LE MODÉRÉ
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

SECONDE ANNÉE DE LA RÉPUBLIQUE.

PAR LE CITOYEN DUGAZON.

D’après le traité fait entre nous, DUGAZON, Auteur de la Comédie intitulée le Modéré, et MARADAN, Libraire, nous déclarons que cet Ouvrage est notre propriété commune, conformément aux clauses dont nous sommes convenues. Nous la plaçons sous la sauve-garde des lois et de la probité des Citoyens, et nous poursuivrons devant les Tribunaux tout contrefacteur et tout distribuleur d’éditions contrefaites. À Paris, le 7 Nivose de la seconde année de la République.

DUGAZON, MARADAN.

L’auteur, soussigné, se réserve les droits qu’un décret de la Convention nationale lui maintient sur les représentations de sa pièce par les différens Théâtres de la République.

À PARIS, Chez MARADAN, Libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des-Arcs, no. 9. De l’Imprimerie de Crapelet, rue Saint Jean-de-Beauvais, no.36.
1

Errata §

Page 4, huitième vers, supprimez, Eh!

Page 6, troisième vers, lisez, il m’est très-nécessaire.

Page 11. Ajoutez après le vers qui commence cette page, celui-ci :

Mais ce ton de mépris me choque toujours.

Page 12. Ajoutez après le septième vers de cette page, celui-ci : Car voilà le décor d’un parfait Démocrate.

Page 21, douzième vers: Qu’on verroit, lisez, Qu’on voyoit.

Oui, de mes mœurs bientôt j’instruirai tout Paris.

Et comment, s’il vous plaît? Comment! par mes Ecrits.

PIRON, l’Empirée, Métromanie.

PERSONNAGES. §

  • MODERANTIN, financier : habit de drap noisette, veste de satin, culotte noire, bas gris, perruque à bourse, chapeau à trois cornes, une canne. Caractère : Brusque, colère, et d’un comique très-bouffon dans tout ce qui est modérantisme Dugazon.
  • DUVAL père, raisonneur : fraque bleu, gilet rouge, chapeau uniforme. Caract. chaud Patriote Desrozières.
  • DUFOUR, vieux domestique : habit de drap gris, veste et culotte noires, bas roulés Michaud.
  • LESTANVILLE, fils de Modérantin : capote carrée, boutonnée par en bas, trois ou quatre gilets, cravates de dentelle, fichu de soie, la queue au milieu de la taille, chapeau rond, et coiffure en muscadin, petites bottines, une badine. Caract. fatuité ridicule. Raimond.
  • DUVAL fils, en uniforme national, coiffure en jacobin. Caract. ayant toute la fierté d’un franc Républicain Devigny.
  • FABLENVILLE, même mise que le muscadin, mais plus raisonnable Desprez.
  • MANETTE, vieille servante : comme Cateau du Tambour Nocturne. Caract. acariâtre et bavarde la citoyenne Giverne.
  • JULIE, fourreau gris, mise décente. Caract. amoureuse la citoyenne Desprez.
  • LES DEUX COMMISSAIRES, proprement en bons Sans-Culottes.
  • LE JUGE DE PAIX, idem, avec le chaperon.
  • GARCON PAPETIER.
La Scène est à Paris, chez Modérantin.

SCÈNE PREMIÈRE. Dufout, Manette. §

DUFOUR, se disputant.

Oui, je vous le soutiens, et je vous le répète :
Si Monsieur faisait bien, il ferait maison nette.

MANETTE.

Mais dites-nous pourquoi, Patriote enragé ?

DUFOUR.

Tenez, ce mot-là seul mérite le congé.

MANETTE.

5 Si l’on vous écoutait, on en verrait de belle :
Avec chacun ici vous êtes en querelle.

DUFOUR.

C’est que je sais servir sans faire le flatteur ;
Vous ne rentrez jamais sans prédire un malheur.
Que l’on tremble à Paris, ou que l’on assassine,
10 L’Etat est, selon vous, tout prêt de sa ruine ;
Et si l’on vous croyait, Monsieur Modérantin
Serait déjà parti.

MANETTE.

Mais il part dès demain.
N’est-il pas plus heureux de rester en campagne,
Où de ses bons amis la foule l’accompagne,
15 Gens suspects comme lui, ne se mêlant de rien ?

DUFOUR.

Qu’à flatter ses travers, pour attraper son bien.
Vous approuvez cela, car vous êtes docile.
Approuvez-vous aussi l’amour de Lestanville ?
Sa cousine à Duval devait s’unir un jour ;
20 Son père, avant sa mort, appuyait son amour,
Et mon maître devait au trépas de son frère
D’exécuter du moins sa volonté dernière.

MANETTE.

Le fils de la maison doit être préféré :
Pour terminer bientôt, l’on a tout préparé,
25 Il ne partira pas, si Monsieur le marie.

DUFOUR.

Je l’avais élevé pour servir sa Patrie.

MANETTE.

Il faut bien à l’État faire des défenseurs.

DUFOUR.

Quoi ! De ces deux amants vous verriez la douleur !

MANETTE.

Ils se consoleront, l’affaire est décidée.

DUFOUR.

30 Monsieur Modérantin ne l’a pas terminée.

MANETTE.

Pour établir sa nièce, il prendra vos avis.

DUFOUR.

On l’estimerait plus, s’il les avait suivis ;
D’un bon Républicain prenant le caractère,
Il pourrait éviter quelque fâcheuse affaire.

MANETTE.

35 Comme vieux serviteur, c’est d’après vos sermons
Qu’il faudrait se conduire, et suivre vos leçons ?

DUFOUR.

Vous ne feriez pas mal.

MANETTE.

