LES JOURS SE SUIVENT ET NE SE RESSEMBLENT PAS
PROVERBE

M. DC IC. Avec approbation et privilège du Roi.

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À PARIS, Chez PRAULT Père, Quai de Gêvres, au Paradis.
1

PRÉFACE §

J’ai déjà averti le Lecteur, en finissant mon premier tome, que les Proverbes que l’on a joints au second ne sont pas de moi. Je crois, qu’ils en auront plus de réussite. On m’a priée d’ajouter ici, qu’on ne mettra le mot de chaque Proverbe qu’à la fin de tous pour laisser au Lecteur le plaisir de les deviner.

ACTEURS. §

  • LA BARONNE, jeune veuve.
  • LE COMTE, colonel.
  • MADEMOISELLE DUFRÊNE, amie de la veuve.
  • LE MARQUIS.
  • MONSIEUR L’ABBÉ.
  • UN VALET DE CHAMBRE du Marquis.
La scène est dans un bois, au bord d’un ruisseau.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Comte, L’Abbé. §

LE COMTE.

Par la morbleu, monsieur l’abbé, on est bien fou de s’aller faire estropier à l’armée ! La valeur a de belles récompenses ! Je porte sur mon corps des blessures assez honorables ; mais tenez-moi pour déshonoré si on m’y attrape.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Eh ! Doucement, Monsieur le Comte, le François est impatient ; mais il est brave : si la guerre recommençait, nous vous verrions tout de plus belle, voler à la gloire, et tôt ou tard, elle trouve les récompenses qui lui sont dues ; mais moi, quelle ressource puis-je avoir ? Depuis deux ans que je poursuis des bénéfices, a-t-on pu voir une perruque à calotte plus écourtée que la mienne ? Des manchettes plus plates que celles que je porte ? Cependant qu’ai-je obtenu, que des refus ?

LE COMTE.

Pestons, mon pauvre abbé, contre la fortune ; il est doux du moins d’en médire, puisque l’on ne peut s’en venger.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Si je ne me trompe, nous allons avoir besoin de notre éloquence pour un autre usage ; voyez-vous une veuve avec de longs vêtements de deuil, qui s’approche de nous un mouchoir à la main ? C’est la Baronne de Dabiere qui a perdu depuis peu son mari ; et la jeune mademoiselle Dufresne que j’aperçois avec elle ne me paraît pas moins affligée, quoiqu’elle ne porte pas des habits si lugubres.

LE COMTE.

Elle est belle cette Mademoiselle Dufrêne ; parlons-leur, mon cher abbé , puisque vous les connaissez.

SCÈNE II. L’Abbé, La Baronne, Mademoiselle Dufrêne. §

MONSIEUR L’ABBÉ.

Eh quoi, Madame la Baronne ; toujours clans les larmes ! Vos beaux yeux ne peuvent-ils point s’employer à de moins tristes usages.

LA BARONNE.

Hélas, Monsieur l’Abbé, vous savez ce que j’ai perdu ; vous n’ignorez pas comme nous vivions Monsieur le baron, et moi : jamais aucune contradiction , jamais aucune jalousie n’a troublé notre bonheur ; la guerre même, l’impitoyable guerre, avait respecté une si belle union ; et une simple fièvre m’enlève mon cher époux dans le temps que nous passions ensemble des jours filés de joie !

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Ah ! Madame, il était votre mari ? Rien n’est si propre à vous consoler : l’amour ne règne guère dans un ménage ; cela ne va que du plus au moins. Vous connaissez des infortunes d’une espèce humiliante et si vive, que vous ne leur devez pas comparer les vôtres.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Ma foi, Mesdames, je suis persuadé qu’il y aura des consolations : pour toutes vos disgrâces ; et moi qui vous parle, j’en ai ma petite part, qui n’est pas celle d’un cadet ; avec tout cela, je veux faire les honneurs de la scène. Voici le pauvre marquis désolé des rigueurs de son ingrate ; à peine a-t-il figure humaine.

SCÈNE II. L’Abbé, Le Comte, Le Marquis, La Baronne, Mademoiselle Dufrêne. §

MONSIEUR L’ABBÉ.

