LE SOMNAMBULE
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE.

M. DCC. LXXVI.

Par M. DE PONT DE VEYLE.

À PARIS, Chez DELALAIN, rue et à côté de la Comédie Française.

PERSONNAGES §

  • LE BARON.
  • LA COMTESSE.
  • ROSALIE, fille de la Comtesse.
  • VALÈRE, neveu du Baron, Amant de Rosalie.
  • DORANTE.
  • THIBAUT, jardinier du Baron.
  • FRONTIN, valet de Dorante, et neveu de Thibaut.
  • UN MAÎTRE D’HÔTEL.
La Scène est dans une Maison de Compagne du Baron.

SCÈNE PREMIÈRE. Valère, Thibaut. §

VALÈRE.

Thibaut, St, St.

THIBAUT.

Monsieur !

VALÈRE.

Viens donc vite; je n’ai peut-être qu’un moment à te parler. J’ai trouvé le secret d’échapper à mon oncle.

THIBAUT.

Ca n’est morgué pas maladroit. Il veut que vous soyez toujours, comme son ombre, après li.

VALÈRE.

As-tu rendu mon billet à Rosalie ?

THIBAUT.

Vous allez entendre comme je m’y sommes pris.

VALÈRE.

Et qu’importe comment ? Dis seulement ce qui en est.

THIBAUT.

Monsieur le Baron est notre Maître ; vous êtes son neveu. Il vous laira son Châtiau, à condition d’achever ses plans. Je sis son Jardinier: je deviendrai le vôtre ; il est juste que je vous servions d’avance.

VALÈRE, gaiement.

Mon cher Thibaut!

THIBAUT.

Savez-vous ? Morguienne, je tromperais mon père pour vous.

VALÈRE.

Ah ! Sans doute, tu auras fait des merveilles ?

THIBAUT.

Mademoiselle Rosalie est entrée ce matin dans le Jardin avec sa mère, comme vous savez.

VALÈRE.

Oui, je le sais.

THIBAUT.

J’avons été pardevant elles ; je leur avons ôté mon chapiau, croyant qu’alles me diraient : "Bonjour, Thibaut". C’était le jeu, m’est avis ; et j’aurais pris ma belle, pour...

VALÈRE.

Au fait, mon cher Thibaut !

THIBAUT.

Alles n’avont pas desserré les dents.

VALÈRE.

Tu n’as donc pas donné mon billet ?

THIBAUT.

1

Comme vous êtes vif ! Alles se sont arrêtées dans le boulingrin.

VALÈRE.

Oui, je les ai aperçues de loin.

THIBAUT.

Me v’là, moi, à aller travailler pardevant elles. Je chantions; je les regardions ; mon ratiau par ici, mon ratiau par-ilà.

VALÈRE.

Eh ! Laisse-là tes circonstances.

THIBAUT.

Alles ne m’avont pas tant seulement regardé. Quand j’ai vu ça, je me sis avisé d’un bon tour. J’ai dit à la fille que je savais où il y avait un nid de fauvettes. Ces petits ménages-là faisont quelquefois penser à de plus grands ; les jeunes filles les aimont d’ordinaire.

VALÈRE.

Eh bien ?

THIBAUT.

Eh bien ! Quand j’avons vu que le mère le voulait voir itou, je ne l’avons jamais pu trouver.

VALÈRE.

Finis donc. Que t’a t elle dit, quand tu lui as donné mon billet ?

THIBAUT.

Rian; car le v’là.

VALÈRE.

Comment ? Toi qui as tant d’esprit, il ne t’a pas été possible...

THIBAUT.

Quand j’en aurions quatre fois d’avantage, comment pourrions-je aborder une fille qui ne sait pas que je lui voulons quelque chose, pendant qu’alle est avec une mère qui sait bian que je ne li devons rian vouloir.

VALÈRE.

Juste Ciel !

THIBAUT.

Et pis alles ne m’avont pas donné le temps ; alles sont montées dans le carrosse pour aller chez cette Comtesse où alles vont dîner. Faut bien attendre qu’elles reviennent.

VALÈRE.

Mais, en attendant, Dorante, qui vient de Bordeaux pour épouser Rosalie, arrivera peut-être demain.

THIBAUT.

Faut être raisonnable. Par bonheur pour vous que votre oncle prête son Châtiau aux Accordés, afin qu’ils se regardiont avant la noce. Et si ce Dorante avait été tout droit à Paris, vous n’en auriez morgué rien su.

VALÈRE.

J’en aurais peut-être été moins malheureux : mais tout s’arrange pour rendre mon infortune complète ! Depuis deux ans mon oncle me tient éloigné du monde dans ce triste Château.

THIBAUT.

Oui, comme s’il voulait vous faire hermite.

VALÈRE.

Qu’avais-je à faire de le suivre à Paris, l’hiver passé, chez sa mère ; le jour même qu’elle fait sortir Rosalie du couvent ?

THIBAUT.

C’est bien traître !

VALÈRE.

Pouvais-je la voir sans l’aimer ? Dis, mon cher Thibaut.

THIBAUT.

Ca n’est pas bien aisé, d’accord.

VALÈRE.

J’ai nourri pendant deux mois, auprès d’elle, une flamme qu’une timidité invincible ne m’a jamais permis de lui découvrir.

THIBAUT.

Stapendant, on ne bat pas les gens pour ça.

VALÈRE.

Je reviens ici avec mon oncle, désespéré de quitter Rosalie, mais flatté de la mériter un jour ; et lorsque je m’y attends le moins, je la vois arriver avec sa mère. Juge de ma douleur, quand j’apprends que son mariage est arrêté avec Dorante et que je vais en être le témoin.

THIBAUT.

Il fallait parler plutôt.

VALÈRE.

Il fallait plaire à Rosalie.

THIBAUT.

Vous lui plaisez peut-être : j’en ai opinion, moi qui vous parle.

VALÈRE.

Et sur quoi ? Dis donc.

THIBAUT.

Sur quoi ! Tatigué, j’ons observé. Alle ne vous regarde jamais quand alle vous voit ; et pis, drès que vous vous en allez, alle tourne sa tête ; alle vous suit de l’oeil, tant et si loin, qu’alle vous regarde encore, morguenne, quand alle ne vous voit plus.

VALÈRE.

Il est vrai que cet hiver j’a cru voir quelquefois que mes soins ne lui déplaisaient pas ; que même elle me devinait.

THIBAUT.

Et vous, vous ne disiez rian ! Tout franc vous êtes trop timide, trop craintif, trop nigaud, sauf votre respect. Morgué, notre jeune Maître, croyez-moi; prenez tant seulement de la hardiesse.

VALÈRE.

À quoi me servirait-elle ? Je n’ai plus de ressource. Mais tu as raison : je veux parler à Rosalie, avant que de la perdre pour jamais. Puisqu’elle doit voir mon désespoir, je ne veux pas au moins qu’elle en ignore la cause. Je suis enfin résolu... Qu’entends-je !

THIBAUT.

Où diable courez-vous donc ?

VALÈRE.

On vient : et je ne veux pas qu’on nous voye causer ensemble. On soupçonnerait, à me voir, que j’ai parlé de Rosalie, on devinerait que je l’aime.

SCÈNE II. §

THIBAUT, seul.

Par la sambille, voilà un amoureux bian résolu !

SCÈNE III. Frontin, Thibaut. §

FRONTIN.

N’y a-t-il ici personne ? Haie, l’ami ! Où diable se tient... Ah ! Hè, ventrebleu ! C’est mon oncle.

THIBAUT.

Hé ! Palsangué, oui... C’est toi, mon neveu Charlot ! Embrasse moi, mon enfant.

FRONTIN.

Parbleu, c’est de tout mon coeur, mon oncle !

THIBAUT.

Morgué ; je sommes ravis que tu sois venu nous voir... Depuis quatre ans...

FRONTIN.

Ma foi, mon oncle, je suis charmé de vous rencontrer; mais ce n’était pas vous que je cherchais : je ne savais plus où vous étiez.

THIBAUT.

Et qui cherchais-tu donc ?

FRONTIN.

Monsieur le Baron.

THIBAUT.

