CLÉOPÂTRE CAPTIVE
TRAGÉDIE

M. D. LXXIIII. Avec Privilège du Roi.

D’ESTIENNE JODELLE PARISIEN.

EXTRAIT DU PRIVILÈGE §

Il est permis à Nicolas Chesneau Libraire juré en l’université de Paris, [d’]imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente en un ou plusieurs volumes, Les Oeuvres poétiques d’Etienne Jodelle Parisien. Et sont défenses faites à tous autres libraires ou imprimeurs n’en vendre sinon de l’impression dudit Chesneau ou de son consentement. Et ce jusques à six ans entiers et consécutifs après la première impression qui en sera faite, à peine de confiscation, et d’amende, comme plus amplement il est porté ès Lettres sur ce données à Paris le 24 septembre 1574.

Signé, par le Conseil, LE COINTE

À PARIS, Chez Nicolas Chesneau, rue saint Jacques à l’enseigne du Chesne verd ; et Mamert Patisson, rue saint Jean de Beauvais, devant les Escholes de Decret.
Ce volume a été achevé d’imprimer le 6ème jour de Novembre 1574.

PERSONNAGES §

  • L’OMBRE D’ANTOINE.
  • CLÉOPÂTRE.
  • ÉRAS.
  • CHARMIUM.
  • OCTAVIAN CÉSAR.
  • AGRIPPE.
  • PROCULÉE.
  • LE CHOEUR DES FEMMES ALEXANDRINES.
  • SELEUQUE.
La scène est à Alexandrie.

PROLOGUE. §

PROLOGUE.

Puisque la terre (ô Roi des Rois la crainte)
Qui ne refuse être à tes lois étreinte,
De la grandeur de son saint nom s’étonne,
Qu’elle a gravé dans sa double colonne :
5 Puisque la mer qui te fait son Neptune,
Bruit en ses flots ton heureuse fortune,
Et que le Ciel riant à ta victoire
Se voit mirer au parfait de ta gloire :
Pourraient vers toi les Muses telles être,
10 De n’adorer et leur père et leur maître ?
Pourraient les tiens nous celer tes louanges ;
Qu’on oit tonner par les peuples étranges ?
Nul ne saurait tellement envers toi
Se rendre ingrat, qu’il ne chante son Roi.
15 Les bons esprits que ton père forma,
Qui les neufs Soeurs en France ranima,
Du père et fils se pourraient-ils bien taire,
Quand à tous deux telle chose a pu plaire ?
Lorsque le temps nous aura présenté
20 Ce qui sera digne d’être chanté
D’un si grand Prince, ains d’un Dieu dont la place
Se voit au Ciel jà montrer son espace,
Et si ce temps qui toute chose enfante,
Nous eût offert ta gloire triomphante,
25 Pour assez tôt de nous être chantée,
Et maintenant à tes yeux présentée,
Tu n’orrais point de nos bouche sinon
Du grand HENRI le triomphe et le nom.
Mais pour autant que ta gloire entendue
30 En peu de temps ne peut être rendue :
Que dis-je en peu ? Mais en cent mille années
Ne seraient pas tes louanges bornées.
Nous t’apportons (ô bien petit hommage)
Ce bien peu d’oeuvre ouvré de ton langage,
35 Mais tel pourtant que ce langage tien,
N’avait jamais dérobé ce grand bien
Des auteurs vieux : c’est une Tragédie,
Qui d’une voix et plaintive et hardie
Te représente un Romain Marc Antoine,
40 Et Cléopâtre Égyptienne Reine :
Laquelle après qu’Antoine son ami
Étant déjà vaincu par l’ennemi,
Se fut tué, jà se sentant captive,
Et qu’on voulait la porter toute vive
45 En un triomphe avecque ses deux femmes,
S’occit. Ici les désirs et les flammes
Des deux amants : d’Octavian aussi
L’orgueil, l’audace, et le journel souci
De son trophée empreints tu sonderas,
50 Et plus qu’à lui le tien égaleras :
Vu qu’il faudra que ses successeurs mêmes
Cèdent pour toi aux volontés suprêmes,
Qui jà le monde à ta couronne vouent,
Et le commis de tous les Dieux t’avouent.
55 Reçois donc (SIRE) et d’un visage humain
Prends ce devoir de ceux qui sous ta main,
Tant les esprits que les corps entretiennent,
Et devant toi agenouiller se viennent ;
En attendant que mieux nous te chantions,
60 Et qu’à tes yeux saintement présentions
Ce que jà chante à toi le fils des Dieux,
La terre toute, et la mer, et les Cieux.

ACTE I. §

L’Ombre d’Antoine, Éras, Cléôpatre. §

L’OMBRE D’ANTOINE.

Dans le val ténébreux, où les nuits éternelles
Font éternelle peine aux ombres criminelles,
65 Cédant à mon destin je suis volé naguère,
Jà jà fait compagnon de la troupe légère,
Moi (dis-je) Marc Antoine horreur de la grand’ Rome,
Mais en ma triste fin cent fois misérable homme.
Car un ardent amour, bourreau de mes moelles,
70 Me dévorant sans fin sous ses flammes cruelles,
Avait été commis par quelque destinée
Des Dieux jaloux de moi, afin que terminée
Fût en peine et malheur ma pitoyable vie,
D’heur, de joie et de biens par avant assouvie.
75 Ô moi dès lors chétif, que mon oeil trop folâtre
S’égara dans les yeux de cette Cléopâtre !
Depuis ce seul moment je sentis bien ma plaie,
Descendre par l’oeil traître en l’âme encore gaie,
Ne songeant point alors quelle poison extrême
80 J’avais ce jour reçu au plus creux de moi-même :
Mais hélas ! en mon dam, las ! en mon dam et perte
Cette plaie cachée enfin fut découverte,
Me rendant odieux, foulant ma renommée
D’avoir enragement ma Cléopâtre aimée :
85 Et forcené après comme si cent furies
Exerçant dedans moi toutes bourrelleries,
Embrouillant mon cerveau, empêtrant mes entrailles,
M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles :
Dedans moi condamné, faisant sans fin renaître
90 Mes tourments journaliers, ainsi qu’on voit repaître
Sur le Caucase froid la poitrine empiétée,
Et sans fin renaissante à son vieil Prométhée.
Car combien qu’elle fut Reine et de race royale,
Comme tout aveuglé sous cette ardeur fatale
95 Je lui fis les présents qui chacun étonnèrent,
Et qui jà contre moi ma Rome aiguillonnèrent :
Même le fier César ne tâchant qu’à défaire
Celui qui à César compagnon ne pût plaire,
S’embrasant pour un crime indigne d’un Antoine,
100 Qui tramait le malheur encouru par ma Reine :
Et qui encore au val des durables ténèbres
Me va renouvelant mille plaintes funèbres,
Échauffant les serpents des soeurs échevelées,
Qui ont au plus chétif mes peines égalées :
105 C’est que jà jà charmé, enseveli des flammes,
Ma femme Octavienne honneur des autres Dames,
Et mes mollets enfants je vins chasser arrière,
Nourrissant en mon sein ma serpente meurtrière,
Qui m’entortillonnant trompant l’âme ravie,
110 Versa dans ma poitrine un venin de ma vie,
Me transformant ainsi sous ses poisons infuses,
Qu’on serait du regard de cent mille Méduses.
Or pour punir ce crime horriblement infâme,
D’avoir banni les miens, et rejeté ma femme,
115 Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancée,
Et dessus moi l’horreur de leurs bras élancée :
Dont la sainte équité, bien qu’elle soit tardive,
Ayant les pieds de laine, elle n’est point oisive,
Ains dessus les humains d’heure en heure regarde,
120 Et d’une main de fer son trait enflammé darde.
Car tôt après César jure contre ma tête,
Et mon piteux exil de ce monde m’apprête.
Me voilà jà croyant ma Reine, ains ma ruine,
Me voilà bataillant en la plaine marine,
125 Lorsque plus fort j’étais sur la solide terre :
Me voilà jà fuyant oublieux de la guerre,
Pour suivre Cléopâtre, en faisant l’heur des armes
Céder à ce malheur des amoureux alarmes.
Me voilà dans sa ville où j’ivrogne et putasse,
130 Me paissant de plaisirs, pendant que César trace
Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armée
Que sur terre j’avais, d’une gueule affamée,
Ainsi que le Lion vagabond à la quête,
Me voulant dévorer, et pendant qu’il apprête
135 Son camp devant la ville, où bientôt il refuse
De me faire un parti, tant que malheureux j’use
Du malheureux remède, et poussant mon épée
Au travers des boyaux en mon sang l’ai trempée,
Me donnant guérison par l’outrageuse plaie.
140 Mais avant que mourir, avant que du tout j’aie
Sangloté mes esprits, las las ! quel si dur homme
Eût pu voir sans pleurer un tel honneur de Rome,
Un tel dominateur, un Empereur Antoine,
Qui jà frappé à mort sa misérable Reine
145 De deux femmes aidée angoisseusement pâle
Tirait par la fenêtre en sa chambre royale.
César même n’eût pu regarder Cléopâtre
Couper sur moi son poil, se déchirer et battre,
Et moi la consoler avecque ma parole,
150 Ma pauvre âme soufflant qui tout soudain s’envole,
Pour aux sombres enfers endurer plus de rage
Que celui qui a soif au milieu du breuvage,
Ou que celui qui roue une peine éternelle,
Ou que les pâles Soeurs, dont la dextre cruelle
155 Égorgea les maris : Ou que celui qui vire
Sa pierre sans porter son faix où il aspire.
Encore en mon tourment tout seul je ne puis être,
Avant que ce Soleil qui vient ores de naître,
Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge,
160 Cléopâtre mourra, je me suis ore en songe
À ses yeux présenté, lui commandant de faire
L’honneur à man sépulcre, et après se défaire,
Plutôt qu’être dans Rome en triomphe portée,
L’ayant par le désir de la mort confortée ;
165 L’appelant avec moi, qui jà jà la demande
Pour venir endurer en notre pâle bande :
Or’ se faisant campagne en ma peine et tristesse,
Qui s’est faite longtemps compagne en ma liesse.

