LES JUMEAUX DE BERGAME
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE

par FLORIAN

ACTEURS §

  • ARLEQUIN.
  • ARLEQUIN CADET, son jumeau.
  • ROSETTE.
  • NÉRINE.
La scène est à Paris, dans une place publique où est la maison de Rosette. À la porte de cette maison doit être un banc de pierre.
Le théâtre représente un salon.

SCÈNE I. Arlequin, Nérine. §

NÉRINE.

Je te suivrai partout.

ARLEQUIN.

Comme il vous plaira; la rue est libre.

NÉRINE.

Je saurai ce que tu fais, et où tu vas.

ARLEQUIN.

Vous ne saurez rien ; car je vais rester ici à ne rien faire.

NÉRINE.

Mais, dis-moi, je t’en supplie.

ARLEQUIN.

Quoi ?

NÉRINE.

Tu es bien sûre que je t’aime.

ARLEQUIN.

Oui.

NÉRINE.

Et toi, m’aimes-tu?

ARLEQUIN.

Non.

NÉRINE.

Et tu penses, perfide...?

ARLEQUIN.

Un moment, mademoiselle Nérine : êtes-vous capable de m’écouter une minute de sang-froid ?

NÉRINE.

Oui, oui ; parle, parle je t’écoute ; je suis curieuse de savoir comment tu pourras t’excuser de cette indifférence, de cette froideur qui fait le malheur de ma vie ; comment tu pourras me persuader. Mais parle donc, je t’écoute tranquillement.

ARLEQUIN.

Je le vois bien ; mais votre tranquillité me fait peur.

NÉRINE.

Allons, explique-toi, justifie-toi ; parle-moi donc.

ARLEQUIN.

Soyez juste, mademoiselle Nérine : vous savez bien que de ma vie je ne vous ai parlé d’amour d’après cela...

NÉRINE, très vivement.

Tu ne m’en as jamais parlé, scélérat ! Tu ne m’en as jamais parlé ? Te souvient-il des premiers temps que tu étais dans la maison ? Comme tu volais au-devant de ce qui pouvait me plaire ! Comme tu t’empressais de faire tout l’ouvrage que je devais partager ! Tu ne m’abordais jamais qu’avec cet air doux et tendre que tu prends si bien quand tu veux, monstre ; et tu n’appelles pas cela de l’amour ! Dis plutôt que j’ai cessé de te plaire ; dis-moi qu’une autre, plus heureuse, m’a enlevé ton coeur. Mais ne te flatte pas que l’on m’ôtera impunément mon bien : non traître ; non, perfide ; je me vengerai, sois-en sûr ; je punirai ton mépris et puisque l’amour le plus tendre n’a fait de toi qu’un ingrat, je mériterai ton indifférence en m’occupant de te haïr comme je m’occupais de t’aimer.

ARLEQUIN.

Si vous m’écoutez toujours comme cela, jamais vous ne m’entendrez.

NÉRINE.

Mais parle donc, défends-toi ; profite de ce moment de calme.

ARLEQUIN.

Vous savez bien mademoiselle Nérine, qu’il y six mois que j’entrai au service de vos maîtres.

NÉRINE.

Après, après, après.

ARLEQUIN.

En arrivant dans votre maison, je m’occupai de gagner l’amitié de tout le monde ; vous fûtes avec moi plus potie que personne, je fus plus honnête avec vous. Petit à petit votre politesse est devenue de l’amour ; ce n’est pas ma faute vous ne m’avez pas consulté ; car, si vous l’aviez fait, je vous aurais dit Mademoiselle Nérine, je ne vaux pas la peine d’être aimé de vous ; je suis retenu.

NÉRINE.

Comment ! Que veux-tu dire ? Et tu crois:

ARLEQUIN.

Continuons à causer paisiblement. Oui, mademoiselle, j’en aime une autre ; je l’aimais avant de vous connaître : sans cela, peut-être auriez-vous eu la préférence. Vous voyez que je suis toujours poli ; devenez raisonnable, mademoiselle Nérine. Que diable ! Je ne vous ai jamais fait de mal, moi ; pourquoi m’aimez-vous ?

NÉRINE, dans la dernière fureur.

