Le Grand Tamerlan et Bajazet
Tragédie

Jean Magnon

A PARIS,
Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, sous
la montée de la Cour des Aydes.
M. DC. XLVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Maud Vervueren dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2003-2004)

Introduction §

Le grand Tamerlan et Bajazet, en mettant en scène l’affrontement du conquérant tartare et du sultan turc, nous offre la possibilité d’une étude approfondie sur la pièce elle-même, bien plus que sur ses conditions de création, qui demeurent très floues.

Il est vraisemblable que notre tragédie a été représentée en 1646 ou 1647, si l’on considère que l’achevé d’imprimé est de mars 1648, mais rien ne nous autorise à l’affirmer.

Un même mystère entoure sa réception par le public, quoiqu’il soit probable, compte tenu du peu de succès à la vente lors de la première impression (pas de réédition ultérieure), que l’œuvre n’ait pas marqué les esprits de l’époque de manière significative. Cette tragédie, quoiqu’elle n’ait pas donné naissance à d’autre œuvres remarquables, ne doit cependant pas être sous-estimée, et c’est le but de notre travail que de révéler sa valeur, aussi minime soit-elle.

Aperçu biographique de Jean Magnon (sa vie, ses œuvres) §

On ne lit guère plus Rampale et Ménardière
Que Magnon, du Souhait, Corbin et la Morlière.

Ainsi s’exprime Boileau-Despréaux au début du quatrième chant de son Art Poétique, qui nous rappelle, comme le dira Joseph Boulmier en 1871, « qu’il y avait eu de par le monde, au XVIIe siècle, un poète appelé Jean Magnon.1 »

Jean Magnon naquit à Tournus, dans le Mâconnais. Personne n’a donné jusqu’ici la date exacte de sa naissance, mais son acte de baptême2, d’après les registres de la paroisse de la Madeleine, nous fournit au moins l’année : 1620. Après avoir fait ses études à Lyon, au collège jésuite de la Trinité, il fut nommé avocat au présidial de cette même ville. Il s’établit peu de temps après à Paris, et s’y fit connaître par quelques pièces de théâtre.

C’est probablement en 1644 qu’il fit représenter sa première pièce, Artaxerce (publiée en 16453), titre sous lequel Jean Magnon mentionnera : « tragédie représentée par l’Illustre Théâtre ». Lancaster et d’autres érudits mettent en évidence les liens certains qui unissent Artaxerce, La vie d’Artaxerce de Plutarque, ainsi que Le couronnement de Darie de Boisrobert. Boulmier rapporte quant à lui que Magnon se chargea lui-même d’un rôle dans cette pièce, qui fut pour l’auteur l’occasion de se lier d’amitié avec Molière. En 1647, Magnon publie une tragi-comédie, Josaphat, portant sur le roi de Juda du Ier siècle avant Jésus-Christ. René Bray, dans son ouvrage Molière, homme de théâtre, suggère sans preuve décisive que cette pièce aurait été jouée par la troupe du duc d’Epernon, ce qui est probable car Magnon dédia sa pièce à ce dernier.

De ses autres pièces nous n’avons guère plus de détails. Magnon créa un Séjanus, tragédie romaine, en 1647, suivie d’une tragi-comédie en 1648 : Le mariage d’Oroondate et de Statira, ou la conclusion de Cassandre, inspirée du premier roman de La Calprenède. La même année sera publiée la tragédie qui nous intéresse ici : Le grand Tamerlan et Bajazet. C’est à cette époque que Magnon hérita de la propriété de son père, à Farges. Il y fit faire des modifications qui eurent pour seules conséquences d’affaiblir les fondations de la demeure et de laisser les cultures aux fermiers environnants. C’est peut-être ces préoccupations personnelles, mêlées au contexte de la Fronde, qui retardèrent l’écriture de sa pénultième tragédie. 1646, l’année qui vit le jour de sa Jeanne de Naples, fut aussi celle du mariage de notre dramaturge avec Marie-Anne Poulain, alors âgée de 18 ans, et dont nous reparlerons ci-après. C’est dans l’avis au lecteur de cette tragédie que Magnon annonça pour la première fois sa grande résolution, celle d’écrire une Science universelle, et de ne plus rien produire qui le fît « rougir devant les Hommes de la licence de [son] expression, ou repentir devant Dieu du mauvais usage de [ses] pensées. » Magnon avait déjà publié en 1654 Les Heures du Chrestien, mais cette fois-ci, son « entreprise », dit-il, est de « produire en dix Volumes, chacun de vingt mille vers, une Science Universelle ; mais si bien conceüe & si bien expliquée que les Bibliotheques ne (…) serviront plus que d’un ornement inutile. »

Magnon revint cependant vers ses premières amours, et créa, en 1659, Tite, une tragi-comédie, et sa dernière tragédie, Zénobie, reyne de Palmire, (comparable à la Zénobie en prose de l’abbé d’Aubignac). Celle-ci fut créée le vendredi 12 décembre par la troupe de Molière, sur le théâtre du Petit Bourbon. Dans sa Muse historique datée du lendemain, le gazetier Loret écrit : 

Si dans ma forte conjecture
Je ne me trompe d’aventure,
Je crois qu’il fera demain bon
En l’hôtel du Petit Bourbon :
D’autant qu’une pièce fort belle,
Venant d’une docte cervelle
S’y joue une seconde fois
Pour le noble et pour le bourgeois.
Elle est nouvellement fourbie,
On l’intitule Zénobie,
Et l’auteur est Monsieur Magnon,
Honnête homme, bon compagnon
Dont on doit admirer les veilles,
Et qui fait des vers à merveilles.

Le Registre tenu par La Grange, bras droit de Molière, nous apprend cependant que la première représentation ne fit que cent vingt-cinq livres, la deuxième deux cent quatre vingt-cinq (c’est un dimanche), la troisième cent. Zénobie, « un four », écrit Lagrange le quatrième jour.

Quant à Tite, nous savons par l’avis au lecteur de Zénobie que Magnon alla à Turin pour y dédier son œuvre à « son altesse royalle Charles Emanuel, duc de Savoy ». Une seule édition critique sur une pièce de Magnon est disponible à ce jour, et c’est de Tite dont il s’agit4. Il est très peu probable que le Tite de Magnon influença Corneille, et l’on notera que le Tite et la Bérénice de Magnon se marient à la fin de la pièce.

Notre poète reçut par ailleurs le titre d’historiographe du Roy en 1654, mais nous n’avons pas de trace de ses activités jusqu’en 1660, date à laquelle paraît L’entrée du Roy et de la Reyne en la ville de Paris, à l’occasion du mariage de Louis XIV.

Un seul volume de sa Science universelle parut, un an après sa mort, mais suffit à donner à notre auteur la réputation du « plus grand fou de France5 ». Magnon n’eut malheureusement pas le temps d’achever son œuvre. Il se fit assassiner sur le Pont Neuf, près de la Samaritaine, le 18 ou le 20 avril 1662 selon les frères Parfaict, le 19 selon Jeanton.

Loret nous apprend ce tragique accident par sa gazette du 29 avril de la même année :

Mais aussi bien là qu’aux Champs
Se rencontre des gens méchans
Des filoux, des brigands, des pestes,
A plusieurs gens de bien funestes :
Un des forts Autheurs de nos jours,
Un des favoris du Parnasse,
Qui pouvait égaler un Tasse,
Magnon, Esprit tout plein de feu,
Fut assassiné depuis peu,
C’est-à-dire, l’autre Semaine
Vers, dit-on, la Samaritaine.

La mort inattendue de Jean Magnon défraya la chronique pendant les semaines qui suivirent son assassinat. Selon Boulmier, on prétendit « qu’il sortait alors de souper dans une maison qu’il fréquentait, car c’était une galante fourchette. » « Pauvre homme ! » ajouta le critique, « il ne s’attendait sans doute pas à un pareil dessert ». Quoi qu’il en soit, même si les meurtriers demeurèrent inconnus, on ne manqua pas de faire porter les soupçons sur la femme de Magnon, qui entretenait une liaison adultérine avec le marquis de Sertoville. Sur la plainte de la veuve elle-même, une information criminelle fut ouverte au Châtelet. C’est là qu’on appris que deux mois avant son assassinat, Magnon, qui s’était rendu à Rouen avec le marquis de Sertoville, s’était plaint d’avoir été victime d’une tentative d’empoisonnement. Le marquis lui aurait donné à boire du vin frelaté... Curieusement, Madame Magnon se désista de sa plainte en assassinat, et épousa à l’église Saint André des Arts, à Paris, le marquis de Sertoville. Malgré tout, Madame de Sertoville fut mise en arrestation par un mandement du roi, le 13 janvier 1665, bientôt suivie par son nouvel époux. Elle fut rapidement remise en liberté, sans doute faute de preuve suffisante de sa culpabilité. Marie-Anne Poulain survécut encore à son second mari, et épousa en troisièmes noces messire Julien de Vauborel, marquis de Digoville, dont elle n’eut pas d’enfant. Elle avait eu un fils de son premier mariage avec Jean Magnon, qui lui-même laissa un fils, et un petit fils : François-Philibert Magnon, dont on pourra lire ses appréciations sur l’œuvre littéraire de son aïeul.6

Gabriel Jeanton fait remarquer à juste titre que « par une singulière ironie du sort, Magnon avait, quelques années avant sa fin dramatique, retracé dans une de ses tragédies l’histoire de sa propre vie. Jeanne Ire, reine de Naples, avait également fait assassiner son premier mari, André de Hongrie, par son amant, Louis de Tarente, qu’elle épousa peu après. Sans jouir de son crime, elle perdit bientôt ce dernier, pour se marier en troisièmes noces à Jacques III de Majorque. L’époque où Magnon écrivit cette tragédie (1650), était justement celle de son mariage, époque à laquelle il devait contracter l’union que la fatalité lui avait réservée. »

Les sources §

Postérité et influences §

On ne peut pas prétendre que la tragédie de Magnon est directement liée à la création de pièces postérieures traitant d’un sujet similaire. Il faut tout d’abord éviter l’écueil consistant à rapprocher notre pièce du Bajazet qu’écrira Racine en 1672. En effet, le Bajazet dont traite Racine n’a rien à voir avec celui de Magnon : Racine abandonna pour la première fois les sujets antiques, pour mettre en scène un fait contemporain, survenu en 1637, et que le comte de Cézy, ambassadeur à Constantinople, lui avait raconté à son retour en France. « Quelques lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la scène une histoire si récente (…) l’éloignement des pays répare en quelque sorte la proximité des temps », dira Racine dans sa seconde préface. Son Bajazet, qui se déroule au sein du sérail du sultan Amurat, et qui traite de l’amour de Bajazet et d’Atalide, ruiné par la brutalité de la passion amoureuse de Roxane, ne doit donc en aucun cas être comparé à la pièce de Magnon.

Malgré tout, il est probable que l’œuvre de Magnon inspira –même dans une faible mesure– celle de Pradon, qui fut représentée vingt-sept ans plus tard, en 1675. Intitulée Tamerlan, ou la mort de Bajazet, cette tragédie eut « de grands applaudissements dans le temps qu’elle parut pour la première fois : & on disoit, l’Heureux Tamerlan du malheureux Pradon. », comme le rapportent les frères Parfaict. Nous y joignons le résumé qu’ils en font :

Quoique ce sujet eut été présenté au théâtre par M. Magnon, sous le titre du Grand Tamerlan, ou la mort de Bajazet7, on peut néanmoins le regarder comme neuf, par la manière dont M. Pradon l’a traité. Tamerlan victorieux, & prêt d’épouser Araxide, héritière de la Couronne de Trebizonde, devient épris des charmes d’Astérie, fille de Bajazet. La violence de sa passion lui fait étouffer tout ressentiment, il offre à ce Prince, son Captif, la liberté, & son amitié, s’il veut consentir à son Hymen avec sa fille, & charge Andronic, Prince Grec, réfugié à la Cour, de lui faire cette proposition, tandis qu’il se réserve le plaisir de l’annoncer à la Princesse qu’il aime, & pour empêcher Araxide de se plaindre, Tamerlan lui destine pour époux ce même Andronic qu’il vient de nommer Empereur de Grece. En formant ces projets, Tamerlan s’est flatté de pouvoir vaincre la haine de Bajazet, & il ignore la passion mutuelle d’Astérie, & du Prince de Grece, qui forme le nœud de la Tragédie. Bajazet, toujours inflexible, refuse fièrement l’alliance de son ennemi & fait un effort pour recouvrer la liberté, ou périr. Le sort le trahit & le rejette dans les fers. Heureusement, l’espérance de toucher le cœur d’Astérie, retient la colere de Tamerlan. Il ne fait usage que de la clémence. Bajazet en ressent les effets jusqu’au moment qu’il prend la terrible résolution de terminer par le poison une vie importune. Au reste Tamerlan est si doux, qu’après qu’il a reconnu l’intelligence d’Andronic & d’Astérie, il se laisse braver, & s’en tient à de foibles menaces ; mais comme il est en train de pardonner, il leur fait grace, & déclare à Andronic que ne prétendant plus à la main d’Astérie, il va recevoir celle de la Princesse de Trebizonde.

La source historique §

La source la plus certaine à la lecture du Grand Tamerlan et Bajazet est de toute évidence la source historique. Nul doute que Magnon ait exploité la vie de deux personnages qui ont réellement existé, à peine deux siècles et demi avant lui. Rappelons-nous qui furent ces deux grandes figures des conquêtes orientales.

Le personnage de Tamerlan est aujourd’hui devenu légendaire, sa réalité étant d’autant plus lointaine au fur et à mesure du temps. Timour (l’homme de fer), surnommé plus tard Lenk (le boiteux), d’où la déformation occidentale, Tamerlan, est né en 1336 d’une famille turque que certains ont prétendu faire descendre de Gengis-khan8. (en réalité, il n’a été associé au Gengiskhanides que par son mariage avec la fille du dernier khan de Djaghataï)

Tamerlan a conduit dans toutes les directions d’incessantes expéditions. À l’est, il s’empare du Turkestan oriental, de la Haute Asie, de l’Afghanistan et de la Perse. À l’ouest, l’Irak, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, l’Arménie, l’Anatolie orientale et la Syrie ne furent pas à l’abri de ses attaques. S’il est considéré comme le plus grand conquérant de son temps, c’est que son pouvoir est fondé sur la puissance militaire, la terreur (des centaines de milliers de victimes) et un système juridico religieux féroce : musulman pratiquant, Tamerlan s’est montré d’une cruauté9 sans égale envers ses adversaires, au nom de l’orthodoxie : la sienne.

Sa dernière expédition eut lieu en Asie mineure, contre le sultan ottoman Bayézid Ir10, fils de Murad Ir, et surnommé Yildirim, autrement dit, la Foudre. Selon les sources de l’époque11, Bajazet, en montant sur le trône, « fit étrangler son frère Soliman, & fit hacher en pièces les enfants du duc de Servie. (…) Ce Prince est distingué entre les Empereurs Turcs par sa cruauté barbare, qui lui fit mettre à feu & à sang toutes les Provinces par où il passa, tant Chrétiennes que Mahométanes. » Quoi qu’il en soit, Bajazet annexa tous les émirats turcs d’Anatolie occidentale et centrale, à l’exception de celui de Karaman, et entrepris le siège de Constantinople. Les progrès des Turcs ayant amené ceux-ci aux frontières de la Hongrie, Français, Anglais, Allemands et Italiens se joignent aux Hongrois pour attaquer les Turcs et les chasser d’Europe. Mais le 25 septembre 1396, à Nicopolis, les croisés sont écrasés : la réputation de force quasi-invincible des Turcs est née ; même si elle devait être infirmée peu après.

Bajazet occupait alors les territoires de l’Anatolie nord orientale, mais Tamerlan, maître de l’Asie centrale, ayant mis sous contrôle l’Iran et l’Irak, menace le sultan turc. En 1402, l’affrontement a lieu. C’est le 20 juillet, à Ankara, que Bajazet est vaincu par Tamerlan.

Il est fait prisonnier ainsi que l’un de ses fils : Magnon puise ici le sujet de sa tragédie. Tamerlan reconstitue les émirats que Bajazet avait annexés : l’Etat ottoman perd ainsi toutes ses conquêtes en Anatolie, et les fils du sultan disputant son héritage, dix ans de guerre intestine s’en suivirent.

