GENSERIC
TRAGÉDIE

1680

Par Antoinette Des Houlières

1

PERSONNAGES §

  • GENSERIC, roi des Vandales et d’Afrique.
  • EUDOXE, veuve de Valentinien III, empereur d’Occident.
  • La jeune princesse EUDOXE, amante du prince Trasimond, fils aîné de Genseric.
  • TRASIMOND, fils de Genseric, amant de la j eune Eudoxe.
  • HUNERIC, second fils de Genseric, promis à Sophronie.
  • SOPHRONIE, fille du comte Boniface, autrefois gouverneur d’Afrique, promise à Huneric, et amante de Trasimond.
  • ISPAR, confident de Genseric, et dans les intérêts de Sophronie.
  • JUSTINE, confidente de Sophronie.
  • CAMILE, confidente de l’impératrice et de la jeune Eudoxe.
  • AMILCAR, capitaine des gardes de Genseric.
  • NARBAL, confident de Trasimond.
  • UN GARDE.
La scène est à Carthage, dans le palais de Genseric.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Eudoxe, Camille. §

EUDOXE.

Pour charmer mes ennuis, cherche d’autres discours :
Les exemples pour moi sont de faibles secours.
Si la fortune a fait plus d’une malheureuse,
Ma misère doit-elle en être moins affreuse ?
5 Par le malheur d’un autre amoindrir son malheur,
Est un soulagement indigne d’un grand coeur.
D’ailleurs, de tous les maux le mien est le plus rude ;
La mort vaut cent fois mieux que mon incertitude.
Hélas ! Camile, hélas ! Où sont ces jours heureux
10 Qui du prince et de moi virent naître les feux,
Quand, de la paix jurée entre Rome et Carthage,
Il fut dans notre Cour envoyé pour otage ?
Tristes réflexions, tendres ressouvenirs,
Augmentez, s’il se peut, mes cruels déplaisirs.
15 À toute ma douleur aujourd’hui je me livre ,
Et dans les fers enfin je ne saurais plus vivre.

CAMILE.

Madame, pressez moins....

EUDOXE.

Non, de notre destin
Je veux avec Ispar m’éclaircir ce matin.
Il a de Genseric l’entière confidence,
20 Et je perdrai par lui la crainte ou l’espérance.
L’as-tu fait avertir que je l’attends ici ?

CAMILE.

Il sait votre dessein, Madame, et le voici.

SCÈNE II. Eudoxe, Ispar, Camile. §

EUDOXE.

Le roi retiendra-t-il longtemps l’impératrice ?
N’est-il point encor las de nous faire injustice ?
25 Prend-il tant de plaisir à voir couler nos pleurs,
Et nous destine-t-il à d’éternels malheurs ?
Ministre de ce prince orgueilleux et barbare,
Vous savez bien, Ispar, tout ce qu’il nous prépare.

ISPAR.

Madame, je voudrais vous le cacher en vain.
30 Oubliez, s’il se peut, jusques au nom romain ;
Soumettez-vous, Madame, à votre destinée.

EUDOXE.

Je ne verrai donc plus les lieux où je suis née,
Cette superbe Rome, où tant et tant de fois
Mes aïeux à leur char ont attaché des rois ?
35 Et le ciel souffrira dans les murs de Carthage
La fille des Césars languir dans l’esclavage ?
Non : quoique contre nous il paraisse irrité,
Il n’est point protecteur de l’infidélité ;
Genseric, par la foudre, ou par la main d’un homme,
40 Verra venger sur lui le pillage de Rome.

ISPAR.

Ne prendrez-vous jamais de justes sentiments ?
L’impératrice et vous, dans vos emportements,
Vous oubliez toujours qu’en l’état où vous êtes,
Vous devriez parler moins haut que vous ne faites.
45 Tant d’orgueil convient mal...

EUDOXE.

Détrompez-vous, Ispar :
Ma mère est en tous lieux la veuve de César ;
Et peut-être qu’un jour on pourra vous apprendre
À ce sublime rang quels respects on doit rendre.
Au bruit que font nos fers, il n’est point de héros
50 Qui puisse s’endormir dans un honteux repos;
Pleine de cet espoir, je vois leurs armes prêtes...

ISPAR.

Le ciel détournera ces fâcheuses tempêtes.
J’ai laissé chez le Roi le prince Trasimond.
Si le succès, Madame, à son zèle répond...
55 Mais le voici qui vient.

SCÈNE III. Eudoxe, Trasimond, Camile, Narbal. §

TRASIMOND.

Ah, Madame ! Ah, mon père !

EUDOXE.

Eh bien, Seigneur, je vois ce qu’il faut que j’espère ;
Le cruel Genseric ne m’est que trop connu.

TRASIMOND.

Je l’ai pressé, Madame, et n’ai rien obtenu.
Eh vain j’ai fait parler la gloire, la justice,
60 Le respect des serments faits à l’impératrice,
Les droits des souverains en elle violés,
Son sexe, sa maison, ses pays désolés:
Excepté le beau feu qui consume mon âme,
J’ai, contre Genseric, tout employé, Madame.
65 La peur de l’irriter m’a fait cacher ce feu,
Dont je laisse brûler mon coeur sans son aveu.

EUDOXE.

Pourquoi faut-il, Seigneur, que, pour tirer vengeance
Du crime de Maxime, et de son insolence,
Ma déplorable mère ait demandé secours,
70 Entre tant de voisins, à l’auteur de vos jours ?
Ou, si c’était par lui que l’aveugle fortune
Devait ne nous laisser qu’une vie importune,
Pourquoi, Prince, pourquoi les destins ennemis
Du cruel Genseric vous ont-ils fait le fils ?

TRASIMOND.

75 Qu’entends-je, ma Princesse ? Hélas ! j’osais prétendre
Que l’amour le plus pur, le plus fort, le plus tendre
Dont un sensible coeur puisse être consumé,
Vous ferait oublier le sang qui m’a formé :
Mais je m’étais flatté d’une vaine espérance ;
80 Vous oubliez mes feux, et non pas ma naissance,
Madame ; et quand l’amour, dans quelque heureux moment,
Ne vous laisserait voir en moi qu’un tendre amant,
L’impératrice en pleurs, chez qui rien ne fait taire
Les violents transports d’une juste colère,
85 Détruirait aisément ce que l’Amour...

EUDOXE.

Hélas !
Dans le fond de son coeur vous ne pénétrez pas.

TRASIMOND.

J’y verrais des mépris.

EUDOXE.

Dans sa douleur amère,
Elle ne confond point le fils avec le père ;
Et c’est pour moi, Seigneur, quelque chose de doux,
90 De la voir soupirer sans se plaindre de vous.

TRASIMOND.

Et d’où me peut venir tant de bonheur, Madame ?

EUDOXE.

Le jour que Genseric, par le fer et la flamme,
Désola Rome entière, elle vous vit, Seigneur,
Arrêter du soldat l’insolente fureur...
95 Et, touché du destin de cette auguste ville,
À son peuple innocent accorder un asile ;
Elle sait qu’en ces lieux, on vous voit chaque jour
Auprès de Genseric presser notre retour ;
Et, séparant en vous l’innocence du crime,
100 Loin de vous mépriser, Prince, elle vous estime.

TRASIMOND.

Que toutes ses bontés ont de charmes pour moi !
Sa haine remplissait mon triste coeur d’effroi.
Je me suis dit cent fois : que fera ma princesse ?
Elle n’a pour secours qu’une faible tendresse
105 Contre tout ce que peut assembler de plus fort,
Pour désunir les coeurs, la cruauté du sort :
Ses sentiments suivront ceux de l’impératrice ;
Elle en fera sans doute un entier sacrifice ;
Et je demeurerai fidèle et malheureux.
110 Ce que vous m’avez dit a rassuré mes feux.
On m’estime, il est vrai : mais quand on me voit faire
De votre liberté ma plus pressante affaire,
Quand je hasarde tout, ce soin n’est-il compté
Que pour un pur effet de générosité ?

EUDOXE.

115 Aux soins que rend l’Amour on ne se trompe guère ;
Ce qu’il fait a toujours un tendre caractère,
Qui distingue aisément tous les coeurs amoureux
De ceux que le bonheur n’a faits que généreux.
L’impératrice en voit toute la différence ;
120 Et, si j’osais ici trahir sa confidence ;
Je vous dirais, Seigneur... Mais pourquoi vous conter
Un dessein qui ne peut jamais s’exécuter ?

TRASIMOND.

Quel trouble venez-vous de jeter dans mon âme?
Au nom de notre amour, expliquez-vous, Madame.
125 Quel dessein, quel secret voulez-vous me cacher ?
Hélas ! Pour le savoir, faut-il vous l’arracher ?

EUDOXE.

Ah ! Que vous me pressez !... Si le roi votre père
Vous avait accordé le départ de ma mère,
Elle me destinait... La rougeur de mon front...
130 Mon embarras... Seigneur, mon esprit se confond.

TRASIMOND.

Ma princesse, parlez.

EUDOXE.

On n’a plus rien à dire
Quand on rougit, Seigneur, qu’on fuit et qu’on soupire.

TRASIMOND.

Ah ! Ne me cachez point ce désordre charmant ;
Faites mourir d’amour un trop heureux amant.
135 Dieux ! Par quel important, par quel rare service,
Pourrai-je m’acquitter envers l’Impératrice ?
Flatté par un espoir qu’elle daigne remplir,
Courons la délivrer, courons la rétablir.
Il m’en reste un moyen : la fière Sophronie
140 À mon frère Huneric est prête d’être unie ;
Elle a toujours fait voir mille bontés pour moi ;
Et mon frère est moins fils que favori du roi.
Madame, trouvez bon qu’aujourd’hui je confie
En de si sûres mains le bonheur de ma vie.

EUDOXE.

145 Le secret de mon coeur n’était su que de vous :
Mais s’il faut, pour vous faire un sort un peu plus doux,
Apprendre à Sophronie à quel point je vous aime,
Je consens qu’elle en soit instruite par vous-même.
Veuille le juste ciel qu’elle fasse, Seigneur,
150 Plus que je n’attends d’elle et de notre bonheur !

SCÈNE IV. Trasimond, Narbal. §

TRASIMOND.

Ah ! Que soupçonnez-vous, Princesse trop timide ?
Sophronie aurait-elle un coeur lâche et perfide ?
Et ce que vous voulez me faire appréhender,
Avec ce que je vois pourrait-il s’accorder?
155 Tout ce qu’elle me dit me paraît si sincère ;
Et vous ne voulez pas cependant que j’espère.

NARBAL.

Ses frayeurs ont peut-être un trop sûr fondement ;
L’amour sous l’amitié se déguise aisément ;
Et Sophronie enfin, quand vous êtes près d’elle,
160 Aux yeux de tout le monde est mille fois plus belle ;
Un mélange charmant de flamme et de langueur
Redouble de ses yeux l’éclat et la douceur.
Vous en êtes aimé...

TRASIMOND.

N’en dis pas davantage ;
Respecte une vertu qu’adore tout Carthage ;
165 Chasse de ton esprit ce soupçon plein d’horreur.
Ne te souvient-il plus qu’elle est presque ma soeur ?
L’engagement public qu’a mon frère avec elle,
Autorise pour moi tout ce qu’elle a de zèle ;
On n’en peut rien penser d’odieux ni de bas :
170 S’il blessait son devoir, il ne paroîtrait pas :
Le crime fuit le jour...

NARBAL.

Le temps fera connaître
Qui se trompe, Seigneur. Mais je la vois paraître.

SCÈNE V. Trasimond, Sophronie, Justine, Narbal. §

TRASIMOND.

Vous me voyez, Madame, interdit et confus,
Faire de vains projets de ne me taire plus.
175 Tout prêt à vous parler du malheur qui m’accable,
Je crains de vous trouver une âme impitoyable.
Vos bontés, je le sais, devraient me rassurer ;
Et cependant je tremble, et je n’ose espérer.

SOPHRONIE.

Eh ! De grâce, perdez un soupçon qui m’offense ;
180 Prenez en moi, Seigneur, un peu de confiance ;
Pouvez-vous ignorer combien vous m’êtes cher ?

TRASIMOND.