Je ne suis pas si sotte,
J’ai mon opinion ; vous êtes Patriote,
Et vous avez raison, si c’est votre plaisir.
40 On est libre, à présent, de penser ou d’agir ;
Monsieur Modérantin vit à sa fantaisie,
De le contrarier vous avez la manie :
Mais quand on a besoin de rester en maison,
On doit toujours trouver que son maître a raison.
45 Vous avez de l’humeur d’entendre ce langage ?

DUFOUR.

Je sais que vous avez du goût pour l’esclavage,

MANETTE.

J’ai le goût de rester oú je me trouve bien.
Ironiquement.
Je vais à mon devoir. Adieu, bon Citoyen.

SCÈNE II. §

DUFOUR, seul.

Je veux me retirer. Ma foi, la servitude,
50 En quelqu’état qu’on soit, paroît toujours trop rude.
Monsieur Modérantin ne sera pas content ;
Mais je dois prévenir un triste événement.
On vient de m’avertir que son patriotisme,
Aux yeux des gens sensés, n’est que charlatanisme ;
55 Il est très-suspecté, ceci finira mal.
Je l’ai bien averti ; c’est un original
Qui se fera coffrer, et de qui les sornettes
Le conduiront un jour droit aux Madelonnettes.

SCÈNE III. Duval fils, Dufour. §

DUVAL FILS.

TE voilà seul, Dufour : pourrois-je dire un mot
60 À l’objet de mes vœux ?

DUFOUR.

Eh ! vous n’êtes pas si sot
De saisir le moment où son oncle est en ville ;
Il est allé chercher Monsieur de Fablenville ;
Il reviendra bientôt, car il donne à souper
A de vrais intrigans que je n’ose nommer.

DUVAL FILS.

65 Tu connois mon amour pour l’aimable Julie ;
Il égale en mon cœur celui de la Patrie :
C’est t’en dire l’excès ; mais j’ai fait mon devoir.
A Grandpré, l’an dernier, cette belle a pu voir
Que pour la Liberté j’ai su courir aux armes ;
70 Mais mon cœur gémissoit d’abandonner ses charmes.

DUFOUR.

Vous voilà de retour, et vous serez heureux.
L’on est toujours plus sûr de plaire à deux beaux yeux,
Quand on sait allier, dans son ardeur guerrière,
Le myrthe de l’amour au laurier militaire.

DUVAL FILS.

75 Je me suis distingué pour avoir ses appas.
Quels efforts, cher Dufour, ne tenterois-je pas ?
Dis-moi, quel est son oncle ?

SCÈNE IV. Manette, Duval fils, Dufour. §

DUFOUR.

Encore ici, Manette !

MANETTE.

Puisque vous aimez tant qu’on fasse maison nette,
Il faut venir m’aider à ranger le salon,
80 Où l’on soupe aujourd’hui : de toute la maison
J’ai seule le tracas.

DUFOUR.

Ma soi, j’en ai ma dose.

MANETTE.

Qui ? Lui ? De tout le jour il ne fait autre chose
Que de censurer tout, sans rime ni raison.
Il ne rangeroit rien dans toute la maison.

DUFOUR.

85 Suis-je ici le frotteur ?

MANETTE.

Et moi, suis-je frotteuse ?

DUFOUR.

Non, vous avez l’emploi d’être toujours grogneuse.

DUVAL FILS.

Allons, mes bons amis, ne vous disputez plus,
Et supprimons ici des discours superflus.
Je desire savoir quel est le caractère
90 De l’oncle de Julie ; il m’est nécessaire
De le connoître bien, pour pouvoir en ce jour
Lui déclarer enfin mes vœux et mon amour.

MANETTE.

Pour moi, je ne sais pas médire de mon maître.

DUFOUR.

Sans médisance, moi, je le ferai connoître.

MANETTE.

95 Vous avez le talent de faire des portraits.

DUFOUR.

Voyons : de celui-ci connoissez-vous les traits ?
Mon maître est de ces gens dont tout Paris fourmille,
Et qui, sous le manteau de père de famille,
Ne se mêlent de rien pour n’avoir aucun tort,
100 Et se rangent toujours du côté du plus fort ;
Qui, pour se dispenser de servir leur Patrie,
Abandonnent leur ame à la vile inertie
De se neutraliser dans un gouvernement,
Pour n’avoir jamais part au moindre événement ;
105 Blâmant tout ce qu’on fait, suivant la circonstance,
Et sont des étrangers dans le sein de la France.

DUVAL FILS.

Cet homme est fort utile à la société.

MANETTE.

Si chacun comme lui, restoit de son côté,
On verroit moins de gens prêcher la République,
110 Et qui n’entendent rien à la chose publique.

DUVAL FILS.

Mais d’après vos discours, c’est donc un modéré ?

DUFOUR.

Il ne l’est pas à table ; il est sort altéré,
Sable le meilleur vin dont sa cave est remplie,
Possède tous les goûts de bonne compagnie.
115 Le spectacle, le jeu, les fêtes, les repas :
On ne le voit jamais où le plaisir n’est pas.
Au moindre petit bruit, il court à sa campagne,
Où de nos malveillans la foule l’accompagne ;
Faisant monter sa garde, et payant ses impôts,
120 Il dit que tout Paris n’est peuplé que de sots ;
Que notre Liberté n’est rien qu’une chimère,
Et que l’Égalité ne fut jamais sur terre ;
Qu’il ne s’oppose point à tout ce qu’on fera,
Mais que dans aucun tems il ne s’en mêlera.
125 De ce plan bien suivi, jamais il ne s’écarte,
Et n’a du Citoyen, en un mot, que la carte.

MANETTE.

