

CLÉOMÈNE reconnu pour TIMOCRATE.

Marchons sans discourir,
1645 Qui peut chercher la mort ne craint pas de mourir.

ACTE V §

SCÈNE I. Eriphile, Cléone. §

CLÉONE.

Oui, Madame, dès hier la nouvelle en est sue,
Mais je la vois partout si lâchement reçue,
Qu’à moins d’y faire naître un obstacle plus fort,
L’alarme qu’elle cause avancera sa mort.

ERIPHILE.

1650 Quoi donc ? Ce peuple ingrat perd déjà la mémoire
Que c’est de ce héros qu’il tient toute sa gloire,
Et que sans son secours peut-être qu’à leur choix
Chez les Messéniens nous prendrions des Rois ?

CLÉONE.

L’effroi qu’il a conçu des serments de la Reine
1655 Ne lui laisse plus voir ce qu’a fait Cléomène,
Et sans doute on le vainc assez malaisément
Quand le respect des Dieux en est le fondement.
Pour peu que l’on diffère à leur offrir sa tête,
Il croit voir leur vengeance à tonner toute prête,
1660 Et dans cette frayeur qu’on ne peut modérer,
Les plus zélés pour lui n’osent que soupirer.
Mais ce qu’on vient d’apprendre et qui plus l’épouvante,
L’ennemi cette nuit a fait une descente,
Et l’avis qu’on en a lui faisant présumer
1665 Qu’il nous veut investir et par terre et par mer,
Ce peuple qu’un faux zèle aveuglément anime,
Pour apaiser le Ciel demande sa victime.

ERIPHILE.

Rigoureuse demande et zèle criminel !
C’était peu qu’être ingrat, il veut être cruel.
1670 Mais la Reine, Cléone, à quoi se résout-elle ?

CLÉONE.

Elle accuse avec vous la fureur de ce zèle,
Et fait connaître assez quel est son désespoir
De n’avoir pas laissé sa haine en son pouvoir,
Mais d’une exacte foi comme elle doit l’exemple,
1675 Pour votre hymen promis tout se prépare au temple,
Où sans l’avis reçu des complots de la nuit,
Déjà le Roi de Crète aurait été conduit.

ERIPHILE.

Ah, si de cet hymen dépend le sacrifice,
Où d’un serment fatal l’expose l’injustice,
1680 Ne crois pas que jamais ni le fer ni le feu
M’en puissent arracher le sacrilège aveu.
Ce coeur dont on l’attend doit trop à Cléomène,
Pour rendre mon amour ministre de la haine,
Et des Dieux indignés l’implacable courroux
1685 Peut perdre Timocrate et non pas mon époux.
Mais puisqu’enfin du peuple on ne doit rien attendre,
Pour le dernier secours espérons en Nicandre,
S’il a de la vertu, comme il peut tout ici...

CLÉONE.

Vous pouvez l’éprouver, Madame : le voici.

SCÈNE II. Eriphile, Nicandre, Cléone. §

ERIPHILE.

1690 Nicandre, m’aimes-tu ? La fortune publique
Me fait t’en demander une preuve héroïque,
Digne de ton grand coeur, digne de ta vertu,
Réponds sans balancer, Nicandre, m’aimes-tu ?

NICANDRE.

Hélas ! Si cet amour avait de quoi vous plaire,
1695 Vous n’auriez pas un doute à mes voeux si contraire.
Un amant, quoi qu’il fasse à cacher son tourment,
Quand il n’est point haï paraît toujours amant,
Pour peindre d’un beau feu les ardeurs innocentes
Ses moindres actions ont des couleurs parlantes,
1700 Dont l’éclat jusqu’au coeur en portent les appas,
Qui ne les ressent point ne les approuve pas.

ERIPHILE.

