PRADON, SIFFLÉ, BATTU ET CONTENT
COMÉDIE ANECDOTE, EN UN ACTE ET EN VAUDEVILLES

AN VIII.

PAR J. A. JACQUELIN ET PHILIDOR R**

.

COUPLET D’ANNONCE. §

Air : De la pipe de Tabac.

AUTEUR de mainte Tragédie,

Autrefois PRADON fut sifflé ;

Depuis qu’il a perdu la vie,

Plus d’un siècle s’est écoulé :

Mais sa douleur serait profonde

Si, rappelé de son tombeau,

Il revenait dans ce bas monde,

Pour être sifflé de nouveau.

PERSONNAGES §

  • PRADON, Auteur du siècle de Louis XIV.
  • ANGELINE, sa fille.
  • VALCOUR, jeune Officier, amant d’Angéline.
  • DUTREMBLET, vieux Militaire, ami de la maison.
  • CHAPELAIN, vieux Auteur, avare. Caricature.
Le Théâtre représente la chambre dite de Molière.

VAUDEVILLE EN UN ACTE. §

SCÈNE PREMIÈRE. Angéline, Detremblet. §

DUTREMBLET.

Tranquillisez-vous, Angéline, votre père va rentrer, et je ne doute pas que mes sollicitations ne fassent sur lui ce que n’ont pu faire les vôtres.

ANGÉLINE.

Puis-je espérer qu’il m’unira à Valcour, à ce jeune officier que j’aime depuis si longtemps, lorsque son engouement pour Chapelain, se fortifie de jour en jour.

DUTREMBLET.

Air : De la Monaco.
Belle Angéline,
Rassurez-vous ;
En vain Chapelain vous chagrine,
Je vous destine
5 Des nœuds plus doux,
Valcour seul sera votre époux.

ANGÉLINE.

Ah ! Mon ami, dois-je vous croire ?

DUTREMBLET.

Oui, je veux que son front, un jour,
Unisse aux lauriers de la gloire,
Les myrrhes heureux de l’amour.
10 Belle Angéline, etc.

Eh ! Quoi ? Je souffrirais qu’un rimeur l’emportât sur un militaire, que j’ai guidé dans le sentier de l’honneur, non vraiment. Ami de Pradon depuis longtemps, j’ai des droits à sa confiance ; je prétends les faire valoir aujourd’hui, pour assurer votre bonheur.

ANGÉLINE.

Mais, comment décider mon père en faveur de Valcour, qu’il ne connAît pas, et qu’il n’a jamais vu ?

DUTREMBLET.

Je le lui aurais déjà présenté, sans son entêtement à vous unir à Chapelain, son confrère ; mais j’attends Valcour en ces lieux, mieux que personne, il saura plaider sa cause auprès de votre père.

ANGÉLINE.

Ah ! Que d’obstacles j’entrevois encore à notre union.

DUTREMBLET.

Le réussite n’en sera que plus agréable pour tous les deux.

Air : Ah ! oui, l’amant le plus parfait, de Scarron.
Au bonheur de jeunes amants,
Un père apporte des obstacles,
On pleure, on gémit quelque temps,
Mais l’amour lève les obstacles ;
15 Avant l’hymen c’est un malheur
De toujours trouver des obstacles....
Le jour d’hymen il est flatteur
De rencontrer quelques obstacles.

ANGÉLINE.

J’entends la voix de Chapelain, je me retire pour éviter sa présence.

Elle sort.

SCÈNE II. Dutremblet, Pradon, Chapelain, entrant, l’un par le côté et l’autre par la porte du fond. §

PRADON.

Ah ! Mon cher Chapelain, je tremble, c’est aujourd’hui le grand jour; c’est aujourd’hui qu’Electre venge la mort de son père.

DUTREMBLET, à Pradon.

Quel pas mal assuré ; le jour d’une première représentation ; cela présage une chute.

CHAPELAIN.

Pradon ; une chute, je suis loin de croire que cela lui arrive... Cependant, mon cher Pradon, le public m’effraye pour toi.

Air : Du vaudeville de Jokei.
Je puis te parler en ami,
20 Sois plus soigneux qu’a l’ordinaire,
Et dans ta pièce d’aujourd’hui
Ne fais pas quelque erreur grossière,
On sait que bien souvent tu mets
Des villes d’Afrique en Asie.

PRADON.

1
25 Que veux-tu, mon ami, jamais
Je n’appris la Chronologie. bis.

DUTREMBET.

Tu le prouves bien.

PRADON.

2

Je veux prouver aussi que je suis fécond, et si mon Electre succombe, j’ai un autre tragédie toute prête à relever ma gloire.

Air : Le plaisir qu’on goûte en famille.
Par quelques ouvrages connus,
Si j’ai su plaire à Melpomène,
3
Je prétends que mon Régulus,
30 M’immortalise sur la scène.

