UNE FAMILLE AU TEMPS DE LUTHER
TRAGÉDIE.
Représentée sur le Théâtre Français le 19 avril 1836.

1877 Réserve de tous droits

PARIS, LIBRAIRE FIMIN DIDOT ET Cie IMPRIMERS DE L’INSTITUT, RUE JACOB.
1

PERSONNAGES §

  • LUIGI DE MONTALTE.
  • PAOLO, frère de Luigi.
  • MARCO, vieux serviteur de la famlle.
  • THÉCLA, mère de Luigi et de Paolo.
  • ELCI, femme de Luigi.
  • UN MESSAGER.
La scène se passe aux environs d’Augsbourg.

SCÈNE I. Luigi, assis près de la table, une Bible ouverte devant lui ; Thécla, qui l’écoute en filant. §

LUIGI.

Bible, manne céleste, adorable parole,
Livre qu’on peut nommer le livre qui console,
OEuvre de vérité, dont chaque mot guérit
Une douleur de l’âme, une erreur de l’esprit,
5 Je jure d’accomplir tes préceptes austères
Et baise avec ardeur tes sacrés caractères !

THÉCLA.

Bien ! Gloire à Dieu, Luigi ! Du moins mon premier-né
Suit l’exemple pieux qu’à deux fils j’ai donné.
Puissé-je voir ton frère entrer dans cette voie,
10 Et comme Siméon je mourrai de ma joie.

LUIGI.

Cher Paolo !

THÉCLA.

Rougis de son aveuglement.

LUIGI.

J’en gémis.

THÉCLA.

Il s’y plaît, s’attache obstinément
À Rome, à ce cadavre, à cette chair impure
Qu’un souffle de Luther a mise en pourriture.

LUIGI.

15 Triste erreur !

THÉCLA.

Crime horrible envers le Dieu jaloux !

LUIGI.

Ce Dieu repousse-t-il Montalte, votre époux,
Mon père, qui, les yeux fermés à la lumière,
Mourut dans les liens de votre foi première ?
Lui, si tendre, si bon §

THÉCLA.

Mais catholique !

LUIGI.

Aimé
20 Du pauvre qu’il aimait.

THÉCLA.

Catholique ?

LUIGI.

Estimé,
Béni, pleuré de tous.

THÉCLA.

Et digne qu’on le pleure,
Que je regretterai jusqu’à ma dernière heure ;
Mais catholique, enfin!

LUIGI.

Et ne l’étiez-vous pas
Quand un voyage heureux porta vers vous ses pas ?
25 Gentilhomme romain, dans cette métairie
Il oublia pour vous sa brillante patrie.
C’est un prêtre romain qui vous unit tous deux ;
Une église d’Augsbourg fut témoin de vos noeuds.

THÉCLA.

Église alors, mon fils ; mais nos ardents hommages
30 Au ciel, en holocauste, ont offert ses images,
Ses marbres, ses tableaux, jusqu’à ce Raphaël,
Dont les lambeaux brûlants sont tombés sur l’autel.

LUIGI.

Hélas !

THÉCLA.

Point de soupir ! Laissez à l’Italie
D’un culte qui se meurt l’idolâtre folie.
35 Le courroux des élus fit oeuvre de raison
Lorsqu’on brûlant un meuble il sauva la maison,
Et, sans votre séjour dans une autre Gomorrhe,
Vous n’auriez pas, mon fils, pour des arts que j’abhorre,
Des simulacres vains, sans vie et sans pouvoir,
40 Ces mollesses de coeur que j’ai honte à vous voir.

LUIGI.

Il est vrai, j’admirai dans mon adolescence
Et Rome, et son soleil, et sa magnificence /
Par Montalte avec moi mon frère y fut conduit ;
Quel oeil de ses splendeurs n’eût pas été séduit ?

THÉCLA.

45 Ce fut alors qu’au sein de son humble servante
Descendit du Seigneur la parole vivante ;
Mais par vous aux faux dieux Paolo confié
Ne suça point ce lait qui l’eût purifié.

LUIGI.

Un prélat lui promit honneurs, crédit, richesse...

THÉCLA.

50 Et, prélat ! Qu’il était, ne tint pas sa promesse.
L’Ecclesiaste a dit : « Tout n’est que vanité. »
Paolo se crut riche, et pauvre il est resté.

LUIGI.

Nous revinmes sans lui.

THÉCLA.

Confiance imprudente !

THÉCLA.

Qui l’excuse du moins. Son humeur sombre, ardente,
55 Ses désirs excités et jamais assouvis,
S’irritaient, s’ennammaientau fond des saints parvis :
Son coeur s’y consumait en extases mystiques,
Comme les pâles feux mourant sous leurs portiques,
Et dans les flots d’encens de leurs solennités
60 Vers les cieux s’exhalait, ivre de voluptés ;
Mais quels attraits divins lui paraient son idole ;
Pompe auguste, rayons d’une triple auréole,
Gloiremorteet vivante, oeuvre des arts, beauxjours...
Ah ! Quand on les a vus, on y rêve toujours.

THÉCLA.

65 Au moment d’abjurer la loi qu’on y professe,
Vers sa fange, mon fils, quel regret vous rabaisse ?

LUIGI.

Non, de Rome pour moi craignez peu le poison :
Ce qui charme mes sens y blesse ma raison.

THÉCLA.

Et vous la détestez en secouant sa chaine ?

LUIGI.

70 J’abjure sans regret, mais j’abjure sans haine.

THÉCLA.

De la robe du Christ qui revêt la blancheur
Doit haïr le péché.

LUIGI.

Mais non pas le pécheur.

THÉCLA.

Jusqu’au pécheur lui-même, alors qu’il persévère,
Fût-ce un frère, le vôtre ; oui, votre propre frère.

LUIGI.

75 Paolo !

THÉCLA.

De mon coeur je le chasse aujourd’hui.

LUIGI.

Qui ? Vous ?

THÉCLA.

Je l’en arrache, et je ne vois en lui
Qu’une âme par l’orgueil de lèpre dévorée,
Qu’une impure brebis d’Israël séparée,
Loin du bercail céleste errant à l’abandon,
80 Et pour qui je n’ai plus ni baisers ni pardon.

LUIGI.

Une mère !

THÉCLA.

Qui ? moi ! redevenir la sienne !
Jamais ! Et c’est ainsi qu’une mère est chrétienne.

LUIGI.

Mais s’il vous tend les bras...

THÉCLA.

Je ferai mon devoir :
Jamais !

LUIGI, vivement.

Et cependant vous allez le revoir.

THÉCLA.

85 Qu’entends-je ?... Il cède enfin à vos longues prières?

LUIGI.

De lui-mème il revient.

THÉCLA.

Pour fermer mes paupières ?

LUIGI.

Pour réjouir vos yeux.

THÉCLA.

L’absent revient à nous !
Ta servante, ô mon Dieu, t’en rend grâce à genoux.

LUIGI.

Ah ! Je vous reconnais.

THÉCLA.

Suis-je donc insensible ?
90 Étouffer la nature, est-ce un effort possible ?
Le voir après quinze ans ! Mon fils !... Il m’est rendu !
Je puis mourir : le fils que je croyais perdu
De sa vieille Thécla suivra les funérailles ;
Lui, dont le doux fardeau fit frémir mes entrailles ;
95 Lui, le sang de mon sang, le fruit de mes douleurs ;
Ma voix expire et s’éteint dans mes pleurs.

LUIGI.

Les siens vont s’y mêler.

THÉCLA, d’un air de reproche.

Me le cacher !

LUIGI.

Sans doute
J’eus tort ; mais.

THÉCLA.

Il arrive ! Et quand ? Par quelle route ?
Comment ?

LUIGI.

C’est aujourd’hui que nous l’embrasserons.

THÉCLA.

100 Et peut-être, Luigi, nous le convertirons.

LUIGI, souriant.

N’y pensons que plus tard.

THÉCLA.

Ô joie inespérée !
Sa chambre d’autrefois est-elle préparée,
Celle où vos lits voisins se touchaient tous les deux ?

LUIGI.

Je la lui destinais.

THÉCLA.

Il faut encor... je veux....
Appelant.
105 Marco ! M’entendra-t-il ? Marco !

SCÈNE II. Luigi, Thécla, Marco. §

MARCO.

J’accours, maîtresse.

THÉCLA.

Retrouve tes vingt ans, rajeunis d’allégresse :
Mon Paolo revient.

LUIGI.

Il le sait.

MARCO.

Tout est prêt.

THÉCLA.

Quoi ! La maison entière était dans le secret ?

LUIGI.

Jusqu’à ma fille Elci ; sans la connaître, il l’aime.

MARCO.

110 Nous serons donc céans deux à penser de même.

THÉCLA, regardant Marco sévèrement.

Oui, catholique aussi !

LUIGI, lui frappant sur l’épaule.

Mais sage.

THÉCLA.

Ne va pas
Prendre avec lui les airs de nous blâmer tout bas.

MARCO.

Que chacun suive en paix le culte qu’il préfère ;
Choisir entre les deux n’est pas petite affaire.
115 Le tisserand d’Augsbourg, Frantz, qui s’en est mêlé.
En a l’esprit malade et le cerveau fêlé :
Le mien tient bon ; je fais ce que faisait mon père,
Et chrétien comme lui, je crois, j’aime et j’espère.

THÉCLA.

C’est bien mais à quoi bon vos hymnes, votre encens,
120 Vos cloches dont le branle assourdit les passants,
Vos saints qu’un cierge éclaire et que votre oeil adore
Sur la toile enfumée où le ver les dévore ?

LUIGI, bas à sa mère.

Est-ce donc le moment de prêcher un vieillard?’

THÉCLA.

Pour corriger un fou jamais il n’est trop tard.

MARCO.

125 Fou ! Tant qu’il vous plaira ! Sans crier anathème,
J’entends le son joyeux qui fêta mon baptême ;
Je sens comme un besoin d’être meilleur encor
Quand mon patron me luit dans son grand cadre d’or :
Mains jointes devant moi, ce saint que je contemple
130 M’encourage à prier en me donnant l’exemple.
Un bel alleluia m’épanouit le coeur,
Et je me fais plaisir quand je me mêle au choeur.
Ma voix chevrote un peu, mais son timbre résonne,
Et je ne vois pas, moi, sinon que je détonne,
135 Quel grand mal je commets lorsque dans le saint lieu
Je chante à plein gosier les louanges de Dieu.

THÉCLA.

Mais le jour du repos, vous le passez en fête.

LUIGI, à sa Mère.

Assez !

THÉCLA.

De vos refrains vous nous brisez la tête.

MARCO.

Je crois très fermement qu’au mépris de l’autel,
140 Travailler le dimanche est un péché mortel :
Et puissent me punir Rome et son saint collége,
Si j’ai quelque accointance avec ce sacrilège !
Mais des actes permis le rire est-il exclus?
Vous et les dissidents.

THÉCLA, avec colère.

Marco !

MARCO.

Non ! Les élus :
145 Froids, recueillis, muets, vous craignez, je suppose,
D’éveiller de si loin Dieu quand il se repose.
Dieu vous approuve, soit; mais en chantre zélé,
Pour sa gloire au lutrin lorsqu’on s’est signalé,
Défend-il de noyer au fond de quelque tonne
150 La soif qu’il nous causa dans le vin qu’il nous donne ?
Le refrain vient de source et chez maître Martin,
Les coudes sur la table, autour du broc d’étain
Qui passe en se vidant et repasse à la ronde,
Nous célébrons celui qui fit l’homme et le monde,
155 Et croyons qu’en buvant, qu’en chantant le vin vieux,
Nous le glorifions dans ce qu’il fit de mieux.

THÉCLA.

Ai-je mis à l’entendre assez de patience ?

LUIGI.

Montrez pour Paolo cette même indulgence.

THÉCLA.

En aurai-je besoin ?

LUIGI.

Cachez-lui qu’avant peu
160 Je fais de mes erreurs l’éclatant désaveu.

THÉCLA.

Le cacher !

LUIGI.

S’il repart, ce coup toujours pénible,
Mais reçu loin de nous, lui sera moin sensible :
S’il reste, laissez-moi par mes ménagements
D’un coeur qui va saigner adoucir les tourments.

THÉCLA.

165 Peur terrestre, Luigi ! La vérité qui blesse,
Je l’entends sans colère et la dis sans faiblesse.

MARCO.

Vivement.
Et s’il vous disait, lui... Ce que je ne dis point...

THÉCLA.

Quoi ?

MARCO.

Que mon maître et vous errez sur plus d’un point ?

