LA COMÉDIE DE LA COMÉDIE
COMÉDIE

M. DC. LXII. AVEC PRIVILEGE DU ROI.

EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI. §

Par grâce et privilège du Roi, donné à Paris le vingt-sixième Mars 1661. Signé, Par le Roi en son Conseil, DE FAYES. Il est permis au Sieur DORIMOND, Comédien de Mademoiselle, de faire imprimer une pièce de théâtre intitulée La Comédie de la Comédie et les Amours de Trapolin, par lui composée et représentée par la Troupe de Mademoiselle à Paris, par tel imprimeur et libraire qu’il voudra choisir, pendant cinq années. Et défenses sont faites à tous autres de l’imprimer ni vendre d’autre édition que celle de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de deux mille livres d’amende, de tous dépens, dommages et intérêts, comme il est porté plus amplement par lesdites Lettres de Privilège.

Et ledit Sieur Dorimond a cédé et transporté son privilège à Jean Ribou, et Gabriel Quinet, marchands libraires à Paris, pour en jouir suivant l’accord fait entre eux.

Registré sur le Livre de la Communauté, suivant l’Arrest de la Cour.

Signé JOSSE, Syndic.

Les Exemplaires ont été fournis.

Achevé d’imprimer pour la première fois, le 22. Janvier 1662.
À PARIS, Chez JEAN RIBOU, sur le Quai des Augustins, à L’Image Saint Louis.
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À MONSIEUR DE VAISSÉ.

MONSIEUR, §

Les belles qualités que vous possédez attirent l’admiration de tous ceux qui vous connaissent, et sont ordinairement le digne sujet d’une louange légitime. Mais, MONSIEUR, je viens vous confesser que je suis hors d’état de m’acquitter de ce que je vous dois, que les muses m’ont refusé le présent qui pourrait être digne de vous et de l’honneur que vous m’avez fait tant de fois de souhaiter mes ouvrages, et de les souffrir, m’a donné autant de sujet d’étonnement que de reconnaissance : Je vous prie donc de fermer les yeux sur le présent que je vous faits, qui n’est pas digne de vous, et qui pour un Gentilhomme, dont la valeur s’est signalée en milles belles occasions, et qui porte d’illustres cicatrices, qui sont les beaux témoignages du service que vous avez rendu à la France, il fallait un ouvrage plus sublime ; mais l’ardeur que j’ai de vous donner quelques preuves de la vénération et de l’estime que j’ai conservée pour vous a précipité mon dessein, et m’a fait vous dédier cette comédie, moins pour la vanité de la faire paraître au public, que pour celle de montrer à tout le monde que je suis, MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

DORIMOND.

ACTEURS §

  • DEUX BOURGEOIS, Allant à la comedie.
  • DEUX DAMES.
  • DEUX GALANTS.
  • LE PORTIER DES COMÉDIENS.
  • UNE COMÉDIENNE.
  • TROUPE DE FILOUS.

SCÈNE PREMIÈRE. Léandre, Lucidor §

LÉANDRE.

Puisque je vous rencontre, il faut faire partie:
Allons nous divertir à voir la comédie ;
Ce passe-temps est propre à charmer les ennuis :
À peine il m’en souvient à l’instant que j’y suis.

LUCIDOR.

5 Allons-y, je le veux ; au coin de cette rue,
Une affiche à propos se montre à notre vue.
AFFICHE.
Les Comédiens de Mademoiselle.
La pièce que nous vous donnons
Mérite vos attentions :
Ce sont les amours d’Ignorance,
10 Qu’on confond avec la science,
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Et de son brave Trapolin
Qui l’aime autant que le bon vin.
De cette pièce on fait estime,
Tant pour la force de la rime,
15 Que pour la vigueur des bons mots,
Qui ne sont pas faits pour les sots ;
Mais pour la belle connaissance
Et les auditeurs d’importance ;
Qu’ici les uns dressent leurs pas,
20 Que les autres n’y viennent pas.

LUCIDOR, poursuit.

Ho ! ho ! L’affiche en vers ? Cette troupe est jolie :
Peut-être y verrons-nous quelque galant Génie.

LÉANDRE.

J’aime la comédie, elle est mon élément.

LUCIDOR.