Que lui faut-il de plus pour rester en repos ?
Je sors, et ne veux point partager vos propos ;
J’aurois dû m’en aller, je ne suis qu’une sotte.
130 Monsieur Modérantin est très-bon Patriote,
Et vous avez grand tort de redire aujourd’hui,
Le mal que chaque jour on dit par-tout de lui.
Elle sort.

SCÈNE V. Duval fils, Dufour. §

DUFOUR.

ELLE en dit beaucoup plus par cette répartie ;
La vérité l’emporte, enfin elle est partie ;
135 Nous pouvons tous les deux parler en liberté :
A voir des gens suspects mon maître est entêté,

DUVAL FILS.

Quoi ! De nos malveillanTs connoîtroit-il la clique ?

DUFOUR.

Il en voit très-souvent par pure politique ;
Il prétend, si jamais ils avoient le dessus,
140 Qu’ils diroient que céans ils étoient bien reçus ;
Il croit, par ce moyen, conserver l’avantage
De préserver ainsi sa maison du pillage.

DUVAL FILS.

Morbleu ! voilà l’erreur qui corrompt tout Paris.
Le vrai Républicain n’est point de cet avis,
145 Le Peuple est plus puissant que ces froids égoïstes ;
De tous les malveillans on connoît les gagistes,
Et quant aux modérés.....

DUFOUR.

Ils ne changeront pas.

DUVAL fils, fermement.

Allez, ne craignez rien, nous les mettrons au -.
Lit-il quelques journaux ?

DUFOUR.

Jamais. Point de nouvelles.
150 Il dit que ces papiers font naître des querelles,
Qu’on peut aller ailleurs, si l’on en veut avoir :
Mais nous nous cotisons pour le journal du soir.

DUVAL FILS.

Me voilà bien au fait. Mais parlons de Julie.

DUFOUR.

Depuis votreretour, je la trouve embellie ;
155 Son caractère heureux chérit la Liberté ;
Près d’elle on sent le prix de cette Egalité
Qui nous fait supporter le dégoût du service ;
Aussi dans la maison chacun brigue l’office
De prévenir toujours son goût et son desir,
160 Et pour nous le devoir est près d’elle un plaisir.

DUVAL FILS.

Elle doit ses vertus à celles de son père.

DUFOUR.

Il vous choisit pour fils, partant pour la frontière.
On ne prévoyait pas que son fat de neveu,
D’un amour indiscret serait un jour l’aveu,
165 Et briguerait la main qui vous fut destinée ;
Il croyait esquiver la première levée.

DUVAL FILS.

2
Son père l’avait fait inspecteur des charrois.

DUFOUR.

Mais on l’a mis dehors. Pour la première fois
Il saura ce que c’est de monter une garde,
170 Car il n’a jamais mis les pieds au corps-de-garde.

DUVAL FILS.

À quoi s’occupe-t-il ?

DUFOUR.

À dissiper son bien,
Faisant comme son père, et ne songeant à rien,
De ces sots ci-devant voulant singer l’espèce,
Et ne ressemble en rien à la brave jeunesse
175 Que l’on vit de tout temps préférer à Paris
L’honneur de se montrer en face aux ennemis.

DUVAL FILS.

La réquisition changera sa cervelle.

DUFOUR.

Il ne pourra jamais manger à la gamelle.
3
Mais on entre au logis, c’est un cabriolet ;
180 Voici votre rival, écoutez son caquet.

SCÈNE VI. Les précédents, Lestanville. §

LESTANVILLE.

Ma parole d’honneur, la chose est effroyable !
Moi, m’aller caserner ! Mais je me donne au diable,
Si l’on me voit servir avec tous ces gens-là,
Ma parole d’honneur.
À Duval.
Ah ! Bonjour : vous voila ?

DUVAL FILS.

185 De quels gens parlez-vous ?

LESTANVILLE.

Mais de la populace ;
Avec mon perruquier que veut-on que je fasse ?
Mon porteur d’eau, mon nègre, et puis le ramoneur :
Vraiment je suis outré, ma parole d’honneur !

DUFOUR.

Ils en ont plus que vous.

LESTANVILLE.

De l’honneur !

DUFOUR.

Sur mon âme,
190 Je ne puis retenir le courroux qui m’enflamme,
Je devrais être fait à tous ces sots discours.
.............................
Respectez dans le peuple une importante masse,
Que vous qualifiez du nom de populace ;
195 C’est votre souverain ; et votre ramoneur
Vaut cent fois mieux que vous, ma parole d’honneur !

DUVAL FILS.

Ne vous fâchez donc pas.

LESTANVILLE.

Dans cette classe immense,
Mon père me l’a dit, tu reçus la naissance :
Tu défends ton parti ; mais voici mon refrain :
200 Mon cocher ne sera jamais mon souverain.

DUFOUR.

Il ne l’est pas non plus, mais il en fait partie.
Mais j’ai tort contre vous de faire une sortie ;
Et si l’on m’en croyait, les gens de votre ton
4
Seraient tous casernés demain à Charenton.

LESTANVILLE, ne riant.

205 Je ne puis m’en fâcher, l’apostrophe est gaillarde,
Car auprès de Bercy, ce soir je suis de garde :
Tu vois, mon cher ami, qu’on t’a bien écouté.
Je te crois du crédit dans quelque Comité,
Ma parole d’honneur !

DUFOUR.

Cessez ce persiflage :
210 Votre père paraît, prenez un ton plus sage.

SCÈNE VII. Les précédents, Modérantin. §

On apporte un drapeau tricolore et des rouleaux de papiers républicains représentant des bonnets, des piques, des cocardes, faisceaux ou table des droits de l’homme, etc.

MODÉRANTIN, sans voir Duval.