Cléopâtre , Éras, Charmium. §

CLÉOPÂTRE.

Que gagnez-vous hélas ! En la parole vaine ?

ÉRAS.

170 Que gagnez-vous hélas ! de vous être inhumaine ?

CLÉOPÂTRE.

Mais pourquoi perdez-vous vos peines ocieuses ?

LE CHOEUR.

Mais pourquoi perdez-vous tant de larmes piteuses ?

CLÉOPÂTRE.

Qu’est-ce qui adviendrait plus horrible à la vue ?

ÉRAS.

Qu’est-ce qui pourrait voir une tant dépourvue ?

CLÉOPÂTRE.

175 Permettez mes sanglots même aux fiers Dieux se prendre.

LE CHOEUR.

Permettez à nous deux de constante vous rendre.

CLÉOPÂTRE.

Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte.

ÉRAS.

Il ne faut point mourir avant sa vie éteinte.

CLÉOPÂTRE.

Antoine jà m’appelle, Antoine il me faut suivre.

LE CHOEUR.

180 Antoine ne veux pas que vous viviez sans vivre.

CLÉOPÂTRE.

Ô vision étrange ! Ô pitoyable songe !

ÉRAS.

Ô pitoyable Reine, ô quel tourment te ronge ?

CLÉOPÂTRE.

Ô Dieux à quel malheur m’avez-vous alléchée ?

LE CHOEUR.

Ô Dieux ne sera point votre plainte étanchée ?

CLÉOPÂTRE.

185 Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour jr dévie.

ÉRAS.

Mais ne plaignez donc point, et suivez votre envie.

CLÉOPÂTRE.

Ha pourrais-je donc bien moi la plus malheureuse ;
Que puisse regarder la voûte radieuse,
Pourrais-je bien tenir la bride à mes complaintes,
190 Quand sans fin mon malheur redouble ses atteintes ?
Quand je remâche en moi que je suis la meurtrière
Par mes trompeurs appâts, d’un, qui sous sa main fière
Faisait crouler la terre ? Ha Dieux pourrais-je traire
Hors de mon coeur le tort que je lui pus faire
195 Qu’il me donna Syrie, et Chypres, et Phénice,
La Judée embaumée, Arabie, et Cilice,
Encourant par cela de son peuple la haine ?
Ha pourrais-je oublier ma gloire et pompe vaine,
Qui l’appâtait ainsi au mal, qui nous talonne,
200 Et malheureusement les malheureux guerdonne,
Que la troupe des eaux en l’appât est trompée ?
Ha l’orgueil, et les ris, la perle détrempée,
La délicate vie efféminant ses forces,
Étaient de nos malheurs les subtiles amorces !
205 Quoi ? pourrais-oublier que par raide secousse
Pour moi seule il souffrit des Parthes la repousse,
Qu’il eût bien subjugués et rendus à sa Rome,
Si les songeards amours n’occupaient tout un homme,
Et s’il n’eût en désir d’abandonner sa guerre
210 Pour revenir soudain hiverner en ma terre ?
Ou pourrais-je oublier que pour ma plus grand’ gloire,
Il traîna en triomphe et loyer de victoire,
Dedans Alexandrie un puissant Artavade
Roi des Arméniens, vu que telle bravade
215 N’appartenait sinon qu’à sa ville orgueilleuse,
Qui se rendit alors davantage haineuse ?
Pourrais-je oublier mille et mille et mille choses,
En qui l’amour pour moi a ses paupières closes,
En cela mêmement que pour cette amour mienne
220 On lui vit délaisser l’Octavienne sienne ?
En cela que pour moi il voulut faire guerre
Par la fatale mer, étant plus fort par terre ?
En cela qu’il suivit ma nef au vent donnée,
Ayant en son besoin sa troupe abandonnée ?
225 En cela qu’il prenait doucement mes amorces,
Alors que son César prenait toutes ses forces ?
En cela que feignant être prête à m’occire,
Ce pitoyable mot soudain je lui fis dire ?
Ô Ciel faudra-t-il donc que Cléopâtre morte
230 Antoine vive encor ? Sus sus Page conforte
Mes douleurs par ma mort. Et lors voyant son page
Soi-même se tuer, tu donnes témoignage,
Ô Eunuque (dit-il) comme il faut que je meure !
Et vomissant un cri il s’enferra sur l’heure.
235 Ha Dames, aa faut-il que ce malheur je taise ?
Ho ho retenez-moi, je je.

CHARMIUM.

Mais quel malaise
Pourrait être plus grand ?

ÉRAS.

Soulagez votre peine,
Efforcez vos esprits.

CLÉOPÂTRE.

Las las !

CHARMIUM.

Tenez la rêne
Au deUil empoisonnant.

CLÉOPÂTRE.

À grand Ciel que j’endure !
240 Encore l’avoir vu cette nuit en figure
Hé !

ÉRAS.

Hé, rien que la mort ne ferme au deuil la porte.

CLÉOPÂTRE.

Hé hé Antoine était.

CHARMIUM.

Mais comment ?

CLÉOPÂTRE.

En la sorte.

ÉRAS.

En quelle sorte donc ?

CLÉOPÂTRE.

Comme alors que sa plaie.

CHARMIUM.

Mais levez-vous un peu, que gêner on essaie
245 Ce qui gêne la voix.

ÉRAS.

Ô plaisir que tu mènes,
Un horrible troupeau de déplaisirs et peines !

CLÉOPÂTRE.

Comme alors que sa plaie avait ce corps tractable
Ensanglanté partout.

CHARMIUM.

Ô songe épouvantable !
Mais que demandait-il ?

CLÉOPÂTRE.

Qu’à sa tombe je fasse
250 L’honneur qui lui est dû.

CHARMIUM.

Quoi encor ?

CLÉOPÂTRE.

Que je trace
Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre
Me racontant encor.

CHARMIUM.

La basse porte sombre
Est à l’aller ouverte, et au retour fermée.

CLÉOPÂTRE.

Une éternelle nuit doit de ceux être aimée,
255 Qui souffrent en ce jour une peine éternelle.
Ôtez-vous le désir de s’efforcer à celle
Qui libre veut mourir pour ne vivre captive ?

ÉRAS.

Sera donc celle-là de la Parque craintive,
Qui au-défaut de mort verra mourir sa gloire ?

CLÉOPÂTRE.

260 Non non, mourons mourons, arrachons la victoire,
Encore que soyons par César surmontées.

ÉRAS.

Pourrions-nous bien être en triomphe portées ?

CLÉOPÂTRE.

Que plutôt cette terre au fond de ses entrailles
M’engloutisse à présent, que toutes les tenailles
265 De ces bourrelles Soeurs horreur de l’onde basse,
M’arrachent les boyaux, que la tête on me casse
D’un foudre inusité, qu’ainsi je me conseille,
Et que la peur de mort entre dans mon oreille.

CHOEUR DE FEMMES ALEXANDRINES.