Tous deux nous nous trouvons d’un même sentiment :
25 Il faut être privé de bon sens, de science,
Pour ne la suivre pas, allons en diligence.
Puis on la fait si bien, et si juste en ce temps,
Qu’elle sert de modèle aux plus honnêtes gens :
On apprend la vertu voyant la comédie,
30 Ceux qui des sots cagots gagnent la maladie
Y peuvent répugner, y venir lentement ;
Mais le sage, et le docte, y vont assidûment,
J’y veux demain mener mes enfants et ma femme :
Ils y profiteront s’ils ont une bonne âme ;
35 Car on y voit toujours triompher les vertus :
Là le vice sur eux n’a jamais le dessus.

LÉANDRE.

Mais les Italiens prennent plus de licence
Que ne font les Français, et quelqu’un s’en offense.

LUCIDOR.

Le Théâtre Français est bien plus sérieux,
40 J’en fais bien plus d’état, et l’estime bien mieux ;
Mais on peut sans pécher goûter les inepties
Qu’ils mêlent galamment avec leurs facéties ;
On rencontre des gens qui tondraient sur un oeuf
Et qui bien souvent ont l’esprit comme un boeuf.

SCENE II. Les Dames. §

UNE DAME.

45 Pour moi, je vous le dis, jamais la comédie,
N’eut tant d’attraits charmants, et tant de modestie ;
Le théâtre n’a rien que d’honnête et de beau,
Chaque jour il produit un prodige nouveau.
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Les Vestales pourraient avecque bienséance
50 Ouïr la comédie : elle n’est qu’innocence,
Produisant les douceurs d’un divertissement,
Elle instruit les enfants à vivre sagement.
Ma fille est fort coquette, et, comme j’appréhende
Qu’une ville assiégée à la fin ne se rende,
55 Je lui veux faire voir avec combien d’ardeur,
Une fille bien sage a soin de son honneur.
Car le théâtre enfin, l’amour des rois, des reines
Est un crayon, parlant des actions humaines.
Pour moi, j’eus toujours soin de garder mon honneur
60 Et je veux que ma fille ait la même pudeur.

UNE AUTRE DAME.

Il le faut avouer, certainement, Madame :
La belle comédie est le charme de l’âme ;
Allons-y je vous prie.

LA PREMIÈRE.

Allons ; je le veux bien.
Pour moi je la préfère au plus bel entretien.

SCÈNE III. §

LE PORTIER.

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65 Ce téton est-il bon ? Cette piastre est légère !
Ils sont sans conscience ou bien ils n’en ont guère :
Dés qu’ils ont des tétons qui ne sont pas de poids,
C’est pour nous, que l’enfer les chauffe de son bois.
Pour faire avec ces gens le portier d’importance,
70 Il faudrait dans mes mains toujours une balance,
Si mes maîtres n’étaient gens d’honneur et sans fard,
Je mettrais pour le moins deux écus à l’écart ;
Je prendrai toutefois sans faire plus de mine
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De quoi faire tirer la petite chopine,
75 Car de prendre beaucoup il ne m’est pas permis
À moins que de me faire un troupeau d’ennemis ;
Et puis le vol n’est pas un crime pardonnable
Et s’ils m’allaient chasser je serais misérable.
J’ai bien plus de raison que tous ces grands escrocs
80 Qui viennent leur voler le fruit de leurs beaux mots ;
J’en veux prendre à témoin les personnes plus sages ;
Ne leur coûte-t-il pas à faire des voyages ?
À nos comédiens à faire des habits,
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À blanchir leurs collets, à payer leurs rubis ?
85 Enfin la comédie est une marchandise
Que l’on doit acheter et payer sans remise.
Allons, je ne veux plus laisser entrer céans
Escrocs, passe-volants, filous ni pourveans.
Le premier qui viendra la main hors la pochette,
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90 Contre lui vaillamment je veux tirer la brette ;
Mon sang est échauffé, je suis las d’en souffrir :
N’en laissons plus passer, c’est à faire mourir.

SCÈNE IV. La Comédienne, Le Galant, L’Épinay. §

LA COMÉDIENNE.

Ah Dieu ! Je vois passer un qui fait l’idolâtre
En venant m’aborder quand je suis au théâtre ;
95 J’en vois venir un autre : ils viennent m’aborder.
Comment ferai-je, ils vont beaucoup m’incommoder :
Ils s’en vont me parler de soupir et de flammes,
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Faire les patineurs, et les mourantes âmes.