Mon triste coeur pour vous ne peut plus se cacher ;
Malgré tout mon respect, je le sens qui m’entraîne
À vous apprendre enfin son secret et ma peine.
185 Si l’horreur de mes maux vous touche faiblement,
Si vous n’avez pitié d’un malheureux amant,
Je vais mourir, Madame...

SOPHRONIE.

Ah ! Prince, quel langage !
Que vois-je dans vos yeux et sur votre visage ?

TRASIMOND.

La plus vive douleur dont on puisse être atteint.
190 Jamais amant n’a mieux mérité d’être plaint.

SOPHRONIE.

Vous, amant ! Hé ! Seigneur, comment est-il possible ?
Votre coeur à l’amour peut-il être sensible ?
Né parmi des soldats, nourri dans les hasards,
La beauté n’a jamais attiré vos regards.

TRASIMOND.

195 Je fuyais de l’amour les trompeuses amorces :
Mais est-il quelque chose au-dessus de ses forces ?
Je crus, plein de la gloire où mon coeur aspirait,
Qu’au milieu des dangers ce coeur s’endurcirait :
Né parmi les soldats, nourri dans les alarmes,
200 En ai-je moins appris à répandre des larmes ?

SOPHRONIE.

Quand on est fait pour plaire, on n’en doit point verser.
De tourments et de pleurs l’Amour peut se passer.
Les soupçons, les dépits, le désespoir, la rage,
Sont des maux dont jamais vous ne ferez d’usage.
205 Les coeurs prédestinés, quels que soient leurs désirs,
Ne doivent soupirer qu’au milieu des plaisirs ;
Et votre âme au chagrin trop vite s’abandonne.
Vaillant, jeune, héritier de plus d’une couronne,
Pourrait-on refuser l’hommage de nos voeux ?
210 Non, croyez-moi.

TRASIMOND.

Sans vous je ne puis être heureux.
Mais, Madame, je suis peut-être un téméraire,
Et vos refus...

SOPHRONIE.

Pour vous, Seigneur, que faut-il faire ?

TRASIMOND.

Ah ! Souffrez qu’à vos pieds

SOPHRONIE.

Non, Prince, levez-vous.

TRASIMOND.

Mon frère doit bientôt devenir votre époux ;
215 Et ce fer par ma mort finira ma misère,
Si vous ne le pressez d’obtenir de mon père,
Qu’il mette, pour calmer mon esprit agité,
La princesse et sa mère en pleine liberté.

SOPHRONIE.

Ô dieux !...

TRASIMOND.

C’est pour mon coeur la grâce la plus grande
220 Que vous lui puissiez faire, et je vous la demande.
Eudoxe m’a charmé, l’amour unit nos coeurs ;
Et vous seule pouvez...

SOPHRONIE.

Justine, je me meurs.

TRASIMOND.

Madame...

SOPHRONIE.

Je ferai mes intérêts des vôtres ;
Fiez-vous-y, Seigneur ; je n’en connais point d’autres.
225 De pressantes douleurs m’empêchent d’écouter
Un discours... En parlant, je les sens augmenter.
Vous adorez Eudoxe, elle a de la tendresse :
Prince, l’effet ira plus loin que ma promesse ;
Allez l’en assurer.

TRASIMOND.

Sensible à vos bienfaits,
230 Le tendre souvenir ne s’en perdra jamais.

SCÈNE VI. Sophronie, Justine. §

SOPHRONIE.

Je ne vous retiens plus, et vous pouvez paraître,
Rage que dans mon coeur un ingrat a fait naître ;
Forcez-moi d’oublier ce qu’il a de charmant,
Et ne me laissez voir que son égarement.
235 Il aime ; et ce n’est pas la tendre Sophronie !
Ciel ! Quel crime ai-je fait pour être ainsi punie ?
Aimer seule ! Ah ! Justine, ai-je bien entendu ?
Et pour jamais, enfin, l’espoir est-il perdu ?
Tu ne me réponds point : hélas ! Que dois-je faire ?
240 À qui m’en prendre ? À qui d’Eudoxe ou de sa mère
Dois-je faire payer mes mortelles douleurs ?
Eudoxe m’a charmé, l’amour unit nos coeurs,
M’a-t-il dit. De ce nom l’une et l’autre s’appelle,
L’une ou l’autre lui plaît, et l’une et l’autre est belle.
245 Inutiles fureurs ! Sur qui venger l’affront
Que fait à mes appas le cruel Trasimond ?
Mais, pourquoi tant chercher cette beauté fatale ?
Perdons-les toutes deux, pour perdre ma rivale.
L’amour excuse tout.

JUSTINE.

Madame, songez-vous
250 Jusqu’où vous fait aller un aveugle courroux ?
Qu’a fait l’Impératrice, et qu’à fait la princesse ?

SOPHRONIE.

Elles m’ont enlevé l’espoir de ma tendresse,
Le coeur de mon amant, mon bonheur. Non, jamais
L’amour n’a pardonné de semblables forfaits.
255 Pour les punir, Justine, on doit tout entreprendre.

JUSTINE.

Il n’était point à vous ce coeur qu’on a su prendre.

SOPHRONIE.

Il n’était point à moi, je le connais trop bien :
Mais avant cet amour, Justine, il n’aimait rien.
Je n’avais à souffrir aucune préférence.
260 Qu’un moment à mes maux a mis de différence !

JUSTINE.

Si la raison pouvait...

SOPHRONIE.

C’est un faible secours,
On ne l’écoute point ; et l’on voudrait toujours,
Quand un rigoureux sort à quelque ingrat nous livre,
Que son coeur ne servît que pour le faire vivre.
265 Je goûtais, en aimant, ce funeste bonheur ;
Respirer était tout ce que faisait son coeur;
Il lui sert maintenant à de plus doux usages.
Que de plaisirs pour lui pour moi combien d’outrages !
Que d’horreurs à la fois ! Justine, j’en mourrai.
270 Mais avant mon trépas... Oui, je me vengerai.

JUSTINE.

Hé ! Que feriez-vous donc, s’il était infidèle ?

SOPHRONIE.

Mon aventure, hélas ! En serait moins cruelle.
Il m’eût aimée, et, dans mon dévorant ennui,
J’aurais un vrai sujet de me plaindre de lui.
275 Le ciel m’a refusé les disgrâces communes :
C’est moi seule qui fais toutes mes infortunes.
Tyrannique devoir ! Fallait-il si longtemps
Cacher à Trasimond mes tendres sentiments ?
Sans vous ; hélas ! Sans vous, peut-être que son âme
280 Aurait brûlé pour moi d’une éternelle flamme.
Toute pour Huneric, pouvait-il deviner ?

JUSTINE.

Toute pour Huneric, vous pouviez vous donner.
Respectez-vous si peu la foi qui vous engage ?
Huneric eût-il pu supporter cet outrage ?
285 Lui qui, contre son sort si souvent mutiné,
Ne peut en Trasimond souffrir un frère aîné,
Se verrait-il par lui ravir tout ce qu’il aime,
Sans sacrifier tout à son orgueil extrême ?
Non, madame.

SOPHRONIE.

En amour tu ne te connais pas.
290 Son coeur n’est point touché de mes faibles appas.
Étrangère en ces lieux, tu ne sais pas, Justine,
Quelle ardeur a pour moi l’époux qu’on me destine.
Apprends que tant de soins rendus avec éclat,
Ne sont chez Huneric que des raisons d’État.
295 Quand, pour se garantir d’une lâche pratique,
Mon père fit venir Genseric en Afrique,
Il lui fit proposer, pour avoir son appui,
De partager un jour l’Afrique avecque lui.
Ce Vandale, attiré par ces grands avantages,
300 Avec mille vaisseaux aborde nos rivages,
Relève notre espoir, chasse nos ennemis ;
Mais, loin d’être content, du partage promis,
Le cruel, dépouillant mon infortuné père,
Le force de quitter cette Afrique si chère,
305 Pour aller des Romains implorer le secours,
Et terminer chez eux ses misérables jours.
Le peuple qui m’aimait, à mon sort s’intéresse,
Contre l’usurpateur se révolte sans cesse,
Lorsque, pour l’apaiser, l’habile Genseric
310 S’engage de me faire épouser Huneric.
Je n’avais que six ans ; une si tendre enfance,
Des maux de ma maison m’ôtait la connaissance.
En femme d’Huneric on m’élevait toujours ;
Mais, hélas ! Je voyais Trasimond tous les jours.
315 Le reste, tu le sais, à peine t’ai-je vue,
Que je t’ai laissé voir mon âme toute nue :
J’ai trouvé du plaisir à te conter des maux
Que personne ne sait, et qui n’ont point d’égaux.

JUSTINE.

Je sens, comme je dois, l’honneur que vous me faites ;
320 Et je prends part, Madame, aux chagrins où vous êtes.

SOPHRONIE.

Il faut plus faire encor dans ce pressant danger ;
Et plaindre mon malheur, n’est pas le soulager.

JUSTINE.

Vous n’avez qu’à parler, vous serez obéie.

SOPHRONIE.

Ispar doit à mon père et l’honneur et la vie :
325 Il n’en est point ingrat ; il gouverne le roi ;
Et j’imagine enfin quelque douceur pour moi.
Il faut, pour me venger de l’ingrat que j’adore ;
Il faut, pour éviter un hymen que j’abhorre,
Employer aujourd’hui tout le crédit d’Ispar.
330 Va le trouver, Justine, et lui dis, de ma part,
Que dans mon cabinet dans une heure il se rende.
Tu peux lui confier tout ce que j’appréhende.
Peins-lui bien le besoin que j’ai de son secours ;
Excuse, si tu peux, mes cruelles amours,
335 Dans l’état malheureux où le sort m’a réduite.

JUSTINE.

De tout cela pour vous quelle sera la suite ?
En rompant un hymen qui s’oppose à vos feux,
En rendant pour jamais Trasimond malheureux,
L’en aimerez-vous moins ?...

SOPHRONIE.

Moi, l’aimer ! Le tonnerre
340 Puisse-t-il m’accabler, Justine, ou que la terre
Sous mes pas à tes yeux s’ouvre pour m’engloutir,
Si l’on me voit jamais cesser de le haïr !

JUSTINE.

Je crains bien...

SOPHRONIE.

Ne crains rien du coeur de Sophronie.
De ce coeur pour jamais la tendresse est bannie.
345 Mais va trouver Ispar, et me laisse pleurer ,
Les honteuses douleurs qui m’ont fait soupirer.

ACTE II §

SCÈNE PREMIERE. Sophronie, Justine. §

SOPHRONIE.

Ispar a tout promis pour servir ma colère,
Trasimond va trouver un rival dans son père ;
Car je ne pense pas que son coeur soit charmé
350 D’un objet dont l’esprit est à peine formé.
Son coeur, n’en doutons plus, est à l’impératrice :
Pour un si tendre amant, quel effort, quel supplice,
Quand, pour suivre d’un fils le devoir scrupuleux,
Il faudra renoncer à l’espoir d’être heureux !
355 Si pour s’en consoler, si pour se venger d’elle,
Le prince Trasimond devenait infidèle ;
S’il venait à mes pieds, plein de nouveaux désirs,
Justine...

JUSTINE.

Loin d’avoir pitié de ses soupirs,
Par d’éclatants mépris vous sauriez le confondre.

SOPHRONIE.

360 De ce que je ferais, je ne saurais répondre.

JUSTINE.

Quoi ! Vous ?...

SOPHRONIE.

Ce grand courroux à qui tout semble aisé,
N’est peut-être chez moi qu’un amour déguisé.
Hé ! quelle sûreté crois-tu que puisse prendre
Sur la foi du dépit un coeur fidèle et tendre ?
365 Je sens, tu me contrains à t’en faire l’aveu,
Que tant qu’on hait beaucoup, on aime encore un peu.

JUSTINE.

J’entends du bruit, on vient, et c’est le roi, madame.

SOPHRONIE.

Dérobons à ses yeux le trouble de mon âme.

SCÈNE II. Genseric, Sophronie, Huneric, Ispar, Justine. §

GENSERIC.

