PHÈDRE
TRAGÉDIE LYRIQUE
EN TROIS ACTES

M. DCC. LXXXVI. Par exprès Commandement de Sa Majesté.

Paroles du Sieur * * * , Musique du Sieur LE MOINE.

DE P. R. C. BALALRD, seul imprimeur pour la musique de la Chambre, Menus-plairis, et grande chapelle du Roi, et de Monseigneur Comte et Madame Comtesse d’Artois.

ACTEURS §

  • PHÈDRE, La Dlle. St. Huberty.
  • THÉSÉE, Le Sr. Chéron.
  • HIPPOLYTE, Le Sr. Rousseau.
  • OENONE, La Dlle. Gavaudan, c.
  • LA GRANDE PRETRESSE DE VÉNUS, La Dlle. Gavaudan l.
  • UN GRAND DE L’ÉTAT, Le Sr. Chardiny.
  • UN CHASSEUR, le Sr. Moreau.
  • GARDES.
La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse.

ACTE I §

Le théâtre représente la campagne voisine de Trézène; les Edifices de la ville paraissent dans le fond, à droite; dans le fond, à gauche, on voit un côteau couvert d’une forêt, et sur la droite s’élève un temple nouvellement bâti, et consacré à Vénus. Le jour est à son aurore.

SCÈNE PREMIÈRE. Hippolite, Troupe de Chasseurs. §

HIPPOLITE.

Le jour paraît, déjà l’Aurore
A rougi la cime des monts :
L’Écho devrait déjà retentir de nos sons ;
Qu’attendons-nous encore ?
5 Prenez vos flèches, vos carquois ;
Diane au fond des bois, Diane nous appelle ;
Mais avant de partir, que nos coeurs et nos voix
S’élèvent vers les Cieux pour chanter l’Immortelle .
Jurons d’obéir à ses lois.
10 Ô Diane, chaste déesse,
Viens nous combler de tes bienfaits,
Toi seule as des plaisirs parfaits,
Ils ne coûtent point de faiblesse,
Ils ne coûtent point de regrets.

LE CHOEUR

15 Ô Diane, chaste déesse,
Viens nous combler de tes bienfaits,
Toi seule as des plaisirs parfaits,
Ils ne coûtent point de faiblesse,
Ils ne coûtent point de regrets.

HIPPOLITE.

20 Si ta bonté prit soin de ma jeunesse,
Si dans mon coeur tu conservas la paix;
Fille du Ciel, fait que dans ma vieillesse
Je puisse encor jouir des biens que tu nous fais.

LE CHOEUR.

Ô Diane, chaste déesse,
25 Viens nous combler de tes bienfaits ;
Arme nos bras, anime notre ivresse,
Nous te suivons dans les forêts.

HIPPOLITE.

Ô grand Thésée, ô mon auguste père,
Tandis que des brigands tu délivres la terre,
30 Je poursuis les monstres des bois;
Et la chasse
Me retrace
Et ta valeur, et tes exploits.
Quel beau jour ! Quel air pur ! Le Ciel est sans nuages,
35 Tout nous offre d’heureux présages,
Tout s’embellit au gré de nos désirs.

LE CHOEUR.

Déesse des boccages,
Appelle les Zéphyrs;
Défends aux noirs orages
40 De troubler nos plaisirs.

SCÈNE II. Les Précédents, Une Prêtresse de Vénus. §

LA PRÊTRESSE à Hippolite.

Seigneur, avec sa Cour, Phèdre en ces lieux s’avance ;
Par des voeux qu’elle y vient offrir,
Elle y va de Vénus implorer la clémence,
Du seul nom de Vénus ces lieux vont retentir.

CHOEUR de Chasseurs.

45 Vénus !

HIPPOLITE, à la Prêtresse.

Rassurez-vous, Prêtresse:
Nous ne troublerons pas
Les mystères de la Déesse ;
Et de ces lieux bientôt nous éloignons nos pas.
La Prêtresse sort.

LE CHOEUR.

Ô Diane, chaste déesse,
50 Viens nous combler de tes bienfaits ;
Arme nos bras, anime notre ivresse ;
Nous te suivons dans les forêts.
Ils partent pour la chasse, et montent sur le côteau qui est dans le fond.

SCÈNE I.I. Phèdre, OEnone, Femmes de Phèdre. §

Dès que Phèdre aperçoit Hippolite qui s’éloigne, elle s’arrête et fixe les yeux sur ce Prince, jusqu’à ce qu’elle le perde entièrement de vue, puis elle va se placer en face du temple sur un trône qui lui est élevé.

LE CHOEUR.

Divine Cithérée,
Déesse des beaux jours,
55 Descends de l’Empirée,
Avec tous les amours.
D’une reine chérie
Viens calmer les douleurs :
Doux charme de la vie,
60 Viens régner sur nos coeurs.

OENONE.

Rends-lui la paix qui l’abandonne.

PHÈDRE.

Voeux superflus ! Inutiles efforts !
Au milieu des plaisirs le trouble m’environne.

OENONE.

Le calme renaîtra :

PHÈDRE.

Du calme ! chère oenone,
65 Il n’en est plus pour moi que sur les sombres bords.

OENONE.

Ne cesserez-vous pas de répandre des larmes ?
La gloire d’un époux, l’amour d’un peuple heureux,
Tout doit suspendre vos alarmes.

PHÈDRE.

Les plaisirs de la terre ont-ils assez de charmes
70 Pour appaiser les maux qui nous viennent des Dieux ?

OENONE, à la statue de Vénus.

Reine de Gnide, âme de la nature,
Change en un doux repos les tourments qu’elle endure.
On brûle l’encens, on fait les cérémonies religieuses, et on chante l’hymne à Vénus.

LA GRANDE PRÊTRESSE.

Vénus ! Du haut des Cieux
Tu souris à La terre,
75 Et la nature entière
S’embellit à tes yeux.

LE CHOEUR.

Vénus ! Du haut des Cieux
Tu souris à La terre,
Et la nature entière
80 S’embellit à tes yeux.

LA GRANDE PRÊTRESSE.

La volupté te devance
Le plaisir te suit ;
Devant toi l’indifférence
S’anime, ou s’enfuit.

CHOEUR GÉNÉRAL.

85 Vénus ! Du haut des Cieux
Tu souris à La terre,
Et la nature entière
S’embellit à tes yeux.

LA GRANDE PRÊTRESSE.

Plaignons ceux qui de ton ivresse
90 N’ont jamais connu la douceur :
Dans le repos ils perdent leur jeunesse ;
Pour le repos ils perdent le bonheur.

