LE BON MÉNAGE
OU LA SUITE DES DEUX BILLETS
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE

par FLORIAN

À LA REINE.

MADAME, §

Le titre de cette bagatelle peut seul excuser la hardiesse de l’offrir à Votre Majesté. Celle qui a porté sur le trône les vertus douces et simples qui font la consolation du pauvre doit sourire à la faible esquisse que j’en ai tracée. Le bon Ménage appartient à Votre Majesté, par la même raison qu’elle possède le coeur du roi et ceux de tous ses sujets.

Je suis avec un profond respect,

MADAME,

De Votre Majesté,

le très humble et très obéissant serviteur et sujet,

FLORIAN

ACTEURS §

  • ARLEQUIN, bourgeois de Bergame.
  • ARGENTINE, femme d’Arlequin.
  • L’AÎNÉ, fils d’Arlequin et d’Argentine, de l’âge de sept ans.
  • LE CADET fils d’Arlequin et d’Argentine, de l’âge de six ans.
  • ROSALBA.
  • MEZZETIN.
La scène est à Bergame, dans la maison d’Arlequin.
Le théâtre représente une chambre meublée très simplement, où l’on voit les portraits d’Arlequin et d’Argentine. Argentine, assise, festonne ses deux enfans, sur des tabourets, sont a ses côtés l’un feuillette un livre pour en voir les estampes l’autre joue avec un jeu de cartes.

SCÈNE I. Aargentine, Ses deux enfants. §

LE CADET, montrant à sa mère un château de cartes.

Maman, regardez donc.

ARGENTINE.

Cela est fort joli, mon ami.

L’AÎNÉ.

Voyons.

Il souffle dessus, et le renverse ; puis il rit.

Ah, ah, ah.

LE CADET.

Maman, dites donc à mon frère de me laisser tranquille : il faut que je recommence tout.

ARGENTINE.

Pourquoi tourmenter votre frère ? Vous ne voulez pas qu’il s’amuse ?

L’AÎNÉ.

Bah ! C’est un enfant ; il s’amuse à des bêtises.

ARGENTINE.

Effectivement, vous avez un an de plus que lui, et vous êtes un habile garçon.

L’AÎNÉ.

Je m’instruis, moi je regarde des images. Quelle est celle-là, maman, où une femme présente un aveugle un petit monsieur habillé comme un chevreau ?

ARGENTINE.

C’est une mère qui se sert d’une ruse pour faire donner l’héritage à son fils cadet, parce qu’il était plus doux et plus aimabte que l’aîné.

LE CADET, voulant voir l’estampe.

Ah ! Voyons donc, mon frère : elle est bien jolie, cette image-là.

L’AÎNÉ, tournant le feuillet.

Non, elle n’est pas jolie.

LE CADET.

Maman, où est donc mon papa ?

ARGENTINE.

Il est sorti pour des affaires.

LE CADET.

Je suis bien sûr qu’il nous rapportera des joujoux.

L’AÎNÉ.

Oui, pour moi.

LE CADET.

Pour moi aussi.

L’AÎNÉ.

Oh ! Savoir.

LE CADET.

Oh ! C’est tout su.

L’AÎNÉ.

J’entends quelqu’un ; c’est peut-être lui.

Ils courent et reviennent.

Non, c’est mademoiselle Rosalba.

Argentine se lève, et va au-devant d’elle.

SCÈNE II. Argentine, Rosalba, Les Enfants. §

ARGENTINE.

C’est vous, Mademoiselle ! Vous avez la bonté...

ROSALBA.

Es-tu seule ; ma chère amie ?

ARGENTINE.

Oui, mon mari vient de sortir. Avez-vous quelque chose à me dire ?

ROSALBA.

Assurément : fais retirer tes enfants, je t’en prie.

ARGENTINE.

Allez-vous-en tous deux dans l’autre chambre, et ne vous battez pas.

Ils s’en vont.

SCÈNE III. Rosalba, Argentine. §

ROSALBA.

Lelio est de retour ; il est dans la ville.

ARGENTINE.

Comment le savez-vous ?

ROSALBA.

Par la dernière lettre qu’il m’a écrite sous ton adresse, et que tu m’as remise hier ; il m’annonce qu’il doit arriver aujourd’hui à Bergame : et je n’oserai le voir ! Ah ! Ma chère Argentine, qu’il est affreux pour une femme sensible de ne pouvoir pas voler au-devant de son mari, après trois mois d’absence !

ARGENTINE.

Cela n’est que trop simple, lorsque l’on s’est mariée à l’insu de son père.

ROSALBA.

Ah ! Tu sais que c’est ma tante qui a tout fait. Elle a connu le mérite de Lelio ; elle a été touchée de notre amour. Après avoir fait inutilement tous les efforts possibles pour obtenir le consentement de mon père, elle a pris sur elle de m’unir secrètement au seul homme que je pouvais aimer.

ARGENTINE.

Je sais tout cela, Mademoiselle : mais madame votre tante est morte, et monsieur votre père ignore toujours votre mariage : je suis la seule à présent chargée de ce grand secret, et je n’ose vous dire combien je suis fâchée d’être la seule. Ma chère maîtresse, je vous dois tout élevée auprès de vous dans la maison de monsieur votre père vous m’avez dotée, vous m’avez mariée à un époux qui fait le bonheur de ma vie, je tiens tout de vous seule, et je suis obligée de faire aveuglément tout ce que vous désirez : jusqu’à présent vous avez reçu, sous mon adresse, les lettres de Monsieur Lelio ; je n’ai jamais osé confier à mon mari que je vous rendais ce service : mais enfin.

ROSALBA.