DUTREMBLET.

Régulus ! Quel titre as-tu pris,
Il n’est pas d’un heureux présage ;
4
Crains que Régulus, à Paris,
N’ait le sort qu’il eut à Carthage.

PRADON.

C’est bon, c’est bon, monsieur le plaisant.

CHAPELAIN.

Les craintes de monsieur Dutremblet sont fondées, Pradon a des ennemis.

DUTREMBLET.

La prévention du moins est contre lui; je crains qu’on siffle, non pas parce que la tragédie sera mauvaise, mais parce qu’elle sera de Pradon.

PRADON.

Que d’Auteurs ne sont pas comme moi, et dont le nom seul soutient l’ouvrage. Mais, j’ai quelques corrections à faire à ma tragédie de Régulus, je passe dans mon cabinet ; excusez si je vous laisse... Je me sens en verve.... Il faut saisir l’instant du génie.

DUTREMBLET.

Je suis désespéré de ne pouvoir tenir compagnie à monsieur Chapelain, quelques soins m’appellent au dehors.

CHAPELAIN, à Pradon.

Tu me permets d’attendre ici le moment où je pourrai présenter mes hommages à ton aimable fille ?

PRADON.

Au point où nous en sommes, tu badines ? Sans adieu.

Pradon sort d’un côté et Dutremblet de l’autre.

SCÈNE III. §

CHAPELAIN, seul.

Je vais donc épouser la charmante Angéline, c’est un trésor, mais il épuisera le mien ; une femme est une chose très chère... Quand il n’y aurait que la noce... Rien n’est ruineux comme une noce.

Air : Lubin a la préférence.
35 Grands dieux ! Que ce mariage,
En objets superflus
Va me coûter d’écus!
Rien que d’y penser, j’enrage,
5
Il faudrait être un Crésus.
40 On ne peut conter sans doute
Tout ce qu’une femme coûte,
Ce sont mille objets,
Des colifichets,
Mantelets,
45 Bracelets ;
Bonnets ;
Pour la parer a-t-on souvent,
Fait maint présent,
Femme à l’instant
50 Bienfaisante, et reconnaissante,
En ce pays-ci,
Veut parer aussi
Veut parer aussi
Le front de son mari.

Mais je prendrai mes mesures, et je dirai à ma femme : m’amour.

Air : De la Baronne.
55 De ta coiffure,
Si je supporte tout les frais,
C’est sans intérêt, je t’assure,
Ainsi ne te charge jamais
De ma coiffure.

Mais Angéline ne vient point, allons la surprendre.

SCÈNE IV. Chapelain, Valcour. §

VALCOUR.

Pardon, monsieur, je croyais trouver ici monsieur Dutremblet ; mais ne seriez-vous pas monsieur Pradon ?

CHAPELAIN, à part.

Que veut cet officier ?

Haut.

Non, monsieur.

VALCOUR.

Ne pourrais-je point parler à mademoiselle sa fille ?

CHAPELAIN.

À mademoiselle sa fille, monsieur !... Eh ! Que lui voulez-vous ?

VALCOUR.

Votre demande est au moins indiscrète.

CHAPELAIN.

Non monsieur, elle ne l’est pas, car je dois m’assurer de celle qui dans peu sera mon épouse.

VALCOUR, le toisant.

Votre épouse ?... Vous voulez plaisanter, je pense.

CHAPELAIN.

6

Non, monsieur, je ne plaisante point, connaissez mieux Chapelain, l’Auteur de la Pucelle.

VALCOUR.

Air : Non, je ne ferai point ce qu’on veut que je fasse,
60 Je ne m’attendais pas à vous rendre visite,
Permettez donc, monsieur, que je vous félicite:
"La Pucelle est sans-doute un ouvrage charmant,
Mais je ne sais pourquoi je baille en la lisant."

CHAPELAIN.

Air : Du vaudeville des bruits de paix.
Allez-vous répéter ici,
65 De Boileau les sottises ?

VALCOUR.

Monsieur, il n’en est point ainsi
De toutes vos sottises;
Mais comme Boileau les écrit,
Écrivez des sottises,
70 Et vous verrez les gens d’esprit
Répéter vos sottises.

CHAPELAIN.

Qui êtes vous donc monsieur, pour me railler ainsi ?

VALCOUR.

Votre rival.

CHAPELAIN.

Je suis préféré.

VALCOUR.

Par qui?

CHAPELAIN.

Par le père.

VALCOUR.

Et moi, par la fille.

CHAPELAIN.

Puissant avantage sur moi !

VALCOUR.

J’ai le cœur.

CHAPELAIN.

J’aurai la main.

VALCOUR.

Il faudrait en être digne.

CHAPELAIN.

Monsieur, seriez-vous venu ici, tout exprès, pour me dire des injures.