Quand l’Aurore vermeille
270 Se voit au lit laisser
Son Titon qui sommeille ;
Et l’ami caresser :
On voit à l’heure même
Ce pays coloré,
275 Sous le flambeau suprême
Du Dieu au Char doré :
Et semble que la face
De ce Divin variant,
De cette ville fasse
280 L’honneur de l’Orient,
Et qu’il se mire en elle
Plutôt qu’en autre part,
La prisant comme celle
Dont plus d’honneur départ,
285 De pompes et délices
Attrayant doucement
Sous leurs gaies blandices,
L’humain entendement.
Car vit-on jamais ville
290 En plaisir, en honneur,
En banquets plus fertile,
Si durable était l’heur ?
Mais ainsi que la force
Du céleste flambeau,
295 Tirer à soi s’efforce
Le plus léger de l’eau :
Ainsi que l’aimant tire
Son acier, et les sons
De la marine Lyre
300 Attiraient les poissons.
Tout ainsi nos délices,
La mignardise et l’heur,
Allèchement des vices
Tirent notre malheur.
305 Pourquoi fatale Troie
Honneur des siècles vieux,
Fus-tu donner en proie
Sous le destin des Dieux ?
Pourquoi n’eus-tu Médée
310 Ton Jason ? Et pourquoi
Ariane guidée
Fus-tu sous telle foi ?
Des délices le vice
À ce vous conduisait :
315 Puis après sa malice
Soi-même détruisait
Tant n’était variable
Un Protée en son temps,
Et tant n’est point muable
320 La course de nos vents :
Tant de fois ne se change
Thétis, et tant de fois
L’inconstant ne se range
Sous ses diverses lois,
325 Que notre heur, en peu d’heure
En malheur retourné,
Sans que rien nous demeure,
Proie au vent est donné.
La rose journalière
330 Quand du divin flambeau
Nous darde la lumière,
Le ravisseur taureau,
Fait naître en sa naissance
Son premier dernier jour,
335 Du bien la jouissance
Est ainsi sans séjour.
Le fruit vengeur du père,
S’est bien évertué
De tuer sa vipère,
340 Pour être après tué
Joie, qui deuil enfante,
Se meurtrît, puis la mort
Par la joie plaisante
Fait au deuil même tort.
345 Le bien qui est durable
C’est un monstre du Ciel,
Quand son vueil favorable
Change le fiel en miel.
Si la sainte ordonnance
350 Des immuables Dieux,
Forcluse d’inconstance
Seule inconnue à eux,
En ce bas hémisphère
Veut son homme garder,
355 Lors le sort improspère
Ne le peut retarder,
Que malgré sa menace
Ne vienne tenir rang,
Malgré le fer qui brasse
360 La poudre avec le sang.
On doit sûrement dire
L’homme qu’on doit priser,
Quand le Ciel vient l’élire
Pour le favoriser,
365 Ne devoir jamais craindre
L’Océan furieux,
Lorsque mieux semble atteindre
Le marchepied des Dieux :
Plongé dans la marine
370 Il doit vaincre en la fin,
Et s’attend à l’épine
De l’attendant Dauphin.
La guerre impitoyable
Moissonnant les humains,
375 Craint l’heur épouvantable
De ses célestes mains.
Tous les arts de Médée,
Le venin, le poison,
Les bêtes dont gardée
380 Fut la riche toison :
Ni par le bois étrange
Le Lion outrageux,
Qui sous sa patte range
Tous les plus courageux :
385 Ni la loi qu’on révère,
Non tant comme on la craint,
Ni le bourreau sévère,
Qui l’homme blême étreint :
Ni les feux qui saccagent
390 Le haut pin molestant,
Sa fortune n’outragent,
Rendant les Dieux constants.
Mais ainsi qu’autre chose
Contraint sous son effort,
395 Tient sous sa force enclose
La force de la mort :
Et malgré cette bande
Toujours en bas filant,
Tant que le Ciel commande
400 En bas n’est dévalant :
Et quand il y dévale,
Sans aucun mal souffrir,
D’un sommeil qu’il avale
À mieux il va s‘offrir.
405 Mais si la destinée
Arbitre d’un chacun,
A sa chance tournée
Contre l’heur de quelqu’un :
Le sceptre sous qui ploie
410 Tout un peuple soumis,
Est force qu’il foudroie
Ses mutins ennemis.
La volage richesse,
Appui de l’heur mondain,
415 L’honneur et la hautesse
Refuyant tout soudain :
Bref, fortune obstinée,
Ni le temps tout fauchant,
Sa rude destinée
420 Ne vont point empêchant.
Des hauts Dieux la puissance
Témoigne assez ici,
Que notre heureuse chance
Se précipite ainsi.
425 Quel était Marc Antoine ?
Et quel était l’honneur
De notre brave Reine
Digne d’un tel donneur ?
Des deux l’un misérable
430 Cédant à son destin,
D’une mort pitoyable
Vint avancer sa fin :
L’autre encore craintive
Tâchant s’évertuer,
435 Veut pour n’être captive
Librement se tuer.
Cette terre honorable,
Ce pays fortuné,
Hélas ! voit peu durable
440 Son heur importuné.
Telle est la destinée
Des immuables Cieux,
Telle nous est donnée
La défaveur des Dieux.

ACTE II §

Octavien, Agrippe, Proculée. §

OCTAVIEN.

445 En la rondeur du Ciel environnée,
À nul, je crois, telle faveur donnée
Des Dieux fauteurs ne peut être qu’à moi :
Car outre encor que je suis maître et Roi
De tant de biens, qu’il semble qu’en la terre
450 Le Ciel qui tout sous son empire enserre,
M’ait tout exprès de sa voûte transmis,
Pour être ici son général commis :
Outre l’espoir de l’arrière mémoire
Qui aux neveux rechantera ma gloire,
455 D’avoir d’Antoine, Antoine, dis-je, horreur
De tout ce monde, accablé la fureur :
Outre l’honneur que ma Rome m’apprête,
Pour le guerdon de l’heureuse conquête
Il semble jà que le Ciel vienne tendre
460 Ses bras courbés pour en soi me reprendre,
Et que la boule entre ses ronds enclose,
Pour un César ne soit que peu de chose :
Or’ je désire, or’ je désire mieux,
C’est de me joindre au saint nombre des Dieux.
465 Jamais la terre en tout aventureuse,
N’a sa personne entièrement heureuse :
Mais le malheur par l’heur est acquitté,
Et l’heur se paie par l’infélicité.

AGRIPPE.

Mais de quel lieu ces mots ?

OCTAVIEN.

Qui eût pu croire
470 Qu’après l’honneur d’une telle victoire,
Le dueil, le pleur, le souci, la complainte,
Même à César eût donné telle atteinte ?
Mais je me vois souvent en lieu secret
Pour Marc Antoine être en plainte et regret,
475 Qui aux honneurs reçus en notre terre,
Et compagnon m’avait été en guerre,
Mon allié, mon beau-frère, mon sang,
Et qui tenait ici le même rang
Avec César : nonobstant par rancune
480 De la muable et traîtresse fortune,
On vit son corps en sa plaie mouillé
Avoir ce lieu piteusement souillé.
Ha cher ami !

PROCULÉE.

L’orgueil et la bravade
Ont fait Antoine ainsi qu’un Ancelade,
485 Qui se voulant prendre aux Dieux,
D’un trait horrible et non lancé des Cieux,
Mais de ta main à la vengeance adextre,
Senti combien peut d’un grand Dieu la dextre.
Que plaignez-vous si l’orgueil justement
490 À l’orgueilleux donne son paiement ?

AGRIPPE.

L’orgueil est tel, qui d’un malheur guerdonne
La malheureuse et superbe personne :
Mêmes ainsi que d’une onde le branle,
Lorsque le Nord dedans la mer l’ébranle,
495 Ne cesse point de courir et glisser,
Virevolter, rouler, et se dresser,
Tant qu’à la fin dépiteux il arrive,
Bruyant sa mort, à l’écumeuse rive.
Ainsi ceux-là que l’orgueil trompe ici,
500 Ne cessent point de se dresser ainsi,
Courir tourner, tant qu’ils soient agités
Contre les bords de leurs félicités.
C’était assez que l’orgueil pour Antoine
Précipiter avec sa pauvre Reine,
505 Si les amours lascifs et les délices
N’eussent aidé à rouer leurs supplices :
Tant qu’on ne sait comment ces déréglés
D’un noir bandeau se sont tant aveuglés,
Qu’ils n’ont su voir et cent et cent augures,
510 Pronostiqueurs des misères futures.
Ne vit-on pas Pisaure l’ancienne
Pronostiquer la petite Antonienne,
Qui de soldats Antoniens armée
Fût engloutie et dans terre abîmée ?
515 Ne vit-on pas dedans Albe une image
Suer longtemps ? Ne vit-on pas l’orage
Qui de Patras la ville environnait,
Alors qu’Antoine en Patras séjournait,
Et que le feu qui par l’air s’éclata,
520 Héraklion en pièces écarta ?
Ne vit-on pas alors que dans Athènes
En un théâtre on lui montrait les peines,
Ou pour néant les serpents-pieds se mirent,
Quand aux rochers les rochers ils joignirent,
525 Du Dieu Bacchus l’image en bas poussée,
Des vents qui l’ont comm’ à l’envi cassée,
Vu que Bacchus un conducteur était,
Pour qui Antoine un même nom portait ?
Ne vit-on pas d’une flamme fatale
530 Rompre l’image et d’Eumène et d’Attale,
À Marc Antoine en ce lieu dédiées,
Puis maintes voix fatalement criées,
Tant de gésiers, et tant d’autres merveilles,
Tant de corbeaux, et senestres corneilles,
535 Tant de sommets rompus et mis en poudre,
Que montraient-ils que ta future foudre,
Qui ce rocher devait ainsi combattre ?
Qu’admonestait la nef de Cléopâtre,
Et qui d’Antoine avait le nom par elle,
540 Où l’hirondelle exila l’hirondelle
Et toutefois en sillant leur lumière
N’y voyaient point ce qui suivait derrière ?
Vante-toi donc les ayant pourchassés,
Comme vengeur des grands Dieux offensés :
545 Éjouis-toi en leur sang et te baigne,
De leurs enfants fais rougir la campagne,
Racle leur nom, efface leur mémoire :
Poursuis poursuis jusqu’au bout ta victoire.

OCTAVIEN.

Ne veux-je donc ma victoire poursuivre,
550 Et mon triomphe au monde faire vivre ?
Plutôt plutôt le fleuve impétueux
Ne se rengorge au grand sein fluctueux.
C’est le souci qui avec la complainte
Que je faisais de l’autre vie éteinte,
555 Me ronge aussi : mais plus grand témoignage
De mes honneurs s’obstinant contre l’âge,
Ne s’est point vu, sinon que cette Dame
Qui consomma Marc Antoine en sa flamme,
Fut dans ma ville en triomphe menée.

PROCULÉE.