Garde-t’en bien, ma chère Argentine ! Arlequin n’a point de raisons pour m’être attaché, il en a mille pour l’être à mon père : c’est mon père qu’il a servi ; et son respect pour son ancien maître lui ferait trahir mon secret. D’ailleurs je connais ton mari ; aussi babillard qu’honnête homme, il n’imagine pas que l’on puisse cacher quelque chose. Tout serait perdu s’il était instruit. Je te supplie donc, ma chère Argentine, par la tendre amitié que j’ai toujours eue pour toi, de me jurer ici de nouveau que, quelque chose qui puisse arriver, tu ne révéleras jamais mon secret a ton mari.

ARGENTINE.

Je vous en donne ma parole, quoi qu’il m’en coûte pour vous la donner. Votre coeur doit comprendre aisément combien il est douloureux de cacher la moindre chose à un époux que l’on aime : c’est une espèce de mensonge qui fait rougir et souffrir. Je vous conjure, ma chère maitresse, de faire cesser la peine et l’inquiétude où je suis. Vous ne doutez pas de mon zèle, vous connaissez ma tendresse pour vous... Passez-moi ce terme, on n’offense personne en l’aimant : vous êtes bien certaine que je ferai toujours tout ce qui pourra vous plaire ; mais cela même vous oblige d’être prudente pour nous deux.

ROSALBA.

Je le serai, ma chère amie, et j’ai grand besoin de l’être : car enfin il faut t’avouer que je porte dans mon sein un gage de mon amour.

ARGENTINE.

Je n’ose m’en réjouir mais, si tout le monde le savait, j’en pleurerais de joie.

ROSALBA.

Je te demande un dernier service. Lelio doit être arrivé ; je suis sûre que son impatience va lui faire tout hasarder pour me voir : va le trouver, va lui dire que je le supplie, que je lui ordonne de ne pas sortir de chez lui avant qu’il ait reçu de mes nouvelles. Cela est important pour le succès de mes projets. Tu lui diras que je souffre autant que lui de ne le pas voir ; que je l’aime plus que ma vie ; que...

ARGENTINE.

Oui, oui, mademoiselle ; avant de lui dire ce que vous voulez qu’il sache, je lui dirai tout ce qu’il sait. Je comprends cela à merveille dès que mon mari sera rentré, j’irai parler à Monsieur Lelio.

ROSALBA.

J’ai encore une prière à te faire. Mon père est dans l’usage de me donner, pour en disposer à ma volonté, le vingtième de tous les profits un peu considérables qu’il fait dans son commerce. Il vient de gagner cent mille écus ; et ce matin il m’a apporté quinze mille francs dont je suis maîtresse absolue. Tu ne devines pas ce que j’en veux faire ?

ARGENTINE.

Non.

ROSALBA.

Si je ne te devais pas tant, je serais bien plus hardie à te les offrir.

ARGENTINE.

À moi ?

ROSALBA.

Oui, ma bonne amie : ajoute ce plaisir à tous ceux que je te dois souffre que cette bagatelle soit mise en rente viagère sur ta tête : j’ai déjà donné des ordres à mon notaire, et je t’enverrai ce soir ton contrat.

ARGENTINE.

Ma chère maîtresse, je n’ose ni accepter ni refuser votre bienfait ; mais...

ROSALBA.

Si tu me refuses, je ne veux plus de tes services.

ARGENTINE.

Écoutez. Je suis heureuse, je ne manque de rien, et j’ai déjà, grâce à vous, assuré le sort de mes enfants. Si mon mari venait à me perdre, il ne serait pas à son aise ; que ce soit lui qui profite de vos bienfaits : mon coeur et ma délicatesse y trouveront mieux leur compte.

ROSALBA.

À la bonne heure ; je vais dès ce moment tout arranger selon tes intentions. Adieu, ma chère Argentine c’est aujourd’hui que j’ai reçu de toi la plus grande marque d’amitié.

SCÈNE I.. §

ARGENTINE, seule.

Je donnerais ma vie pour la voir heureuse ; mais nous ne le serons jamais tant que son père ne saura pas tout... Mes enfants, revenez.

Les deux enfants reviennent.

SCÈNE V. Argentine, Les enfants. §

ARGENTINE.

Avons-nous été bien sages ?

L’AÎNÉ.

Oh ! Oui, maman ; car nous nous sommes bien ennuyés.

LE CADET.

Mon papa tarde aujourd’hui bien longtemps.

ARGENTINE.

Il va rentrer.

L’AÎNÉ.

Ah ! Pour le coup, maman, c’est lui ; je l’entends.

SCÈNE VI. Arlequin, Argentine, Les Deux enfants. §

Arlequin arrive avec un petit tambour d’enfant à la ceinture, sur lequel il bat d’une main ; de l’autre il joue d’une petite trompette de bois. Il fait deux ou trois fois le tour du théâtre.

LES DEUX ENFANTS, courant après lui.

Ah ! Papa, papa, c’est pour nous ?

ARLEQUIN, à sa femme.

1

Veux-tu danser une contre-danse à quatre ?

ARGENTINE.

Non, mon ami.

ARLEQUIN, à son aîné.

Tiens, le tambour est pour toi,la trompette pour ton frère.

LES DEUX ENFANTS, l’embrassant.

Bien obligé, mon papa.

Ils se retirent au fond du théâtre, où ils ont l’air de troquer leurs joujoux, tandis qu’Arlequin cause avec sa femme.

ARLEQUIN, à sa femme, en lui donnant un sac d’argent.

Tiens, voilà pour toi : car il faut bien t’apporter aussi quelque chose tu es le plus grand enfant de la maison.