VALCOUR.

Non, monsieur, j’avoue que vous n’êtes point l’objet de ma visite. Si j’avais crû ne trouver ici que monsieur Chapelain, j’aurais fort bien pu ne pas me déplacer.

CHAPELAIN, d’un ton de voix élevé.

Ah ! Ç’en est trop. Je vous laisse le champ libre, mais nous verrons bientôt, monsieur le Militaire, qui de vous ou de moi aura le droit d’être ici ; entendez-vous monsieur.

Il sort.

SCÈNE V. Valcour, Angéline, accourant au bruit. §

ANGÉLINE.

Quoi ! Valcour, c’est vous ?

VALCOUR.

Permettez-moi, belle Angéline...

ANGÉLINE.

Avec qui donc disputiez-vous ainsi ?

VALCOUR.

Avec l’illustre Chapelain.

ANGÉLINE.

Quelle imprudence, mon père pouvait vous entendre et ne vous connaissant pas, qu’eût-il pensé de ces débats.

VALCOUR.

Excusez-moi, mademoiselle ; mais, pouvais-je voir de sang-froid un rival me disputer votre cœur.

ANGÉLINE.

Pourquoi vous offenser de ses ridicules prétentions, puis-je seulement établir une comparaison entre vous et lui ?...

VALCOUR.

Vous me rassurez.

ANGÉLINE.

Je puis refuser la main de Chapelain, et résister aux ordres de mon père à ce sujet, mais je ne puis le forcer à vous accepter pour gendre ; ce qui me fait craindre le plus, c’est votre peu de fortune... Mon père n’entendra pas raison la-dessus.

Air : Si Dorilas contre les femmes.
Il sait trop bien que la richesse
N’est point l’idole des guerriers ;
La gloire, voilà leur déesse,
75 Leurs trésors, ce sont leurs lauriers.
Leurs trésors, ce sont leurs lauriers.

VALCOUR.

Oui, je conviens ma tendre amie,
Que pour moi Plutus n’a rien fait.
Tout mon capital est la vie,
80 Le Plaisir en est l’intérêt.
Le Plaisir en est l’intérêt.

Voilà pourquoi je suis si pressé de voir unir mon sort au vôtre, et je venais me présenter à votre père pour lui faire la demande de votre main.

ANGÉLINE.

Ah ! Mon cher Valcour, vous n’avez pas choisi un moment favorable ; je crains que mon père, préoccupé de sa pièce, que l’on va jouer ce soir, ne refuse de vous entendre.

VALCOUR.

Quoi ! La pièce nouvelle est de Monsieur Pradon.

ANGÉLINE.

Oui, mon cher Valcour, mon père est auteur d’Electre.

VALCOUR.

La pièce réussira sans doute.

ANGÉLINE.

Il a des envieux, des ennemis.

VALCOUR.

Pradon, n’en est pas moins homme de mérite, et n’a d’autre tort que d’être contemporain de Racine, mais celui qui a balancé la réputation de ce grand homme, ne l’eût-il fait que vingt-quatre heures, aura toujours des droits à l’immortalité.

ANGÉLINE.

J’aime à vous voir une pareille opinion, elle ne fait qu’accroître ma tendresse pour vous.

VALCOUR.

Vous m’enchantez, belle Angéline, puisse votre père souscrire à notre union, mais souffrez que je vous quitte, je cours au spectacle applaudir la pièce de votre père, j’ai intérêt à ce qu’elle réussisse ; car, dans l’ivresse de sa joie, Pradon sera plus disposé à couronner notre amour... Il croira faire encore un dénouement.

ANGÉLINE.

Je le désire autant que vous.

VALCOUR, lui baisant la main.

Sans adieu, mon adorable Angéline.

Il sort.

SCÈNE VI. §

ANGÉLINE, seule.

Et c’est à Valcour, ce jeune et aimable militaire, que je préférerais Chapelain, ce vieux poète ? Non, non !

Air : Enfant chéri des dames.
Valcour est militaire,
Je l’aime avec raison,
Mars aux belles sait plaire
85 Plus souvent qu’Apollon.
Plus souvent qu’Apollon.
Plus souvent qu’Apollon.
Plus je vois Valcour, plus je l’aime,
Lui seul rend mon bonheur parfait,
90 Pour Chapelain, il n’en est pas de même,
Mon cœur gémit quand il parAît,
Et malgré son amour extrême
Ses petits soins sont sans effet.
L’un est dans la vieillesse,
95 L’autre est dans la jeunesse.
Plus que l’hiver le doux printemps nous plaît,
Valcour est militaire,
Je l’aime avec raison;
Mars aux belles sait plaire
100 Plus souvent qu’Apollon.
C’est Valcour que j’adore,
Mon cœur brûlant d’amour,
Craint de ne pas encore
Aimer assez Valcour.
105 Mais, ô ! Sort, tu t’opposes
A c’est nœuds assortis,
Hélas! au lieu de roses
J’aperçois des soucis.
Oui, sans Valcour, je ne vois que soucis,
110 Ce jeune militaire,
Me charme avec raison,
Mars aux belles sait plaire
Plus souvent qu’Apollon.