La légende raconte que Bajazet, humilié, s’écrasa la tête contre les barreaux de la cage de fer où Tamerlan l’aurait enfermé, ne le laissant sortir que pour s’en servir de marchepied quand il montait à cheval. Jean-Paul Roux12 nous apprend qu’en réalité, Bayazid était emmené dans une sorte de litière grillagée et portée par deux chevaux, ce qui a donné naissance à cette légende, sans cesse enrichie de détails au cours des siècles. Il ajoute que « désespéré d’avoir tout perdu, son empire, son armée, ses richesses, sa gloire, sa liberté, sa famille, Bayazid mourut à Akchehir d’une embolie, le 9 mars 1403. Tamerlan fit alors montre de cette grandeur souveraine qui ne l’abandonnait jamais, même dans ses pires excès : il fit conduire le corps du malheureux dans la capitale asiatique de ce qui avait été son empire, Brousse, et le fit enterrer en sultan ottoman. Il repose dans un mausolée de la nécropole de Muradiye. »

Tamerlan meurt à Otrar sur le Syr-Daria le 19 janvier 1405, mais s’il laisse son nom dans l’histoire, son œuvre disparaît avec lui, n’ayant su faire ni l’unité politique, ni l’unité des hommes au sein de son Empire.

Bien que la source historique soit évidente concernant notre pièce, nous devons néanmoins songer que c’est certainement pour donner à sa tragédie de la noblesse et de la grandeur que Magnon voulut l’appuyer sur l’histoire. « Il fallait que le sujet lui fût donné, qu’il ne fût pas invention pure et fantaisie. C’est par là que la tragédie se situe au dessus du romanesque et de sa gratuité13. » Magnon s’est largement éloigné de la réalité historique dans son Grand Tamerlan et Bajazet. Souvenons-nous néanmoins des paroles de l’abbé d’Aubignac, qui avait averti les auteurs dramatiques de ne pas s’attacher servilement au temps ni à la vérité historique. Il leur avait rappelé qu’ils n’étaient pas des « chronologues ». Et si nous avons peine à reconnaître des tragédies d’histoire dans ces œuvres où la vérité historique, au sens moderne du mot, est traitée de façon si cavalière, c’est qu’au XVIIe siècle, précise A. Adam,

l’histoire était toute politique et morale : elle étudiait les intrigues des cours, les ambitions des conquérants, les troubles des Etats ; et toujours avec l’intention d’en tirer des conclusions de portée générale et actuelle.

Les sources littéraires §

Depuis la Renaissance, l’intérêt pour l’histoire perse et le côté exotique qu’elle suggère va croissant. Les sujets empruntés à l’histoire des sultans sont de tradition, et les exemples ne manquent pas : en 1561, Gabriel Bounyn avait montré, dans La Soltane, Mustapha étranglé sur l’ordre de son père, et Mairet créa Le Grand et Dernier Solyman en 1639, six ou sept ans avant la représentation de l’Osman de Tristan. On pourrait également citer la Roxelane de Desmares en 1643, ou l’Ibrahim de Scudéry la même année.

Magnon ne fut pas le premier à s’intéresser à l’histoire de Tamerlan, qui exerça tout particulièrement une véritable fascination sur ces écrivains de la Renaissance, par sa férocité et par le faste oriental dont il s’entoura.

Un siècle avant Magnon, le poète anglais Christopher Marlowe (1564-1593), composa en vers libres en 1587-1588 Tamburlaine the Great. Dans cette pièce, Tamerlan, chef d’une bande de pillards, et décidé à s’emparer du pouvoir, inflige une défaite au roi de Perse, et conquiert royaumes sur royaumes. Disposant à son gré des monarques vaincus, il fait tirer son carrosse par quatre rois déchus et laisse mourir dans une cage, Bajazet, le sultan de Turquie, et sa femme. La ravissante Zénocrate, fille du Sultan d’Egypte, trouve seule grâce à ses yeux et parvient ainsi à sauver la vie de son père. Beaucoup virent en Tamerlan l’incarnation de la volonté de puissance exprimée dans Le Prince de Machiavel. Quoi qu’il en soit, il est presque certain que Magnon n’eut jamais connaissance de cette œuvre, les rapports littéraires entre la Grande-Bretagne et la France au XVIIe siècle étant quasi inexistants. Néanmoins il est intéressant de voir que déjà un siècle auparavant, Outre-manche, Tamerlan suscitait la curiosité.

Les sources littéraires qui influencèrent l’écriture de notre tragédie ne sont pas clairement identifiables. C’est le Porus de l’abbé Boyer qui doit retenir toute notre attention. Porus ou la générosité d’Alexandre, dont l’achevé d’imprimer est du 28è février 48, présente en effet une grande similitude d’intrigue avec notre Tamerlan, même si l’onomastique entre les deux pièces ne révèle pas de ressemblance.

L’action est la suivante : Argire, femme de Porus, ainsi que ses filles, Oraxène et Clairance, sont prisonnières d’Alexandre. Perdicas, Prince de Macédoine, et Clairance s’aiment. Or Porus, qui s’est imaginé qu’Alexandre est amoureux d’Argire et qu’elle cède à ses avances, se présente à Alexandre sous le nom de son ambassadeur pour offrir une rançon en échange de son épouse. Ce faux ambassadeur est reconnu pour Porus, mais Alexandre le fait conduire dans son camp, sans profiter de son avantage. Une bataille a lieu, et Porus, blessé, est fait prisonnier. C’est là qu’Alexandre se montre magnanime : il rend à Porus sa femme, ses filles et ses états. Perdicas épouse Clairance, et Aracide, Prince des Indes, Oraxène. Les frères Parfaicts ne voient « nulle beauté dans cette tragédie : il semble que l’auteur en ait choisi le sujet que pour en dégrader les personnages ; aucun ne ressemble à l’idée que les historiens nous en ont laissé ». Quelle qu’en soit la critique, force est de constater la similitude, du moins dans les deux premiers tiers de la tragédie, entre Alexandre et Tamerlan, Porus et Bajazet, Clairance et Roxalie, Argire et Orcazie. De plus, nombreux sont les passages présentant de troublantes ressemblances avec notre pièce. Alexandre montre tout au long du Porus de l’abbé Boyer une grande détermination :

Il est temps qu’en ces lieux j’acheve ma conqueste ;
Et que j’y fasse choir la derniere tempeste.14

tandis que Perdiccas-Thémir est désespéré à l’idée de combattre le père de Clairance-Roxalie :

Que je combatte encor le pere de Cairance !
Ah ! mon amour s’oppose à cette obeissance ;
Et malgré ses rigueurs, & malgré mon devoir
Elle prend sur mon cœur un absolu pouvoir. (…)
Alexandre & Clairance y regnent à leur tour ;
Et quand je n’y voudrois recevoir que l’amour,
Un jaloux desespoir avec elle y preside.15

Porus-Bajazet, de son côté, se plaint de la complaisance de sa femme-Orcazie envers son ravisseur :

Quoy verray-je grands Dieux cet objet de ma hayne !
Sçachant sa perfidie, & voyant que son cœur
Au milieu de ses fers adore ce vainqueur. (…)
Argire est éblouye, Argire s’est offerte
A ce cruel fleau de tous les Potentats,
De qui l’ambition devore mes estats. (…)
Elle ne m’escrit plus que ses fers sont pesans,
Et ne m’entretient plus que de riches presens,
Que du bon traitement que luy fait Alexandre.16

Malgré ces quelques points communs, le problème de savoir quelle est la pièce qui a pu influencer l’autre demeure, quant à moi, irrésolu. En effet, si l’achevé d’imprimer du Porus est du 28 février et celui du Grand Tamerlan et Bajazet du 28 mars, nous ne pouvons absolument pas conclure que le Porus fut joué avant le Grand Tamerlan, n’ayant pas la date de représentation de notre pièce. Le mystère reste entier.

Résumé §

Orcazie, épouse de Bajazet, et Roxalie, fille de ce dernier, sont prisonnières de Tamerlan. Roxalie et Thémir, fils de Tamerlan, se vouent une mutuelle passion, tandis que Tamerlan refuse de se séparer d’Orcazie qu’il aime.

En se faisant passer pour son propre ambassadeur, Bajazet vient proposer la paix à Tamerlan, et demande la liberté de sa femme et de sa fille. Tamerlan refuse son offre et une bataille décisive se donne, pendant laquelle Thémir est fait prisonnier. Roxalie et Thémir, tous deux déguisés, tentent alors de se délivrer : Roxalie en implorant son père, et Thémir pensant que, pour obtenir sa liberté, son père les relâcherait. Mais leurs projets échouent. Selim, grand Vizir de Bajazet, trahit ce dernier en le livrant à Tamerlan, et demande, pour prix de sa trahison, Roxalie. Tamerlan lui accorde Roxalie qui prend part à un soulèvement de troupes contre le tartare, pendant lequel Selim la tue, désespérant de pouvoir conquérir son cœur.

Thémir en éprouve un tel chagrin qu’il se suicide. Tamerlan décide alors de condamner Selim, et charge Bajazet du choix de son supplice. Contre toute attente, alors qu’il voulait humilier Bajazet en lui laissant la vie, Tamerlan permet au sultan de se tuer en lui faisant parvenir un poignard. Bajazet l’offre à sa femme qui s’exécute, bientôt suivie de son mari.

Quand Tamerlan survient, Bajazet se meurt, et le conquérant tartare s’apprête à l’imiter.

Synopsis de la pièce §

La pièce commence in medias res. L’action débute alors que des combats entre Tamerlan, conquérant tartare et Bajazet, sultan turc, ont déjà eu lieu. La didascalie initiale précise que « la scene est dans la Galatie17 en la tente de Tamerlan ».

Acte I §

- Scène 1 : Roxalie raconte à sa confidente Dorize la naissance de son indomptable passion pour Thémir, le fils de l’ennemi de son père. Dorize s’inquiète des conséquences de cet imprudent amour.

- Scène 2 : Roxalie demande à Thémir de proposer ses services à Bajazet, par amour pour elle. Dilemme de Thémir.

Scène 3 : Indarthize demande à son fils Thémir de l’aider à libérer Orcazie et Roxalie, prisonnières de Tamerlan. Thémir se résoud à l’aider, contre son père, et prévoit de se constituer prisonnier de Bajazet.

- Scène 4 : Tamerlan survient, inquiet de ces discussions. Indarthize, appuyée par Thémir, implore Tamerlan de rendre la liberté aux captives. Tamerlan s’indigne de leur alliance contre lui. Préparation du combat.

Acte II §

- Scène 1 : Accompagné de Selim, Bajazet, déguisé, se fait passer pour son propre ambassadeur. Il confie à son Vizir son désespoir de voir Tamerlan conquérir toutes ses provinces et sa jalousie face à l’intérêt que le Tartare porte à sa femme.

- Scène 2 : Zilim survient pour annoncer la venue du Grand Tamerlan. Humiliation de Bajazet.

- Scène 3 : Bajazet (casqué) offre à Tamerlan le tiers de son empire en échange de sa femme. Tamerlan refuse mais lui accorde le droit de s’entretenir avec Orcazie. (On apprend que Bajazet a commis un fratricide par la main de Selim avant de monter sur le trône.)

- Scène 4 : Tamerlan annonce à Orcazie la venue d’un ambassadeur de son mari. Elle reconnaît être traitée en reine, mais déplore sa captivité.

- Scène 5 : Bajazet reproche à Orcazie sa complaisance envers Tamerlan et laisse éclater sa jalousie. Orcazie lui apprend l’amour que se porte Thémir et Roxalie. Fureur de Bajazet.

- Scène 6 : Zilim intime à Bajazet l’ordre de s’arrêter. Il a été reconnu par son armée, mais Tamerlan lui laisse la liberté.

Acte III §

- Scène 1 : Mansor rapporte à Tamerlan le combat de son armée contre celle de Bajazet. Son fils Thémir a été fait prisonnier.

- Scène 2 : Monologue de Tamerlan qui délibère : doit-il être avant tout père ou amant ?

- Scène 3 : Indarthize demande à Tamerlan de libérer Orcazie et sa fille en échange de Thémir, leur fils. Tamerlan ne peut se résoudre à libérer celle qu’il aime.

- Scène 4 : Tamerlan propose à Orcazie la restitution de l’empire de Bajazet contre Thémir, avant de lui avouer son amour. Orcazie en est horrifiée.

- Scène 5 : Roxalie annonce à Tamerlan qu’elle projette de se déguiser pour aller libérer Thémir.

- Scène 6 : Tamerlan supplie Orcazie d’accepter son amour.

- Scène 7 : De son côté, Thémir a conçu le même projet que Roxalie : casqué, il vient demander à Tamerlan la liberté des deux femmes prisonnières, mais Tamerlan n’accorde que la fille. Préparation du combat.

Acte IV §

- Scène 1 : Indarthize promet à Orcazie de l’aider à s’enfuir.

- Scène 2 : Roxalie relate à Indarthize son entrevue avec Selim, Thémir et Bajazet : ce dernier accepte enfin l’amour des deux jeunes gens. Selim se révèle perfide en dissuadant le sultan de libérer Thémir. Récit de la bataille.

- Scène 3 : Thémir conjure les trois femmes de le suivre pour se sauver. Il veut assurer leur fuite grâce aux chevaux que Bajazet lui a confiés.

- Scène 4 : Un soldat de Bajazet annonce à Thémir qu’il est perdu : Tamerlan est vainqueur.

- Scène 5 : Tamerlan entre dans une colère noire en apprenant que Thémir l’a trahi.

- Scène 6 : Tamerlan reproche à son fils sa félonie et confie au remords le soin de le punir.

- Scène 7 : Selim trahit Bajazet en le livrant à Tamerlan.

- Scène 8 : Tamerlan veut humilier Bajazet en l’exposant à la honte de son armée. Il décide de prolonger ses peines en lui laissant la vie. Le conquérant tartare veut récompenser Selim et lui donne, selon son désir, Roxalie, à la fureur de Thémir.

Acte V §

- Scène 1 : Bajazet déplore son triste sort et n’attend que la mort pour abréger ses souffrances.

- Scène 2 : Selim ne jouit pas longtemps de sa perfidie, car Tamerlan le remet au jugement de Bajazet. Selim rappelle au sultan son passé trouble: comment il commit des crimes sous son ordre, tandis que le souverain turc lui faisait miroiter la main de fille. Il annonce à Bajazet qu’il a tué Roxalie pour ne pas la laisser aux mains de Tamerlan. Bajazet horrifié le renvoie à Tamerlan.

- Scène 3 : Zilim remet un poignard à Bajazet, qui se réjouit du revirement de Tamerlan qui lui permet de mourir.

- Scène 4 : Monologue de Bajazet, inquiet pour Orcazie.

- Scène 5 : Orcazie relate les derniers faits à Bajazet : Selim a bel et bien tué Roxalie. Thémir s’est suicidé de douleur. Bjazet propose la mort à Orcazie qui se tue. Bajazet s’apprête à l’imiter.

- Scène 6 : Bajazet se tue devant Tamerlan, qui se prépare également à mourir.

Étude des personnages §

Avant d’étudier les personnages principaux de notre pièce, ayons soin de garder à l’esprit ces quelques mots d’Anne Ubersfeld, dans Lire le théâtre (I) :

(...) le personnage de théâtre ne se confond (…) pas avec le discours psychologisant ou psychanalysant que l’on peut construire sur lui : ce type de discours, si brillant qu’il soit, n’apparaît jamais très éclairant aux praticiens du théâtre. Et pour cause. Il risque d’avoir une fonction de masque, de dissimulation du véritable fonctionnement du personnage. (…) Il risque toujours de faire apparaître le personnage comme une « chose » (…), il risque donc de le figer, de le « transir », devenu objet et non plus lieu indéfiniment renouvelable d’une production de sens.

C’est parce que le personnage de théâtre ne peut – et ne doit – se confondre avec aucun discours que l’on puisse construire sur lui, que je tenterai simplement de dégager les traits principaux des types de caractères de nos personnages.

Tamerlan, conquérant tartare, est la figure même du tyran mené par sa libido dominandi. Sa passion pour le pouvoir et pour la jouissance des choses conquises fait de lui un être cruel à l’ambition démesurée ; et les terres qu’il ravage le rendent, croit-il, l’égal d’un dieu :

Je veux estre aujourd’huy le Monarque du monde,
Et dans tout l’Univers faisant porter mes loix,
Contraindre à me servir les peuples & les Rois.18

De toute évidence, il ne peut supporter qu’on lui résiste. Il entend être le maître absolu dans son royaume, et si possible, hors de son royaume. Cette volonté de pouvoir ne se limite d’ailleurs pas aux terres conquises, mais s’étend aux êtres humains. (Cf Orcazie). Il a une haute conscience de sa qualité de chef et tient à la faire respecter. Tamerlan est une des figures principales dont le dynamisme conquérant crée un ressort tragique particulier : celui de l’admiration. En effet l’admiration, conformément à son étymologie, est un sentiment d’étonnement exempt de dimension morale, provoqué par l’étrangeté aussi bien de l’inhumain que du surhumain. On est donc loin de l’effroi éprouvé devant le furioso traditionnel, mais on se retrouve face au Tamerlan de Magnon comme face à la Cléopâtre de la Rodogune de Corneille dont il disait dans son Discours du poème dramatique « qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. »

Mais cet homme que Magnon dépeint comme possédant tous les pouvoirs ou presque, éprouve paradoxalement les pires difficultés à se libérer d’un joug amoureux qui fait de lui un amant plus qu’un père :

Themir, que l’amitié me force à racheter,
Avec quelle rançon te puis-je meriter ?
S’il faut rendre Orcazie, en vain je delibere,
Par ce prix infini ta personne est trop chere.19

ce qui le ramène à une certaine forme d’humanité. Sa galanterie20 envers Orcazie contraste d’ailleurs étrangement avec le traitement brutal qu’il réserve à son ennemi. Que penser dès lors de sa magnanimité finale ?