THÉCLA, avec violence.

Merci de Dieu ! Marco, voulez-vous qu’on vous chasse?

MARCO, à part.

170 Voilà comme elle entend la vérité.

LUIGI, à sa mère.

De grâce,
N’allez pas sur un mot prendre feu sans sujet ;
Le pieux Mélanchton approuve mon projet :
« Au fiel de ces débats qu’en famille on agite,
L’amitié perd, dit-il, sans que la foi profite. »

THÉCLA.

175 De notre grand Luther l’apôtre préféré
Des lumières du siècle est sans doute éclairé ;
Mais ne demandez pas à sa science humaine
Ce courroux vigoureux, cette ferveur de haine
Où son maître puisa l’àcre sincérité.
180 Qui débordait en lui contre l’iniquité,
Quand pour l’aveugle même il a rendu visible
Jusqu’où pouvait faillir la parole infaillible,
Et qu’il a mis à nu, de ses viriles mains,
Tout ce ramas honteux de mensonges romains.
185 Mélanchton, qui n’a point cette franchise amère,
Eût-il pu rien détruire ?

LUIGI.

Il peut fonder, ma mère :
Dieu réserve à chacun l’oeuvre qu’il accomplit ;
La violence abat, la douceur établit.
Mais de vos deux enfants si l’intérêt vous touche,
190 Par pitié, par amour, qu’il vous ferme la bouche.

THÉCLA.

Ah ! Faible que je suis !

LUIGI.

Cédez.

THÉCLA.

Pénible effort !

LUIGI.

Vous vous l’imposerez.

THÉCLA.

Si je puis ; mais j’ai tort.
À ta langue, Marco, tu feras violence !

MARCO.

Mon amour pour la paix garantit mon silence.
À part.
195 L’anneau de Salomon me répondrait du sien,
Je ne m’y fierais pas.

THÉCLA.

Que murmurez-vous ?

MARCO.

Rien.
Mais j’aperçois Elci.

SCÈNE III. Luigi, Thécla, Marco, Elci. §

THÉCLA.

Venez, petite fille :
Vous étiez contre moi du complot de famille.

ELCI.

Contre vous, bonne mère ! Ah ! Dites mieux, pour vous.
200 Un plaisir qui surprend n’en est-il pas plus doux ?

LUIGI.

Avec l’aube naissante elle s’était levée.

MARCO.

Pour aller de son oncle épier l’arrivée.

ELCI.

Comment ne pas l’aimer ? Il m’aime, et tous les ans
Je reçois de sa part quelques nouveaux présents.

LUIGI.

205 Oui, pauvre, il donne encor.

THÉCLA.

Ces cadeaux d’Italie,
Je les crains.

ELCI.

Et moi pas ; ils me rendent jolie.

THÉCLA.

Aussi, pour votre bien, je vous dis sans détours
Qu’un peu de vanité se sent dans vos atours.

ELCI.

Rien qu’un peu ?

LUIGI.

C’est permis.

MARCO.

L’Église, qu’elle imite,
210 En parure de fête à se parer l’invite.

THÉCLA.

Pas aujourd’hui Marco.

MARCO.

Mais le jour du Seigneur.
Chacun s’ajuste au mieux, et je m’en fais honneur
Je tire l’habit neuf de l’armoire d’ébène,
Et suis beau sans remords une fois par semaine.

ELCI.

215 Et ces atours d’ailleurs, qui les rend plus mondains ?
Vous.

THÉCLA.

Moi ?

ELCI.

Ces bijoux d’or sont un don de vos mains :
Reprenez-les.

THÉCLA.

Prends garde.

ELCI.

Osez.

THÉCLA.

Tu ris, friponne.

ELCI, qui lui donne un baiser.

Vous n’oseriez.

LUIGI.

Eh bien ! Tu n’as donc vu personne ?

ELCI.

Hélas ! Pas lui, du moins.

LUIGI.

Mais, mon Elci, comment
220 L’aurais-tu reconnu ?

ELCI.

D’instinct, de sentiment :
Mon coeur m’eût dit : c’est lui ! De plaisir transportée,
En trois bonds dans ses bras je me serais jetée.

MARCO.

Au risque d’embrasser un passant tout surpris
D’un bonheur imprévu qu’il n’aurait pas compris.

ELCI.

225 Lasse d’attendre enfin, j’ai fait comme l’abeille,
Qui retourne au travail sitôt qu’elle s’éveille,
Et, parfumée encor des courses du matin,
Dans sa ruche en rentrant rapporte son butin.
Ouvrant son tablier.
Je n’ai pas épargné les blés du voisinage ;
230 Ces touffes de bluets en rendent témoignage ;
Mon oncle aimait ces fleurs.

THÉCLA.

Il est vrai, quand jadis
Le long des épis verts je suivais mes deux fils.

LUIGI.

Beaux jours !

ELCI, secouant son tablier dans les mains de Marco.

Prends pour orner la chambre qu’il préfère.

MARCO.

Voilà de quoi fleurir une chapelle entière.

LUIGI.

235 Aimable enfant, qui, tendre et folâtre à la fois,
Chante, saute et s’ébat comme l’oiseau des bois.

ELCI.

La gaîté vous plaît tant !

THÉCLA.

Souvent je la vois grave.

ELCI.

Vous aimez qu’on le soit.

LUIGI.

De tous nos goûts esclave.

THÉCLA.

Devinant tous nos voeux !

MARCO.

Écoutant sans dédain
240 Les contes que je fais, quand elle est au jardin.

ELCI.

Mais du pauvre conteur les fruits sont au pillage.

MARCO.

Cueillez, coupez, pillez ; il en vient davantage :
C’est bénédiction.

LUIGI, faisant asseoir Elci sur ses genoux.

Ange, qu’il faut chérir ;
Oui, sa main bénit tout et fait tout refleurir.
245 Le bonjour dans les yeux, le souris sur la bouche,
Quand elle ouvre à demi les rideaux de ma couche,
De sa joie innocente elle vient m’égayer
Comme un reflet du ciel qui rit sur mon foyer.

THÉCLA.

Il ne lui manque plus que d’aller dans le temple
250 Honorer ma vieillesse en suivant votre exemple.

ELCI, à son père.

Ordonnez.

LUIGI.

J’aurais tort d’exprimer un désir.
N’obéis pas, choisis ; mais attends pour choisir,
Attends, pour abjurer le culte que j’abjure ;
Ce qu’il faut consulter, quand ton âme plus mûre
255 Aura pu s’éclairer par la comparaison,
Ce n’est pas mon exemple, Elci, c’est ta raison.

ELCI.

Ma résolution ne peut rester douteuse :
Je veux être avec vous heureuse ou malheureuse.

LUIGI, en l’embrassant.

Ma fille !

THÉCLA, à Marco, d’un air de triomphe.

Tu l’entends ?

MARCO.

Fait-elle bien ou mal ?
260 Dieu le sait mais son culte est l’amour filial.

LUIGI.

Brisons là.

THÉCLA.

Voici l’heure où, dans leur conférence,
2 3
Luther et Mélanchton font assaut d’éloquence :
De leur présence auguste ils veulent honorer
La fête qui bientôt doit vous régénérer :
265 Venez puiser d’avance une nouvelle vie
À ce banquet de l’âme où leur voix vous convie.

LUIGI.

C’est un devoir.

THÉCLA, à Elci.

Au temple ils prêcheront demain ;
Y viendras-tu ?

ELCI.

Peut-être.

MARCO, à Elci.

À l’office prochain
Je suivrai le bon oncle ; irez-vous ?

ELCI.

C’est possible.

ELCI.

270 Chacun veut la gagner.

THÉCLA, à Luigi.

Ce bras-là pour ma Bible.
L’autre pour moi ! Partons.

LUIGI, à Marco.

Garde-toi de sortir,
Et de son arrivée accours nous avertir.
Thécla sort appuyée sur le bras de Luigi.

SCÈNE IV. Marco, Elci. §

ELCI.

Adieu, Marco !

MARCO.

Déjà ?

ELCI.

Ma tâche est commencée :
J’habille du voisin la pauvre fiancée.
275 J’achèverai trop tard si je perds un moment,
Et donner à propos c’est donner doublement.

MARCO.

Hâtez-vous. Je descends jusqu’au bord de la source.
Pour voir si du ruisseau rien n’arrête la course :
Quand il suit son chemin il fait un bruit si doux !
280 Je veux que les amis, bras dessus, bras dessous,
Épanchent leurs deux coeurs près de ses ondes fraîches,
En caressant de l’oeil le duvet de mes pêches.

ELCI.

Dieu bénisse, Marco, tes soins industrieux
Va,qui travaille prie.

MARCO.

Et qui donne fait mieux,
285 Ange de charité !
Elle sort.

SCÈNE V. §

MARCO.

Protestante ou fidèle,
Elle ira droit aux cieux ; mais pour s’emparer d’elle
Et l’y mener tous deux par différents chemins,
La messe avec le prêche ici vont être aux mains.
Non, ce cher Paolo par respect doit se taire
290 II était à cinq ans quelque peu volontaire.
Mon préféré, mon fils, ce petit révolté
Qu’à l’école autrefois malgré lui j’ai porté,
Je vais donc le revoir aujourd’hui, tout à l’heure,
L’embrasser le premier !... On vient... Allons, je pleur !e
295 Tout ému que je suis, restons maître de moi :
Avant que de pleurer il faut savoir pourquoi.
Quel air sombre ! Est-ce lui ?

SCÈNE VI. Paolo, suivi d’un messager à qui il a remis sa besace et son bâton de voyage, et qui resteau fond, Marco, retiré dans un coin d’où il observe Paolo. §

PAOLO, à voix basse en tombant sur un siége.

Dieu vengeur, je t’offense,
Mais, à l’aspect des lieux témoins de notre enfance,
Je me sens défaillir sous l’horrible dessein
300 Que, depuis mon départ, je porte dans mon sein.

MARCO, qui s’approche.

Mon ancienne amitié ne peut le méconnaître;
Non, c’est toi, c’est bien toi !...

PAOLO.

Marco!

MARCO.

C’est vous, mon maître !

PAOLO.

Dans mes bras !

MARCO.

Je n’osais.

PAOLO.

Encor !

MARCO.

Jamais assez !

PAOLO.

Mon bon, mon digne ami !

MARCO.

Vous me reconnaissez ?

PAOLO.

305 Malgré tes cheveux blancs.

MARCO.

J’ai vieilli.

PAOLO.

Mon visage
Plus pâle que le tien a vieilli davantage.

MARCO.

Qu’est-ce qu’un peu de fatigue ?

PAOLO.

Un mal plus grand.

MARCO.

L’ennui
Qu’un triste pèlerin traine en route avec lui ?

PAOLO.

Non ; les veilles, Marco, le jeûne, une pensée.
Portant la main à son front.
310 Elle est là.

MARCO.

Pourquoi donc ne l’avoir pas chassée ?

PAOLO.

Mais toi, toujours dispos, l’oeil vif, le teint fleuri,
Satisfait de ton sort !

MARCO.

Bien vêtu, bien nourri,
Je suffis, sans fatigue, aux soins du jardinage.
L’hiver j’ai du loisir ; l’été je me ménage.
315 Si mes melons ont soif, je suis leur sommelier ;
Mais quand j’ai soif aussi, je me sers le premier.

PAOLO.

Et ta religion ?

MARCO.

Je la suis.

PAOLO.

En fidèle ?

MARCO.

Mais en vieillard.

PAOLO.

Comment ?

MARCO.

À ma façon.

PAOLO.

Laquelle ?

MARCO.

Vous jeûnez ; moi, je tiens que, passé soixanteans,
320 On peut en prendre à l’aise avec les Quatre-Temps.
Pour les veilles, néant ; hors si Noël arrive,
Vu que le réveillon me met sur le qui-vive.
Quant à mon confesseur, ses avis sont ma loi ;
Mais le vieux que j’ai pris dit toujours comme moi ;
325 Et si, par grand hasard, il me prêche abstinence,
C’est chose de santé plus que de continence.
Je ne blâme personne et ne m’émeus de rien ;
Doux pour moi, bon pour tous, je ris et mène à bien,
Sans faire l’esprit fort, ni trancher de l’apôtre,
330 Ma joie en ce bas monde et mon salut dans l’autre.

PAOLO.

Et tu vis d’un oeil froid nos autels profanés ?2

MARCO.

Non.

PAOLO.

Leurs trésors détruits ?

MARCO.

Non pas.

PAOLO.

Abandonnés
Au pillage, aux fureurs d’un peuple frénétique ?