SCÈNE VII. Angéline, Dutremblet. §

ANGÉLINE.

Ah ! Monsieur Dutremblet, quel dommage que vous vous soyez absenté.

DUTREMBLET.

Quoi ! Valcour serait-il déjà venu ? Ce n’est pas l’heure que je lui ai donnée pour le présenter à votre père.

ANGÉLINE.

Les amants ne sont jamais en retard.

DUTREMBLET.

C’est bien assez de l’être lorsqu’ils sont époux ; mais pourquoi donc Valcour est-il parti ?

ANGÉLINE.

Nous avons craint, que tout entier à sa tragédie, mon père ne lui fit pas un accueil favorable, et il est allé au spectacle soutenir la pièce.

DUTREMBLET.

C’est très bien.

ANGÉLINE.

Ce n’est pas tout, Valcour a manqué d’avoir une affaire terrible avec Chapelain ; cependant, il n’y a point eu d’effusion de sang, d’un côté ni de l’autre, et je crois qu’il n’y en aura pas.

DUTREMBLET.

Et quel est le sujet de cette grande querelle ?

ANGÉLINE.

L’amour de Chapelain pour moi ; il a la prétention de se croire aimé.

Air : Oui mon cher Favart, à tes yeux.
Favori du, sacré vallon,
115 Il se croit le mien et s’abuse:
Qu’il s’en tienne à son Apollon,
Je ne veux pas être sa muse.

DUTREMBLET.

Persistez dans votre refus,
À ses vœux montrez-vous rebelle ;
120 Ce vieux Chapelain de Vénus,
Peut-il desservir la Chapelle ?
Peut-il desservir la Chapelle ?

J’aperçois Pradon qui s’avance, je vais commencer auprès de lui les préliminaires en votre faveur.

SCÈNE VIII. Les Précédents, Pradon, l’air préoccupé. §

DUTREMBLET.

Ah ! Çà, mon cher Pradon, serez-vous toujours inexorable ?... Votre fille.

PRADON.

Ma pièce.... réussira-t-elle ?

DUTREMBLET.

Votre fille aime un jeune militaire, galant, plein de goût.

PRADON.

Vous avez raison, ma pièce est pleine de goût.... Elle ne respire que celui de la saine littérature.

DUTREMBLET.

Je ne vous parle pas de votre pièce, mais d’un de vos ouvrages beaucoup plus beau.

PRADON.

De mon Régulus, n’est-ce pas.

DUTREMBLET, impatienté, avec vitesse.

Je vous parle de votre fille, qui aime un jeune officier plein d’esprit, et qui pour preuve est allé au parterre cabaler.

PRADON, l’interrompant.

7

Comment ! Cabaler ?

DUTREMBLET.

Oui, cabaler en faveur de votre tragédie.

PRADON.

À la bonne heure, mais cela ne m’étonne pas; les favoris de Mars le sont parfois des muses, et se montrent toujours leurs défenseurs, et d’ailleurs mon Electre mérite d’être défendue.

DUTREMBLET.

Il ne sortira pas de sa pièce. Ton Angéline, que voilà, aime, te dis-je, un jeune militaire...

PRADON.

Mais, mon cher Dutremblet, tu sais que j’ai promis à Chapelain.

DUTREMBLET.

Chapelain ! Ne m’en parle pas, l’avarice même !

Air : Du vaudeville d’Arlequin cruello.
S’il fallait, pour ne pas mourir,
Dépenser une livre,
125 Il dirait avec un soupir :
Qu’il en coûte pour vivre !
À la jeune et tendre beauté,
Ce vieil avare, en vérité,
Pourrait-il jamais plaire ?
130 Ce Chapelain lésinerait,
À sa femme refuserait,
Refuserait, même le nécessaire.

Et Valcour, j’en répondrais, serait plutôt prodigue.

PRADON.

Tu dis qu’il sera prodigue d’applaudissements, tant mieux, morbleu !

DUTREMBLET, à demi-voix à Angéline.

Le moment n’est pas favorable.

PRADON.

Malgré tout ce que tu me dis pour me rassurer, je redoute une cabale.

DUTREMBLET.

As-tu bien su conserver l’anonyme envers tout le monde.

PRADON.

Oui, certes; les Comédiens seuls savent que je suis l’Auteur d’Electre, je leur ai recommandé le plus grand secret ; mais je crains bien que ces messieurs n’en aient fait le secret de la Comédie, et cependant, si l’on sait que la pièce est de moi, je suis perdu.