CHOEUR GÉNÉRAL.

Vénus ! Du haut des Cieux
Tu souris à La terre,
95 Et la nature entière
S’embellit à tes yeux.

PHÈDRE, à Vénus.

Ô toi, dont la présence allume
Le feu qui dévore mon coeur !
Vénus ! Adoucis la rigueur
100 Du mal secret qui le consume.
Si les maux des mortels peuvent toucher les Dieux,
Qui plus que moi mérite ta clémence ?
Ah ! Dissipe, par ta puissance,
Le trouble affreux qui me suit en tous lieux.
105 Prends pitié de ma souffrance,
Sois sensible à mes tourments :
À mon coeur rends l’espérance,
Et rends le calme à mes sens.

CHOEUR des femmes de Phèdre.

Prends pitié de sa souffrance;
110 Sois sensible à ses tourmens.

PHÈDRE.

De douleurs, de désirs, de frayeurs agitée,
J’appelle ce repos que je ne sens jamais ;
D’un objet qui me suit sans cesse tourmentée,
Au pied de tes autels je demande la paix,
115 Et je tremble d’être écoutée.
Ah ! Du moins s’il m’était permis,
Dans mes voeux insensés, d’en espérer le prix,
Je chérirais mon infortune.
Que ne puis-je échapper à la foule importune,
120 M’envelopper de l’ombre de la nuit,
M’éloigner, m’égarer dans un lieu solitaire,
Au silence des bois confier ma misère !...
Peut-être y trouverais-je un bonheur qui me fuit !
Ah ! Suivons le Dieu qui m’entraîne,
125 Oublions mes douleurs.
De monts en monts, de plaine en plaine,
Suivons un essaim de chasseurs.
Déjà je ne sens plus ma peine ;
De la trompe le son bruyant
130 Rassure ma marche incertaine ;
Je le vois... je l’entends... voilà le plus vaillant
Des satellites de Diane...

CHOEUR DE PRÊTRESSES.

Diane ! Ô délire profane !

PHÈDRE.

Où suis-je ? Qu’ai-je dit? Ô fatal abandon !

CHOEUR de femmes qui se jette sur les degrés du temple.

135 Pardonne-lui, Déesse tutélaire ;
De longs chagrins ont troublé sa raison.

PHÈDRE, à Vénus.

Tout mon crime c’est la colère,
C’est toi qui trouble ma raison.
À ses femmes.
Fuyez, éloignez-vous.

LE CHOEUR.

Le destin nous rassemble,
140 Pourquoi vous séparer de nous ?

PHÈDRE.

Du Ciel évitez le courroux.

LE CHOEUR.

Nous le prirons ensemble,
Nous le prirons pour vous.

PHÈDRE, à Vénus.

Accable-moi de ta colère,
145 Ô Vénus, je m’offre à tes coups.

LE CHOEUR.

Déesse tutélaire,
Appaise ton courroux.

PHÈDRE, à ses femmes.

Je vous l’ordonne, éloignez-vous.
Elles sortent.

SCÈNE IV. Phèdre, OEnone. §

OENONE.

Qui peut de la Déesse exciter la vengeance ?
150 Auriez-vous de Vénus méprisé la puissance ?

PHÈDRE.

Hélas !

OENONE.

Parler, rompez ce funeste silence.

PHÈDRE.

Cesse, cesse de rechercher
De mes douleurs la source impure :
Dis-moi plutôt de les cacher,
155 Dis-moi de me soustraire à toute la nature.

OENONE.

D’où vient ce désespoir affreux ?
Pourquoi le juste ciel est-il sourd à vos voeux ?

PHÈDRE.

Des voeux ! Hélas ! Dans ma misère,
Il m’est défendu d’en former.
160 Du mal dont je rougis cesse de t’informer.

OENONE.

Achevez d’éclaircir ce terrible mystère,
Au nom de l’amitié, laissez-vous attendrir.

PHÈDRE.

Laisse-moi me taire, et mourir.

OENONE.

Mourir ! Dieux ! Songez-vous qu’en perdant la lumiére,
165 Vous abandonnez vos enfants.

PHÈDRE.

Que dis-tu?

OENONE.

Voulez-vous qu’? la fleur de leurs ans,
Soumis au fils de l’Étrangère....

PHÈDRE.

Dieux ! De quel souvenir viens-tu frapper mes sens?

OENONE.

Vous faites éclater une juste colère :
170 Ce prince qui longtemps mérita vos rigueurs,
Sans doute cause encor vos nouvelles douleurs.
Ce superbe Hippolite....

PHÈDRE.

Ah, si je te suis chère,
Ne me dis plus ce nom qui me glace d’effroi.

OENONE.

Vivez pour lui ravir le sceptre qu’il espère,
175 Vivez pour votre époux, pour vos enfants, pour moi.

PHÈDRE, sans écouter oenone.

Les malheurs font-ils donc oublier qu’on est mère ?

OENONE.

Si vous résistez à mes pleurs:
Cédez au moins à la nature ;
Ne me cachez plus vos douleurs,
180 A vos pieds je vous en conjure;
Ne résistez plus à mes pleurs,
Cédez, cédez à la nature.

PHÈDRE.

Tu le veux, apprends donc le comble des horreurs ;
Un désir criminel... Dieu ! Que vais-je lui dire ?

OENONE.

185 Vous aimez.

PHÈDRE.

Laisse-moi me dérober au jour.

OENONE.

Vous aimez.

PHÈDRE.

J’ai tout le délire,
Toute la fureur de l’amour.

OENONE.

Quel est celui qui vous l’inspire ?

PHÈDRE.

Je n’en ai que trop dit.

OENONE.

Est-il dans votre cour ?

PHÈDRE.

190 Sans cesse je le vois. Esclave infortunée
Toujours vers mon tyran je me sens entraînée.
En vain j’ai résisté : présageant mes malheurs,
J’ai voulu dans leur source étouffer mes fureurs.
Vains efforts ! J’ai voulu contre celui que j’aime
195 Détourner les tourments que j’endurais moi-même ;
J’ai voulu lui prescrire un exil éternel,
J’ai voulu l’accabler du courroux paternel...

OENONE.

Ô ciel ! C’est Hippolite !

PHÈDRE.

D’où le sais-tu ? Qui te l’a dit ? Les Dieux
200 Gravent-ils sur mon front le trouble qui m’agite ?
Ce nom, ce nom fatal se lit-il dans mes yeux ?