560 Mais pourrait-elle à Rome être traînée,
Vu qu’elle n’a sans fin autre désir,
Que par sa mort sa liberté choisir ?
Savez-vous pas lorsque nous échelâmes,
Et que par ruse en sa Cour nous allâmes,
565 Que tout soudain qu’en la Cour on me vit,
En s’écriant une des femmes dit :
Ö pauvre Reine ! Es-tu donc prise vive ?
Vis-tu encor pour trépasser captive ?
Et qu’elle ainsi sous telle voix ravie
570 Voulait trancher le filet de sa vie,
Du cimeterre à son côté pendu,
Si saisissant je n’eusse défendu
Son estomac jà déjà menacé,
Du bras meurtrier à l’encontre haussé.
575 Savez-vous pas que depuis ce jour même
Elle est tombée en maladie extrême,
Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger,
Pour par la faim à la fin se ranger ?
Pensez-vous pas qu’outre telle finesse
580 Elle ne trouve à la mort quelque adresse ?

AGRIPPE.

Il vaudrait mieux dessus elle veiller,
Sonder, courir, épier, travailler,
Que du berger la vue gardienne
Ne s’arrêtait sur son Inachienne,
585 Que nous nuira si nous la confortons,
Si doucement sa faiblesse portons ?
Par tels moyens s’envolera l’envie
De faire change à sa mort de sa vie :
Ainsi sa vie heureusement traitée
590 Ne pourra voir sa quenouille arrêtée :
Ainsi ainsi jusqu’à Rome elle ira,
Ainsi ainsi ton souci finira.
Et quant aux plains, veux-tu plaindre celui
Qui de tout temps te brassa tout ennui ?
595 Qui n’était né sans ta dextre divine,
Que pour la tienne et la nôtre ruine ?
Te souvient-il que pour dresser la guerre
Tu fus haï de toute notre terre,
Qui se piquait mutinant contre toi,
600 Et refusait se courber sous ta loi,
Lorsque tu pris pour guerroyer Antoine,
Des hommes francs le quart du patrimoine,
Des serviteurs la huitième partie
De leur vaillant : tant que jà divertie
605 Presque s’était l’Italie troublée ?
Mais quelle était sa plainte redoublée,
Dont il tâchait embraser les Romains,
Pour ce Lépide exilé par tes mains ?
Te souvient-il de cette horrible armée
610 Que contre nous il avait animée ?
Tant de Rois donc qui voulurent le suivre,
Y venaient ils pour nous y faire vivre ?
Pensaient-ils bien nous foudroyer exprès,
Pour déplorer notre ruine après ?
615 Le Roi Bocchus, le Roi Cilicien,
Archélaüs Roi Cappadocien,
Et Philadelphe, et Adalle de Thrace,
Et Mithridate usaient-ils de menace
Moindre sur nous, que de porter en joie
620 Notre dépouille et leur guerrière proie,
Pour à leurs Dieux joyeusement les pendre,
Et maint et maint sacrifice leur rendre ?
Voilà les pleurs que doit un adversaire
Après la mort de son ennemi faire.

OCTAVIEN.

625 Ô gent Agrippe, ou pour te nommer mieux,
Fidèle Achate, était donc de mes yeux
Digne le pleur ? Celui donc s’effémine
Qui jà du tout l’efféminé ruine.
Non non les plains céderont aux rigueurs,
630 Baignons en sang les armes et les coeurs,
Et souhaitons à l’ennemi cent vies,
Qui lui seraient plus durement ravies :
Quant à la Reine, apaiser la faudra
Si doucement que sa main se tiendra
635 Da forbannir l’âme séditieuse
Outre les eaux de la rive oublieuse.
Je vois desor en cela m’efforcer,
Et son désir de la mort effacer :
Souvent l’effort est forcé par la ruse
640 Pendant Agrippe aux affaires t’amuse.
Et toi loyal messager Proculée,
Sonde par tout ce que la fame ailée
Fait s’acouter dedans Alexandrie
Qu’elle circuit, et tantôt bruit et crie,
645 Tantôt plus bas marmotte son murmure,
N’étant jamais loin de telle aventure.

PROCULÉE.

Si bien partout mon devoir se fera,
Que mon César de moi se vantera.
Ô s’il me faut ores un peu dresser
650 L’esprit plus haut et seul en moi penser :
Cent et cent fois misérable est celui
Qui en ce monde a mis aucun appui :
Et tant s’en faut qu’il ne fâche de vivre
À ceux qu’on voit par fortune poursuivre,
655 Que moi qui suis du sort assez content
Je suis fâché de me voir vivre tant.
Où es-tu, Mort, si la prospérité
N’est sous les cieux qu’une infélicité ?
Voyons les grands, et ceux qui de leur tête
660 Semblent déjà défier la tempête,
Quel heur ont-ils pour, une frêle gloire ?
Mille serpents rongears en leur mémoire,
Mille soucis mêlés d’effrayement,
Sans fin désir, jamais contentement :
665 Dès que le Ciel son foudre pirouette,
Il semble jà que sur eux il se jette :
Dès lors que Mars près de leur terre tonne,
Il semble jà leur ravir la couronne :
Dès que la peste en leur règne tracasse,
670 Il semble jà que leur chef on menace :
Bref, à la mort ils ne peuvent penser
Sans soupirer, blêmir, et s’offenser,
Voyant qu’il faut par mort quitter la gloire,
Et bien souvent enterrer la mémoire.
675 Ou celui-là qui solitairement
En peu de biens cherche contentement,
Ne pâlit pas si la fatale Parque
Le fait penser à la dernière barque :
Ne pâlit pas, non si le ciel et l’onde
680 Se rebrouillaient au vieil Chaos du monde.
Telle est telle est la médiocrité
Où gît le but de la félicité :
Mais qui me fait en ce discours me plaire
Quand il convient exploiter mon affaire ?
685 Trop tôt trop tôt se fera mon message,
Et toujours tard un homme se fait sage.

LE CHOEUR.

STROPHE.
De la terre humble et basse,
Esclave de ses cieux,
Le peu puissant espace
690 N’a rien de plus vicieux
Que l’orgueil, qu’on voit être
Haï du Ciel son maître.
ANTISTROPHE.
Orgueil qui met en poudre
Le rocher trop hautain :
695 Orgueil pour qui le foudre
Arma des Dieux la main,
Et qui vient pour salaire
Lui-même se défaire.
STROPHE.
À qui ne sont connues
700 Les races du Soleil,
Qui affrontaient aux nues
Un superbe appareil,
Et montagnes portées
L’une sur l’autre entées ?
ANTISTROPHE.
705 La tombante tempête
Adversaire à l’orgueil,
Escarbouilla leur tête,
Qui trouva son recueil
Après la mort amère
710 Au ventre de sa mère.
STROPHE.
Qui ne connaît le sage
Qui trop audacieux,
Pilla du feu l’usage
Au chariot des cieux,
715 Cherchant par arrogance
Sa propre repentance.
ANTISTROPHE.
Qu’on le voise voir ore
Sur le mont Scythien,
Où son vautour dévore
720 Son gésier ancien :
Que sa poitrine on voie
Être éternelle proie
STROPHE.
Qui ne connait Icare
Le nommeur d’une mer,
725 Et du Dieu de Patare
L’enfant, qui enflammer
Vint sous son char le monde,
Tant qu’il tombât en l’onde.
ANTISTROPHE.
De ceux-là les ruines
730 Témoignent la fureur
Des saintes mains divines,
Qui doivent faire horreur
À l’orgueil, digne d’être
Puni de telle dextre.
STROPHE.
735 A-t-on pas vu la vague
Au giron fluctueux,
Alors qu’Aquilon vague
Se fait tempétueux,
Presque dresser ses crêtes
740 Jusqu’au lieu des tempêtes ?
ANTISTROPHE.
Qu’on voie de l’audace
Phébus se courrouçant,
Éclaircissant la trace
Qui son char va froissant,
745 Dessous ses flèches blondes
Presque abîmer les ondes.
STROPHE.
A-t-on pas vu d’un arbre
Le copeau chevelu,
Où la maison de marbre
750 Qui semble avoir voulu
Dépriser trop hautaine
L’autre maison prochaine ?
ANTISTROPHE.
Qu’on voie un feu céleste
Cette cime arrachant,
755 Et par mine moleste
Le palais trébuchant,
La plante au chef punie,
L’autre au pied démunie.
STROPHE.
Mais Dieux (ô Dieux) qu’il vienne
760 Voir la plainte et le dueil
De cette Reine mienne,
Rabaissant son orgueil :
Reine, qui pour son vice
Reçoit plus grand supplice.
ANTISTROPHE.
765 Il verra la Déesse
À genoux se jeter :
Et l’esclave Maîtresse
Las son mal regretter !
Sa voix à demi morte
770 Requiert qu’on la supporte.
STROPHE.
Elle qui orgueilleuse
Le nom d’Isis portait,
Qui de blancheur pompeuse
Richement se vêtait,
775 Comme Isis l’ancienne,
Déesse Égyptienne.
ANTISTROPHE.
Ore presque en chemise
Qu’elle va déchirant,
Pleurant aux pieds s’est mise
780 De son César, tirant
De l’estomac débile
Sa requête inutile.
STROPHE.
Quel coeur, quelle pensée,
Quelle rigueur pourrait
785 N’être point offensée,
Quand ainsi l’on verrait
Le retour misérable
De la chance muable ?
ANTISTROPHE.
César en quelle sorte
790 La voyant sans vertu,
La voyant demi-morte,
Maintenant soutiens-tu
Les assauts que te donne
La pitié qui t’étonne ?
STROPHE.
795 Tu vois qu’une grand’ Reine,
Celle-là qui guidait
Ton compagnon Antoine,
Et partout commandait,
Heureuse se vient dire,
800 Si tu voulais l’occire.
ANTISTROPHE.
Las, hélas ! Cléopâtre,
Las, hélas ! Quel malheur
Vient tes plaisirs abattre,
Les changeant en douleur ?
805 Las las, hélas ! (ô Dame)
Peux-tu souffrir ton âme ?
STROPHE.
Pourquoi pourquoi fortune,
Ô fortune aux yeux clos,
Es-tu tant importune ?
810 Pourquoi n’a point de repos
Du temps le vol étrange,
Qui ses faits brouille et change ?
ANTISTROPHE.
Qui en volant saccage
Les châteaux sourcilleux,
815 Qui les princes outrage
Qui les plus orgueilleux,
Rouant sa faux superbe,
Fauche ainsi comme l’herbe ?
STROPHE.
À nul il ne pardonne,
820 Il se fait et défait,
Lui mêmes il s’étonne,
Il se flatte en son fait,
Puis il blâme sa peine,
Et contre elle forcène.
ANTISTROPHE.
825 Vertu seule à l’encontre
Fait l’acier reboucher :
Outre telle rencontre
Le temps peut tout faucher :
L’orgueil qui nous amorce
830 Donne à sa faux sa force ?