Hé bien, puisque tu le veux, puisque tu le désires, tu peux compter sur la haine la plus implacable. Dès aujourd’hui, je te défends de me parler, de me regarder, de jamais te trouver dans les lieux où je serai. Perfide ! Je te prouverai que tu ne méritais pas une femme comme moi. Et ne t’imagine pas que tu pourras rire avec ta nouvelle maîtresse et te moquer de mes chagrins : non, non ; je saurai me venger.

Elle lui fait faire le tour du théâtre.

Je découvrirai ma rivale, je vous poursuivrai tous les deux, j’allumerai ta jalousie et la sienne, je vous brouillerai, je vous rendrai malheureux l’un par l’autre, je ferai de votre ménage un enfer ; et ton tourment sera la seule occupation et le seul plaisir de ma vie. Adieu.

Elle sort.

SCÈNE II. §

ARLEQUIN, seul.

Cette femme-là a une manière de s’attendrir à laquelle je ne peux pas m’accoutumer ; je tremble comme la feuille toutes les fois qu’elle me parle de tendresse. Ah ! Que Rosette est différente ! Quand je suis près d’elle, je ne tremble jamais de rien, que de ne pas lui plaire assez. Heureusement je dois l’épouser demain : hé bien, malgré notre mariage, je sens que j’aurai toujours cette frayeur-là. Mais la voici.

Rosette sort de sa maison avec une boite à portrait à la main.

SCÈNE III. Rosette, Arlequin. §

ROSETTE.

Bonjour, mon ami, je t’attendais avec impatience. Jamais je ne me suis tant ennuyée qu’aujourd’hui ; c’est sans doute parce que je dois t’épouser demain, et que la veille d’un beau jour est bien longue.

ARLEQUIN.

Je suis comme toi, ma bonne amie. J’ai beau écouter l’horloge à toutes les minutes, elle ne sonne que toutes les heures et quand nous sommes ensemble cette drôlesse-là sonne les heures à toutes les minutes.

ROSETTE.

J’espère que notre mariage ne réglera pas cette horloge.

ARLEQUIN.

Que tiens-tu là ? Voyons, montre vite ; je suis pressé. Pour qui cela ?

ROSETTE.

C’est pour toi ; car c’est moi.

ARLEQUIN, regardant le portrait.

Comment ! Oui, c’est toi. Tu es là.

Il montre le portrait.

Tu es là.

Il montre Rosette.

Tu es ici.

Il montre son coeur.

Tu es partout. Je ne m’étonne plus si je te vois partout.

ROSETTE.

Mon ami, depuis longtemps je t’ai donné mon coeur ; aujourd’hui voilà mon portrait, et demain je serai ta femme.

ARLEQUIN, regrardant le portrait.

Qu’il est joli ! C’est un peintre qui a fait cela, ma bonne amie ; j’en suis fâché : il est sûrement amoureux de toi, ce peintre-là ; car ii faut regarder quelqu’un pour le peindre. Oh ! C’est bien toi.

Il le baise.

Plus je l’embrasse, plus j’ai envie de t’embrasser... Mais non, je dois t’épouser demain ; je n’ai jamais volé personne, il ne faut pas commencer par moi.

Il veut mettre le portrait dans sa poche.

ROSETTE.

Rends-moi ce portrait, mon ami ; le peintre m’a demandé d’y retoucher encore ; c’est l’affaire d’un moment si tu veux venir avec moi, tu l’emporteras tout de suite.

ARLEQUIN, regardant le portrait.

Non, il faut que je m’en aille, car mon maître m’attend pour que je lui rende ses clefs. Nous avons eu une querelle ensemble : il m’a refusé la permission de me marier ; je lui ai dit qu’il n’avait qu’à chercher un autre domestique. Il s’est emporté, et m’a mis à la porte sans vouloir me payer mes gages.

ROSETTE.

Sois tranquille, je suis riche, et demain ma fortune et mamain seront à toi. Va finir tes affaires, et reviens chercher ce portrait avant la nuit.

ARLEQUIN.

Je n’y manquerai pas. Ce qui me fâche le plus de la colère de mon maître, c’est que je comptais lui donner à ma place mon frère jumeau qui est en Italie. Je lui ai écrit, dans cette intention, de venir tout de suite me joindre à Paris. Il arrivera un de ces matins et je ne saurai comment le placer.