OENONE.

Étouffez de coupables feux.

PHÈDRE.

Les étouffer ! Ma fureur s’en augmente.
Au matin, dans le jour, dans l’horreur de la nuit,
205 Je revois cette image, et terrible et charmante ;
Je l’évite, elle me poursuit,
Je veux l’atteindre, elle me fuit.

OENONE.

Ô Vénus !

PHÈDRE.

Je le vois encore.
Oui, cest lui... Les voilà ces funestes attraits.
210 Je l’entends ; il me dit : coupable, je te hais ;
Je lui réponds : je t’adore.

OENONE.

N’a-t-il point pénétré le feu qui vous dévore ?

PHÈDRE.

L’insensible ! Sait-il ce que peut un regard
Que sur moi malheureuse il jetta par hasard ?
215 Fatale destinée ! Ô jour cher et terrible,
Où je vis, où j’aimai ce farouche vainqueur !
L’orage s’éleva dans mon âme paisible,
Un feu.... l’amour.... Vénus s’empara de mon coeur ;
Je connus le malheur en devenant sensible.
220 J’ai voulu dans mon sein renfermer mes douleurs,
Hélas ! Mes maux avaient pour moi des charmes ;
Victime de l’amour je chérissais mes pleurs,
Et je craignais de voir tarir mes larmes.

OENONE.

Dieux ! Si dans ce moment d’alarmes
225 Votre époux...

PHÈDRE.

Que dis-tu ? Cet époux menaçant
À mes yeux effrayés est sans cesse présent.
Je crois voir... Ciel ! Je vois le père d’Hippolite ;
Tout mon sang se glace d’effroi.
Un dieu vengeur l’accompagne et l’irrite,
230 Avec lui tout l’enfer est armé contre moi.
Et cependant l’amour déchire encor mon âme ;
En vain l’époux que je trahis
Me menace; malgré le courroux qui l’enflamme,
Je cherche dans ses traits, tous les traits de son fils.
235 Un Dieu vengeur l’accompagne et l’irrite.
Tout mon sang se glace d’effroi,
Tous les enfers sont à sa suite,
Tous les enfers sont armés contre moi.

SCÈNE V. Phèdre, OEnone, Peuple, Grands de l’État. §

CHOEUR, de loin.

Ô Destin déplorable !
240 Ô malheur effroyable !

OENONE.

D’où partent ces sombres clameurs ?

UN CORIPHÉE.

Ô Reine, il n’est plus temps de cacher nos douleurs :
Vous demandez en vain le retour de Thésée.

PHÈDRE.

Ciel !

LE CORIPHÉE.

Par un vain espoir cessez d’être abusée ;
245 Secondant d’un ami les dangereux efforts,
Thésée est descendu sur les rivages, sombres ;
Pour le punir, le roi des morts
Le retient pour jamais dans l’empire des ombres.
Un nouveau trouble encore ajoute à vos chagrins,
250 On chérit Hippolite, et le peuple peut-être
Osera balancer sur le choix de son maître ;
Opposez-lui vos ordres souverains.
Au nom de votre fils reprenez la puissance
Que votre époux a remise en nos mains.
255 Vous pouvez étouffer un trouble à sa naissance ;
Daignez voir Hippolite, et daignez l’avertir
Qu’il doit perdre à l’empire une injuste espérance.

OENONE.

Qui mieux que vous peut lui faire chérir
Le devoir et l’obéissance.

LE CORIPHÉE.

260 Oubliez, s’il se peut, d’anciens ressentiments,
Avec le Choeur.
Ah ! Sacrifiez-les au salut de l’empire.

OENONE à part, à Pphèdre.

Le terme de vos maux expire ;
Vénus se lasse enfin de causer vos tourments.

PHÈDRE, à part.

Grands Dieux ! dans quels moments
265 Me laissez-vous le soin de mon empire ?

LE PEUPLE et LES GRANDS.

Dans le malheur qui menace l’empire,
Rassurez-nous, Dieux justes, Dieux puissants !

LE CORIPHÉE, les Grands de l’État, et Choeurs de femmes, à Phèdre.

En vous seule Trézène espère,
Trézène obéit à vos lois ;
270 Auguste Reine, tendre mère,
Veillez sur le fils de nos Rois.

OENONE, à Phèdre.

Le sort ne vous est plus contraire,
Prenez le sceptre de nos rois :
En vous seule Trézène espère,
275 Le Ciel applaudit à son choix.

TROUPE DE PEUPLE dans le fond.

Ô toi qui nous ravis un père,
Écoute nos plaintives voix ;
Dieu terrible, Dieu du tonnerre,
Veille sur le fils de nos rois.

ACTE II §

Le théâtre représente une Galerie du Palais des Rois de Trézène.

SCÈNE PREMIÈRE. Phèdre, OEnone. §

OENONE.

280 Enfin les Dieux sont touchés de vos larmes.
Tout vous obéit en ces lieux ;
Dans le tombeau Thésée emporte vos alarmes,
Vous ne rougirez plus d’un soupir amoureux,
Pour vous enfin la vie aura des charmes.

PHÈDRE.

285 Je ne m’en défends pas. Je vois avec plaisir
Briller un rayon d’espérance.
Si je ne puis retrouver l’innocence,
C’est un soulagement d’avoir moins à rougir.

OENONE.

À calmer vos ennuis aujourd’hui tout conspire,
290 Ce jour vous sauve un crime, et vous donne un empire.

PHÈDRE.

Ah ! Qu’il me sera doux, si je puis le donner !
Qu’il sera doux de couronner
Celui pour qui seul je respire !

OENONE.

Quoi ! Lorsque votre fils est reconnu pour roi,
295 Hippolite obtiendra le trône qu’il espère ?

PHÈDRE.

Puis-je lui refuser l’héritage d’un père ?
Puis-je régner sur lui quand il règne sur moi ?
Mais n’as-tu point, OEnone, entendu de murmure ?
Le peuple consent-il à recevoir mes lois ?

OENONE.

300 Ne craignez rien, votre puissance est sûre,
Votre fils est nommé d’une commune voix.

PHÈDRE.

Et qu’a dit Hippolite en recevant un maître ?

OENONE.

S’il regrette l’Empire, il n’en fait rien connaître;
Quand il a su qu’à votre fils
305 Tous les États étaient soumis,
Il n’a point murmuré. Dans sa douleur profonde,
La mort seule d’un père occupe ses esprits ;
Il semble oublier tout le monde,
Pour ne songer qu’à son malheur.