Vous me fuyez, Madame, et je vous vois toujours
370 Certains airs mécontenst. Pourquoi tant de détours ?
Si vous croyez avoir des sujets de vous plaindre,
On vous écoutera ; parlez sans vous contraindre.
Je sais que votre hymen dès longtemps résolu,
À mon retour ici devait être conclu ;
375 Que ce retardement vous alarme peut-être ;
Mais de bonnes raisons...

SOPHRONIE.

Vous en êtes le maître.
Rien ne presse, Seigneur ; et je ne sais pourquoi
Vous cherchez des sujets de chagrins contre moi.
Je fuis ceux que je sais qu’irrite ma présence.

SCÈNE III. Genseric, Huneric, Ispar. §

GENSERIC.

380 Qu’à travers ta douceur je vois de violence !
Mais, craigne qui voudra ton impuissant courroux,
Un autre soin m’occupe. Huneric, l’aimez-vous ?
Sans réserve avec moi que votre coeur s’explique.
S’est-il trouvé d’accord avec ma politique ?
385 Pour désarmer le peuple animé contre moi,
Je dus à Sophronie engager votre foi :
Mais ce temps est passé, je ne crains plus les brigues ;
La ville est sans mutins, la cour est sans intrigues ;
Et, quel que soit le sang que ce calme ait coûté,
390 Je ne croirai jamais l’avoir trop acheté.
Profitez-en, mon fils ; et, sans gêner votre âme,
Au gré de vos désirs choisissez une femme.

HUNERIC.

Choisissez-la, Seigneur ; je ne sais qu’obéir :
Mon coeur attend vos lois pour aimer ou haïr.
395 Il ne reconnaît point de pouvoir que le vôtre.
Joignez à mon destin Sophronie ou quelqu’autre.
Laissez-moi de l’hymen ignorer les plaisirs ;
Vous me verrez toujours soumis à vos désirs.
J’ai de l’ambition, et non de la tendresse.

GENSERIC.

400 Je n’attendais pas tant d’une ardente jeunesse.
J’aime à ne voir en vous qu’un prince ambitieux.
Cependant Trasimond régnera dans ces lieux ;
Et, quoiqu’à cet aîné mon âme vous préfère,
Vous serez, malgré moi, sujet de votre frère,
405 Si nous n’allons ravir un sceptre à nos voisins,
Pour réparer en vous la faute des destins.
Nous pouvons tout oser dans l’état où nous sommes ;
Nous avons des vaisseaux, de l’argent et des hommes.
Les princes nos voisins, par la guerre affaiblis,
410 Dans un lâche repos semblent ensevelis :
Mais il faut, pour aller envahir leurs provinces,
Un prétexte qui serve à dépouiller leurs princes.
Le peuple, qui toujours redoute les tyrans,
Ne se laisse éblouir qu’à des droits apparents.
415 Ils nous manquent, mon fils. Étrangers dans Carthage,
L’hymen nous peut donner un si grand avantage.
Celui qui doit unir Sophronie avec vous,
Ne nous apportera rien qui ne soit à nous :
Le temps en a rendu l’alliance inutile.
420 L’Empereur d’Orient n’a ni nièce ni fille ;
Et je ne vois qu’Eudoxe : en vous donnant la main,
Elle peut vous conduire à l’Empire Romain.
Vous aurez à venger et la mort de son père,
Et l’hymen de Maxime où l’on força sa mère.
425 Tous ces crimes déjà semblent être punis ;
Rome s’est vue en proie à des maux infinis :
Elle a vu par nos mains ses maisons désolées,
Ses temples embrasés, leurs richesses pillées.
Mais on peut redoubler la peine des forfaits,
430 Autant qu’elle est utile aux desseins qu’on a faits.
Et des séditieux quelque malheureux reste
Peut encore une fois lui devenir funeste.

HUNERIC.

Et consentira-t-elle à voir régner le fils
D’un roi, le plus mortel de tous ses ennemis ?

GENSERIC.

435 Ce nom peut se confondre avec celui de gendre
Des empereurs dont Rome adore encor la cendre.
D’ailleurs, j’ai des amis et puissants et secrets,
Qui, quoiqu’ils soient Romains, sont dans mes intérêts.
Ménagez seulement l’esprit de la princesse ;
440 Vous aurez là besoin de toute votre adresse :
Jamais orgueil ne fut aussi grand que le sien.

HUNERIC.

Elle ne sait donc pas ?...

GENSERIC.

Non, elle ne sait rien.
Ispar même, pour qui j’ai tant de confiance,
N’entre que d’aujourd’hui dans cette confidence ;
445 Non que je m’en défie : il a toujours été
Plein de respect, de zèle et de fidélité.
Séparant Genseric de ce qui l’environne,
Il ne s’est attaché qu’à ma seule personne ;
Mais, incertain des voeux que formait votre coeur,
450 J’ai dû ne proposer rien en votre faveur.
S’il s’étoit trouvé plein d’une folle tendresse,
J’aurais, au lieu de vous, épousé la princesse,
Plutôt que de laisser perdre une occasion
Qui peut mettre le comble à mon ambition.
455 Mes vaisseaux sont déjà dans les mers d’Italie ;
La place du tyran n’est point encor remplie ;
Et, quoique dans la Gaule on proclame Avitus,
Rome est encor sans maître ; et le sénat confus,
D’abord qu’avec Eudoxe il vous verra paraître,
460 D’une commune voix vous choisira pour maître. .
Flattons de cet espoir son coeur, ambitieux ;
C’est tout ce qui nous reste à faire dans ces lieux.
Allez donc à ses pieds chercher une couronne.

SCÈNE IV. Genseric, Ispar. §

GENSERIC.

Que de soins dévorants ma tendresse me donne !
465 Ispar, j’achèterais de cent et cent hasards
Le plaisir de le voir au trône des Césars.
Trasimond, je l’avoue, a l’âme grande et forte ;
Mais un secret penchant vers Huneric m’emporte.
Crois-tu que la princesse ose le dédaigner ?
470 Crois-tu qu’avec chagrin Rome le vît régner ?

ISPAR.

Pour rendre l’une et l’autre à vos voeux plus propice,
Vous pourriez épouser aussi l’impératrice.
Sa beauté, son grand coeur, et son illustre sang,
N’ont rien qui ne réponde à l’éclat de son rang ;
475 Et vous...

GENSERIC.

Moi l’épouser ! Je n’aurais qu’à le faire,
Pour rendre l’Italie à mes desseins contraire.
On l’y déteste, Ispar : on sait que par nos mains
Elle a porté le fer dans le coeur des Romains.

ISPAR.

Leur haine s’étendra sur toute sa famille.

GENSERIC.

480 Rome n’impute point ses malheurs à sa fille.
Trop jeune pour former un important dessein,
Elle n’attira point l’ennemi dans son sein.
De plus j’ai des raisons contre un tel mariage,
Que me fournit, Ispar, mon humeur et mon âge :
485 L’impératrice est fière ; on ne la toucherait
Que par l’excès des soins qu’un amant lui rendrait ;
Et, si quelques désirs s’élevaient dans mon âme,
Je voudrais que sur l’heure on partageât ma flamme.
Tant d’égards ne sont bons qu’aux vulgaires amants,
490 Et ce n’est pas aux rois à soupirer longtemps.

ISPAR.

Ne craignez point, Seigneur, qu’elle vous soit cruelle.
Dites-lui seulement que vous brûlez pour elle,
Et laissez-moi le soin de lui faire valoir
Un amour soutenu du souverain pouvoir.
495 Le temps ne vieillit point les têtes couronnées ;
Leurs charmes ne sont point dépendants des années,
Et sans...

GENSERIC.

Pour m’enflammer, tes soins sont superflus ;
On ne doit point sentir, ce qu’on n’inspire plus.
Va la trouver, Ispar : il est temps qu’elle apprenne
500 Que j’ai dessein d’unir ma famille à la sienne.
Mais je la vois paraître ; essayons de flatter
Cet orgueilleux esprit qu’on ne saurait dompter.
Nous le pouvons sans honte, et les plus grandes âmes
S’embarrassent le moins des outrages des femmes,
505 Et pour mon fils j’irais jusques à me trahir.

SCÈNE V. Genseric, L’Impératrice, Ispar, Camile. §

GENSERIC.

Madame, nous allons cesser de nous haïr.
Tous vos voeux sont remplis ; vous serez bientôt libre ;
Bientôt vous reverrez le rivage du Tibre :
Cent mille hommes choisis vous y ramèneront,
510 Qui tous perdront le jour ou vous rétabliront.
J’irai, n’en doutez point, les commander moi-même ;
Et j’atteste du ciel la puissance suprême...

L’IMPÉRATRICE.

Pour un crédule esprit réservez vos serments ;
Ils n’endormiront point mes vifs ressentiments.
515 Assez et trop longtemps ces serments m’ont trompée ;
Mais après la Lybie et Carthage usurpée,
Me devais-je, Seigneur, fier à votre foi ?

GENSERIC.

La foi ne doit point faire un esclave d’un roi ?
Aux besoins de l’État cette chimère cède.
520 Mais, Madame, vos maux ne sont pas sans remède ;
Je vous ramène à Rome, et j’y vais travailler...

L’IMPÉRATRICE.

Rome aurait-elle encor des trésors à piller ?

GENSERIC.

Je n’y vais que pour vous, et dût toute la terre...

L’IMPÉRATRICE.

Je ne veux plus servir de prétexte à la guerre ;
525 Pour revoir les Romains, cherchez d’autres raisons.

GENSERIC.

Le dessein que j’ai fait d’unir nos deux maisons,
Vous fera bientôt voir combien je suis sincère.

L’IMPÉRATRICE.

Unir nos deux maisons !

GENSERIC.

Madame, je l’espère.
Pour mon fils Huneric, je viens vous demander
530 Un bien qu’avec plaisir vous devez m’accorder.
De l’Empire Romain je vous rends la maîtresse,
Si l’hymen peut unir mon fils et la princesse.

L’IMPÉRATRICE.

J’enfoncerais plutôt un poignard dans son sein !
Changez, Seigneur, changez ce généreux dessein ;
535 Trop de gloire aujourd’hui suivrait notre misère.
Huneric épouser l’esclave de son père !
Il ne descendra point à cette indignité,
Et j’aime mieux la mort qu’une telle bonté.

GENSERIC.

Ah ! C’en est trop, craignez d’allumer ma colère ;
540 Recevez mieux l’honneur qu’un vainqueur vous veut faire.
D’un seul mot je pourrais...

L’IMPÉRATRICE.

Je bénirais le sort,
Si ce courroux allait jusqu’à vouloir ma mort.
Hélas ! Vous n’en seriez, dans l’ennui qui m’accable,
Ni guère plus cruel, ni guère plus coupable.

GENSERIC.

545 Ce dégoût de la vie et ces sombres transports,
Dans les coupables coeurs sont l’effet du remords.

L’IMPÉRATRICE.

Il n’est point de remords pour qui n’a point de crime.

GENSERIC.

Comment nommez-vous donc le trépas de Maxime ?
Il était...

L’IMPÉRATRICE.

Il était un tyran comme vous,
550 Et j’ai vengé sur lui la mort de mon époux.
Assisté des mutins, poussé par son audace,
À son trône, à mon lit, il osa prendre place ;
Et, si j’ai regardé cet hymen sans frémir,
Ce fut comme un moyen de le faire périr.
555 Je l’ai fait, et je laisse un grand exemple à suivre :
Qui vit sans se venger, est indigne de vivre.

GENSERIC.

Je vous entends, Madame, et ces cruels discours...

L’IMPÉRATRICE.

À ma fille, Seigneur, je les tiens tous les jours.
J’imprime dans son coeur, qu’une sensible offense
560 Exige des grands coeurs une grande vengeance.

GENSERIC.

A ces fiers sentiments remplis de cruautés,
Madame, on reconnaît le sang dont vous sortez.
Cet esprit de vengeance où votre coeur s’applique,
Est le même qui fit périr Thessalonique.
565 èA toute l’Italie il vient d’être fatal.

L’IMPÉRATRICE.

Et Carthage pourrait un jour s’en trouver mal.
Tremblez, tremblez, Seigneur ; la princesse est ma fille,
Refusez-lui l’honneur d’être en votre famille ;
Le sang de Théodose, ardent à se venger,
570 Pourrait mettre en ces lieux une tête en danger.