DUTREMBLET.

Air : Du petit Matelot.
Ton nom peut nuire à ton Ouvrage,
Mon cher Pradon, je le crains bien ;
135 Mais, pour t’éviter cet outrage,
Je veux te donner un moyen; bis.
Pour ta pièce, un amour extrême
Te causerait quelque malheur ;
Pradon, va la siffler toi-même,
140 On ne t’en croira pas l’Auteur.
On ne t’en croira pas l’Auteur.

ANGÉLINE.

Oui, mon père, suivez le conseil que vous donne votre ami Dutremblet.

DUTREMBLET.

Crois-moi, tu t’en trouveras bien.

PRADON.

Air : Sur son sofa dans son boudoir.
Il est peut-être salutaire,
Mais tu le donnes vainement,
Ami, je sens que je suis père,
145 Ami, je sens que je suis père,
Je ne puis tuer mon enfant.

DUTREMBLET.

Air : Nous sommes précepteurs d’amour.
Pradon, il faut subir ton sort,
Il faut siffler ta tragédie,
Car, c’est en lui donnant la mort,
150 Que tu vas lui donner la vie.

PRADON.

Air : De Malborough.
Allons, je m’y décide,
Mais qu’il m’en coûte !

DUTREMBLET.

Ah ! Quel cœur timide !
Marche d’un pas rapide,
155 Et siffle fortement ;
Un succès éclatant
Après cela t’attend.

PRADON.

J’obéis à mon guide ;
Bientôt, hélas ! Ma bouche perfide,
160 Va d’un souffle homicide,
Immoler mon enfant.
Il sort.

SCÈNE IX. Les Précédents, Angéline. §

ANGÉLINE.

Je vous admire, monsieur Dutremblet ; quelle victoire vous venez de remporter sur mon père ! Je m’étonne que l’ayant décidé à aller siffler sa pièce, vous ne puissiez le décider à mon hymen avec Valcour ; cette affaire me paraît plus facile à traiter que l’autre.

DUTREMBLET.

Soyez tranquille, je la terminerai de même ; mais, dans ce moment-ci, votre père est tout entier dans sa pièce ; voilà bien le faible des pères pour leurs derniers enfants, Pradon ne songe qu’à celui de sa muse.

SCÈNE X. Les Précédents, Chapelain, avec inquiétude. §

CHAPELAIN, à part.

Bon ! Notre officier n’y est plus.

DUTREMBLET.

Eh ! Monsieur Chapelain, savez-vous que vous êtes un homme terrible, vous allez l’emporter par votre bravoure sur tout vos rivaux, même sur le jeune Valcour.

CHAPELAIN.

8

Qu’il revienne, ce monsieur Valcour ; je me connais, je suis violent, moi, voilà pourquoi je me suis retiré ; et puis j’ai respecté la maison où j’étais, sans cela, morbleu !...

À Angéline.

Mais, mademoiselle, d’après le tendre intérêt que vous m’avez toujours témoigné, vous avez sans doute conçu de vives alarmes à mon sujet ; j’aperçois, sur votre belle figure, les traces de la tristesse où vous a plongée mon affaire avec ce freluquet de Valcour : eh bien ! Pour vous égayer, je vais vous faire le récit le plus plaisant.... Oh ! C’est que l’aventure est unique ; je viens de l’apprendre il n’y a qu’un instant, et j’en ai ri tout le long du chemin : vous allez en rire aussi... Elle est courte, mais excellente; vous allez voir... Non, c’est qu’elle est d’un drôle à mourir de rire.

DUTREMBLET.

Mais, cela peut devenir dangereux.

ANGÉLINE.

Je brûle de l’entendre.

CHAPELAIN, après s’être préparé.

Air : Monseigneur d’Orléans.
Je vais, en peu de mots,
9
Parler de Despréaux,
À qui l’autre jour
165 On fit un beau tour.
Boileau, dans plus d’un vers malin,
Avait mal parlé de Cotin,
Ce célèbre prédicateur,
Qui chaque jour, avec ardeur,
170 Prêche pour la gloire du Seigneur,
Dans l’église Saint-Sauveur.
En vers alexandrins,
Qui vraiment sont divins :
10
Cotin compose un écrit
175 Plein d’esprit,
Contre Boileau, bien mordant....
On l’imprime à l’instant;
Alors Cotin court aussi-tôt
Trouver le pâtissier Mignot.
180 Il lui dit: mon cher pâtissier,
Voici deux rames de papier,
Pour me faire un grand plaisir,
Il faudra vous en servir,
En enveloppant les pâtés,
185 Qui chez vous seront achetés.
Ainsi les acheteurs divers,
En les mangeant, liront mes vers,
Et leur chaleur saura mainte fois
Réchauffer vos pâtés froids.
Il témoigne sa satisfaction et rit tout seul.