Monsieur le marquis, comme vous voilà fait ! Faut-il qu’un brave homme comme vous s’abandonne à sa douleur pour la cruauté d’une maîtresse ?

LE MARQUIS.

Ne vous moquez point de moi, mon pauvre abbé ; il y a deux ans que je suis une coquette pas à pas, que je prodigue pour elle l’opéra, les comédies, fêtes, soupers ; je ne parle ni des assiduités ni des soupirs, la barbare ne m’en a jamais tenu compte ; mais ce qui comble ma douleur, un bourgeois, un fat, a su toucher son cour : contente d’un tel choix, elle en fait vanité à mes yeux , et je viens dans ces bois pour y cacher ma honte, et pour attendre encore une réponse de l’inhumaine.

Apercevant les dames.

Mais, Monsieur l’Abbé, vous ne me présentez pas à ces dames ! Leurs noms et leurs personnes ne me sont point inconnus, et je crois trouver en elles deux illustres malheureuses qui prendront sans doute pitié de mes maux ; ils sont d’une espèce, ces maux, à les conter aux arbres et aux rochers : jugez si j’en dois faire part à une si bonne compagnie.

LA BARONNE.

Oui, Monsieur, l’amour propre ne nous empêchera point d’y prendre part : inconsolable comme je suis, je trouve encore des larmes pour les infortunes d’autrui.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Pour moi, Monsieur, j’avoue que je ne suis pas si compatissante : votre opiniâtreté auprès d’une personne que vous nommez vous-même coquette, mérite le sort que vous avez : si vous en aviez été aimé, et qu’elle vous eût changé pour un autre, ce serait un trait piquant ; mais...

MONSIEUR L’ABBÉ.

Ah ! Mademoiselle, me permettrez-vous de deviner la cause de votre affliction ? N’en rougissez point, vous êtes d’une beauté qui donnera toujours le tort à ceux dont vous aurez à vous plaindre ; et l’inconstance d’un amant ne pourra jamais passer auprès de vous que pour un caprice de l’aveugle fortune.

LE COMTE.

Ce que vous dites est vrai, Monsieur l’Abbé ; les coups par lesquels on voudrait attaquer le mérite de Mademoiselle, porteront toujours à faux ; mais avec tout cela, je ne puis penser qu’elle ait fait une épreuve si bizarre de l’inconstance des hommes.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Il n’est pourtant que trop vrai, Monsieur ; il faut que je me donne aussi le soulagement de conter mes douleurs : assez d’exemples prouvent que c’est l’étoile qui forme et qui détruit les engagements du cour ; je ne laisse pas de me trouver bien humble d’avouer ma triste aventure ; la gloire se révolte en moi toutes les fois que j’y songe. Il n’importe.

Il faut avouer ma faiblesse,
Pour commencer à m’en punir.

J’étais aimée d’un homme aimable : quelque inégalité qui se trouvait en nos fortunes, ne nous permettait pas de nous voir en pleine liberté ; il fallait du mystère : nous nous en aimions mieux ; mais comme on ne peut se passer de se voir quand l’amour est violent, une amie, la plus fausse amie qui ait jamais été, nous offrit sa maison et son entremise : je l’embrassai mille fois, cette cruelle, cette perfide ; je la rendis maîtresse de mon secret : je lui laissai voir, mon amant tant quelle voulut. Ils ne se virent que trop des avances de la part de la dame, de sa faiblesse de celle du cavalier, composent le reste de l’histoire. Le traître trouva peut-être des plaisirs plus solides auprès de sa nouvelle conquête, ses désirs en devinrent moins vifs pour moi, et jamais affliction n’a été pareille à la mienne.

LE COMTE.

Oubliez, Mademoiselle, oubliez, qui vous offense : faites un choix plus sûr entre tous les hommes du monde : il n’y en a peut-être pas un qui eût pu vous quitter ayant la gloire d’être aimé de vous.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Nous savons tous à l’heure qu’il est à quoi nous en tenir, nous pourrons en parler quand il nous plaira ; mais en attendant, Mesdames, trouverez-vous bon que je vous offre un repas de héros de roman dans une assez jolie maison que j’ai près d’ici ?