GENSERIC.

Madame, laissez-moi le soin de cette tête.
Qu’à mes ordres demain la princesse soit prête.
La voici ; je vous laisse ensemble.

SCÈNE VI. L’Impératrice, Eudoxe, Camile. §

L’IMPÉRATRICE.

Savez-vous
Que le fier Genseric vous choisit un époux ?

EUDOXE.

575 Non, Madame ; et d’où peut lui venir cette audace ;
Est-ce à lui qu’appartient ?...

L’IMPÉRATRICE.

Il croit vous faire grâce,
Alors qu’il vous destine à l’un de ses deux fils.

EUDOXE.

Madame, à Sophronie Huneric est promis.

L’IMPÉRATRICE.

Je vous entends, ma fille, une douce espérance
580 A flatté votre coeur...

EUDOXE.

Pleine d’obéissance,
J’écoutai Trasimond ; vos ordres absolus...

L’IMPÉRATRICE.

Ne vous défendez point d’avoir fait un peu plus.
Aimez, vous le pouvez par l’ordre d’une mère,
Un prince qui, malgré l’excès de la misère
585 Où nous réduit du sort l’effroyable revers,
Est assez généreux pour soulager nos fers ;
Mais préparez votre âme à l’ennui le plus rude
Qu’on puisse ressentir après la servitude.
Malgré tous ses serments, le traître Genseric
590 Rompt avec Sophronie, et vous donne Huneric.

EUDOXE.

Madame, ah ! Pourriez-vous ?...

L’IMPÉRATRICE.

Le prince qui vous aime,
Peut seul vous garantir de ce péril extrême.
Implorez son secours : on l’adore en ces lieux ;
Et rien contre un rival ne paraît odieux.

EUDOXE.

595 Au lieu de hasarder une tête si chère,
Ne vaudrait-il pas mieux m’expliquer à son frère ?
Madame, croyez-vous qu’il voulût abuser
Du malheureux état ?...

L’IMPÉRATRICE.

Il pourra tout oser.
À votre hymen je vois que ce prince n’aspire,
600 Que pour avoir par-là quelque droit à l’Empire.
On le connaît partout pour un ambitieux,
Et nous savons qu’il est cruel, audacieux.
Il a de Genseric tous les vices ensemble,
Et je le hais enfin parce qu’il lui ressemble.
605 Ma fille, encore un coup, usez bien du pouvoir
Qu’auprès de Trasimond l’amour vous fait avoir.
Sans lui, je ne saurais assez vous le redire...

EUDOXE.

Quoi ! De tant de pays alliés de l’Empire,
Pas un n’armera-t-il pour nous tirer des mains...
610 Mais qu’est donc devenu le grand coeur des Romains,
Cette ancienne valeur que partout on renomme ?

L’IMPÉRATRICE.

Rome que nous voyons n’est que l’ombre de Rome ;
Les Romains d’aujourd’hui, cent et cent fois vaincus,
N’ont que de lâches coeurs, que des coeurs corrompus.
615 Il n’est plus de grandeur, plus de vertu romaine.
D’un nom qui n’est plus rien, fais un peu moins la vaine.
Misérable Italie, à qui, dans mes malheurs,
Je donne si souvent des soupirs et des pleurs,
Veuille le juste ciel, que pour toi j’importune,
620 Te redonner un jour ta première fortune,
Rendre encor tes Romains les arbitres des rois ,
Et l’univers entier esclave de tes lois !
Quand je t’ai fait les maux qui causent ta ruine,
Par moi s’exécutait la vengeance divine.
625 Oui, le feu qui brûla tes temples, tes palais,
Genseric l’alluma bien moins que tes forfaits.
J’en souffre cependant : malgré mon innocence,
Sans qu’aucuns alliés embrassent ma défense,
Personne n’est touché des périls que je cours :
630 Esclave d’un serment fait pour sauver ses jours,
Marcian dans ces lieux n’ose porter la guerre ;
Et, fille et femme enfin des maîtres de la terre,
Je n’y saurais trouver un asile assuré
Contre l’affreux destin qui nous est préparé.

EUDOXE.

635 Ah ! Qu’une prompte mort m’eût épargné d’alarmes !

L’IMPÉRATRICE.

À Trasimond, ma fille, allez montrer vos larmes ;
Faites-lui bien sentir tout ce qu’il perd en vous,
Et par quelques soupirs allumez son courroux.

SCÈNE VII. L’impératrice, Camille. §

L’IMPÉRATRICE.

Qu’un jeune et tendre coeur à tromper est facile !

CAMILE.

640 Quoi ! Madame, en effet...

L’IMPÉRATRICE.

Connais-moi bien, Camile.
Du prince Trasimond j’ai mal payé les soins ;
Quoi qu’il ait fait pour moi, je ne l’en hais pas moins ;
Pour être, généreux autant qu’il est aimable,
En est-il moins le fils d’un prince détestable ?
645 Et me pourrais-tu croire un assez lâche coeur
Pour aimer un des fils de mon persécuteur ?
Si je feins d’approuver le feu qu’il fait paraître,
Si j’engage ma fille à l’oser reconnaître,
Ce n’est que pour servir ma vengeance ; et je veux
650 Qu’un long embrasement s’allume par leurs feux.
Par-là je vais armer un frère contre un frère ;
Des droits du sang l’amour ne s’embarrasse guère :
Il détruit tous les jours des obstacles plus grands ;
Et l’on ne compte point des rivaux pour parents.
655 Oui, je verrai bientôt de sanglantes batailles
Du cruel Genseric déchirer les entrailles ;
Et, tandis qu’il sera d’affreux soucis rongé,
Je jouirai des maux où je l’aurai plongé.
Je sais que je trahis un prince que j’estime;
660 Que de mes passions ma fille est la victime ;
Que, si pour Huneric se déclare le sort,
Je perds en Trasimond mon unique support ;
Et que, si Trasimond est maître de Carthage,
Je n’en aurai pas moins de douleur et de rage :
665 Mais mon coeur ne connaît ni honte ni danger,
Dès que d’un ennemi je trouve à me venger.
Je verrai d’un oeil sec cette guerre intestine,
Qui du père et des fils causera la ruine ;
Et, quand j’aurais le sort et du père et des fils,
670 Il est doux de périr avec ses ennemis.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Trasimond, Narbal. §

TRASIMOND.

Hélas ! À quels ennuis mon coeur est-il en proie ?
Ne saurais-je goûter une tranquille joie ?
Ô ciel ! Injuste ciel ! Mon frère est mon rival !
Ne me trompai-je point ? M’as-tu dit vrai, Narbal ?
675 Il veut m’ôter Eudoxe, il quitte Sophronie !
Et le roi jusques-là pousse la tyrannie !
Quel usage, grands Dieux ! fait-il de ses serments ?
Mais n’as-tu point appris avec quels sentiments
L’impératrice a vu ce dessein téméraire ?
680 Ma princesse à leurs voeux sera-t-elle contraire ?
Prétend-on se servir du souverain pouvoir ?

NARBAL.

D’elle-même, Seigneur, vous le pouvez savoir.

SCÈNE II. Trasimond, Eudoxe, Narbal. §

EUDOXE, à Trasimond qui est quelque temps à la regarder sans lui rien dire.

Vous ne me dites rien, Seigneur : ah ! Tout conspire...

TRASIMOND.

Je cherche dans vos yeux ce que je dois vous dire.

EUDOXE.

685 Ne le trouvez-vous pas toujours dans votre coeur ?
Mais sans doute pour moi ce coeur se tait, Seigneur ;
Il ne partage point l’ennui qui me dévore.
Si votre coeur pour moi s’intéressait encore,
Vous n’auriez pas besoin, pour faire un long discours,
690 De chercher dans mes yeux d’inutiles secours.
Quel changement en vous s’est fait depuis une heure ?
Ah ! Je ne vois que trop qu’il est temps que je meure ;
Rien ne doit maintenant m’empêcher de périr :
Quand on n’est plus aimée, ingrat, il faut mourir.

TRASIMOND.

695 Je ne vous aime plus ! Que fais-je donc, Madame,
Lorsque incertain, confus, le désespoir dans l’âme,
Et retenant des pleurs qui sont prêts à couler,
Je cherche dans vos yeux à pouvoir démêler
Si c’est comme à ma soeur ou comme à ma princesse,
700 Que je vous dois parler...

EUDOXE.

Hé ! De quelle faiblesse
Soupçonnez-vous mon coeur ? Dieux ! Ne savez-vous pas...

TRASIMOND.

Votre crainte a fini mon funeste embarras.
Eudoxe m’aime encor ; je n’ai plus rien à craindre :
Rival, roi, père...

EUDOXE.

Hélas ! Que nous sommes à plaindre !
705 On ne s’amuse point à soupirer pour moi ;
Les brutales fureurs, les menaces du roi,
Sont du prince Huneric les redoutables armes,
Contre qui vous savez que je n’ai que mes larmes.

TRASIMOND.

Vous comptez donc pour rien le secours de mon bras ?

EUDOXE.

710 Contre un frère, Seigneur, je ne le compte pas.
Quelque forte que soit la haine qui m’anime,
Je ne voudrai jamais qu’elle vous coûte un crime.

TRASIMOND.

Hé ! Vous aimerez mieux rendre heureux mon rival ?
Adorable princesse ! Ah ! Que vous aimez mal !
715 Mais, malgré vos raisons, s’il pousse l’insolence
Jusqu’à vous faire un jour la moindre violence,
Il saura, ce rival, ce que peut le courroux
D’un frère assez heureux pour être aimé de vous.
Vos beaux yeux dans mon coeur font taire la nature ;
720 Je punirai l’ingrat, l’insolent, le parjure,
Aux yeux de Genseric, au milieu de sa cour,
Et je ne connais plus de maître que l’amour.

EUDOXE.

De grâce, retenez un mouvement si tendre ;
Genseric vient à nous, il pourrait vous entendre :
725 Dissimulez, Seigneur, votre ressentiment.

SCÈNE III. Genseric, Eudoxe, Trasimond, Ispar, Narbal. §

GENSERIC.

Je vous allais chercher dans votre appartement.
Sous d’agréables lois je prétends vous réduire :
L’impératrice a dû tantôt vous en instruire ;
Et sans doute, Madame, elle vous a conté,
730 Pour finir vos malheurs, jusqu’où va ma bonté.

EUDOXE, à part.

Quelle bonté, grands Dieux !

TRASIMOND, à part.

Ah ! Rigueurs inhumaines!

GENSERIC.

D’où vient que vous pleurez, Madame ? Et quelles peines.

EUDOXE.

Accablée à la fois de crainte et de douleurs,
Peut-on me demander la cause de mes pleurs ?
735 Hélas ! Quand je remets dans ma triste mémoire
Des maux de ma maison la déplorable histoire,
Lorsque je me peins Rome en proie à vos soldats,
Lorsque je sens mes fers, puis-je ne pleurer pas ?

GENSERIC.

Rome que vous pleurez, vous doit-elle être chère ?
740 Elle est fumante encor du sang de votre père.
Perdez le souvenir de cet ingrat pays ;
Devenez africaine, en épousant mon fils.

EUDOXE.

Les larmes qu’a versé la coupable Italie,
Ont effacé le sang dont on l’avait remplie ;
745 Si ses forfaits sont grands, ses maux sont infinis ;
Et je n’y vois enfin que des crimes punis :
La mort aux trahisons a servi de salaire.
À ce prix-là, Carthage aura droit de me plaire.

GENSERIC.

Madame, abusez moins de toutes mes bontés.

EUDOXE.

750 Je ne puis oublier toutes vos cruautés.

GENSERIC.

Vous lier à mon fils d’une chaîne éternelle,
N’est pas avoir, Madame, une âme bien cruelle.
Ce généreux dessein, en vous tirant des fers,
De l’empire vous rend tous les chemins ouverts.

EUDOXE.

755 Hé ! Que m’importe à moi que devienne l’empire ?
Le repos est, Seigneur, le seul bien où j’aspire ;
Laissez-le moi goûter : l’état où je me vois,
Pour toutes les grandeurs me donne de l’effroi.
Tant et tant de Césars que pour aïeux je compte,
760 Ne servent aujourd’hui qu’à redoubler ma honte :
Je sentirais bien moins l’excès de mon malheur,
Si j’avais d’un esclave et le sang et le coeur.