Bajazet est un monarque orgueilleux, maladroit, jaloux mais malgré tout autoritaire, assoiffé d’un pouvoir qui lui échappe de plus en plus. Il entretient des rapports à autrui essentiellement sur le mode du conflit : conflit politique avec Tamerlan, conflit amoureux avec sa femme, conflit familial avec sa fille et enfin conflit avec son vizir. Souverain déchu et impuissant, il souffre d’avoir été dépossédé de ses terres :

Tu m’as humilié, tyran, tu m’as vaincu !
Et de quelques instans je n’ay que trop vescu :
Voicy ce Bajazet qu’on a veu redoutable,
Autresfois adoré, maintenant deplorable  !21

et mêle confusément dans son affront avec Tamerlan la rivalité amoureuse et la rivalité politique. En outre, la manière dont son ennemi le décrit s’oppose étonnamment à l’image qu’il nous renvoie au cours de l’action. En effet, Tamerlan le dépeint comme un être terrifiant, à la cruauté sans égale, et révèle avec horreur son fratricide à la scène 3 de l’acte II :

L’Univers sçait son crime :
A peine eust-il monté sur le thrône Othoman,
Qu’il se fist immoler son aisné Solyman ;
C’est un traistre, un tyran, un monstre, un parricide,
Du sang de ses sujets incessamment avides ;22

tandis que le spectateur voit plutôt en Bajazet un personnage dont la sensibilité est à l’image de la pitié qu’il suscite : il lui arrive d’être touché par les contradictions qui déchirent les siens et de verser des larmes, ainsi que Roxalie le rapporte :

Il quitta des rigueurs qui n’estoient qu’estrangères,
Et reprit des douceurs naturelles aux peres ;23 (…)
Il me vint embrasser, & les larmes aux yeux,
Il sembla se resoudre à d’eternels adieux :

Il avouera lui-même à la fin de la pièce ne pas pouvoir « venir à bout » de son « trépas », tant son inquiétude pour son épouse le ronge.

Difficile dès lors, de trouver une ressemblance avec son prototype historique.

Exigeante, intrépide et résolue, Roxalie est fille d’empereur mais amante de Thémir. Elle n’est pas la femme forte, intransigeante, qui subordonne son cœur à la cause politique car la passion l’entraîne jusqu’au travestissement. Elle bénéficie de l’appui de sa mère et de celui, tardif de son père, mais pas de celui de sa confidente Dorize qui n’est que le type même du personnage protatique selon Aristote : elle ne sert qu’à faire l’exposition (elle n’apparaît d’ailleurs que dans la seule première scène de l’acte I), mais son questionnement résonne néanmoins comme le glas de la fatalité à venir :

Avez-vous bien prévu la fin de ces amours ? 24

Thémir est l’image du fils condamné à l’impuissance par son incapacité à choisir entre deux contraires. Son courage et sa valeur mêlés (même s’il s’agit d’un échec) nous sont relatés par Mansor dont c’est l’unique apparition dans l’œuvre, ainsi que nous le montre le tableau de la présence scénique des personnages25. Finalement, son caractère princier qui aurait dû lui faire respecter pleinement le devoir filial, est celui-là même qui le pousse à se tuer sur le corps de Roxalie. Il n’y a pas de demi-teinte dans sa passion amoureuse. Il est au centre d’une situation très forte, celle de la condamnation d’un enfant par son père.

Aristote définit le héros tragique comme « un homme qui, sans être incomparablement vertueux et juste, se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté, mais à cause de quelque erreur ». D’après cette conception, Thémir serait-il le véritable héros de la pièce si l’on considère que Bajazet a usurpé un pouvoir qui revenait légitimement à son frère en commettant un fratricide (ce qui est un crime grave) et que Tamerlan est assoiffé de pouvoir au point de vouloir conquérir une femme mariée qui ne l’aime pas ? Thémir, sans être vertueux, aime une femme sur laquelle il n’aurait jamais dû poser les yeux : la fille de l’ennemi de son père. Le couple qu’il forme avec Roxalie est conventionnel même si, contrairement à Curiace, il poursuit son erreur, choisissant son camp contre son père.

Selim est le prototype du traître, l’ancien amant inattendu. Il est celui qui donne un tour nouveau à la pièce et permet le retournement de situation. Insidieux, Selim est l’amoureux éconduit qui se vengera du statut d’usurpateur qu’occupe Bajazet, en le trahissant et en ôtant la vie à sa fille. Non content de trahir, il s’offre à l’ennemi et propose ses services à Tamerlan qui feindra d’accepter pour mieux le punir.

Les deux épouses ont un rôle limité. Si Orcazie est, au début de la pièce, tiraillée entre le respect qu’elle doit à son ravisseur et son désir de liberté, elle se rend vite compte que les intentions de Tamerlan sont loin d’être vertueuses. Elle montre une admirable retenue en refusant de se justifier face à son mari jaloux. Comme Junie, dans Scévole, elle n’hésite pas à prier Tamerlan de faire montre de générosité26, alors qu’elle n’a pas l’intention de céder à ses avances. Malgré ses sursauts d’énergie, Indarthize est essentiellement passive et aucune de ses interventions ne fera avancer l’action. Son rôle dans la pièce reste très superficiel.

Une tragédie classique ? §

Facture de l’œuvre §

Construction de la tragédie §

La tragédie parfaite, écrit Corneille dans son Discours de la tragédie en 1660, doit susciter pitié et crainte en faisant intervenir la « proximité du sang et les liaisons d’amour ou d’amitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre. »

Magnon n’agit pas autrement en mettant en scène des personnages déchirés entre les liens qui les unissent et leurs ambitions. Quel est en effet le sujet de notre tragédie sinon celui de l’amour (tant filial qu’amoureux) sacrifié par la rivalité viscérale de deux hommes, comme nous l’apprend le dénouement ?

L’action est construite de telle sorte que tout repose sur « une situation reconnue d’emblée comme irrémédiablement sans issue et donc radicalement désespérée27 ». Le lecteur et le spectateur savent par exemple dès le départ que l’amour des jeunes amants est sans espoir, et que les querelles des deux ennemis ne se résoudront pas sans évènement sanglant. Magnon insère dans l’intrigue des épisodes et des péripéties que le dénouement contient en germe : la jalousie de Bajazet, le combat des deux armées, la traîtrise de Selim…qui ne sont là que pour alimenter le ressort tragique et la dimension pathétique qui lui est inhérente.

Tout est construit à partir d’un dénouement « programmé ». Le triste empire sur lequel est condamné à régner Tamerlan n’est plus que celui des morts qu’il a provoquées : cruelle ironie pour ce despote mal éclairé.

L’exposition §

Selon l’auteur du manuscrit 559 des Nouvelles Acquisitions du Fonds Français de la Bibliothèque Nationale, une exposition complète « doit instruire le spectateur du sujet et de ses principales circonstances, du lieu de la scène et même de l’heure où commence l’action, du nom, de l’état, du caractère et des intérêts de tous les principaux personnages ». Où s’arrête donc l’exposition dans notre pièce ? Jacques Scherer mentionne à juste titre que la plupart du temps, « il est délicat de définir les limites exactes de l’exposition ». Comme dans beaucoup de pièces classiques, l’exposition du Grand Tamerlan et Bajazet est presque entièrement condensée dans la première scène de l’acte I. Cette scène entre Roxalie et sa confidente Dorize (ce type d’entrevue constitue un topos dans la littérature théâtrale classique), permet à la jeune héroïne d’exposer assez précisément l’intrigue, en dévoilant les liens qui unissent les personnages. Les soixante-six vers de cette scène suffisent en effet à camper le point de départ de l’action : Roxalie et Thémir s’aiment, tandis que leurs pères sont ennemis et que Roxalie est détenue prisonnière. Quelques informations majeures sont néanmoins distillées dans le reste de la pièce, et peuvent nous laisser suggérer que l’exposition se prolonge au-delà de la première scène : c’est à la scène 3 de l’acte I que l’on apprend que la mère de Roxalie, Orcazie, est elle aussi prisonnière, et qu’elle est aimée de son ravisseur. Enfin, c’est seulement à la scène 5 de l’acte IV qu’on découvre l’amour que Selim porte depuis toujours à Roxalie. Cette information ne doit pas, selon nous, être considérée seulement comme une révélation qui permet à l’action de rebondir (l’amour de Selim justifiant le meurtre de la femme qu’il aime et qu’il ne peut se résoudre à laisser à un autre), mais plutôt comme une information à part entière, expliquant la globalité de ses actes, et devant normalement, à ce titre, figurer dans l’exposition.

Le nœud : obstacles et péripéties §

L’obstacle à l’amour des deux jeunes gens est annoncé dès le début : leurs familles sont ennemies, et cette haine constitue un obstacle extérieur évident. L’amour seul ne suffit pas à constituer un drame : le conflit devient vraiment dramatique dès lors que Thémir doit faire face à deux exigences inconciliables : l’honneur et l’amour. Doit-il satisfaire Roxalie en combattant contre son propre père, ou doit-il suivre ce que lui dicte son devoir ? À ce conflit dramatique s’ajoute celui de Tamerlan, moindre. Pour libérer son fils prisonnier après le combat, il doit rendre Orcazie. Le tyran ne balance pas longtemps : « par ce prix infiny ta personne [Thémir] est trop chere28 ».

Différents stratagèmes vont être élaborés pour dénouer ces situations bloquées : Bajazet se déguise pour tenter d’obtenir la libération de sa femme, Thémir et Roxalie cherchent à de s’affranchir l’un l’autre par le même moyen… La trahison de Selim est l’élément qui va déclencher une brusque avancée dans l’action : Bajazet étant livré, Tamerlan tient toute sa famille sous sa coupe, et c’est le premier meurtre qui va entraîner tous les autres, permettant le dénouement final : Roxalie morte, Thémir se tue de désespoir. Bajazet et son épouse, ayant perdu leur fille, leur liberté et leurs terres, choisissent enfin de perdre la vie. Selim est condamné et Tamerlan, devant un tel massacre, ne peut que se résoudre à la mort.

Le dénouement §

Si l’annonce de la victoire de Tamerlan se fait à la scène 4 de l’acte IV, le sort des personnages n’est fixé définitivement qu’à la fin de l’acte V. À la scène 2 on apprend la mort de Roxalie par Selim, et les deux dernières scènes de l’acte V relatent les morts ou les mettent en scène : récit de la mort de Roxalie et de celle de Thémir (V, 5), mort d’Orcazie (V, 5), suivie de la mort particulièrement violente de Bajazet (V, 6) : c’est sur la scène elle-même que le personnage se donne la mort, tout comme son épouse auparavant. La mort de Tamerlan est annoncée par le dernier vers de la tragédie : « qu’on les porte au cercueil, & qu’on m’y meine aussi ». Seul le sort du traître Selim reste en suspens : bien que sa condamnation soit évidente, l’auteur a négligé d’en donner la substance, ce qui peut laisser un lecteur pointilleux quelque peu frustré.

Les thèmes §

Notre pièce exploite plusieurs thèmes classiques, que l’on retrouve dans nombre de tragédies de la période. La tragédie a toujours eu pour but de présenter le tableau des méfaits et des revers auxquels expose la condition des Grands, mais sous le règne personnel de Louis XIV, elle ne souligne pas seulement les risques de démesure que comporte l’exercice de la royauté : elle révèle aussi que le pouvoir est souvent dominé par le désir de puissance, et qu’il peut devenir une véritable passion.

L’attitude de Tamerlan est particulièrement révélatrice de cette libido dominandi qui peut envahir tout souverain. Il se veut maître de l’univers, ainsi que nous l’avons vu dans l’étude des personnages. Ses propos le prouvent clairement :

Je veux estre aujourd’huy le Monarque du monde

À sa passion pour le pouvoir se mêle la passion amoureuse, et toutes deux sont des manifestations différentes de sa tyrannie. Non content de ravager les terres et les peuples sur son passage, il cherche à user de son pouvoir sur Orcazie, pour tenter de la faire céder à ses avances : il fait preuve ici d’une tyrannie des plus élémentaires, celle qui consiste à mettre son autorité au service de ses caprices amoureux. Truchet définit d’ailleurs l’amour tyrannique comme celui

qui ne respecte ni l’ordre établi ni la liberté des personnes. Il ne s’embarrasse d’aucun scrupule. (…) Dans l’univers tragique, l’amour apparaît comme une passion qui ne connaît de lois que les siennes propres.

C’est bien ce que nous révèle notre tragédie.

« La violence au sein des alliances » (Aristote) se manifeste aussi dans le conflit qui oppose Roxalie et Thémir, et qui amène Thémir à combattre son père. Le thème des amants ennemis est issu de la tragi-comédie, et ne donne pas toujours lieu à un conflit véritable, nous rappelle Bénédicte Louvat dans sa Poétique de la tragédie classique. « Le schème des amants ennemis n’est véritablement tragique que lorsqu’il est dissocié du thème de la conquête et qu’il s’inscrit dans une situation de crise.29 » C’est le cas dans notre tragédie car nos deux ennemis deviennent amants en dépit d’un interdit. L’amour est donc bien cruellement représenté dans notre tragédie, car il n’y a jamais d’amour heureux : l’amour conjugal et partagé est exposé aux pires malheurs (Bajazet et Orcazie), les jeunes amants (Thémir et Roxalie) ne se retrouvent que dans la mort, Tamerlan, de son côté, est condamné à essuyer les refus d’Orcazie, fidèle. Enfin, l’ancien amant repoussé, Selim, sera conduit à la vengeance, et même s’il n’est pas le personnage central de la pièce, son comportement peut nous rappeler celui des héros sénéquiens : il passe par la « dolor », la souffrance intense, celle d’avoir été rejeté, puis la « furor » (différent de l’insania), l’aveuglement général de son esprit, avant de commettre son crime (nefas).

Selim accomplit sa vengeance, et Tamerlan, avant sa clémence finale, cherche lui aussi à faire souffrir, tant Bajazet que son fils qui l’a trahi. On peut penser à la dernière pièce de Robert Garnier, Les Juives, (1583) qui est l’histoire de la vengeance exercée par le roi Nabuchodonosor, à l’encontre du dernier roi de Juda, Sédécie, qu’il a mis sur le trône et qui l’a trahi.

Après avoir vaincu Sédécie, le cruel roi médite et savoure longuement son projet de vengeance :

Ils mourront, ils mourront, et s’il en reste aucun
Que je veuille exempter du supplice commun
Ce sera pour son mal, je ne laisserai vivre
Que ceux que je voudrai plus aigrement poursuivre
Afin qu’ils meurent vifs, et qu’ils vivent mourants,
Une présente mort tous les jours endurants.30

Tamerlan ne s’exprime pas différemment lorsqu’il souhaite «  prolonger les peines » de Bajazet en lui laissant la vie.

Il faut bien voir que les personnages de notre tragédie (comme dans la plupart des tragédies) se disent soumis à un implacable destin. Roxalie en fait l’expérience dès le début quand elle avoue à sa nourrice :

Et cette passion que le Ciel m’a donnée,
Procede moins de moy, que de la destinée.
Ce sont des coups du sort qu’on ne peut divertir,
Quoy que l’ame y repugne, elle y doit consentir : 31

Les personnages ponctuent leurs répliques d’allusions à ce fatum, évoqué dès l’exposition. Roxalie espère en elle :

Pour peu que la Fortune assiste à mes desseins,32

tandis qu’Orcazie s’en plaint :

La Fortune a trop d’yeux, on ne la peut tromper,
Elle m’auroit suivie aux deux bouts de la terre.33

Outre ce destin qui s’acharne, les personnages doivent faire face aux revers de la Fortune, dont Bajazet subit les lourdes conséquences :

Mais mon bonheur me quitte, il est las de me suivre,
Et s’estant destaché d’avecque ma valeur,
Ce lasche deserteur me livre à mon malheur. 34
Voicy ce Bajazet qu’on a veu redoutable,
Autresfois adoré, maintenant deplorable !
Et qui de tous les traits que luy lance le sort,
Quelques mortels qu’ils soient, ne reçoit point la mort : 35

Jacques Morel met en évidence la suprême ironie de ces tragédies :

les personnages ne parviendront pas, durant les délais très courts qui leur sont imposés, à se libérer du destin qui les entraîne. Prisonniers de leur incertitude, partagés entre l’aveuglement et la lucidité, ils ébaucheront des actions dont aucune, sauf la dernière, ne pourra aboutir36.