LA BARONNE.

J’y consens, quoique ma plus grande nourriture soit maintenant mes propres larmes.

LE MARQUIS, à la Baronne.

Vous voulez bien, Madame, que j’aie l’honneur de vous donner la main pour vous remettre en carrosses ?

LE COMTE, à Mademoiselle Dufrêne.

Mademoiselle me fera, s’il lui plaît, la même grâce.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Pour moi, je vais à pied, parce qu’il n’y a qu’un pas, et que je ne suis pas si galant que vous autres.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. L’Abbé, Le Comte. §

MONSIEUR L’ABBÉ.

Monsieur le Comte, ma foi vous prenez aisément feu ! Ce matin, comme un forcené, vous jouez à présent le parfait amant auprès de mademoiselle Dufrêne.

LE COMTE.

Je ne joue point, mon cher abbé ; je la trouve très aimable : si ma fortune était meilleure, je la lui offrirais de tout mon cour. Vous riez, cruel ami, au lieu de me plaindre d’une passion qui va ajouter à mes malheurs...

MONSIEUR L’ABBÉ.

2

Si je ris, Monsieur le Comte, c’est en vérité un mouvement de ma bouche, où mon cour n’a point de part : le paquet de lettres que vous m’avez vu recevoir en dînant en renfermait une, par laquelle un de nos amis communs me mande, que le placet que vous avez fait présenter au Roi par cet homme qui s’est jeté à votre tête ; ce placet, dis-je, n’a point encore été répondu : et j’apprends aussi, qu’on tient de petits discours de moi qui m’éloignent de l’épiscopat à vue d’oil : cependant je suis un peu philosophe ; je tâche du moins d’en avoir les dehors ; plusieurs des plus fameux n’ont guère poussé la chose plus loin.

LE COMTE.

3 4

Mon placet n’a pas, été répondu ? Je suis traité comme un Lansquenet. Moi ! Oh parbleu, Messieurs, recommencez la guerre tant qu’il vous plaira ; je suis votre très humble valet, et vous la pouvez faire sans moi. Mais, mon pauvre abbé, je suis un étourdi ; je ne songe pas à vous parler de ce qui me regarde : donnons-nous la main, mon enfant,nous voilà tous deux bien traités. Mademoiselle Dufrêne ne vient point ! Elle nous avait tant promis de nous suivre dans peu à notre ruisseau : son amie la veuve pourrait bien trouver quelque consolation auprès de ce malotru de marquis.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Taisez-vous, Comte, les voici, qui viennent ; courez donner la main à votre déesse.

SCÈNE II. Le Marquis, Le Comte, L’Abbé, La Baronne, Mademoiselle Dufrêne. §

MONSIEUR L’ABBÉ.

Comment donc ? Je vous revois tous plus affligés que vous n’étiez quand nous sommes sortis !

LA BARONNE.

Hélas ! Monsieur l’abbé, nous n’en avons que trop de sujet : j’ai reçu des nouvelles de Paris ; un fils, le seul gage de l’amour de Monsieur le Baron, qui était en nourrice, est mort subitement dans son berceau ; et Mademoiselle Dufrêne a appris par même moyen, que son infidèle épouse sa rivale.

LE COMTE.

Ah ! Mademoiselle, tout disgracié que je suis, si mes voux pouvaient être reçus de vous, et que le dépit voulût vous tourner de mon côté, je bénirais mon sort, et je renoncerais volontiers à tous les présents de la cour.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Je sais, Monsieur le Comte, de quel prix sont de telles paroles dans la bouche d’un homme comme vous : mais croyez-moi, ne vous imaginez pas être guéri : les courtisans dégoûtés font faire bien du chemin à leur imagination : l’amour leur paraît un asile ; mais cet asile leur devient ennuyeux dès que la réflexion s’en mêle. Songez à regagner les bonnes grâces du maître, et laissez à ma fureur le loisir de s’augmenter.

LE COMTE.