ACTE III §

Octavien, Cléopâtre, Le Choeur, Séleuque. §

OCTAVIEN.

Voulez-vous donc votre fait excuser.
Mais de quoi sert à ces mots s’amuser ?
N’est-il pas clair que vous tâchiez de faire
Par tous moyens César adversaire,
835 Et que vous seule attirant votre ami,
Me l’avez fait capital ennemi,
Brassant sans fin une horrible tempête
Dont vous pensiez écerveler ma tête ?
Qu’en dites-vous ?

CLÉOPÂTRE.

Ô quels piteux alarmes !
840 Las que dirais-je ! Hé, jà pour moi mes larmes
Parlent assez, qui non pas la justice,
Mais de pitié cherchent le bénéfice.
Pourtant, César, s’il est à moi possible
De tirer hors d’une âme tant passible,
845 Cette voix rauque à mes soupirs mêlée
Écoute encor l’esclave désolée,
Las ! qui ne met tant d’espoir aux paroles
Qu’en ta pitié, dont jà tu me consoles.
Songe, César, combien peut la puissance
850 D’un traître amour, même en sa jouissance :
Et pense encor que mon faible courage
N’eût pas souffert sans l’amoureuse rage,
Entre vous deux ces batailles tonnantes,
Dessus mon chef à la fin retournantes.
855 Mais mon amour me forçait de permettre
Ces fiers débats, et toute aide promettre,
Vu qu’il fallait rompre paix, et combattre,
Ou séparer Antoine ou Cléopâtre
Séparer, las ! ce mot me fait faillir,
860 Ce mot me fait par la Parque assaillir.
Ah ah César, ah.

OCTAVIEN.

Si je n’étais ore
Assez bénin, vous pourriez feindre encore
Plus de douleurs, pour plus bénin me rendre :
Mais quoi, ne veux-je à mon merci vous prendre ?

CLÉOPÂTRE.

865 Feindre hélas ! ô.

OCTAVIEN.

Ou tellement se plaindre
N’est que mourir, ou bien n’est que feindre.

LE CHOEUR.

La douleur
Qu’un malheur
Nous rassemble,
870 Tel ennui
À celui
Pas ne semble,
Qui exempt
Ne la sent :
875 Mais la plainte
Mieux bondit,
Quand on dit
Que c’est feinte.

CLÉOPÂTRE.

Si la douleur en ce coeur prisonnière
880 Ne surmontait cette plainte dernière,
Tu n’aurais pas ta pauvre esclave ainsi :
Mais je ne peux égaler au souci,
Que pétillant m’écorche le dedans,
Mes pleurs, mes plaints, et mes soupirs ardents.
885 T’ébahis-tu si ce mot séparer,
A fait ainsi mes forces retirer ?
Séparer (Dieux) séparer je l’ai vu,
Et si n’ai point à ces débats pourvu !
Mieux il te fût (ô captive ravie)
890 Te séparer même durant sa vie !
J’eusse la guerre et sa mort empêchée,
Et à mon heur quelque atteinte lâchée,
Vu que j’eusse eu le moyen et l’espace
D’espérer voir secrètement sa face :
895 Mais mais cent fois, cent cent fois malheureuse,
J’ai jà souffert cette guerre odieuse :
J’ai j’ai perdu par cette étrange guerre,
J’ai perdu tout et mes biens et ma terre :
Et si ai vu ma vie et mon support,
900 Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
Que tout sanglant jà tout froid et tout blême,
Je réchauffais des larmes de moi-même,
Me séparant de moi-même à demi
Voyant par mort séparer mon ami.
905 Ha dieux, grands Dieux ! Ha grands Dieux !

OCTAVIEN.

Qu’est-ce ci ?
Quoi ? La constance être hors de souci ?

CLÉOPÂTRE.

Constante suis, séparer je me sens,
Mais séparer on ne me peut longtemps :
La pâle mort m’en fera la raison,
910 Bientôt Pluton m’ouvrira sa maison,
Où même encor l’aiguillon qui me touche
Ferait rejoindre et ma bouche et sa bouche :
S’on me tuait, le dueil qui crèverait
Parmi le coup plus de bien me ferait,
915 Que je n’aurais de mal à voir sortir
Mon sang pourpré et mon âme partir.
Mais vous m’ôtez l’occasion de mort,
Et pour mourir me défaut mon espoir
Qui s’alentit d’heure en heure dans moi,
920 Tant qu’il faudra vivre malgré l’émoi :
Vivre il me faut, ne crains que je me tue,
Pour me tuer trop peu je m’évertue.
Mais puisqu’il faut que j’allonge ma vie,
Et que de vivre en moi revient l’envie,
925 Au moins César vois la pauvre faiblette,
Qui à tes pieds, et derechef se jette :
Au moins César des gouttes de mes yeux
Amollis-toi, pour me pardonner mieux :
De cette humeur la pierre on cave bien,
930 Et sur ton coeur ne pourront-elles rien ?
Ne t’ont donc pu les lettres émouvoir
Qu’à tes deux yeux j’avais tantôt fait voir,
Lettres je dis de ton père reçues,
Certain témoin de nos amours conçues ?
935 N’ai-je donc pu détourner ton courage,
Te découvrant et maint et !maint image
De ce tien père à celle-là loyal,
Qui de son fils recevra tout son mal ?
Celui souvent trop tôt borne sa gloire
940 Qui jusqu’au bout se venge en sa victoire.
Prends donc pitié, tes glaives triomphants
D’Antoine et moi pardonnent aux enfants.
Pourrais-tu voir les horreurs maternelles,
S’on meurtrissait ceux qui ces deux mamelles,
945 Qu’ore tu vois maigres et déchirées,
Et qui seraient de cent coups empirées,
Ont allaité ? Orrais-tu mêmement
Des deux côtés le dur gémissement ?
Non non, César, contente-toi du père,
950 Laisse durer les enfants et la mère
En ce malheur, où les Dieux nous ont mis.
Mais fûmes-nous jamais tes ennemis,
Tant acharnés que n’eussions pardonné,
Si le trophée à nous se fût donné ?
955 Quant est de moi, en mes fautes commises
Antoine était chef de mes entreprises,
Las qui venait à tel malheur m’induire,
Eussé-je pu mon Antoine éconduire ?

OCTAVIEN.

Tel bien souvent son fait pense amender,
960 Qu’on voit d’un gouffre en un gouffre guider :
Vous excusant, bien que votre avantage
Vous y mettiez, vous nuisez davantage,
En me rendant par l’excuse irrité,
Qui ne suis point qu’ami de vérité.
965 Et si convient qu’en ce lieu je m’amuse
À repousser cette inutile excuse :
Pourriez-vous bien de ce vous garantir,
Qui fit ma soeur hors d’Athènes sortir,
Lorsque craignant qu’Antoine son époux
970 Plus se donnât à sa femme qu’à vous,
Vous le paissiez de ruse, et de finesses
De mille et mille et dix mille caresses ?
Tantôt au lit exprès emmaigrissiez,
Tantôt par feinte exprès vous pâlissiez,
975 Tantôt votre oeil votre face baignait
Dès qu’un jet d’arc de lui vous éloignait,
Entretenant la feinte et sorcelage,
Ou par coutume, ou par quelque breuvage :
Même attiltrant vos amis et flatteurs
980 Pour du venin d’Antoine être fauteurs,
Qui l’abusaient sous les plaintes frivoles,
Faisant céder son profit aux paroles.
Quoi ? disaient-ils, êtes-vous l’homicide
D’un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide ?
985 Faut-il qu’en vous la Noblesse s’offense,
Dont la rigueur à celle-là ne pense,
Qui fait de vous le but de ses pensées ?
Ô qu’ils sont mal envers vous adressées !
Octavienne a le nom de l’épouse,
990 Et cette-ci, dont la flamme jalouse
Empêche assez la vite renommée,
Sera l’amie en son pays nommée :
Cette divine, à qui rendent hommage
Tant de pays joints à son héritage.
995 Tant purent donc vos mines et adresses,
Et de ceux-là les plaintes flatteresses,
Qu’Octavienne et sa femme et ma soeur,
Fut déchassée, et déchassa votre heur.
Vous taisez-vous, avez-vous plus désir
1000 Pour m’apaiser d’autre excuse choisir ?
Que diriez-vous du tort fait aux Romains,
Qui s’enfuyaient secrètement des mains
De votre Antoine, alors que votre rage
Leur redoublait l’outrage sur l’outrage ?
1005 Que diriez-vous de ce beau testament
Qu’Antoine avait remis secrètement
Dedans les mains des pucelles Vestales ?
Ces maux étaient les conduites fatales
De vos malheurs : et ore peu rusée
1010 Vous voudriez bien encore être excusée.
Contentez-vous Cléopâtre, et pensez
Que c’est assez de pardon, et assez
D’entretenir le fuseau de vos vies,
Qui ne seront à vos enfants ravies.