MARCO.

Et que pouvait contre eux un pauvre domestique ?
335 J’ai crié, mais tout bas ; car, à ne point mentir,
Je n’eus jamais en moi l’étoffe d’un martyr.

PAOLO.

Je devais donc trouver cette tiédeur de zèle
Dans le vieil héritier de la foi paternelle
Et de ces insensés il n’est pas le plus grand
340 Le moindre crime ici, c’est d’être indifférent.
Luigi ?...

MARCO.

Vous hésitez!

PAOLO.

Mon bon frère.

MARCO.

Il vous aime.

PAOLO.

Comme autrefois, oui; mais...

MARCO.

Il est toujours le même.

PAOLO.

Oui, pour moi ; mais... pour Rome ?

MARCO.

Expliquez-vous.

PAOLO.

Eh bien !
On assure, et je crois... non, non, je ne crois rien.
345 S’il était vrai !

MARCO.

Parlez.

PAOLO.

Je ne le puis ; je tremble.
Oh ! non ; je maudirais le jour qui nous rassemble :
Luigi, traître à son Dieu !

MARCO.

Qui répand ce bruit-là ?

PAOLO.

C’est faux ?

MARCO.

Quelque ennemi !

PAOLO.

Tu l’affirmes ?

MARCO.

Voilà
Comme on brouille les gens !

PAOLO.

Achève je t’écoute.
350 J’arrivais convaincu ; tu m’as parlé, je doute :
Le repoussant.
Je doute ; ah ! sois béni !... Mais puis-je croire en toi ?

MARCO.

Eh ! Pourquoi pas ?

PAOLO.

Chrétien incertain dans ta foi !

MARCO.

Incertain !

PAOLO.

Coeur glacé !

MARCO.

Souffrez que je m’explique.

PAOLO.

Tu te souviens encor que tu fus catholique ;
355 Tu ne l’es plus.

MARCO.

Si fait.

PAOLO.

Tu ne l’es plus ; va, fuis.

MARCO, à part.

Je le suis trop pour elle et pas assez pour lui.

PAOLO, montrant le messager.

J’ai besoin d’être seul ; chez moi conduis cet homme :
Je veux lui confier une lettre pour Rome ;
Je vais l’écrire.

MARCO.

Au moins...

PAOLO.

Qu’il la prenne en partant.

MARCO.

360 Au moins voyez la chambre où vous vous plaisiez tant.

PAOLO.

Non, sors !

MARCO.

Des deux côtés voilà qu’on me soupçonne
Soyez donc modéré, pour ne plaire à personne.
Le messager en lui montrant les degrés qui conduisent à la chambre de Paolo.
Montez.

SCÈNE VII. §

PAOLO.

Dieu me l’a dit ; Dieu m’a dit « Je le veux. »
J’ai senti sur mon front se dresser mes cheveux ;
365 Il m’a répété : « Marche ! » et, plein d’un saint courage,
J’ai pris, pour obéir, mon bâton de voyage ;
J’ai marché ; me voici ! Mais devant l’attentat
Qui sans vie à mes pieds doit jeter l’apostat,
Mon bras peut hésiter si Dieu ne le décide.
370 Apostat ? Lui, jamais ! Plutôt moi... fratricide !
Et puisque j’ai faibli malgré tous mes efforts,
Je ne puis me lier par des noeuds assez forts
Écrivons.
Il s’assied près de la table.

« Au révérend frère Anastasio pénitencier de Sainte-Marie-Majeure.

Mon père, »

Ma main tremble.

« Peut-être le bruit répandu sur l’apostasie de mon frère n’est qu’une oeuvre de mensonge, ou, du moins, je pourrai par mes paroles raffermir sa foi chancelante. Tel est le devoir que je me suis imposé en m’éclairant de vos conseils, et qu’il me sera donne de remplir si votre pieuse inspiration m’anime. »

Inexprimable ivresse
Mon coeur se rouvrirait, et des pleurs de tendresse,
375 Des pleurs rafraîchissants, par la joie arrachés,
Jailliraient vers mon Dieu de mes yeux desséchés !

« Mais il est une autre mission connue de moi seul et que j’ai reçue d’un plus grand, d’un plus saint que vous, du Tout-Puissant, qui ne veut pas que je sois séparé de mon frère durant cette vie dont les joies ou les tourments seront sans fin. Priez donc, oh ! priez à genoux, pour qu’il ne se fasse pas, en s’obstinant à se perdre, une vertu de l’endurcissement ; car, je l’ai juré à Dieu, et je vous l’écris pour vous le jurer à vous-même, la veille de son abjuration. »

La veille ! Et si demain... Ah ! qu’il cède, qu’il vive,
Qu’il vive, et que jamais cette veille n’arrive !

« La veille de son abjuration, je supplierai le ciel, les mains jointes et le front contre terre, de répandre sur lui les grâces d’un dernier repentir, et, dût mon âme se déchirer..., je sauverai la sienne. »

SCÈNE VIII. Paolo, Marco, qui descend suivi ~M §

MARCO.

Je cours vers votre frère.

PAOLO, se retournant brusquement.

Hein ! Quoi ? Qui m’a parlé ?
380 Où vas-tu ? Que veux-tu ? T’avais-je rappelé ?
Que m’as-tu dit ?

MARCO, intimidé.

Pardon !

PAOLO.

Vers mon frère

MARCO.

Sans doute,
Et je vais, j’en suis sùr, le trouver sur ma route,
Qui, les deux bras tendus, et de larmes baigné.

PAOLO, avec douceur.

Va, Marco !

MARCO, sortant.

Je m’y perds.

SCÈNE IX. Paolo, Le Messager, au fond. §

PAOLO, reprenant la plume.

Achevons.

« Si je reviens parjure, montrez-moi cette lettre, et que la malédiction de mon souverain juge pèse sur moi dans ce monde et dans l’autre je l’accepte. En signant ce que je vous écris, je mets mon nom au bas de mon éternelle condamnation. »

Il se lève.
J’ai signé.
Au messager.
385 Piétro, rends cette lettre à celui qui m’envoie.
Le messager sort.
J’aurai consommé l’oeuvre avant qu’il me revoie.

THÉCLA, du dehors.

Il est ici !

LUIGI, de même.

Mon frère ?

PAOLO.

Ah ! qu’entends-je ? À ce cri,
Ce cri qui m’est si doux, frissonnant, attendri,
De joie et de douleur je sens mon coeur se fondre :
390 Nos bras vont s’enlacer, nos sanglots se confondre,
Et j’ai signé !...

SCÈNE X. PAOLO, THÉCLA LUIGI, MARCO. §

THÉCLA.

Mon fils !

LUIGI.

Ah ! Mon frère !

THÉCLA.

Seul bien
Qu’au ciel je demandais !

LUIGI.

Mon Paolo !

THÉCLA.

Le mien,
Le mien, qui m’est rendu !

LUIGI.

Doux retour ! Que de charmes
Je goûte à te revoir !

PAOLO.

Où suis-je ?

THÉCLA.

Sous les larmes,
395 Les baisers maternels.

LUIGI.

Sur le sein d’un ami.

THÉCLA.

Parle-moi.

LUIGI.

Réponds-nous.

PAOLO.

Ne vivant qu’à demi,
Chancelant sous le poids d’unbonheurqui m’oppresse,
Puis-je trouver des mots pour en peindre l’ivresse !

LUIGI.

Nous te regrettions tant !

THÉCLA.

J’ai tant gémi sur toi !

PAOLO, à Thécla.

400 Moi, sur vous!

THÉCLA.

Je n’étais que malheureuse.

PAOLO.

Et moi,
J’étais coupable ?

LUIGI.

Non.

THÉCLA, froidement.

Vous plaindre, est-ce une offense ?

PAOLO.

Je vous plaignais de même est-ce un crime ?

LUIGI, vivement.

Je pense
Que nous avions raison de nous plaindre tous trois ;
L’absence est si cruelle !

THÉCLA.

Ah ! C’est vrai.

MARCO, à part.

Cette fois,
405 Il a paré le coup.

THÉCLA.

Grâce à la Providence,
Tu trouveras ici la gaîté, l’abondance,
L’union.

MARCO, à part.

Qu’elle y reste !

LUIGI.

Oui, tout m’a réussi,
Frère, j’ai prospéré.

THÉCLA.

Mais c’était juste aussi ;
Dieu protège les siens.

PAOLO.

Comment les siens ?

LUIGI.

En père,
410 Il nous protège tous.

THÉCLA.

Cependant l’un prospère ;
Mais l’autre...

PAOLO.

On le châtie.

LUIGI.

Eh ! De quels torts ?

PAOLO.

Pourquoi ?

THÉCLA.

Je m’entends.

PAOLO, prenant la main de son frère.

L’un et l’autre ils ont la même foi.

THÉCLA.

Qu’à l’esprit qui s’obstine un jour le ciel pardonne !
C’est mon voeu.

PAOLO.

Comme un jour au coeur qui l’abandonne !
415 C’est le mien.

THÉCLA.

Pour l’aveugle à quoi sert la clarté ?

PAOLO.

À qui poursuit l’erreur que fait la vérité ?

THÉCLA.

L’erreur !

PAOLO.

L’aveuglement !

MARCO, à part.

Ah ! La voilà partie !
Le démon de Luther se met de la partie.

LUIGI.

Ma mère, Paolo, ne pensons qu’au bonheur
420 D’être unis tous les trois dans la paix du Seigneur.

THÉCLA, à Paolo avec effusion.

Unis, toujours unis, en priant l’un pour l’autre !
Oublions tout. Ta main !

LUIGI, en la mettant dans celle de Thécla.

Elle cherchait la vôtre.

THÉCLA, à Paolo.

Embrassons-nous, mon fils, et de bonne amitié.
Je vous quitte ; Marco ne fait rien qu’à moitié.
À Marco.
425 J’aurai du soin pour deux. Que le foyer pétille ;
Grand feu ! Fête au logis et banquet de famille !
Après un si long deuil que la joie ait son tour,
Puisque l’enfant prodigue est enfin de retour.

MARCO, bas, en riant, à sa maîtresse.

Fausse comparaison, maîtresse ; car j’estime
430 Qu’il n’a pu, n’ayant rien, manger sa légitime.

THÉCLA, sévèrement.

Respect à l’Écriture ! En rire, c’est pécher.

MARCO.

Bon ! Dieu fera le sourd pour ne s’en pas fâcher.

THÉCLA.

Silence ! Et suivez-moi.

MARCO, à part.

Le premier choc fut rude;
Mais quand de disputer ils auront l’habitude...
Il suit Thécla.

SCÈNE XI. Paolo, Luigi. §

LUIGI.

435 Ménageons sa faiblesse.

PAOLO, de même.

Un coeur prêt à faillir
Avec cet abandon n’aurait pu m’accueillir :
On m’a trompé.
Haut, avec émotion.
Luigi.

LUIGI.

Frère !

PAOLO.

Je crois renaître ;
Une ineffable paix se répand dans mon être.
Ah ! Mon ami !

LUIGI, montrant le fauteuil de famille.

C’est là que, se penchant vers nous,
440 Celui qui manque ici nous prit sur ses genoux.
Frère, tu t’en souviens ?

PAOLO.

C’est là qu’à ma demande,
De quelque saint martyr il contait la légende,
Et que ma mère... alors elle invoquait les saints ;
Ma mère, pour prier, joignait nos jeunes mains.
445 Tu t’en souviens, Luigi?

LUIGI.

L’été, sous la feuillée,
Rappelle-toi nos jeux.

PAOLO.

Comme de la veillée
Les heures fuyaient vite à ces pieux récits !

LUIGI.

Quels plaisirs nous goûtions l’un près de l’autre assis !

PAOLO.

Qu’ils étaient purs !

LUIGI.

Ces jours reviendront, car tu restes ?

PAOLO.

450 Nous connaîtrons encor ces voluptés célestes...
Car tu n’es pas changé ?

LUIGI, l’attirant vers la fenêtre ouverte.

Regarde.

PAOLO.

Où donc ?

LUIGI.

Là-bas,
Près du pommier, témoin de nos joyeux combats...

PAOLO.

Lorsque ses fruits vermeils, qui pendaient jusqu’à terre,
Présentaient aux deux camps des armes pour la guerre.

LUIGI.

455 Une maison s’élève.

PAOLO.

Oui.

LUIGI.

Bâtie à mon goût ;
Bien modeste.

PAOLO.

À la tienne elle ressemble en tout.

LUIGI.

Dis-moi quelle est des deux celle que tu préfères ?