PHÈDRE.

310 Et j’irais porter la fureur
1
Dans cette âme innocente et pure !

OENONE.

Le doux accent de la nature
Est encore muet dans son coeur.

PHÈDRE.

Et moi criminelle et parjure,
315 Je pourrais troubler son bonheur !
Non.

OENONE.

Devant vous il doit bientôt paroître.

PHÈDRE.

Ô ciel !

OENONE.

Le craignez-vous?

PHÈDRE.

Ah ! c’est moi que je crains.

OENONE.

Espérez tout, et vous verrez peut-être,
Succéder le bonheur à de si longs chagrins.

PHÈDRE.

320 Le bonheur ! En est-il pour un coeur trop sensible.

OENONE.

On n’est pas à l’amour pour toujours inflexible.

PHÈDRE.

Il le sera toujours.

OENONE.

Consentez à le voir.

PHÈDRE.

Je tremble d’y songer.

OENONE.

Ne songez qu’à l’espoir.
325 D’obéir à vos lois il ne peut se défendre;
Esclave, s’il vous perd, s’il vous aime, il est roi.

PHÈDRE.

Au penchant de son coeur que l’on aime ? se rendre !
Tu me perds... mais mon coeur est complice avec toi.
ENSEMBLE.

OENONE.

Pardonne lui ciel qui vient de l’entendre.
330 Toi qui te plais à l’enflammer,
Rends sensible un héros qu’elle aime ;
De son erreur n’accuse que toi-même
Glace son coeur, ou permets lui d’aimer.

PHÈDRE.

Ô toi, que je n’ose nommer,
335 N’accable pas un coeur qui taime
De mon erreur n’accuse que toi-même,
Fais-toi haïr, ou laisse-moi t’aimer.
OEnone sort.

SCÈNE II. §

PHÈDRE, seule.

OEnone m’a quittée ; elle fuit, que fait-elle ?
Il va venir... c’est Phèdre qui l’attend.
340 Soumise, je verrai ce superbe rebelle ;
Je n’oserai l’aborder qu’en tremblant ;
Mon front va se couvrir d’une rougeur mortelle,
Ma honte, tout va me trahir.
Épouse, mère criminelle,
345 L’aspect de la vertu va me faire frémir.
Il va venir... je tremble, je frissonne,
Dieu cachez-lui mon trouble et mon effroi ;
Toi qui me perds ; ah ! cher prince, pardonne ;
Vois mes tourments, ils viennent tous de toi.
350 D’un fol amour déplorable victime,
L’espoir même me fait horreur ;
Malheureuse ! C’est dans le crime
Que je vais chercher le bonheur.
Il va venir... ma force m’abandonne.
355 Non, je ne puis. Fuyons loin de ces lieux ;
Cachons-nous... Le voici ! Soutenez-moi, grands Dieux !

SCÈNE III. Phèdre, Hippolite. §

HIPPOLITE.

Hippolite se rend aux ordres de la Reine.

PHÈDRE.

Oui, Prince ; en ce moment de pleurs,
Phèdre veut partager le poids de vos douleurs ;
360 Approchez,
À part.
Je respire à peine.
Haut.
Vous savez que Thésée aux Enfers descendu,
Aux voeux de ses sujets ne peut être rendu.

HIPPOLITE.

Hélas ! Il est trop vrai que le destin contraire
Au plus tendre des fils ravit le meilleur père.
365 Ô Diane, aujourd’hui quand tu reçus mes voeux,
Tu ne m’annonçais pas un sort si malheureux.

PHÈDRE, à part.

Ô divine candeur !
Haut.
La fortune ennemie
De toutes ses rigueurs vous accable à la fois ;
Et malgré vos vertus, et malgré tous vos droits,
370 La couronne vous est ravie.

HIPPOLITE.

Mon père ne vit plus, et mon coeur accablé
D’aucun malheur plus grand ne peut être troublé.
Vous avez votre fils, et n’êtes pas ma mère...

PHÈDRE.

Ah ! Prince, je sens bien que je ne la suis pas ;
375 Mais mon coeur s’y méprend, et cette erreur m’est chère ;
Dans ce moment terrible, hélas !
Que je serais tranquille, et que je serais fière,
Si le Dieu qui m’accable oubliant son courroux,
M’avait donné pour fils un prince tel que vous !

HIPPOLITE.

380 Qui peut vous inspirer des sentiments si doux
Pour moi, qui si longtemps ai paru vous déplaire ?

PHÈDRE.

Phèdre, il est vrai, Seigneur, vous a persécuté ;
Pour m’éloigner de vous, je vous ai tourmenté.
Je tremblais, je fuyais au seul nom d’Hippolite ;
385 Mais vous n’avez pas su ce qu’il m’en a coûté,
On ne hait pas toujours l’objet que l’on évite.
Puisse tous les tourmenTs que je vous ai causés
Par l’amour le plus tendre être tous effacés !
Connaissez le dessein qu’un Dieu puissant m’inspire,
390 En vain de vos aïeux on vous ravit l’empire,
Je prétends réformer une odieuse loi ;
C’est vous, Seigneur, c’est vous, que j’ai choisi pour roi.

HIPPOLITE.

Quel Dieu vous intéresse au fils d’une étrangère.

PHÈDRE.

On peut aimer, Seigneur, sans être mère.

HIPPOLITE.

395 Eh ! Quoi ! Je ravirais la couronne à mon frère ?

PHÈDRE.

Il sera votre fils ; mon unique plaisir
Sera de lui montrer comme il faut obéir.
Qui mieux que vous peut lui servir de père !

HIPPOLITE.

Moi ! Songez-vous ?...

PHÈDRE, à part.

Ô Ciel ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ?
Haut.
400 Ah ! Seigneur, les malheurs égarent mon esprit ;
D’un trouble en vous voyant je ne puis me défendre.
2
Je ne sais quelle erreur, fatale à mon repos,
Sans cesse offre à mes yeux l’image d’un héros.
C’est en vain qu’aux enfers le sort l’a fait descendre,
405 Je crois toujours le voir, je crois toujours l’entendre ;
Puisque vous respirez, il voit encor le jour,
Un Dieu consolateur le rend à mon amour.
Vivez, régnez pour lui. Que ne puis-je vous rendre
Tout le plaisir que je goûte à vous voir,
410 Et que je goûte à vous entendre !
Sur le trône allez vous asseoir.
Venez : à vos sujets je veux donner l’exemple
De l’amour qu’on doit à ses Rois.
Phèdre à l’instant va les conduire au temple,
415 Nous allons tous jurer d’obéir à vos lois.
Tout vous sera soumis, et mon coeur, et Trézène.
Je range sous vos lois et l’Empire, et la reine,
Plus fière d’obéir que de vous commander.
Venez ; qui peut vous retarder ?
420 À vous comme à mon roi tout mon coeur s’abandonne ;
Plus que vous je croirai régner,
Si de ma main vous prenez la couronne ;
Ah ! Pourriez-vous la dédaigner !
Le ciel vous la destine, et l’amour vous la donne.