Accrochez tout cela, Dufour, dans le salon.
Quand l’écriteau civique est devant la maison,
Il faut bien que chez moi tout le reste réponde.

DUFOUR.

Ce changement subit surprendra bien du monde.

MODÉRANTIN.

215 Bonnet de Liberté, les piques, le drapeau,
Ma foi, l’intérieur répond à l’écriteau.
Je ne passerai plus pour un aristocrate ;
........................
Qu’en dites-vous, mon fils ? Car vous avez du goût.

LESTANVILLE.

220 Arthur, depuis longtemps, a mis cela partout.

MODÉRANTIN, à Dufour.

Et toi, qu’en pense-tu ?

DUFOUR.

L’on dira, je vous jure,
Qu’on ne voit le civisme en ces lieux qu’en peinture.

MODÉRANTIN.

Ma foi, c’est bien assez : allons, retire-toi.
Apercevant Duval. Dufour sort.
Ah ! Ah ! C’est vous, Monsieur, que faites-vous chez moi ?

LESTANVILLE.

225 Faut-il le demander ? Duval vient, je parie,
Présenter ses respects à l’aimable Julie.

DUVAL, fils.

Voilà le vrai motif qui conduisait mes pas ;
Devant son oncle ici je ne m’en défends pas ;
Mais j’espérais de plus dans cette circonstance,
230 Vous faire, Citoyen, mon humble révérence.

MODÉRANTIN.

Je vous sais gré, Monsieur, de parler franchement,
Et répondrai de même à votre compliment.
Vous eûtes, je le sais, l’aveu de feu mon frère
Pour épouser Julie ; et moi, tout au contraire,
235 Je vis de mauvais oil cet établissement,
Et j’ai pris pour ma nièce un autre arrangement.

DUVAL, fils.

Je respectai toujours vos droits sur votre nièce,
Mais la Loi les rend nuls ; et si j’ai sa tendresse,
Elle peut à son gré se choisir un époux ;
240 Mais je mets mon bonheur à l’obtenir de vous.

MODÉRANTIN.

Vous ne l’obtiendrai point. La Loi, ce mot me pique ;
Ils narguent les parents avec leur République.
Mais moi, qui n’entends rien à ce nouveau jargon,
Je serai maître ici, si vous le trouvez bon.

DUVAL, fils.

245 Je vous entends fort bien, ce mot doit me suffire.
Il fait une fausse sortie ; Modérantin s’en réjouit, et change de visage en le voyant revenir.
En bon Républicain, pourtant je dois vous dire
De ne plus vous piquer pour ce mot de la Loi.
Soyez plus circonspect ; car tout autre que moi
Vous serait repentir du peu de politique
250 Qui règne en vos discours sur notre République.
Nous sommes dans un temps où le Peuple irrité,
Punit les détracteurs de notre Liberté.
Il sort.

SCÈNE VIII. Modérantin, Lestanville. §

MODÉRANTIN, après s’être bien regardé et stupéfait.

Conçois-tu ce ton là ?

LESTANVILLE.

C’est d’une impertinence !...

MODÉRANTIN.

J’aime la Liberté.

LESTANVILLE.

Mais non pas la licence.

MODÉRANTIN.

255 Mais on ne pourra plus dire un seul mot chez soi.

LESTANVILLE.

Il faut se prosterner au seul nom de la Loi.

MODÉRANTIN.

Ou bien vous encourez qu’un intrus vous semonce.

LESTANVILLE.

Ou qu’à sa Section le soir il vous dénonce.

MODÉRANTIN.

Il en est fort capable ; et c’est ta faute aussi :
260 Avec cet enragé, pourquoi rester ici ?

LESTANVILLE.

J’arrivais dans l’instant. Quoi ! Cela vous chagrine ?

MODÉRANTIN.

Tu sais bien que ce fat en veut à ta cousine,
Et tu vois ton rival de sang-froid au logis,
Et causes avec lui comme avec tes amis :
265 Tu vois pourtant, tu vois à quoi ceci m’expose :
Mais son père paraît, va-t-en vite, et pour cause.
Lestanville sort ; Modérantin pose son chapeau et sa canne sur la table.

SCÈNE IX. Duval père, Modérantin. §

MODÉRANTIN, en embrassant Duval.

Eh ! Bonjour, mon ami : mais on ne vous voit plus ?

DUVAL PÈRE.

Au comité civil nous sommes assidus.

MODÉRANTIN.

Tout comme un autre aussi je sers bien ma Patrie,
270 Mais sans fuir cependant la bonne compagnie.

DUVAL PÈRE.

Mais je ne la fuis point, car j’y passe mes jours :
Vous entendez le Peuple en tenant ce discours.

MODÉRANTIN, en riant.

Le Peuple ! Non, ma foi, j’admire ta folie.

DUVAL PÈRE.

C’est qu’il est maintenant la bonne compagnie ;
275 C’est lui seul qui défend et qui soutient nos droits,
Combat nos ennemis, fait respecter nos lois ;
S’éloigne des plaisirs pour voler aux frontières,
Et ne s’enrichit point aux dépens de ses frères :
Il se prive de tout, et ne se plaint jamais ;
280 C’est pour la Liberté, l’Egalité, la Paix,
Que le Peuple aujourd’hui donne jusqu’à sa vie ;
Et votre frère est mort en bonne compagnie.

MODÉRANTIN.

Vous jouez sur le mot : ne se mêlant de rien,
Nous le verrions encor vivre en bon citoyen.

DUVAL PÈRE.

285 Comme on n’en voit que trop dans une République :
Chacun doit son tribut à la chose publique,
Et voilà le sujet qui m’amène en ces lieux.
Vous recevez chez vous des gens très dangereux,
Qui seront arrêtés ; et vous pourriez bien l’être
290 Puisqu’avec eux toujours chacun vous voit paraître.