PAOLO.

Elles sont soeurs, Luigi.

LUIGI.

Comme nous sommes frères.

PAOLO.

Qui l’habite ?

LUIGI.

Un ami va bientôt l’habiter,
460 Et tu le connaîtrais si tu devais rester.

PAOLO.

C’est ton voeu ?

LUIGI.

Le plus cher.

PAOLO, à part.

Il craindrait ma présence,
S’il n’était devant moi fort de son innocence
On m’a trompé.

LUIGI.

Consens !

PAOLO.

Me promets-tu qu’un jour,
Comme à seize ans, pour Rome épris d’un pur amour,
465 à celui qui de Dieu sur la terre est l’image...

LUIGI.

Tu consens ?

PAOLO.

Nous irons rendre un dernier hommage .

LUIGI.

Eh ! comment ferais-tu pour ne pas consentir?
Tu verrais sur le seuil, si tu voulais partir,
Les souvenirs vivants de notre premier âge,
470 En te tendant les bras, t’arrêter au passage.
Reste ! Ton ciel natal, Paolo, le voici !
Ce toit, c’est ton berceau ; ce vieux foyer noirci,
Où nos tremblantes mains se réchauffaientensemble,
Nous réunit enfants, vieillards, qu’il nous rassemble.
475 Nos deux chiffres, c’est là que tu les as laissés ;
Comme d’anciens amis se tenant embrassés,
II sont unis encor ; pourrions-nous ne plus l’être ?
Reste ! Eh ! Par où nous fuir? Dans cet enclos champêtre
Tu ne peux faire un pas, regarder, respirer,
480 Sans qu’un parfum connu qui revient t’enivrer,
L’allée où, chancelant, tu courais sur ma trace,
Le fleuve où de la mort tu m’as sauvé, la place
Où, plus âgé que toi, je vengeai ton affront,
La croix qui si souvent vit s’incliner ton front,
485 L’eau qui fuit, l’air qui passe ou le vent qui soupire,
Emprunte, en s’animant, une voix pour te dire :
« Reste! aime encor ton frère aux lieux où tu l’aimais ;
Es-tu sûr, si tu pars, de le revoir jamais ? »

PAOLO.

Et toi, si tu me suis dans la ville éternelle,
490 Pourras-tu l’admirer sans oublier pour elle
De ton pays natal le soleil éclipsé,
Sans rajeunir de joie en rêvant au passé ?
Il a brillé pour toi, son ciel, où ta prière
Ne montait qu’à travers l’azur et la lumière ;
495 Son pavé triomphal a tressailli sous toi ;
Ses débris t’ont parlé ; du cirque, où pour ta foi
De ses héros chrétiens mourut la sainte armée,
Tu sentis palpiter la poussière animée.
Quand Rome en deuil suivit son Sauveur au tombeau,
500 Tu pleurais ! Mais quel jour ! Qu’il fut grand, qu’il fut beau !
Qu’il t’enivra, ce jour où des voiles funèbres
Rome, en ressuscitant, déchira les ténèbres !
Tous les chants, tous les bruits à la fois renaissants,
Ces cortéges sacrés, ces nuages d’encens,
505 Ces palmes qui du Christ couronnaient la victoire,
Unhomme, un prêtre, un Dieu, qui planait dans sa gloire
Entre Romeet les cieux, et, des cieux entr’ouverts,
Répandait les pardons sur Rome et l’univers ;
Quel spectacle ! Ô Luigi, les transports qu’il inspire
510 N’ont-ils pas à leur tour une voix pour te dire :
« Viens ! Le grand jour approche ; ah ! Viens, venez tous deux,
Pleins de la même foi, brûlés des mêmes feux
Qu’il versait par torrents dans votre âme embrasée,
De ses divins pardons recueillir la rosée ! »

LUIGI.

515 Paolo !

PAOLO.

Tu viendras ! Et quand nous sentirons
La grâce à flots sacrés s’épancher sur nos fronts,
Puissent nos coeurs noyés dans cette joie intime,
Dans ce bonheur de croire où la raison s’abîme,
Mourir, et, confondus, voler d’un même essor
520 Au sein de l’Éternel pour s’y confondre encor.
Oui, réunis aux cieux !... Tu pleures !... Ah ! mon frère,
On te calomniait ; mais qu’un aveu sincère
Me punisse du moins de t’avoir soupçonné.
Toi que je jugeais mal, toi que j’ai condamné,
525 Apprends.

SCÈNE XI. Paolo, Luigi, Marco. §

MARCO, à Luigi, d’un air de mystère.

Mon maître.

LUIGI.

Eh bien !

MARCO.

Un mot !

PAOLO, à l’écart.

Quelque surprise
Qu’on veut me ménager !

MARCO, bas à Luigi.

Cet homme à barbe grise,
Ce moine, qui jamais ne parle sans prêcher,
Et même quand il prie a l’air de se fâcher,
Il est en bas.

LUIGI, bas.

Luther !

MARCO.

La diète, qui l’exile,
530 Entend que sous deux jours il cherche un autre asile ;
Mais il veut en partant vous bénir de sa main,
Et la cérémonie est fixée à demain.

LUIGI.

Ciel ! Que m’annonces-tu, Marco ?

MARCO.

Ce qui se passe,
Et ce qu’à ma maîtresse il contait à voix basse.
535 Mais s’il allait monter.

LUIGI, vivement à Paolo.

Je sors et je reviens :
Tu le permets ?

PAOLO.

Va, frère ; avant cet entretien
Pour moi la solitude était un long supplice ;
Seul, je puis maintenant rêver avec délice.
Va, je suis sûr de toi.

LUIGI, à Marco.

Cours chercher mon Elci.

MARCO.

540 Je viens de l’avertir.

PAOLO, à Luigi.

Ta fille, elle est ici ?
Et je l’attends encor ! Loin de moi que fait-elle ?

LUIGI, sortant.

Tu vas la voir.

SCÈNE XIII. PAOLO, MARCO. §

PAOLO.

Elle a de la Vierge immortelle
L’angélique douceur, l’aimable pureté !
Le moindre de ses dons, Marco, c’est la beauté,
545 N’est-ce pas ?

MARCO.

Sur ce point m’en croirez-vous ?

PAOLO.

Pardonne.
Qui peut douter d’un frère a-t-il foi dans personne ?
J’étais bien malheureux ; car j’aurais mieux aimé
Le trouver au retour sanglant, inanimé,
Mort, que traître à son culte et frappé d’anathème ;
550 Oui, mort.

MARCO.

C’est d’un bon frère.

PAOLO.

Et toi, Marco, toi-même,
Si tu sentais fléchir ton zèle chancelant,
N’aimerais-tu pas mieux qu’un ami, t’immolant,
Dans ta bouche entr’ouverte arrêtât ton parjure
Que de le proférer ?

MARCO.

L’alternative est dure.

PAOLO.

555 Quoi ! Tu balancerais ?

MARCO.

Je ne dis pas cela ;
Mais je n’ai pas d’ami qui m’aime à ce point-là.
À part.
Heureusement !

PAOLO, avec gravité.

Peut-être.

MARCO, effrayé.

En tout cas je proclame
Que je suis bon chrétien, chrétien de coeur et d’âme,
Pour que vous le sachiez et le fassiez savoir
560 Aux amis trop ardents que je pourrais avoir.
Mais votre nièce accourt ; je vous laisse avec elle.

SCÈNE XIV. Paolo, Marco, Elci. §

PAOLO.

Venez, vous que ma voix, vous que mon coeur appelle.

ELCI.

Mon oncle en m’écrivant ne me disait pas : vous.

PAOLO.

Non, toi, chère Elci, toi !

MARCO.

Dans ces sentiments doux
565 Qu’elle inspire si bien, que le ciel vous maintienne !
À part.
Adieu ! Comme il entend la charité chrétienne!
Quel homme !
Il sort.

SCÈNE XV. Paolo, Elci. §

PAOLO.

Toi, ma fille !

ELCI.

À ta bonne heure ; au moins
Vous me donnez mon nom.

PAOLO.

Oui, ton nom.

ELCI.

Par mes soins
Je veux vous retenir en cherchant à vous plaire ;
570 Je veux vous enchaîner.

PAOLO.

Je me laisserai faire.

ELCI.

Pour toujours !

PAOLO.

Son regard, ses traits, ses blonds cheveux,
Rappellent la madone à qui j’offrais mes voeux.

ELCI.

Dont vos mains sur l’ivoire ont reproduit l’image ?

PAOLO.

Que je te destinais.

ELCI.

Admirant votre ouvrage,
575 Pour vous, soir et matin, je priais.

PAOLO.

Comme moi,
J’admirais le modèle et je priais pour toi.

ELCI.

Je disais : qu’il revienne et me chérisse en père !

PAOLO.

Moi : Quelle soit heureuse autant qu’elle m’est chère,
Belle, pure, adorable !

ELCI.

Et j’obtiens...

PAOLO.

J’ai trouvé.

ELCI.

580 Plus que je n’espérais.

PAOLO.

Mieux que je n’ai rêvé.
Il s’assied en l’attirant vers lui.
Quoi ! Tu ne craignais pas ma piété sévère,
Qui peut blesser ici quelqu’un que je révère ?

ELCI, tantôt debout près de son oncle, tantôt assise sur le bras de son fauteuil.

Non, car je comptais bien mettre la paix ici
Entre vous et quelqu’un que je révère aussi.

PAOLO.

585 Sois donc par ta douceur l’ange qui nous rapproche ;
Sois mon conseil.

ELCI.

Comment ?

PAOLO.

Veux-tu ?

ELCI.

Jusqu’au reproche
Vous écouterez tout ?

PAOLO.

Avec humilité
Des lèvres d’un enfant descend la vérité.

ELCI.

Alors je vais remplir mon grave ministère.

PAOLO.

590 Déjà ?

ELCI.

Vous avez peur ?

PAOLO.

Moins que toi.

ELCI.

Si ma mère
Traite certain sujet avec un peu d’aigreur,
Vous serez indulgent ?

PAOLO.

Comme on l’est pour l’erreur.

ELCI.

Sans répondre ?

PAOLO.

Pourtant.

ELCI, d’un air suppliant.

Sans répondre.

PAOLO.

Sa grâce
Me désarme d’avance.

ELCI.

Et c’est convenu ?

PAOLO.

Passe
595 Je saurai me contraindre.

ELCI.

En cercle, quand le soir
Tous quatre autour du feu nous viendrons nous asseoir,
Ne vous offensez pas si je prends soin moi-même
De placer sous ses yeux le seul livre qu’elle aime.

PAOLO.

Lequel ?

ELCI.

La Bible.

PAOLO.

Elci, c’est un livre sacré.

ELCI.

600 La Bible... de Luther.

PAOLO, se levant à demi.

Qu’entends-je ? Et je verrai
Sans le mettre en lambeaux.

ELCI, qui le fait rasseoir en lui passant ses bras autour du cou.

Pendant cette lecture,
Vous me regarderez.

PAOLO.

Charmante créature !

ELCI.

Mous causerons de Rome.

PAOLO.

Oui.

ELCI.

Nous lirons tous deux.

PAOLO.

Saintement.

ELCI.

Mais bien bas, sans nous occuper d’eux.

PAOLO.

605 D’eux ! Comment ? Que dis-tu ?

ELCI.

C’est chose naturelle
Qu’il ait sa liberté, s’il veut lire avec elle.

PAOLO.

Qui donc, Elci ?

ELCI.

Mon père.

PAOLO.

Eh quoi ?...

ELCI.

Ne craignez rien :
Il respecte mon culte en pratiquant le sien.

PAOLO.

Le sien !

ELCI.

Bon comme lui, vous suivrez son exemple,
610 Et le jour du Seigneur, quand ils iront au temple.

PAOLO, se levant.

Au temple !

ELCI.

Qu’avez-vous ?

PAOLO.

Aurait-il abjuré ?

ELCI.

Pas encor.

PAOLO.

Mais cet acte, il n’est que différé ?

ELCI.

De quelques jours.

PAOLO.

Mon frère !... Au temple !... Est-il possible ?

ELCI.

Ne me regardez pas avec cet oeil terrible.

PAOLO.

615 Affirmer qu’il abjure, et c’est vous qui l’osez!

ELCI.

Je tremble.

PAOLO.

Savez-vous de quoi vous l’accusez ?

ELCI.

Moi !

PAOLO.

D’un crime.

ELCI.

Qui ? Moi !

PAOLO.