Moi , mademoiselle ? Vous ne me connaissez pas ; je me passerai de tout, plutôt que de vous.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Donnez-vous un peu de patience, Monsieur le Comte, et sachons, s’il vous plaît, après avoir pris part à la nouvelle douleur de Madame la Baronne, quel surcroît Monsieur le Marquis croit avoir à la sienne ; car il paraît terriblement affligé.

LE MARQUIS.

Moi, Monsieur l’Abbé ? Je n’en ai point d’autre que celle de madame ; ses soupirs me percent l’âme : est-il possible, sans une dureté condamnable, de ne pas sentir ses maux jusqu’au fond du cour ?

MONSIEUR L’ABBÉ.

Ma foi, messieurs, vous allez beau train dans la tendresse ; mais n’ayez donc pas des airs si tristes ; les commencements de passion doivent être agréables.

LE MARQUIS.

J’aperçois mon valet de chambre qui arrive de Paris ; me permettez-vous, Mesdames, de lui parler devant vous ?

LA BARONNE.

Je ne crois pas que personne s’y oppose.

SCÈNE I.I. Le Marquis, La Baronne, Mademoiselle Dufrêne, Le Comte, L’Abbé, Le Valet de chambre. §

LE MARQUIS.

Approchez, Merlin, approchez, ces dames ne le trouvent pas mauvais.

MERLIN.

Ma foi, Monsieur, je ne sais si je dois, malgré la permission que vous m’en donnez, vous apprendre devant tant de monde les petites traverses amoureuses qui vous sont arrivées depuis votre départ.

LE MARQUIS.

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Eh parlez, Monsieur le faquin, vous faites le goguenard bien à propos !

MERLIN.

7

Monsieur, ce ne sont point des bagatelles au moins que j’ai à vous raconter ; vous vous repentirez peut-être de vos ouvertures de cour.

LE MARQUIS.

Oh ! Parlez, monsieur Merlin ; parlez ; ne dirait-on pas à vous entendre, que je suis condamné à être pendu ?

MERLIN.

Non pas tout-à-fait ; mais pour peu que l’honneur vous soit cher, je ne crois pas que vous soyiez bien content d’apprendre que cette belle dame auprès de qui vous vous êtes ruiné en belle dépense, auprès de qui vous vous êtes morfondu, qui vous a préféré le plus grand fat de Paris ; que cette dame, dis-je, a dit ce matin à un bel auditoire, que vous étiez le plus ennuyeux, le plus fade, le plus dupe de tous...

LE MARQUIS.

Arrêtez, animal, ou le respect que j’ai pour ces dames ne pourra m’empêcher...

MONSIEUR L’ABBÉ.

Ma foi, Monsieur le Marquis, vous l’avez voulu ; ne vous en prenez point à monsieur Merlin : il a eu toute la politesse d’un galant homme : il voulait vous dire ces menues bagatelles tête à tête, vous l’avez forcé à rompre le silence ; mais après tout, y a-t-il-là de quoi vous fâcher ? Et les dits d’une coquette font-ils quelque impression ?

MERLIN.

Oh ! Parbleu, Monsieur l’Abbé, ils n’en font que trop ; j’ai vu plus de dix honnêtes gens très persuadés de la vérité de ces paroles.

LE MARQUIS.

Ah ! Voilà le dernier trait ; je te le revaudrai, maraud, ou ne te présente à moi que bien accompagné.

Merlin s’enfuit.

SCÈNE IV. Le Marquis, Le Comte, La Baronne, L’Abbé, Mademoiselle Dufrêne. §

MONSIEUR L’ABBÉ.

Il commence d’être tard ; nous ne ferons, je crois, pas mal d’aller tous ensemble coucher chez Madame la Baronne ; faites cette petite débauche : voilà Monsieur le Marquis outré des franchises de son valet de chambre ; il y aurait de la cruauté à le priver de la consolation que votre conversation, lui donne.

LA BARONNE.

Allons, Monsieur l’Abbé, on est si bien chez vous, qu’on veut profiter du voisinage ; et mon affliction nouvelle est si vive, que je ne puis trop travailler à l’étourdir.

LE COMTE.