ROSETTE.

Nous aurons soin de lui, ne t’en inquiète pas.

ARLEQUIN.

Oh ! Je suis bien sûr que mon frère te plaira ; il est charmant, toujours gai, toujours de honne humeur ; et puis nous nous ressemblons si parfaitement, qu’il est très difficile de nous distinguer. Tout bien réfléchi, je suis bien aise qu’il ne soit pas encore arrivé ; car tu aurais fort bien pu l’épouser à ma place sans t’en douter.

ROSETTE.

Oh ! Que non, mon ami : celui qu’on aime n’a point de jumeau. Mais tu oublies que ton maître t’attend.

ARLEQUIN.

À propos ; sûrement il m’attend : il faut que je m’en aille. Adieu, ma bonne amie. Tache de faire dépêcher ce peintre.

Il s’en va.

ROSETTE.

Oui, oui ; adieu.

ARLEQUIN, revient.

Ma bonne amie, n’oubliez pas que c’est aujourd’hui la veille de demain.

ROSETTE.

Sois tranquille, et va-t’en.

ARLEQUIN.

Oh ! Je m’en vais adieu.

Il revient.

Ma bonne amie, vous ne savez pas, j’ai une peur terrible de mourir avant d’être à demain. Si je mourais, cela romprait-il notre mariage?

ROSETTE.

Si cela t’arrive, je te promets de mourir aussi. Es-tu content ?

ARLEQUIN.

Oh ! C’est trop : pourvu que je te voie me regretter, cela me suffit.

ROSETTE.

Mais veux-tu bien partir ?

ARLEQUIN.

Me voilà parti, adieu, ma chère Rosette.

Il lui baise la main, et ôte son chapeau au portrait en disant.

Adieu, monsieur mon ami.

SCÈNE IV. §

ROSETTE, seule.

Comme il m’aime ! Comme je suis heureuse ! Allons vite faire achever ce portrait et puisqu’il perd à cause de moi tout ce que lui doit son maitre, je mettrai dans la boite tout l’argent dont je peux disposer. Le plaisir le plus vif de l’amour, c’est de donner à celui qu’on aime.

Rosette sort ; et l’on entend derrière la scène Arlequin cadet chanter : on le voit paraître avec une guitare sur la dos.

SCÈNE V. §

ARLEQUIN CADET, seul.

Il chante.
Toujours joyeux, toujours content,
Je sais braver la misère ;
Pour la rendre plus légère,
Je la supporte en chantant.
5 Souvent la vie est importune :
J’ai mon fardeau, chacun le sien :
Ma gaité, voilà ma fortune;
Ma liberté, voilà mon bien.
D’un an de peine et de chagrin
10 Un court plaisir me dédommage ;
Quand je suis au bout du voyage,
Je ne songe plus au chemin.
Du sort je crains peu l’inconstance ;
Tantôt du mal, tantôt du bien ;
15 Travail, repos, plaisir, souffrance ;
Je ne refuse jamais rien.

J’ai beau chanter, je ne peux pas oublier que je meurs de faim. Mais il faut que mon frère soit fou ; il m’écrit à Bergame de venir le joindre à Paris, et il oublie de me donner son adresse. J’ai déjà demandé à plus de cent personnes où demeure monsieur Arlequin, domestique ; ils me répondent tous par des éctats de rire. On aime beaucoup à rire dans ce pays-ci. Oh ! Je rirai aussi, moi, mais quand j’aurai diné. On a beau dire que l’on s’accoutume à tout, voilà plus de trois jours que j’ai faim, et je ne peux pas m’y accoutumer. Allons, du courage ; peut-être ferai-je fortune ici ; je montrerai l’italien, je sais jouer de la guitare, voilà de quoi se pousser dans le monde. D’ailleurs, j’ai ouï dire qu’en France on préfère toujours quelqu’un de médiocre, quand il est étranger, à un homme de mérite qui n’est que du pays ; je suis étranger; je ferai fortune. En attendant, je voudrais bien trouver mon frère. Il me vient une idée ; je vais frapper à toutes les portes que je verrai ; je finirai sûrement par trouver mon frère. Voyons, commençons par celle-ci.

Il frappe à la porte de Rosette. Rosette vient derrière lui.