C’est faux : j’en ai pour gage
Sa voix, ses traits émus et son touchant langage,
Ses pleurs que sur mon front je crois encor sentir ;
620 C’est faux, c’est un mensonge.

ELCI.

Aurais-je pu mentir ?

PAOLO.

Ah ! Cet accent si vrai, qui m’éclaire et me tue,
Anéantit l’espoir de mon âme abattue.
Malheureux !

ELCI.

Et par moi !

PAOLO, avec violence.

Mais il ne le peut pas ;
Mais je me jetterais au-devant de ses pas ;
625 Mais je mettrais ma main sur sa bouche infidèle ;
Mais, non ; mais de ses bras l’étreinte fraternelle,
Lui comprimant le coeur dans un dernier adieu,
Étoufferait sa voix prête à blasphémer Dieu !
Il ne le peut pas ; non, renier sa croyance,
630 Non, renier son Dieu n’est pas en sa puissance.

SCÈNE XVI. Paolo, Elci, Thécla. §

TÉCLA, à Paolo.

Et qui vous rend ici l’arbitre de sa foi ?

PAOLO.

Celui dont vos leçons m’ont enseigné la loi.

THÉCLA.

Que dit-elle ?

PAOLO.

D’aimer, de secourir son frère.

THÉCLA.

Mais, avant tout, mon fils de respecter sa mère.

PAOLO.

635 Je n’en ai plus.

THÉCLA, à Elci.

Sortez.

ELCI.

De grâce !

THÉCLA.

Faites voir
Que ce respect pour vous est encore un devoir.

ELCI.

J’obéis.

SCÈNE XVII. Paolo, Thécla. §

PAOLO.

Mon retour ne me l’a pas rendue.
Perdue en cette vie, et pour jamais perdue,
Celle qui nous disait : Enfants, restez unis ;
640 Croyez ce que je crois, et vous serez bénis.

THÉCLA.

Vain souvenir d’un temps où je fus idolâtre !

PAOLO.

Fidèle.

THÉCLA.

Nuit d’erreur !

PAOLO.

Jour pur !

THÉCLA.

J’étais marâtre.

PAOLO.

Vous étiez mère.

THÉCLA.

Alors, les égarant tous deux,
Je perdais mes enfants.

PAOLO.

Vous les sauviez.

THÉCLA.

L’un d’eux
645 Va se rouvrir le ciel.

PAOLO.

L’un n’ira pas sans l’autre.

THÉCLA.

Quittez donc votre culte.

PAOLO.

Abandonnez le vôtre.

THÉCLA.

Il est fatal.

PAOLO.

Plus bas !

THÉCLA.

Sacrilège.

PAOLO.

Plus bas !
Mon père vous entend.

THÉCLA.

Et ne vous voit-il pas ?

PAOLO.

Il m’approuve du moins.

THÉCLA.

Est-ce de faire outrage
650 À tous les droits sacrés qu’avec lui je partage ?

PAOLO.

L’Éternel qui m’envoie, et Rome d’où je viens,
Font céder au devoir les terrestres liens.

THÉCLA.

Retournez donc à Rome, où l’esprit d’imposture
Triomphe et foule aux pieds les lois de la nature.

PAOLO.

655 J’irai, mais non pas seul.

THÉCLA.

Lui, vous suivre ?

PAOLO.

Priez.
Priez pour qu’il me suive.

THÉCLA.

Ah ! Plutôt à mes pieds
Que le courroux du ciel !

PAOLO.

Arrêtez ! Voeu funeste,
Que vous ne formez pas, que votre coeur déteste,
Il appelle la mort, il tue... Ah ! Gardez-vous
660 De tenter par ce voeu le céleste courroux.

THÉCLA.

Ne l’as-tu pas toi-même arraché de ma bouche ?
Va donc ; fuis, porte ailleurs ta piété farouche.
Rome te tend les bras ; fuis les miens, fuis ces lieux ;
Mère, frère, pays, fuis tout ; dans ses adieux,
665 Celle qu’un fils ingrat traite ici d’étrangère
N’a plus de fils en lui, puisqu’il n’a plus de mère.

SCÈNE XVIII. Paolo, Thécla, Luigi. §

LUIGI.

Que dites-vous ? Grand Dieu !

THÉCLA.

Vous avez entendu.
Qu’au plus saint des devoirs par vous il soit rendu ;
Qu’il dompte son orgueil ; qu’il force sa colère
670 À respecter en moi ce qu’en lui je tolère ;
N’exiger rien de plus, c’est me contraindre assez ;
S’il ne le peut, qu’il parte, ou je pars choisissez.

SCÈNE XIX. Luigi, Paolo. §

La nuit vient par degré pendant cette scène.

LUIGI.

Condamné dans ton coeur, j’ai droit de me défendre,
Paolo.

PAOLO, voulant s’éloigner.

Laissez-moi.

LUIGI.

Demeure ; il faut m’entendre.
675 Maintenant ou jamais.

PAOLO, faisant un pas pour sortir.

Jamais.

LUIGI.

Séparons-nous.

PAOLO, qui revient et s’arrête sans le regarder.

Qu’avez-vous à me dire et que me voulez-vous ?

LUIGI.

Plaise au ciel que ma voix jusqu’à ton âme arrive !
Car pour notre amitié cette heure est décisive.

PAOLO.

Parlez.

LUIGI.

En ennemi tu détournes les yeux :
680 Regarde-moi, mon frère, et tu m’entendras mieux.

PAOLO, avec émotion, en le regardant.

Ah ! Luigi ! Ta croyance est-elle encor la mienne ?

LUIGI.

Je ne te répondrai que ma main dans la tienne.

PAOLO, lui serrant la main.

Réponds.

LUIGI.

Instruit de tout, devrais-tu l’exiger,
Cet aveu qui me coûte et qui va t’affliger ?

PAOLO, qui s’éloigne de lui.

685 Tu l’as donc résolu ? C’est vrai ? Tu me déclares
Que pour l’éternité de moi tu te sépares ?

LUIGI.

Calme-toi.

PAOLO.

Je le veux : rien encor n’est perdu.

LUIGI.

On supporte avec peine un coup inattendu...

PAOLO.

Puis, l’espoir qui renaît nous le rend moins sensible.

LUIGI.

690 Le temps adoucit tout.

PAOLO.

Dieu tout est possible.

LUIGI, qui se rapproche de son frère.

Indulgents l’un pour l’autre, on s’apaise en sentant
Que, sans penser de même, on peut s’aimer autant.

PAOLO, de même.

L’opinion de l’un, l’autre enfin la partage,
Et l’on est étonné de s’aimer davantage.
695 Un de nous doit errer.

LUIGI.

Qu’importe ?

PAOLO.

Si j’ai tort,
J’en conviendrai, Luigi.

LUIGI.

Pour vivre en bon accord,
N’est-il pas des sujets qu’il faut nous interdire ?

PAOLO.

Aucun.

LUIGI.

Tu crois ?

PAOLO.

C’est sûr.

LUIGI.

Quoi que nous puissions dire,
Nous resterons amis ?

PAOLO, avec tendresse.

Toujours !

LUIGI.

De quel fardeau
700 Tu soulages mon coeur !

PAOLO, l’embrassant.

Amis jusqu’au tombeau.
Il s’assied et invite du geste son frère à l’imiter.
Parlons donc franchement. Cher Luigi, je m’étonne,
Mais sans m’en irriter, que mon frère abandonne
L’humble paix du chrétien qui n’a jamais douté
Pour l’orgueilleux plaisir de l’incrédulité.

LUIGI.

705 Moi, ce qui me surprend, sans que je m’en offense,
C’est qu’un esprit si droit par habitude encense,
Avec un vieux respect qui n’est plus de saison,
Des abus avérés que proscrit la raison.

PAOLO.

Triste fruit des discours, des livres d’un sectaire !

LUIGI.

710 Les as-tu lus ?

PAOLO.

Moi ! non.

LUIGI.

Fais-le donc.

PAOLO.

Pour le faire,
Je les méprise trop.

LUIGI.

Avant de condamner,
Tu conviendras pourtant qu’il faut examiner.

PAOLO.

Quoi ? Les rêves d’un fou ?

LUIGI.

Que plus d’un sage écoute.

PAOLO.

Le lire ou l’écouter, c’est admettre qu’on doute.

LUIGI.

715 Douter, c’est faire un pas.

PAOLO.

Vers le mal.

LUIGI.

Vers le bien.

PAOLO.

Nous différons d’avis.

LUIGI.

Tu crois tout.

PAOLO.

Et toi, rien.

LUIGI.

Je crois sans fanatisme.

PAOLO.

On est donc fanatique
En ne se traînant pas aux pieds d’un hérétique ?

LUIGI.

Voilà votre grand mot !

PAOLO.

C’est le mot juste.

LUIGI.

Non.

PAOLO, se levant.

720 Eh bien ! D’un apostat, pour lui donner son nom.

LUIGI.

Luther ! Tu vas trop loin.

PAOLO.

Pas assez je proclame
Que c’est un être vil.

LUIGI.

Ah ! Prends garde !

PAOLO.

Un infâme !

LUIGI.

Lui !

PAOLO.

Le dernier de tous.

LUIGI.

C’est un prêtre inspiré.

PAOLO.

Par l’enfer.

LUIGI.

Par le ciel.

PAOLO.

Pour qui rien n’est sacré.

LUIGI.

725 Mais...

PAOLO.

S’il écrit il ment, et s’il parle il blasphème.

LUIGI, se levant aussi.

Mais l’insulter chez moi, c’est m’insulter moi-même.

PAOLO.

Chez toi ! Comme ta mère es-tu las de m’y voir ?

LUIGI.

Le droit de m’y braver, penses-tu donc l’avoir ?

PAOLO.

J’ai le droit d’accabler, d’écraser sous l’injure
730 L’imposteur déhonté qui te pousse au parjure ;
Le misérable !...

LUIGI.

Arrête, ou...

PAOLO.

Quoi ?

LUIGI.

Je me contiens.

PAOLO.

Quoi tu me chasserais ? Ose le dire ?

LUIGI.

Eh bien !
Admets que je l’ai dit.

PAOLO, après un silence.

Je m’y devais attendre.
Luther te saura gré d’une amitié si tendre.

LUIGI.

735 Encor !

PAOLO.

Mon Dieu je pars ; mais j’ai la liberté
De reprendre chez toi ce peu que j’apportai.
Tu m’en laisses le temps ?

LUIGI, avec embarras, en arrêtant son frère au bord de l’escalier.

Voici la nuit.

PAOLO.

Qu’importe ?

LUIGI.

Le ciel est orageux.

PAOLO.

En refermant ta porte,
Sous ce toit fraternel, où je n’ai pas dormi,
740 Tu te riras des vents ; et qui sait ? un ami,
Ton moine, s’il survient, prendra ma place vide ;
Mais que ton frère absent dehors marche sans guide,
Trouve un gîte dans l’ombre ou doive s’en passer,
Le bienvenuLuther t’en voudrait d’y penser.

LUIGI.

745 Toujours !

PAOLO.

De l’eau du ciel, des coups de la tempête,
Quelque portait d’église abritera ma tête,
Et sur la froide couche où tu m’auras jeté,
Par celui qui voit tout je serai visité.
Nul ne viendra du moins me disputer la pierre
750 Où cet hôte divin fermera ma paupière
On est sûr de l’abri qu’on cherche dans ses bras ;
Lui vous reçoit toujours et ne vous chasse pas.

LUIGI.

Tu peux jusqu’à demain retarder ton voyage.

PAOLO.

Comment ! Le coeur te manque ? Allons, reprends courage.
755 Au reste, près d’ici prolongeant mon séjour,
Je veux de ton triomphe attendre le grand jour :
Il est fixé sans doute, et la veille... Pardonne,
Car j’abuse du temps que ta pitié me donne.
Adieu, parjure !

LUIGI.

Adieu.
Paolo monte les degrés qui conduisent à sa chambre.

SCÈNE XX. §

LUIGI.

Des hauteurs de sa foi
760 Doit-il fouler aux pieds la vertu devant moi,
Étouffer la raison sous l’erreur qu’il préfère ?
Non, certes ; j’ai bien fait je ne pouvais mieux faire.
Qu’il parte ! Ah ! Dans nos jeux, lorsque nous nous quittions,
C’était pour revenir, enfants que nous étions :
765 Point de torts qu’à douze ans ne répare un sourire.
Ce temps n’est plus ; le mot que je viens de lui dire
Au coeur d’un vieil ami n’entre pas à moitié,
Et reste dans la plaie en tuant l’amitié :
Elle est morte.