MODÉRANTIN.

Votre fils à l’instant m’a tenu ces propos ;
On ne pourra donc plus fréquenter ses égaux ?

DUVAL PÈRE, ironiquement.

Si ce sont vos égaux que ces gens mercenaires,
Qui par de vils calculs augmentent nos misères ;
295 Si ce sont vos égaux que ces perturbateurs,
De notre République infâmes détracteurs,
Qui savent à nos lois apporter des entraves,
Et qui seraient ravis de nous revoir esclaves ;
Ne soyez plus surpris qu’il est très avéré
300 Que vous êtes suspect, étant très modéré.

MODÉRANTIN.

Voilà vos sots propos, et ceux de vos semblables :
Vous me feriez, Monsieur, donner à tous les diables.
Depuis quatre-vingt-neuf sédentaire à Paris,
N’ai-je pas soutenu les droits de mon pays ?
305 Jamais à mon district on ne me voit paraître,
Mais pour bon citoyen je me suis fait connaître.
Est-ce de pérorer ou de crier bien fort ?
L’honnête homme, Monsieur, pour n’avoir aucun tort,
En révolution, en trouble populaire,
310 S’il ne fait pas le bien, du moins le laisse faire ;
Et c’est ce que j’ai fait. Qu’on me cite à présent,
Si l’on m’a jamais vu dans un rassemblement.
5
Et lorsque du tocsin et de la générale
On entendait partout la rumeur infernale,
315 Je rentrais au logis : la nuit comme le jour,
J’avais soin de fermer ma porte à double tour.

DUVAL PÈRE.

Ai-je fait comme vous quand on prit la Bastille ?
M’a-t-on vu renfermer et mon fils et ma fille,
J’étais à l’Arsenal, mon fils dessus le pont,
320 Et ma fille au logis faisait fondre du plomb.

MODÉRANTIN.

Entend-on le canon quand on est dans la cave ?
J’ai fait tout ce qu’il faut pour n’être point esclave ;
6
J’ai donné pistolets, espingoles, fusils,
Deux uniformes neufs, n’ayant jamais servis ;
325 J’ai prêté mon serment pour l’État monarchique,
Et je m’enroue en criant vive la République ;
Je fais monter ma garde, et paie mes impôts,
Le quart patriotique ; et l’on tient des propos !
Enfin, à ma façon je sers bien ma Patrie ;
330 Je ne suis point l’ami de ceux qui l’ont trahie ;
D’après tous ces faits-là, peut-il être avéré
Que l’on dise partout que je suis modéré ?

DUVAL PÈRE.

On ne le dirait pas, vous le dites vous-même.
Si chacun, comme vous, eût suivi ce système,
335 Et de se renfermer eût suivi le parti...

MODÉRANTIN.

Vous conviendrez du moins que tout serait fini.

DUVAL PÈRE.

Que tout serait fini ! Vous êtes en démence ;
Mais nous aurions encor le despotisme en France.

MODÉRANTIN.

J’ai vécu cinquante ans sans connaître ce nom.

DUVAL PÈRE.

340 En raisonnant ainsi, parlez-vous tout de bon ?
Vous n’avez point connu le pouvoir arbitraire,
Ni les atrocités d’un affreux ministère ?

MODÉRANTIN.

J’étais libre autrefois d’aller et de venir.

DUVAL PÈRE.

L’État est en danger, et vous voulez partir !

MODÉRANTIN.

345 Eh ! Que faire à Paris quand tout se bouleverse ?

DUVAL PÈRE.

Servir votre pays.

MODÉRANTIN.

J’ai quitté mon commerce.

DUVAL PÈRE.

Mais soutenez du moins le régime nouveau.

MODÉRANTIN.

Je n’ai pas, comme vous, le transport au cerveau ;
Je suis réduit à rien.

DUVAL PÈRE.

Vingt mille écus de rente.

MODÉRANTIN.

350 Mais en quatre-vingt-huit j’en possédais quarante :
Pour trouver cela beau, vous avez vos raisons :
On a coupé mes bois, on mange mes pigeons,
Pleurant.
Et pour me consoler de mon fils qu’on emmène,
Je n’ai pas un lapin dans toute ma garenne.

DUVAL PÈRE.

355 Sont-ce donc des lapins qui consolent d’un fils !
N’est-il pas plus heureux de servir son pays ?
Vous n’êtes pas charmé que votre fils répare
Le tort qu’il se faisait, la conduite bizarre
Qu’il avait à Paris ?

MODÉRANTIN.

Il était aux charrois.

DUVAL PÈRE.

360 Il est plus glorieux de défendre les lois.

MODÉRANTIN, vivement.

On les défendra bien avec cette jeunesse ;
C’est un très beau décret, ma foi ! Belle prouesse.

DUVAL PÈRE, avec enthousiasme.

Vous serez étonné d’entendre ses succès :
J’augure mieux que vous de nos jeunes Français ;
365 Dans Paris corrompu, quelques modes nouvelles,
De tout temps, je le sais, occupent leurs cervelles ;
Mais pour servir l’État, sitôt qu’ils sont requis,
Voyez-les pleins d’ardeur pour venger leur pays,
Les yeux étincelants, pleins de vertus guerrières,
370 Se disputer l’honneur de voler aux frontières,
7
Jemappes a confirmé qu’il n’est point de remparts
Qui ne soient emportés par ces jeunes Césars :
Ils ne consultent pas la force ni l’adresse,
L’honneur est l’aiguillon qui les pousse sans cesse ;
375 Ils savent tout braver, et le froid et la faim ;
Chacun marche au combat entonnant ce refrain,
Cher à tous les Français, cet hymne à la Patrie,
Et lui donne en chantant et son sang et sa vie.
Sentez donc tout le prix des droits du citoyen :
380 Pour être libre, moi, je donnerais mon bien.