SCÈNE VI. Rosette, Arlequin Cadet. §

ROSETTE.

Ne frappe pas si fort ; tiens, voilà mon portrait, il est achevé.

Elle lui donne la boîte.

Je n’ai pas le temps de causer avec toi ; la nuit vient, il faut que je rentre dans ma maison. Je t’attendrai demain à huit heures ; notre mariage sera pour neuf. Adieu, mon ami d’ici là, pense toujours à Rosette.

Elle rentre, et laisse Arlequin Cadet stupéfait, avec la boîte à la main.

SCÈNE VII. §

ARLEQUIN CADET.

On m’avait bien dit que les demoiselles de Paris étaient fort prévenantes mais, par ma foi, je n’aurais jamais cru que ce fût à ce point-là.

Il regarde le portrait.

Elle est jolie mademoiselle Rosette ! Mais cette boite me semble bien lourde.

Il l’ouvre.

Des louis d’or ! Elle est charmante, mademoiselle Rosette ! La fortune ne m’a pas fait attendre longtemps dans ce pays-ci. À peine débarqué, je trouve une jolie fille et de l’argent.

Il compte les louis d’or.

Un, deux, trois, cinq. Plus j’y pense, plus je la trouve aimable ; dix, neuf, sept. Oh ! Mon coeur est pour jamais à mademoiselle Rosette.

Ici Nérine arrive, et vient doucement derrière Arlequin cadet, en l’écoutant parler ; celui-ci, après avoir remis l’argent dans la boîte, s’adresse au portrait.

SCÈNE VIII. Arlequin Cadet, Nérine. §

ARLEQUIN CADET.

Oui, charmante Rosette, de toute mon âme je vous épouserai demain ; je vous aimerai, qui plus est ; vous avez des manières si séduisantes que jamais...

Nérine lui arrache la boite avec fureur.

NÉRINE.

Enfin, je te connais, monstre !

ARLEQUIN CADET.

Bon !

NÉRINE.

Je connais ma rivale. C’est donc Rosette que tu me préfères ? C’est Rosette que tu épouses demain ?

ARLEQUIN CADET, à part.

Tenez ! L’on sait déjà mon mariage.

Haut.

Oui, mademoiselle est-ce une raison pour me prendre mon bien ?

NÉRINE.

Ton bien, ton bien, scélérat !... Je ne sais qui me tient que je ne t’arrache les yeux. Perfide ton bien était le coeur de Nérine, qui t’adorait, qui n’aimait que toi, dont la félicité dépendait de toi seul ! Ingrat ! Tu te méprises, tu comptes pour rien mon amour, mes larmes, mon désespoir ! Rien ne m’arrête plus ; il est temps de venger mes injures.

Elle le prend à la gorge, et le secoue rudement.

Il est temps d’étouffer le sentiment qui m’a retenue jusqu’ici. Tu te repentiras de m’avoir trahie, tu gémiras de m’avoir perdue ; je veux te voi à mes genoux me demander pardon, pleurer, mourir de douleur, et je n’en serai que plus inflexible.

Elle le jette contre une coulisse et s’en va.

SCÈNE IX. §

ARLEQUIN CADET, seul.

Hé bien, elle emporte la boîte. Oh, eh, mademoiselle, oh, eh, rendez au moins les louis d’or. Elle ne m’écoute pas : courons après, et tâchons de rattraper mon argent. C’est un singulier pays que celui-ci ! On vous donne d’une main, et l’on vous reprend de l’autre.

Il sort. Arlequin arrive du côté opposé.

SCÈNE X. §

ARLEQUIN, seul.

Grâce au ciel, me voilà libre, et je n’aurai plus à obéir qu’à ma chère Rosette. Ah ! Que c’est différent d’avoir un maître ou une maîtresse ! Cela ne devrait pas s’appeler de même. Frappons a la porte.

Il frappe.

SCÈNE XI. Arlequin, Rosette à la fenêtre. §

ROSETTE.

Qui est là ?

ARLEQUIN.

C’est moi.

ROSETTE.

Que veux-tu ?

ARLEQUIN.

Belle demande ! Le portrait.

ROSETTE.

Quel portrait ?

ARLEQUIN.

Comment, quel portrait ! Le tien. Y en a-t-il-deux dans le monde ?

ROSETTE.