CLÉOPÂTRE.

1015 Ore, César, chétive je m’accuse,
En m’excusant de ma première excuse,
Reconnaissant que ta seule pitié
Peut donner bride à mon inimité,
Que jà pour moi tellement se commande,
1020 Que tu ne veux de moi faire une offrande
Aux Dieux nombreux, ni des enfants aussi
Que j’ai tourné en ces entrailles-ci.
De ce peu donc de mon pouvoir resté
Je rends je rends grâce à ta majesté :
1025 Et pour donner à César témoignage,
Que je suis sienne et le suis de courage,
Je veux ; César, te déceler tout l’or,
L’argent, les biens, que je tiens en trésor.

LE CHOEUR.

Quand la servitude
1030 Le col enchaînant,
Dessous le joug rude
Va l’homme gênant :
Sans que l’on menace
D’un sourcil plié,
1035 Sans qu’effort on fasse
Au pauvre lié,
Assez il confesse,
Assez se contraint,
Assez il se presse
1040 Par la crainte étreint.
Telle est la nature
Des serfs déconfits,
Tant de mal n’endure
De Japet le fils.

OCTAVIEN.

1045 L’ample trésor, l’ancienne richesse
Que vous nommez, témoigne la hautesse
De votre race : et n’était le bonheur
D’être du tout en la terre seigneur,
Je me plaindrais qu’il faudra que soudain
1050 Ces biens royaux changent ainsi de main.

SELEUQUE.

Comment, César, si l’humble petitesse
Ose adresser sa voix à sa hautesse,
Comment peux-tu ce trésor estimer
Que ma Princesse a voulu te nommer ?
1055 Cuides-tu bien, si accuser je l’ose,
Que son trésor tienne si peu de chose ?
La moindre Reine à ta loi fléchissante
Est en trésor autant riche et puissante,
Qui autant peu ma Cléopâtre égale,
1060 Que par les champs une case rurale
Au fier Château ne peut être égalée,
Ou bien la motte à la roche gelée.
Celle sous qui tout l’Égypte fléchit,
Et qui du Nil l’eau fertile franchit,
1065 À qui le Juif, et le Phénicien,
L’Arabien, et le Cilicien,
Avant ton foudre ore tombé sur nous,
Soulaient courber les hommagers genoux :
Qui aux trésors d’Antoine commandait,
1070 Qui tout ce monde en pompes excédait,
Ne pourrait-elle avoir que ce trésor ?
Crois, César, crois qu’elle a de tout son or,
Et autres biens tout le meilleur caché.

CLÉOPÂTRE.

À faux meurtrier ! À faux traître, arraché
1075 Sera le poil de ta tête cruelle,
Que plût aux Dieux que ce fut ta cervelle !
Tiens traître, tiens.

SELEUQUE.

Ô Dieux !

CLÉOPÂTRE.

Ô chose détestable !
Un serf un serf !

OCTAVIEN.

Mais chose émerveillable
D’un coeur terrible.

CLÉOPÂTRE.

Et quoi, m’accuses-tu ?
1080 Me pensais-tu veuve de ma vertu
Comme d’Antoine. Aa traître !

SELEUQUE.

Retiens-la,
Puissant César, retiens-la donc.

CLÉOPÂTRE.

Voilà
Tous mes bienfaits. Hou ! Le dueil qui m’efforce,
Donne à mon coeur langoureux telle force,
1085 Que je pourrais, ce me semble, froisser
Du poing tes os, et tes flancs crevasser
À coups de pied.

OCTAVIEN.

Ô quel grinçant courage !
Mais rien n’est plus furieux que la rage
D’un coeur de femme. Et bien, quoi, Cléopâtre ?
1090 Êtes-vous point jà saoule de le battre !
Fuis-t-en ami, fuis-t-en.

CLÉOPÂTRE.

Mais quoi, mais quoi ?
Mon Empereur, est-il un tel émoi
Au monde encor que ce paillard me donne ?
Sa lâcheté ton esprit même étonne,
1095 Comme je crois, quand moi Reine d’ici,
De mon vassal suis accusée ainsi,
Que toi, César, as daigné visiter,
Et par ta voix à repos inciter.
Hé si j’avais retenu des joyaux,
1100 Et quelque part de mes habits royaux,
L’aurai-je fait pour moi las malheureuse !
Moi, qui de moi ne suis plus curieuse ?
Mais telle était cette espérance mienne,
Qu’à ta Livie et ton Octavienne
1105 De ces joyaux le présent je ferai,
Et leur pitiés ainsi pourchasserai,
Pour (n’étant point de mes présents ingrates)
Envers César être mes avocates.

OCTAVIEN.

Ne craignez point, je veux que ce trésor
1110 Demeure vôtre : encouragez-vous or’,
Vivez ainsi en la captivité
Comm’ au plus haut de la prospérité.
Adieu : songez qu’on ne peut recevoir
Des maux, sinon quand on pense en avoir.
1115 Je m’en retourne.

CLÉOPÂTRE.

Ainsi vous soit ami
Tout le Destin, comm’ il m’est ennemi.

LE CHOEUR.

Où courrez-vous, Séleuque, où courez-vous ?

SELEUQUE.

Je cours, fuyant l’envenimé courroux.

LE CHOEUR.

Mais quel courroux ? Hé Dieu si nous en sommes !

SELEUQUE.

1120 Je ne fuis pas ni César ni ses hommes.

LE CHOEUR.

Qu’y a-t-il donc que peut plus la fortune ?

SELEUQUE.

Il n’y a rien, sinon l’offense d’une.

LE CHOEUR.

Aurait-on bien notre Reine blessée ?

SELEUQUE.

Non non, mais j’ai notre Reine offensée.

LE CHOEUR.

1125 Quel malheur donc a causé ton offense ?

SELEUQUE.

Que sert ma faute, ou bien mon innocence ?

LE CHOEUR.

Mais dis-le nous, dis, il ne nuira rien.

SELEUQUE.

Dit, il n’apporte à la ville aucun bien.

LE CHOEUR.

Mais tant y a que tu as gagné l’huis.

SELEUQUE.

1130 Mais tant y a que jà puni j’en suis.

LE CHOEUR.

Étant puni en es-tu du tout quitte ?

SELEUQUE.

Étant puni plus fort je me dépite,
Et jà dans moi je sens une furie,
Me menaçant que telle fâcherie
1135 Poindra sans fin mon âme furieuse,
Lorsque la Reine et triste et courageuse
Devant César aux cheveux m’a tiré,
Et de son poing mon visage empiré :
S’elle m’eût fait mort en terre gésir,
1140 Elle eût prévu à mon présent désir,
Vue que la mort n’eût point été tant dure
Que l’éternelle et mordante pointure,
Qui jà déjà jusques au fond me blesse
D’avoir blessé ma Reine et ma maîtresse.

LE CHOEUR.

1145 Ô quel heur à la personne
Le Ciel gouverneur ordonne,
Qui contente de son sort,
Par convoitise ne sort
Hors de l’heureuse franchise,
1150 Et n’a sa gorge soumise
Au joug et trop dur lien
De ce pourchas terrien.
Mais bien les antres sauvages,
Les beaux tapis des herbages,
1155 Les rejetons arbrisseaux,
Les murmures des ruisseaux,
Et la gorge babillarde
De Philoméle jasarde,
Et l’attente du Printemps
1160 Sont ses biens et passetemps
Sans que l’âme haut volante,
De plus grand désir brûlante
Suive les pompeux arrois
Et puis offensant ses Rois,
1165 Ait pour maigre récompense
Le feu, le glaive, ou potence,
Ou plutôt mille remords,
Conférés à mille morts.
Si l’inconstance fortune
1170 Au matin est opportune,
Elle est importune au soir,
Le temps ne se peut rasseoir,
À la fortune il accorde,
Portant à celui la corde
1175 Qu’il avait par avant mis
Au rang des meilleurs amis :
Quoi que soit, soit mort ou peine,
Que le Soleil nous ramène
En nous ramenant son jour :
1180 Soit qu’elle fasse séjour,
Ou bien que par la mort griève
Elle se fasse plus briève :
Celui qui ard de désir
S’est toujours senti saisir.
1185 Arius de cette ville,
Que cette ardeur inutile
N’avait jamais retenu :
Ce Philosophe chenu,
Qui déprisait toute pompe,
1190 Dont cette ville se trompe,
Durant notre grand’ douleur
A reçu le bien et l’heur :
César faisant son entrée,
A la sagesse montrée
1195 L’heur et la félicité,
La raison, la vérité,
Qu’avait en soi ce bon maître,
Le faisant même à sa dextre
Côtoyer, pour être à nous
1200 Comme un miracle entre tous.
Séleuque, qui de la Reine
Recevait le patrimoine
En partie, et qui dressait
Le gouvernement, reçoit,
1205 Et outre cette fortune
Qui nous est à tous commune,
Plus griève infélicité
Que notre captivité.
Mais or’ ce dernier courage
1210 De ma Reine est un présage,
S’il faut changer de propos,
Que la meurtrière Atropos
Ne souffrira pas qu’on porte
À Rome ma Reine forte,
1215 Qui veut de ses propres mains
S’arracher des gens Romains.
Celle-là dont la constance
A pris soudain la vengeance
Du serf, et dont la fureur
1220 N’a point craint son Empereur :
Croyez que plutôt l’épée
En son sang sera trempée,
Que pour un peu moins souffrir
À son déshonneur s’offrir.