MODÉRANTIN.

Et si l’on me prend tout, n’est-ce pas même chose ?
Mon ami, savez-vous à combien l’on m’impose ?

DUVAL PÈRE.

À quatre mille francs ?

MODÉRANTIN.

Je ne me plaindrais pas.
On m’en demande cinq, je suis dans l’embarras.

DUVAL PÈRE, avec ironie.

385 Mais en déduction il faudrait vous inscrire.

MODÉRANTIN.

Est-ce au département ? Il n’en fera que rire.
Quatre mille avant moi n’en ont rien obtenu ;
L’on connaît de chacun, mon cher, le revenu ;
Changeant sa voix.
On dira : « Citoyen, votre plainte importune,
390 Et l’on vous a taxé selon votre fortune.
Vous avez en bien-fonds, six maisons à Paris,
Cent arpents cultivés auprès de Montargis
Marais dans les faubourgs, une terre superbe,
Et vous ne mangez pas tout votre blé en herbe.
395 On sait que vous avez des billets au porteur »,
Et c’est la vérité, ma parole d’honneur.

DUVAL PÈRE.

Ne vous plaignez donc pas, afin qu’on vous estime,
Et ne décriez plus notre nouveau régime.
Pour la dernière fois je viens vous avertir ;
400 Et même, si chez vous l’on me voit revenir,
C’est que je veux unir mon fils avec Julie :
Car un Républicain doit fuir la compagnie
De ces êtres glacés, égoïstes rampants,
Qu’on voyait s’enrichir sous le joug des tyrans ;
405 On devrait éviter les gens de cette espèce,
Les vouer au mépris ainsi que leur richesse,
Et n’admettre jamais dans la société
Que les amis du Peuple et de la Liberté.

MODÉRANTIN.

Vous parlez maintenant une langue étrangère,
410 On fréquente toujours ceux qui font bonne chère ;
Sur ce chapitre-là vos cris sont superflus,
Nous sommes trop gourmands pour avoir ces vertus.

DUVAL PÈRE.

Vous devriez rougir de tenir ce langage.
Je me rendrais coupable en restant davantage
415 Mais prenez garde à vous.
Il veut sortir.

MODÉRANTIN, l’arrêtant.

Vous me faites frémir.
Ah ! Si pour m’arrêter quelqu’un allait venir,
Vous parleriez pour moi, je suis bon patriote ;
Mais de vos enragés je n’ai pas la marotte.
Allons, mon cher Duval, prête-moi ton appui ;
420 Je ferai le bonheur de ton fils aujourd’hui,
Ma nièce lui plaît fort, je lui donne Julie ;
Mais à la Section il faudra qu’il m’appuie,
Et je consentirai...

SCÈNE X. Les précédents, Julie. §

JULIE, qui a entendu les quatre derniers vers.

Non, ne l’espérez pas :
Il ne peut à ce prix vous tirer d’embarras.
425 J’aime trop votre fils, et c’est le compromettre,
De vous justifier il ne peut se permettre ;
Il aime son pays, chérit l’Égalité,
Il a versé son sang pour notre Liberté :
Vous vous vantez toujours d’avoir fait le contraire :
430 Vous insultez aux pleurs que je donne à mon père,
Et Duval ne saurait, sans mentir à son coeœur,
Du faux patriotisme être le protecteur.

MODÉRANTIN, furieux.

Vas donc me dénoncer avec de tels reproches ;
On n’est jamais trahi, dit-on, que par ses proches ;
435 Et l’on a bien raison.

DUVAL PÈRE.

Ne vous emportez pas,
Je vais voir si je puis vous tirer d’embarras.

MODÉRANTIN.

Parlez à votre fils, je l’ai mis en colère ;
Il est nouveau soldat révolutionnaire ;
Ces Messieurs font la chasse à tous les modérés ;
440 Je ne le serai plus désormais, vous verrez.
Je veux dès aujourd’hui réformer ma conduite.

DUVAL PÈRE, en sortant.

Je vais trouver mon fils.

MODÉRANTIN.

Mais revenez bien vite.

SCÈNE XI. Modérantin, Julie. §

MODÉRANTIN.

Et vous, loin d’adoucir ma peine et mon chagrin,
Qui venez me narguer avec un air hautain,
445 Apprenez que de moi dépend votre fortune,
Et que depuis longtemps vous m’êtes importune,
Et que votre civisme et vos beaux sentiments,
Ne m’en imposent pas ; que vos engagements
Qui jadis avaient eu l’aveu de votre père,
450 Ne pourront s’accomplir qu’en cherchant à me plaire.

JULIE.

Mon oncle, vous pouvez garder tout votre bien ;
En m’accordant Duval, je ne demande rien.

MODÉRANTIN.

En ce cas, vous l’aurez.

JULIE.

Malgré votre rudesse,
Je saurai vous chérir, vous respecter sans cesse ;
455 Mais pour flatter en vous des principes affreux,
Qui rendraient à jamais les Français malheureux,
Je ne puis m’y résoudre, et j’aurai votre estime,
Avec mépris.
Malgré tous vos regrets pour votre ancien régime.
Elle sort.

SCÈNE XII. §

MODÉRANTIN, seul.

Elle a du caractère, et j’en suis peu surpris ;
460 Mais je me garderai de suivre ses avis :
Je veux pour la punir, qu’elle ait son Patriote,
Elle aura des enfants qui seront Sans-culottes,
Et nous verrons comment, dans sa belle union,
Faisant la voix de femme.
Elle dira sans bien, vive la Nation !