Pour moi, je suis naturellement la fortune de l’Abbé ; et quand d’ailleurs je n’aurais pas des raisons pressantes de ne point abandonner cette compagnie, j’attends demain des nouvelles de Paris qui sont assez intéressantes.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Le COmte, L’Abbé. §

LE COMTE.

Comme vous voyez, Monsieur l’Abbé, on reconnaît tôt ou tard les services des braves gens : la pension que le Roi a eu la bonté de m’accorder en est une preuve. Que pouvait-il faire de mieux, ce grand monarque, lorsqu’il a donné la paix à l’Europe ? Les dignités seraient à présent de vains titres, il n’y a que l’argent de bon : il faut avouer qu’un honnête homme ne peut faire en France un autre métier que le nôtre.

MONSIEUR L’ABBÉ.

J’étais hier de si méchante humeur aussi bien que vous, que si je n’avais pas reçu de mon côté d’agréables nouvelles, je n’écouterais pas avec patience vos épanouissements de joie ; mais une abbaye dont le Roi veut bien me gratifier, me met l’esprit dans une situation douce qui me fait patienter.

LE COMTE.

Vous avez raison, mon cher abbé ; vous me faites voir mes torts d’un ton doux qui ne laisse pas de me rendre honteux ; mais il est vrai que je suis très content, et que si mademoiselle Dufrêne veut un peu se radoucir pour moi, je ne me plaindrai pas de mon sort.

MONSIEUR L’ABBÉ.

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Je crois que si vous voulez lui offrir votre cour et votre fortune, elle ne vous renverra pas mal content : il n’y a que ce pauvre marquis qui me fait une horrible pitié ! Admirez comme sa destinée le poursuit ! Il est maltraité par une femme qu’il adore ; il commence à s’en dépiquer avec la désolée baronne, un valet de chambre indiscret vient lui tenir des propos devant elle, capables de le ruiner dans son esprit ; et tandis que cette veuve perd un fils qui lui ôte une grosse garde-robe, et qu’elle pourrait s’en dédommager en épousant le Marquis, un coquin de Merlin l’en dégoûte par un récit trop naïf, et va peut-être empêcher deux personnes d’être heureuses.

LE COMTE.

Bon ! La Baronne n’est pas si délicate : ils sont tous deux assortis à merveille ; je vous les livre l’un et l’autre charmés dès aujourd’hui de leur fortune : nous n’avons qu’à dire au marquis, que les discours d’un valet ne peuvent lui faire de tort, il le croira bonnement : la veuve sera assurée par nous que le Marquis est fort son affaire, et les voilà tous deux contents.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Les bonnes gens n’y entendent pas en effet grande finesse : mais vous, Comte, avez-vous déjà un peu avancé vos affaires auprès de la belle Dufrêne ?

LE COMTE.

Taisez-vous, abbé, les voici tous qui arrivent.

SCÈNE II. La Baronne, Le Marquis, Le Comte, Mademoiselle Dufrêne, L’Abbé. §

LE MARQUIS en abordant le Comte et l’Abbé.

Il faut, mes amis, que je vous fasse part de mon bonheur, puisque vous en avez pris à mes ennuis : madame la baronne accepte mon cour et ma main ; trop heureux que vingt mille livres de rente que j’ai, puissent aider à sécher ses larmes, et que ma personne ne lui soit point désagréable !

LA BARONNE.

Puisque je me suis résolue à reprendre un engagement, je ne dois point cacher à ces messieurs , qu’une sympathie étonnante a fait en moi une métamorphose dont je ne me croyais point capable, et que ma joie est aussi parfaite aujourd’hui, que ma douleur était affreuse hier.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Comme vous n’étiez point éveillées, Mesdames, lorsque j’ai reçu une lettre, par laquelle on m’annonce que le Roi m’a donné une abbaye considérable, vous voulez bien que je vous en fasse part à présent, et que je mêle ma satisfaction avec la vôtre ?

LE COMTE.

Pour moi, j’ai tant de lieu d’être satisfait de la pension que le Roi m’a accordée, qu’à un article près, je suis le plus heureux homme du monde.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Jouissez tous des retours de la fortune, je ne vous envie point vos plaisirs ; seule désespérée, je n’ai qu’à me cacher pour ne les point troubler par mes pleurs.