Et que li veux-tu ? Qu’as-tu fait depis que je ne t’avons vu ? Comment te portes-tu, mon pauvre Charlot ? Es-tu riche ? As-tu fait forteune ? Es-tu marié ? Es-tu...

FRONTIN.

2

Eh ! Mais, mais... Mon oncle, un peu de patience. Comme vous allez dru sur les questions ! Vous m’essoufflez.

THIBAUT.

Dame, vois-tu ; quand il y a longtemps qu’on ne s’est vu, on a tant de choses à se demander !...

FRONTIN.

Donnez moi le temps de vous répondre. Premièrement, plus de Charlot, s’il vous plaît. J’ai pris un nom de guerre ; je m’appelle Frontin. Je suis garçon ; je n’ai pas le sou ; j’étrangle de soif ; je suis las comme un chien ; je...

THIBAUT.

Parguenne, tu réponds encore plus vite que je ne t’interroge. Que fais-tu à present ?

FRONTIN.

Je sers Monsieur Dorante, qui, par reconnoissance, m’habille comme vous voyez.

THIBAUT.

Ah ! Je sais ce qui t’amène à présent. N’as-tu pas de honte de t’être fait Laquais, étant fils, petit-fils, frère et neveu de Jardinier ?

FRONTIN.

Que voulez-vous, mon oncle ? Je n’ai point d’ambition.

THIBAUT.

Morgué, c’est que t’es un fainiant : je te l’avons toujours bian dit.

FRONTIN.

Fainéant ! Ce n’est pas, ma foi, au métier que je fais. Il m’occupe jour et nuit. Aussi, j’en suis diablement las.

THIBAUT.

T’en es las ? Eh bian ! Prends l’occasion aux cheveux ; demeure avec moi. Je sis Jardinier dans ce châtiau. Ce Monsieur le Baron est une fortune pour tous les ouvriers. Il plante, pis déplante; il arrache; il défriche; il élève; il abbat; en un mot, bien ou mal, il fait toujours travailler. L’argent roule.

Touchant son gousset.

Vois-tu comme ça sonne ?

FRONTIN.

Fort bien, mon oncle. Mais, quand il culbuterait encore plus toute sa terre, que m’importe à moi.

THIBAUT.

Ce que ça te fait ? Je sis veuf, je t’apprendrai le reste de ton métier. Et pis, quand je serons morts, je te lairons ma place ; tout le plus tard que je pourrons, s’entend.

FRONTIN.

Nous verrons tout cela. Menez-moi toujours à Monsieur.

THIBAUT.

Tu feras mieux de l’attendre dans cette salle. Il y vient cent fois par jour. Ne t’embarrasse de rian, te dis-je. Revenons à nos moutons. T’es dégoûté de ta condition ?

FRONTIN.

Oui, ma foi.

THIBAUT.

Et pourquoi ? Ton Maître est-il hargneux, avare, ivrogne ?

FRONTIN.

Non. C’est un des plus riches Banquiers de Bordeaux ; joyeux, libéral, bon diable enfin ; mais...

THIBAUT.

Achève.

FRONTIN.

Il faut être toujours après lui; il faut être à lui la nuit tout comme le jour.

THIBAUT.

Ça est naturel. M’est avis que je sis jardinier, moi, la nuit tout comme le jour.

FRONTIN.

Sans doute. Mais vous ne travaillez pas la nuit ; vous dormez, vous.

THIBAUT.

Parguenne, oui. C’est la besogne que je faisons le mieux.

FRONTIN.

Dans ma chienne de condition, je n’en puis faire autant ; aussi je donne souvent mon Maître à tous les diables.

THIBAUT.

Comment donc ça ? Dis-moi un peu.

FRONTIN.

Ma foi, je n’ose.

THIBAUT.

Comment ! Morgué ! Tu seras craintif aussi ? Ça te convient bien à toi ! Comment ! Moi, ton oncle, qui n’avons point d’autre héritier que toi, tu sauras quelque secret, et je ne le saurons pas ? Morgué...

FRONTIN.

Voilà qui est bel et bon ; vous accommodez tout cela comme il vous plaît. Mon Maître me pardonnera-t-il de dire une chose, dont le secret est d’une importance ?...

THIBAUT.

Et qui le dira ? Dis. Ce sera donc toi ? Car, pour moi...

FRONTIN.

En vérité, mon oncle...

THIBAUT.

Bon ! Bon ! Tu vas le quitter. Et pis je te promets, ma foi, de n’en sonner mot.

FRONTIN.

Vous me promettez... Là, de bonne foi...

THIBAUT.

Que de raisons ! Veux tu parler?

FRONTIN.

Eh bien ! Je vous dirai qu’il est somnambule.

THIBAUT.

Comment dis-tu ça?

FRONTIN.

Somnambule.

THIBAUT.

Son.. son.. nanbule ! Que Diable est ça ? Est-ce une charge, un emploi ?

FRONTIN.

Bon ! Une Charge ! Voyez-vous, mon oncle ? Il y aurait de quoi rompre son mariage, si cela venait à se découvrir.

THIBAUT.

J’entends, j’entends. Sonanbule—c’est qu’i ne pouvont se marier; qu’il est... là...

FRONTIN.

Êtes-vous fou, mon oncle ?

THIBAUT.

Oh ! Dis donc vîte. Son—Sonanbule. Je n’avons jamais entendu parler de ça.

FRONTIN.

C’est un défaut naturel, une façon de maladie...

THIBAUT.

Ah ! Il est malade!

FRONTIN.

Non, point du tout ; il se porte à merveille.

THIBAUT.

Je n’entends plus.

FRONTIN.

Il se lève la nuit ; il marche; il parle.

THIBAUT.

Ah ! Je vois ce que c’est ; il ne saurait dormir.

FRONTIN.

Point du tout. Il dort trop bien, au contraire.

THIBAUT.

Oh ! Parguenne, accommode-toi donc. S’il dort, il n’est point éveillé.

FRONTIN.

Écoutez-moi, si vous voulez. Je vous dis qu’il marche, qu’il parle, qu’il a même les yeux ouverts, et que cependant il dort toujours.

THIBAUT.

Oui, ça se peut, si le Diable s’en mêle. Si j’en faisions autant, je nous casserions le cou. Acoute, mon neveu, ça n’est morgué pas bien de se moquer de son oncle.

FRONTIN.

Je me donne au Diable, mon oncle, je ne me moque point.

THIBAUT.

Comment ! Morgué ! Tu veux me persuader que ton Maître dort tout de bout. À d’autres !

FRONTIN.

J’y ai été pris, moi qui vous parle. Il m’a plus d’une fois, tout en dormant, donné des commissions que je faisais de bonne foi, dont il me remerciait le lendemain à coups de bâton.

THIBAUT.

Vas, ton Maître est un fou, et toi aussi. Paix chut, voici notre vieux Maître.

SCÈNE IV. Frontin, Valère, Le Baron, Thibaut. §

LE BARON, avec des bas de peau dont le roulis est fort grand, ayant à la main un de ces grands bâtons de campagne.

Il faut se lever plus matin, Valère ; oui, beaucoup plus matin.

VALÈRE.

Mais, mon oncle, j’étais à cinq heures aux ouvriers, vous l’avez vu vous-même.

LE BARON.

Il est vrai: mais j’y étais encore avant toi. On fait tous plus tard à présent ; tout se retarde. Oh ! De mon temps, on se levait plus matin.

VALÈRE.

3

Il m’eût été facile de paraître plutôt ; et quoique je n’aye pas fermé l’oeil, demain vous serez content de ma diligence.

LE BARON.

Nous verrons. Il faut achever cette année, la terrasse neuve. Et si nous ne profitons pas de la belle saison...

Voyant Frontin.

Quel est cet homme, Thibaut ?

THIBAUT.

C’est mon neveu, Monsieur.

LE BARON.

A-t-il un métier ? Cherche-t-il-de l’ouvrage?

FRONTIN.

Non, Monsieur. Je précède mon Maître de quelques moments : il me fuit.

LE BARON.

Qui, ton Maître ?

FRONTIN.

Monsieur Dorante.

VALÈRE, à part.

Ah ! Ciel !

FRONTIN.

Nous avons fait une diligence extrême. Depuis trois jourS nous n’avons ni dormi, ni reposé, pour arriver plutôt.