SCÈNE XIII. Dufour, Modérantin, Manette. §

DUFOUR.

465 Vous sentez du bonnet, Monsieur, l’effet magique,
Et vous crierez bientôt vive la République !

MODÉRANTIN.

Que venez-vous chercher ? Cessez vos sots discours.

MANETTE.

Il ne changera pas, il bavarde toujours.

DUFOUR, à Modérantin.

Vos ordres pour souper.
À part.
Qu’elle est officieuse !
470 Elle ne changera pas, elle est toujours flatteuse.

MANETTE.

On mettra le couvert, Monsieur, dans le salon,
Du linge damassé, tous les vins en flacon ;
Vous indiquerez ceux qu’il faut mettre à la glace.

DUFOUR.

Laissez parler Monsieur, et finissez, de grâce.

MODÉRANTIN.

475 Avez-vous le menu ?

DUFOUR.

Vous l’avez oublié.

MODÉRANTIN.

Nous serons six, ce soir, et chacun est prié.
Vous direz au portier que pour aucune affaire,
On ne laisse monter de la soirée entière.

MANETTE.

Je m’en vais donner l’ordre, et vienne qui voudra ;
480 Hors ceux qui sont priés, personne n’entrera.

DUFOUR.

J’ai déjà prévenu, n’en prenez pas la peine.

MODÉRANTIN, à Manette.

Mettez votre couvert, ce soir, en porcelaine.

MANETTE.

Vous serez satisfait, et j’y vais de ce pas.
Elle sort.

SCÈNE XIV. Dufour, Modérantin. §

DUFOUR.

Je suis prêt : dictez-moi, Monsieur, votre repas.

MODÉRANTIN.

485 Cette carpe du Rhin, un buisson d’écrevisses,
Mon pâté, mon turbot ; j’oubliais mes délices ;
Quatre entremets choisis : prenez-les chez Meau ;
La truite saumonnée, une longe de veau.

DUFOUR.

Vos perdreaux ?

MODÉRANTIN.

En salmis, un autre de bécasses ;
490 Dites chez Veloni qu’on apporte des glaces.

DUFOUR.

On peut, après cela, se passer de dessert.

MODÉRANTIN.

Trois ananas bien mûrs, choisis chez Wouesmert.

DUFOUR.

Pour un tas de fripons faire autant de dépense !

MODÉRANTIN.

Montez du marasquin, du vin en abondance.

DUFOUR.

495 En boirez-vous, Messieurs, comme ces jours derniers ?
Ma foi, vous étiez tous comme des templiers.

SCÈNE XV. Les précédents, Deux Commissaires de section. §

MODÉRANTIN.

Que veulent ces Messieurs ?

DUFOUR.

Ce sont des Commissaires
De notre Section.

MODÉRANTIN, à Dufour, bas et effrayé.

Allez à mes affaires.
Bas.
Allez dire à Duval qu’il vienne dans l’instant,
500 Que j’ai besoin de lui : courez-y promptement.
Aux Commissaires.
Puis-je savoir, Messieurs, pourquoi votre présence ?

LE PREMIER COMMISSAIRE.

Le Comité, Monsieur...

MODÉRANTIN, troublé.

Lequel ?

LE PREMIER COMMISSAIRE.

De bienfaisance
Nous députe vers vous.

LE SECOND COMMISSAIRE.

Comme un bon Citoyen,
L’on a compté sur vous.

MODÉRANTIN, se remettant.

Moi, je n’ai plus de bien,
505 Ce qui m’en reste, hélas ! n’est plus qu’une vétille,
Et je n’ai pas de quoi soutenir ma famille ;
Je me prive de tout, j’ai mis carrosse à bas.
Demandez au portier, je ne fais qu’un repas ;
J’ai donné, tant donné, que je suis à la gêne,
510 Et je suis bien fâché, Messieurs, de votre peine.

LE PREMIER COMMISSAIRE.

Nous avons, Citoyen, rempli notre devoir.

LE SECOND COMMISSAIRE.

Dans un autre moment nous reviendrons vous voir.

MODÉRANTIN.

Non ! Ne revenez pas, ce soin serait frivole.
8
Je ne puis de longtemps vous donner une obole.

LE PREMIER COMMISSAIRE, piqué.

515 On nous avait trompé, Monsieur ; et je vois bien
Que vous serez toujours un pauvre citoyen.

MODÉRANTIN, tirant son porte-feuille.

Je puis faire un effort pour sauver la Patrie,
Prenez ces deux corsets, c’est mon économie,
Le bon temps reviendra...

LE SECOND COMMISSAIRE.

De quel temps parlez-vous ?...

SCÈNE XVI. Les précédents, Fablenville. §

FABLENVILLE.

520 J’Arrive le premier, mon cher, au rendez-vous.
Chez toi, l’on fait toujours chère très délicate ;
Tu le nourris toujours comme un aristocrate.

MODÉRANTIN, bas à Fablenville.

Taisez-vous, pour raison.
Aux Commissaires.
Ces Messieurs vont sortir.

FABLENVILLE.

L’abbé ne viendra pas : on vient de m’avertir
525 Qu’on l’a fait arrêter.

MODÉRANTIN, bas.

Que le diable l’emporte !

FABLENVILLE.

Nous le ferons sortir, mais par la belle porte.

MODÉRANTIN, à Fablenville.

Tu me perds, mon ami ; je suis désespéré.

FABLENVILLE.

Toi, tu trembles toujours, tu n’es qu’un modéré,
Et dans un tour de main, c’est une chose unique,
530 On lui ferait crier vive la République.
Aux Commissaires.
Soupez-vous avec nous ?