ARGENTINE.

Qu’est-ce que cela, mon ami ?

ARLEQUIN.

Ce sont ces cinquante écus que nous prêtâmes à ce pauvre homme que l’on allait arrêter pour ses dettes : il a travaillé pour gagner cet argent-là pendant le temps qu’il aurait passé en prison à ne rien faire ; de sorte qu’il est quitte avec nous, avec son créancier nous avons fait une bonne action, et personne n’y a perdu que le geôlier.

ARGENTINE, prenant le sac.

À te dire vrai, je n’y comptais guère.

ARLEQUIN.

En ce cas-là, serre-les pour les prêter à un autre. J’ai encore été chez....

Les enfants font du bruit avec leur tambour.

Taisez-vous donc, vous autres ; on ne s’entend pas. J’ai été chez ta cousine : elle se plaint de toi ; elle dit qu’on ne te voit jamais, que tu es toujours renfermée avec tes enfants ou ton mari ; que tu ne penses à rien dans le monde qu’à tes enfants et à ton mari : il faut convenir qu’elle a raison ; je suis juste moi...

Le bruit redouble.

Mais voilà des enfants bien bruyants.

ARGENTINE.

Pardi ! Pour les faire jouer doucement, tu leur apportes un tambour et une trompette.

Les enfants continuent.

ARLEQUIN, aux enfants.

2

Allez-vous en battre la genérale de l’autre côté.

Les enfants s’en vont.

SCÈNE VII. Arlequin, Argentine. §

ARGENTINE.

Vas-tu rester ici, mon ami ?

ARLEQUIN.

Oui ; pourquoi cela ?

ARGENTINE.

C’est que je vais sortir.

ARLEQUIN.

Où vas-tu ?

ARGENTINE.

Faire une commission pour mademoiselle Rosalba.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce que c’est que cette commission ?

ARGENTINE.

Je ne peux pas te le dire, elle me l’a défendu.

ARLEQUIN.

Voilà, par exemple, un de tes avantages sur moi ; tu sais garder un secret ; moi, je ne le sais pas. Aussi je te confie tous les miens, pour qu’ils soient en sûreté.

ARGENTINE.

Mon bon ami, tout ce que je pense t’appartient mais tu n’ignores pas les obligations que j’ai à mademoiselle Rosalba : c’est elle qui nous a mariés. Il me semble qu’après un tel bienfait je suis obligée de faire tout ce qu’elle exige, même de te cacher quelque chose.

ARLEQUIN.

Ah ! Je me doute de ce que c’est. J’ai vu ce matin Monsieur Pandolfe ; il m’a dit qu’il avait donné quinze mille livres à sa fille pour en faire ce qu’elle voudrait. Mademoiselle Rosalba a le meilleur cceur du monde ; et, quand on a un bon coeur et de l’argent mignon, on a toujours des petites choses à faire en cachette.

ARGENTINE, à part.

Hélas !

Haut.

Mon ami, ne parlons plus de cela, je t’en prie. Quand bien même tu devinerais, je serais obligée de te mentir ; et tu ne voudrais pas que ma reconnaissance pour mademoiselle Rosalba me coûtât si cher.

ARLEQUIN.

Allons, va-t’en ; je resterai avec les enfants. Les as-tu fait lire aujourd’hui ?

ARGENTINE.

Oui.

ARLEQUIN.

C’est bon ; je les ferai jouer, moi. Allons, va-t’en donc.

ARGENTINE.

Adieu, mon ami.

ARLEQUIN.

Allez-vous-en, madame, et reviens vite, au moins. Quand je cours la ville, je me passe de toi ; mais je ne peux plus m’en passer dès que je ne cours plus, entends-tu ?

Il l’embrasse. Elle sort.

SCÈNE VIII. §

ARLEQUIN, seul.

Cette mademoiselle Rosalba lui donne souvent des commissions, et elle ne m’en donne jamais, à moi. Cependant elle sait bien avec quel plaisir je trotterais pour elle... Ah ! C’est qu’elle aime mieux ma femme que moi : elle a raison, j’en fais bien autant. Oh ! Arlequinet, venez-vous-en ici me tenir compagnie ; mais laissez votre tambour.

SCÈNE IX. Arlequin, Les deux enfants. §

ARLEQUIN.

Avez-vous bien lu, ce matin ?

L’AÎNÉ.

Oh ! Oui, mon papa.

ARLEQUIN.

Votre maman a-t-elle été contente de vous ?

LE CADET.

Elle a dit que oui, mon papa,

ARLEQUIN.

Vous ne l’avez pas fait enrager ? Elle ne vous a pas grondés ni l’un ni l’autre ?

L’AÎNÉ.

Au contraire, mon papa, elle nous a bien baisés.

ARLEQUIN, les embrassant avec tendresse.

Cela étant, venez me baiser aussi.

Arlequin pendant tout ce couplet, a son visage tout près et au milieu de ses deux enfants ; il les baise presque à chaque parole.

Quand vous voudrez me rendre bien heureux, vous n’avez qu’à rendre votre mère bien contente. Elle en sait plus que nous trois, voyez-vous ; ainsi nous ne devons être occupés que de faire tout ce qu’elle veut. Nous y trouverons son plaisir d’abord, et puis notre bien ; c’est tout ce qu’il nous faut, n’est-il pas vrai ?

L’AÎNÉ.

Oui, mon papa. Mais, puisque nous avons été bien sages, vous devriez bien nous conter quelqu’un de ces beaux contes que vous savez.

LE CADET.

Ah oui, mon papa.

ARLEQUIN.