C’est bien le cas ici : les personnages n’agissent, en définitive, que pour leur perte.

La rhétorique §

Pour bien représenter tous ces thèmes dans notre tragédie, Magnon use d’une rhétorique classique très conventionnelle. On retrouve en effet dans notre œuvre les trois genres de discours distingués traditionnellement par cette rhétorique : le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Le passage d’une forme à l’autre est d’autant plus aisé que le dramaturge a conféré à ce récit du passé une coloration subjective, et donc une finalité proprement dramatique. L’étude du style nous amènerait à des circonvolutions complexes. Nous nous contenterons donc de donner quelques exemples de ces types de causes, sans approfondir outre mesure.

La scène 3 de l’acte II nous offre un bel exemple de style judiciaire :

TAMERLAN
L’Univers sçait son crime :
A peine eust-il monté sur le thrône Othoman,
Qu’il se fist immoler son aisné Solyman ;
C’est un traistre, un tyran, un monstre, un parricide,
Du sang de ses subjets incessamment avide ;
C’est un voleur d’Estats, témoins les Turcomans,
Il a dépossedé les Princes Caramans,
Il a desherité les Seigneurs d’Amasie,
Et presque déthrôné tous les Rois de l’Asie.
Les Hongres & les Francs ont senty sa fureur,
Jusqu’à Constantinople il porta la terreur ;
Il mit dans l’Univers le flambeau de la guerre,
Et comme un incendie il embrasa la terre ;
Sa mort doit satisfaire aux peuples qu’il arma,
Et son sang doit esteindre un feu qu’il alluma. 

Cette tirade se présente sous la forme d’une condamnation sans appel. L’exorde se résume en un vers particulièrement lapidaire (v. 408), et la narration est immédiate. Celle-ci mêle argument ad hominem et jugements de valeur d’une sévérité impitoyable. La péroraison stigmatise en deux vers (v. 421-22) le sort du sultan Bajazet.

Nous ne donnons ici qu’un exemple de ce style judiciaire, mais le texte en fournit plus d’un.

La concurrence des deux fils de notre tragédie, à savoir le politique et le sentiment amoureux, nécessite la mise en œuvre du style délibératif : en effet, ces deux fils possèdent des instances de décisions distinctes et généralement opposées. Rien de plus adapté à la réflexion tragique que la délibération.

C’est ainsi que Tamerlan, à la scène 2 de l’acte III, s’exprime de la sorte :

Et bien qui doit regner, ou le pere, ou l’Amant ?
J’entend partout des voix, à qui doy-je respondre ?
Où faut-il incliner ? mon ame où vas-tu fondre ?
Aymables ennemis qui divisez mon cœur,
Apres un long combat, qui sera le vainqueur ?
Soustenez mon honneur dedans vostre victoire,
Et dans vos sentimens prenez soin de ma gloire :
Themir, que l’amitié me force à racheter,
Avec quelle rançon te puis-je meriter ?
S’il faut rendre Orcazie, en vain je delibere,
Par ce prix infiny ta personne est trop chere.

Ce monologue ne fonctionne pas tant comme une introspection, mais plutôt comme un dialogue entre le personnage et son double, qui reflète la contradiction interne du personnage. Le mode interrogatif (six interrogations en une dizaine de vers) contribue largement à intensifier le dilemme auquel Tamerlan est confronté. Le Tartare se rend bien vite compte de la vanité de sa réflexion, au vers 695 : sa décision était prise avant même qu’il ne s’interroge. Bien peu de dilemmes néanmoins se résolvent de la sorte, la plupart ne permettent d’ailleurs pas au personnage d’aboutir à une quelconque résolution.

C’est Bajazet que nous prendrons comme exemple pour représenter le style démonstratif. Le sultan, jaloux des faveurs que sa femme pourrait accorder au vainqueur, se plaint de la situation dont il se croit victime :

Mon ame que partage un divers mouvement,
Tombe enfin malgré moy dans ce raisonnement :
Ma femme est prisonniere ; & son vainqueur barbare,
Peut-elle resister aux efforts d’un Tartare ?
De cruels traittemens ont abattu son cœur,
Une longue prison a flechy sa rigueur,
Sa vertu dans les fers ne peut estre invincible,
Moins pour luy qu’à ses maux elle devint sensible :
Elle eut de la pitié pour ses propres douleurs,
Et crut par ce secret adoucir ses malheurs.
S’il est vray, sans rougir advoüez vostre crime,
Trop de necessité le rendoit legitime ;
Vostre Juge vous plaind, loin de vous condamner. 

Bajazet accumule successivement dans cette réplique tout ce qui peut ajouter foi à sa crainte, et retrace lui-même le cheminement des pensées qui ont pu assaillir l’esprit de sa femme, et la livrer à la concupiscence de Tamerlan.

Douze ans plus tard, Corneille sera un des premiers à mettre en garde contre l’affadissement du genre par la galanterie. Dans son Discours du poème dramatique, il écrira :

La dignité de la tragédie demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse.

Une tragédie irrégulière ? §

Les unités dans notre tragédie §

Dans l’univers tragique, la vie est conçue comme un rapport de forces permanent et les règles dramatiques, qui concentrent l’action en une journée dans l’espace symbolique de la puissance tyrannique (la tente de Tamerlan), accentuent l’atmosphère de violence de la pièce. 

L’unité de lieu §

L’unité de lieu est parfaitement respectée, bien que la concentration de l’action en un seul lieu n’ait commencé à s’imposer que vers 1640. Magnon s’est adapté à cette contrainte en faisant que l’action, comme nous l’apprend la didascalie initiale, se déroule dans un lieu unique : « dans la Galatie, en la tente de Tamerlan ». Cette étroitesse de l’espace scénique contribue largement à un renforcement du drame. De fait, la promiscuité favorise le combat en tête à tête, l’affrontement par stichomythies, et permet un face à face propre au combat verbal entre les personnages. Bien sûr, nombreuses sont les actions qui ont lieu en dehors de la tente, mais celle-ci nous sont relatées par un narrateur (Mansor, Roxalie…), ce qui permet à l’action de se cantonner dans un seul espace : qu’il s’agisse des rencontres entre personnages, des aveux d’amour ou des suicides, tout a lieu dans le même univers de rencontres, celui de la tente de Tamerlan, où l’on commente les faits et où on les voit en action.

L’unité de temps §

L’unité de temps est profondément liée à l’unité d’action dans notre pièce. La règle des vingt-quatre heures imposée par les classiques nous est rappelée par Orcazie au vers 1458 : « Et combien d’accidents se suivent en un jour ! ». Si l’on étudie les évènements tels qu’ils se succèdent dans l’œuvre, on ne peut manquer de constater leur invraisemblable abondance : exposition, entrevue Roxalie/Thémir, Indarthize/Thémir, rencontre Bajazet déguisé/Tamerlan, puis Bajazet/Orcazie, bataille, récit du combat par Mansor, captivité de Thémir, chassé-croisé Roxalie/Thémir pour tenter leur libération, préparation d’un nouveau combat, récit de la victoire de Tamerlan et de la mort des jeunes amants, trahison de Selim avant sa propre capture, suicide précipité d’Orcazie, de Bajazet et de Tamerlan. Les conversations s’enchaînent à un rythme soutenu, mais malgré tout il est évident que la réalité ne pourrait supporter tant d’évènements en une durée aussi courte que vingt-quatre heures.

L’unité d’action §

Si l’on définit l’unité d’action, comme le faisaient les penseurs du XVIIe siècle, par l’unité de péril, on est loin de réunir les caractéristiques nécessaires à cette unité.

À l’intrigue principale d’ordre politique et amoureux, Magnon en ajoute une autre où il est question de l’amour impossible entre Roxalie et Thémir. Mais ces deux intrigues sont indissociables et complémentaires. Elles ne pourraient exister pleinement l’une sans l’autre. En effet, d’un côté, l’amour des deux jeunes gens est rendu impossible par la rivalité de leur père, de l’autre, la lutte de pouvoir n’a d’intérêt réel que dans la mesure où deux des prisonniers de guerre sont des amants. (Sinon, il ne s’agirait que de simples combats militaires sans enjeu dramatique autre que celui de savoir ce qu’il adviendrait du vaincu). C’est pour cette raison qu’il est délicat de parler de deux intrigues. On pourrait suggérer que l’action est unique (rivalité de deux hommes dont les enfants s’aiment), mais complexe (le ravisseur aime une des captives qui le repousse…). En effet, unité d’action ne signifie pas simplicité de l’action : les différents fils peuvent s’entremêler autour d’un nœud central, et nous suggérons que c’est le cas ici, même si l’action très mouvementée peut contribuer à nous induire en erreur.

Un rythme mouvementé §

Nous avons vu ci-dessus que les évènements s’enchaînaient les uns après les autres, sans qu’on puisse pour autant – et ce malgré les dires des personnages -, déceler les véritables mouvements de cause à effet. La nécessité n’apparaît pas de façon évidente. En effet, le résumé nous montre bien que les personnages n’agissent pas tous selon la constance que supposerait la typologie de leur caractère. Tamerlan, par exemple, choisit d’abréger les souffrances de Bajazet, contre toute attente. En tant que tyran, on aurait plutôt imaginé qu’il prolongerait les douleurs de son ennemi. De son côté, Selim affiche une volonté de vengeance que rien ne laissait prévoir. Même chose pour Indarthize : qu’est-ce qui la motive réellement à agir ? Nous restons perplexe face à ses motivations.

Quoi qu’il en soit, le rythme se ressent de l’action mouvementée, et fait que notre Grand Tamerlan et Bajazet n’est guère représentatif de la tragédie régulière. Les centres d’intérêt des personnages varient curieusement au cours de la progression de l’action. L’on a déjà vu que Selim s’affranchissait de l’autorité du sultan : loin de s’attacher à servir son maître, il s’emploie non seulement à le trahir, mais aussi à assassiner sa fille. Curieuse preuve de fidélité ! Quant à Bajazet, d’abord profondément hostile à l’amour que se portent les deux jeunes gens, et résolu à tout faire pour empêcher cette union, il finit étonnamment par s’attendrir devant de si doux sentiments.

Mais ce sont principalement les déguisements et les travestissements qui ponctuent le rythme de l’action, ainsi que nous le verrons dans ce qui suit.

Déguisements et travestissements §

Georges Forestier, dans son ouvrage sur l’Esthétique de l’identité dans le théâtre français, met l’accent sur le fait que l’usage des déguisements à finalité judiciaire est en quasi-totalité « antérieur (…) à 1650, et la majorité à 1640, c’est-à-dire à la naissance de la tragédie romanesque ». Il ajoute que « trois pièces seulement appartiennent au genre comique et deux au genre tragique » : Le Grand Tamerlan et Bajazet de Magnon, et La Mort de Manlie de Noguères (1656). «  Il s’agit d’une finalité fondamentalement tragi-comique » conclut-il à juste titre.

L’utilisation du déguisement et du travestissement dans notre pièce apparaît donc dès le départ comme extraordinaire, car relevant d’une dynamique inattendue. Ces procédés sont, de fait, ordinairement réservés à la tragi-comédie et à ses influences baroques. Le masque de Janus n’en est-il pas le reflet ?

La nature des déguisements diffère selon les personnages qui en usent et selon les circonstances qui les poussent à s’en servir. Un point commun les unit : ce sont tous des déguisements ostensibles et conscients, de telle sorte que « tout interlocuteur d’un personnage masqué ou casqué sait que celui-ci lui cache son identité ; s’il est victime des conséquences de ce déguisement, il l’est en pleine connaissance de cause ».

Si on suit la chronologie de la pièce, Bajazet est le premier à se déguiser, à la scène 2 de l’acte II :

Suis-je bien Bajazet en cet abaissement ?
Et n’ay-je point changé par ce déguisement ? (…)
Je deviens, comme à tous, à moy-mesme incognu.
Faut-il qu’en cet estat j’abaisse ma grandeur ?
Que je sois devenu mon propre Ambassadeur ? 

Si Bajazet nous apparaît affecté par son changement de condition, c’est parce que celui-ci le rend inférieur et le place dans une situation d’humilité forcée face à son interlocuteur Tamerlan : il renonce temporairement à son rang social grâce à ce procédé qui permet un faux face à face Ce qui est remarquable dans ce cas, c’est que, ainsi que nous le montre le tableau page 15, Bajazet, qui apparaît dans 13 des 31 scènes de la pièce, est déguisé dans six d’entre elles, et reconnu à la sixième. D’autre part, sur les quatre entrevues qu’il a avec Tamerlan, seulement deux se font sous son véritable jour, encore que la dernière soit celle de sa mort. Bajazet est donc un personnage qui paraît à cinquante pour cent sous le mode de la dissimulation. Le procédé donne souvent lieu à des échanges verbaux très vifs entre les deux protagonistes, et s’avère peu constructif.

C’est à la scène 5 de l’acte III que nous apprenons le projet de Roxalie, celui de libérer Thémir grâce à son travestissement. En choisissant de changer d’aspect physique, elle change à la fois de costume, de sexe et de condition.

Et quoy ! que tentez-vous dessous ce vestement ? (v. 813)
C’est pour cette raison qu’on me voit déguisée. (v. 839)

Dans ce cas précis, le changement de condition (il s’agit d’un travestissement inférieur du second rôle de notre tragédie) ne constitue pas l’essentiel de la mise en place du déguisement de la jeune fille. Cette mise en place passe d’abord par le changement de sexe, qui vise à permettre à Roxalie de prendre la place de son amant au camp de son père.

Il est à noter qu’entre 1640 et 1649, l’utilisation du déguisement dans la tragi-comédie s’effondre. Georges Forestier remarque d’ailleurs que durant cette décennie, on ne compte que cinq héroïnes travesties, dont seulement deux dans la tragi-comédie et une dans la tragédie : il s’agit du Grand Tamerlan et Bajazet. Le travestissement de Roxalie revêt donc un caractère exceptionnel au regard des autres pièces de la même époque, surtout si l’on considère qu’il s’agit d’une tragédie.

Thémir est le troisième personnage à user du déguisement, en faisant irruption dans le camp ennemi à la troisième scène de l’acte IV. Son cas est encore différent des deux précédents car notre second rôle masculin se déguise, mais sans changer de condition.

Georges Forestier s’interroge à ce propos : « comment déguiser rois et princes des tragédies et des tragi-comédies sans leur faire changer de condition et sans les placer dans une condition inférieure ? ». Le moyen est simple : « Casqués, ils dissimulent leur identité en laissant planer l’incertitude sur leur rang ». De fait, grâce à ce déguisement ostensible, Thémir ne se retrouve nullement en situation d’infériorité, et peut tenter d’exécuter son projet : pour délivrer Orcazie et sa fille, Thémir a déjà fui dans le camp de Bajazet, pensant que, pour obtenir sa liberté, son père les relâcherait. C’est après cet échec qu’il tente de libérer les femmes avec les chevaux que Bajazet lui a confiés.

Le but de ces trois personnages est donc clair, mais l’utilisation de leur déguisement pour parvenir à leur fin l’est beaucoup moins. Chacun des trois « acteurs », comme l’on disait au dix-septième siècle, cherche à délivrer un (ou une) captif (ve) : Bajazet veut délivrer sa femme (il ne fait pas mention de sa fille…), Thémir et Roxalie cherchent chacun à libérer l’autre. Le moyen dont ils usent (le déguisement) n’apparaît pas comme étant le plus efficace, ni même le plus cohérent.

Le déguisement de Bajazet devant Tamerlan ne rajoute guère de piquant à la scène, car les deux hommes échangent plus d’insultes polies que de propos faisant progresser l’action.

Quant à Roxalie, elle est reconnue dès son arrivée dans le camp de son père et sa tentative ne sert à rien : l’intervention de Selim gêne la libération de Thémir.

De son côté, Thémir voit son projet rapidement dévoilé et subit les reproches de son père :

Je descouvre à la fin quel était ton dessein,
Tu pensais me contraindre à resoudre à échange.