GENSERIC.

Ces nobles sentiments, ce superbe langage,
Dans votre jeune coeur font voir un grand courage.
765 Épousez Huneric, je le veux, c’est assez ;
Je m’en suis expliqué : si vous n’obéissez,
Rien ne m’empêchera de vous faire connaître,
Malgré tant de fierté, que vous avez un maître.

EUDOXE.

Quelque droit que sur moi vous donne le bonheur,
770 Je n’en serai pas moins fille d’un empereur.
De cet illustre rang, de ce grand héritage,
Je n’ai que la fierté, c’est-là tout mon partage ;
Je la conserverai jusqu’au dernier moment.
Tout le reste, Seigneur, sujet au changement,
775 Peut suivre à votre gré la fortune infidèle ;
Mais pour mon triste coeur, il ne dépend point d’elle.
Elle sort.

GENSERIC.

Craignez de me porter à des extrémités.
Je respecterai peu ces aïeux tant vantés.
De votre orgueil enfin ma patience est lasse...

TRASIMOND.

780 Si j’osais à genoux demander une grâce :
Votre gloire, Seigneur...

GENSERIC.

Un sage potentat
Doit immoler sa gloire au bien de son État.

TRASIMOND.

Vous devez à l’État ; mais, Seigneur, il me semble
Qu’ici la gloire et lui s’accordent bien ensemble.
785 Mon frère est-il à vous, après l’avoir donné ?
Ne vous souvient-il plus du jour infortuné,
Où le peuple en fureur vous donna tant d’alarmes ?
Il ne succomba point sous l’effort de vos armes.
L’hymen de Sophronie et du prince Huneric,
790 Au trône de Carthage affermit Genseric :
On vous le fit jurer : l’âge de Sophronie
Fit différer le temps de la cérémonie.
Si vous ne l’achevez, contre vous je prévois...

GENSERIC.

Le ciel a pris le soin de dégager ma foi ;
795 S’il avait un moment approuvé ma promesse,
Il eût fait dans leurs coeurs naître quelque tendresse.
Sur notre volonté vainement nous comptons ;
C’est au ciel à tenir ce que nous promettons.

TRASIMOND.

Dussé-je m’attirer toute votre colère...

GENSERIC.

800 Pour Sophronie enfin tout ce que je puis faire,
C’est de lui procurer chez les princes voisins,
De quoi la consoler de mes premiers desseins.
Elle y consentira.

TRASIMOND.

Par cette politique,
À des maux infinis vous livrerez l’Afrique ;
805 Vous serez odieux à la postérité ;
Et vos serments rompus...

GENSERIC.

Quelle témérité !
Qui vous rend assez vain pour régler ma conduite ?
Est-ce à vous que je dois la glorieuse suite
De tant de longs travaux, de tant de grands exploits
810 Qui m’ont mis au-dessus de tous les autres rois ?
Est-ce votre valeur, est-ce votre prudence,
Qui font dans mes états révérer ma puissance ?
Avez-vous oublié le respect qui m’est dû,
Fils ingrat !...

TRASIMOND.

Non, Seigneur, je ne l’ai point perdu.
815 Je connais mon devoir ; comme roi, comme père,
De tous côtés, Seigneur, votre gloire m’est chère :
Sophronie a des droits qu’on ne peut contester ;
Qui sera son époux, en saura profiter.
Le peuple, qui toujours pour elle se partage...

GENSERIC.

820 Hé bien ! Il la faudra marier dans Carthage.

TRASIMOND.

Elle ne voudra point d’un sujet pour époux.

GENSERIC.

Je le crois.

TRASIMOND.

Qui l’épousera donc, Seigneur ?

GENSERIC.

Vous.

TRASIMOND.

Moi ! Grands dieux ! Qui, Seigneur, qui venez-vous de dire ?
Sophronie ?

GENSERIC.

Et d’où vient que votre coeur soupire ?
825 L’héritière d’Afrique est-elle à mépriser ?
Vous êtes trop heureux de pouvoir l’épouser.

TRASIMOND.

Moi, j’irais épouser qui doit être à mon frère ?
Sophronie à mon coeur a toujours été chère ;
Avec quelque raison je m’en crois estimé :
830 Mais, à ce nom de soeur mon coeur accoutumé,
Ne pourrait s’émouvoir ni soupirer pour elle,
Sans se croire rempli d’une ardeur criminelle.
Si vous n’avez dessein, Seigneur, de me haïr,
Ne me contraignez point à vous désobéir.

GENSERIC.

835 De pareilles raisons sont des raisons frivoles.
Mais, pour ne point perdre trop de temps en paroles,
J’attacherai demain, par les noeuds les plus doux,
Eudoxe à votre frère, et Sophronie à vous.
N’irritez point un roi jaloux de sa puissance.

TRASIMOND.

840 Je vous dois une aveugle et prompte obéissance,
Mon devoir, ma raison, me le font assez voir ;
Mais le coeur ne connaît ni raison, ni devoir.

GENSERIC.

Ispar, disposez tout pour cette grande fête.
À ne pas obéir, il y va de la tête :
845 Songez-y, je vous laisse ; et, sans plus différer ,
Pour cet hymen allez, prince, vous préparer.

SCÈNE IV. Trasimond, Narbal. §

TRASIMOND.

Quel supplice, grands Dieux ! Quoi, je verrai sans cesse
Mon père d’un côté, de l’autre ma princesse ?
Des plus sacrés devoirs je serai combattu ?
850 Malheureux Trasimond, à quoi te résous-tu ?
Écoute ta raison ; arrête, et considère
Que tu dois à ton roi, que tu dois à ton père.
Mais, hélas ! Si je dois beaucoup à tous les deux,
Ne dois-je rien enfin à l’objet de mes voeux ?
855 Ah ! Je sens que vers lui ma tendresse m’emporte.
Nature, c’en est fait, vous êtes la moins forte ;
Mais n’en murmurez pas ; on voit également
Tous les devoirs céder au devoir d’un amant.
Ne balançons donc plus dans ce péril extrême;
860 Quittons ces lieux, Narbal, pour sauver ce que j’aime.
Mais, Dieux ! Je ne ferai que changer de malheurs,
Et j’aurai des rivaux dans tous mes protecteurs.
Par où donc m’arracher au soin qui m’importune ?
N’est-ce pas d’Huneric que vient mon infortune ?
865 Je ne le connais plus pour mon frère, Narbal,
Je ne vois plus en lui qu’un odieux rival ;
Faisons, faisons tomber sur sa coupable tête
Cette foule de maux que son amour m’apprête.
Quand ce juste dessein me coûterait le jour,
870 Il faut que dans son sang j’éteigne cet amour.
C’est laisser trop longtemps son audace impunie ;
Vengeons de cet amant Eudoxe et Sophronie.
Pour ma belle princesse il ose soupirer !

NARBAL.

Attenter à ses jours !

TRASIMOND.

Cesse d’en murmurer :
875 Dans l’affreux désespoir où me réduit mon père,
Me venger et mourir, est tout ce que j’espère.
N’était-ce pas assez des maux que j’ai soufferts
En voyant accabler ma princesse de fers ?
N’était-ce pas assez d’avoir reçu la vie
880 D’un roi son ennemi, d’un roi qui l’a trahie ?
N’était-ce pas assez de m’en voir rebuté,
Quand j’allais à ses pieds chercher sa liberté ?
N’était-ce pas enfin assez pour sa colère,
De m’avoir fait trouver un rival dans un frère,
885 Sans m’avoir, le cruel, commandé que demain
Je donne à Sophronie et mon coeur et ma main ?
Le parjure à ses yeux ne paraît point un crime ;
Pour me faire souffrir rien n’est illégitime ;
Et, grâce au soin qu’il prend de me persécuter,
890 Je ne vois plus, Narbal, de maux à redouter :
Je puis en sûreté défier la fortune.

NARBAL.

Si vous n’aviez, Seigneur, une âme peu commune...

SCÈNE V. Trasimond, Sophronie, Narbal, Justine. §

SOPHRONIE.

Je viens... En me voyant vous êtes interdit !
Dois-je croire, Seigneur, ce que le roi m’a dit ?

TRASIMOND.

895 Ah ! Pour votre malheur, il n’est que trop sincère ;
Il rompt la foi donnée entre vous et mon frère :
J’ai su qu’il vous destine un prince pour époux,
Dont le coeur ne saurait être digne de vous.

SOPHRONIE.

Pleine d’une charmante et dangereuse idée,
900 Dont depuis le berceau j’ai l’âme possédée,
Peut-être aurai-je mal entendu son discours.
Quand on aime, Seigneur, on se flatte toujours.
J’aurai sans doute cru, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Que le roi pénétrait le secret de mon âme,
905 Et qu’il me destinait pour ce jeune héros
Que l’amour a rendu fatal à mon repos.
Je me faisais un sort plein de bonheur, de gloire.
Mais vous-même jugez si je devais le croire :
Cet époux, dont j’ai cru qu’on flattait mon espoir,
910 Est un de ces mortels redoutables à voir ;
Un seul de ses regards porte jusque dans l’âme,
Avecque le plaisir, le désordre et la flamme ;
Certain air tendre et fier qui touche, qui surprend,
Un mérite, un esprit dont rien ne se défend ;
915 Une âme grande et belle, une valeur insigne,
De l’empire des coeurs rendent ce prince digne.

TRASIMOND.

Je pensais que mon frère était assez heureux
Pour fixer votre coeur et remplir tous vos voeux ;
Et je nommais déjà la fortune cruelle,
920 Qui rompait le dessein d’une union si belle ;
Mais, à ce que je vois...

SOPHRONIE.

Si vous pouviez savoir
Les efforts que j’ai faits pour suivre mon devoir,
Vous condamneriez moins ce que je fais paraître.
De ses égarements, hélas ! est-on le maître ?
925 Le coeur se mêle-t-il d’aimer ou de haïr ?
Aux ordres du destin il ne fait qu’obéir.
Tant qu’a duré la foi que l’on m’avait jurée,
J’ai caché les ennuis dont j’étais dévorée ;
Et vous ne sauriez point mes secrètes douleurs,
930 Si le prince Huneric ne s’engageait ailleurs.
J’aurais sacrifié le bonheur de ma vie
À la tranquillité dont jouit ma patrie ;
Mais, puisqu’un heureux sort me rend la liberté,
Vous opposerez—vous à ma félicité ?
935 Vous avez tout pouvoir, Seigneur, sur ce que j’aime ;
Vous ferez mon destin.

TRASIMOND.

Moi, Madame ?

SOPHRONIE.

Vous-même.
Je ne vous dirai rien davantage, Seigneur ;
Il n’est pas encor temps de vous ouvrir mon coeur.
Sauvez-moi cependant de l’indigne hyménée
940 Où le roi, dites-vous, m’a tantôt condamnée.
Étrange et tendre effet de ces impressions
Que font sur les amants les fortes passions !
Quoi que vous me disiez, il me paraît encore
Que le roi m’a parlé d’un prince que j’adore.
945 Pour me désabuser, de grâce, apprenez-moi
Quel est l’indigne époux dont m’a parlé le roi.
Que contre ses défauts ma colère s’irrite !

TRASIMOND.

Il a de la naissance, il a quelque mérite ;
Il n’est indigne enfin d’être un jour votre époux,
950 Que parce que son coeur ne saurait être à vous :
Il brûle pour une autre ; et rien ne peut, Madame,
Éteindre dans son coeur cette sincère flamme.
La puissance du roi, celle de vos appas,
La mort même, la mort ne la détruira pas.
955 Voilà, quel est l’époux...

SOPHRONIE.

Ah ! Qu’ai-je fait, Justine?
Seigneur, je reconnais l’époux qu’on me destine ;
Vainement je voudrais déguiser plus longtemps ;
Vous m’avez entendue, et moi je vous entends.

SCÈNE VI. Trasimond, Narbal. §

NARBAL.

Ses yeux font voir, Seigneur, un courroux effroyable,

TRASIMOND.