LE GALANT.

Isabelle, bonjour, votre humble serviteur !
100 Que votre habit est riche et de belle couleur !
Ah Dieux ! La belle étoffe, et la belle dentelle !
Qui vous en a fait don ?

LA COMÉDIENNE.

Qui ? C’est Mademoiselle :
Sa générosité m’en a fait un présent
Et je le faits briller sur la scène à présent.
105 Ma cravate est défaite, et mon beau collier d’ambre...

LE GALANT.

Que je vous tienne ici lieu de valet de chambre :
Votre cravate...

LA COMÉDIENNE.

Hé bien ! Je l’accommoderai.

LE GALANT.

Vous allez au théâtre où je vous conduirai.
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Ma soeur veut vous donner un fort beau point de Gênes,
110 Et moi des citrons doux, et de la porcelaine.

L’ÉPINAI.

Et moi des gants d’Espagne.

LE GALANT.

Et moi de beaux rubans.

L’ÉPINAI.

Et moi de la pommade.

LE GALANT.

Et moi de beaux pendants.

L’ÉPINAI.

Et moi des épagneuls qui viennent de Boulogne.

LE GALANT.

Et moi ce que j’ai de pris de rare en Catalogne.

LA COMÉDIENNE.

115 Et de gâce, Messieurs, ne vous échauffez pas :
Pour prendre vos présents, j’ai trop peu de deux bras.

L’ÉPINAI.

Elle a le teint fort beau.

LE GALANT.

Et la taille gentille.

L’ÉPINAI.

Son oeil me plaît assez.

LE GALANT.

Êtes-vous femme ou fille ?
Aimez-moi je, vous prie, et m’appelez « mon coeur »,
120 Et je vous nommerai ma mignonne et ma soeur.

L’ÉPINAI.

Vous faites, par ma foi, fort bien la comédie :
Quand vous parlez d’amour, que vous estes jolie !

LE GALANT.

Qu’elle fait bien la fière, et la cruelle aussi !

LA COMÉDIENNE.

Aussi mon métier est mon unique souci
125 Et de lui seul je suis ardemment amoureuse.

LE GALANT.

Voulez-vous sans cesser faire la dédaigneuse ?

LA COMÉDIENNE.

Je m’en vais au théâtre avec des sentiments
Qui sont trop relevés pour tous vos compliments.
Je sens que la fierté s’empare de mon âme :
130 Ce n’est que pour des rois que mon coeur est de flamme.

L’ÉPINAI.

Vous allez bien jouer étant de cette humeur,
Votre rôle est-il plain d’amour, ou de rigueur ?

LE GALANT.

Je vis hier jouer une pièce nouvelle,
Au Théâtre François dont la prose est fort belle :
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135 C’est le pompeux Cinna, les traits en sont nouveaux.

L’ÉPINAI.

J’aime Thomas Morus, les vers en sont forts beaux.

LA COMÉDIENNE.

Plutôt que de parler, tenez la bouche close :
Cinna c’est fait en vers, Thomas Morus en prose !
Voyez quelle ignorance, et quels discours divers
140 Il met les vers en prose et lui la prose en vers !
Vos discours à l’instant font de grandes merveilles
Et vous parlez des vers comme font les corneilles.

LE GALANT.

On me vient de donner un sonnet merveilleux.

L’ÉPINAI.

Combien a-t-il de vers.

LE GALANT.

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Au moins trente.

LA COMÉDIENNE.