Nous assistons donc, dans une certaine mesure, aux échecs des uns et des autres. Dans une certaine mesure seulement, car Bajazet réussit tout de même à approcher sa femme, et s’il échoue, c’est en partie car un évènement inattendu surgit (Bajazet est reconnu par son armée) et fait tout échouer. Même chose pour Roxalie, qui obtient le consentement de son père à ses amours, mais qui se heurte au traître Selim. Quant à Thémir, il subit la fureur de son père, et a pour tout mérite d’avoir tenté le tout pour le tout, sans avoir combattu contre sa belle.

L’on a vu ci-dessus que certaines ressemblances unissaient Le Grand Tamerlan et Bajazet et le Porus de Boyer. Cependant, ils se différencient nettement par le traitement qu’ils font du déguisement, comme nous l’explique Georges Forestier : « La femme et les deux filles du roi indien Porus étant retenues dans le camp d’Alexandre, le roi lui-même et un prince amoureux de l’une des deux princesses s’introduisent dans le camp du conquérant, déguisés en « suivant de [l’] ambassadeur » de Porus. Tous deux croient que celles qu’ils aiment sont amoureuses de leur geôlier (acte III : acte de la jalousie), et, après s’être disputé le privilège d’aller assassiner Alexandre, chacun part tuer celui qu’il croit son rival. Arrêtés l’un et l’autre, ils réclament la mort, le prince en dévoilant son nom et en revendiquant la gloire d’avoir voulu tuer Alexandre, Porus en taisant son nom et en demandant d’être conduit rapidement au supplice. Ce qui oblige la reine Argire à dévoiler l’identité de son mari pour le sauver. »

Le stratagème échoue, mais parce que les circonstances sont telles qu’elles forcent le héros à révéler son identité, et non parce qu’un intervenant extérieur reconnaît le héros déguisé.

Les raisons d’un échec ? §

Loin de vouloir faire le procès de Magnon et de son œuvre, mon objectif est plutôt de chercher à comprendre ce qui a pu, dans Le Grand Tamerlan et Bajazet, déplaire au public.

En effet, il est probable, ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, que Le Grand Tamerlan et Bajazet ait été reçu sans enthousiasme des spectateurs, tout comme, certainement, une large partie de son œuvre. Dans l’Avis au lecteur de sa Jeanne de Naples,  Magnon se vantait d’écrire sans effort : « quand tu condamnerois [quelques Pieces de Theatre que j’ai faites], tu ne condamnerois que des ouvrages dont la composition m’a coûté presque moins de peine que tu n’en prendras à les lire. Qu’avec plus d’application je n’aye pû faire de meilleure choses, je ne te le désavoüe point : Je te puis dire, sans orgueil, que peu de personnes y ont de plus belles dispositions que moy. » Les spectateurs n’ont sans doute guère apprécié ce manque d’humilité.37 Quoi qu’il en soit, dès la fin du XVIIe siècle, Magnon est oublié : les récits trop nombreux, les longues discussions et les intrigues très complexes ont découragé le public.

Il est certain que Magnon n’a pas toujours fait preuve de légèreté dans sa pièce, et de nombreuses lourdeurs de style ne nous sont pas épargnées. (cf. les récits de Mansor38 et de Roxalie39), qui n’apportent aucun entrain à la pièce, et qui, malgré les informations essentielles qu’ils distillent, ne permettent pas vraiment de maintenir l’intérêt du spectateur). Les répétitions des vers 467-468, pour ne donner qu’un exemple, ne semblent, de leur côté, rien devoir à un quelconque effet stylistique :

Et vous mesme estonné d’un si honteux langage,
Ne prendrez qu’à regret ce honteux advantage.

D’autre part, la transgression des bienséances est évidente au moment du dénouement : ainsi que nous l’avons mentionné ci-dessus, la mort de Bajazet est particulièrement violente : l’acteur compte le nombre de coups de poignard qu’il s’inflige, et se suicide sur scène, juste après sa femme. Aucune didascalie, en effet, ne nous indique qu’ils sont dissimulés à la vue des spectateurs.

Les personnages, quant à eux, ne suscitent pas toujours l’enthousiasme. La plupart ne sont guère attachants, car leurs caractères sont eux-mêmes mal dessinés, ce qui rend leurs motivations parfois difficiles à cerner40.

Enfin, Magnon ne prend pas la peine de fixer le sort de tous ses personnages. Selim est oublié dès que Bajazet le renvoie à Tamerlan ; quant à Indarthize, elle disparaît dans l’ombre du dénouement, et survit peut-être à son époux. Tamerlan lui-même se donne-t-il la mort, ou bien manifeste-t-il seulement sa douleur avec emphase au dernier vers de la pièce41 ?

Ces quelques hypothèses peuvent peut-être expliquer en partie l’échec de notre tragédie, sans pour autant justifier pleinement le silence qui suivit la première impression de l’œuvre.

Notes sur la présente édition §

La présente édition a été établie à partir de l’édition originale de 1648, conservée à la Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne, en salle de réserve, sous la côte RRA 8 = 461. Elle apparaît comme suit :

LE GRAND / TAMERLAN / ET / BAJAZET. / A PARIS, / vignette (fleuron du libraire) / Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, sous / la montée de la Cour des Aydes. / M. DC. XLVIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Le texte est imprimé chez Toussainct Quinet, marchand libraire à Paris, en association avec Antoine de Sommaville.

Il comporte 108 pages assemblées en un volume in quarto. Les huit premières pages ne sont pas numérotées.

L’achevé d’imprimer est du 28. mars 1648.

Le nom de l’auteur n’apparaît qu’à la fin de l’épître dédicatoire : « De Magnon ».

Outre l’exemplaire sur lequel nous avons travaillé, il existe, à notre connaissance, six exemplaires du Grand Tamerlan et Bajazet :

– Bibliothèque Nationale de France, cote RES-YF-477. Chez Antoine de Sommaville.

– BNF, cote RES-YF-319. Chez Toussainct Quinet.

– BNF, support numérisé sous la notice n° FRBNF 37299785. Ed. partagée avec Antoine de Sommaville.

– Bibliothèque Mazarine, cote 10918-6/1. Ed. partagée avec Antoine de Sommaville. Première pièce d’un recueil relié aux armes de Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre, avec ex-libris gravé de Nicolas-Joseph Foucault.

– Bibliothèque Mazarine, cote A 16324-5. Chez Antoine de Sommaville, ed. partagée avec Toussainct Quinet, dans un recueil portant le cachet du Roi, à Compiègne.

– Bibliothèque de l’Arsenal, cote Rf 6.485 et Rf 6.486 (deux exemplaires).

– Bibliothèque municipale de Tournus42, numéro d’inventaire 10000-04. Chez Antoine de Sommaville, au Palais en la salle des Merciers à l’Escu de France.

– The British Library, London, cote 85i20(5).

Chacun de ces exemplaires43 comporte les mêmes coquilles : rien ne change excepté l’éditeur.

Le fait qu’il n’y ait pas eu de réédition du Grand Tamerlan et Bajazet après 1648 nous laisse fortement penser qu’il n’eut qu’un succès mitigé à la vente lors de sa première impression.

Remarques sur l’établissement du texte §

L’esprit de cette édition nous a conduite à conserver l’orthographe originelle du texte, avec toutes ses spécificités propres au XVIIe siècle. Néanmoins, nous avons effectué quelques modifications qui nous ont paru nécessaires.

Transformation d’usage §

Nous avons systématiquement transformé le signe  «  »  par le « s » qui lui correspond et nous avons changé le signe « β » par son correspondant « ss » dans les mots suivants :

- aβiegia : v. 15.

- aβiste : v. 841.

- auβi : Extraict du Privilege du Roy, 104, 183, 193, 221, 456, 509, 896, 922, 1546.

- auβi-tost : v. 54.

- choisiβions : v. 1005.

- diβiper : v. 875.

- dreβées : v. 1116.

- laiβé(e) : v. 1080, 1155, 1378, 1420.

- neceβité : v. 536.

- paβé : v. 1079.

- paβion(s) : v. 11, 99, 126, 170, 367, 374, 584, 864.

- pouβé : v. 202.

- preβiez : v. 85.

- puiβiez : v. 475.

- reuβir : v. 218, 1015, 1123.

- surpaβé : v. 176.

- trahiβions : v. 37. 

De même, nous avons remplacé le tilde (~) par la nasalisation correspondante dans les deux mots du texte qui l’utilisent :

- v. 551 : rendẽt

- v. 1052 : grãds

Nous avons également remplacé le « i » par le « j » dans des mots tels que « je », « bajazet », « desja » etc.

Corrections §

Nous avons corrigé les coquilles suivantes :

- l. 3 : si son nomn’est

- Dans « les acteurs » : INDARTIZE, MANZOR

- v. 48 : Mais, Prince

- v. 141 : He

- v. 155 : Vertu qui me combats, prend part à ma foiblesse

- v. 181 : expriquez-vous

- v. 108 : Et m’obeyrez-vous ? est prononcé par Thémir dans l’édition originale.

- v. 240 à 242 : des vers sont décalés : le texte original faisait prononcer le vers 241 par

    Indarthize, le vers 242 par Tamerlan.

- Acte II : il n’est pas précisé « scène 1 »

- v. 395 : arrogance [,]

- v. 415 : deherité

- Acte II, scène 5 : Selim n’est pas mentionné comme étant présent sur la scène, or il est

    probable qu’il assiste à l’entretien privé de Bajazet et d’Orcazie, en tant qu’il est Grand

    Vizir. De plus, sa prise de parole à la scène suivante, sans que son entrée ne soit

    mentionnée, confirme notre hypothèse. Nous ajoutons donc, après ORCAZIE et BAJAZET :

    SELIM.

- v. 671 : Luy-mesme ne la pû, qui l’auroit donc pû faire ?

- Acte III, scène 4 : TAMERLAM.

- Acte III, scène 6 : TAMERLAM.

- v. 687 : par tout

- v. 897 : Praze

- v. 912 : le

- v. 914 : devez

- v. 938 : Où vont-il incliner ?

- v. 945 : qu’il

- v. 1057 : Delàle

- v. 1093 : vertu (sans point)

- v. 1122 : toy-mesme le briguas l’employ de ce traitté

- v. 1216 : c’est Thémir qui prononce ce vers dans l’édition originale.

- v. 1235 : des peines.

- v. 1251 : estes vous

- v. 1364 : Je cherchois ta vengeance, & je cherchois la mienne

- v. 1384 : mettrez

- v. 1388 : abjet

- v. 1397 : let raitter

- v. 1486 : de

- v. 1507 : Elle vint

Mots à deux orthographes §

- amans : v. 30, 56, 102, 170, 1002. / amant : v. 578, 612, 686, 797, 986 (amante).

- appas : v. 849, 1416. / apas : v. 753.

- chaisnes : v. 267, 496 (à deux reprises au singulier) 782, 787, 878, 1204, 1236, 1384, 1407, 1485 (enchaisner). / chaines : v. 47.

- choquer : v. 636, 1051, choque(nt) : v. 588, 735, 939. / chocq : v. 246 (chocquer), 645, 648.

- colere : v. 4 (pluriel), 23. / cholere : v. 984, 1104, 1476.

- courant : v. 346. / courrant : v. 230.

- couroux : v. 665. / courrous : v. 990. / courroux : v. 1509.

- également : v. 89, 621, 662, 810. / egallement : v. 639.

- flamme : v. 35 (pluriel), 51. / flame : v. 719, 835.

- fuitte : v. 961. / fuite : v. 279, 1076, 1212.

- jusque : v.194, 353, 879. / jusques : v.   v.381, 757, 868, 1112, 1507.

- mouvemens : v. 29, 197, 356, 710, 989, 1106, 1132. / mouvement : v. 525.

- ose (er, ez, ent) : v. 101, 186, 283, 825, 868, 1004, 1217, 1394. / oze : v. 882.

- remords : v. 133, 1181, 1199./ remors  :v. 718, 1142.

- serrail : v. 189, 203. / serail : v. 209.

- traite(r) : v. 177, 551 (traitable), 1193, 1312. traistons : v. 224. / traitte (r) : v. 457, 495, 545, 561, 684 (retraitte), 747, 1122 (traitté), 1397, 1463, (traitta), 373, 529, 557 (traittemens).

LE GRAND
TAMERLAN
ET
BAJAZET.
TRAGEDIE. §

Espitre.
A MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR LE TELLIER44
SEIGNEUR DE CHAVILLE CONSEILLER DU ROY
en ses Conseils, Secretaire d’Estat, & des Commandemens de sa Majesté. §

MONSEIGNEUR,

Vous vous estonnerez de ce qu’un homme qui vous est inconnu, vous consacre l’un de ses ouvrages : mais cette surprise doit cesser, quand vous considererez que si son nom n’est venu jusques à vos oreilles, il a entendu discourir du vostre à la Renommée : & qu’à ce regard, ce qu’elle publie de vostre merite, vous fait connoistre tout le monde, parce que tout le monde vous connoist. La France, MONSEIGNEUR, n’est pas assez / [p. I] / estenduë pour contenir vostre Nom : qui ne vous a point veu, a oüy parler de vous ; & tous les Estrangers vous ont en une veneration si extraordinaire, que l’on vous soupçonneroit, par les loüanges qu’ils vous donnent, d’estre de leur intelligence*, si l’Estat n’estoit parfaitement asseuré de vostre fidelité. La haute confiance qu’ont en vous Leurs Majestez, est fondée sur ce zele* infatiguable que vous avez pour les interests du Royaume : Vous estes dans le Ministere, ce que l’une des premieres intelligences est dans le Ciel ; & vous ne contribuez pas d’une legere assistance â ce grand Moteur de l’Estat, qui fait acheminer les affaires à la periode qu’il leur a prescrite45 : vous y donnez un grand bransle* : vous aydez continuellement à faire rouler un fardeau, qui a desja fait suer tant d’Archimedes, & qui malgré leur insuffisance, ne laissera* pas dans les nouvelles Constitutions où vous l’establissez tous les jours, de trouver le centre qu’ils luy avoient inutilement recherché. Ce sera un coup, MONSEIGNEUR, qui estoit reservé pour vostre siecle : Tant de mains qui s’appliquent aujourd’huy à ce glorieux travail, ne doivent pas estre vainement employées : mais principalement la vostre y porte ses coups avec tant de force & tant de justesse, que le premier Atlas de nostre Empire, qui semble plustost porter que faire rouler ce grand poids, remarque visiblement entre tous les secours qu’on luy donne, l’assistance que vous luy rendez. Ce seroit ici, MONSEIGNEUR, où je vous devrois entretenir de tant d’emplois importans que vous avez soustenus partout, & surtout dans l’Italie : mais je diray seulement que c’est-là où Monseigneur le Cardinal / [p. II] / MAZARIN, qui a le don de connoistre les hommes extraordinaires, vous connut pour homme qui excedoit le commun, & digne desja par advance, de la glorieuse charge* que vous exercez : & où par un mutuel estonnement* vous découvristes en luy ces eminentes qualitez, qui l’acheminoient à grands pas au Ministere de nostre Etat. Vous ne vous trompastes point l’un & l’autre : vous voila dans les places où vous vous attendiez tous deux : que si du rang où il est assis, il donne les ordres qu’il reçoit de Leurs Majestez ; du degré où vous estes élevé, vous faites entendre au peuple les volontez souveraines : & l’importante fonction qui vous occupe, est si necessaire au Gouvernement, qu’elle attache à vostre conduite la plus belle partie du Royaume. Tous les gens de guerre sont sousmis à la parole que vous leur faites porter : & ces sortes de personnes, que le bruit des coups de canon empéche assez souvent d’entendre les loix, respectent avec tant de joye ce que vous leur prescrivez de la part du Prince, qu’on les voit courir au devant des ordres, & les entendre avec une soûmission où possible ils ne tomberoient point, si une autre main que la vostre avoit souscrit aux ordres du Conseil. Ce n’est point que je tombe en irreverence, ny que je vueille46 accuser les gens de guerre de des-obeyssance, dans un temps où ils prodiguent* leurs biens & leurs vies pour le service de l’Estat : mais j’advance seulement, que tout ce qu’il y a de Chefs dans les armées, ne jure que par vostre Nom : & dés que LE TELLIER est au bas d’un ordre, qu’on se porte par un double mouvement, qui est le devoir pour le Prince, & l’estime pour vostre personne, à l’exe- / [p. III] / cution des Commandemens Souverains. Enfin, je ne presume pas que vous soyez en doute de cette verité : la voix publique vous en a dit plus que la mienne. Ce qui me reste à vous dire, est, quoy qu’il vous importe peu de le sçavoir, qu’il n’est aucune occasion, quelque hazardeuse* qu’elle fust, que je ne recherchasse aux dépens de ma vie, pour me faciliter vostre bien-veillance ; et que dans la certitude mesme de ne pouvoir me l’acquerir, je ne laisserois* pas de sacrifier pour vous tout mon sang, si vous le souhaittiez, avec autant de joye, que si tous les interests du monde m’y invitoient. C’est la protestation que vous fait de tout son cœur,

MONSEIGNEUR ,

Vostre tres-humble & tres-obeyssant

serviteur, de Magnon.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par Grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 20. jour de Novembre 1647. Signé, Par le Roy en son Conseil, le Brun47, il est permis à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer une piece de Theatre, intitulée, Tamerlan & Bajazet, Tragedie : & ce durant l’espace de sept ans, entiers & accomplis : & defences sont faites à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, sur les peines portées par ledit Privilege.