Le trouble où tu me vois me laisse peu comprendre
Ce qu’une telle plainte a crû me faire entendre :
Mais enfin si tes voeux furent jamais pour moi,
1705 Souffre à ton propre honneur de séduire ta foi.
Soit que dans ce héros qu’ose perdre la Reine,
Il t’offre Timocrate ou montre Cléomène,
Sans noircir cet honneur d’un reproche fatal,
Tu n’y saurais plus voir ennemi ni rival.
1710 Tous deux à sa défense intéressent ta gloire,
À l’un tu dois la vie, à l’autre une victoire,
Et si tu crains les noms et de lâche et d’ingrat,
Perdras-tu ton vainqueur, et l’appui de l’État ?
Car le pouvoir sauver et souffrir qu’il périsse,
1715 C’est de son mauvais sort te déclarer complice.
Parle, et sans perdre temps à faire le surpris,
Ou refuse, ou reçois mon estime à ce prix.

NICANDRE.

Le ciel sait à quel point cette estime m’est chère,
Mais pour la mériter je sais ce qu’il faut faire,
1720 Et quoi que ce désir ait sur moi de pouvoir,
J’aime toujours Argos et connais mon devoir.

ERIPHILE.

Ah, si tu le connais, songe que Cléomène...

NICANDRE.

Mais, Madame, son sort est aux mains de la Reine,
Et pour changer l’arrêt qui l’expose à périr,
1725 Ce n’est qu’à sa pitié qu’il vous faut recourir.

ERIPHILE.

Veux-tu que violant un serment trop funeste,
Elle attire sur nous la colère céleste ?

NICANDRE.

Et voudriez-vous aussi que pour vous obéir,
Devant tout à l’État, j’osasse le trahir ?

ERIPHILE.

1730 Si son intérêt seul à ce refus t’engage,
Tu manques de lumière à voir son avantage.
Ces murs qu’un triste sort prive de combattants
Ne sont pas en état de résister longtemps,
Déjà de tous côtés l’ennemi nous assiège ;
1735 Et si le sang d’un Roi n’a point de privilège,
La mort de Timocrate irritant sa fureur
Fera de tout Argos un théâtre d’horreur.

NICANDRE.

L’on vous donne, Madame, une alarme inutile.
Si l’ennemi par terre ose attaquer la ville,
1740 Quatre mille soldats, que je viens de placer,
Jusques dans ses vaisseaux sauront le repousser.

ERIPHILE.

Va, lâche, malgré toi je vois ce qui t’anime,
De mon coeur engagé ton amour fait un crime,
Et ton rival détruit tu t’oses figurer
1745 Que ton orgueil au trône aura droit d’aspirer,
Mais quand dans son malheur je serais assez lâche
Pour n’oser par mon sang en effacer la tache,
Quel que soit ton espoir, ne crois pas que ma foi
Jamais pour t’y placer s’abaissât jusqu’à toi,
1750 Avant que d’en souffrir la coupable pensée,
Aux plus indignes lois je me verrais forcée,
Et choisirais des fers plutôt que me charger
D’un sceptre qu’avec toi je dusse partager.

NICANDRE.

Le dessein que mon coeur fit toujours de vous plaire,
1755 M’oblige à respecter jusqu’à votre colère,
Ma présence l’aigrit, et c’est blesser vos yeux
Que ne leur pas ôter un objet odieux.
Mais si de cette aigreur je souffre l’injustice,
Elle pourra se rendre à quelque grand service,
1760 Et je dois craindre peu qu’elle puisse éclater
Quand je soutiens un trône où vous devez monter.

SCÈNE III. Eriphile, Cléone. §

ERIPHILE.

Cléone, as-tu compris jusqu’où va ma disgrâce ?

CLÉONE.

Je vois tant d’injustice en tout ce qui se passe,
Que le ciel s’obstinant à croître vos ennuis,
1765 Soupirer et vous plaindre est tout ce que je puis.

ERIPHILE.