Volontiers : aussi bien nous nous ennuyons quand elle nous laisse seuls ; cela nous fera passer le temps. Allons, asseyons-nous.

Il s’assied par terre, et fait asseoir un enfant sur chacune de ses jambes ; les deux petits garçons écoutent attentivement.

Il y avait une fois un roi et une reine qui s’aimaient beaucoup, et que tout le monde aimait... Ceci n’est pas un conte, au moins.

LE CADET.

Oh ! Nous vous croyons bien, mon papa.

L’AÎNÉ.

Nous vous croyons comme si nous le voyions.

ARLEQUIN.

La reine était aussi belle que le roi était bon, mais ils n’avaient point d’enfants, et cela leur faisait du chagrin. Un jour que la reine était toute seule dans sa chambre, elle entendit du bruit dans la cheminée.

Les enfants se serrent contre leur papa, qui retire aussi ses jambes et continue avec la voix moins assurée.

La reine eut un peu peur : elle regarde, et voit descendre un beau petit carrosse trainé par six petits épagneuls verts, avec les oreilles lilas. Dans le petit carrosse était une petite vieille fée qui n’avait pas un pied de haut, et qui dit à la reine : Madame la reine, vous aurez un enfant, si vous voulez consentir à devenir laide et vieille. Pourvu que mon mari m’aime toujours, répondit la reine, j’y consens de tout mon coeur. Je suis contente de vous, répondit la petite fée ; non seulement vous aurez un enfant, mais vous en aurez deux, et vous n’en serez que plus belle. Après cette parole, le six petits épagneuls verts remontèrent la cheminée ventre à terre, et la reine eut effectivement un beau petit prince et une belle petite princesse, qui furent charmants, parce qu’ils ressemblèrent à leur mère.

L’AÎNÉ.

Ah ! Mon papa, voilà une bien jolie histoire ; mais elle est bien courte : vous devriez nous en raconter une autre.

LE CADET.

Oh ! Oui, mon papa ; encore une, s’il vous plait.

ARLEQUIN.

Un moment. Je vous ai donné, il n’y a pas longtemps, un petit livre tout rempli d’histoires : vous m’aviez promis d’en apprendre quelqu’une par coeur, m’avez-vous tenu parole ?

L’AÎNÉ.

Oui, mon papa j’en ai appris une bien belle.

ARLEQUIN.

Je crois que tu mens car tu rougis.

L’AÎNÉ.

Non, mon papa ; et je vais vous la raconter si vous voulez.

ARLEQUIN.

À la bonne heure. Tant que vous serez des enfants, mon métier est de vous amuser ; mais quand la vieillesse m’aura rendu enfant aussi, il faudra que vous m’amusiez à votre tour. Voilà pourquoi vous devez vous y accoutumer de bonne heure. Voyons cette histoire.

L’AÎNÉ.

Écoutez bien, mon frère. Il y avait une fois deux petits garçons, jolis, jolis comme...

ARLEQUIN.

Comme vous deux.

L’AÎNÉ.

Encore plus jolis que nous.

ARLEQUIN.

C’est un peu fort.

L’AÎNÉ.

Ces deux petits garçons avaient une bonne mère, mais ils n’avaient pas un bon père, et ce n’était pas comme nous.

Arlequin le baise.

La mère de ces deux petits garçons était très pauvre. Un jour qu’ils étaient allés ramasser du bois pour leur mère, ils trouvèrent une vieille femme qui était tombée dans un fossé et qui ne pouvait pas s’en retirer. Sur le bord du fossé était une belle poule blanche qui cloquetait, cloquetait, comme pour demander du secours pour la vieille : les deux petits garçons se jettent dans le fossé, et en retirent la bonne femme. Aussitôt la poule blanche s’en va pondre dans les chapeaux des deux petits garçons un bel oeuf d’or. La vieille, qui était une fée, leur dit : Mes enfants pour vous récompenser de ce que vous venez de faire, ma poule vous a déjà donné uu oeuf d’or mais moi, je veux vous donner ma poule a une condition cependant ; c’est que celui de vous deux qui l’aura ne pourra pas donner de ses oeufs à l’autre. L’ainé lui répondit Madame, je ne veux point d’un trésor que je ne peux pas partager avec mon frère. Le cadet dit Ni moi non plus, madame. Mais il y a manière de nous arranger donnez la poule à ma mère ; comme cela nous l’aurons tous deux. Alors, la bonne fée...

L’on entend frapper.

LE CADET.

Mon papa, on frappe.

ARLEQUIN.

Je vais ouvrir. Allez dans votre chambre.

Les enfants s’en vont.

SCÈNE X. Arlequin. Mezztin. §

MEZZETIN.

N’est-ce pas ici, monsieur, que demeure une Madame Argentine ?

ARLEQUIN.

Oui, monsieur.

MEZZETIN.

Est-elle chez elle, monsieur ?

ARLEQUIN.

Non, monsieur.

MEZZETIN.

Peut-on attendre, monsieur?

ARLEQUIN.

Non, monsieur.

MEZZETIN.

Vous êtes son domestique monsieur ?

ARLEQUIN.

Oui, monsieur, son premier domestique.

MEZZETIN.

Vous voudrez donc bien lui donner cette lettre de la part de Monsieur Lelio, et vous prendrez te moment où elle sera seule. Vous entendez bien ?

ARLEQUIN.

Non, monsieur.

MEZZETIN.

Je vous dis qu’il faut donner cette lettre à votre maîtresse le plus secrètement que vous pourrez, parce que, entre nous, je crois que c’est une lettre d’amour ; et peut-être que madame Argentine a quelque père ou quelque frère. Je n’en sais rien, moi ; je ne suis à Monsieur Lelio que depuis huit jours mais vous, vous devez être au fait.