LE COMTE.

Ah ! Que de beaux yeux en pleurs ont de puissants charmes ! Je vous l’ai dis hier en prose, Mademoiselle ; mais je ne m’expliquai pas ouvertement : ma fortune était trop bornée pour oser vous l’offrir ; mais je vous en fais à l’heure qu’il est l’offre et le sacrifice, et vous m’allez combler d’honneur et de joie, si vous voulez bien tourner vos beaux yeux fur moi, et oublier un ingrat trop indigne de vous.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Ah ! Monsieur, il y a quelque chose de bien flatteur; et même de bien consolant, dans un tel discours ! Mais à peine me connaissez-vous ; et vous feriez un terrible jugement de moi, si par un changement subit...

MONSIEUR L’ABBÉ.

Non, Mademoiselle, non, il ne faut point, s’il vous plaît, troubler cette journée par une délicatesse à contre-temps ; on sait bien que dans les formes, il faudrait vous consoler petit à petit ; il faudrait, pour parler le langage d’amant, sécher vos larmes aux feux de Monsieur le Comte ; mais ceci se doit passer dans la règle des vingt-quatre heures, et vous ferez tout à l’heure briller vos yeux à secs: ou nous aurons sujet de nous plaindre de vous.

LE COMTE.

Monsieur l’abbé est goguenard, Mademoiselle ; mais le ton n’y fait rien, ce qu’il dit est fort sensé, et je vous demande du moins un regard qui puisse me donner quelque espérance.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Oh bien donc, Monsieur le Comte, puisque sans être de méchante compagnie, je ne puis vous refuser une faveur, et que mes yeux ne sont point en état à présent de vous regarder comme vous le méritez, je vous dirai que je crois avoir beaucoup gagné en perdant un infidèle qui me fait vous acquérir.

LE COMTE.

Que je meure à vos pieds, divine personne, pour vous rendre un million de grâces ! Ma félicité est parfaite, et je vois bien qu’il faut passer par les peines pour arriver aux plaisirs.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Trêve de transports et de citations, j’aperçois le pauvre Merlin derrière un arbre, dans une contrition qui doit lui faire trouver grâce devant son maître ; intercédons tous pour lui.

LA BARONNE.

Approchez, Merlin, je veux faire votre paix.

SCÈNE I.I. La Baronne, Le Marquis, Le Comte, Mademoiselle Dufrêne, L’Abbé, Merlin. §

MERLIN à genoux.

Monsieur, ainsi que Sosie, je renonce pour jamais à la sincérité ; mais souvenez-vous que je ne voulais pas parler, et que tout, sot que je suis, j’en prévoyais bien les conséquences.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Non, mon pauvre Merlin, ne t’embarrasse point dans les justifications ; embrasse les genoux de ton maître, il est trop content, et son cour est trop bon pour ne pas tout oublier.

LE MARQUIS.

J’accorde à Madame la Baronne le pardon que vous n’auriez jamais obtenu.

MERLIN.

Ma foi, monsieur, ce petit incident m’a fait connaître à quel point je vous aime, et...

MONSIEUR L’ABBÉ.

Nous voici tous réconciliez avec la fortune ; il serait doux de lui faire vos petits sacrifices dans ces lieux champêtres ; mais il faut que j’aille à Versailles rendre grâces au Roi de ses bontés.

LE COMTE.

Je suis engagé à la même chose.

LA BARONNE.

Et moi je suis bien aise d’aller avertir ma famille de mon heureuse aventure.

LE MARQUIS.

Pour moi, madame, je ne puis plus vous quitter.

MADEMOISELLE DUFRÊNE.

Je suis Madame la Baronne à Paris : Monsieur le Comte , on espère vous y voir à votre retour de Versailles ?

LE COMTE.

Oui, Mademoiselle, oui, vous m’y verrez ; tous les moments que je passerai sans vous, me paraîtront des années.

MERLIN.

Je vais ordonner les équipages pour le départ.

MONSIEUR L’ABBÉ.

Quand nous aurons tous rempli nos devoirs, je vous offre la maison où vous avez couché pour célébrer les noces.