ANGÉLINE.

Air : Le petit mot pour rire.
190 Vous racontez brièvement,
Et votre esprit, assurément,
Mérite qu’on l’admire;
Votre récit est amusant,
Vif, original et plaisant;
195 Mais dites-nous, (bis.) monsieur, où faut-il rire?

CHAPELAIN.

11

Des épigrammes, méchante ? Je n’en suis pas moins le plus passionné de vos adorateurs, et pour preuve :

Tirant de sa poche un petit morceau de papier.

Voici un petit triolet de ma façon, que vous m’avez inspiré.

ANGÉLINE.

Ah ! Monsieur Chapelain, chantez-le moi ; il aura plus de prix dans votre bouche.

DUTREMBLET.

Un Auteur sait si bien se faire valoir !

CHAPELAIN.

J’obéis à ma muse ; écoutez-bien.

Air : Eh quoi ! Déjà je vois le jour.
Deux beaux bras ronds, un rire heureux,
Attendriraient un cœur de roche ;
Qui verrait, sans être amoureux,
Deux beaux bras ronds, un rire heureux ?
200 Cher et rare objet de mes feux,
Je dis, redis, à votre approche
Deux beaux bras ronds, un rire heureux,
Attendriraient un cœur de roche.

DUTREMBLET.

Ils ne sont pas du tout rocailleux, ces vers-là, monsieur Chapelain.

ANGÉLINE.

C’est de l’harmonie toute pure.

DUTREMBLET.

Mais, dites-moi, en quelle langue sont-ils écrits ?

CHAPELAIN.

Comment ! En quelle langue?

DUTREMBLET.

Est-ce de l’Allemand, ou du Bas-Breton ?

CHAPELAIN.

Vous vous êtes donné le mot pour me plaisanter.

DUTREMBLET, à Angéline.

Il commence à s’en apercevoir.

CHAPELAIN.

Ne faut-il pas, dans la poésie, de la force et de l’expression?

DUTREMBLET.

Certainement ; il faut même écorcher les oreilles et c’est ce dont vous vous acquittez à ravir.

ANGÉLINE.

Témoin, la Pucelle.

D’un ton déclamateur.

« À ton illustre aspect, mon cœur se sollicite, "Et grimpant contre mont, la dure terre cuite. » Chant XIIe. page 2440.

CHAPELAIN.

Encore une méchanceté, je m’en vengerai.

ANGÉLINE.

Ah ! Monsieur Chapelain, je vous en prie, que ce ne soit pas en me forçant à relire la PucelLe.

DUTREMBLET.

12

Allons, mademoiselle, je ne suis pas de votre avis ; je ne trouve qu’un seul défaut dans la Pucelle.

CHAPELAIN.

Vous trouvez un défaut à ma Pucelle ?

DUTREMBLET.

Oui, monsieur Chapelain, c’est d’être trop courte ; quatorze mille vers ! Ce n’est rien.

CHAPELAIN.

Eh bien ! j’ai rencontré un véritable connaisseur.

Air : La Boulangère a des écus.
Ô ! Ma Pucelle, que n’as-tu
205 Encore un autre tome !
À Angéline.
Mais, je suis sûr que la vertu
Chez-vous jamais ne chôme,
Aussi, je compte fermement
De Jeanne-d’Arc, en vous épousant,
210 Avoir le second tome.
Il lui fait des cajoleries.

DUTREMBLET.

Air : Du pas redoublé de l’infanterie.
Un second tome aussi parfait,
Sans être de sa plume,
Dans le monde l’emporterait
Sur le premier volume,
215 On laisserait là pour le voir,
Aristote et Sénèque,
Chaque savant voudrait l’avoir
Dans sa bibliothèque.

Mais vous, monsieur Chapelain, qui cherchez tout les moyens de plaire aux dames, me permettrez-vous une légère observation sur votre compte ?

CHAPELAIN.

Vous m’obligerez.

DUTREMBLET.

Je vous le dis, cela vous fait le plus grand tort dans le monde.

CHAPELAIN.

Qu’est-ce donc ?

DUTREMBLET.

Avec la taille la mieux prise, le physique le plus avantageux, vous ne prenez pas assez de soins de votre toilette, par exemple :

Air : Ainsi jadis un grand Prophète.
Dans la saison de la verdure,
220 Pourquoi porter ce lourd manteau ?

CHAPELAIN.

C’est pour ma santé, je vous jure,
Je ne le trouve pas trop chaud,
13
Attaqué d’une pleurésie
Pendant trois mois je fus au lit...

ANGÉLINE.

225 Et maintenant la maladie
Ne regarde que votre habit.

CHAPELAIN, à part.

Cette petite personne là paraît bien acharnée après moi, dois-je en faire ma femme ?