HIPPOLITE.

425 Ô ciel, vous oubliez le nom de votre époux !

PHÈDRE.

Thésée !... Eh ! Sur quoi jugez-vous
Qu’aux mânes d’un époux Phèdre fait une injure ?

HIPPOLITE.

Pardonnez...

PHÈDRE.

Ah ! Seigneur, je n’ai pas de courroux.
Ayez pitié des tourments que j’endure ;
430 Et si de mes transports vous êtes offensé,
C’est vous qui me troublez, Seigneur ; et la nature
A trompé mon coeur insensé.

HIPPOLITE.

Pour ne pas prolonger une erreur dangereuse,
Je vais m’éloigner à jamais.

PHÈDRE.

435 Non, tu ne fuiras point. Connais la malheureuse
Qu’un fol amour condamne à d’éternels regrets.
Thésée est mon époux, et c’est son fils que j’aime.
Cet amour qui me fait horreur,
Si longtemps étouffé, s’echappe de mon coeur ;
440 Ainsi que ta fierté, ma faiblesse est extrême ;
Je t’aimais en secret, je t’aime avec fureur,
Et j’ose le dire à toi-même ;
Tu détournes les jeux, tu frémis : ah ! Seigneur,
Pardonnez, ma raison s’égare ;
445 Vous êtes tant aimé, ne soyez pas barbare,
N’accusez que les Dieux, et plaignez le malheur.
Ô funeste mépris ! Inflexible rigueur !
Crois-tu que pour mes feux lâchement complaisante,
Je vienne t’implorer d’une voix suppliante,
450 Te presser d’écouter d’épouvantables voeux ?
Non, c’est Phèdre mourante
Qui veut expirer à tes yeux.
Frappe toi-même, venge un père ;
Un monstre ne doit pas échapper à tes coups.

HIPPOLITE.

455 Tremblez, le ciel dans sa colère,
S’arme pour venger votre époux.

PHÈDRE.

Frappe, ravis-moi la lumière ;
Pour moi le trépas est doux.
ENSEMBLE.

HIPPOLITE.

Des Dieux redoutez la vengeance.

PHÈDRE.

460 Ah ! Je succombe à ma souffrance.

HIPPOLITE.

Des Dieux redoutez la vengeance,
Ils sont prêts à tonner sur nous.

PHÈDRE.

Je m’offre à leur juste vengeance,
Seigneur, tous mes Dieux sont en vous.

SCÈNE IV. Phèdre, Hippolite, OEnone. §

OENONE.

465 Ô coup inattendu ! Thésée est dans ces lieux.

PHÈDRE et HIPPOLITE.

Thésée !

OENONE.

Il va bientôt se montrer à vos yeux.

HIPPOLITE.

Mon père !

PHÈDRE.

Mon époux !

OENONE.

Son peuple est dans l’ivresse,
Et pousse jusqu’aux cieux mille cris d’allégresse.

HIPPOLITE.

Bienfaisante Diane !

PHÈDRE.

Ô mortelles douleurs !

HIPPOLITE, à part.

470 Volons dans les bras de mon père !
Mais cachons-lui, grands Dieux ! cet horrible mystère.

PHÈDRE, à part.

De quel front aborder son père !
Comment vais-je cacher mes honteuses fureurs ?

OENONE, à part.

Dieux ! Qu’ai-je fait ? Ô Ciel ! Écarte les malheurs.
Hippolite sort.

SCÈNE V. Phèdre, Oenone. §

PHÈDRE.

475 Malheureuse ! Tu m’as perdue.

OENONE.

Ah ! Ciel !

PHÈDRE.

Il sait mon crime, et je lui fais horreur.

LE PEUPLE, derrière le théâtre.

Ah ! Quel bonheur !

PHÈDRE.

Quels cris affreux viennent percer mon coeur ?
On entend encore les cris.
Grands Dieux ! Ma honte est déjà répandue !
On entend encore les cris.
480 Fuyons.....

OENONE.

Vous n’allez pas recevoir le vainqueur?

PHÈDRE.

Je ne veux m’offrir à sa vue,
Que pour y mourir de douleur.
Elle sort... OEnone la suit.

SCÈNE VI. Thésée, Hippolite, Peuple, Femmes, Guerriers. §

CHOEUR GÉNÉRAL.

Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.

CHOEUR DE FEMMES.

485 Oui, c’est le Ciel qui le ramène,
Quel plaisir ! Quel beau jour ! Qui l’aurait espéré !

CHOEUR DE GUERRIERS.

Aux sombres bords il avait pénétré,
Des sombres bords la gloire le ramène.

CHOEUR GÉNÉRAL.

Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
490 Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.

CHOEUR DE FEMMES.

Hélas ! Combien de larmes
Nous fit verser le bruit de son trépas !

GUERRIERS.

Son courage et ses armes
Sont vainqueurs du trépas.

CHOEUR DE FEMMES.

495 Ah ! Que le plaisir a d’appas
Quand il suit les alarmes !

CHOEUR GÉNÉRAL.

Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.

THÉSÉE.

Je les revois, ces lieux chers à mon coeur ;
500 Ce plaisir est pour moi la plus douce victoire ;
D’un peuple heureux le spectacle enchanteur
De tous mes maux passés efface la mémoire.
De cent brigands j’ai purgé l’univers.
J’ai vu de près la mort ; d’un regard intrépide
505 J’ai pénétré jusqu’aux enfers ;
Et le Tartare avide
N’a pu retenir dans les fers
3
Le compagnon d’Alcide.
Mais la gloire à mes yeux a bien moins de douceur
510 Que le plaisir de revoir ma patrie ;
Par des exploits on illustre sa vie,
Mais être aimé, voilà le vrai bonheur.
Braver la mort d’un regard intrépide,
Pénétrer au fond des enfers ;
515 Par ses exploits étonner l’univers,
Marcher sur les traces d’Alcide,
C’est pour la gloire un triomphe enchanteur,
Mais être aimé, voilà le vrai bonheur.