ARLEQUIN, surpris.

Au fait ?

MEZZETIN.

Oui, sans doute. Vous m’entendez ? Prenez donc des précautions pour... Enfin, vous me comprenez.

ARLEQUIN.

Je commence à vous comprendre.

MEZZETIN.

Ah ça ! N’allez pas faire quelque étourderie : je vous ai tout confié, parce que vous savez bien qu’entre nous autres nous n’avons rien de caché, et que le secret de nos maîtres appartient toujours à toute la compagnie.

ARLEQUIN.

Sans doute.

MEZZETIN, s’en va et revient.

Je pense à une chose : allons attendre au cabaret le retour de Madame Argentine.

ARLEQUIN.

Je vous suis bien obligé ; je n’ai pas soif.

MEZZETIN.

Ce sera donc, pour une autre fois. Adieu, mon camarade.

Il s’en va.

ARLEQUIN, le rappelant.

Écoutez donc, monsieur.

MEZZETIN.

Quoi ?

ARLEQUIN.

Êtes-vous marié ?

MEZZETIN.

Oui, depuis longtemps.

ARLEQUIN.

Et votre femme est jolie ?

MEZZETIN.

Très jolie. Pourquoi cela ?

ARLEQUIN.

Pour rien.

Il le salue.

Adieu, mon camarade.

Mezzetin sort.

SCÈNE XI. §

ARLEQUIN, seul.

Ce domestique-la est sûrement menteur comme un laquais ; mais pourquoi Monsieur Lelio écrit-il à ma femme ? Voilà bien l’adresse : À madame, madame Argentine. J’ai bien envie de la décacheter. Non, ce serait manquer de respect à ma femme. D’ailleurs, si je n’y trouvais rien, je serais fâche de l’avoir décachetée ; et si j’y trouvais quelque chose, j’en serais encore plus fâché. Il n’y a que du chagrin à gagner. Cependant... Non... Il faut être plus que sûr avant de faire voir à sa femme qu’on la soupçonne. Attendons-là ; je lui donnerai cette lettre et nous verrons ce qu’elle me dira... Nous verrons... La voici.

SCÈNE XII. Argentine, Arlequin. §

ARGENTINE.

Je n’ai pas été longtemps, mon bon ami ; du moins, j’ai fait ce que j’ai pu pour revenir tout de suite. Où sont nos enfants ?

ARLEQUIN.

Ils sont de l’autre côte.

ARGENTINE.

Comme tu es sérieux ! Que t’est-il arrivé ?

ARLEQUIN.

Je ne sais pas encore ce qui m’est arrivé.

ARGENTINE.

As-tu reçu de mauvaises nouvelles ? Est-il venu quelqu’un ?

ARLEQUIN.

Oui, il est venu un domestique qui m’a laissé une lettre pour vous.

ARGENTINE.

Pour moi ? Et que dit cette lettre ?

ARLEQUIN.

Je n’en sais rien : la voilà.

ARGENTINE, regardant.

Ah !...

ARLEQUIN.

Reconnaissez-vous l’écriture ?

ARGENTINE.

Oui.

ARLEQUIN.

De gui est-elle ?

ARGENTINE.

Elle est...

À part.

Que lui dirai-je ?

ARLEQUIN.

Hé bien. cela vous embarrasse ?

ARGENTINE.

Mon ami, me crois-tu capable de te tromper ?

ARLEQUIN.

Répondez-moi dabord ; de qui est cette lettre ?

ARGENTINE.

Je la crois de Monsieur Lelio.

ARLEQUIN.

Je le crois de même. Ouvrez-la. La main vous tremble.

Argentine ouvre la lettre avec beaucoup d’émotion.

Hé bien ?

ARGENTINE, lui donne la lettre.

Tenez, vous allez me croire coupable, vous aurez le droit de le penser et cependant le ciel m’est témoin que c’est la vertu la plus pure, le sentiment le plus honnête, qui m’empêche de me justifier.

ARLEQUIN.

Voyons.

Il prend la lettre en tremblant.

Cette lettre donne le frisson a tout le monde.

Il la lit d’une voix altérée, jetant de temps en temps des regards sur sa femme.

« Ma chère amie, j’arrive, et j’ai besoin de toute ma raison pour ne pas voler dans tes bras. Si je ne craignais que de me perdre, rien ne me retiendrait ; mais je pourrais te compromettre, et mon amour même est moins fort que cette crainte. Il est si important pour nous de tromper celui qui détruirait notre bonheur ! Le nom sacré qui l’attache à toi suffit à peine pour modérer ma haine. J’espère qu’un jour viendra, et ce jour n’est pas loin, où nous pourrons nous livrer publiquement à notre amour, et dévoiler à tous les yeux les liens qui nous attachent l’un à l’autre. Adieu ; tâche de venir me voir si tu peux échapper aux yeux du barbare qui te veille : j’attends. Tu sais si je t’aime. LELIO. »

Et moi, je ne sais si je dors ou si je veille mais si je dors, je fais un vilain rêve et si je suis éveille. Oh ! Je le suis.

Il relit l’adresse.

À madame Argentine.

Il se frotte les yeux.

À madame Argentine, Tenez, madame.

ARGENTINE.

Mon ami.

ARLEQUIN.

Je ne le suis plus, votre ami : vous m’avez trompé et c’est d’autant plus affreux, que je ne vivais que pour vous croire. Comment vous qui me parliez toujours de votre tendresse pour moi, vous qui étiez toujours pendue à mon bras ou à mon cou, vous faisiez semblant de m’aimer pour mieux me trahir vous m’embrassiez pour m’empêcher d’y voir clair ! Voilà ce qui m’indigne le plus ; car je ne parle pas de mariage, ce n’est rien cela auprès de l’amour.