LE BARON.

Il aura le temps de se délasser ici. Allons, Valère ; je veux qu’il trouve mon jardin propre et bien tenu. Toi, Thibaut, vas promptement faire aller la petite cascade du potager.

THIBAUT.

La cascade du potager, Monsieur ? Vous savez bian qu’il n’y a pas une goutte d’iau ; et morgué la source n’est pas encore trouvée.

LE BARON.

Te tairas-tu, Bourreau ? Comme nous fîmes la dernière fois, vas t’en faire tirer de l’eau au grand puits ; remplis le réservoir. Tu n’as pas plus d’intelligence : tu ne te soucies non plus de l’honneur d’une maison...

FRONTIN.

En vérité, Monsieur, vous ferez de la piene à mon Maître. Traitez-le sans façon. Croyez-moi, laissez vos jets d’eau à sec.

LE BARON, à Frontin.

C’est une bagatelle. J’ai toujours fait les bassins, et les cascades, et je n’ai plus que les sources à trouver. Ne dis point à ton maître ce que tu viens d’entendre.

FRONTIN.

Non, Monsieur, je n’ai garde.

LE BARON.

Vas donc, Thibaut.

Thibaut s’en va.

SCÈNE V. Frontin, Le Baron, Dorante, Valère. §

FRONTIN, au Baron.

Monsieur, voici mon Maître.

LE BARON.

Eh ! Bonjour donc, Dorante ! Soyez le bien arrivé! Je ne vous attendais que demain.

DORANTE, au Baron.

Je n’a pu résister à l’impatience de voir Rosalie, et à celle de vous rendre grâce d’une union qui va faire mon bonheur.

LE BARON.

Vous êtes en bonne santé ? Voilà le principal.

DORANTE.

J’avouerai que je suis fatigué. J’ai couru jour et nuit.

LE BARON.

Ce n’est rien. Vous êtes en bonne maison ; on aura soin de vous.

DORANTE, montrant Valère.

Ne serait-ce pas là Monsieur votre neveu ?

LE BARON.

Lui-même.

DORANTE.

Je l’ai vu si jeune, que j’ai des droits sur son amitié.

VALÈRE, à Dorante.

Monsieur... je voudrais... pouvoir...

LE BARON.

Il fera ce qu’il doit pour mériter la vôtre. Allons, Dorante, venez faire un tour de promenade. Vous prendrez d’abord une idée générale du terrain. Cela vous fera plaisir.

DORANTE.

Ne serait-il pas plus convenable que vous me fissiez l’honneur de me présenter à Madame ?

LE BARON.

Dites plutôt à Rosalie.

DORANTE.

Je ne la connais que sur son portrait. Sa figure prévient ; et vous ne pouvez qu’approuver le juste empressement que j’ai d’en juger par moi-même, quoique, dans cet équipage, je ne sois pas trop en état de paraître devant elle.

LE BARON.

Tout ce qui a l’air d’empressement plaît au beau sexe. Mais nous avons du temps. Elle est allée avec sa mère dîner à une demi-lieue d’ici. Elles ne reviendront que sur le soir.

DORANTE.

Ces Dames ne sont point ici ? En ce cas, permettez-moi de profiter de la circonstance. Trouvez bon que j’aille me reposer. L’envie de leur faire ma cour m’aurait donné des forces ; mais je me trouve si fatigué...

LE BARON.

Bon ! À votre âge, j’aurais fait cent cabrioles après la plus grand course.

DORANTE.

Je voudrais pouvoir vous ressembler : mais je sens que quelques heures de repos me sont absolument nécessaires.

LE BARON.

Eh bien ! Je vais faire servir le dîner.

DORANTE.

Il m’est inutile, je vous assure.

LE BARON.

Du moins, nous allons, mon Neveu et moi, vous montrer la Maison. Vous verrez le parti que j’ai tiré de tout ceci, et surtout de mes greniers.

VALÈRE.

Mon Oncle, Monsieur est fatigué.

LE BARON.

Venez ; cela sera bientôt fait. Vous choisirez votre appartement.

DORANTE.

Tout m’est égal.

LE BARON.

Voulez-vous celui-ci ?

DORANTE.

Celui-ci, soit.

LE BARON.

Il est commode. Cette salle lui sert d’anti-chambre ; j’y passe à tous moments. Je pourrai vous parler, vous consulter...

DORANTE.

Demain je suis à vos ordres. Vous disposerez de moi à toutes les heures du jour.

LE BARON.

Au reste, vous allez être couché comme on n’est point à dix lieues à la ronde. J’ai des lits...

DORANTE.

Je n’en doute nullement. Je vais en profiter, et de la liberté que vous me donnez. Suis moi, Frontin.

LE BARON.

J’agis sans façon. Je vous laisse.

SCÈNE VI. Le Baron, Valère. §

VALÈRE.

Croyez-vous, mon Oncle, que Dorante soit prévenu en faveur de Rosalie ?

LE BARON.

Mais, vraiment, il a témoigné assez d’impatience de la voir. À propos, j’oubliais de te dire...

VALÈRE.

Ce peut-être aussi par bienséance. Et il y a encore loin de la politesse à l’amour ; n’est-ce pas, mon Oncle ?

LE BARON.

Comme tu voudras. Il faut que tu...

VALÈRE.

Vous le croyez donc amoureux ?

LE BARON.

Il t’a dit lui même qu’il ne la connaît que par un portrait. Je disais donc...

VALÈRE.

Dorante a-t-il aussi envoyé le sien à Rosalie ?

LE BARON.

Ma foi, je n’en sais rien. Veux-tu que j’aille m’occuper de toutes ces balivernes-là. J’ai des affaires bien plus importantes. J’ai ma montagne dans la tête.

VALÈRE.

Mais, puisque vous vous êtes mêlé de ce mariage, vous n’en devez ignorer aucune circonstance. Vous leur prêtez votre maison ; et Rosalie aurait pu...

LE BARON.

Sans doute. Je suis bien aise qu’on la voye ; car elle est charmante.

VALÈRE.

Oh ! Oui, mon Oncle ; elle a des grâces, des yeux...

LE BARON.

Que veux-tu dire ? Es-tu fou ? Je te parle des charmes de ma maison, de mon Jardin, qui...

VALÈRE, rougissant.

Ah ! J’entends ; et vous avez raison. Je regardais tantôt, sur le Boulingrin, un des plus beaux objets...

LE BARON.

Mais, vraiment, je le crois. C’est un des plus beaux points de vue en France.

VALÈRE.

J’y remrquais une beauté que je n’y avais jamais vue : j’en admirais tous les charmes, et...

LE BARON.

Va, mon cher neveu, tu posséderas un jour tous ces charmes-là.

VALÈRE.

Je posséderais...

LE BARON.

Tu me ravis d’aise. Embrasse-moi, mon cher neveu, mon digne successeur. Tu peux compter que...

SCÈNE VII. Rosalie, La Comtesse, Le Baron, Valère. §

LE BARON.

Eh ! Quoi, Mesdames, déjà de retour ?

LA COMTESSE.

La Comtesse est malade : nous n’avons fait qu’une visite.

LE BARON.

Tant mieux : nous aurons le plaisir de dîner avec vous.

LA COMTESSE.

Comme il était encore de bonne heure, nous avons mis pied à terre à la grille, et nous sommes venues jusqu’ici en nous promenant.

LE BARON.

N’êtes vous point un peu fatiguée ?

LA COMTESSE.

Je ne me lasse pas aisément, Baron.

VALÈRE.

Et vous, Madamoiselle, n’auriez-vous pas besoin de repos ?

ROSALIE.

Me promener, me reposer, Monsieur, tout m’est assez indifférent.

VALÈRE.

Tout, Mademoiselle ?

ROSALIE.

Oui, Monsieur.

LA COMTESSE.

Prononcez donc, Mademoiselle. Vous dites cela si faiblement. Il faut dire: « Oui Monsieur.» Je voudrais bien voir que tout ne lui fût pas indifférent, tant que j’aurai l’autorité sur elle.

LE BARON.

Oh ! Vous ne garderez pas longtemps cette autorité. Dorante est arrivé.