SCÈNE X.I. Luigi, Thécla, Elci et Marco, apportant des flambeaux et préparant la table pour le repas du soir. §

THÉCLA.

À mon fils dois-je céder la place ?

LUIGI.

770 Ma mère, demeurez.

THÉCLA.

Il met bas son audace ?

LUIGI.

N’en redoutez plus rien.

THÉCLA.

Son orgueil a fléchi ?

LUIGI.

Du joug qu’il m’imposait je me suis affranchi.

THÉCLA.

Gloire à vous !

LUIGI.

Diffamer une vie exemplaire !
Flétrir l’élu du ciel dont la raison m’éclaire !

THÉCLA.

775 Et sous votre courroux vous l’avez terrassé ?
Et vous l’avez fait taire ? Et vous...

LUIGI.

Je l’ai chassé.

THÉCLA, tombant sur un siège près de la table.

Chassé !

ELCI.

Qui ? Votre frère !

MARCO.

Après quinze ans d’absence !

LUIGI, à Marco.

Pas un mot, ou sortez !

ELCI.

Ah ! C’est cruel.

LUIGI, à sa fille.

Silence !
Pour me blâmer ici tout le monde est d’accord.

ELCI.

780 On le plaint.

LUIGI.

On m’offense.

MARCO.

Allez, qui n’a pas tort
Sans s’offenser de rien souffre qu’on lui réponde :
Mécontent de soi-même on l’est de tout le monde.

ELCI.

Vous ne m’avez jamais parlé si durement.

LUIGI.

C’est qu’on n’a jamais vu pareil aveuglement ;
785 C’est que chacun s’obstine à me trouver coupable ;
Prend parti contre moi, me méconnaît, m’accable ;
Excepté vous, ma mère.

THÉCLA, avec désespoir,en se levant.

Et vous ne l’avez pas,
Quand il a dit « Je pars, » retenu dans vos bras !

LUIGI.

Vous aussi !

THÉCLA.

Le chasser des lieux qui l’ont vu naître!
790 De chez vous, de chez lui Sous ce toit dont le maître
À cette heure de paix nous bénit tant de fois,
Nous devions une nuit reposer tous les trois.

LUIGI.

Indigne pour Luther, j’eus tort de le défendre ?

THÉCLA.

Non ; je ne dis plus rien.

LUIGI.

Paolo va descendre.

ELCI.

795 Il est encore ici ?

LUIGI.

Qu’il me tende la main,
Je fais pour l’embrasser la moitié du chemin ;
Sinon, il partira.

ELCI.

Quoi ! Le jour qu’il arrive ?

THÉCLA.

Sans qu’une fois du moins il soit notre convive ?

MARCO, à Luigi.

Adieu ! Puisqu’à choisir le ciel me réserva,
800 Je suis le serviteur de celui qui s’en va.

LUIGI.

Libre à toi.

SCÈNE XXII. Luigi, Thécla, Elci, Marco, Paolo, qui descend lentement les degrés. §

ELCI, bas à Thécla.

Le voici.

THÉCLA.

Je me tais et je pleure.

ELCI, de même à son père.

Vous lui direz un mot !

LUIGI.

Non.

MARCO, à Luigi.

Faites qu’il demeure,
Ou vos nuits sans repos commencent aujourd’hui,
Et vous aurez chasse le sommeil avec lui.

LUIGI, à sa mère.

805 M’honorer d’un adieu lui semble une bassesse.

THÉCLA.

Il est vrai.

LUIGI.

Puis-je alors l’aborder sans faiblesse ?

ELCI.

Vous ne le verrez plus.

LUIGI.

C’est lui donner raison ;
Plus bas, à lui-même.
Et je ne puis pas, moi, lui demander pardon !...

MARCO, à Luigi, tandis que Paolo, qui est descendu, s’éloigne sans détourner la tête.

Il part.

THÉCLA.

Tout est fini !

LUIGI.

Tout !

ELCI, qui s’est mise à genoux sur le seuil de la porte, à Paolo.

Pardon pour mon père !

PAOLO.

810 Elci !

ELCI.

Vous resterez.

PAOLO, faisant effort pour sortir.

Laisse-moi ma colère
Il a rompu les noeuds dont Dieu nous a liés.

ELCI.

Rien ne pouvait les rompre.

PAOLO.

Il m’a dit.

ELCI, qui lui met la main sur la bouche en s’élançant à son cou.

Oubliez !

LUIGI.

Mon frère !

THÉCLA.

Mes enfants !

PAOLO.

Oui, j’oublierai, j’oublie ;
Mais, par pitié pour toi, pour moi, qui t’en supplie,
815 Cesse de m’arrêter; je veux fuir dans ce iieu
Je vois planer sur nous les vengeances de Dieu ;
La foudre gronde.

LUIGI.

Ah ! Viens.

PAOLO.

C’est le deuil que j’apporte.

THÉCLA.

Le bonheur.

MARCO.

S’il le faut, je garderai la porte.

ELCI.

Et moi, mon prisonnier.

PAOLO, à sa nièce, qui l’entraine vers la table.

Que fais-tu, chère Elci ?
820 J’aurais dû résister.

THÉCLA, à Paolo, en le faisant asseoir.

Toi, là ; ton frère, ici ;
Votre mère entre vous.

ELCI, à Paolo.

Près de vous votre fille !

MARCO.

Et personne d’absent au banquet de famine !

LUIGI.

Grâce au ciel!

THÉCLA.

Un de moins, tous étaient malheureux.

PAOLO, à Elci, qui s’empresse de le servir.

Tu ne penses qu’à moi.

ELCI.

C’est penser à nous deux.

MARCO, à Paolo.

825 Laissez-la vous choyer ; je vous dis à l’oreille
Que vous pourrez chez vous lui rendre la pareille.

PAOLO.

Ai-je un chez moi ?

LUIGI.

Marco, tu trahis mon secret.

PAOLO.

Comment ?...

LUIGI.

Cette maison que mon frère admirait,
C’est la sienne.

PAOLO.

De grâce !...

LUIGI.

Ou tu m’en veux encore,
830 Ou tu l’accepteras.

PAOLO.

Dieu, que pour lui j’implore,
Tu l’entends !

THÉCLA, à Paolo.

Prends, mon fils.

ELCI, à Paolo.

Ces fruits, ils sont à vous ;
Car dans votre verger je les ai cueillis tous.

PAOLO.

Toi !

MARCO.

Quand mettrai-je à bas vos blés qui sont superbes ?
Je suis prêt.

LUIGI, à Paolo.

De mes mains j’irai lier tes gerbes.

THÉCLA.

835 Moi, les compter.

ELCI.

Et moi, me mêlant aux glaneurs,
De vos épis tombés leur faire les honneurs.

PAOLO.

Mon coeur est inondé d’une ivresse inconnue.

LUIGI, à son frère, en lui montrant ~a;’co.

Tu permets qu’un vieillard boive à ta bienvenue ?

MARCO, à Elci qui lui verse à boire.

Jusqu’aux bords !

LUIGI, qui se lève, ainsi que tous les convives.

À l’ami qui s’est fait désirer,
840 Mais dont rien désormais ne peut nous séparer !

THÉCLA.

Par qui de mes beaux ans la verdeur va renaître !

ELCI.

Que j’appris à chérir avant de le connaître !

MARCO.

À l’enfant bien-aimé pour qui j’ai fait des voeux,
Lorsque l’eau du baptême a mouillé ses cheveux !

PAOLO.

845 Qu’à son banquet céleste ainsi Dieu nous rassemble!

MARCO, exalté.

Oui, tous les braves gens y trinqueront ensemble :
Vous et lui.

PAOLO, sévèrement.

Tu le crois ?

MARCO.

Quand je me porte bien ;
Indisposé, j’ai peur et n’affirme plus rien.
Mais un beau jour d’octobre, où la récolte donne,
850 Vient-il me ranimer, plus gaillard, je raisonne ;
Comment ? En jardinier. Je me dis : Les humains
Ressemblent aux fruits mûrs qui tombent dans nos mains,
Nous jetons les mauvais ; pour les bons, qui s’informe
S’ils diffèrent de goût, de couleur et de forme ?
855 Ainsi de nous, le jour où comme eux nous tombons,
Dieu ne fait que deux parts : les mauvais et les bons.

PAOLO.

Ta morale, Marco, me semble peu sévère.

ELCI, vivement.

La faute en est au vin dont j’ai rempli son verre.

THÉCLA, en regardant Marco d’un air mécontent.

Soit ; mais.

LUIGI.

Un voyageur a besoin de sommeil :
860 Va reposer, mon frère.

THÉCLA, à Paolo.

Adieu jusqu’au réveil.

ELCI.

Ici pour vous revoir je serai la première.

THÉCLA, à Luigi.

J’y viendrai, cette nuit, le front dans la poussière,
Conjurer le Seigneur d’être avec toi demain.

PAOLO, à part.

Demain, grand Dieu !

MARCO à Paolo, en lui indiquant sa chambre.

Faut-il vous montrer le chemin ?

PAOLO.

865 Je le sais ; va dormir.

MARCO.

De grand coeur ; jamais homme,
Si l’homme heureux dort bien, n’aura fait meilleur somme.

SCÈNE XXIII. Paolo, Luigi, qui prend un flambeau pour se retirer. §

PAOLO.

Luigi !...

LUIGI.

Que veux-tu, frère ?

PAOLO.

Un dernier entretien.

LUIGI.

Crois-moi ; pour mon repos autant que pour le tien,
Il vaut mieux l’ajourner.

PAOLO.

Non, car je le redoute.

LUIGI.

870 Tu me pardonneras un refus qui me coûte :
Je ne dois sur mon lit me jeter qu’un instant ;
À minuit je me lève, et c’est en méditant
Que j’attendrai le jour.

PAOLO.

Pourquoi ?

LUIGI.

De te l’apprendre
Le temps n’est pas venu.

PAOLO.

Reste ; un mot peut me rendre
875 La paix dont j’ai besoin pour que du haut des cieux
Le sommeil qui me fuit descende sur mes yeux.
Si ce mot consolant expire dans ta bouche,
Passer toute une nuit si voisin de ta couche,
Je ne le puis j’ai peur d’y faire un rêve affreux :
880 Je sortirai d’ici ; j’y serais.

LUIGI.

Malheureux ?
Peux-tu l’être avec nous ?

PAOLO.

Bien malheureux, sans doute,
Désespéré, Luigi.

LUIGI.

Ta main est froide.

PAOLO.

Écoute !...
N’as-tu rien entendu ?

LUIGI.

Rien qui m’alarme.

PAOLO.

Eh ! Quoi !
Aucun avis du ciel n’est venu jusqu’à toi ?

LUIGI.

885 J’entends les vents gémir dans la cime des hêtres,
La pluie à coups pressés bat contre les fenêtres ;
Un orage en passant trouble la paix des nuits.

PAOLO.

Rien d’étrange pour toi ne se mêle à ces bruits ?
Mais les vents,quand leur souffle, autour des sépultures,
890 Prête à l’arbre des morts de si tristes murmures ;
La foudre, quand ses feux, en sillonnant les airs,
Blanchissent les tombeaux de leurs pâles éclairs ;
Non, la foudre et les vents, dans l’horreur des ténèbres,
Sans un ordre de Dieu, n’ont pas ces voix funèbres.

LUIGI.

895 Rappelle ta raison.

PAOLO.

Ma raison ! Devant lui
Qui peut mettre sa force en un si frêle appui ?
La foi nous soutient seule ; et tu trahis la tienne.
Mais ce mot où j’aspire, il faut que je l’obtienne ;
Je veux te l’arracher : dis-moi, tu le diras,
900 Que sous l’oeil irrité de ce Dieu dont le bras,
En suspens pour frapper, choisit déjà la place,
Tu sens s’évanouir ta sacrilège audace.

LUIGI.

Ce serait t’abuser.

PAOLO.

Réponds, jure qu’au moins
Ce jour où du forfait les cieux seraient témoins,
905 Ce jour, déjà mortel même avant qu’il arrive,
Qui soulève mon sein d’une horreur convulsive,
Décolore mon front, fait fléchir mes genoux,
Ce jour de désespoir est encor loin de nous.

LUIGI.

Il est prochain.

PAOLO.