MODÉRANTIN.

Pourquoi les retenir ?
Ces Messieurs sont pressés.

LE PREMIER COMMISSAIRE, ironiquement.

Pour vous faire plaisir,
Nous pourrons augmenter la bonne compagnie
Que l’on trouve chez vous.

MODÉRANTIN.

C’est par plaisanterie...

FABLENVILLE.

535 Je ne plaisante pas. C’est chez toi, mon enfant,
Où l’on peut, tu le sais, parler ouvertement ;
Tout changera bientôt, et nos gens en campagne
Mettront à la raison messieurs de la Montagne.
Ici Modérantin montre le plus grand trouble, et se dépite.
Demain nous partirons pour aller à Passy.

LE PREMIER COMMISSAIRE, au SECOND Commissaire.

540 Allez vite avertir : pour moi je reste ici.
Le premier Commissaire sort.

SCÉNE XVII. Manette accourant, Modérantin, Fablenville, Le Premier Commissaire. §

MANETTE.

Dufour vient au portier de donner un contre-ordre ;
Il laisse entrer, sortir, il n’en veut point démordre ;
Duval fils est resté, Monsieur, dans la maison,
Chez votre nièce enfin : trouvez-vous cela bon ?

FABLENVILLE.

545 Tu reçois un Soldat révolutionnaire ?

MODÉRANTIN, avec fermeté.

C’est mon neveu futur, je n’en fais pas mystère.

LE PREMIER COMMISSAIRE.

Le Citoyen Duval ?

MODÉRANTIN, se pavanant.

Je l’avais invité.

LE PREMIER COMMISSAIRE.

Serait de vos amis ?...

MODÉRANTIN, avec chaleur.

Et j’en fais vanité !
À Fablenville.
Vous tairez-vous enfin ? Sentez-vous l’importance...

FABLENVILLE.

550 Vas-tu me dénoncer ?

MANETTE.

Ayez de la prudence.

FABLENVILLE.

Oh ! Devant les Duval je ne dirai plus mot ;
Sois tranquille à présent ; je ne suis pas si sot.
Aux Commissaires.
Ce Duval n’est pas sûr, usons de politique,
Et devant lui surtout, vantons la République.

MODÉRANTIN, à Fablenville, sévèrement.

555 Monsieur, je suis surpris que vous osiez chez moi
Tenir de tels discours.

MANETTE.

Paix donc.

SCÉNE XVIII. Les précédents, Le Second Commissaire, Le Juge de Pais, Duval père, Duval fils, Julie, Dufour, Gardes nationales. §

LE JUGE.

De par la Loi.

FABLENVILLE à Modérantin, qui tout troublé ne l’écoute plus.

Quoi ! Vous m’avez trahi.

MODÉRANTIN.

Ah ! La cruelle affaire !
À Duval.
Cher Duval, vous savez... Citoyen Commissaire.
Lui prenant la main.
Citoyen Commissaire,
Vous connaissez Duval, Patriote excellent...

LE PREMIER COMMISSAIRE.

560 Je doute que de vous il puisse en dire autant.

DUVAL PÈRE.

Vous m’aviez bien promis de changer de conduite,
Eh bien, de vos travers voyez quelle est la suite ;
Fablenville chez vous, c’est vous rendre suspect.

MODÉRANTIN.

J’eus toujours pour la Loi le plus profond respect.

DUFOUR.

565 Ceux qui sont au salon sont de la compagnie.
Montrant Fablenville.
Monsieur en est le chef.

MANETTE.

Il est fou, je parie.

FABLENVILLE.

Y pensez-vous, Dufour ?

DUFOUR.

Je dis la vérité.

LE JUGE DE PAIX.

Conduisez ces Messieurs à notre Comité.
Ici on emmène Fablenville.
À Modérantin.
Pour le salut public, il faut qu’on vous arrête.
À Duval père.
570 Quelques jours de prison, lui remettront la tête.
Pendant ce temps l’on pose les scellés.

DUVAL PÈRE.

Il n’est d’aucun complot, il n’était qu’égaré.

MODÉRANTIN, d’un ton pleureur.

Oui, j’ai tort, j’en conviens ; j’étais trop modéré.

DUVAL FILS, au Juge de Paix.

Lui-même en fait l’aveu : son repentir sincère...

JULIE, à Duval fils.

Ah ! N’oubliez jamais qu’il m’a servi de père.

MODÉRANTIN, revenant à lui.

575 J’en serai digne un jour : venez, Républicain,
Mon frère, avant sa mort, vous a promis sa main,
Et je confirme ici sa volonté dernière.
Si je n’étais goutteux, j’irais à la frontière ;
Je veux me corriger, je suis de bonne-foi.
À Manette.
580 Sortez de ma maison...
À Dufour.
Dufour, reste avec moi.

DUVAL PÈRE, à Modérantin.

Je vous l’avais prédit, votre modérantisme
A causé bien des maux.

MODÉRANTIN.

Je veux par mon civisme,
Quand je serai sorti, faire tout oublier.
Et servir de modèle à tout notre quartier.

LE JUGE DE PAIX à Modérantin.

585 Les scellés sont posés.

LE PREMIER COMMISSAIRE.

Dufour a la consigne,
Il est bon citoyen.

MODÉRANTIN, au Juge de Paix.

Allons, je me résigne.

DUVAL PÈRE.

Dans ces bons sentiments soyez donc affermi ;
L’honnête homme n’est point Patriote à demi.
Il est un vrai principe en saine politique :
590 Sans la sévérité, l’on perd la République.

MODÉRANTIN.

Vous avez bien raison. Dufour, et mon repas ?

DUFOUR.

Nous allons le manger : allez vous mettre au pas.