SELEUQUE.

1225 Ô saint propos, ô vérité certaine !
Pareille aux dés est notre chance humaine.

ACTE IV §

Cléopâtre, Charmium, Éras, Le Choeur. §

CLÉOPÂTRE.

Penserait donc César être du tout vainqueur ?
Penserait donc César abâtardir ce coeur,
Vu que des tiges vieux cette vigueur j’hérite,
1230 De ne pouvoir céder qu’à la Parque dépite ?
La Parque et non César aura sur moi le pris,
La Parque et non César soulage mes esprits,
La Parque et non César triomphera de moi,
La Parque et non César finira mon émoi :
1235 Et si j’ai ce jourd’hui usé de quelque feinte,
Afin que ma portée en son sang ne fut teinte.
Quoi ? César pensait-il que ce que dit j’avais
Peut bien aller ensemble et de coeur et de voix ?
César César César , il te serait facile
1240 De subjuguer ce coeur aux liens indocile :
Mais la pitié que j’ai du sang de mes enfants,
Rendaient sur mon vouloir mes propos triomphants,
Non la pitié que j’ai si par moi misérable
Est rompu le filet à moi jà trop durable.
1245 Courage donc courage (ô compagnes fatales)
Jadis serves à moi, mais en la mort égales,
Vous avez reconnu Cléopâtre princesse,
Or’ ne reconnaissez que la Parque maîtresse.

CHARMIUM.

Encore que les maux par ma Reine endurés,
1250 Encore que les cieux contre nous conjurés,
Encore que la terre envers nous courroucée,
Encore que fortune envers nous insensée,
Encore que d’Antoine une mort misérable,
Encore que la pompe à César désirable,
1255 Encore que l’arrêt que nous fîmes ensemble,
Qu’il faut qu’un même jour aux enfers nous assemble,
Aiguillonnât assez mon esprit courageux
D’être contre soi-même un vainqueur outrageux,
Ce remède de mort, contrepoison de dueil,
1260 S’est tantôt présenté davantage à mon oeil :
Car ce bon Dolabelle ami de notre affaire,
Combien que pour César il soit notre adversaire,
T’a fait savoir (ô Reine) après que l’Empereur
Est parti d’avec toi, et après ta fureur
1265 Tant équitablement à Séleuque montrée,
Que dans trois jours préfix cette douce contrée
Il nous faudra laisser, pour à Rome menées
Donner un beau spectacle à leurs efféminées.

ÉRAS.

Ha mort, ô douce mort, mort seule guérison
1270 Des esprits oppressés d’une étrange prison,
Pourquoi souffres-tu tant à tes droits faire tort ?
T’avons-nous fait offense, ô douce et douce mort ?
Pourquoi n’approches-tu, ô Parque trop tardive ?
Pourquoi veux-tu souffrir cette bande captive,
1275 Qui n’aura pas plutôt le don de liberté,
Que cet esprit ne soit par ton dard écarté ?
Hâte donc hâte-toi, vanter tu te pourras
Que même sur César une dépouille auras :
Ne permets point alors que Phébus qui nous luit
1280 En dévalant sera chez son oncle conduit,
Que ta soeur pitoyable, hélas à nous cruelle,
Tire encore le fil dont elle nous bourrelle :
Ne permets que des peurs la pâlissante bande
Empêche ce jourd’hui de te faire une offrande,
1285 L’occasion est sûre, et nul à ce courage
Ce jour nuire ne peut, qu’on ne te fasse hommage.
César cuide pour vrai que jà nous soyons prêtes
D’aller, et donner témoignage des quêtes.

CLÉOPÂTRE.

Mourons donc, chères soeurs, ayons plutôt ce coeur
1290 De servir à Pluton qu’à César mon vainqueur :
Mais avant que mourir faire il nous conviendra
Les obsèques d’Antoine, et puis mourir il faudra,
Je l’ai tantôt mandé à César ; qui veut bien
Que Monseigneur j’honore, hélas ! et l’ami mien.
1295 Abaisse-toi donc ciel, et avant que je meure
Viens voir le dernier dueil qu’il faut faire à cette heure :
Peut-être tu seras marri de m’être tel,
Te fâchant de mon dueil étrangement mortel.
Allons donc chères soeurs : de pleurs, de cris, de larmes,
1300 Venons-nous affaiblir, afin qu’en ses alarmes
Notre voisine mort nous soit ores moins dure,
Quand aurons demi fait aux esprits ouverture.

LE CHOEUR.

Mais où va dites-moi, dites-moi damoiselles,
Où va ma Reine ainsi ? Quelles plaintes mortelles,
1305 Quel souci meurtrissant ont terni son beau teint ?
Ne l’avait pas assez la sèche fièvre atteint ?

CHARMIUM.

Triste elle s’en va voir des sépulcres le clos,
Où la mort a caché de son ami les os.

LE CHOEUR.

Que séjournons-nous donc ? Suivons notre maîtresse.

ÉRAS.

1310 Suivre vous ne pouvez, sans suivre la détresse.

LE CHOEUR.

La grêle pétillante
Dessus les toits,
Et qui même est nuisante
Au vert des bois
1315 Contre les vins forcène
En sa fureur,
Et trompe aussi la peine
Du laboureur :
N’étant alors contente
1320 De son effort,
Ne met toute l’attente
Des fruits à mort.
Quand la douleur nous jette
Ce qui nous point,
1325 Pour un seul sa sagette
Ne blesse point.
Si notre Reine pleure,
Lequel de nous
Ne pleure point à l’heure ?
1330 Pas un de tous.
Mille traits nous affolent,
Et seulement
De l’envieux consolent
L’entendement.
1335 Faisons céder aux larmes
La triste voix,
Et souffrons les alarmes
Tels que ces trois.
Jà la Reine se couche
1340 Près du tombeau,
Elle ouvre jà la bouche :
Sus donc tout beau.

CLÉOPÂTRE.

Antoine, ô cher Antoine, Antoine ma moitié,
Si Antoine n’eût eu des cieux l’inimitié,
1345 Antoine Antoine, hélas ! Dont le malheur me prive,
Entends la faible voix d’une faible captive,
Qui de ses propres mains avait la cendre mise
Au clos de ce tombeau n’étant encore prise :
Mais qui prise et captive à son malheur guidée,
1350 Sujette et prisonnière en sa ville gardée,
Ore te sacrifie, et non sans quelque crainte
De faire trop durer en ce lieu ma complainte,
Vu qu’on a l’oeil sur moi, de peur que la douleur
Ne fasse par la mort la fin de mon malheur :
1355 Et afin que mon corps de sa douleur privé
Soit au Romain triomphe en la fin réservé :
Triomphe, dis-je, las ! Qu’on veut orner de moi,
Triomphe, dis-je, les ! que l’on fera de toi.
Il ne faut plus desor de moi que tu attendes
1360 Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes,
L’honneur que je te fais, l’honneur dernier sera
Qu’à son Antoine mort Cléopâtre fera.
Et bien que toi vivant la force et violence
Ne nous ait point forcé d’écarter l’alliance,
1365 Et de nous séparer : toutefois je crains fort
Que nous nous séparions l’un de l’autre à la mort,
Et qu’Antoine Romain en Égypte demeure,
Et moi Égyptienne dedans Rome je meure.
Mais si les puissants Dieux ont pouvoir en ce lieu
1370 Où maintenant tu es, fais fais que quelque Dieu
Ne permette jamais qu’en m’entraînant d’ici
On triomphe de toi en ma personne ainsi :
Ains que ce tien cercueil, ô spectacle piteux,
De deux pauvres amants nous raccouple tous deux.
1375 Cercueil qu’encor un jour l’Égypte honorera,
Et peut-être à nous deux l’épitaphe fera.
Ici sont deux amants qui heureux en leur vie,
D’heur, d’honneur, de liesse, ont leur âme assouvie :
Mais en fin tel malheur on les vit encourir,
1380 Que le bonheur des deux fut de bientôt mourir.
Reçois reçois-moi donc avant que César parte,
Que plutôt mon esprit que mon honneur s’écarte.
Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre,
Soupirs, regrets, soucis, que j’ai souffert sans nombre,
1385 J’estime le plus grief ce bien petit de temps
Que de toi, ô Antoine, éloigner je me sens.