960 Des caprices du sort dois-je être responsable?
Sophronie a donc cru.... Quelle subite horreur
Ce nom vient de porter jusqu’au fond de mon coeur !
Malgré moi je le sens qui frémit, qui se trouble ;
Plus je la veux chasser, plus ma crainte redouble.
965 Qu’a d’odieux ce nom ? De quoi suis-je alarmé ?
Et qu’ai-je à craindre enfin de qui je suis aimé ?
Ne sacrifions point à des terreurs si vaines
L’amitié... Tout mon sang se glace dans mes veines.
Dans ce que me présage un si pressant effroi, .
970 Ciel ! Garantis Eudoxe, et n’accable que moi.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIERE. Huneric, Ispar. §

ISPAR.

Ne vous rebutez point, Seigneur : quoi qu’elle fasse,
Il faudra bien qu’un jour elle vous satisfasse.
Voyez-la sans chagrin s’emporter contre vous ;
Il faut laisser pleurer une femme en courroux.

HUNERIC.

975 Non, je ne suis point né pour l’indigne faiblesse .
De pleurer, de languir aux pieds d’une princesse.
Écoute qui voudra ses insolents refus ;
Quoi qu’ordonne le roi, je ne la verrai plus.

ISPAR.

Quoi ! Si facilement vous cessez de prétendre
980 Au plus glorieux sort qu’un mortel puisse attendre !
Le courroux d’une fille étonne ce grand coeur
Qui trouve que sans trône il n’est point de bonheur !
Renoncer à l’espoir de posséder l’empire,
Sur ce qu’une princesse ose vous contredire !
985 Le roi condamnera tant de timidité.
Il vous croyait, Seigneur, bien plus de fermeté.

HUNERIC.

Et moi je penserais avoir peu de courage
Si je rendais des soins, Ispar, à qui m’outrage.
Il est d’autres moyens et plus sûrs et plus courts ;
990 Et, si le roi m’en croit, avant qu’il soit deux jours...

SCÈNE II. Trasimon, Huneric, Ispar. §

TRASIMOND.

Prince, je vous cherchais.

HUNERIC.

Qu’auriez-vous à me dire,
Seigneur ?

TRASIMOND.

Vous le saurez. Faites qu’on se retire :
Mon coeur, pour s’expliquer, ne veut point de témoins.

HUNERIC, à Ispar.

Allez apprendre au roi le succès de mes soins.

TRASIMOND.

995 Vous savez l’amitié que j’ai pour Sophronie ?
Vous savez qu’avec vous elle doit être unie ?

HUNERIC.

Je sais que pour calmer des mutins en fureur,
On me fit lui promettre et ma main et mon coeur.

TRASIMOND.

Cependant dans ces lieux on sème une nouvelle ;
1000 On dit qu’à Sophronie, à vous-même infidèle,
Vous aimez la princesse, et que vous prétendez
Obtenir aujourd’hui ce que vous demandez.

HUNERIC.

On n’est pas bien instruit de l’état de mon âme.
Quelques traits qu’ait Eudoxe, ils n’ont rien qui m’enflamme ;
1005 Et, lorsqu’à son hymen je borne tous mes voeux,
Mes projets ne sont pas des projets amoureux.

TRASIMOND.

Quels sont donc ces projets ? Quoi ! Pour cette princesse...
Pour Sophronie enfin, Prince, je m’intéresse ;
Sans me faire un outrage, on ne peut l’offenser.
1010 Je vous l’ai déjà dit, c’est à vous d’y penser.
Dût ce ressentiment m’entraîner à ma perte,
J’irai pour la venger jusqu’à la force ouverte ;
Et dans l’Afrique un jour il ne sera pas dit...

HUNERIC.

Le roi ne se plaint pas, et cela me suffit.

TRASIMOND.

1015 Avez-vous oublié que le ciel m’a fait naître
Dans un rang qui permet que je vous parle en maître ?

HUNERIC.

Vous faites bien valoir le peu que je vous dois.

TRASIMOND.

Vous faites bien valoir le caprice du roi.

HUNERIC.

Ce qu’il nomme raison, vous l’appelez caprice.

TRASIMOND.

1020 Je vous connais tous deux, et je vous rends justice.

HUNERIC.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que votre esprit jaloux
Ne saurait supporter qu’il me préfère à vous.

TRASIMOND.

Le ciel m’a consolé de cette préférence,
En mettant entre nous quelque autre différence.

HUNERIC.

1025 Le ciel mit autrefois de Gontaris au roi,
Cette inégalité qu’on voit de vous à moi.
Genseric, méprisé par cet orgueilleux frère,
N’avait que le bonheur d’être aimé de son père :
Le ciel en sa faveur enfin se repentit,
1030 Et d’un superbe aîné pour jamais le défit.

TRASIMOND.

D’un sort pareil au sien cet exemple vous flatte ;
Votre haine pour moi dans cet espoir éclate :
Il faut le satisfaire ; et, pour vous agrandir,
Allons voir si le ciel s’osera repentir.

HUNERIC.

1035 Allons, Seigneur, allons.... Mais voici la princesse ;
Pour vous débarrasser, employez votre adresse ;
De certaines raisons me la font éviter.
Nous nous retrouverons.

TRASIMOND.

Rien ne peut m’arrêter.
Je vous suis.

SCÈNE III. Eudoxe, Trasimond, Camile. §

EUDOXE.

Vous fuyez pour ne me pas entendre ?
1040 Est-ce là d’un amant ce que je dois attendre,
Quand je viens toute en pleurs lui demander secours
Contre un nouveau malheur qui menace mes jours ?
Ah ! Seigneur.

TRASIMOND.

Dieux ! On ose attaquer votre vie !
Ah ! Madame, il n’est rien que je ne sacrifie.
1045 Ne me ménagez point ; parlez sans différer ;
Contre quels ennemis faut-il me déclarer ?

EUDOXE.

Contre le désespoir où me met la nouvelle
D’un hymen qui vous fait devenir infidèle.
Par des discours remplis de la plus vive ardeur,
1050 Par de tendres regards affermissez mon coeur ;
Forcez-moi d’oublier tout ce que j’appréhende.
Seigneur, c’est le secours qu’Eudoxe vous demande.

TRASIMOND.

Je ne vous ferai pas de serments odieux
Pour détruire un soupçon qui m’est injurieux ;
1055 Je dédaigne, Madame, une si lâche voie :
C’est sur mes actions que je veux qu’on m’en croie ;
Elles vous parleront ; et peut-être aujourd’hui
L’excès de mon amour fera seul votre ennui ;
Peut-être le succès de ce que je médite...
1060 Mais, malgré moi, Madame, il faut que je vous quitte ;
Je perds auprès de vous des moments précieux,
Qu’ailleurs pour notre amour j’emploierai beaucoup mieux.

EUDOXE.

Où courez-vous, Seigneur ? Ma mère qui s’avance....

TRASIMOND, à part.

Quoi ! Toujours quelque obstacle à ma juste vengeance !

SCÈNE IV. L’Impératrice, Eudoxe, Trasimond, Camile. §

L’IMPÉRATRICE.

1065 Quel inquiet chagrin paraît sur votre front ?
Votre Afrique est, Seigneur, dans un calme profond ;
Des princes vos voisins l’âme basse et craintive
Laisse depuis longtemps votre valeur oisive ;
Vos vaisseaux tous les ans amènent dans vos ports
1070 Tout ce qu’a l’Orient de plus rares trésors ;
Le peuple vous chérit, toute la cour l’imite ;
Le ciel a mis en vous un éclatant mérite ;
Et, pour combler vos voeux des plaisirs les plus doux,
Le flambeau de l’hymen va s’allumer pour vous.

TRASIMOND.

1075 Que plutôt contre moi tout l’univers s’unisse ;
Que plutôt par ma main à vos yeux je périsse.
Madame, il n’est plus temps de vous dissimuler
Le violent amour dont je me sens brûler.
Rassemblez sur moi seul toute votre colère ;
1080 Vengez-vous sur le fils des outrages du père ;
Méprisez, punissez un prince audacieux
Qui jusqu’à la princesse ose porter les yeux.
Je l’adore... Frappez... Ma mort serait trop belle ;
Je mourrais à ses pieds, et je mourrais fidèle.
1085 Loin de punir l’amour...

L’IMPÉRATRICE.

Ne me soupçonnez pas
D’avoir un sentiment si cruel et si bas ;
Seigneur, loin que sur vous éclate ma vengeance,
Je ne vous dois qu’estime et que reconnaissance ;
Et quand d’Eudoxe un jour je vous rendrais l’époux,
1090 Je ne penserais pas être quitte envers vous.

TRASIMOND.

Combien à ses appas faites-vous d’injustices !
Ah ! Madame, à mes soins, à mes faibles services,
Pouvez-vous comparer le glorieux espoir
Qu’à mon coeur amoureux vous laissez concevoir ?
1095 Qu’ai-je fait que pour vous un autre n’eût pu faire ?
Mais que pouvais-je plus contre un roi, contre un père?
Et pourquoi n’avez-vous enfin pour ennemis
Des princes contre qui tout pût m’être permis ?
Sans vouloir que l’honneur de vous avoir servie,
1100 J’irais leur arracher la couronne et la vie,
Et quand j’y trouverais un assuré trépas,
D’un sort si glorieux je ne me plaindrais pas.

L’IMPÉRATRICE, à Eudoxe.

Partagez cette ardeur, vous qui l’avez fait naître;
Aussi bien pouvez-vous seule la reconnaître.
1105 Quoi que mon coeur pût faire, il devrait du retour :
L’amour ne saurait se payer que par l’amour.

TRASIMOND.

Si vous obéissez à l’ordre qu’on vous donne,
Il n’est plus de péril, Madame, qui m’étonne ;
Il n’est point de dessein dont je ne vienne à bout.
1110 Commandez seulement, mon amour pourra tout.

EUDOXE.

Eh ! Contre Genseric qu’est-ce qu’il pourra faire ?
Il est toujours, Seigneur, votre roi, votre père.
En vain d’un tendre amour vous m’offrez le secours ;
Le devoir sur l’amour l’emportera toujours.

TRASIMOND.

1115 Non, ma princesse, non ; j’obéis sans réserve ;
Je n’examine rien, pourvu que je vous serve ;
Mes crimes par vos yeux seront autorisés,
Et de tous les amants ils seront excusés.
À l’impératrice.
Dès cette même nuit, Madame, je m’engage
1120 À vous faire quitter l’odieuse Carthage.
Je m’en vais rassembler mes amis dispersés,
Demander leurs secours que j’avais refusés.
Rien à leur amitié ne sera difficile.
Narbal de l’heure prise avertira Camile.
1125 Dissimulons encor tout le reste du jour,
Vous, votre espoir ; et moi, mon violent amour.
Genseric ne sait point le secret de mon âme ;
Et s’il le découvrait, il nous perdrait, Madame.

L’IMPÉRATRICE.

Ne craignez rien, Seigneur, nous saurons déguiser.

EUDOXE.

1130 Allez, Prince, et gardez de vous trop exposer.

SCÈNE V. L’Impératrice, Eudoxe, Camile. §

L’IMPÉRATRICE.

Prête à sortir des fers, vous répandez des larmes.

EUDOXE.

Madame, pardonnez à de justes alarmes :
Le prince va peut-être augmenter mes douleurs,
Et je m’attends toujours à de nouveaux malheurs.
1135 Hélas ! s’il périssait ; si pour notre défense...

L’IMPÉRATRICE.

Hé ! Ne nous faisons point des malheurs par avance ;
D’un agréable espoir jouissons pleinement.
La fortune a toujours aimé le changement ;
Et, lasse de nous faire une guerre cruelle,
1140 Son inconstante humeur au repos nous rappelle.
N’en doutons point, ma fille ; et, loin d’en abuser,
Aidons-la de nos soins à nous favoriser.
Dans nos ressentiments engageons Sophronie.
Huneric la méprise, et le roi l’a trahie ;
1145 Ses amis sont puissants...

SCÈNE VI. L’Impératrice, Eudoxe, Sophronie, Camile. §

SOPHRONIE.