ARGENTINE.

Hé bien !...

À part.

Non, je serai fidèle à ma bienfaitrice.

Haut.

Je vous demande, je vous supplie de suspendre votre colère ; je me justifierai, soyez-en sûr, et vous serez alors...

ARLEQUIN, avec colère.

Comment vous serait-il possible de vous justifier ? Vous sortez sans vouloir me dire où vous allez ; un domestique apporte cette lettre ; il me recommande de vous la donner en secret... Vous venez de l’entendre, cette lettre ; elle est claire ; il n’y a pas une seule phrase, pas un seul mot qui ne dise intelligiblement que vous êtes une infidèle. Elle est bien pour vous cette lettre ; voilà votre nom, le vois ; je le vois, je le lis ; je n’ai pas le bonheur d’être aveugle. Monsieur Lelio vous y donne un rendez-vous, où vous avez couru, même avant de le recevoir ; car vous venez de chez Monsieur Lelio, j’en suis sûr, je le sais, je l’ai vu, je vous ai suivie. Osez m’assurer que vous ne venez pas de chez Monsieur Lelio.

ARGENTINE.

Je ne veux pas vous mentir ; il est vrai que je viens de parler à Monsieur Lelio mais...

ARLEQUIN, au désespoir.

Et pourquoi me le dire ? Je n’en étais pas sûr.

ARGENTINE.

Écoutez-moi.

ARLEQUIN, furieux.

Je ne veux rien entendre ; je veux m’en aller ; je veux vous quitter... Mon parti est pris ; ma colère est passée. Je n’en ai plus de colère, parce que je n’ai plus d’amour ; je suis de sang-froid... Mais, comme je me sens le plus fort désir de meurtrir ce visage-là, qui est la cause de tous mes chagrins, vous sentez bien qu’il faut que je m’en aille... Vous sentez bien...

Argentine effrayée s’éloigne ; il la prend par le bras et la ramène fortement à lui.

N’ayez pas peur, je sais me posséder... Je ne suis plus votre mari, je suis votre ami, votre meilleur ami, et je vous parle comme un ami... Je vous abhorre, je vous déteste, je vous méprise, je ne peux plus soutenir votre vue, je ne peux plus vous regarder sans me dire : Voilà une femme qui en aimait deux, et qui leur faisait croire qu’ils étaient un. Séparons-nous dès ce moment. Restez ici, gardez vos enfants ; je ne pourrais jamais les embrasser sans vous pleurer ; j’aime encore mieux renoncer à les embrasser. Gardez tout le bien ; il vient de vous, il me serait odieux. Je n’ai besoin de rien, je ne veux rien, je n’emporterai rien que mon coeur et comme, si je vous parlais plus longtemps, je vous le laisserais peut-être, je vous quitte pour jamais.

ARGENTINE court après.

Mon ami...

ARLEQUIN, le repoussant.

Laissez-moi ; je ne vous verrai plus.

SCÈNE XIII. §

ARGENTINE, seule.

Malheureuse ! Que devenir ? Que faire ? Il me croit coupable ; et je ne puis... Courons nous jeter aux pieds de mademoiselle Rosalba ; elle aura pitié des maux qu’elle me cause ; elle ira me justifier elle-même aux yeux de mon mari ; c’est a elle. Mais la voici.

SCÈNE XIV. Argentine, Rosalba. §

ARGENTINE.

Mademoiselle...

ROSALBA.

Je viens de rencontrer ton mari.

ARGENTINE.

Où allait-il ?

ROSALBA.

Chez mon père. Je lui ai donné moi-même ce petit contrat que j’ai fait faire pour lui, selon tes intentions ; mais à peine m’a-t-il regardée : il a pris le papier d’un air égaré, et a poursuivi son chemin sans me parler. Hé quoi !... Tu pleures, ma chère Argentine ! Qu’est-il donc arrivé ? Réponds-moi vite.

ARGENTINE.

Le plus affreux des malheurs. Monsieur Lelio vous a écrit, comme à l’ordinaire, sous mon adresse. Mon mari a reçu ta lettre ; il me croit coupable ; il m’abandonne : et je n’ai pas trahi votre secret.

ROSALBA.

Ô ciel ! Que me dis-tu ? Arlequin va chez mon père ; je le connais, il lui dira tout ; et mon père sera plus irrité que jamais contre Lelio. Peut-être même soupçonnera-t-il la vérité, et rien alors ne pourra le fléchir... Ma chère amie, pardon pardon mille fois, mon amie. Je ressens tourte ta douleur ; et je me perdrai, s’il te faut, afin de te justifier mais je te supplie, je te conjure d’attendre ici que je revienne te parler.

Elle sort précipitamment.

SCÈNE XV. §

ARGENTINE, seule.

Et lui... Reviendra-t-il ?... Irai-je le chercher ?... Il reviendra j’en suis sûre ; mon coeur me le dit, et mon coeur ne m’a jamais trompée toutes les fois qu’il m’a parlé de lui... Attendons... Je suis au supplice.... Mes enfants, revenez ; mes pauvres enfants, venez embrasser et consoler votre mère.

Les deux enfants reviennnent.

SCÈNE XVI. Argentine, Les deux enfants. §

LE CADET.

Ah ! Maman, qu’avez-vous donc ? Vous pleurez comme quand j’ai été malade.

L’AÎNÉ.

Ma chère maman, avez-vous du chagrin ?