Tu l’as dans ta poche.

ARLEQUIN.

Je l’ai dans ma poche ! Et qui l’y y aurait mis.

Il se fouille.

ROSETTE.

C’est toi ; je te l’ai donné, il n’y a pas un quart d’heure.

ARLEQUIN.

Tu me l’as donné ?

ROSETTE.

Sans doute.

ARLEQUIN.

À moi ?

ROSETTE.

À toi-même, l’as-tu déjà oublié ?

ARLEQUIN.

1

Écoutez, ma bonne amie, c’est sûrement moi qui ai tort ; car il est impossible que vous n’ayez pas raison : mais on ne s’entend jamais bien à cinq ou six toises l’un de l’autre ; faites-moi le plaisir de descendre, je vous en prie.

ROSETTE.

Très volontiers; ce ne sera pas pour longtemps, car voilà la nuit.

Elle descend.

ARLEQUIN, à part.

Que veut-elle dire ? Je sais fort bien que je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre ; mais je n’oublie jamais ce qu’on me donne.

ROSETTE.

Hé bien ! Me voilà que me veux-tu ?

ARLEQUIN.

Je veux mon portrait : vous me l’avez promis ; il faut tenir sa parole.

ROSETTE.

Mais elle est acquittée ma parole ; et tu sais bien...

ARLEQUIN.

Allons, allons, mademoiselle Rosette, finissons cette plaisanterie ; je n’aime point du tout qu on badine sur ces choses-là. Quand on est amoureux tout de bon, ce n’est pas pour rire, mademoiselle.

ROSETTE.

Quoi sérieusement, tu veux me soutenir que je ne t’ai pas donné mon portrait ?

ARLEQUIN.

Non, sans doute, vous ne me l’avez pas donné ; vous m’avez dit de le venir reprendre avant la nuit, et je ne vous ai pas revue depuis ce moment.

ROSETTE.

Arlequin.

ARLEQUIN.

Après ?

ROSETTE.

Avez-vous envie du me fâcher ?

ARLEQUIN.

Comment pourrais-tu le croire ? Tu sais bien que j’en ai tremblé toute ma vie.

ROSETTE.

Hé bien, mon ami, finissons : songe à ce que tu m’as dit si souvent, que jamais il n’y aurait de querelle dans notre ménage voudrais-tu manquer à ta promesse dès la veille ? Je ne l’ai pas mérité ; j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu faire / tu désirais mon portrait, je te l’ai donné avec autant de plaisir que tu m’en as marqué en le recevant. Tu l’as, garde le : n’en parlons plus, et je te souhaite le bonsoir.

Elle veut s’en aller, Arlequin la retient.

ARLEQUIN.

Ma bonne amie...

ROSETTE.

Hé bien ?

ARLEQUIN.

Il est possible que l’amour, le bonheur de vous épouser demain me troublent la cervelle : si cela est, vous devez avoir pitié du mal que vous m’avez fait. Redites-moi donc, par amitié, par complaisance, dans quel endroit, quand et comment vous avez eu tant de plaisir à me donner ce portrait.

ROSETTE.

Ici, il n’y a pas un quart d’henre : je revenais de chez le peintre ; je t’ai trouvé frappant à ma porte ; je t’ai...

ARLEQUIN.

Moi, je frappais à votre porte ?

ROSETTE.

Sans doute. Je t’ai donné la boîte où était le portrait ; et comme tu m’avais dit que ton maître te refusait ce qu’il te doit, j’ai mis dans la boite le peu d’argent que je possédais.

ARLEQUIN.

Comment ! Vous avez mis de l’argent dans la boîte ?

ROSETTE.

Oui, mon ami, en serais-tu fâché ?

ARLEQUIN.

Ni fâché, ni bien aise ; cela ne fait rien à la ressemblance. Ensuite ?

ROSETTE.

Ensuite ? Voilà tout.

ARLEQUIN.

Et tout cela est vrai ?

ROSETTE, émue.

Comment, si cela est vrai !

ARLEQUIN.

Et où l’ai-je mise cette boîte ?

ROSETTE.

Je l’ai laissée dans vos mains. Auriez-vous le projet de rompre avec moi en me niant tout ce que je viens de dire ?

ARLEQUIN, cherchant dans sa poche.