LA COMTESSE, gaiement.

Il est arrivé ?

ROSALIE, tristement.

Il est arrivé ?

VALÈRE, languissamment.

Oui, arrivé.

LE BARON, brusquement, à Valère.

Oui, oui arrivé. Que diable veux-tu dire ? Est-ce que tu ne le sais pas, toi ?

VALÈRE.

Je ne dis pas le contraire, mon Oncle. Je confirme ce que vous dites.

LE BARON, à la Comtesse.

Il est charmant, agréable, vif, sage, et posé. Oh ! C’est un jeune homme forte aimable. Dis donc Valère !

VALÈRE.

Je ne l’ai vu qu’un moment, mon Oncle ; j’en jugerais mal. C’est Madamoiselle qui doit en décider.

LA COMTESSE, à Rosalie.

Eh ! Bien, qu’est-ce qu’on répond ? Mademoiselle répondez donc.

ROSALIE, à Valère.

Il peut-être amiable, Monsieur : mais il ne faudrait pas s’en rapporter à moi. Je ne puis plus en juger sans prévention.

LA COMTESSE.

Oui, parce que vous devez l’épouser, n’est-ce pas ? Mais cela ne s’entend point. Il faut dire : « Monsieur, le choix de mes parents me le fera paraître accompli. » Tout le monde dit que vous avez de l’esprit : pour moi, je ne vois point cela. Mais où est Dorante?

VALÈRE.

Madame, toutes affaires cestantes, ill est allé dormir.

LA COMTESSE.

Dormir, à l’heure qu’il est ?

LE BARON.

Il ne comptait vous voir que ce soir. Et, comme il a couru jour et nuit, il était, si las, si las...

LA COMTESSE.

Qui le pressait de courir si vite ? Pour quoi faire ? Pour se reposer ? Pour dormir ? Rien n’est si maussade. Il n’avait qu’à dormir hier, et n’arriver que demain. On ne l’attendait pas plutôt. Qu’en pensez-vous, ma fille?

ROSALIE.

Madame, je ne desire pas, de sa part, un empressement plus vif.

LA COMTESSE.

Par exemple, ou ne sait si c’est la modestie qui vous fait parler, ou si vous êtes piquèe.

ROSALIE.

Je vous jure, Madame, que je ne le suis point.

LA COMTESSE.

Mais, vraiment, il faut pourtant se sentir. Dormir tout en arrivant ! La Jeunesse d’à-present, Baron, n’a que le corps délicat. Ceci ne me prévient pas trop.

LE BARON.

Ah ! Il trouvera le secret de réparer sa faute !

LA COMTESSE.

Oui, demain vous le promenerez dès le point du jour, je gage ? Vous le ferez courir ? Et puis il faudra qu’il se repose.

LE BARON.

Bon ! Bon ! Est-ce ce qu’on se fatigue dans un jardin qu’on n’a jamais vu ?

LA COMTESSE.

Fort bien ! Quand le terrain en est aussi inégal. Je crois qu’il y a plus de vingt terrasses dans votre jardin.

LE BARON.

Comment donc ! C’est un magnificence...

LA COMTESSE.

Cependant vous n’avez guère de vue.

LE BARON.

Ah ! Sans la montagne, elle serait admirable. Il m’est facile de vous en convaincre. Hé, Thibaut.

SCÈNE IX. Rosalie, La Comtesse, Le Baron, Valère. §

LA COMTESSE.

Oui : mais la montagne ne changera pas de place.

LE BARON, confidemment.

Je ne dis mot ; mais elle sautera.

LA COMTESSE.

C’est une enterprise digne des plus anciens Romains.

LE BARON.

Patience. J’ai des neveux qui se marieront, laissez moi faire ; à la cinquième génération, je ne veux pas qu’il en reste trace ; vous verrez.

LA COMTESSE.

N’êtes vous pas honteuse, Mademoiselle de votre ignorance, et de ne pouvoir vous entretenir de tout, comme je fais ?

ROSALIE.

Je vous écoute, Madame, dans l’espérance de profiter.

LE BARON.

Moi, j’aime les objections : on a le plaisir d’y répondre. Voici Thibaut.

SCÈNE X. Rosalie, La Comtesse, Thibaut, Le Baron, Valère. §

LE BARON.

N’est-ce pas mon grand Plan.

THIBAUT.

Oui, Monsieur; c’est le beau ; c’est celui que je portons toujours, drès que vous avez du monde.

LE BARON.

Déroule, Thibaut, deroule, et tiens le plan élevé. Bon.

LA COMTESSE, au Baron.

Ah ! Je vous donnerai de bons conseils. Je n’ai cependant jamais parlé de ces choses-là : mais l’esprit est un bon meuble ; il sert à tout.

LE BARON.

Vous êtes charmante ! La belle Rosalie ne me dira t-elle rien.

LA COMTESSE.

Que voudriez-vous qu’elle y entendit ? Montrez, montrez-moi. Ne sont ce pas là des canaux, des pièces d’eau ? Cependant je ne crois pas en avoir vu chez vous.

LE BARON.

Vous vous amusez à des minuties, Madame. On en marque toujours dans les plans ; cela les embellit. Du reste, je trouverai sûrement de l’eau dans la montagne que vous savez.

THIBAUT.

Oui, je vivons dans l’esperance ; je détruisons douze arpens de veigne : que de vin perdu pour avoir de l’iau !

LA COMTESSE.

Voyons plus en détail.

LE BARON.

Suivez mon doigt.

VALÈRE, à Rosalie.

Vous ne vous approchez pas, Mademoiselle ?

ROSALIE, à Valère.

J’ai déjà fait l’aveu de mon ignorance ; je n’y entends rien.

VALÈRE, bas.

Et vous n’entendez pas non plus les soupirs de l’homme du monde le plus malheureux ?

ROSALIE, à part.

Hélas !

LA COMTESSE.

C’est donc là votre basse cour?

LE BARON.

Eh ! Non ; parbleu Madame ; c’est le potager.

LA COMTESSE.

Je crois qu’il vaut mieux mettre mes lunettes.

LE BARON.

Prenons-les ; vous m’y faites penser.

THIBAUT.

Tatigué, que vous allez voir clair !

VALÈRE, haut.

Pourquoi vous défier de vos lumières, Mademoiselle ? On pourrait vous expliquer...

ROSALIE, haut.

À quoi me servirait cette connaissance ?

VALÈRE, bas.

À mériter votre pitié.

LA COMTESSE.

Ceci est l’avenue ?

LE BARON.

Oui, celle que je vais fair planter incessamment.

LA COMTESSE.

Elle est bien courte !

LE BARON.

Courte ! Elle aura plus de trois lieues.

LA COMTESSE.

Bon ! Elle n’est pas plus longue que ma main.

LE BARON.

Comptez, comptez les arbres ; vous verrez.

LA COMTESSE.

Un, deux, trois, quatre, cinq.

VALÈRE, haut, regardant Rosalie.

Dorante perd beaucoup, quand il retarde le moment de voir tant de beautés.

LE BARON.

Je nE le comprends pas, je l’avoue. Mais, pour vous, Madame, vous allez le concevoir dans un moment : voici le terrain qu’occupe la montagne.

LA COMTESSE.

Je compte les arbres de l’avenue. Parlez, parlez toujours. Cent cinquante cinq, cent cinquante-six. Quand vous l’aurez abattue, ce sera donc une plaine ?

LE BARON.

Sans doute ; et une vue...

VALÈRE, à la Comtesse.

Admirable, Madame.

À Rosalie.

Et si vous daigniez, Mademoiselle, m’accorder un moment d’entretien, je vous ferais connaître la situation...

Bas.

D’un coeur que votre refus réduirait au désespoir.

LE BARON, à Rosalie.

Il connait la situation comme moi-même : c’est lui, Mademoiselle, qui a dressé le plan sur mes projets.

LA COMTESSE.

Je ne croyais pas Monsieur si savant. Instruisez-vous, ma fille. Je voudrais que Monsieur pût vous inspirer du goût.

VALÈRE.

Que je serais heureux, si j’en avais le talent !

LA COMTESSE.

Deux-cent-soixante et treize ! Voilà une très belle longueur, il faut en convenir. Baron, vous avez des idées... Mais des idées à perte de vue.