Qu’il n’ait ni lendemain, ni veille ;
910 Qu’il ne soit pas, ce jour ! Si sa clarté m’éveille,
Ce sera pour gémir, pour te pleurer absent.
Ô mon bien-aimé frère ! Ô mon ami ! Mon sang !
Toi, frappé sur l’autel ! Par qui ? C’est impossible !
Repens-toi ; tu le veux ! Il le veut ; Dieu terrible,
915 Ne le condamnez pas. Faut-il pour t’attendrir,
À ton cou suspendu, de mes pleurs te couvrir ?
Repens-toi ; tu les sens inonder ta poitrine ;
Faut-il, pour amollir ton orgueil qui s’obstine,
Que, navré de douleur, que, palpitant d’effroi,
920 Je me traîne à tes pieds ? M’y voici repens-toi,
Repens-toi ; n’attends pas que Dieu, qui te menace,
Marque ton front maudit du sceau que rien n’efface,
Et, laissant choir le coup que sa pitié retient,
Dise à l’Éternité : Prends ce qui t’appartient !
925 Ah ! Repens-toi, Luigi.

LUIGI.

Ton espoir n’est qu’un songe ;
Dois-je, en le confirmant, m’abaisser au mensonge ?
Je n’y descendrai pas.

PAOLO.

Tu te perds.

LUIGI.

Mon erreur,
Je la désavouerai sans remords, sans terreur.

PAOLO.

Mais tu te perds, te dis-je !

LUIGI.

Et ce grand sacrifice,
930 Qu’impose à ma raison la céleste justice,
Que ne peut retarder aucun effort humain.

PAOLO.

Tais-toi.

LUIGI.

Je t’offrirai.

PAOLO.

Ne dis pas quand !

LUIGI.

Demain.

PAOLO tombant sur un siège.

C’est demain !

LUIGI.

Tu sais tout. S’il est vrai que tu m’aimes,
Après l’acte accompli, nous resterons les mêmes :
935 Si je te fais horreur, j’aimerai seul, et Dieu
Jugera qui de nous suit son précepte. Adieu,
Revenant sur ses pas pour lui serrer la main.
Ou plutôt à revoir !

SCÈNE XXIV. §

PAOLO.

Demain ! Ce mot funeste
A de ma vie éteinte anéanti le reste,
Et, brisé sous le coup, mon coeur sans battement
940 A semblé de terreur s’arrêter un moment.
Relevez, ô mon Dieu, ma force défaillante.
Demain ! La voilà donc cette veille sanglante !
Elle avance dans l’ombre ; elle expire à minuit :
Qu’aura-t-il fait ce bras quand finira la nuit ?
945 Il tombe inanimé. Dois-je fuir ?... Je l’ignore.
Celui que j’aimais tant, que j’aime plus encore,
C’est là qu’il s’est assis au banquet du retour ;
Là, je l’ai vu, pleurant, souriant tour à tour,
Épancher de son coeur la gaîté familière ;
950 Là, ma coupe a touché sa coupe hospitalière ;
J’ai rendu voeux pour voeux à sa vieille amitié,
Et du pain qu’il m’offrait j’ai rompu la moitié.
Se levant.
Arrière et loin de moi cet acte horrible, infâme !
Fuyons ; sauvons sa vie ; ah ! fuyons.
S’arrêtant tout à coup.
Mais son âme !
955 Il la perd ; il se damne ; et le ciel, qui pour lui
Se fermera demain, peut s’ouvrir aujourd’hui...
Je ne sais quel pouvoir agit sur tout mon être ;
L’ardeur d’un vin fumeux bouillonne en moi peut-être ;
Par le jeûne affaibli, devais-je à ce poison
960 Redemander ma force et livrer ma raison !
Avec terreur, après s’être recueilli un moment.
Ce n’est pas sa vapeur qui dans mon sein fermente ;
Je lutte contre Dieu dont l’esprit me tourmente ;
Oui, c’est Dieu, je m’épuise en efforts impuissants ;
Dieu qui m’abat sous lui !
Se laissant tomber à genoux.
C’est Dieu même !... Je sens
965 Passer dans mes cheveux son souffle qui me glace :
Il va venir, il vient me parler face à face,
Et je tremble, agité de ce frémissement
Dont nous tremblerons tous au jour du jugement.
Paolo !... Par mon nom je l’entends qui m’appelle.
970 Si j’obéis, Seigneur, doit-il mourir fidèle ?
Pour le régénérer il suffit d’un remord :
Dites que son salut doit sortir de sa mort.
« Frappe et sauve ! »
Se relevant.
Il l’a dit : voici l’heure !... Ah ! pardonne :
Colère du Très-Haut, si ta voix me l’ordonne,
975 À ta voix frissonnant, si je suis plein de toi,
Un ordre encor ! Un signe ! Et marche devant moi.
S’avançant vers la chambre de Luigi.
Marche et je te suivrai, marche, sainte colère,
Consume et purifie, immole, régénère.
Mais, un signe ! Un seul mot !... Si l’ordre est répété,
980 Je ne le verrai plus que dans l’éternité.
Ciel ! ma mère.

SCÈNE XXV. Paolo, à la porte de la chambre de son frère ; Thécla, les yeux attachés sur la Bible et absorbée dans sa lecture. §

THÉCLA, après s’être assise.

Prions pour Luigi qui sommeille.
Du sacrifice enfin c’est aujourd’hui la veille :
Dieu, de t’offrir mon fils le moment est venu.
Meure en lui le pécheur qui t’avait méconnu.

PAOLO.

985 Que dit-elle ?

THÉCLA.

Et vers toi que le chrétien s’élance !
Tu l’entends ton oracle a rompu le silence.
Oui, ce livre inspiré, je l’ouvris au hasard,
Et le verset du texte où tomba mon regard
Me dit qu’en l’acceptant tu bénirais l’offrande ;
Debout et avec exaltation.
990 Car voici, Saint des saints, ce que ta voix commande :

PAOLO.

J’écoute.

THÉCLA, lisant la Bible.

« Prends celui que tu aimes, ton unique sur la terre,
Et va me l’offrir en holocauste ! »

PAOLO, qui s’élance dans la chambre.

J’obéis.

THÉCLA.

Couronnant mes efforts,
Achève, Dieu vainqueur, fais-moi boire à pleins bords
995 Les pures voluptés dont ta coupe est remplie :
Que je jouisse enfin de mon oeuvre accomplie,
Dans la joie et l’orgueil de la maternité ;
Achève et mets le comble à ma félicité !
Qu’entends-je ? Crainte vaine ! Il veillait, il médite ;
Paolo sort à pas lents de la chambre et vient s’appuyer sur la rampe de l’escalier.
1000 D’une ardente ferveur l’émotion l’agite,
Et ces sons étouffés qui me glaçaient d’effroi...
Non, des gémissements arrivent jusqu’à moi.

LUIGI, en dehors.

Paolo !

PAOLO.

Je succombe.

THÉCLA.

Il appelle son frère.
Ah courons ; je frémis.

SCÈNE XXVI. §

PAOLO.

Ombre de mon vieux père,
1005 Murmure à son chevet des mots de repentir,
Et sauve en l’assistant l’âme qui va partir !
Je ne le puis.
Aux cris que pousse Thécla.
Où fuir cette voix déchirante ?

SCÈNE XXVII. Paolo, Elci, qui s’élance vers lui au moment où il va sortir. §

ELCI.

Arrêtez !

PAOLO.

Encor vous !

ELCI.

Calmez mon épouvante.

PAOLO.

C’est Dieu qui l’a voulu.

ELCI.

Quoi ?

PAOLO.

C’est vous sur le seuil
1010 Ne vous ai-je pas dit que j’apportais le deuil ?

ELCI.

Il est ici !

PAOLO.

La mort !

ELCI.

Elle a frappé !

PAOLO.

Sans crime ;
Par devoir.

ELCI.

Qui ?

PAOLO.

Priez !

ELCI.

Pour qui ?

PAOLO.

Pour la victime.

ELCI.

Quelle est-elle ?

PAOLO.

Un pécheur qui lutte près de nous
Entre l’Enfer et Dieu.

ELCI.

Je frissonne.

PAOLO.

À genoux !
1015 Priez, enfant, priez ; l’éternelle clémence
Ne repoussera pas les voeux de l’innocence.

SCÈNE XXVIII. Paolo, Elci, Thécla, puis Luigi. §

THÉCLA, du dehors.

Sanglant ! Frappé dans l’ombre !... Un meurtre !... Des secours !
En entrant.
Des secours !... Non !... Mort !

ELCI.

Mon père !

THÉCLA.

Elci, viens, cours !
Viens, mon fils, courons tous ; qu’il rouvre sa paupière
1020 Sous les embrassements de sa famille entière !

ELCI, apercevant Luigi.

Ah ! Que vois-je ? C’est lui !

THÉCLA, qui s’élance pour le soutenir.

Ton père assassiné !

LUIGI.

Paolo ton ami jusqu’à toi s’est traîné.

PAOLO, à part.

Mon ami !

ELCI, à son père.

Mes baisers vous rendront à la vie ;
Ils vont vous ranimer.

LUIGI, se laissant tomber sur un siège.

La force m’est ravie.

THÉCLA, à Paolo.

1025 Vois mes pleurs, vois le sang qui coule de son sein !
Cours, Paolo ; poursuis, punis son assassin ;
Venge-nous tous.

LUIGI, à Paolo.

Demeure ; un mourant te l’ordonne ;
Pardonne à l’assassin comme je lui pardonne.

PAOLO.

Ah ! Luigi !

LUIGI.

Dans tes bras presse-moi, mon Elci !
1030 Des ombres du tombeau mon regard obscurci,
Sur ces traits adorés que la douleur altère,
Cherche encore un rayon du bonheur de la terre.
Enfant, je vais dormir de mon dernier sommeil,
Je ne te verrai plus me sourire au réveil.

THÉCLA.

1035 Pense au ciel et renie un culte abominable !

PAOLO.

Crains ton juge et reviens à la foi véritable !

THÉCLA.

Abjure et sois chrétien !

PAOLO.

Crois et sois enfanté
Par une mort chrétienne à l’immortalité !

ELCI.

Non, ne me quittez pas !

LUIGI.

La peur de ta colère
1040 N’affaiblit point, Seigneur, la raison qui m’éclaire ;
Et ce que j’aurais fait pour vivre sous ta loi,
Je le fais en mourant pour me rejoindre à toi :
Se levant soutenu par Elci et Thécla.
J’abjure.

THÉCLA.

Il est sauvé !

PAOLO.

Perdu !

ELCI.

Votre croyance,
Je l’embrasse, ô mon père ! Elle est mon espérance :
1045 Je vous suivrai du moins.

PAOLO, à lui-même.

Dieu, tu m’as donc trompé ?

LUIGI, d’une voix éteinte.

Nous devons nous revoir le coup qui m’a frappé
N’a pu rompre les noeuds d’une amitié si tendre...
Je vous quitte ici-bas... mais... je vais vous attendre !

ELCI.

Il expire !

THÉCLA, relevant avec MHC MMM-Medouleur la tête de Luigi et lui donnant un baiser sur le front.

Mon fils !...
Avec explosion.
Ah ! que le meurtrier,
1050 Rebut des siens, horreur de son propre foyer,
Fuyant sa solitude et partout solitaire,
Privé de l’eau, du feu, sans abri sur la terre
Où s’arrêter le jour, où s’étendre le soir,
Et sans repos, s’il vit, et s’il meurt, sans espoir,
1055 Soit maudit par le prêtre à son heure suprême,
Maudit par tous, maudit par son père lui-même,
Maudit par celle enfin dont les flancs ont porté
Cet exécrable fruit de leur fécondité !
Cieux, entendez ce cri de ma douleur profonde ;
1060 Vengez-moi, justes cieux, moi, qui suis seule au monde,
Moi, qui n’ai plus de fils !
Se tournant vers Paolo, en lui tendant les bras.
Ah ! Pardon ! Qu’ai-je dit ?
Il m’en reste un encor.

PAOLO, qui la repousse et s’enfuit épouvanté.

Non, vous l’avez maudit !

APPENDICE §

EXAMEN CRITIQUE D’UNE FAMILLE AU TEMPS DE LUTHER §

PAR M. PROSPER POITEVIN.

Présenter au théâtre un ouvrage simple et sévère, une tragédie en dehors du cadre habituel et d’où l’amour, cette inépuisable source d’intérêt, fût exclu ; peindre des passions qui ne sont plus les nôtres, des sentiments qui ne peuvent éveiller aucune sympathie s’imposer ; par le seul amour de l’art, la difficile tâche de reproduire des caractères entièrement effacés, c’était sans contredit, dans ce siècle de folles témérités, une tentative si sérieusement téméraire, qu’un grand succès pouvait seul la justifier.