Encor mieux !
145 De grâce, informez-vous des règles poétiques :
Les épiques pour vous seraient les dramatiques.
Ah ! Lisez les auteurs qui composent des vers,
Si vous voulez parler de leurs travaux divers.
Vraiment pour écouter de semblables merveilles
150 Il faut que nous ayons d’admirables oreilles !
Une comédienne a beaucoup à souffrir :
Il lui faut tout entendre, il lui faut tout ouïr ;
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Souvent un franc benêt lui vient conter sornette
Et fera, lui parlant le mignon de couchette ;
155 Mais ce qui me console en un si grand dépit
Est que j’entends parler aussi les gens d’esprit,
Et que j’ai le bonheur de hanter la noblesse
Et d’en avoir souvent une honnête caresse,
De m’instruire avec eux d’une bonne action
160 Et d’être le témoin de leur profusion.
Quand je n’aurais au bien attachement ni pente
A force de les voir je m’y rendrais savante.
Puis le théâtre a tant de beaux chemins battus,
Nous sommes sans cesser avecque les vertus ;
165 Si nous n’en avions pas en vivant avec elles,
Nous serions en effet doublement criminelles.
Enfin les grands Seigneurs, les sages, les savants
Pour les comédiens ont de bons sentiments ;
Sans cela nous serions, ma foi, beaucoup à plaindre.
170 Il est des esprits forts qui sont encor à craindre
Qui s’imaginent tous avecque leur débit,
Avoir auprès de nous grand accès, grand crédit,
Qui diront en voyant une comédienne,
"Regarde cher ami cette actrice elle est mienne."
175 L’autre lui répondra faisant fort l’empêché :
"Elle vaut ma foi, bien la façon d’un péché."
Celui-ci vous faisant cent façons non communes,
Vous fera le débit de ses bonnes fortunes,
Et pour se faire croire il prendra de grands soins,
180 Mais celui qui dit plus, en fait toujours le moins.
J’aime les bons esprits qui prennent de la peine
Afin de profiter des leçons de la scène ;
J’aime les esprits forts qui sont originaux,
Non les imitateurs de ces mondains nouveaux
185 Qui souvent en voyant jouer la comédie,
De critiques censeurs n’étant que la copie,
Veulent gloser sur tout, reprendre les acteurs
En jugeant comme fait l’aveugle des couleurs.
Mais que leur jugement soit léger il n’importe,
190 Pourvu que leur argent soit de poids à la porte.
Nous aimons toutes fois les doctes spectateurs,
Car leur sage audience anime les acteurs.
Je vais avec plaisir jouer en cette ville
Pleine d’honnêtes gens, et tout à fait civile.
195 On dit aussi qu’amour triomphe dans les yeux
Des beautés que l’on voit en ces aimables lieux,
Que les dames y sont agréables et belles
Et qu’elles sont aussi toutes spirituelles.
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Allons les divertir par nos accents mignards
200 Et recevoir l’honneur d’attirer leurs regards.

SCÈNE V. Le Portier, Deux filous. §

LE PORTIER.

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Voici deux grands filous de fort mauvais augure :
15
Tiens mon mousqueton prêt, mettons-nous en posture !

DEUX FILOUX.

Ouvre !

LE PORTIER.

Il faut de l’argent !

LE FILOU.

Ah ventre !

LE PORTIER.

Par la mort !

LE FILOU.

Tu me refuse en vain !

LE PORTIER.

Tu fais un vain effort !

LE FILOU.

205 Comment tu faits le brave, et la rude moustache ?

LE PORTIER.

Je fais ce que je suis, quand je veux je me fâche.

LE FILOU.

Je m’en vais te percer si j’entre en action,

LE PORTIER.

On m’a déjà percé, j’ai vu l’occasion,
Les canons, les fusils, et le fer et la flamme
210 Ne me font point de peur, je me ris de ta lame.

LE FILOU.

Par la tête, jarni, redoute mon courroux.

LE PORTIER.

S’il ne tient qu’à jurer, ah ! La vache est à nous !
Il me faut de l’argent, quoique vous puissiez faire.

LE FILOU.

Je n’en ai point, ami, redoute ma colère !

LE PORTIER.

215 Allez n’en ayant point, fanfaron sans pareil,
Dormir le dos en terre, et le ventre au soleil.
Allez prendre la mouche, et chanter la guimbarde,
16
Sous le fais d’un mousquet, ou d’une hallebarde.

LE FILOU.

Ah c’est trop endurer, Portier tu périras.

LE PORTIER.

220 Je vais parler à vous, messieurs les fiers à bras ;
Et d’estoc, et de taille, et de quarte et de tierce
Pour le dernier sommeil il faut que je te berce.
Ils ne se battraient pas, s’ils n’étaient dix contre un,
Mais je me bat d’un air qui n’est pas du commun;
225 Ils s’en vont revenir peut-être avec main forte.
On s’en va commencer, rentrons, fermons la porte.