Oh ! Non, ma bonne amie : oh ! Mon Dieu, non. Je t’aime trop pour ne pas te croire plus que je ne me crois moi-même. C’est singulier, voilà tout.

ROSETTE, plus émue.

Quoi vous ne vous souvenez pas...

ARLEQUIN, cherchant toujours dans ses poches.

Si fait, si fait, ma bonne amie, je m’en ressouviens à présent, je m’en ressouviens à merveille. Je vous remercie de votre complaisance, et (il soupire) du portrait que vous m’avez donné je ne le perdrai pas, c’est bien sûr.

ROSETTE.

En vérité, mon ami, je crois que ta tète est un peu troublée : mais cela ne peut me déplaire, et je souhaite de ne te voir jamais plus sage. Adieu mon ami, il fait nuit tout-à-fait je me retire. À demain ; tu ne l’oublieras pas, j’espère ?

ARLEQUIN.

Non sans doute ; et je vous réponds de ne pas me faire attendre.

Elle rentre chez elle, il fait nuit voilà tout.

SCÈNE XII. §

ARLEQUIN, seul.

Il est clair que le diable se mêle de mes affaires, et que c’est lui qui m’a escamoté mon portrait. Or, comme il pourrait fort bien m’escamoter aussi Rosette, je m’en vais me coucher à sa porte, et attendre le bienheureux jour de demain. Je ne bouge pas d’ici.

Il s’assied à la porte de Rosette.

Je ne ferme pas l’oeil de toute la nuit : je m’en vais garder ma maitresse comme j’aurais dû garder son portrait, et nous verrons qui sera le plus fin du diable ou de l’amour.

SCÈNE XIII. Arlequin, Arlequin Cadet. §

ARLEQUIN CADET, se croyant seul.

Je n’ai jamais pu rejoindre cette voleuse : elle ne sait pas sûrement le cruel embarras où elle me met. Que deviendrai-je ? Il fait nuit, et je n’ai pas le sou. Si mademoiselle Rosette n’a pitié de moi, il faudra coucher dans la rue.

ARLEQUIN, à part.

J’entends parler de Rosette.

ARLEQUIN CADET.

J’ai envie d’essayer une petite sérénade, cela engagera peut-être mademoiselle Rosette à m’ouvrir sa porte. En conscience, elle peut bien me donner à souper la veille de notre mariage. Voyons.

Il prépare sa guitare.

ARLEQUIN, se levant.

Que dit-il donc de mariage ?

ARLEQUIN CADET.

Avec tout cela, cette voleuse m’a paru gentille ; sa colère m’aurait gagné le coenr, si elle ne m’avait pas pris mes louis d’or. Oh ! Rosette vaut mieux, elle donne au lieu de prendre. Allons, chantons-lui quelque joli couplet quand on veut plaire, et qu’on n’a pas beaucoup d’amour, il faut tâcher d’avoir un peu d’esprit.

Il accorde sa guitare.

ARLEQUIN, aiguise sa batte sur la terre.

J’accorde aussi ma guitare, moi.

ARLEQUIN CADET s’assied sur le banc de pierre, et chante.

Daigne écouter l’amant fidèle et tendre
Qui vient encor te parler de ses feux ;
Lorsqu’il ne peut ni te voir ni t’entendre,
20 En te chantant, il est moins malheureux.

SCÈNE X.V. Arlequin, Arlequin Cadet, Rosette à la fenêtre. §

ROSETTE.

Est-ce toi, mon ami ?

ARLEQUIN CADET.

Oui, c’est moi.

ARLEQUIN, à part.

Comment ! Elle lui parle !

ROSETTE.

Je t’écoute avec un plaisir...

ARLEQUIN CADET.

Oh ! Je ne te rendrai jamais celui que m’a fait ton portrait.

ARLEQUIN, à part.

Son portrait !

ARLEQUIN CADET, chante.

À chaque instant je veux revoir ce gage
Qui me promet d’éternelles amours;
J’ai beau sentir dans mon coeur ton image,
Mes yeux jaloux la désirent toujours.

ARLEQUIN, à part.

J’ai bien envie de frotter les oreilles à ce chanteur-là.

ARLEQUIN CADET, à Rosette.

Que dis-tu ?

ROSETTE.