Ta plainte bien plutôt est due à Cléomène,
Dont l’amour... mais, ô Dieux, est-ce lui qu’on amène ?
Mes larmes pour le moins avaient eu le pouvoir
D’empêcher jusqu’ici qu’on ne me le fit voir,
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1770 Mais las ! On les néglige, et l’on veut que sa vue
Joigne un nouveau supplice au tourment qui me tue.

SCÈNE IV. Timocrate, Eriphile, Cléone. §

TIMOCRATE.

Madame, après mon sort pleinement éclairci,
En quelle qualité dois-je paraître ici ?
Timocrate aurait-il mérité tant de haine
1775 Qu’il eut de votre coeur effacé Cléomène,
Et ce coeur de bonté pour lui si prévenu
L’est-il moins pour un roi que pour un inconnu ?

ERIPHILE.

Ah, puisque ma douleur est forcée à paraître,
Pourquoi, Prince, pourquoi vous ai-je pu connaître ?
1780 Par vous toujours du sort la funeste rigueur
A contre mon devoir fait révolter mon coeur.
Ce devoir autrefois l’empêchant de se rendre,
Pour aimer Cléomène il ne le pût entendre,
Et maintenant encor, quoi qu’il ose tenter,
1785 Pour haïr Timocrate il ne peut l’écouter.

TIMOCRATE.

Quoi qu’ordonnent les Dieux je n’ai donc rien à craindre,
Princesse, mon destin est trop beau pour m’en plaindre,
Et sans murmure aucun je m’en verrais trahi
Si je meurs assuré de n’être point haï.

ERIPHILE.

1790 Hélas ! Pour en avoir la fatale assurance
Fallait-il assouvir une aveugle vengeance,
Et sans perdre un héros si grand, si renommé,
Ne pouviez-vous savoir si vous étiez aimé ?

TIMOCRATE.

Pour le mieux découvrir que pouvais-je plus faire ?
1795 J’ai su passer deux fois dans le parti contraire,
Deux fois ma passion par un discours trompeur
Vous nommant Timocrate a sondé votre coeur,
Avant que de combattre et depuis ma victoire
J’ai fait agir pour lui tout l’éclat de sa gloire,
1800 Mais loin que mon adresse ait rien gagné sur vous
J’en ai vu redoubler deux fois votre courroux,
Et deux fois votre coeur, trop rempli de sa haine,
La faire rejaillir jusques sur Cléomène.

ERIPHILE.

Aussi qui l’aurait crû qu’un nom si glorieux
1805 Eut caché si longtemps Timocrate à nos yeux,
Et qu’après un serment que la vengeance anime,
Lorsqu’il m’en sait le prix, il s’en fit la victime ?

TIMOCRATE.

Quand par ce seul moyen il vous peut acquérir,
Vous voulez qu’il le sache et qu’il n’ose mourir ?

ERIPHILE.

1810 Hélas ! Dans ce dessein quelle est son injustice !
En étant seul coupable il me rend sa complice,
Et dans mon ennemi confondant mon amant,
Fait un crime pour moi de mon aveuglement.
Ah, Prince, se peut-il que vous m’ayez aimée ?

TIMOCRATE.

1815 Mais plutôt votre haine est-elle confirmée
Jusqu’à vouloir encor par un dernier effort,
Doutant de mon amour, que je perde ma mort ?

ERIPHILE.

Comment n’en point douter, quand cet amour s’obstine
Par un projet funeste à chercher sa ruine,
1820 Et qu’enfin Timocrate aux dépens de mon coeur
Pour s’en trop défier s’immole à mon erreur ?

TIMOCRATE.

Ah, que vous savez mal connaître votre haine,
De la croire étouffée en ce coeur qu’elle gêne !
Ces tendres sentiments qu’il vient de mettre au jour
1825 Sont dûs à la pitié bien plutôt qu’à l’amour.
À voir un ennemi plongé dans la disgrâce
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La plus âpre fureur s’alentit et se lasse,
Et lorsque ses transports vont être satisfaits,
Si la cause en est chère, on en plaint les effets.
1830 Mais tous ces mouvements où la pitié nous mène
Éblouissent bien plus qu’ils n’éteignent la haine,
Et sans doute aujourd’hui Timocrate opprimé,
S’il n’était malheureux, ne serait pas aimé.