Ce succès, Une Famille au temps de Luther l’a obtenu : nous en félicitons d’autant plus sincèrement M. Casimir Delavigne, que nous sommes convaincu que, dans la liste de ses nombreux triomphes, il n’assignera pas à celui-ci la dernière place. Mais, disons-le, ce succès, si honorable qu’il soit pour l’auteur, n’est pas moins honorable pour le public qui a su donner, en cette circonstance,une haute et incontestable preuve d’intelligence et de bon goût ; car l’extrême simplicité du sujet, la sévérité de la forme, la couleur antique qui se reflète sur presque toutes les parties du drame, donnaient à cette tragédie an caractère si inaccoutumé, une physionomie si nouvelle, que le poète devait craindre qu’habitué aujourd’hui à des émotions communes et vulgaires, le parterre ne lui tint pas compte du mérite et de la hardiesse de son oeuvre.

On a souvent répété que M. Casimir Delavigne entait prudemment ses succès sur des idées auxquelles il savait acquises d’avance les sympathies de la foule, et qu’il n’osait jamais au théâtre que ce qu’on y peut oser sans périr. À ces accusations étranges un autre se serait empressé de répondre par une préface H. Casimir Delavigne a mieux aimé répandre par deux ouvrages à chacun sa manière ; mais à coup sûr celle-ci vaut au moins l’autre, et de toutes les réfutations, aucune n’eut pu être, selon nous, aussi formelle aussi péremptoire que les Enfants d’Edouard et Une famille au temps de Luther.

Quelles sont, en effet, les idées populaires ayant cours qu’ait flattées et caressées l’auteur dans la première ? Quelles sont les inutiles traditions consacrées au théâtre dont il ne se soit pas affranchi dans la seconde ? Et, dans ce temps, où est le poète qui ait obéi à son inspiration avec plus d’indépendance, et qui ait su concilier, avec un dédain plus manifeste de règles vieillies plus de respect pour ce qu’il y a d’immuable et d’absolu dans l’art ?

M. Casimir Delavigne ose au théâtre tout ce qu’on y peut oser avec convenance ; il se garde bien, et nous lui en savons un gré infini, de pousser la hardiesse poétique au delà. Un goût sûr, une profonde connaissance de la scène, le garantissent de ces inconcevables écarts auxquels le mauvais goût d’un temps ou d’un siècle peut bien applaudir, mais que condamne la raison qui, elle, est de tous tes temps et de tous les siècles :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux

Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,

Et de l’art même apprend à franchir leurs limites.

Oui, assurément, il est des licences que l’art lui-même conseille et autorise le vieux : le sévère législateur de notre Parnasse en convient. Il a trouvé fort naturel que, de son temps, Corneille et Molière aient, dans quelques-uns de leurs ouvrages, secoué le joug d’une poétique exigeante à l’excès et gênante pour eux hors de tout propos : et aujourd’hui personne ne blâmerait un auteur qui saurait, comme eux se révolter avec intelligence contre la règle, et l’enfreindre au profit de l’art.

Mais, sous prétexte de suivre leur exemple, peut-on se permettra de fouler aux pieds toutes les idées reçues, et de s’abandonner sans frein à ses capricieuses et bizarres inspirations ? S’il est des règles arbitraires dont on peut s’affranchir sans danger, n’est-il pas aussi des principes invariables qu’il faut nécessairement respecter, des lois qu’on ne peut enfreindre sans péril ? Travailler de ses deux mains à briser tout entier le vieux moule comme s’il n’en pouvait plus sortir de chefs-d’oeuvre, n’est-ce pas agir en Érostrate et faire 4e la profanation un moyen de célébrité.

Aucun homme de sens, aucun écrivain qui se respecte ne se montrera jaloux d’une pareille gloire. Il est beaucoup plus commode, nous en convenons, de se faire un rapide renom par la bizarrerie et l’incohérence des conceptions, par l’apreté et la sauvagerie du style, que de se distinguer par des oeuvres dont le fond soit simple et la forme noble et sévère aussi peu d’écrivains se condamnent-ils volontiers au laborieux enfantement qu’exigent les ouvrages de ce genre. Il faut, pour lutter victorieusement contre les obstacles que l’art oppose, une étendue et une flexibilité d’esprit que la nature n’a pas accordées à tous, et ceux qui proclament la nécessité d’une réforme complète au théâtre trahissent, selon nous, à leur insu, le secret de leur impuissance.

M. Casimir Delavigne, dans sa tragédie d’une Famille au temps de Luther, ne s’est pas certes montré l’esclave de toutes tes règles en vertu desquelles tes tragédies étaient habituellement conçues autrefois mais il a respecté celles qu’il n’est permis à personne de violer et a donc usé de son droit de poète sans en excéder les limites. Il a su, à l’aide de moyens simples et naturels, produire au théâtre avec intérêt le duel entre deux croyances rivales, entre deux fanatismes haineux et implacables. Ce n’est pas par des effets multipliés de scène, par le choc des événements et des situations qu’il a voulu nous émouvoir, il a même négligé à tel point l’avantage qu’il eut pu tirer de ces ressources, qu’il nous initie franchement et tout d’abord au secret de son dénouement, un des plus dramatiques et des plus terribles qui soient peut-être au théâtre. Mais quelle tendre émotion n’excite-t-il pas en notre âme par le seul développement des caractères, par la peinture savante des passions dont il a animé ses différents personnages ! Que d’habiles contrastes, que d’oppositions heureuses dans les sentiments de ceux mêmes que réunit la communauté des croyances !

Les principes religieux de Thécla et de Luigi émanent de la même source cependant quelle diversité de nuances entre le protestantisme de l’un et celui de l’autre ! Luigi voit dans la réforme la tolérance, le retour à la raison ; Thécla, un changement complet de doctrine, la substitution d’un enthousiasme à un autre. Qu’ils soient ou non ses coreligionnaires, l’un regarde tous les hommes comme des amis et des frères ; tandis que l’autre, dans l’emportement et t’exagération de son zèle, va presque jusqu’à maudire la mémoire de son époux, mort sans avoir voulu abjurer sa foi première.

D’un autre coté, quelle différence encore entre le catholicisme de Paolo et celui du vieux Marco ! Chez celui-ci, quelle raison éclairée, quelle douceur évangélique et chrétienne ! Chez celui-là, quelle aveugle exaltation, quel ardent fanatisme Marco ne divise pas les hommes en catholiques, protestants, musulmans ou juifs, mais en bons et mauvais, et il trouve dans son âme autant d’amour pour les uns que d’indulgence pour les autres. Mais Paolo, élevé à Rome, dans les sentiments d’une piété inflexible, ne verrait, lui, dans son bien-aimé frère, qu’un implacable ennemi, s’il abandonnas jamais l’étendard de la foi pour passer sous le drapeau de l’examen.

De ce conflit de croyances opposées et de sentiments extrêmes, quel intérêt puissant le poète n’a-t-il pas su faire découler ! La raison aux prises avec le fanatisme devait succomber : et en effet elle succombe ; mais voyez l’art merveilleux avec lequel M. Casimir Delavigne prépare et amène sa terrible catastrophe.

Paolo ignore que son frère est décidé à abjurer s’il a quitté l’Italie, c’est qu’il a craint pour Luigi la funeste influence de Thécla ; il arrive donc avec la ferme résolution d’empêcher un pareil crime ; il entend n’être séparé de son frère ni dans ce monde ni dans l’autre la vie éternelle de Luigi lui est mille fois plus chère que sa vie mortelle et périssable, et il sent que pour sauver la première il trouverait, au besoin, dans son amitié et dans son zèle, le courage de faire à Dieu, sans hésitation, le sacrifice de la seconde.

La sanglante résolution de Paolo est irrévocable : lui révéler le secret qu’il ignore, c’est le pousser au fratricide. Qui donc lui apprendra la vérité ? Ce ne sera évidemment ni Luigi, ni Marco : le poète aurait-il voulu faire peser sur Thécla la responsabilité de cette funeste révélation ? Est-ce elle qui, dans l’orgueil de son triomphe, dira à Paolo : Ton frère abjure demain ? Oh ! que M. Delavigne est bien trop habile pour commettre une pareille faute : un mot imprudent, une demi-confidence, même involontaire, eût rendu Thécla odieuse, il n’a pas voulu qu’on puisse reprocher à une mère le meurtre de son enfant. C’est Elci, simple et innocente jeune fille, qui, en implorant l’indulgence de son oncle pour sa grand’mère, apprend à Paolo, sans songer même qu’elle le lui révèle, un secret dont elle le croyait instruit depuis longtemps.

Cette scène charmante, et qui se termine d’une manière si dramatique et si inattendue, produit une péripétie complète dans les sentiments de Paolo le frère disparaît à nos yeux pour faire place à l’ardent religionnaire : une querelle s’engage alors entre lui et Thécla qui survient, querelle violente des deux parts, car les deux fanatismes se trouvent en présence, et leur haine s’exhale et déborde avec la plus incroyable violence. Luigi arrive, mais trop tard ; car il entend sa mère adresser à Paolo ces paroles terribles :

Va donc, fuis, porte ailleurs ta piété farouche ;

Rome te tend tes bras ; fuis les miens, fuis ces lieux ;

Mère, frère, pays, fuis tout : dans ses adieux

Celle qu’un fils ingrat traite ici d’étrangère

N’a plus de fils en lui, puisqu’il n’a plus de mère.

C’en est fait désormais de ce bonheur que le retour de Paolo avait fait espérer à Luigi, de cette douce union de famille qu’il avait rêvée : cependant il cherche à calmer Paolo. Une discussion engagée amicalement alors entre les deux frères dégénère bientôt en une dispute vive et passionnée car Paolo fait intervenir le nom de Luther, et Luigi, qu’une attaque dogmatique eût trouvé calme, ne peut se contenir en entendant outrager celui qu’il regarde comme un réformateur inspiré. Il y a dans cet incident, bien simple en apparence, une grande preuve de tact de la part du poète il est en effet de notre nature de nous irriter bien plus à propos des hommes qu’à propos des choses dont ils sont la vivante expression.

Luigi s’emporte au point de chasser son frère, et Thecla, en apprenant ce qui s’est passé, redevient mère, et s’écrie avec désespoir :

Et vous ne l’avez pas,

Quand il a dit : "Je pars," retenu dans vos bras ?

La scène de la réconciliation.scène neuve au théâtre, est d’une simplicité et d’une beauté tout à fait antiques : nous ne connaissons aucune situation d’un intérêt plus vrai et plus touchant.

La nuit arrive et la famille, heureuse du rapprochement qui s’est opéré, se sépare... Mais Paolo retient Luigi, il veut savoir la vérité tout entière : celui-ci hésite d’abord, puis il avoue enfin qu’il doit abjurer le lendemain. À ces mots, Paolo frémit ; car il entend une voix qui lui crie : Sauve ton frère ! Il essaye donc, mais en vain, de le détourner de sa funeste résolution ; il conjure, supplie et pleure ; Luigi reste inflexible, et s’éloigne en adressant à Paolo des paroles chrétiennes :

... Tu sais tout ; s’il est vrai que tu m’aimes,

Après l’acte accompli nous resterons les mêmes :

Si je te fais horreur, j’aimerai seul et Dieu

Jugera qui de nous suit son précepte. Adieu.

Mais le démon du fanatisme l’emporte. Paolo, croyant obéir à l’ordre de Dieu, frappe Luigi endormi. Toute la famille accourt aux cris de la victime, et là, fidèles à leurs caractères, Thécla et Paolo, dont le crime n’est pas soupçonnée se disputent le mourant au profit de leur croyance. Avant d’expirer Luigi abjure, et Paolo, souillé d’un crime inutile, s’enfuit chargé de la malédiction de sa mère.

Rien de plus simple assurément que cette action ; il fallait que le poète fût bien sûr de lui pour oser la transporter en ce temps-ci au théâtre ; mais quel sujet si ingrat et si stérile ne ferait pas pour M. Casimir Delavigne un moyen assuré de succès ? Et ici, quelle richesse de détails, quelle ravissante poésie ! Dans Une Famille au temps de Luther se trouvent réunies toutes les qualités qui caractérisent le beau talent de M. Delavigne : une grande sagesse de conception, un sentiment exquis des convenances, une merveilleuse flexibilité de style une raison toujours élevée, et pour tout dire enfin, un esprit si franc et si vrai, qu’il n’est autre chose que la raison parée et embellie.

Comment s’étonner qu’avec un talent si fécond en ressources, chacun de ses ouvrages toit pour l’auteur une nouvelle occasion de triomphe.