Ledit Quinet a associé avec luy, Antoine de Sommaville, aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 28. Mars 1648.

Les Exemplaires ont esté fournis.

LES ACTEURS. §

  • TAMERLAN, grand Cham48 des Tartares.
  • THEMIR, fils de Tamerlan.
  • INDARTHIZE, femme de Tamerlan.
  • ZILIM, Lieutenant des Gardes de Tamerlan.
  • MANSOR, Capitaine des Gardes du mesme.
  • BAJAZET, grand Empereur des Turcs.
  • ROXALIE, fille de Bajazet.
  • ORCAZIE, femme de Bajazet.
  • DORIZE, Confidente de Roxalie.
  • SELIM, grand Vizir de Bajazet.
  • Trouppe de Soldats & de Gardes.
La Scene est dans la Galatie en la tente de Tamerlan.

LE GRAND [p. 1 ; A]
TAMERLAN
ET
BAJAZET.
TRAGEDIE.

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

ROXALIE, DORIZE.

DORIZE.

Au poinct que Bajazet & Tamerlan armez,
Vont monstrer la fureur dont ils sont animez,
Au lieu de soustenir la haine de vos peres,
Vous negligez tous deux de servir leurs coleres,
5 Vous vous formez, ce semble, un troisiesme party, 49 [p. 2]

ROXALIE.

Ny son cœur* ny le mien ne s’est point démenty50,
Et malgré nos amours, nous prenons leurs quereles*.

DORIZE.

Themir, & vous, Madame, estes tous deux rebeles,
Avez-vous bien preveu la fin de ces amours ?51

ROXALIE.

10 Helas ! il n’est plus temps d’en arrester le cours,
Et cette passion* que le Ciel m’a donnée,
Procede moins de moy, que de la destinée.
Ce sont des coups du sort* qu’on ne peut divertir,
Quoy que l’ame y repugne, elle y doit consentir :
15 Tu sçais que Tamerlan nous assiegea dans Pruze52,
Et que l’ayant conquise, & par force & par ruse,
Le sort* nous reduisit au pouvoir d’un vainqueur ;
Ce fut là que Themir s’assujettit mon cœur,
Qu’il treuva dans mes yeux quelques mal-heureux charmes*,
20 Que d’une main tremblante il essuya mes larmes,
Et qu’il me protesta qu’il sentoit mes douleurs :
Je levay dessus luy des yeux chargez de pleurs ;
Et j’allois luy lancer un regard de colere,
Quand il me demanda le pardon de son pere,
25 Je regarday long-temps le Prince à mes genoux, [p. 3]
Je pris en sa faveur un sentiment plus doux :
Nous nous vismes tous deux avecque53 complaisance54,
Nostre amour aussi-tost en tira sa naissance :
Nous sentismes en nous des secrets mouvemens,
30 Dés le premier aspect55 nous devinsmes amans* ;
Dés ce charmant abord nos ames se connurent.
Toutes nos qualitez en ce moment parurent ;
Et nous envisageant d’un regard estonné*,
Chacun sentit en soy ce qu’il avoit donné,
35 Nos yeux incessamment se renvoyoient nos flammes*,
Par nostre propre effort l’amour gaignoit nos ames ;
Dans un si doux combat nous trahissions nos cœurs,
Nous estions tour à tour, & vaincus & vainqueurs.
Et nos yeux à l’envy contestant la victoire,
40 Sembloient se reprocher, ou leur honte ou leur gloire.
En me voyant rougir il m’en ceda l’honneur,
Son ame eut repugnance à croire ce bon-heur ;
Et refusant, ce semble, un si juste partage,
Il me glorifia de tout cét advantage*,
45 Quand mes yeux par des traits* échappez par hazard,
Allerent dire aux siens qu’ils en avoient leur part.

DORIZE.

Il est fils d’un vainqueur qui vous tient dans ses chaines.

ROXALIE.

[p. 4]
Mais Prince dont les soins* ont adoucy nos peines.
Mon cœur par ses respects comme presque forcé,
50 Acheve ce que l’œil a si bien commencé,
Et se sentant saisi d’une si douce flammes,
S’arrache tout le fiel qu’il jettoit dans mon ame.
Que nos peres instruits de ce funeste* amour,
Projettent aussi-tost de nous ravir* le jour*,
55 Nous irons au devant de ces grands parricides*,
Recevoir en amans les tiltres de perfides ;
Accepter un trêpas qu’ils auront ordonné,
Et leur rendre le jour* qu’ils nous auront donné.
Qu’ils ne nous blasment point de des-obeyssance,
60 Nous sçaurons maintenir les droicts de la naissance*,
Et donnant à deux loix nos ames tour à tour,
Nous sçaurons contenter, & le sang* & l’amour,
Au moins ils souffriront que la mort nous assemble.

DORIZE.

Je vois venir Themir.

ROXALIE.

Sors, & nous laisse ensemble56.

DORIZE.

[p. 5]
65 Vous luy devriez57 parler pour la derniere fois,

ROXALIE.

Inutile conseil ! il n’est plus à mon choix.

SCENE II. §

ROXALIE, THEMIR.

THEMIR.

Madame, il faut combattre, & desja nos armées
De mesme qu’au butin, à la gloire animées
Aux yeux l’une de l’autre ébranslent leur grand corps,

ROXALIE.

70 Serez-vous du combat ?

THEMIR.

J’y feray mes efforts.

ROXALIE.

Sur qui porterez-vous la pointe de vos armes ?

THEMIR.

[p. 6]
O fatale rencontre & digne de nos larmes !

ROXALIE.

Ennemis eternels !

THEMIR.

O peres sans pitié !
Faut-il que nous entrions58 dans vostre inimitié,
75 Et devez-vous forcer* vos enfans & vos femmes !59

ROXALIE.

Ils veulent mettre en nous une part de leurs ames,
Il leur faut ressembler60, Seigneur, hayssons-nous,
Portez, portez sur moy le premier de vos coups ;
Et de ce mesme bras, de cette mesme épée,
80 Dedans le mesme temps que vous m’aurez frappée ;
Courez vers Bajazet pour luy percer le flanc ;
Et tarissez en luy la source de mon sang* :
Non, non, quoy que ma voix vous porte à ce carnage,
Mon œil qui la dément, tient un autre langage ;
85 Desja vous vous pressiez de m’aller obeyr,
Sur ce commandement m’auriez-vous pû trahir ?
Enfin declarez-vous, combattrés-vous mon pere ?

THEMIR.

[p. 7]
Je ne puis démeler qui des deux je prefere,
J’écoute également l’amour & le devoir,
90 Et tous deux sur mon ame ont un mesme pouvoir ;
Enseignés-moy, Madame, un moyen legitime,
Donnés-moy le secret de combattre sans crime.

ROXALIE.

Vous ne le pouvés pas.

THEMIR.

Quoy donc ?

ROXALIE.

Il faut choisir,
Et se refuser mesme un moment de loisir,
95 Ma mere à nos amours cesse d’estre indulgente,
Il n’est pas apparent que mon pere y consente ;
Je n’ay point balancé l’amour & le devoir,
Et tous deux sur mon ame ont different pouvoir ;
De tant de passions dont l’ardeur nous emporte,
100 Sans que nous en doutions, l’amour est la plus forte ;
Et vous m’osez monstrer que c’est la moindre en vous,

THEMIR.

S’il est de grands amans, je les surpasse tous ;
Je pourray contenter Bajazet & mon pere, [8]
Je ne combattray point.

ROXALIE.

La gloire est aussi chere,
105 Ainsi que l’un des deux il la faut conserver61.

THEMIR.

Entre ces deux partis la pourray-je sauver ?

ROXALIE.

Ah ! c’est trop consulter ; m’aymez-vous ?

THEMIR.

Je vous ayme,

ROXALIE.

Et m’obeyrez-vous ? Répondez-moy.

THEMIR.

De mesme,
J’amoindriray mon crime en vous obeyssant,
110 Vos ordres me vont rendre un peu plus innocent62 ;
J’en suis moins criminel, si je trouve un complice.

ROXALIE.

J’exige de vostre ame un rigoureux service,

THEMIR.

[p. 9 ; B]
Commandez.

ROXALIE.

Bajazet nous voit chez son vainqueur,
Et nous luy retenons une part de son cœur* :
115 Vostre pere combat avec trop d’advantage,
Allez donc vers le mail* luy rendre le courage ;
Et là luy demandant l’adveu* de vos amours,
Pour le mieux obtenir, offrez-luy du secours,
Servez-le de vos vœux* & de vostre personne.

THEMIR.

120 Moy !

ROXALIE.

Vous en pallissez.

THEMIR.

Vostre rigueur m’estonne*.

ROXALIE.

Vous avez deu fremir de ce commandement,
Et vous devriez rougir de vostre estonnement.

THEMIR.

Cruelle63 Roxalie !

ROXALIE.

[p. 10]
Et vous Prince timide* !

THEMIR.

Quoy ! pour vous acquerir commettre un parricide* !
125 Que me demandez- vous ?

ROXALIE.

Je ne veux point la mort.
De vostre passion* j’exige un moindre effort ;
Mais puis qu’à ce combat vous avés repugnance,
Je veux vous dispenser de vostre obeyssance.
Infidele Themir, que rien ne peut toucher !
130 Je me trouve en estat de vous tout reprocher ;
En cecy ma vertu* se pourra satisfaire,
Vostre reconnoissance aura dequoy luy plaire :
Et dedans les remords qu’elle me fait sentir,
Elle voit avecque joye un juste repentir.
135 Pourquoy luy donnez-vous ce mortel advantage ?
Traités-vous mon amour avecque cét outrage ?
Qu’il faille que mon cœur envers vous animé,
Sente quelque regret de vous avoir aymé.
Adieu.

THEMIR, seul.

Cruel Adieu, mon ame l’a suivie,
140 Elle emporte avec soy64 la moitié de ma vie.
Allons perdre le reste.

SCENE III. §

[p. 11]
THEMIR, INDARTHIZE.

INDARTHIZE.

Hé bien agirons-nous ?
Dedans leurs libertez vous interessez*-vous ?
Et n’entrerez-vous point dedans mon entreprise* ?

THEMIR.

Mon ame avec regret consent à leur franchise* ;
145 N’importe, je veux suivre un conseil genereux*,
Et je vay par honneur me rendre mal-heureux ;
Que la vertu* m’impose un sentiment bien rude !

INDARTHIZE.

Il les faut dégager de cette servitude.

THEMIR.

Quoy les faire evader pendant nostre combat,
150 Madame, on ne le peut.

INDARTHIZE.

[p. 12]
Tout est en bon estat,
Et leur évasion est si bien conjurée,
Que vray-semblablement je puis estre asseurée,
Vos Gardes & vous seul avez sceu mon secret.

THEMIR.

Mon cœur s’y porte encor65 avec quelque regret :
155 Vertu* qui me combat, prends part à ma foiblesse,
Je ne romps qu’en tremblant les fers* de ma Princesse,
Et mon amour timide* au poinct de la sauver,
Prevoit que pour jamais elle s’en va priver.

INDARTHIZE.

Faites-vous un effort66.

THEMIR.

Je le ressens, Madame,
160 Tel que sa violence émeut toute mon ame :
Mais d’où vient cette ardeur que vous monstrez icy ?
D’elle je vous voy prendre un eternel soucy :
Vous ne m’en discourez qu’avec inquietude,
Vous perdez le repos depuis leur servitude ;
165 Quand Bajazet tiendroit & vos enfants & vous,
Quand dessous son pouvoir il auroit vostre époux,
Agiriez-vous pour tous avec un si grand zele* ? [p. 13]

INDARTHIZE.

La generosité* m’est assez naturelle.

THEMIR.

J’entre bien plus avant dedans vos sentimens,
170 Nulle des passions* ne se cache aux Amans67,
Ils sçavent penetrer jusqu’au fonds68 des pensées,
Juger des actions presentes & passées,
Et discerner au vray ce qui semble à l’amour.

INDARTHIZE.

Enfin ma jalousie est mise dans son jour,
175 Je veux bien l’advoüer, elle est trop legitime.

THEMIR.

En effet tous ses soins* ont surpassé l’estime69,
L’honneur dont il la traite, excede le respect,
Enfin comme à vos yeux Tamerlan m’est suspect.

INDARTHIZE.

Il vous le peut bien estre, & selon l’apparence,

THEMIR.

180 Qu’avez-vous presumé ?

INDARTHIZE.

[p. 14]
Faut-il que je le pense,
Et que je vous le die70 ?

THEMIR.

Enfin expliquez-vous :
Mais sans que vous parliés vous me rendés jaloux :
Caresse*-t’il la fille ?

INDARTHIZE.

Aussi bien que la mere.

THEMIR.

Quoy, je rencontrerois mon rival dans mon pere !
185 Qu’auroit-il pretendu ? les veut-il épouser ?

INDARTHIZE.

Sans enfraindre nos loix il ne le peut oser,
Je craind pour toutes deux un desastre bien pire,
Que l’horreur que j’en ay m’empesche de vous dire.
Son Serrail :71

THEMIR.

Ah ! c’est trop : auroit-il des desirs
190 D’immoler ma Princesse à ses lasches plaisirs ?
Se pourroit-il resoudre à cette joüissance ? [p. 15]
Mon ame avec horreur prevoit sa violence,
Et ma main agitée aussi bien que mon cœur72,
Ressent jusque dans elle escouler sa fureur :
195 Arreste icy mon bras, en vain mon cœur t’anime,
Laisse-luy devorer le penser73 de ce crime,
Et refusant d’agir selon ses mouvemens,
Témoigne-luy ta crainte avec des tremblemens.
Garde de74 te commettre* à ce dangereux guide,
200 Dedaigne avec honneur l’employ d’un parricide*,
Et te tournant sur luy d’un effort courroucé,
Vien75 frapper sans trembler celuy qui t’a poussé76.
Roxalie au Serrail ! ah ma vertu* me laisse,
Et mon ame ressent sa premiere foiblesse :
205 Fust-il Pere, Roy, Dieu, je ne le puis souffrir,
Il faut que l’un de nous se resolve à mourir.
Je ne l’épargne point s’il ne me considere,
Et cesse d’estre fils, s’il cesse d’estre pere :
Roxalie au Serail ! dégageons-la d’icy.
210 Et vous dont la vertu* s’interresse en cecy,
Vous formez un projet, apprenez-en un autre,
Et sçachez mon dessein, puisque je sçay le vostre,
Je vay de Bajazet me rendre prisonnier :

INDARTHIZE.

Quoy tenter ce moyen ?

THEMIR.

[p. 16]
Ce sera le dernier.

INDARTHIZE.

215 Dans ses fers* !

THEMIR.

Ce secret vous semble bien estrange,
Il force Tamerlan de77 conclurre un échange,
Et de leurs libertés je deviens la rançon.

INDARTHIZE.

Pourrés-vous réussir sans donner du soupçon ?
Je vay de mon costé tenter leurs délivrances.

THEMIR.

220 Et je sçauray du mien sauver les apparences.

SCENE DERNIERE. §

[p. 17 ; C]
TAMERLAN, THEMIR, INDARTHIZE.

TAMERLAN.

Themir arrestés-vous, & vous, Madame, aussi,
Vos frequens entretiens me donnent du soucy :
Ce que vous concertés, est de quelque importance.

THEMIR.

Tout ce que nous traitons, est peu de consequence.

INDARTHIZE.

225 Seigneur, nous discourons de la captivité,
Du desir que chaque homme a de sa liberté :
Comme tous les plaisirs sont imparfaits sans elle,
Et comme son amour nous est si naturelle.

TAMERLAN.

De là vous étendant sur les plus grands revers*,
230 Et courrant78 les mal-heurs qu’estale l’Univers ;
Ces accidens fameux advenus par les armes, [p. 18]
Au sort de Bajazet vous donnez quelques larmes.

INDARTHIZE.

En effet, son desastre est digne de nos pleurs,
Roxalie & sa mere attiroient nos douleurs ;
235 Le cœur le plus barbare y deviendroit sensible.

TAMERLAN.

J’ay de vostre tendresse une marque visible,
Vous les voudriez sauver.

INDARTHIZE.