ANGÉLINE.

J’aperçois mon père.

SCÈNE XI. Les Précédents, Pradon, balafré et un sifflet à la main. §

TOUS.

Air : Des Trembleurs.
Il est blessé !

ANGÉLINE.

Quelle peine !

DUTREMBLET, à Pradon.

As-tu par un phénomène,
Quitté les bords d’Hippocrène
230 Pour courir aux champs de Mars ?

ANGÉLINE ET DUTREMBLET.

Notre crainte est-elle vaine ?

CHAPELAIN.

Contre les Auteurs sans veine,
Peut-être que Melpomène
A dirigé ses poignards.

PRADON.

Taisez-vous, Chapelain, j’ai déjà assez à me plaindre de vous, vous auriez mieux fait d’aller soutenir ma tragédie, que de rester ici les bras croisés, sans doute à ennuyer ma fille, car je me suis aperçu qu’elle ne vous aimait pas prodigieusement.

ANGÉLINE, d’un ton caressant.

Mais, mon père, je crains que votre blessure ne soit dangereuse.

DUTREMBLET.

Faut-il mon cher Pradon, aller chercher un chirurgien ? J’y cours à l’instant.

PRADON.

Rassurez-vous, mes amis, ce n’est rien.

À Dutremblet.

J’ai suivi ton conseil, en voici le résultat. Il montre sa figure.

DUTREMBLET.

Comment donc cela ?

PRADON.

Air : De la contredanse la Hullin.
235 Armé de ce fatal sifflet,
Dans le parterre je m’avance,
La toile à peine se levait,
Déjà la cabale éclatait;
Je me mets en évidence.
240 Mais jugez de l’accident,
Quand je siffle à toute outrance
On m’accompagne à l’instant.
Un jeune officier près de moi,
Avec une ardeur sans égale
245 Criait: vous sifflez, eh ! pourquoi,
L’ouvrage est divin, sur ma foi!
Chacun sifflait dans la salle,
Seul il applaudissait fort,
Mais en vain de la cabale
250 Il veut arrêter l’effort.
Ah! dis-je, mon ouvrage est mort,
Je doute bien qu’il se relève;
Mais mon sifflet me reste encor,
Alors je siffle un peu plus fort.
255 Le jeune officier se lève;
Je veux, dit-il, insolent,
Que cette Pièce s’achève;
Cessez, cessez à l’instant.
L’Auteur, lui dis-je, est sans talent,
260 Je dois siffler sa tragédie.
Mon militaire s’avançant,
Me pousse sans ménagement:
Mais jugez, je vous en prie,
De mon ingrate fureur,
265 Aussitôt je gratifie
D’un soufflet, mon bienfaiteur.
L’épée à la main, je le vois,
Une et deux.... Sa rage est complète,
Et sur ma figure, je crois,
270 Saintement il fait une croix;
Sa vengeance étant parfaite,
On nous sépare tous deux;
Mais j’eus l’âme satisfaite,
En y réfléchissant mieux.
275 Seul, ce connaisseur étonnant
A trouvé ma Pièce bien faite,
Grâce à lui, voyez à présent
Pradon, sifflé, battu, content.

DUTREMBLET.

Je m’aperçois, mon ami, mais trop tard, que le moyen que je t’ai proposé, n’était pas bon.

PRADON.

Au moins, ai-je été apprécié par un véritable amateur et connaisseur ; il ne me reste qu’un regret, c’est celui de ne pas le connaître ; je l’ai perdu de vue, quand on nous a séparés.

CHAPELAIN.

En effet, tu lui dois beaucoup de reconnaissance, de t’avoir arrangé de la sorte; passe encore s’il eût empêché ta pièce d’être sifflée.

ANGÉLINE.

C’est le sort des grands hommes de succomber sous les traits de l’envie.

CHAPELAIN.

Et celui des mauvais auteurs, de succomber sous les coups de sifflets.

DUTREMBLET.

Monsieur Chapelain, vous devriez avoir plus d’égards pour votre ami dans le malheur.

PRADON.

Lui, mon ami ! Il n’a jamais aimé que lui-même ; il ne me prêterait pas un sou si j’en avais besoin.

CHAPELAIN.

Si je ne suis pas votre ami, je dois dire que vous êtes le mien, car vous ne m’avez jamais rien emprunté.

PRADON.

Vous l’entendez, le vieux ladre; je le prédis, il mourra quelque jour d’avarice.

SCENE XII. Les Précédents, Valcour. §

VALCOUR, à part.

Voici l’heure qui m’a été indiquée par mon ami Dutremblet, pour me présenter à monsieur Pradon.

PRADON, apercevant Valcour, et lui sautant au cou.

C’est lui !

ANGÉLINE.

Ciel!

DUTREMBLET.

Je n’en reviens pas.