ARGENTINE, pleurant.

Non, mes enfants ; non, mes bons enfants ce n’est rien ; cela se passera.

L’AÎNÉ.

Nous avons entendu mon papa qui grondait bien fort. Est-ce lui qui vous fait pleurer comme cela ?

Ici Arlequin entre, et Argentine continue sans le voir.

SCÈNE XVII. Arlequin, Argentine, Les deux enfants. §

ARGENTINE.

Vous savez bien que jamais aucun chagrin ne peut me venir par votre papa au contraire, c’est toujours lui qui les dissipe.

LE CADET.

Ah ; le voilà.

Il court à lui.

Venez donc vite, mon papa ; maman pleure, et elle dit que vous seul pouvez la consoler.

ARLEQUIN, les repoussant tout doucement.

Laissez-moi, laissez-moi.

L’AÎNÉ.

Ah ! Mon frère, comme il a du chagrin.

Ils se retirent tous deux au fond du théâtre, et y restent pendant toute la scène d’Arlequin et de sa femme.

ARGENTINE.

Madame, vous êtes fâchée de me revoir ; je le suis plus que vous : mais, comme j’ai le projet de vous oublier entièrement, je viens vous rendre tout ce qui pourrait me rappeler que nous nous sommes aimés.

Il deboutonne son habit et ouvre un petit sac qui lui pend au cou.

Tout est dans ce petit sac ; je l’avais mis là.

Il montre son coeur.

Pour que tout ce que nous nous étions donné fût ensemble. Je vais vider le sac devant vous ; afin que vous n’imaginiez pas que je garde quelque chose.

Il tire un portrait.

Voici d’abord votre portrait : il n’a pas changé comme vous, il est toujours joli il vous ressemblait encore ce matin ; mais il ne vous ressemble plus. Le voilà, madame.

Il le pose sur une table, et tire un papier plié.

Voici le premier billet que vous m’avez écrit, que Scapin me vola, et que j’eus le bonheur de rattraper. Le voilà, madame je vous le rends ; je n’aime pas à vivre avec les menteurs.

Il tire un bouquet flétri.

Voici encore un vieux bouquet de violettes que je vous donnai le premier jour où je vous lis ma déclaration. Après t’avoir porté toute la journée, vous le jetâtes le soir; j’allai le ramasser... Tenez, il sent encore bon... Je n’aurais jamais cru que ces violettes-là dureraient plus que votre amour. Les voilà, madame.

Il lui montre le sac.

Il n’y a plus rien ; regardez. Ce petit sac, qui avait été des années à se remplir, s’est vidé dans une minute. J’ai tout rendu. Ah ! J’oubliais ce qui doit vous être le plus cher... La lettre de Monsieur Lelio, et puis encore un contrat que mademoiselle Rosalba vient de me donner ; car c’est sûrement pour vous, ce contrat-là.

ARGENTINE.

Non ; il est à vous.

ARLEQUIN.

À moi ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

ARGENTINE.

Je vais vous l’expliquer, quoique ce ne soit pas le moment. Mademoiselle Rosalba a voulu me donner ce matin quinze mille francs, je lui ai demandé que ce don fut pour vous seul : c’est le contrat que vous tenez.

ARLEQUIN, jetant le contrat.

Je n’en veux point. Avez-vous imaginé que je recevrais d’une main les lettres de Monsieur Lelio et de l’autre, des présents pour me consoler ? Avez-vous cru me dédommager, avec de l’argent, de votre coeur que vous m’avez ôté ? Non, madame, non ; personne n’est assez riche pour me payer ce que vous m’avez volé.

ARGENTINE.

Mon coeur est toujours à vous ; il n’a pas cessé d’être à vous. Je ne peux pas en dire davantage mais vous devriez me deviner.

ARLEQUIN.

Vous deviner ! Cela était bon quand nous nous aimions ce n’est que dans ce temps-là qu’on se devine.

ARGENTINE.

Voulez-vous m’écouter un seul moment ?

ARLEQUIN.

Oh ! Parlez ; votre ami, Monsieur Lelio, s’est donné la peine d’écrire ma réponse à tout ce que vous direz.

ARGENTINE.

Une femme assez malheureuse pour tromper son mari n’en vient pas au dernier crime sans lui avoir donné des sujets de plaintes moins graves ce n’est qu’à force de négliger ses devoirs qu’elle parvient à les oublier. Si j’étais capable de vous avoir trahi, avant d’en aimer un autre, j’aurais cessé de t’aimer toi-même ; j’aurais repoussé ta tendresse, j’aurais cherché à te refroidir. Et, réponds-moi, as-tu jamais remarqué la moindre diminution dans mon amour pour toi, dans mon désir de te plaire, dans mon chagrin de te quitter, dans mon plaisir de te revoir ? Rappelle-toi tous les instants de ma vie ; en ai-je été un seul sans te dire, sans te répéter, sans te prouver que je t’adore ? Ton coeur peut-il m’accuser ?

ARLEQUIN.

Il n’est pas question de mon coeur, il ne vous accusera, jamais La vieille habitude qu’il a de vous croire fait qu’il me parle toujours pour vous. Mais je ne l’écoute pas. Voilà la lettre qui vous condamne ; cette lettre est de Monsieur Lelio ; Monsieur Lelio vous aime ; vous vous cachez de moi pour aller voir Monsieur Lelio ; tout cela est clair... Et, tenez, Monsieur Pandolfe lui-même, a qui je viens de tout raconter, parce que je ne peux pas garder mes chagrins moi, Monsieur Pandolfe a été plus affligé que surpris ; il m’a dit que Monsieur Lelio s’amusait à être l’amoureux de toutes tes femmes qu’il voyait. Car il ne faut pas que vous vous imaginiez être la seule que Monsieur Lelio adore. Il se moque de vous tout comme des autres. Il en aime peut-être dix dans ce moment-ci ; et cette lettre-là a servi pour une douzaine. Sans aller plus loin, Monsieur Pandolfe m’a-dit qu’il avait un peu tourné la tête à mademoiselle Rosalba.