CHOEUR DU PEUPLE.

Pour un héros, quel triomphe enchanteur !
520 Son peuple heureux jouit de son bonheur.
DIVETISSEMENT.

THÉSÉE.

Peuple, je suis sensible aux preuves de tendresse
Dont vous flattez un roi qui veut vous rendre heureux,
Mais un plaisir me manque au milieu de vos jeux.
Pourquoi dans ce jour d’allégresse,
525 Phèdre n’est-elle point avec vous dans ces lieux ?
Je brûle d’embrasser une épouse si chère :
Hippolite, répondez-moi,
Vous ne me dites rien. Quel silence !

HIPPOLITE.

Mon Père,
Je ne sais quel motif.....

THÉSÉE.

Vous me glacez d’effroi:
530 Mon fils, suivez-moi chez la reine.

HIPPOLITE.

Seigneur, dispensez-moi de paraître à ses yeux.

THÉSÉE.

Qu’entends-je ? Quoi ! Le temps, ni le Ciel, ni mes voeux,
De Phèdre contre vous n’ont pu calmer la haine.

HIPPOLITE.

Ah ! Seigneur, permettez qu’éloigné de ces lieux,
535 Je ne lui montre plus un objet odieux.
Permettez que marchant sur les traces d’un père,
J’imite les héros, et j’apprenne à la terre
Que vous avez un fils digne de vos aïeux.

THÉSÉE.

Eh ! Quoi ! Vous me quittez, vous, mon cher Hippolite !
540 Juste Ciel ! Quel présage affreux !

HIPPOLITE.

Pour consoler votre cher Hippolite,
Il lui reste partout votre exemple et les Dieux.

THÉSÉE.

Ô père infortuné ! Tout me fuit, tout m’évite :
Juste Ciel ! Quel présage affreux !

HIPPOLITE.

545 Les lieux que votre épouse habite,
Ne doivent plus revoir votre fils malheureux.

THÉSÉE.

Souverain maître du tonnerre,
Exauce les voeux que je fais.
J’ai rendu le calme à la terre,
550 Fais qu’il renaisse en mon palais.
Il sort.
ENSEMBLE.

HIPPOLITE.

Chaste Déesse des forêts,
Protège un roi, protège un père ;
Cache-lui cet affreux mystère.
Ah ! Fais qu’il l’ignore à jamais.
555 Diane, écoute ma prière,
Et mets le comble a tes bienfaits.

CHOEUR DU PEUPLE.

Souverain maître du tonnerre,
D’un héros comble les souhaits :
Il donna la paix à la terre,
560 Qu’il la retrouve en son palais,
Protège un roi, protège un père ;
Rends-lui les biens qu’il nous a faits.

ACTE III §

Le théâtre représente, à gauche, la colonnade extérieure du palais ; à droite, on voit un jardin orné de statues. Au fond, des portiques laissent appercevoir la mer, dans l’intervalle des colonnes ; et derrière le portique, à droite, s’élève un ancien temple de Neptune, bâti sur les rochers qui bordent le rivage.

SCÈNE PREMIÈRE. Thésée, OEnone. §

THÉSÉE.

Ô jour affreux ! Ô destin déplorable !
Quelle horreur a souillé ces lieux !
565 Tout retrace à mes yeux un crime détestable ;
Dieu ! Pouvais-je prévoir qu’un fils si vertueux,
Pourrait former un jour un dessein si coupable.

OENONE, à part.

Grands Dieux ! Sauvez la Reine.

THÉSÉE.

Ô père malheureux !
Lorsqu’après une longue absence,
570 Je viens dans mes états jouir de mes succès,
Les murs de mon palais semblent crier vengeance,
Je cherchais le bonheur, je trouve des forfaits.
Quand je cours l’embrasser, mon épouse m’évite ;
Hippolite lui seul, le coupable Hippolite
575 À mes yeux outragés n’a pas craint de s’offrir.
À OEnone.
Mais qui force la Reine à fuir de ma présence ?
Loin d’un époux qui peut la retenir ?

OENONE.

Hélas ! Seigneur, malgré son innocence,
La reine croit son honneur outragé,
580 Et votre épouse attend que vous ayez vengé,
Ou pardonné le crime qui l’offense.

THÉSÉE.

Pardonner ! Ah ! Plutôt par un juste trépas,
D’un perfide ennemi délivrons mes États.

OENONE.

Ah ! Seigneur, modérez une fureur soudaine.

THÉSÉE.

585 Le monstre ! Au nom de Phèdre il pâlit devant moi :
Son trouble m’a glacé d’effroi.
Traître, de ton forfait tu subiras la peine ;
Comme j’ai su t’aimer, je saurai te haïr,
Je te donne toute ma haine.
À OEnone.
590 Allez, et dites à la Reine
Que le ciel va bientôt punir
Le monstre qui la fait rougir.
OEnone sort.

SCÈNE II. §

THÉSÉE, seul.

Neptune, seconde ma rage,
Punis un fils incestueux,
595 Arme-toi, viens venger l’outrage
D’un roi, d’un père malheureux.
Ah ! Si pour prix de mon courage,
Tu promis d’exaucer mes voeux.
Arme-toi, viens venger l’outrage
600 D’un roi, d’un père malheureux.
Hélas ! Quand je suivis un ami téméraire,
Dieux ! Au fond des enfers vous deviez m’arrêter :
Dieux ! Fallait-il me rendre la lumière,
Pour me la faire détester ?
605 Qu’il est horrible pour un père
De se voir accablé de la honte d’un fils !
Hippolite, mon fils, est un vil adultère,
Ah ! D’horreur, à ces mots, tous mes sens sont saisis.
Neptune, seconde ma rage,
610 Punis un fils incestueux,
Arme-toi, viens venger l’outrage
D’un roi, d’un père malheureux.

SCÈNE III. Thésée, Hippolite, Troupe de chasseurs. §

THÉSÉE.

Le voici. Qui croirait à cet air d’assurance,
Qu’il ait pu se souiller du plus noir des forfaits !
615 Ne distinguera-t-on jamais
Sur le front des mortels le crime ou l’innocence ?

HIPPOLITE.

Quel nuage fatal se répand sur vos yeux ?
Mon père, d’où vous vient cette sombre tristesse ?

THÉSÉE.

Je ne suis plus ton père.

HIPPOLITE.

Et qu’ai-je fait, grands Dieux !
620 Pour perdre un nom si cher à ma tendresse ?

THÉSÉE.