On me quitte pour vous ;
Mais, loin que mon esprit en devienne jaloux,
Je viens vous assurer, Princesse, et vous, Madame,
Que du prince Huneric je servirais la flamme
Aux dépens de ma gloire, aux dépens de mon coeur,
1150 Si l’on pouvait par là finir votre malheur.
Je tremble quand je pense à ce qu’on vous prépare.
Songez où peut aller la fureur d’un barbare.
Il ne respecte rien ; et vous devez toujours
Craindre pour votre gloire, ou craindre pour vos jours.

L’IMPÉRATRICE.

1155 Je dois beaucoup, Madame, à cet excès de zèle ;
Mais votre amant pourra vous demeurer fidèle.
Je ne mêlerai point, malgré tant de hasards ,
Le sang des Genseric à celui des Césars ;
Rome ne verra point l’auteur de ses misères...

SOPHRONIE.

1160 Mais Huneric, Madame, et Trasimond sont frères ;
Et, quoiqu’ils soient tous deux formés d’un même sang,
Vous ne les mettez pas tous deux au même rang.

L’IMPÉRATRICE.

Et qui vous fait juger de cette préférence ?
Fais-je de Trasimond aucune différence ?

SOPHRONIE.

1165 Vous me cachez en vain jusqu’où va son bonheur.
Il m’a tout confié, desseins, espoir, douleur ;
Et mon coeur, pénétré par un amour si tendre,
Pour votre liberté me fait tout entreprendre.
J’y travaille, Madame ; et par un grand éclat,
1170 Je prétends aujourd’hui me venger d’un ingrat.

L’IMPÉRATRICE.

Le prince Trasimond vous a dit vrai, Madame,
Quand il vous a parlé du bonheur de sa flamme.
Ce qu’il a fait pour nous à Rome et dans ces lieux,
Doit paraître aux Romains digne de mes aïeux ;
1175 Et si je lui pouvais donner avec ma fille
L’empire que le sort ôte à notre famille,
Je croirais rétablir la gloire des Romains,
En le faisant tomber en de si bonnes mains.
Le ciel puisse si bien seconder son courage,
1180 Que nous puissions bientôt abandonner Carthage.
Madame, croyez-vous qu’il puisse exécuter
Ce qu’il a résolu cette nuit de tenter ?
Vos amis et les siens d’une chaleur égale
Nous pourront-ils...

SOPHRONIE, à part.

Enfin je connais ma rivale.
À l’impératrice.
1185 D’inutiles soucis vous vous embarrassez ;
On fera là-dessus plus que vous ne pensez.
Vous verrez si je sais punir qui me méprise,
Et quel heureux succès aura cette entreprise.
L’ingrat paiera bien cher le refus de son coeur.

L’IMPÉRATRICE.

1190 Voici le roi, Madame.

SCÈNE VII. Genseric, L’Impératrice, Eudoxe, Sophronie, Camile, Amilcar, Capitaine des gardes. §

SOPHRONIE à Genseric.

On vous trahit, Seigneur.
Le prince Trasimond, poussé par sa tendresse,
Entreprend cette nuit d’enlever la princesse.

L’IMPÉRATRICE.

Dieux ! Qu’ai-je fait ?

EUDOXE.

Ô ciel ! Nos desseins sont trahis.

GENSERIC.

Quoi, Madame, c’est vous qui séduisez mon fils !

SOPHRONIE.

1195 Pour rendre leur vengeance et leur haine assouvie,
Peut-être songe-t-il à vous ôter la vie.
Elle sort.

GENSERIC, à Eudoxe.

Oui, sans doute, à ce prix vous mettez votre coeur ;
Mais j’empêcherai bien l’effet de sa fureur.
Fils indigne du jour ! Ton attente est trompée.
À son capitaine des gardes.
1200 Allez lui demander, de ma part, son épée ;
Et si ce téméraire ose vous résister,
C’est sa tête, Amilcar, qu’il me faut apporter.

EUDOXE.

Cher prince, à quels périls t’expose ta tendresse !

L’IMPÉRATRICE.

Ah ! Dans l’âme d’un roi fais voir moins de faiblesse :
1205 Barbare ! Pour tes jours tu t’alarmes en vain.
Peux-tu t’imaginer que dans un coeur romain
On trouve un sentiment si lâche et si perfide ?
Va, ma fille n’est point le prix d’un parricide.
Je la désavouerais, si, par aucuns égards,
1210 Elle déshonorait le beau sang desCésars.
Tu ne m’écoutes point ? Je vois ce qui t’étonne.
Ce n’est pas votre coeur, ma fille, qu’il soupçonne;
C’est le coeur de son fils : lui seul le fait trembler.
Il croit qu’étant son fils, il doit lui ressembler.

SCÈNE VIII. L’Impératrice, Genseric, Eudoxe, Ispar, Camile, Un Garde. §

ISPAR.

1215 À vos ordres, Seigneur, Trasimond est rebelle ;
Le peuple se mutine et soutient sa querelle ;
Et, sans considérer qu’il s’arme contre vous,
Il attaque vos gens et les écarte tous.
Mais ce qui va, Seigneur, croître votre colère,
1220 Amilcar l’a trouvé qui désarmait son frère.

GENSERIC.

Ah ciel ! De mille coups je crois le voir percé.

ISPAR.

Huneric est, Seigneur, légèrement blessé.

GENSERIC, à Eudoxe.

De votre sort, Madame, il veut se rendre maître ;
Mais dans un tel projet il périra, le traître.
1225 Ispar, va ramasser tous mes soldats épars,
Et qu’on aille sur lui fondre de toutes parts.

SCÈNE IX. L’Impératrice, Genseric, Eudoxe, Ispar, Camile, Amilcar. §

AMILCAR.

Seigneur, le prince est pris.

EUDOXE.

Ah ! Fortune cruelle !

GENSERIC.

En vos mains, Amilcar, je remets ce rebelle :
Conduisez-le en lieu sûr : à son frère, à l’État,
1230 Je dois faire raison de son noir attentat ;
Le perfide paiera ses crimes de sa tête.
À Eudoxe.
Et vous à m’obéir, Madame, soyez prête.
Songez que je peux tout.

EUDOXE.

Prince lâche et sans foi,
Ton Afrique n’a rien de si cruel que toi.

SCÈNE X. L’Impératrice, Eudoxe, Camile. §

EUDOXE.

1235 Il est perdu, madame, et son barbare père
Va le sacrifier au bonheur de son frère.

L’IMPÉRATRICE.

Pour répandre son sang il est assez cruel ;
Mais l’amour agira pour ce grand criminel :
Quoi qu’ait fait contre lui la fière Sophronie,
1240 C’est d’elle que j’attends sa liberté, sa vie.
Il est de grands retours pour les coeurs amoureux;
Et, si je puis trouver un de ces temps heureux,
Jusques à la prière on me verra descendre.
Je m’en vais la chercher, et vous pouvez m’attendre.
1245 Une rivale aimée aigrirait sa douleur ;
Modérez vos ennuis.

SCÈNE XI. Eudoxe, Camile. §

EUDOXE.

Quel secours pour mon coeur !
Dans tout ce qui m’est cher le ciel me persécute.
J’ai vu de ma maison la déplorable chute ;
Je vois que mon amant est proche du trépas ;
1250 Et l’on peut m’ordonner de ne m’affliger pas !
Non, quel que soit ton sort, cher prince, il faut le suivre !
Sans toi, sans ton amour, comment pourrais-je vivre ?
Mais qu’est-ce que je fais ? Ah ! Discours superflus !
Je parle à mon amant, et peut-être il n’est plus.
1255 Pour mon sensible coeur quelle image cruelle!
Prévenons, par ma mort, cette affreuse nouvelle.
Allons me dérober à toutes mes douleurs.
Mourir n’est pas pour moi le plus grand des malheurs.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Sophrinie, Justine. §

JUSTINE.

Madame, à vos douleurs donnez quelque relâche ;
1260 Le jour qui va paraître...

SOPHRONIE.

Est-il un coeur plus lâche ?
Qu’ai-je fait ? Quelle horreur dois-je me reprocher ?
Dans le fond des enfers je voudrais me cacher.
Misérable jouet de l’injuste fortune,
La lumière du jour m’irrite et m’importune.
1265 C’est souffrir trop longtemps, et depuis le berceau
Tous mes jours sont marqués par un malheur nouveau.
Mais du moins, dans le cours d’une misère affreuse,
Je n’avais, tu le sais, été que malheureuse ;
Et, dans une innocence égale à mes douleurs,
1270 Je n’avais point encor mérité ces malheurs.
Cette innocence, ô Dieux ! Qu’est-elle devenue ?
Pour venger mon amour, hélas ! Je l’ai perdue
Par une trahison digne de mille morts.
Cher prince, contre toi j’ai fait tous mes efforts ;
1275 C’est moi dont la barbare et noire jalousie,
Par le fer des bourreaux va t’arracher la vie.
Quelle marque d’amour viens-je de te donner ?
Est-ce t’aimer, hélas ! que de t’assassiner ?

JUSTINE.

De grâce, modérez l’ennui qui vous possède ;
1280 Vous avez de vos maux l’infaillible remède,
Carthage vous adore, et tous ses citoyens
Hasarderont pour vous et leur vie et leurs biens.
Un tendre souvenir de votre illustre père
Leur fait...

SCÈNE II. Sophronie, Ispar, Justine. §

SOPHRONIE.

Pour Trasimond que faut-il que j’espère,
1285 Ispar ?

ISPAR.

On fait pour lui de funestes apprêts ;
Mais, grâce au ciel, le peuple est dans nos intérêts :
Jamais ardeur ne fut si sincère et si forte.
Il s’est saisi du port, il garde chaque porte ;
Et, par un sort heureux, ce grand peuple confond
1290 Vos intérêts, Madame, et ceux de Trasimond.
Vos amis et les siens veulent, quoi qu’il arrive,
Qu’Huneric vous épouse, et que Trasimond vive.
Vous leur avez si bien déguisé vos soupirs,
Qu’ils croient cet hymen le but de vos désirs ;
1295 Et ces pleurs que tantôt ils vous ont vu répandre,
Ont produit tout l’effet qu’on en pouvait attendre.
De ce grand changement Genseric étonné,
Ne sait par où calmer le peuple mutiné.
Des desseins du Sénat sa prudence alarmée,
1300 Loin de ces lieux, Madame, occupe son armée ;
Et pour se délivrer d’un joug cruel, affreux,
On ne pouvait choisir un moment plus heureux.

SOPHRONIE.

Que le ciel, à son gré, dispose de l’Afrique :
C’est l’amour qui m’occupe, et non la politique.
1305 Si le peuple aujourd’hui n’assiège ce palais,
Si Genseric n’accorde à leurs ardens souhaits
L’entière liberté du prince que j’adore ;
S’il peut, après cela, me dédaigner encore,
Si pour Eudoxe encor son amour se fait voir,
1310 Je n’écouterai plus que mon seul désespoir.

ISPAR.

À cette extrémité vous n’êtes point réduite ;
Nos désordres auront une plus douce suite :
Mais, madame, j’entends le roi qui vient à nous.
Au nom de votre amant cachez ce grand courroux.

SCÈNE III. Genseric, Sophronie, Ispar, Justine. §

GENSERIC.

1315 Sous votre nom Carthage ose prendre les armes.
Prétendez-vous par-là faire valoir vos charmes ?
Et tout ce que la guerre a de trouble et d’horreur
Est-il propre, Madame, à vous gagner un coeur ?
Ces cruels sentiments sont-ils la récompense
1320 D’avoir si tendrement élevé votre enfance ?
Sans les soins que j’ai pris, sans toute ma bonté,
Vous n’auriez pas longtemps conservé la clarté.
Je devais votre mort au repos de l’Afrique ;
Mais, vainqueur trop humain, et mauvais politique,
1325 Loin d’attaquer vos jours, j’ai par mille faveurs...

SOPHRONIE.