LE CHOEUR.

Voilà pleurant elle entre en ce clos des tombeaux
Rien ne voyent de tel les tournoyants flambeaux.

ÉRAS.

Est-il si ferme esprit, qui presque ne s’envole
1390 Au piteux écouter de si triste parole ?

CHARMIUM.

Ô cendre bien heureuse étant hors de la terre !
L’homme n’est point heureux tant qu’un cercueil l’enserre.

LE CHOEUR.

Aurait donc bien quelqu’un de vivre telle envie,
Qui ne voulût ici mépriser cette vie ?

CLÉOPÂTRE.

1395 Allons donc chères soeurs, et prenons doucement
De nos tristes malheurs l’heureux allègement.

LE CHOEUR.

STROPHE.
Plus grande est la peine
Que l’outrageux sort
Aux amis amène,
1400 Que de l’ami mort
N’est la joie grande,
Alors qu’en la bande
Des esprits heurés,
Esprits assurés
1405 Contre toute dextre,
Quitte se voit être
Des maux endurés.
ANTISTROPHE.
Chacune Charite
Au tour de Cypris,
1410 Quand la dent dépite
Du sanglier épris,
Occit en la chasse
De Myrrhe la race,
Ne pleurait si fort,
1415 Qu’on a fait la mort
D’Antoine, que l’ire
Transmis au navire
De l’oublieux port.
ÉPODE.
Les cris, les plains
1420 Des Phrygiennes
Étant aux mains
Mycéniennes,
N’étaient pas tels,
Que les mortels
1425 Que pour Antoine
Fait notre Reine.
STROPHE.
Mais ore j’ai crainte,
Qu’il faudra pleurer
Notre Reine éteinte,
1430 Qui ne peut durer
Au mal de ce monde,
Mal qui se seconde,
Toujours enfantant
Nouveau mal sortant :
1435 On la voit délivre
Du désir de vivre,
Mille morts portant.
ANTISTROPHE.
Tantôt gaie et verte
La forêt était,
1440 La terre couverte
Sa Cérès portait :
Flore avait la prée
De fleurs diaprée,
Quand tout ceci
1445 Tout soudain voici
Cela qui les pille,
L’hiver, la faucille,
Et la faux aussi.
ÉPODE.
Jà la douleur
1450 Rompt la liesse,
La joie et l’heur
À ma Princesse,
Reste le teint
Qui n’est éteint :
1455 Mais la mort blême
L’ôtera même.
STROPHE.
Elle vient de faire
L’honneur au cercueil,
Ô quelle a pu plaire
1460 Et déplaire à l’oeil,
Plaire quand les roses
Ont été décloses,
Avec le Cyprès,
Mille fois après
1465 Baisotant la lame,
Qui semble à son âme
Faire les apprêts.
ANTISTROPHE.
Versant la rosée
Du fond de son coeur,
1470 Par les yeux puisée,
Et puis la liqueur
Que requiert la cendre :
Et faisant entendre
Quelques mots lâchés,
1475 Bassement mâchés,
Pour fin de la fête
Mêlant de sa tête
Les poils arrachés.
ÉPODE.
Elle a déplu,
1480 Pour ce qu’il semble
Qu’elle n’a pu
Que vivre ensemble :
Et que soudain
De notre main
1485 Lui faudra faire
Un même affaire.

ACTE V §

Proculée, Le Choeur. §

PROCULÉE.

Ô juste Ciel, si ce grief maléfice
Ne t’accusait justement d’injustice,
Par quel destin de tes Dieux conjuré,
1490 Ou par quel cours des astres mesuré,
A le malheur pillé telle victoire,
Qu’en la voyant on ne la pourrait croire ?
Ô vous les Dieux des bas enfers et sombres,
Qui retirez fatalement les ombres
1495 Hors de nos corps, quelle pâle Mégère
Était commise en si rare misère ?
Ô fière Terre à toute heure souillée
Des corps des tiens, et en leur sang touillée,
As-tu jamais soutenu sous les flancs
1500 Quelque fureur de courages plus grands ?
Non, quand tes fils Jupiter échelèrent,
Et contre lui serpentins se mêlèrent.
Car eux pour être exempts du droit des cieux
Voulurent même embûcher les grands Dieux,
1505 Desquels en fin fièrement assaillis,
Furent aux creux de leurs monts recueillis.
Mais ces trois ci, dont le caché courage
N’eût point été mécru de telle rage,
Qui n’étaient point géantes serpentines,
1510 En redoublant leurs rages féminines,
Pour au vouloir de César n’obéir,
Leur propre vie ont bien voulu trahir.
Ô Jupiter ! Ô Dieux ! Quelles rigueurs
Permets-tu donc à ces superbes coeurs ?
1515 Quelles horreurs es-tu fait ores naître,
Qui des neveux pourront aux bouches être,
Tant que le tour de la machine tienne
Par contrepoids balancé se maintienne ?
Dites-moi donc vous brandons flamboyants,
1520 Brandons du Ciel toutes choses voyant,
Avez-vous pu dans ce val tant instable
Découvrir rien de plus épouvantable ?
Accusez-vous maintenant ô Destins,
Accusez-vous ô flambeaux argentins :
1525 Et toi Égypte à l’envi matinée,
Maudis cent fois l’injuste destinée :
Et toi César, et vous autres Romains
Contristez-vous, la Parque de vos mains
A Cléopâtre à cette heure arrachée,
1530 Et malgré vous votre attente empêchée.

LE CHOEUR.

Ô dure, hélas ! et trop dure aventure,
Mille fois dure et mille fois trop dure.

PROCULÉE.

Ha je ne puis à ce crime penser,
Si je ne veux en pensant m’offenser :
1535 Et si mon coeur à ce malheur ne pense,
En le fermant je lui fais plus d’offense.
Écoutez donc, Citoyens, écoutez,
Et m’écoutant votre mal lamentez.
J’étais venu pour le mal supporter
1540 De Cléopâtre, et la réconforter,
Quand j’ai trouvé ces gardes qui frappaient
Contre sa chambre, et sa porte rompaient :
Et qu’en entrant en cette chambre close,
J’ai vu (ô rare et misérable chose !)
1545 Ma Cléopâtre en son royal habit,
Et sa couronne, au long d’un riche lit
Peint et doté, blême et morte couchée,
Sans qu’elle fût d’aucun glaive touchée,
Avec Éras sa femme, à ses pieds morte,
1550 Et Charmium vive, qu’en telle sorte
J’ai lors blâmée : Aa Charmium, est-ce
Noblement fait ? Oui oui c’est de noblesse
De tant de Rois Égyptiens venue
Un témoignage. Et lors peu soutenue
1555 En chancelant, et s’accrochant en vain,
Tombe à l’envers, restant un tronc humain.
Voilà des trois la fin épouvantable,
Voilà des trois le destin lamentable :
L’amour ne veut séparer les deux corps,
1560 Qu’il avait joints par longs et longs accords :
Le Ciel ne veut permettre toute chose,
Que bien souvent le courageux propose.
César verra perdant ce qu’il attend,
Que nul ne peut au monde être contant :
1565 L’Égypte aura renfort de sa détresse,
Perdant après son bonheur, sa maîtresse :
Mêmement moi qui suis son ennemi,
En y pensant, je me pâme à demi,
Ma voix s’infirme, et mon penser défaut :
1570 Ô qu’incertain est l’ordre de là-haut !

LE CHOEUR.

Peut-on encores entendre
De toi troupe quelque voix ?
Peux-tu cette seule fois
De ton dueil la plainte rendre,
1575 Vu que hélas ! Tant douloureuse,
De son support le plus fort
Tu ne remets qu’en la mort,
Mort hélas à nous heureuse ?
Mais prends prends donc cette envie
1580 Sur le plus blanc des oiseaux,
Qui sonne au bord de ses eaux
La retraite de sa vie.
Et en te débordant même,
Dépite-moi tous les cieux,
1585 Dépite-moi tous leurs Dieux,
Auteur de ton mal extrême.
Non non, ta douleur amère,
Quand j’y pense, on ne peut voir
Si grande, que quelque espoir
1590 Ne te reste en ta misère.
Ta Cléopâtre ainsi morte
Au monde ne périra,
Le temps la garantira,
Qui déjà sa gloire porte,
1595 Depuis la vermeille entrée
Que fait ici le Soleil,
Jusqu’aux lieux de son sommeil
Opposés à ma contrée,
Pour avoir plutôt qu’en Rome
1600 Se souffrir porter ainsi,
Aimé mieux s’occire ici,
Ayant un coeur plus que d’homme.

PROCULÉE.

Mais que dirai-je à César ? Ô l’horreur,
Qui sortira de l’étrange fureur !
1605 Que dira-t-il de mourir sans blessure
En telle sorte ? Est-ce point par morsure
De quelque Aspic ? Aurait-ce point été
Quelque venin secrètement porté ?
Mais tant y a qu’il faut que l’espérance
1610 Que nous avions, cède à cette constance ?

LE CHOEUR.

Mais tant y a qu’il nous faudra ranger
Dessous les lois d’un vainqueur étranger,
Et désormais en notre ville apprendre
De n’oser plus contre César méprendre.
1615 Souvent nos maux font nos morts désirables,
Vous le voyez en ces trois misérables.