Tu feins de l’ignorer, infâme incestueux !
Espérais-tu qu’un coupable silence
Laisserait impuni l’attentat qui m’offense ?

HIPPOLITE.

Ciel !

THÉSÉE.

Phèdre a révélé tes desseins odieux.

HIPPOLITE.

625 Phèdre !

THÉSÉE.

Ton crime éclate au trouble qui t’agite.

HIPPOLITE.

Dieux, qui me connaissez, Phèdre accuse Hippolite !

THÉSÉE.

Quoi ! Monstre, à ce nom seul tu ne meurs pas d’effroi !
Fuis, malheureux, ton audace m’irrite ;
Cache dans un désert tes forfaits et ta fuite :
630 Puisse tout l’océan te séparer de moi !

HIPPOLITE.

Ô Thésée, ô mon père !
Ne précipitez pas une injuste colère.

THÉSÉE.

Je ne t’écoute plus. Fuis un Dieu menaçant.

HIPPOLITE.

Ces Dieux me sont témoins que je suis innocent.

THÉSÉE.

635 C’est sur les fils ingrats que gronde leur tonnerre.

HIPPOLITE.

Seigneur, Hippolite est d’un sang
Qui ne fut point souillé d’inceste et d’adultère.
Avant de m’accuser d’un crime monstrueux,
Phèdre devoit songer à ses aïeux:
640 Il ne m’est pas permis d’en dire davantage.

THÉSÉE.

Le perfide au forfait ose mêler l’outrage !
Crains, malheureux...

HIPPOLITE.

Frappez, qui retient votre bras !
Si votre amitié m’est ravie,
Qu’ai-je besoin de conserver la vie ?
645 Mourant de votre main, je ne me plaindrai pas.

THÉSÉE.

Non, non, j’attends que ton sort s’accomplisse,
Un Dieu s’arme pour ton supplice.
Fuis....

HIPPOLITE.

À quels maux faut-il me préparer ?

THÉSÉE.

Fuis, et que l’univers puisse nous séparer?

HIPPOLITE.

650 Dans quels lieux m’arrêter, si je suis loin d’un père?

THÉSÉE.

Partout des justes Dieux te suivra la colère.

HIPPOLITE.

Voyez un fils à vos genoux.

THÉSÉE.

Neptune, accomplis ta promesse,
Je livre ce monstre à tes coups.

CHOEUR DE CHASSEURS.

655 Souvenez-vous, souvenez-vous
Qu’il mérita votre tendresse.

THÉSÉE.

Je fus extrême en ma tendrese,
Je le serai dans mon courroux.
ENSEMBLE.

HIPPOLITE ET CHASSEURS.

Retenez la main vengeresse.

THÉSÉE.

660 Neptune, accomplis ta promesse.

HIPPOLITE ET CHASSEURS.

L’innocence est à vos genoux.

THÉSÉE.

Je livre ce monstre à tes coups.
Thésée sort.

SCÈNE IV. Hippolite, Chasseurs. §

HIPPOLITE.

Grands Dieux ! Quelle est ma destinée !
Justes Dieux ! Dans une journée,
665 Que de malheurs... et de forfaits !
Je pleurais aujourd’hui la mort du meilleur père,
Je croyais ne pouvoir survivre à mes regrets ;
Et le ciel me le rend enflammé de colère
Pour me le ravir à jamais.
670 Mais quand la vérité viendra se faire entendre,
Combien ce père aimé va gémir sur mon sort !
Ah ! Tous les pleurs qu’il va répandre,
Ne vengeront que trop ma mort.
À ses Chasseurs.
Restez pour détromper mon père ;
675 Il faut me dévouer, recevez mes adieux.

LE CHOEUR.

Nous, vous abandonner !

HIPPOLITE.

Votre amitié m’est chère,
Mais je dois subir seul un exil rigoureux.

LE CHOEUR.

Nous le supporterons.

HIPPOLITE.

Laissez-moi, je le veux.
ENSEMBLE.

HIPPOLITE.

Justes Dieux, qui voyez mes peines,
680 D’un père appaisez la fureur.

LES CHASSEURS.

Justes Dieux, qui voyez les peines,
D’un père appaisez la fureur.

HIPPOLITE.

Adieu mon père, adieu Trézène !
Adieu tout mon bonheur.

LE CHOEUR.

685 Père cruel, malheureuse Trézène,
Tu perds tout ton bonheur.

HIPPOLITE.

Je vais m’exposer à Neptune ;
Puisse-t-il par ma mort terminer mon malheur.

LE CHOEUR.

Au nom des Dieux, laissez-nous la douceur
690 De partager votre infortune.

HIPPOLITE.

Recevez mes adieux.

LE CHOEUR.

Partout nous vous suivrons.

HIPPOLITE.

Je ne dois pas vous charger de mes chaînes.

LE CHOEUR.

Nous les partagerons.

HIPPOLITE.

Ô céleste amitié ! Que tu calmes de peines !

LE CHOEUR.

695 Partout nous vous suivrons,
Nous vous consolerons,
Et s’il nous faut mourir, ensemble nous mourrons.
Ils suivent Hippolite, et prennent le chemin de la mer dans le fond.

SCÈNE V. §

PHÈDRE, seule.

D’un époux menaçant la voix s’est fait entendre,
Sans doute il dictait mon arrêt.
700 Son fils de m’accuser n’aura pu se défendre,
Il n’a pu renfermer cet horrible secret.
Où suis-je ?... Tout se tait... Je ne vois point OEnone ;
Ce silence accablant redouble mon effroi.
Je suis seule, tout m’abandonne ;
705 Tout semble fuir le crime et s’éloigner de moi.
Je suis seule avec moi pour souffrir davantage :
Ah ! C’est trop prolonger une trame d’horreurs,
De vivre plus longtemps je n’ai plus le courage;
Mes tourments vont finir....

SCÈNE VI. Phèdre, OEnone. §

OENONE.

Dissipez vos frayeurs;
710 Votre ennemi succombe et finit vos malheurs.
Pour vous rendre l’honneur, pour vous sauver la vie,
OEnone n’a point vu de route trop hardie.

PHÈDRE.

Que dis-tu?

OENONE.

Respirez, rendez grâces au ciel.
Je n’ai pas craint d’accuser Hippolite ;
715 J’ai dit que consumé d’un amour criminel...

PHÈDRE.

Ah ! Dieux !

OENONE.

Et votre époux, dans sa fureur subite,
Lui prescrit loin d’Athènes un exil éternel.

PHÈDRE.