Je ne dis rien, mon cher ami, j’écoute.

ARLEQUIN, à part.

Ah ! La perfide ! J’étoufferai, je crois s’il dit encore un couplet.

ARLEQUIN CADET, à Rosette.

Tu demandes encore un couplet ?

Il chante.
25 Pourquoi veux-tu que ma bouche répète
Le doux serment dont mon coeur est lié ?
Regarde-toi, ma charmante Rosette,
Et tu verras s’il peut être oublié.

ARLEQUIN, à part.

Ce drôle-là me fera mourir de chagrin, mais je ne mourrai pas sans m’être vengé.

Il donne des coups de batte à son frère.

Voici ma musique à moi.

ROSETTE, à la fenêtre.

Ô ciel ! Courons à son secours.

SCÈNE XV. Arlequin, Rosette. §

ARLEQUIN.

Je voudrais bien savoir comment elle pourra s’excuser de tout ce que je viens d’entendre.

ROSETTE, à tâtons.

Mon cher ami, où es-tu ? N’es-tu pas blessé ? Parle vite.

ARLEQUIN.

Oui, oui, je suis blessé, et cruellement blessé. La voilà donc cette Rosette dont j’étais si sûr la veille de son mariage, elle trahit son mari... Allez, je vous connais à présent, et je ne vous aime plus. Oh ! Je sais bien que j’en mourrai d’avoir prononcé ce mot-là, mais je vous le dirai cent fois pour mourir plus vite ; je ne vous aime plus, je ne vous aime plus, je ne vous aime plus.

ROSETTE.

Je te supplie de me répondre. Que peux-tu donc me reprocher ?

ARLEQUIN.

Ah ! Ce n’est qu’a ceux que l’on estime encore que l’on fait des reproches, et je n’ai rien à vous reprocher. Adieu.

Il s’éloigne ; dans le moment Nérine paraît.

SCÈNE XVI. Arlequin, Rosette, Nérine. §

NÉRINE, à part.

J’entends la voix de mon traître assurons-nous de sa perfidie.

ROSETTE, qui a seule entendu ces derniers mots.

Mais que parles-tu de perfidie ? Arlequin, mon cher Arlequin, écoute-moi.

Ici Arlequin cadet, qui s’était enfui, arrive ; entendant les derniers mots de Rosette, il va du coté de Nérine.

SCÈNE XVII. Arlequin, Arlequin Cadet, Nérine, Rosette. §

ARLEQUIN CADET, à Nérine qu’il prend pour Rosette.

Me voici ; puis-je te parler ?

ARLEQUIN, qui prend la voix de son frère pour celle de Rosette.

Vous parlerez tant qu’il vous plaira, rien ne peut vous justifier.

ROSETTE.

Je suis au désespoir.

ARLEQUIN CADET, à Nérine, qu’il trouve toujours près de lui.

Pourquoi cela, ma chère Rosette.

NÉRINE, à part.

J’ai peine à contenir ma fureur.

ARLEQUIN CADET, à Nérine.

Tu es trop bonne d’être en colère : ce qui m’est arrivé n’est rien : ils étaient cinq ou six contre moi ; sans cela je les aurais frottés d’importance.

ROSETTE, qui l’entend.

Mais où es-tu donc ?

ARLEQUIN CADET.

Je suis ici.

ARLEQUIN, à part.

Qui est-ce donc que j’entends ?

ARLEQUIN CADET, à Rosette.

C’est moi que tu entends.

ROSETTE, prend sa main.

Est-ce toi ?

ARLEQUIN CADET.

Oui, c’est moi.

NÉRINE, le saisit.

Oh! je te tiens; tu ne m échapperas pas.

Arlequin cadet se trouve entre Rosette et Nérine.

ARLEQUIN, s’en allant dans la maison de Rosette.

Tâchons de nous éclaircir.

SCÈNE XVIII. Nérine, Arlequin Cadet, Rosette. §

ROSETTE.

Eh quoi ! Tu me trahissais.

NÉRINE.

Tu croyais donc me tromper, scélérat !

ARLEQUIN CADET.

Le diable m’emporte si je sais un mot de ce que vous me voulez ! Au nom du ciel, mademoiselle Rosette, ne vous en allez pas ; et vous, esprit, diable, lutin invisible, ne me serrez pas si fort, car j’étrangle.