ERIPHILE.

Que vous êtes cruel de joindre encor l’offense...

CLÉONE.

1835 Madame, j’aperçois la Reine qui s’avance.

SCÈNE V. La Reine, Timocrate, Eriphile, Doride, Cléone. §

LA REINE.

L’on nous attend au temple, où tout est préparé.
L’hymen va vous unir, vous l’avez désiré.
S’il est de votre amour le plus digne salaire
J’en ai donné parole, il faut y satisfaire,
1840 Et pour fuir le parjure, accomplir hautement
L’irrévocable arrêt d’un aveugle serment.

TIMOCRATE.

Par quels voeux reconnaître une faveur si rare ?

LA REINE.

Vous me devrez bien plus si mon coeur se déclare,
Et s’il ose pour vous jusques-là se trahir,
1845 Qu’il montre aimer encor ce qu’il devrait haïr.
Car enfin si je dois ma fille à Cléomène
Je dois en même temps Timocrate à ma haine,
Et plaindre l’un heureux, c’est montrer qu’en effet
Malgré ce fier devoir je perds l’autre à regret.

TIMOCRATE.

1850 Le bonheur qui m’attend a pour moi trop de charmes,
Pour relâcher mon coeur à d’indignes alarmes,
Allons, Madame, allons, c’est trop le reculer !

ERIPHILE.

Ah, Prince, et c’est à moi que vous croyez parler ?
Ce n’est donc pas assez du malheur qui m’accable
1855 Si d’un serment fatal je ne me rends coupable,
Et vous osez penser qu’en vous donnant la main
J’irai fournir des traits à vous percer le sein ?
Voyez-vous ce qui suit un hymen si funeste ?

TIMOCRATE.

L’honneur m’en est trop cher pour redouter le reste.

ERIPHILE.

1860 Et pour vous et pour moi je m’y dois opposer.

TIMOCRATE.

Auriez-vous la rigueur de me le refuser,
Et le nom d’ennemi dont il me justifie
Ayant toujours souillé la gloire de ma vie,
Par ce refus cent fois plus cruel que mon sort
1865 Voudriez-vous ternir la gloire de ma mort ?

ERIPHILE.

Ces serments, dont les Dieux font répondre la Reine,
Ne vous doivent pas moins qu’ils doivent à sa haine,
Et l’on ne peut sans crime offrir à leur courroux
Le sang d’un ennemi qu’il ne soit mon époux.

TIMOCRATE.

1870 Si je ne le suis pas, à quoi donc vous engage
Cette foi dont la vôtre honora hier l’hommage ?

ERIPHILE.

À ne pouvoir ailleurs disposer de mes voeux.
Mais l’hymen seul a droit d’en étreindre les noeuds
Et c’est au temple seul qu’avec pleine assurance
1875 Le ciel peut l’achever si la foi le commence.

LA REINE.

Ô combat, ô dispute, où mon coeur étonné
Se sent pour l’un et l’autre également gêné !
Le ciel n’a-t-il rendu ma haine nécessaire
Qu’afin de lui soumettre une tête si chère,
1880 Et le sang que je dois à mes tristes malheurs
Ne le puis-je verser sans répandre des pleurs ?
Mais où chercher ce sang qu’il faut enfin répandre ?
Je n’ai point d’ennemi si je me dois un gendre,
Et malgré mon courroux par ma haine affermi
1885 Je ne le puis choisir que dans mon ennemi.
Ô trop sensibles coups d’une rigueur extrême !
J’aime ce que je perds, et je perds ce que j’aime,
Et contrainte à venger un époux sur un Roi,
Je ne fais point de voeux qui n’aillent contre moi.
1890 Mais quel bruit tout à coup d’ici se fait entendre ?
Le peuple impatient se lasse-t-il d’attendre ?
Déjà pour votre hymen qu’il a vu différer
Dans sa lâche épouvante il semblait murmurer.