LE BARON.

Jaurai soixante avenues de cette taille-là.

VALÈRE, à Rosalie.

Vous concevez, Mademoiselle, l’effet que cela produira.

Bas.

En sortant de table...

Haut.

Rien ne sera si noble sans contredit.

Bas.

Ici même, dans cette salle...

Haut.

Cela demande de la patience, à la vérité.

Bas.

Si vous voulez m’écouter un moment, vous me sauverez la vie.

Haut

Mais convenez que c’est une belle entreprise.

ROSALIE.

Elle me paraît bien hardie.

LA COMTESSE.

Apprenez, Mademoiselle, que ce sont justement les difficultés qu’il est beau de vaincre.

LE BARON.

Oh ! C’est mon talent à moi. Par exemple, voyez-vous la grande terrasse ? Devinez combien elle aura de haut, quand elle sera faite.

LA COMTESSE.

Combien ? Eh ! Mais...

Montrant avec sa main.

Comme cela ?

LE BARON, riant.

Ah ! ah ! ah !... Que vous n’y êtes pas ! Elle aura cinquante-sept pieds huit pouces et demi ; n’est il pas vrai, Valère ?

VALÈRE.

Oui, mon oncle, cinquante-sept.

LA COMTESSE.

Cinquante-sept pouces et demi ! Cela est merveilleux ; mais c’est un précipice : je n’irai jamais, la tête me tournerait.

LE BARON.

Pour moi, je n’appréhende pas que la tête me tourne.

VALÈRE.

Vous rêvez, Mademoiselle ? Vous trouvez donc ce que l’on se propose trop téméraire, et vous n’y viendrez point ?

ROSALIE.

Il me semble que c’est s’exposer beacuoup ; et...

VALÈRE.

Dites naturellement ce que vous pensez.

ROSALIE.

À quoi cela menerait il ?

LA COMTESSE.

Cela vous menerait à savoir ce que je sais.

À Valère.

Allez, Monsieur, laissez là dans son ignorance ; elle ne mérite pas la peine que vous prenez. En vérité, Baron, je suis très contente de ce que j’ai vu, et j’y donne mon approbation. Mais, dites-moi, toutes ces terres sont-elles à vous ?

THIBAUT.

C’est là le Hic.

LE BARON.

Non, pas encore. Mais, supposez qu’on ne voulût pas me les vendre, il faudrait être de bien mauvaise humeur, pour refuser, sur ces terres, d’aussi beaux plans que ceux-ci. J’aperçois le Maître-d’Hôtel.

SCÈNE XI. Les Acteurs Précédents, Un Maître d’Hôtel. §

LE BARON, au Maître d’Hôtel.

Ces Dames sont servies ?

LE MAISTRE D’HOSTEL.

Oui, Monsieur.

LA COMTESSE.

Allons, Baron. Valère, donnez-moi la main.

LE BARON.

Belle Rosalie, donnez-moi la vôtre. Thibaut, je te recommande mon plan.

THIBAUT.

Allez, Monsieur ne vous boutez pas en peine.

SCÈNE XII. §

THIBAUT, seul.

Avec son parc ! Il est, morgué, bian fou. Oh ! Je ne nous y connaissons pas, ou cette jeunesse en revendra à cette vieilliesse. Notre jeune Maître s’est un tantinet enhardi ; il a glissé queuques paroles, et j’ai bian vu que la petite Demoiselle lui glissait aussi queuques réponses avec les yeux. Je voudrais stapendant l’avertir de ce que mon neveu Charlot m’a dit de son—son—son—soin ! Je ne savons plus comment ça se nomme. Il y entendra peut-être queuque chose ; car ils l’avont biaucoup fait étudier ; je l’attendrons ici en sortant de table. Mais, vela mon neveu ; faut que je le fasse encore dégoiser.

SCÈNE XIII. Frontin, Thibaut. §

FRONTIN.

Votre valet, mon oncle. Je vous trouve à propos.

THIBAUT.

Est-ce encore pour m’en bailler à garder comme tantôt ? Queuque sot !

FRONTIN.

Moi, je vous ai parlé franchement. Vous ne m’avez pas voulu croire ; ce n’est pas ma faute. C’est autre chose qui m’amène. Savez-vous que je ne veux point dormir à vide, comme mon maître ?

THIBAUT.

Tout-à-l’heure je allons te mener à la cuisine. Mais je voulons te demander trois ou quatre petites questions.

FRONTIN.

En vérité, mon oncle, vous êtes le premier questionneur du Royaume. Mais à quoi bon me questionner, moi ? Vous ne croyez pas mes réponses.

THIBAUT.

Ne t’embrasse pas, je croirai celles qui me conviendront.

FRONTIN.

Dépêchez donc ; il faut que je retourne promptement auprès de mon maître.

THIBAUT.

Quoi faire ? Ne dort-il pas?

FRONTIN.

Oui, il dort : et c’est justement à cause de cela.

THIBAUT.

Est-ce qu’il ne saurait dormir qu’on ne le garde ?

FRONTIN.

Non, c’est pour le réveiller, si ce que je vous ai dit lui arrive.

THIBAUT.

T’en es encore là-dessus. Morgué, je te défends de m’en parler davantage. Dis-moi tant seulement : ton maître est-il amoureux de sa prétendue ?

FRONTIN.

Amoureux ! Il ne l’est qu’en peinture?

THIBAUT.

J’ai, morgué, cru que tu m’allais dire encore qu’il ne l’était qu’en dormant ; je t’y attendais. Mais comment n’est-il amoureux qu’en peinture ?

FRONTIN.

C’est qu’il n’a vu que son portrait : il l’a trouvé charmant ; et, sur les récits qu’on lui en a faits, il suppose à sa prétendue autant de vertu que de beauté.

THIBAUT.

Il a morgué raison ; il suppose bian. Mais dis-moi...

FRONTIN.

Voilà un homme qui a résolu ma perte. Me questionner dans ma rage de faim et de soif !

THIBAUT.

Allons, vians à la cuisine ; je te questionnerai tout en buvant. Tu crois donc...

FRONTIN.

Je crois le diable. Mais ne voilà-t-il pas mon maître qui fait son maudit train ?

SCÈNE XIV. Frontin, Thibaut, Dorante. §

Dorante paraît en robe-de-chambre, avec une botte, une pantoufle, une perruque mal mise, un ceinturon, un fouet de poste à la main ; enfin dans le désordre, mais cependant ni meséant ni trop ridicule.

THIBAUT.

Tiens, voilà ton maître qui veut te parler.

FRONTIN.

Je suis, ma foi, bienheureux qu’il ait tourné par ici ; je le vais éveiller.

THIBAUT.

Attends, attends donc. Est-ce-là ? Oh ! Oh ! M’est avis qu’il rêve en effet, ton Maître.

FRONTIN.

Eh ! Oui. Parbleu, l’occasion est trop belle pour vous convaincre. Regardez seulement. Eh bien ?

DORANTE.

Allons donc... Allons donc... Un autre cheval... Te dépêcheras-tu ?

FRONTIN.

Entendez-vous ? Il croit être encore sur la route.

THIBAUT.

Il dort. Je commence à le croire. Son allure, son oeil, tout ça me semble partroublé.

DORANTE.

Il est tard... La nuit... Au Château... Rosalie...

THIBAUT.

Morgué, j’ai peur. Ca tiant de l’esprit, du revenant, m’est avis.

FRONTIN.

Ce qu’il y a de singulier, mon oncle, c’est que, tout en dormant, il dit quelquefois des chofes très raisonnables, très justes.

DORANTE.

Frontin !... Coquin !... Tu boiras ce soir... Ivrogne !... Paresseux !...

THIBAUT.

Tu as raison ; je crois qu’il dit la vérité.

FRONTIN.

Justement. Il parle du dernier maître de poste. Ce maraud-là nous fit attendre.

DORANTE.

Il donne des coups de fouet en l’air et attrape Thibaut.

Ah ! Les mauvais chevaux ! Ohé, ohé, ohé !

FRONTIN, riant.

Ah, ah, ah, ah !

THIBAUT.

Quel diable de rêve est ceci ? Monsieur, Monsieur, doucement, s’il vous plaît.