NÉRINE.

Point de grâce, perfide !

SCÈNE XIX. Arlequin Cadet, Nérine, Rosette, Arlequin qui apporte de la lumière. §

ARLEQUIN.

Quoi ! C’est mon frère de Bergame.

NÉRINE.

Comment ! Ils sont deux ! Tant mieux.

ARLEQUIN CADET, court embrasser son frère.

Ah ! Mon cher frère, c’est toi !

Ils s’embrassent.

ARLEQUIN.

Mon cher ami, je suis fort aise de te revoir, quoique vous ne vous conduisiez pas en trop bon frère.

ROSETTE.

Quelle ressemblance mais mon coeur n’en est pas la dupe.

Elle prend la main de l’aîné.

ARLEQUIN.

Il l’a été cependant ; car vous lui avez donné votre portrait.

ARLEQUIN CADET.

Mademoiselle Nérine sait bien ce qu’il est devenu. Écoutez, mademoiselle, j’ignore si mon frère a des torts avec vous ; mais il est sûr que je ne suis ici que d’aujourd’hui. Comme j’arrivais, mademoiselle Rosette est venue très poliment me donner son portrait et de l’argent ; l’instant d’après, vous êtes venue m’arracher l’un et l’autre, et vous avez disparu comme un éclair, en me reprochant que j’étais insensible à votre amour, tandis que j’aurais donné tous les trésors du monde pour avoir le plaisir de vous voir un moment de plus.

ARLEQUIN.

D’après ce qu’il vous dit, mademoiselle, il me semble que vous pourriez troquer ce portrait-là contre l’original du mien.

Il montre son frère.

NÉRINE.

Vous m’avez appris qu’il faut se connaître avant de s’aimer.

ARLEQUIN CADET.

Voyez mon étourderie ! Avec vous, j’ai commencé par la fin. D’ailleurs, vous connaissez mon frère ; c’est tout comme si vous me connaissiez : vous voyez que je lui ressemble trait pour trait. La seule différence qu’il y ait entre nous deux, c’est que je suis le cadet et si vous aviez la bonté de m’aimer, je me croirais l’aîné de la famille.

ARLEQUIN.

Allons, mademoiselle Nérine ; il dépend de vous seule que nous soyons tous les quatre heureux.

ARLEQUIN CADET.

He bien ?

NÉRINE.

Hé bien, je vois qu’il faut d’abord lui rendre son portrait, et puis nous verrons s’il faudra vous donner le mien.

ARLEQUIN.

Mes amis, nous voilà tous contents ; aimons-nous bien, mais si vous m’en croyez, n’habitons pas dans la même maison il pourrait arriver des méprises de plus grande conséquence que celle d’aujourd’hui.

VAUDEVILLE. §

ARLEQUIN CADET, à Nérine.

La foi que vous m’avez promise,
30 Ne la dois-je qu’à votre erreur ?
Trop souvent c’est une méprise,
Lorsque l’on croit être au bonheur.
Dissipez ma frayeur extrême
En me promettant de nouveau
35 Que vous m’aimerez pour moi-même,
Et non pas comme son jumeau.

NÉRINE.

Éloignez de vaines alarmes,
L’hymen unira nos deux coeurs :
D’un rival vous avez les charmes,
40 Mais vous n’avez pas ses rigueurs.
Pour fixer mon âme incertaine,
L’amour me prête son flambeau ;
À l’aimer je perdis ma peine,
Vous ne serez pas son jumeau.

ARLEQUIN, à Rosette.

45 Souviens-toi bien de l’imposture
Qui pensa faire mon malheur :
En amour la moindre piqûre
Blesse profondément le coeur.
Si jamais un amant fidèle,
50 Brûlant d’un feu toujours nouveau,
Te jure une ardeur éternelle,
Prends-y garde, c’est mon jumeau.

ROSETTE, au cadet.

Mon ami, devenez mon frère,
L’amitié vaut bien les amours ;
55 Et si votre soeur vous est chère,
Je vous reconnaîtrai toujours.
À Arlequin.
Je devais me laisser surprendre,
L’amour n’a-t-il pas un bandeau ?
Si mon coeur a pu se méprendre,
60 Ce n’était que pour ton jumeau.