SCÈNE VI. La Reine, Timocrate, Eriphile, Arcas, Doride, Cléone. §

LA REINE.

Que venez-vous m’apprendre, Arcas ?

ARCAS.

Une entreprise
1895 Que sans doute le Ciel contre vous autorise,
Madame, l’ennemi par des complots secrets
Est maître de la ville et s’avance au palais.

LA REINE.

Arcas, que dites-vous ? L’ennemi dans la ville !

ARCAS.

Il en eût pu trouver la prise difficile,
1900 Et voir de ses exploits le progrès retardé,
Si par intelligence il n’eût été mandé.
Avec ce qui restait ici de gens de guerre,
Nicandre l’attendait du côté de la terre,
Et hors de ses vaisseaux il estimait aisé
1905 De vaincre un ennemi qui s’était divisé,
Mais on a vu bientôt la trame découverte ;
D’abord qu’il a paru la porte s’est ouverte,
Et les nôtres surpris oubliant leur devoir
Ont semblé n’être armez que pour le recevoir ;
1910 Ainsi sans résistance ils ont livré la ville.
Mais ce qui me confond, c’est d’avoir vu Trasille,
Qui gardé dans le fort ne peut s’être échappé
Sans que le gouverneur dans sa fuite ait trempé.

ERIPHILE.

Sois-moi propice, ô Ciel !

SCÈNE VII. La Reine, Timocrate, Eriphile, Nicandre, Arcas, Doride, Cléone. §

LA REINE.

Et bien enfin, Nicandre,
1915 Après tant de combats il est temps de se rendre ?
Les dieux sans perdre Argos ne pouvaient s’apaiser ?

NICANDRE.

Madame, c’est un mal qu’on ne peut déguiser.
Arcas vous aura dit avec quelle surprise
J’ai d’un accord secret reconnu l’entreprise,
1920 Et que pour animer un grand peuple interdit...

LA REINE.

Je sais qu’on m’a trahie, et cela me suffit.
Si c’est l’arrêt du ciel il faut qu’il s’exécute,
M’ayant placée au trône il en veut voir la chute,
Et je mériterais cet indigne revers
1925 Si j’osais soupirer alors que je le perds.

TIMOCRATE.

Lorsque vous le perdez ? Cessez, cessez, Madame,
À de vaines frayeurs d’abandonner votre âme,
Trasille est mon sujet, et n’entreprendra rien
Où votre ordre ne puisse encor plus que le mien,
1930 Et si jusques au bout votre devoir s’obstine,
Pour venger votre époux, à vouloir ma ruine,
Malgré tout mon pouvoir, pour le voir satisfait,
Vous n’aurez seulement à former qu’un souhait.

LA REINE.

Que vous m’offensez, Prince, et pour un grand courage
1935 Qu’un pareil sentiment est un sensible outrage ?
Ah ! S’il m’était permis de vous ouvrir mon coeur
Vous verriez quels combats...

SCÈNE VIII. La Reine, Timocrate, Eriphile, Nicandre, Trasille, Arcas, Doride, Cléone. §

TRASILLE, à Timocrate.

Tout est à vous, Seigneur,
Et le Ciel favorable à ma juste prière
Prévient par moi le mal que j’ai pensé vous faire[.]
1940 Argos est sous vos lois, et son peuple soumis,
En autant de sujets change vos ennemis,
Après ce qu’il vous doit il n’aura pas de peine...

TIMOCRATE.

Trasille, ce discours fait outrage à la Reine,
Et c’est mal lui prouver que mes voeux les plus doux
1945 N’ont jamais aspiré qu’à vaincre son courroux,
De nos armes enfin quel que soit l’avantage,
De toute cette gloire il faut lui faire hommage,
Et mettant sa couronne et mon sceptre à ses pieds...