DORANTE.

Doucement ! Non pas. Il faut arriver. Ohé, ohé !

FRONTIN.

Avancez, mon oncle, tâchez de lui ôter ce maudit fouet, je l’éveillerai.

THIBAUT.

4

Pargué, ôte-le toi-même ; tu dois être plus fait que moi aux étrivières.

DORANTE.

Ohé, ohé !

FRONTIN.

Attendez : il faut lui faire quitter ce maudit rève.

À Dorante.

Monsieur, Monsieur, c’est de la part de Monsieur Argante.

DORANTE.

Argante ?... De l’argent ?... Il faut lui rendre...

FRONTIN, s’avançant.

Oui, votre correspondant.

DORANTE.

Cent pistoles... Il est bien pressé... Écrivons.

Il fait avec son fouet comme s’il écrivait.

FRONTIN, à Thibaut.

Oh ! Maintenant je vais l’éveiller.

THIBAUT.

Attends, attends, cela commence à me faire rire.

FRONTIN.

Il croit écrire, vous voyez.

DORANTE.

Appellez Frontin, Monsieur Argante.

FRONTIN.

C’est un Juif, ce Monsieur Argante, un vilain.

DORANTE.

Vilain, je l’écris. Frontin, au coffre-fort.

THIBAUT.

Il a le sommeil bien riche. Morgué, je n’avons jamais rêvé de ces choses-là. Parle donc, neveu ; t’es donc son caissier ?

FRONTIN.

Quand il dort, comme vous voyez, mon oncle. Malheureusement il en a un autre quand il veille.

DORANTE.

Tiens ma lettre, Frontin.

FRONTIN, à Dorante.

Oui, Monsieur, votre lettre.

DORANTE.

Ma lettre... Argante... Un sac... Prenez ce sac... Rapporte mon billet.

THIBAUT.

Ah ! Ah ! Le sac! Prenons, prenons ; nous le partagerons.

DORANTE, saisissant Thibaut au collet.

Partagerons... Voleur, je t’étranglerai.

THIBAUT.

À l’aide ! Frontin... Monsieur, Monsieur, vous serrez trop fort. Commencez du moins par me fouiller.

DORANTE.

Au voleur ! Au voleur !

THIBAUT.

Frontin ! Mon neveu ! Au secours !

FRONTIN, à Thibaut.

Attendez ; laissez-moi lui prendre le petit doigt ; il n’y a pas d’autre moyen de l’éveiller.

THIBAUT.

Prends-li, morgué, tout ce que tu voudras ; mais tire-moi de ses pattes.

FRONTIN, à Dorante.

Monsieur, Monsieur éveillez-vous.

THIBAUT.

Queu chien de sommeil !

DORANTE.

Où suis-je, Frontin ? Pourquoi m’as-tu laissé sortir ? Pourquoi m’as-tu quitté, coquin ?

FRONTIN.

Mai foi, Monsieur, je me suis endormi de lassitude. Vous avez pris ce temps pour vous en aller, et j’accours au bruit que vous faites.

DORANTE.

Ah ! Je me suis trahi. Je m’en souviens ; je suis chez Monsieur le Baron.

THIBAUT, à Dorante.

Oui, de par tous les Diables, vous y êtes.

DORANTE.

Que fait-là cet homme ?

THIBAUT.

Morgué, c’est sti-là que vous étrangliez.

FRONTIN.

C’est le Jardinier, d’ici. Vous l’avez vu tantôt.

DORANTE.

Je suis au désespoir. Je croyais qu’on me volait.

THIBAUT.

Pargué, vous croyez trop vite.

DORANTE, à Thibaut.

Il n’y a rien que je ne te donne pour t’engager au secret. Que penserait Rosalie ? Elle ne me connaîtrait que pas mes défauts.

THIBAUT.

Pargué, Monsieur, vous avez insulté mon honneur, ça n’est pas bian.

DORANTE.

Je te promets vingt louis, trente, s’il le faut, pour te contenter.

THIBAUT.

Trente louis ! Morgué... Mais ne rêvez-vous pas actuellement que vous me dites ça ?

DORANTE.

Voudrais-tu me perdre ?

FRONTIN.

Allez, Monsieur, soyez tranquile. C’est mon oncle. Je lui réponds de vous ; et je vous réponds de lui. On pourrait sortir de table ; croyez-moi, retournez dans votre lit.

THIBAUT.

Il n’a, ma foi, pas tort. Un sommeil comme sti-là ne doit pas vous avoir reposé biaucoup.

SCÈNE XV. §

THIBAUT, seul.

Vela, morguienne, une recommendation bian sèche, et un drôle de répondant ! Tout ce que j’avons vu du depuis un moment, me partrouble. Non, morgué, m’est avis que je rêve moi-même. Ne suis-je pas itou son, son...janbule ? Que sait-on ? Je parlions ; je marchions ; j’avions les yeux ouverts; enfin, c’est tout un. Que diable ! S’il m’avait donné son mal ; ça se gagne peut-être. St’homme-là a le sommeil bian vigoureux, il en faut convenir. Sans Frontin, sans le petit doigt, j’etions autant d’étranglé. Queu train tout ça a mis dans ma tête ! Je ne savons où j’en sommes.

SCÈNE XVI. Valère, Thibaut. §

THIBAUT.

Eh ! Monsieur Valère, venez vite.

À part.

Mais comment diantre m’y prendrai-je pour lui dégoiser tout ça ?

Haut.

Oh ! Palsanguienne, allez, Monsieur, vous ne savez pas...

VALÈRE.

Mon Oncle et la Comtesse sont encore aux mains sur les plans.

THIBAUT.

Et moi, morgué, je venons de vous y trouver avec un homme qui dort tout debout.

VALÈRE.

J’ai prié tantôt Rosalie de venir ici, et de m’accorder un instant d’entretien. Quoiqu’elle ne m’ait rien promis, je vien toujours l’attendre. Je ne veux avoir rien à me reprocher.

THIBAUT.

Quand alle sera sa femme, si ce Monsieur Dorante allait rêver qu’alle est avec un autre ! — Morgué, vous ne savez pas.—

VALÈRE.

Il est bien temps de plaisanter. Laisse-moi.

À part.

Ah ! Rosalie, je meurs content, si je puis vous dire que je vous aime.

THIBAUT.

Mais tout ce que j’avons à vous dire, est itou fort nécessarie.

VALÈRE, à Thibaut.

Dans ce moment je ne sens que mon impatience.

THIBAUT.

Quoi ! Vous ne voulez pas m’écouter ?

VALÈRE.

Non, non, non. Rosalie peut arriver. Sors, je t’en conjure. Si elle te voyait, tu l’empêcherais de venir ici, tu me priverais du seul instant heureux que j’aurai peut-être de ma vie.

THIBAUT.

Vous le prenez par-là ! Eh bian ! Morguienne, je nous en allons. Vous en serez fâché, je vous en avertis.

SCÈNE XVII. §

VALÈRE, seul.

Enfin, j’en suis défait. Je me suis peut-être trop flatté ; Rosalie ne viendra pas. Cependant elle est triste. Mais Dorante lui peut être indifférent, sans qu’elle ait plus de sensibilité pour moi ! Ah ! Dieu ! J’aperçois Rosalie.

SCÈNE XVIII. Rosalie, Valère. §

VALÈRE.

Quoi ! Vous avez la bonté de venir ! Avancez donc quelques pas ; on pourrait nous entendre.

ROSALIE, tremblante et n’avançant que très peu.

Non, Valère ; j’ai trop de peur. Dites-moi vite ce que vous me voulez. Je veux rentrer au plutôt.

VALÈRE.

Calmez-vous, de grâce, belle Rosalie : donnez-le moi tout entier, ce moment que vous m’accordez.

ROSALIE.

Je tremble.

VALÈRE.

Eh bien ! Charmante Rosalie, n’écoutez donc qu’un mot, puisque vous le voulez ; je vous adore.

ROSALIE.

Ah ! Que je suis fâchée de le savoir ! Adieu.

VALÈRE.

Encore un mot, divine Rosalie. Serais-je assez heureux pour n’être point haï ?

ROSALIE.