C’est un vœu* que je fais.

TAMERLAN.

Vous allez bien encore au de-là des souhaits :
Promettre recompense aux soldats qui les gardent,
240 Et pendant le combat vouloir qu’elles evadent79.
Est-ce une volonté qui se borne à l’effet80 ?

INDARTHIZE.

C’est un dessein, Seigneur, que vous-mesme avez fait,81

TAMERLAN.

De vostre authorité sauver mes prisonnieres ;
Employer le pouvoir, loin d’agir par prieres, [p. 19]
245 Et vouloir entreprendre en ce double attentat*,
De chocquer* ma personne avecque mon estat.
La vertu* n’est point seule à former ces pensées,
Et quelqu’autre raison les peut avoir tracées :
Je la devine assez, c’est un conseil jaloux ;
250 Mais encor declarez.

INDARTHIZE.

Quoy ?

TAMERLAN.

Non, non, taisez-vous,
Cachez vostre motif, je prend une autre cause,
La vostre ne vaut pas que l’on se la propose ;
J’ayme mieux l’imputer à generosité*82,
Je donne à la vertu* vostre infidelité ;
255 Cette fausse couleur* couvrira vostre crime*.

INDARTHIZE.

Par vertu*, par amour je le croy legitime ;
Mon dessein est trop beau, je le veux advoüer,
Et mon Juge luy-mesme a droict de m’en loüer :
Leurs gardes m’ont trahy, & tous ces infideles
260 Vous ont dit les projets que je formois pour elles ;
Je veux donner du poids à ce qu’ils vous ont dit,
Et par mon propre adveu leur donner du credit ; [p. 20]
Il n’est pas de besoin83 que l’on me les confronte.

TAMERLAN.

Au moins témoignez-moy quelque sorte de honte.

INDARTHIZE.

265 La vertu* ne sçait point ce que c’est que rougir,
Elle seule en cecy me conseilla d’agir ;
Et mon sexe* & mon sang* les voyant dans les chaisnes,
Souffroient d’y regarder des femmes & des Reynes :
Et quand ma jalousie y méleroit du sien,
270 Il nous est naturel de chercher nostre bien ;
Avecque des respects qu’il faut que je soupçonne,
Et que vous ne devez qu’à ma seule personne :
Par les plus grands honneurs que l’on puisse inventer,
Vostre magnificence essaye à la84 tenter.

TAMERLAN.

275 Je luy rend les honneurs qu’on doit à sa naissance*,
Vous qui vous excusez par ce profond silence ;
Vous cherchez les moyens de vous justifier,
De vous ainsi que d’elle on se doit défier ;
Vous deviez partager la gloire de leur fuite.

THEMIR.

[p. 21]
280 D’une action si noble elle a tout le merite ;
Et je serois injuste en le luy ravissant.

TAMERLAN.

Ma femme me trahit, & mon fils y consent ;
Il ose par ses vœux* se rendre son complice !

THEMIR.

Son ame malgré vous, vous rendoit ce service ;
285 Elle a pris des desseins que vous deviez avoir.

TAMERLAN.

Quoy ! Themir, de vous deux j’apprendrois mon devoir ?
Je sçay ce que la gloire enseigne à mes semblables.

THEMIR.

Et ne la suivant pas ils en sont plus coulpables.
Rendez à Bajazet85.

TAMERLAN.

D’où vous naist cette ardeur ?
290 Il semble que mon fils soit son ambassadeur :
Quelqu’un doit arriver de la part de ce traistre,
Nous apprendrons l’employ qu’il aura de son maistre.
Madame, il me suffit de sçavoir vos desseins, [p. 22]
Je sçay bien le secret de les rendre tous vains.

INDARTHIZE.

295 Quoy, Seigneur !

TAMERLAN.

De ce pas allés dans vostre tente,
Vous dans vostre quartier respondre à nostre attente ;
Et d’une voix guerrierre animant vos soldats,
Allés les preparer au plus grand des combats.
[p. 23]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

BAJAZET, SELIM.

BAJAZET.

Où sommes-nous, Selim, tu me vois dans sa tente,
300 Tu vois un Empereur que l’on laisse en attente,
Suis-je bien Bajazet en cét abaissement ?
Et n’ay-je point changé par ce déguisement ?
Pourra-t’on recognoistre à ces indignes marques,
Le Souverain des Rois, & le Dieu des Monarques ?
305 Effroyable misere où je suis parvenu !
Je deviens, comme à tous, à moy-mesme incognu.

SELIM.

Quoy ! Seigneur, cét habit oste-il le courage ?

BAJAZET.

Tu me vois contre-faire un triste personnage ;
Faut-il qu’en cét estat j’abaisse ma grandeur ? [p. 24]
310 Que je sois devenu mon propre Ambassadeur ?
Et par un motif lâche & mauvais stratagême,
Que je sois deputé de la part de moy-mesme ?
Regarde les dangers où mon amour m’a mis.

SELIM.

Vous estes incognu parmy vos ennemis.

BAJAZET.

315 Dans quel estonnement* laisse-je mon armée ?
Elle que ma presence a tousjours animée ?
De pareils accidens ont produict de grands maux.

SELIM.

Manque-t’elle de Chefs ? elle a trois Generaux,
Vos fils en vostre absence occupent vostre place.

BAJAZET.

320 Le malheur qui me suit va poursuivre ma race,
Ils soustiennent en vain un Empire panchant,
La grandeur Othomane incline à son Couchant,
Desja de tous costez mon Empire succombe,
Ils vont s’envelopper sous un thrône qui tombe,
325 Et pensant retenir la pante qu’il a pris,
Ils vont dessus leur teste attirer son débris.

SELIM.

[p. 25 ; D]
Quoy, le grand Bajazet, le vainqueur de la terre,
Et qu’on a surnommé le foudre de la guerre86,
Se dément-il si tost d’un si superbe* nom ?

BAJAZET.

330 Je sçauray conserver cét auguste renom,
Cessant de conquerir, je cesseray de vivre87 :
Mais mon bon-heur me quitte, il est las de me suivre,
Et s’estant destaché d’avecque ma valeur,
Ce lasche deserteur me livre à mon malheur.
335 Luy qui m’avoit acquis tant de vastes Provinces,
Qui m’avoit enrichy des Estats de cent Princes ;
Me dépoüille aujourd’huy de ce qu’il m’a donné,
Et rend par ce revers* tout le monde estonné*.

SELIM.

Quoy ! redouteriez-vous de perdre vos conquestes ?

BAJAZET.

340 Que n’ay-je le plaisir de couronner cent testes ?
De voir tout l’Univers du Couchant au Matin,
S’ébranler & venir fondre* sur ce butin !
Mais qu’un seul Tamerlan joüisse de ma proye,
C’est le dernier fleau que mon malheur m’envoye ;
345 Il marche dans l’Asie en pas de Conquerant, [p. 26]
Il prit & desola mes villes en courant ;
Et tel qu’un fier torrent qu’ont grossy les tempestes,
Ce cœur impetueux s’enfla de ses conquestes.
Il s’est enorgueilly du gain de trois combats,
350 Au premier Orthobule a trouvé son trépas :
Au second armement Sebaste fut conquise,
Dans nos derniers assauts ma famille fut prise.
Jusque-là son bon-heur a suivy ses projets,
Qu’il semble que le sort* soit l’un de ses subjets88 :
355 Quoy donc, mon ennemy possedera ma femme !
Combien de mouvemens viennent saisir mon ame ?

SELIM.

Il vous la pourra rendre :

BAJAZET.

Ah ! que me promets-tu ?
Ce lasche usurpateur a-t’il tant de vertu* ?
Peut-estre que l’ingratte :

SELIM.

Ostez-vous cét ombrage.

BAJAZET.

360 Veux-tu que je me flatte ? elle est dans l’esclavage,
Elle est belle. [p. 27]

SELIM.

Et par là, que redouteriez-vous ?

BAJAZET.

Une moindre apparence allarme un cœur jaloux,
Tamerlan a des yeux, & ma femme a des charmes*.

SELIM.

C’est une ame de sang, qui n’ayme que les armes.

BAJAZET.

365 L’Amour sçait le secret d’adoucir ces cruels,
Il sçait l’art d’amollir de si fiers* naturels,
Et dans ces passions dont l’ardeur les consomme89,
Il rend à des brutaux le naturel des hommes.
Depuis qu’il a ma femme, il a changé de cœur,
370 Ce monstre a dépoüillé sa premiere rigueur,
Et son ame quittant tout ce qu’elle a d’horrible,
De dur & de barbare, est touchée & sensible ;
Témoins les traittemens90 que ce tyran luy fait,
C’est de sa passion* & la marque & l’effet :
375 Qu’en doy-je presumer, s’il ne la veut point rendre ?

SELIM.

Il doit venir bien tost.

BAJAZET.

Je suis las de l’attendre.

SELIM.

[p. 28]
Zilim de nostre part ; il vient nous aborder.

SCENE II. §

BAJAZET, ZILIM, SELIM.

BAJAZET.

Aurons-nous audiance ?

ZILIM.

Il vient vous l’accorder,
Il veut vous la donner dans cette mesme tente.

BAJAZET.

380 Depuis assez long-temps nous estions en attente.

ZILIM.

Jusques à certaine heure on ne le sçauroit voir :
Il marche sur mes pas, venez le recevoir ;
Il entre, abaissez-vous devant ce Dieu visible.

BAJAZET.

Que cette humilité m’est honteuse & sensible !

SCENE III. §

[p. 29]
TAMERLAN, BAJAZET, SELIM, ZILIM, Gardes.

TAMERLAN.

385 Exposez vostre charge*.

BAJAZET.

En voila la teneur.

TAMERLAN, à Zilim.

Lisez.

ZILIM.

Le Chef des Chefs Bajazet grand Seigneur,
Seigneur de Capadoce91 & de la Lycaonie,
Prince de Cilicie, Attique, Bithinie,
Grand Roy des Brysiens, des Sestes, Prigiens,
390 Des Tribales, de Pont, des Macedoniens,
Des Traces, de Nicée, & de la Pamphilie,
Souverain de Phocide, & de la Natolie :
A Tamerlan.

TAMERLAN.

[p. 30]
Ton Maistre a-t-il crû me braver ?
Je le mettray plus bas qu’il ne veut s’élever :
395 Les qualitez qu’il prend monstrent son arrogance [,]
Pense-t’il par des noms me prouver sa puissance ?
Il me fait un destail de tous ses attentats*,
Et des tiltres des Rois dont il tient les Estats :
S’il leur restituoit ce nombre de Provinces,
400 Et s’il rendoit le vol qu’il a fait à ces Princes,
Sans se glorifier de ces noms differens,
Il n’auroit que celuy du plus grand des Tyrans.

BAJAZET.

Pourquoy vous rendez-vous le Juge de mon Maistre ?

TAMERLAN.

Ne t’en informe point, j’ay le pouvoir de l’estre.

BAJAZET.

405 Par quel droict l’avez-vous ?

TAMERLAN.

Je suis le fleau92 de Dieu93,
Qui pour le chastier me conduit en ce lieu ;
Le Sacrificateur n’attend que la victime. [p. 31]

BAJAZET.

Dequoy l’accusez-vous ?

TAMERLAN.

L’Univers sçait son crime :
A peine eust-il monté sur le thrône Othoman,
410 Qu’il se fist immoler son aisné Solyman ;
C’est un traistre, un tyran, un monstre, un parricide*94,
Du sang de ses subjets incessamment avide ;
C’est un voleur d’Estats, témoins les Turcomans,
Il a dépossedé les Princes Caramans,
415 Il a desherité les Seigneurs d’Amasie,
Et presque déthrôné tous les Rois de l’Asie.
Les Hongres & les Francs ont senty sa fureur,
Jusqu’à Constantinople il porta la terreur ;
Il mit dans l’Univers le flambeau de la guerre,
420 Et comme un incendie il embrasa la terre ;
Sa mort doit satisfaire aux95 peuples qu’il arma,
Et son sang doit esteindre un feu qu’il alluma.

BAJAZET.

Croyant parler de luy, tu parles de toy-mesme,
Tu ravis à ton Prince & vie & diadême ;
425 N’as-tu point usurpé les thrônes de vingt Rois ?
N’as-tu point sousmis l’Inde & la Chine à tes loix ?
Quels maux n’as-tu point fait dans ta propre patrie ? [p. 32]
N’as-tu point opprimé le Cham de Tartarie ?
Et prenant à ta solde un amas de bannis,
430 Qui sous tes estandars se voyoient impunis,
N’as-tu point envahy l’une & l’autre Scitie96 ?

TAMERLAN.

Insolent !

BAJAZET.

L’on me force à cette repartie,
N’offence point mon Maistre.

SELIM.

Excusez son ardeur.

TAMERLAN.

Je pardonne ce zele* en un Ambassadeur.

BAJAZET.

435 A-t’il jamais choqué97 les progrez de ta gloire ?
Pourquoy donc t’opposer au cours de sa victoire ?
Quel interest prends-tu dans tous ses differens ?

TAMERLAN.

L’interest de l’honneur est celuy que j’y prens,
Les Rois qu’il mal-traitta, m’ont demandé vengeance, [p. 33 ; E]
440 Je me suis engagé d’épouser leur deffence :
Que s’il vouloit respondre aux offres que je fais,
A ces conditions, je luy donne la paix :
Qu’il remette en leurs droits les Princes qu’il opprime,
Que je sois recogneu son Prince legitime,
445 Qu’il me vienne servir quand j’en auray besoin,
Qu’on batte en ses Estats sa monnoye à mon coin,
Qu’il envoye en ma Cour ses enfans pour ostage,
Et qu’il paye en tribut.

BAJAZET.

N’en dy pas davantage ;
Si tu te veux sousmettre aux loix que tu luy fais,
450 Je le conjureray de te donner la paix.

TAMERLAN.

Insolent ! dy-moy donc le sujet qui t’ameine.

BAJAZET.

Je voy qu’apparemment mon ambassade* est vaine.

TAMERLAN, à Zilim.

Achevez cette lettre, & sçachons ce qu’il dit.

ZILIM.

Celuy que je t’envoye, a receu tout credit,
455 Il peut de plein pouvoir t’engager ma Couronne, [34]
Je le tiens aussi cher que ma propre personne,
Et traittant avec luy, tu traittes avec moy.

TAMERLAN.

Expose sa demande, il se confie à toy.

BAJAZET.

Tu luy retiens sa femme, & c’est ce qu’il desire ;
460 Il t’offre pour rançon le tiers de son Empire.

TAMERLAN.

Je ne puis la luy rendre, il ne l’aura jamais.

BAJAZET.

Recevez de sa part l’offre que je vous fais ;
Voyez en quel estat je vous le fais parestre,
Et comme je démens la grandeur de mon Maistre ;
465 Il rougit dedans moy de se voir à vos pieds,
C’est en cette posture où vous le chastiez ;
Et vous-mesme estonné d’un si honteux langage,
Ne prendrez qu’à regret ce honteux advantage*.

TAMERLAN.

Qu’on appelle sa femme.

BAJAZET.

[p. 35]
Il s’est humilié :
470 Mais quoy que Bajazet se soit tant oublié,
C’est un abaissement dont il n’est point capable,
Et dont à l’Amour seul vous estes redevable ;
Il s’aneantiroit pour la tirer des fers*.

TAMERLAN.

Dispose Bajazet à souffrir ce revers*.

BAJAZET.

475 Puissiez-vous ressentir ce que ressent son ame,
Aux mains de Bajazet voir tomber vostre femme,
Envoyer dans son camp, ou vous-mesme y venir ;
Enfin la demander, & ne pas l’obtenir :
Je forme des souhaits qui ne peuvent pas estre,
480 Et j’offence en mes vœux* la vertu* de mon Maistre ;
Il vous la renvoyroit, & mesme sans rançon ;
Mais tous n’agissent pas de la mesme façon.
Au moins si sans soupçon vous le pouvez permettre,
Souffrez que de sa part je luy donne une lettre ;
485 Pouvez-vous m’accorder l’heur de l’entretenir ?

TAMERLAN.

C’est pour cette raison que je la fais venir :
Elle entre.
Regarde à son maintien si la prison l’afflige ; [p. 36]
Rapporte à Bajazet.

BAJAZET.

Vostre bonté l’oblige,
Je suis de vos faveurs un fidele témoin,
490 Et je luy rediray que vous en avez soin*.

SCENE IV. §

TAMERLAN, BAJAZET, ORCAZIE, SELIM, ZILIM, Gardes.

TAMERLAN.

Madame, Bajazet m’envoye une Ambassade*,
L’offre qu’il fait pour vous en vain me persuade ;
Je ne puis me resoudre à vous laisser partir,
Et moins à ce départ pourriez-vous consentir.