LA REINE.

Ah Prince, voyez mieux où vous m’engageriez.
1950 Contrainte à redouter la colère céleste,
Cet hommage accepté vous deviendrait funeste.
Les dieux ont attaché ma vengeance à mon rang,
Et Reine, mes serments leur devraient votre sang.
Prenez donc ma couronne, elle est votre conquête,
1955 Par son nouvel éclat assurez votre tête,
Et, me laissant sujette, affranchissez mon sort
De la nécessité de vouloir votre mort.

TIMOCRATE.

S’il vous faut à ce prix racheter votre haine,
Pour dispenser vos lois daignez faire une Reine,
1960 Et demeurant toujours dans un pouvoir égal
Laissez à la Princesse un titre si fatal :
Accordez-lui pour moi ce prix de ma victoire.

LA REINE.

Prince, c’est à vous seul qu’en appartient la gloire,
De mon trône conquis vous pouvez disposer,
1965 Et qui ne peut plus rien n’a rien à refuser.

NICANDRE, à Timocrate.

Agréerez-vous, Seigneur, dans ce haut avantage,
Et mes premiers respects, et mon premier hommage ?

ERIPHILE, à Nicandre.

Dans ce haut avantage il trouve au moins ce bien
Qu’il brave ses malheurs sans qu’il vous doive rien.

TRASILLE.

1970 Faites moins d’injustice à sa vertu parfaite,
Elle seule aujourd’hui vous fait Reine de Crète,
Madame, et c’est par lui que le destin trompé,
Voit un roi magnanime à sa rage échappé,
Il m’a tiré des fers et reçu dans la ville.

LA REINE.

1975 Qu’apprends-je ? Quoi, Nicandre a délivré Trasille ?

NICANDRE.

Ce seul moyen, Madame, encor que violent,
S’offrait pour soutenir un trône chancelant.
Et dans l’inquiétude où j’ai vu votre zèle,
J’ai cru que vous trahir c’était être fidèle,
1980 Et que je répondais à ce que je vous dois,
D’oser de vos serments dégager votre foi.

LA REINE.

Mes voeux dont le succès découvre la justice,
Vous portaient en secret à ce dernier service.

ERIPHILE.

Si dans un tel dessein j’ose vous accuser,
1985 Pourquoi tantôt vous plaire à me le déguiser ?

NICANDRE.

Pour me venger de vous, qui m’outragiez à croire
Qu’il fallût m’inviter où m’invitait la gloire ;
Et qu’aux beaux sentiments ce coeur de foi porté
Eut besoin pour agir d’être sollicité.
1990 Ce n’est pas qu’en effet je cédasse sans peine
Quand le ciel à mes yeux n’offrait que Cléomène,
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Mais bientôt le respect a su régler ma foi
Quand dans ce Cléomène il m’a fait voir un Roi.

TIMOCRATE.

Ô rival généreux, pour qui son grand ouvrage
1995 Rend même une couronne un trop faible partage ?
Vous n’envierez jamais la fortune d’un Roi
Si vous êtes content de régner avec moi.
Mais vous, Madame, enfin êtes-vous satisfaite ?
Je vous avais promis la couronne de Crète,
2000 Et quand avec mon coeur je la mets à vos pieds,
Ai-je à craindre aujourd’hui que vous la refusiez ?
Ce coeur vous déplaît-il offert par Timocrate ?

ERIPHILE.

Je lui dois trop, Seigneur, pour vouloir être ingrate,
Et quand nous aurions droit encor de le haïr,
2005 Le vainqueur a parlé, c’est à nous d’obéir.

TIMOCRATE.

Donc pour rendre ma gloire encore plus certaine,
À l’un et l’autre peuple allons montrer sa Reine,
Et bénissons le Ciel qui fait voir en ce jour
Que la plus forte haine obéit à l’amour.