Jugez-en Valère. Incertaine de vos sentiments, la raison me défendait de m’en convaincre ; je suis pourtant venue vous entendre... Dites-moi vous-même ce qui pouvait triompher de ma raison... Ah ! Valère ! Ah ! Laissez-moi rentrer.

VALÈRE.

Non, demeurez, je vous en conjure. Je n’attendais que cet aveu fortuné: sans lui je n’osais agir, cette faveur m’était nécessaire pour vaincre une timidité fatale a notre bonheur. J’en triomphe en ce moment. Je vais tout mettre en usage pour retarder, pour rompre même un hymen auquel je ne survivrais pas.

ROSALIE.

Eh ! Que pouvez-vous faire ? Ne vaudrait-il pas mièux oublier ? Hélas ! Je n’ai pas la force de vous dire de ne plus m’aimer.

VALÈRE.

Plutôt mourir mille fois ! Laissez-moi tenter tout ce que l’adresse, la violence, les prières, les larmes, enfin tout ce qu’un amour excessif pourra m’inspirer.

ROSALIE.

Ah ! Valère, vous ne connaissez pas mère. Le souvenir m’en fait frémir. Les instans s’écoulent... et nous ne les comptons pas. Sortez et laissez-moi vous fuir.

VALÈRE.

Il faut vous obéir. Mais, en vous quittant, laissez-moi vous rendre grâce de ma félicité, et vous jurer une fidélité éternelle.

Il tombe à ses genoux.

SCÈNE XIX. Rosalie, La Comtesse, Valère. §

LA COMTESSE.

Que vois-je ? Ma fille ! Valère ! Ah ! Juste Ciel !

ROSALIE.

Valère, je suis perdue ; voilà ma mère.

VALÈRE.

Ah ! Dieu !

LA COMTESSE.

Se peut-il... Que ma fille... Que mon sang...

ROSALIE.

Ma mère... Le hazard a fait... Je ne prévoyais pas...

LA COMTESSE.

Oh ! Sans doute, vous ne prévoyiez pas que je vous surprendrais. Après cette aventure... je ne saurais parler.

VALÈRE.

Calmez-vous, Madame. Apprenez qu’une sentiment aussi tendre que légitime, et que je me flatte que mon oncle approuvera...

LA COMTESSE.

Votre oncle, Monsieur ! Il me fera raison de l’insolence de vos procédés. Vous êtes amoureux de ma fille ! Je vous trouve à ses genoux ! Il n’est point d’extrémité...

VALÈRE.

Mais, Madame, croyez qu’elle n’a point de part...

LA COMTESSE.

Elle vous écoutait : cela sussit pour mériter toute mon indignation. Si la chose éclate, un couvent me répondra de vous, Mademoiselle. Je saurai vous y tenir pendant toute votre vie.

ROSALIE.

Que puis-je avoir dit, que puis-je avoir entendu depuis un instant ?

LA COMTESSE.

Un instant ! Comme si l’on ne savait pas ce que c’est qu’un instant ! Allons, partons, plus de raisonnement.

SCÈNE XX. Rosalie, La Comtesse, Le Baron, Valère. §

LE BARON.

Qu’est-ce, Mesdames ? Vous sortez avec une grande précipitation ! Je le vois, l’impatience de la promenade...

LA COMTESSE.

Je sors pour tout-à-fait, mon cher Baron... Je veux partir sur le champ ; je veux retourner à Paris.

LE BARON.

Comment donc ! Y pensez-vous ? Et Dorante, que dirait-il ?

LA COMTESSE.

Il n’a qu’à venir m’y trouver.

LE BARON.

Qu’y a-t-il donc de si pressé ?

LA COMTESSE.

Mon honneur est offensé.

LE BARON.

Comment diantre ! Votre honneur ?

LA COMTESSE.

Et je vous demande justice de l’insolent amour de votre neveu, ou je saurai me la faire.

LE BARON.

Que vous a-t-il donc fait ?

À Valère.

Comment ! Petit écervelé, vous insultez Madame, à son âge ! Sans égard pour...

VALÈRE.

Moi, mon oncle ! Je vous jure que...

LA COMTESSE.

Non, Baron ; son amour...

LE BARON, à la Comtesse.

Son amour ! Son amour est impertinent. Est-ce qu’on doit en avoir pour vous, Madame ?

À Valère.

Petit coquin, une femme respectable!...

VALÈRE.

Je vous proteste, mon oncle, que j’ai pour Madame un respect infini.

LE BARON, à la Comtesse.

Une jeune barbe qui ne songe pas que vous seriez sa mère, et qui ose vous manquer.

LA COMTESSE.

À l’autre ! Il extravague.

LE BARON.

Oui, c’est un extravagant, un petit étourdi, qui n’a rien vu, et qui ne vous connaît seulement pas.

LA COMTESSE.

La colère me suffoque. Il est devenu fou !

LE BARON.

Ce serait une folie impardonnable, à son âge : mais il n’y retournera plus, Madame ; et je vous demande pardon de sa témérité.

LA COMTESSE.

Savez-vous bien, Baron, qu’il y a une heure que vous ne savez ce que vous dites ? Que voulez-vous dire de mon âge, que je serais sa mère ? Je vous trouve original de croire qu’il faut être fou pour m’aimer ! Et qui vous dit qu’il m’aime ?

LE BARON.

Comment ! Vous ne disiez pas que c’était à vous ?...

LA COMTESSE.

J’aimerais mille fois mieux, vraiment, qu’il se fût adressé à moi ; le mal ne serait pas si grand : mais il a l’insolence d’aimer Mademoiselle ; il n’en fait aucun mystère; il me l’avoue à moi-même ; je l’ai trouvé à ses genoux. Voyez si ma colère est fondée, et si je puis, après cela, demeurer dans la même maison ?

LE BARON.

Oh ! Oh ! C’est autre chose.

À valère.

Quoi! Monsieur !

À la Comtesse.

Mais ceci mérite réflexion. J’approuve votre colère, Madame ; mais je désapprouve votre départ: et, qui plus est, je vous conseille de demeurer ici, comme si de rien n’était.

LA COMTESSE.

Comme si de rien n’était ! Comment l’entendez- vous, Monsieur ?

LE BARON.

Oui, Madame ; vous devez agir ici de sang-froid, et vous posséder : c’est moi qui vous le conseille, qui suis vif, comme vous venez de le voir.

LA COMTESSE.

Ah ! Oui, fort à propos. Et moi, je vous signifie que je veux être en colère dans vingt ans.

LE BARON.

L’éclat que vous feriez serait plus dangereux que l’affaire même. Dorante n’est point instruit de ce qui s’est passé ; le moyen de le lui cacher, c’est de laisser les choses au même état.

VALÈRE, se jetant à ses genoux.

Ah ! Mon oncle. Si vous daigniez ajouter à tant de bontés...

LE BARON, à Valère.

Tais-toi : je te parlerai. Tu verras comment je saurai faire passer cet amour prétendu, cette bouffée de jeunesse : je t’apprendrai si l’on doit aimer à ton âge, et dans mon château, sans ma permission !

VALÈRE.

Mon oncle...

LE BARON.

Si tu parles, je te ferai conduire dans mes prisons.

LA COMTESSE.

Allons Baron, soyez vif ; ne vous ralentissez point. Je sens... Oui, je sens que votre colère me tranquillise.

LE BARON.

Laissez-moi faire. Je me fâcherai pour vous et pour moi.

LA COMTESSE.

Songez que c’est un mariage que vous vez fait, un mariage conclu, fini, où l’on fait à Mademoiselle le plus grands avantages.

LE BARON.

Quand ce mariage ne vous serait pas avantageur, madame, vous avez donné votre arole : comment y pourrez-vous manquer ? Et pour une petite fantaisie musquée d’un godelureau, j’irais passer, moi, pour... Car enfin, c’est moi, c’est chez moi, c’est mon neveu.

LA COMTESSE.

Oui, vous avez raison. Emportez vous, Baron, emportez-vous ; vous devez être furieux. Pour moi, je me calme : par politique, au moins ; car je ne me connais plus... Mais il s’agit, comme vous dites fort bien, de sortir d’embarras.

LE BARON.

Au fond, cela n’est pas difficile. Vous ne direz mot de ce qui vient d’arriver.