ARGENTINE.

Et vous pensez que j’aurais été capable d’enlever un amant à Mademoiselle Hosalba, à ma bienfaitrice, à celle à qui je dois tout ! Vous imaginez que j’aurais sacrifié ma tendresse pour toi, mon bonheur, mon repos, pour avoir le plaisir de chagriner Mademoiselle Rosalba ! Non, mon ami, l’amitié seule m’aurait défendue : mais je l’étais assez par mon amour, qui est aussi vif, aussi tendre, qu’au premier jour de notre mariage. Il est possible qu’une femme trompe son époux, mais elle ne peut pas tromper son amant : l’amour est une sauvegarde encore plus sûre que la vertu. Mon ami, je suis innocente, puisque je t’aime, puisque je t’adore, puisque je préfère la mort à ton indifférence... Réponds-moi... À quoi penses-tu ?

ARLEQUIN, la regardant.

Je pense qu’il serait bien dommage que la fausseté eut ce visage-là.

ARGENTINE.

Livre-toi au mouvement de ton coeur ; reviens à moi, reviens à celle qui n’a pas cessé d’être à toi. Je ne me relève pas que tu ne m’aies pardonné.

Elle tombe à ses genoux ; les deux enfants accourent, et se mettent à ses genoux.

LES ENFANTS.

Ah ! Mon papa, pardonnez à notre maman.

Arlequin, ému, relève sa femme et se met a genoux.

ARLEQUIN.

C’est à toi de me pardonner d’avoir pu te croire coupable.

LES ENFANTS, à leur mère.

Ah ! Maman, pardonnez à notre papa.

ARGENTINE, l’embrassant.

Enfin ; me voilà heureuse ! Mon ami, je te promets qu’il ne te restera pas le moindre nuage ; je jure que tout sera eclairci...

ARLEQUIN.

Tout l’est puisque tu m’as embrassé.

Il remet dans son sac tout ce qu’il en avait ôté.

ARGENTINE.

Non, mon ami ; j’exige de toi que tu ne me quittes pas une seule minute jusqu’au moment de ma justification... Mais voici Mademoiselle Rosalba. Comme elle est agitée ! Eh ! Mademoiselle, qu’allez-vous nous apprendre ?

SCÈNE XVIII. Rosalba, Arlequin, Argentine, Les deux enfants. §

ROSALBA.

Qu’il ne manque plus rien à mon bonheur. Laisse-moi reprendre haleine ; je ne me possède pas de joie.

ARGENTINE.

Je brûle d’apprendre.

ROSALBA.

Ma tendresse pour toi pouvait seule me donner le courage que je viens d’avoir. En te quittant, j’ai couru chez mon père ; Arlequin sortait, il lui avait tout dit, car mon père, irrité, donnait a Lelio des noms qu’il est loin de mériter. Je me suis précipitée à ses pieds. C’est moi, me suis-je écriée, c’est moi qui l’ai épousé ; je suis sa femme... La femme de qui ? A-t-il dit en me repoussant. La femme de Lelio. À ces paroles mes forces m’ont abandonnée, mais non pas mon père ; il m’a relevée avec fureur et tendresse ses mains tremblaient et n’osaient pas serrer les miennes ; il semblait avoir peur de me pardonner. J’ai profité de l’instant j’ai tout avoué je lui ai dit que je portais dans mon sein le gage de notre union que cet enfant était le sien et qu’il lui demandait par ma voix la permission de naître pour l’aimer. Mon amie, cette idée a fait évanouir sa colère ; il est resté un moment incertain sur ce qu’il allait dire. Mes yeux étaient fixés sur les siens, mon coeur battait de toute sa force ; je le regardais sans parler ; il me regardait de mème : enfin ce silence a fini par un torrent de larmes qu’il retenait depuis longtemps. Dès que je l’ai vu pleurer j’ai senti qu’il allait pardonner ; je me suis élancée a son cou ; et les premiers mots que sa bouche a prononcés, en se pressant sur mon visage, ont été : Ma fille je te pardonne.

ARGENTINE, embrassant Rosalba avec transport.

Ah ! Rien ne manque à mon bonheur.

ROSALBA.

Venez, mes amis, venez avec moi : je cours chercher Lelio ; je vais le conduire aux pieds de mon père. Soyez les témoins d’une félicité que je dois à ma chère Argentine.

ARLEQUIN.

Mais je n’entends pas bien tout cela. Monsieur Lelio est donc le mari de mademoiselle Rosalba ?

ARGENTINE.

Voilà ce grand secret que j’avais promis de te cacher. De peur qu’il ne fût découvert, je recevais sous mon adresse tes lettres de Monsieur Lelio pour sa femme... Celle d’aujourd’hui...

ARLEQUIN.

Chut, chut, je comprends toute ma méprise : je ne me la pardonnerais pas si j’avais eu besoin d’explication pour me raccommoder avec toi.

Il embrasse Argentine, et puis il prend par la main ses deux enfants.

Mes enfants, vous vous marierez un de ces jours ; si vous avez le bonheur, comme moi, de trouver une honnête femme, souvenez-vous qu’il faut toujours la croire plus que vos propres yeux. Sans cela, point de bon ménage.