PRADON.

Voici le meilleur juge du siècle.

CHAPELAIN.

Et le plus insolent des militaires.

PRADON, à Chapelain.

Gardez-vous bien d’insulter devant moi, le plus heureux des hommes.

À Angéline et à Dutremblet.

C’est lui qui m’a arrangé comme vous voyez.

VALCOUR.

Ah monsieur ! Après mon emportement envers vous, devais-je m’attendre à un accueil aussi favorable de votre part ?

PRADON.

Que dites-vous-là, venez que je vous presse encore dans mes bras !

Se mettant à genoux.

Permettez que je baise cette épée....

CHAPELAIN, à part, montrant Pradon.

Il a perdu l’esprit.

VALCOUR.

Je suis confus....

PRADON.

Il n’y a rien que Pradon ne fasse, pour vous témoigner sa reconnaissance.

DUTREMBLET.

Puisque je te vois dans de si heureuses dispositions, je dois t’avouer qu’il est un moyen bien simple de t’acquitter envers mon jeune ami.

PRADON.

Comment ! Tu le connais ?

DUTREMBLET.

Depuis très longtemps, et je dois te dire qu’il aime ta fille.

PRADON.

Quoi ! Ce jeune officier dont tu m’entretenais encore aujourd’hui ?...

DUTREMBLET.

Est l’amant de ton Angéline, qui le paie du plus tendre retour.

PRADON.

Est-ce vrai, ma fille ?...

ANGÉLINE.

Mon père.... Je n’aurais pas osé vous le dire ; mais, puisque vous le savez... Votre ami Dutremblet vous a dit la vérité.

PRADON.

Combien je m’en veux d’avoir résisté si longtemps aux instances de ce bon Dutremblet !

Vivement à Valcour.

Monsieur, soyez mon gendre ; celui qui trouve mes pièces bonnes, doit rendre ma fille heureuse.

VALCOUR.

Ce sera le désir de toute ma vie.

CHAPELAIN, à Pradon.

Mais, monsieur Pradon, oubliez-vous la promesse que vous m’avez faite ?

PRADON.

Quand il y aurait ici vingt-cinq Chapelain, je donnerais sur eux la préférence à mon bienfaiteur.

CHAPELAIN.

Je pourrai publier partout que vous êtes un homme sans probité, sans foi, sans...

ANGÉLINE.

Ah ! Monsieur Chapelain, pourquoi vous emporter ainsi, vous qui avez tant de moyens de consolations dans votre esprit.

PRADON.

Il aime tant sa Pucelle, que ne l’épouse-t-il ?...

CHAPELAIN.

Oui, oui, je me consolerai sans peine.

Air : A travers ce flacon brillant.
Homère, Virgile et Lucain,
280 Près de vos poèmes épiques,
En dépit des sottes critiques,
Apollon a placé le mien :
14
Mais toi, d’une ardeur sans pareille,
Ose-tu bien, pauvre Pradon,
285 Faire à la barbe d’Apollon,
Le même métier que Corneille ? bis.
Il sort avec humeur.

SCÈNE XIII ET DERNIÈRE. Les Précédents. §

PRADON.

Laissons-le exhaler sa vengeance, et ne pensons qu’au bonheur qui nous attend. Oui, mes enfants, j’oublie avec vous la chute d’aujourd’hui, et je veux me préparer sous peu à de nouveaux combats.

DUTREMBLET.

Ma foi ! Pradon tu m’enchantes doublement aujourd’hui tu as fait le bonheur de ta fille, et une action digne de passer à la prospérité.

PRADON.

Il est vrai mon cher Dutremblet.

VAUDEVILLE. §

PRADON.

Air : Du jaloux malgré lui.
Un héros prodigue sa vie,
Pour être utile à son pays,
L’amant la perd pour son amie
290 Et quelques-uns pour leurs amis,
Mais à mon dévouement extrême
Nul dévouement n’a ressemblé,
Car, ce n’est jamais par lui-même.
Car, ce n’est jamais par lui-même.
295 Que l’on voit un auteur sifflé.

VALCOUR.

Au théâtre comme à la guerre
On peut moissonner le laurier,
L’Auteur cherche à plaire au parterre,
À Mars, veut plaire le Guerrier;
300 Doit-on quand on aime la gloire
Par un revers être abattu ?
Souvent nous attend la victoire.
Souvent nous attend la victoire.
Après avoir été battu.

ANGÉLINE, au Public.

305 De battre, avez-vous quelque envie,
Que ce soit des mains seulement,
Car, il est rare chez Thalie,
D’être sifflé, battu, content ;
Dans ces mots quelle différence !
310 Nos deux jeunes Auteurs tremblants,
Aujourd’hui, grâce à l’indulgence.
Aujourd’hui, grâce à l’indulgence.
Espèrent n’être que contents.