LA COMTESSE.

Non, puisque vous le voulez ; sans cela, mademoiselle, mademoiselle...

LE BARON.

Cette aventure sera donc secrète ; il n’y aurait à craindre que ce petit-monsieur là. N’en soyez point inquiète, quand il serait malhonnête homme... Suffit, je vous en réponds.

LA COMTESSE.

Votre douceur me paraît inconcevable : enfin, vous me rendez douce, et je suis confondue, baron ; je m’abandonne à vos conseils. Mais, ciel ! N’est-ce pas là Dorante ?

LE BARON.

Il n’y aurait point de remède, s’il nous avait écouté.

SCÈNE XXI. Rosalie, La Comtesse, Dorante, Le Baron, Valère. §

Dorante paraît en robe-de-chambre, et tenant son chapeau à la main, dont il se cache le bas du visage.

LA COMTESSE, à Rosalie.

Vous nous mettez dans une jolie situation, Mademoiselle !

LE BARON, à la Comtesse.

Il n’y aurait point de remède, s’il nous avait écouté.

VALÈRE, à part.

Plut au Ciel !

LA COMTESSE, au Baron.

Qu’il a l’air occupé !

LE BARON.

Il ne sait comment nous aborder.

DORANTE.

Il fallait bien un bal... À des noces...

LE BARON.

Il faut cacher notre embarras.

À Dorante.

En vérité, Dorante, il est bien singulier que vous paraissiez devant ces Dames en robe-de chambre. Vous m’aviez paru plus galant.

LA COMTESSE.

Il ne se soucie plus de plaire à ma fille, preuve de mépris !

D’un ton précieux, à Dorante.

De quelque façon que soit Monsieur il est toujours bien.

DORANTE.

5

Oui, toujours bien... En Courier... En Turc... En Domino... Tout est égal.

LA COMTESSE.

Je suis de votre avis, Monsieur ; vous avez raison; il faut ou beaucoup faire de façons, ou n’en point faire du tout.

DORANTE.

Ma foi? point de façons... Vous ne faites point de façons, il me paraît.

Riant à demi voix.

Ah, ah, ah !... Ah, ah, ah !...

VALÈRE, à part.

Il a tout entendu.

LE BARON, à Dorante.

Vous êtes toujours naturel, toujours jovial. Oh ! Je vous reconnais bien.

DORANTE.

Vous me connaissez ?... Non... Oh ! Non.

Riant.

Ah, ah, ah.

LA COMTESSE.

Voilà ma fille qui...

DORANTE.

Votre fille !... Ah, ah !... Bien déguisée... Ah ! Ah !... Bien déguisée... Ah, ah.

LA COMTESSE.

Déguisée ! Que voulez-vous dire, Monsieur ? Vous nous connaissez bien peu, si vous croyez...

DORANTE.

Ma foi, je ne la connais, ni ne veut la connaître...

LE BARON.

En vérité, Dorante, c’est moi qui ne vous connaîs plus.

DORANTE.

Plus !... Tant mieux... Ce sont des masques.

LA COMTESSE, à Rosalie.

Voilà ce que vous m’attirez, Mademoiselle.

À Dorante.

Mais c’en est trop aussi, que de joindre l’insulte à la familiarité. Sachez, Monsieur, que tout autre parti était plus honnête que celui que vous prenez pour rompre avec nous.

DORANTE s’approche d’un fauteuil et s’assied.

Rosalie, la Comtesse, le Baron, Valere, Dorante assis.

Ouf ! Je suis beaucoup mieux... Je vois tout le train...

LA COMTESSE.

Je n’y puis plus tenir. Monsieur, je vous rends votre parole ; je retire la mienne, et rien ne pourra m’engager à vous donner Rosalie.

DORANTE.

Qu’elle aille se promener avec un autre.

Il s’endort.

LE BARON.

Mais pensez donc, Dorante...

LA COMTESSE.

Laissez tout cela, Baron. Je ne veux ni explication, ni ménagement. Vous m’aviez fait faire un sot mariage : votre neveu a trouvé le moyen de le rompre. Trouvez bon que je ne vous voye ni l’un ni l’autre. Adieu.

LE BARON.

Arrêtez, Madame. En punissant votre fille, vous achevez de la perdre. Mon neveu peut réparer le tort qu’il faisait à Rosalie. Nous sommes amis, vous et moi. Puisque Monsieur persiste dans ses refus...

LA COMTESSE.

Vous m’eclairez, Baron, sur ma vengeance. J’accepte votre neveu, pour apprendre à Monsieur Dorante que l’on n’est pas sans ressource.

ROSALIE.

Ah ! Ma mère !

VALÈRE, à Rosalie.

Rien n’égale monbonheur. Quoi ! Vous êtes à moi?

ROSALIE, à Valère.

Oui. Aurions-nous pu nous en flatter ?

SCÈNE XXII. ET DERNIÈRE. Valère, Rosalie, La Comtesse, Le Baron, Frontin, Thibaut, Dorante. §

FRONTIN, dans le fond à Thibaut.

Il s’est échappé : je ne l’ai plus trouvé dans son lit. Où diable peut-il être ?

THIBAUT, dans le fond à Frontin.

Tiens, morgué, le vela là-bas en conversation avec la compagnie.

FRONTIN.

Motus, mon oncle.

THIBAUT.

Oh ! Laisse-moi, je n’avons rien à ménager.

S’approchant, à la compagnie.

C’est un...

FRONTIN, lui mettant la main sur la bouche.

Parbleu vous ne direz mot.

THIBAUT.

N’a-t-il étranglé personne ?

LA COMTESSE.

Comment ?

LE BARON.

Quel est ce galimatias ?

THIBAUT.

Je vous dis que son Maître est un fou, qui dort quand il est éveillé.

LE BARON.

Coquin, rêves-tu ?

THIBAUT.

Non, morgné ; c’est lui qui rêve : et pour vous faire voir que je ne mentons pas, je connaissons son petit doigt, et j’allons l’éveiller.

Thibaut serre le petit doigt de Dorante.

VALÈRE.

Que veut dire tout ceci ?

ROSALIE.

Je n’y comprends rien. Mais, quand on est heureux, on doit tout craindre.

DORANTE.

Aye ! Où suis-je ?... Ah ! Monsieur le Baron, c’est vous ! Tirez moi de peine, je vous conjure ; n’ai-je rien dit ?... N’ai-je rien fait ?...

LE BARON, à Dorante.

Pouvez-vous le demander ? Que vous importe, puisque votre mariage est rompu ?

DORANTE.

Il est rompu ! Ciel ! Je ne puis comprendre...

FRONTIN, à Dorante.

Pour moi, je comprends fort bien, Monsieur. Nous sommes découverts, et vous aurez fait quelqu’extravagance.

À la Comtesse.

J’ose vous assurer, Madame, que mon Maître est l’homme du monde le plus sage, quand il veille ; et ce n’est pas sa faute, s’il a le sommeil un peu brutal.

LA COMTESSE, à Dorante.

Quoi ! L’on me voudra faire passer pour rêve la façon indigne dont vous nous avez traitées ma fille et moi. Oh bien ! Monsieur, apprenez à rêver plus poliment.

VALÈRE.

Au moins, Madame, vous étiez bien éveillée, et mon oncle aussi, lorsque vous m’avez promis Rosalie.

DORANTE.

Quoi ! C’est à Valère...

THIBAUT, à Dorante.

Lui-même. Dame, il y a plus de six mois qu’il n’en dort pas, lui.

ROSALIE.

Pour moi, Dorante, vous le dirai-je ? Je ne vous épousais que par obéissance.

DORANTE, à Rosalie.

Cet aveu ne me permet par d’insister ; et je ne dois plus que rire d’une aventure qui nous empêche tous trois d’être malheureux.

THIBAUT.

Vous avez raison. Morguenne, le bonheur vous vient en dormant.

LE BARON, à Valère et à Rosalie.

Allons, allons, mes enfants ; tout en nous promenant, nous prendrons des mesures pour ne pas retarder votre bonheur.

FRONTIN, au Parterre.

Il aurait tort de se plaindre ; il n’est pas le premier qui perd sa femme quand il dort.