Juste ciel ! Quelle horreur !

OENONE.

Craignez peu sa colère ;
Moi-même je l’ai vu partir,
720 Chargé de la haine d’un père,
Et de tous les tourments qu’il vous a fait souffrir.

PHÈDRE.

Monstre ! Et qui t’avait dit de noircir l’innocence ?
Est-ce moi ? Parle ! Hélas ! Peut-être il va périr.
C’est sur toi que des Dieux doit tomber la vengeance;
725 Fuis : Je te hais.

OENONE.

Ô ciel !

PHÈDRE.

Fuis, malheureuse, fuis.
Toute coupable que je suis,
Tu m’indignes par ta présence.
Au plus affreux des forfaits
C’est toi qui m’as fait descendre ;
730 Va ! Puisse le ciel te rendre
Tous les maux que tu m’as faits !
OEnone sort.

SCÈNE VI.. §

PHÈDRE, seule.

Hippolite succombe, et c’est moi qui l’opprime.
D’un amour criminel innocente victime,
Il gémit accablé de toutes mes fureurs.
735 Dans ce jour détesté chaque instant est un crime,
Ce jour luit sur tous les malheurs.
Il ne m’est plus permis de vivre,
Et je dois trembler de mourir,
Tous mes forfaits vont me survivre,
740 Je laisse un nom qui fait frémir.
Je souille l’air que je respire,
Mon aspect inspire l’horreur,
Un affreux remords me déchire,
L’enfer est déjà dans mon coeur.
745 Toi qui vois à tes pieds ta fille criminelle,
Soleil, dont je ternis l’éclat majestueux,
Obscurcis-toi, ta splendeur immortelle
Ne doit plus briller ? mes yeux.
Le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, la mer s’agite.
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Dieux ! Quelle affreuse nuit se répand en ces lieux !
On entend les cris du Peuple dans le fond.
750 Où suis-je !... C’est ici qu’on punit les perfides...
Arrêtez, arrêtez, terribles Euménides...
Au coup de tonnerre, le Peuple entre avec effroi sur la scène, et Phèdre épouvantée se jette sous le vestibule du Palais.

SCÈNE VIII. Choeur de Peuple qui accourt au Temple de Neptune. §

CHOEUR DU PEUPLE.

Neptune, appaise ton courroux,
Écoute nos voix gémissantes,
Vois à tes pieds des victimes tremblantes,
755 Dieu terrible, suspends tes coups !

SCÈNE IX. Les Précédents, Thésée. §

THÉSÉE.

Neptune, épargne la victime,
J’abjure d’homicides voeux.

CHOEUR DU PEUPLE.

Grands Dieux, qui tonnez sur le crime,
Épargnez des coeurs vertueux.

LE PEUPLE qui entoure Thésée.

760 Vous que favorise Néptune,
Appaisez ce Dieu courroucé.

THÉSÉE.

Ô funeste faveur !

LE PEUPLE.

Écartez l’infortune
Dont votre peuple est menacé.

THÉSÉE.

Neptune, épargne la victime,
765 J’abjure d’homicides voeux.

LE PEUPLE.

Grands Dieux, qui tonnez sur le crime
Épargnez des coeurs vertueux.
Le ciel s’éclaircit, l’orage cesse, et la mer s’appaise.

CHOEUR DU PEUPLE.

Les cieux sont appaisés. Ô Dieux consolateurs,
Mettez le comble à vos faveurs.

SCÈNE X. Les précédents, Choeur de chasseurs. §

CHOEUR DE CHASSEURS.

770 Affreuse destinée !
Malheureuse journée !
Ici Phèdre, qui a disparu pendant la scène précédente, rentre d’un air égaré ; et écoute le récit de la mort d’Hippolite.

THÉSÉE, aux Chasseurs.

Me rendez-vous mon fils ?

UN CHASSEUR.

Ô père infortuné,
À des pleurs éternels vous êtes condamné !

THÉSÉE.

Hippolite !

UN CHASSEUR.

Le ciel le ravit à son père.

THÉSÉE.

775 Malheureux ! Achevez...

UN CHASSEUR.

Il est mort.

PHÈDRE.

Il est mort !

LE CHOEUR.

Ô comble de misère !
Jeune héros, quel est ton sort ?

UN CHASSEUR à Thésée.

Accablé de votre colère,
Ce fils obéissant s’éloignait de ces lieux,
780 Quand tout-à-coup un monstre furieux,
Du sein des flots s’élançant sur la terre,
Entraîna votre fils, et l’enlève à nos yeux.
Ses amis, mais en vain, ont voulu le défendre ;
Un Dieu nous écartait, un Dieu..... Vous frémissez,
785 Seigneur : ah ! tous les pleurs que vous voyez répandre
Vous en disent assez.

THÉSÉE.

Dieux ! Je lui pardonnAis, et vous le punissez ;
Lorsque j’étais barbare, ah ! Deviez-vous m’entendre ?
Malheureux Hippolite ! Hélas ! Plus que jamais,
790 Malgré ton crime affreux, je sens que je t’aimais.

PHÈDRE s’apprachant de Thésée.

Enfin à l’innocence il faut rendre justice,
Seigneur, il faut percer un mystère d’horreur ;
Votre fils n’avait pas mérité son supplice.

THÉSÉE.

Ciel !

PHÈDRE.

De tous ces forfaits la source est dans mon coeur.

THÉSÉE.

795 Mon épouse !

PHÈDRE.

Des Dieux la vengeance cruelle
Mit dans mon sein un feu que lien ne put calmer.
À cet horrible amour Hippolite rebelle,
Par sa haine pour moi ne fit que m’enflammer.
Mais mon coeur ne sut point armer
800 Contre un fils vertueux la haine paternelle,
OEnone l’a perdu, je n’ai fait que l’aimer,
Et je suis malheureuse autant que criminelle.

THÉSÉE.

Il était innocent ! Ah ! Pouvez-vous penser
Par un vain repentir expier un tel crime !

PHÈDRE.

805 Non, Thésée, et les dieux vont frapper la victime ;
Mon supplice va commencer.
J’échappe à ta vengeance,
Implacable Vénus;
Et toi que mon aspect offense,
810 Soleil, je ne te verrai plus.
Elle se tue.

CHOEUR GÉNÉRAL.

Fiers enfants du Soleil, race illustre et coupable,
Ton sort est-il inévitable ?
Ô terrible destin ! Tout fléchit sous tes lois ;
Tes aveugles décrets n’épargnent pas les rois.