Hélas ! Que vous m’auriez épargné de malheurs !
Mais ne déguisez point ce qui m’a préservée ;
Pour votre sûreté vous m’avez conservée.
Sans moi, votre pouvoir était mal affermi ;
1330 On vous regardait moins en roi qu’en ennemi.
Toujours quelque revers, toujours quelque tempête
Menaçait votre État, grondait sur votre tête.
L’espoir de mon hymen adoucit les esprits :
On vous laissa jouir de l’Afrique à ce prix ;
1335 Et quand vous avez cru Carthage assujettie,
Votre infidélité ne s’est point démentie.
Vous avez oublié, Seigneur, tous vos serments,
Et le peuple n’a pu souffrir ces changements :
Il a voulu venger l’affront que vous me faites,
1340 Par tout ce qu’a d’affreux le péril où vous êtes.
Je ne vous en dis rien, et vous le connaissez.

GENSERIC.

Ces périls ne sont pas si grands que vous pensez.
On voit armer pour vous un peuple téméraire ;
Vos jours me répondront de ce qu’il pourra faire.
1345 Vous vous livrez vous-même à vos mauvais destins.
Je dois un grand exemple à des peuples mutins :
Je sais qu’il est cruel ; mais, quoi qu’il en puisse être
Dans mes États enfin je veux être le maître.
Retirez-vous.

SOPHRONIE.

Tyran, je vais me retirer ;
1350 Mais ce ne sera pas pour gémir et pleurer :
Je veux bien m’épargner une odieuse vue.

GENSERIC.

Ta perfidie enfin ne m’est que trop connue ;
Cette haine...

SCÈNE IV. Genseric, Ispar, Amilcar. §

AMILCAR.

Ah ! Seigneur, vos soldats sont défaits,
Et les mutins...

GENSERIC.

Hé bien ?

AMILCAR.

Ont forcé ce palais.

GENSERIC.

1355 Jusques-là mes sujets portent la violence,
Et le ciel autorise une telle insolence !

AMILCAR.

La fureur dans les yeux, l’audace sur le front,
Ils font retentir l’air du nom de Trasimond ;
Et ce prince amoureux, qu’aucun respect n’arrête,
1360 Pour venger son amour va se mettre à leur tête.
Dans ce pressant péril...

GENSERIC.

Cesse de t’alarmer,
Amilcar ; je sais bien par où le désarmer.
Laisse agir sur ce point ma prudence ordinaire ;
Elle a cent fois changé la fortune contraire :
1365 Par elle, sans soldats, j’ai triomphé cent fois.
L’art de dissimuler est le grand art des rois.

AMILCAR.

Seigneur, j’entends du bruit...

SCÈNE V. Genseric, Trasimond, Ispar, Amilcar. §

TRASIMOND, à sa suite.

Que personne n’avance.
À Genseric.
Loin de vous arracher la suprême puissance,
Je vois avec regret ce funeste revers ;
1370 Et je ne viens, Seigneur, que reprendre mes fers.
En vain le peuple attend que je lui donne un maître,
Vous le serez ici tant que vous voudrez l’être :
Quoi qu’on m’ait imputé pour me rendre suspect,
Vous ne verrez en moi qu’un fils plein de respect.
1375 Oui, malgré mon amour et mes jalouses craintes,
Je suis...

GENSERIC.

Ne nous faisons ni reproches ni plaintes,
Je vous pardonne tout ; venez, embrassez-moi :
J’aime mille fois mieux être père que roi.
Possédez, j’y consens, votre aimable princesse,
1380 Et me rendez, mon fils, toute votre tendresse :
Allez donner la paix ; je ne suis point jaloux
De l’ardente amitié que le peuple a pour vous :
Des mains de mes sujets faites tomber les armes,
Et de votre princesse allez sécher les larmes.

TRASIMOND.

1385 Ah ! Seigneur, dites-vous tout ce que peut sentir
Un coeur plein de respect, d’amour, de repentir.
Tout prêt de voir finir une ennuyeuse vie,
Vous me la redonnez de cent plaisirs suivie.
Surpris, confus, charmé de tout ce que j’entends,
1390 Je ne puis exprimer les transports que je sens.
Je vais à leur devoir ramener les rebelles ;
Et, puisqu’enfin touché de mes peines cruelles,
Vous permettez qu’Eudoxe achève mon bonheur,
Je cours faire cesser sa crainte et sa douleur.
Il sort avec Ispar.

SCÈNE VI. Genseric, Amilcar. §

GENSERIC.

1395 Dans son emportement, dans sa fureur extrême,
Le traître croit déjà posséder ce qu’il aime :
Mais, pour de son parti réprimer les efforts,
Je m’en vais rappeler mes vaisseaux dans nos ports;
Et, quand ils m’auront mis cent mille hommes à terre,
1400 Je permets, aux mutins de me faire la guerre.
Alors je serai maître, alors je choisirai,
Pour le bien de l’État, quel sang, je répandrai :
Eudoxe sans appui ne sera pas si vaine...
Mais que vois-je ! Huneric, quel dessein vous amène ?
1405 Que faites-vous, mon fils ? Et quel pressant souci...

SCÈNE VII. Genseric, Huneric, Amilcar, Ispar. §

HUNERIC.

L’ardeur de vous servir m’amenait seul ici.
Je n’ai pu résister à la pressante envie
De vous sacrifier les restes de ma vie.
J’ai donc couru, Seigneur, tout blessé que je suis,
1410 Partager les malheurs où nous sommes réduits ;
Et, pour prix de mes soins, Ispar vient de me dire
Que vous m’ôtez Eudoxe et l’espoir de l’empire.
Le crime de mon frère a-t-il fait son bonheur ?
Seigneur, est-ce par-là qu’on touche votre coeur ?

GENSERIC.

1415 Je pardonne, mon fils, à l’état où vous êtes,
Tout ce qu’on voit d’aigreur aux plaintes que vous faites.
Les crimes ne sont point par moi récompensés,
Et Trasimond n’est pas encore où vous pensez.

HUNERIC.

Seigneur...

GENSERIC.

Il croit sans doute épouser la princesse,
1420 Et vous, pour Sophronie accomplir ma promesse ;
Mais pour ce double hymen on n’a point pris de jour,
Et de votre santé j’attendrai le retour.
Vos blessures, mon fils, sont un heureux prétexte.
Apaisons les mutins, le temps fera le reste.
1425 Allez voir votre frère, et cachons nos projets
Sous les dehors trompeurs d’une sincère paix ;
Paraissez satisfait du bonheur de sa flamme.

SCÈNE VIII. Genseric, L’Impératrie, Huneric, Ispar, Amilcar. §

L’IMPÉRATRICE.

Viens voir périr ton fils par les mains d’une femme ;
Viens repaître tes yeux d’un spectacle si doux.

HUNERIC, sort.

1430 Allons le secourir.

GENSERIC.

Ciel ! Que m’apprenez-vous ?
Ô dieux !

L’IMPÉRATRICE.

Que Trasimond, blessé par Sophronie,
Chez ma fille à ses pieds vient de perdre la vie.
J’ai vivement senti le coup qui l’a percé ;
Voyant couler son sang, tout le mien s’est glacé.
1435 Ne crois pas que ce soit ni pitié ni tendresse,
Un plus grand sentiment à sa mort m’intéresse.
Il adorait ma fille, et j’espérais qu’un jour
Ta perte deviendrait le fruit de son amour.
Mais cet amour n’est plus, la mort vient de l’éteindre.
1440 Tu n’as plus rien, tyran, qui puisse te contraindre.
Va, pour comble d’horreur, va, cours baiser la main
Qui de ton propre fils vient de percer le sein.
Ne crains point par le ciel d’être réduit en poudre ;
Puisque tu vis encor, le ciel n’a point de foudre.

GENSERIC.

1445 Je répondrai tantôt à cet emportement :
Retirez-vous, Madame, en votre appartement.

L’IMPÉRATRICE.

Père dénaturé, monstre que je déteste,
Pourquoi ne pas donner un ordre plus funeste ?

SCÈNE IX. Genseric, Ispar. §

ISPAR.

Quoi que le prince ait fait dans sa funeste ardeur,
1450 Vous êtes toujours père, on le voit bien, Seigneur ;
Ce grand accablement où son trépas vous jette,
Ne laisse point douter qu’une douleur secrète...
Oui, je l’avoue, Ispar, je suis père, et je sens
Qu’on fait, pour l’oublier, des efforts impuissants.
1455 En apprenant sa mort, mon âme s’est émue ;
Je n’ai rien entendu depuis que je l’ai sue.
La nature s’explique, et, surpris et troublé,
D’inutiles remords je me trouve accablé.
Dieux ! Une fille a-t-elle une âme si cruelle ?
1460 Qu’est-ce que Trasimond peut avoir fait contre elle ?
Mais, puisqu’on ne saurait réparer son forfait,
Songeons à profiter du crime qu’elle a fait.
Elle prétend avoir quelque droit sur l’Afrique :
Sous le nom d’équité cachons la politique ;
1465 Punissons-la d’avoir assassiné mon fils,
Sa mort nous défera de tous ces ennemis.
Ispar, allez sur l’heure arrêter Sophronie.

SCÈNE X. Genseric, Justine, Ispar. §

JUSTINE.

Ah ! Seigneur, elle-même à mes yeux s’est punie.
Hélas ! Entre mes bras elle vient d’expirer ;
1470 Pardonnez-moi, Seigneur, si j’ose la pleurer.
Dès mes plus jeunes ans, auprès d’elle nourrie...

GENSERIC.

Poignarder Trasimond, et s’arracher la vie !
Et qui l’a pu porter à ces extrémités ?

JUSTINE.

Je vais vous découvrir de tristes vérités :
1475 Aussi bien, pour sa gloire il n’est plus temps de feindre.
À tout ce qu’elle a fait l’amour l’a su contraindre ;
Trasimond dans son coeur répandit ce poison,
Et chez elle l’amour devança la raison :
Elle ne put souffrir qu’une étoile cruelle
1480 Eût forcé Trasimond d’aimer une autre qu’elle :
Elle vous découvrit son amour, ses desseins ;
Et, voyant quel danger il courait en vos mains,
Par un de ces retours aux amants ordinaire,
Elle anima le peuple à ce qu’il vient de faire.
1485 Elle crut que son coeur se rendrait aux bienfaits ;
Et ce prince a paru plus ingrat que jamais.
Je n’ai donc travaillé que pour une rivale,
Me dit-elle, et la paix à moi seule est fatale ?
Quoi donc ! Par mon crédit, par mon empressement,
1490 Justine, dans ses bras j’aurai mis mon amant ?
Non : troublons les plaisirs que l’amour lui prépare,
Sur elle que ce fer me venge d’un barbare.
À ces mots, chez Eudoxe elle porte ses pas,
À dessein de punir ses criminels appas.
1495 Dans ce fatal moment, aux pieds de la princesse,
Le prince Trasimond exprimait sa tendresse :
Le sort de sa rivale irrite sa douleur,
Elle lève le bras pour lui percer le coeur :
Eudoxe se dérobe au coup qui la menace.
1500 Le prince avance et veut réprimer cette audace :
Le bras qu’elle a levé tombe, perce son sein,
Et trompe, en le perçant, un furieux dessein.
Des mains de Sophronie on voit tomber les armes ;
Sa bouche est sans soupirs, et ses yeux sont sans larmes.
1505 L’excès de sa douleur la rend sans mouvement :
Mais, voyant expirer son malheureux amant,
Elle pousse des cris, et sa main criminelle
Ramasse le poignard et le tourne contre elle :
Elle tombe, Seigneur, auprès de Trasimond ;
1510 Son sang avec le sien s’écoule et se confond.
Elle paraît sensible à ce plaisir funeste,
Et voulant lui donner le moment qui lui reste r
Approche, me dit-elle, en se faisant effort,
Console-toi, Justine, et ne plains point mon sort ;
1515 Je touche sans regret à mon heure fatale,
Du moins dans le tombeau je serai sans rivale.
Puisque Trasimond meurt, j’y descends sans effroi ;
Eudoxe est mille fois plus à plaindre que moi.
À ces mots elle expire, en vain mes soins fidèles...

GENSERIC.

1520 Qu’on apprenne aux mutins ces funestes nouvelles,
Et courons chez Eudoxe essayer...

ISPAR.

Ah ! Seigneur,
Son désespoir pourra terminer son malheur ;
Trasimond n’étant plus, elle ne veut plus vivre.

GENSERIC.

Allons, et que nos soins l’empêchent de le suivre.