ORCAZIE.

495 Je veux bien advoüer que l’on me traitte en Reyne :
Mais malgré ce bon-heur, ma chaisne est tousjours chaisne.
Mes fers*, quoy que dorez, ne sont pas moins pesans, [p. 37]
Et mes maux adoucis n’en sont pas moins cuisans :
Hors des yeux d’un époux je n’ay point d’allegresse,
500 Et ma joye en ce camp degenere en tristesse ;
J’ignore en ma prison le sort de mon époux.

TAMERLAN.

Vous pouvez remarquer le soin* qu’il a de vous ;
Voilà ses Deputez.

ORCAZIE, bas.

C’est Bajazet luy-mesme,
C’est Selim, qu’est cecy ?

BAJAZET, bas.

N’en doutons plus, il l’ayme.

TAMERLAN.

505 Avecque confidence ils vous veulent parler,
De la part d’un époux ils vous vont consoler,
Je veux bien luy donner cette triste allegeance*.
Vous ses Ambassadeurs pressez sa diligence,
Je l’attends au combat.

BAJAZET.

Il s’y prepare aussi.

TAMERLAN.

510 Que l’on les laisse seuls, Gardes sortez d’icy.

SCENE V. §

[p. 38]
ORCAZIE, BAJAZET, [SELIM].

ORCAZIE.

Que notre estonnement le cede à nos caresses98 !

BAJAZET.

Oüy donnons quelque tréve à toutes nos tristesses.

ORCAZIE.

Seigneur, il faut joüir du plaisir de nous voir,
Et puis qu’il nous arrive, il le faut recevoir.

BAJAZET.

515 Ayant voulu vous voir, faut-il que je vous voye ?
Un secret déplaisir sert de frein à ma joye.

ORCAZIE.

Quelle est donc vostre crainte, est-ce d’estre cognu ?

BAJAZET.

C’est ma moindre frayeur : Pourquoy suis-je venu ?
Que je suis curieux ! quelle est mon imprudence ? [p. 39]
520 A l’éclaircissement preferons l’ignorance,
C’est apprendre un secret qu’on ne veut point sçavoir,
Et vouloir regarder ce qu’on ne veut pas voir.

ORCAZIE.

Vous m’informez assez de vostre jalousie,
Et du cruel soupçon dont vostre ame est saisie.

BAJAZET.

525 Mon ame que partage un divers mouvement,
Tombe enfin malgré moy dans ce raisonnement :
Ma femme est prisonniere, & son vainqueur barbare,
Peut-elle resister aux efforts d’un Tartare ?
De cruels traittemens ont abattu son cœur,
530 Une longue prison a flechy sa rigueur,
Sa vertu dans les fers* ne peut estre invincible,
Moins pour luy qu’à ses maux elle devint sensible :
Elle eut de la pitié pour ses propres douleurs,
Et crut par ce secret adoucir ses malheurs.
535 S’il est vray, sans rougir advoüez vostre crime*,
Trop de necessité le rendoit legitime ;
Vostre Juge vous plaind, loin de vous condamner.

ORCAZIE.

Cruel ! quel entretien me venez-vous donner ? [p. 40]
Sa vertu* me demande une recognoissance.

BAJAZET.

540 Du respect qu’il vous rend, que faut-il que j’en pense ?
Un tyran vous honore.

ORCAZIE.

Et je dois l’estimer.

BAJAZET.

Madame, c’est trop peu, vous le devez aymer99 ;
Dessous ces faux honneurs l’amour se manifeste,
En cecy sa rigueur m’eust esté moins funeste* :
545 Qu’il vous traitte en captive, & vous charge de fers*,
Qu’il redouble les maux que vous avez souffers,
Icy sa cruauté me seroit supportable.
Ce tyran aujourd’huy vous seroit effroyable,
Vous le regarderiez avec des yeux d’horreur,
550 Vous ne le pourriez voir qu’avec quelque fureur ;
Au lieu que ses biens-faits vous rendent plus traitable,
Il treuve en ses faveurs l’art de se rendre aymable,
Et negligeant la force, il crut que la douceur,
Du cœur comme du corps le rendroit possesseur :
555 Ainsi de tous costez je trouve lieu de craindre,
Une longue souffrance aura pû vous contraindre,
Et par des traittemens qui vous ont pû charmer*, [p. 41 ; F]
Il sera parvenu jusqu’à se faire aymer.

ORCAZIE.

A quelqu’autre pretexte imputez-en la cause.

BAJAZET.

560 Ce n’est pas la vertu* qu’un tyran se propose :
D’où naistroit le respect dont il traitte avec vous ?
Honore-t’on la femme, en dédaignant l’époux ?
Et sous quelles raisons que je ne puis comprendre,
Cache-t’il le refus qu’il me fait de vous rendre ?

ORCAZIE.

565 Je ne le cognois pas.

BAJAZET.

Dites que c’est l’amour,
Et que vous vous plaisez dans ce honteux sejour.

ORCAZIE.

Il a des qualitez dignes de mon estime,
Je ne puis le haïr sans espece de crime*,
Et deussent vos soupçons s’accroistre de moitié,
570 Je cheris sa vertu*.

BAJAZET.

C’est peu que l’amitié,
Qu’il se contente donc de ce simple advantage*. [p. 42]

ORCAZIE.

Je ne puis luy ravir ce juste témoignage,
Ny moins priver son fils des honneurs qu’on luy doit,
Ni le loüer assez des biens qu’on en reçoit ;
575 Par un rare bon-heur il ayme vostre fille.

BAJAZET.

Donc le pere & le fils partage ma famille.
O glorieux destin ! incomparable honneur !
Quoy ! dessus cét Amant* vous fondez mon bon-heur ?
O sang* de Bajazet ! ô race Imperiale !
580 Jusqu’à des incognus ta grandeur se ravale !
Fille dénaturée, indigne de ton rang,
Regarde en quelle source on confondra ton sang*.
Vous femme sans honneur, & vous mere imprudente,
De cette passion* unique confidente,
585 Allez participer à leur secret accord,
Et dans ce double Hymen* allez jurer ma mort :
Je vais.

SCENE DERNIERE. §

[p. 43]
ZILIM, de surcroy.

ZILIM.

Arrestez-vous.

BAJAZET.

Moy ! ton ordre m’estonne,
L’on choque Bajazet en choquant ma personne :
Quoy les Ambassadeurs ne sont-ils point sacrés ?

ZILIM.

590 Vous avez merité l’affront que vous souffrez.

BAJAZET.

Mon Maistre va venger un si sensible outrage.

ZILIM.

Bajazet, reprenez vostre vray personnage,
Ne vous déguisez plus.

BAJAZET.

Je suis donc recognu ?
Au camp des ennemis je me voy retenu :
595 Qui m’a trahy, Selim, qui m’a trahy, Madame ? [p. 44]
Est-ce vous, mon Vizir100, ou si c’est vous, ma femme ?
Enfin respondez-moy, qui de vous deux me perd ?

ORCAZIE.

Moy, Seigneur, & comment ?

BAJAZET.

Vos yeux m’ont découvert,
On a veu qui j’estois dessus vostre visage,
600 Et tantost quelque signe a donné cét ombrage.

ORCAZIE.

Faites de vostre femme un meilleur jugement.

BAJAZET.

D’où pourroit donc venir cét advertissement ?
Est-ce de vous, Selim ?

ZILIM.

Il vient de vostre armée.

BAJAZET.

Mon ambassade101 au camp s’est-elle donc semée ?
605 Et qui de mes Bassas102 m’aura pû découvrir ?
N’importe, à Tamerlan il faut aller s’offrir,
Avec un front ouvert se faire recognoistre, [45]
Et le faire rougir de se servir d’un traistre.

ZILIM.

Mon Maistre vous remet en pleine liberté.

ORCAZIE.

610 Seigneur, recognoissez sa generosité*.

BAJAZET.

C’est que je vous nuirois, il a trop de prudence,
Et cét adroit Amant* redoute ma presence ;
Je ne l’impute point à generosité* :
N’importe, servons nous de cette liberté,
615 Employons contre luy le pouvoir qu’il me donne,
Et fions au hazard le soin de ma personne ;
J’abandonne son camp. Vous, Selim, suivez-moy.

ORCAZIE.

Et vous, Prince abusé, qui doutez de ma foy,
Ma mort vous fera voir si je vous suis fidele.

SELIM.

620 Et bien tost mon trépas vous prouvera mon zele*.

BAJAZET.

De tous également je me dois deffier :
Mais allons, le succez vous va justifier.
[p. 46]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

TAMERLAN, MANSOR.

TAMERLAN.

S’il est leur prisonnier, c’est par son imprudence,
Avecque ses vainqueurs il fut d’intelligence*.

MANSOR.

625 N’imputez à son ame aucune lâcheté,
Sa prise est un malheur où103 son cœur l’a jetté.
Douze mille chevaux qui venoient de la Thrace104,
Joignoient nos ennemis avecque tant d’audace,
Que poussez de105 l’espoir dont ils estoient remplis,
630 Ils croyoient nous voyans106, nous avoir affoiblis.
Themir dans son quartier se contraignoit à peine, [p. 47]
Et portant ses regards sur chaque Capitaine,
Il leur communiquoit cette ardeur qu’il avoit,
Au poinct qu’il la donnoit, chacun la recevoit ;
635 Tous d’un commun accord fondent avec furie,
Ils viennent tous choquer cette Cavalerie :
L’on voit de chaque part douze mille chevaux,
Et de chaque costé douze mille rivaux
Egallement épris & jaloux de leur gloire :
640 Leurs yeux avant leurs mains se donnoient la victoire ;
Nos deux camps suspendus les animoient des yeux,
Et chacun des partis poussoient des vœux* aux Cieux.
Ils appelloient entr’eux ce premier témoignage
Du combat general l’infaillible presage :
645 Alors on s’est heurté d’un chocq si violent,
Qu’on a veu dés l’abord chaque escadron tremblant ;
L’on les a veu plier, & mesmes nos armées,
D’un chocq si furieux puissamment allarmées,
Ont monstré par leurs cris leur grand estonnement*,
650 Et qu’elles prenoient part à cét ébranlement.
Themir tout indigné traverse ses Gendarmes,
Découvre aux yeux de tous la beauté de ses armes :
Il leur semble monstrer sa naissance* & son rang ;
Et de là s’estant fait un passage de sang,
655 Tout honteux de celuy qu’il venoit de respandre,
Ce courage hautain cherche avec qui se prendre ;
Choisit un ennemy digne de sa valeur : [p. 48]
Un fils de Bajazet se monstre à son malheur :
De si vaillans guerriers eurent dequoy se plaire,
660 Et chacun dedans soy loüa son adversaire :
Ils s’offrirent tous deux, & s’estans acceptez,
L’on les vit au combat également portez ;
Ils vindrent l’un sur l’autre à l’égal du tonnerre,
Et chacun se laschant un coup de cimeterre*,
665 Ils alloient par leur mort celebrer leur couroux,
Quand dessus leurs chevaux descendirent leurs coups :
Le cheval de Themir ressentant sa blesseure,
Parmy nos ennemis se fit faire ouverture,
Et reduisit son Maistre au plus fort du danger.

TAMERLAN.

670 Quoy ! ceux qui l’ont suivy n’ont peu le dégager ?

MANSOR.

Luy-mesme ne l’a pû, qui l’auroit donc pû faire ?
Il tenta toutefois un combat temeraire ;
Ziamet107 remonté sur un autre cheval,
Avec un beau dessein poursuivit son rival ;
675 Et d’un pas qui marquoit sa genereuse* envie,
Se hasta vers les siens pour luy sauver la vie :
Themir la disputa, mais malgré sa valeur,
Il fallut que son cœur* le cedast au malheur :
Lors108 qu’estonné de voir sa vaillance trompée, [p. 49 ; G]
680 Au fils de Bajazet il rendit son espée :
Ses soldats consternés se renversant sur nous,
Nous leur ouvrons nos rangs.

TAMERLAN.

Se cacher parmy vous ?
Ah lasches !

MANSOR.

Ziamet content de leur deffaite,
Sans les vouloir poursuivre, ordonna la retraitte.

TAMERLAN.

685 Qu’on m’ameine Orcazie, & bien secretement.

SCENE II. §

TAMERLAN, seul.

Et bien qui doit regner, ou le pere, ou l’Amant* ?
J’entend par tout des voix, à qui doy-je respondre ?
Où faut-il incliner ? mon ame où vas-tu fondre* ?
Aymables ennemis qui divisez mon cœur,
690 Apres un long combat, qui sera le vainqueur ?
Soustenez mon honneur dedans vostre victoire, [p. 50]
Et dans vos sentimens prenez soin de ma gloire :
Themir, que l’amitié* me force à racheter,
Avec quelle rançon te puis-je meriter ?
695 S’il faut rendre Orcazie, en vain je delibere,
Par ce prix infiny ta personne est trop chere.

SCENE III. §

INDARTHIZE, TAMERLAN.

INDARTHIZE.

Seigneur, je vien finir un combat si honteux,
Que ne resolvés vous, ce choix est-il douteux109 ?
Pourquoy vous plaisez-vous dans cette incertitude ?
700 Laissez-vous vostre fils dedans la servitude ?
Et vous mesme captif sous de divers liens,
Pouvez-vous ressentir & vos fers* & les siens ?

TAMERLAN.

Vous agissez, Madame, avec un trop grand zele*,
Et vostre pieté vous rendra criminelle.

INDARTHIZE.

[p. 51]
705 L’amour, ny la vertu* ne me font plus agir,
De plus lasches motifs me forcent de110 rougir :
Est-ce par l’interest qu’il faut toucher vostre ame ?
Craignez-vous de faillir par la honte du blasme ?
Et loin de vous regler sur de hauts sentimens,
710 Vous laissez-vous aller à de bas mouvemens ?
Seigneur, s’il est ainsi, revoyez Orcazie ;
Non point pour contenter ma juste jalousie,
Ny moins pour achever ma generosité* ;
Mais n’agissez icy que par utilité.

TAMERLAN.

715 Ah, Themir ! qu’as-tu fait ?

INDARTHIZE.

Je voy vostre foiblesse ;
Quelque reste d’honneur vous émeut & vous presse,
La vertu* dedans vous fait encor des effors,
Et de si grands souspirs partent de vos remors :
Mais poussez avec eux cette honteuse flame*,
720 Et d’un poids si pesant affranchissez vostre ame ;
D’un indigne esclavage exemptez vostre cœur,
Délivrez vostre fils des prisons d’un vainqueur ;
Degagez de vos fers* & la fille & la mere, [p. 52]
Consolez tout ensemble & l’époux & le pere,
725 Entrez dans sa douleur, ressentez son ennuy*,
Dedans cét accident jugez-vous par autruy,
Et des tourmens qu’endure une ame quand elle ayme,
Ou, sans le voir ailleurs, jugez-en par vous-mesme.

TAMERLAN.

Donnez-moy le repos dont mon ame a besoin,

INDARTHIZE.

730 Rendez-moy donc mon fils.

TAMERLAN.

Sortez, j’en auray soin,
Je m’en vay mediter dessus quelque entreprise*,
Ou par mes Deputez moyenner* sa franchise*.

INDARTHIZE.

Ma rivale à mes yeux ! vous la faites venir.

TAMERLAN.

Demeurez.

INDARTHIZE.

Va cruel, tu peux l’entretenir,
735 Ma presence le choque ; ostons luy ce spectacle.111 [p. 53]

TAMERLAN.

Je te rend graces, Amour, de m’oster cét obstacle.
Mansor, retire-toy, retourne en ton quartier.

SCENE IV. §

TAMERLAN, ORCAZIE.

TAMERLAN.

Madame, en vostre camp mon fils est prisonnier ;
S’il est quelque douceur à trouver un semblable,
740 Par sa captivité vous estes consolable.

ORCAZIE.

Le plaisir est bien faux, un vaincu n’est heureux
Qu’au moment qu’il rencontre un vainqueur genereux*,
Que quand il doit servir, il rencontre un doux Maistre,
Et tel qu’est Bajazet.

TAMERLAN.

Ou tel que je puis estre :
745 Mon fils dans vostre camp a receu moins d’honneur, [p. 54]
Eminemment sur luy vous avez ce bon-heur,
Et si l’on le traittoit ainsi que l’on vous traitte,
Il auroit quelque droict de loüer sa defaite.

ORCAZIE.

Rien ne nous peut charmer* hors de la liberté.

TAMERLAN.

750 Madame, par quel prix doit-il estre acheté ?
Et quelle est la rançon que Bajazet desire ?
En échange d’un fils je luy rend son Empire.

ORCAZIE.

Que luy proposez-vous ? vostre offre a peu d’apas,
Vous luy voulez donner ce que vous n’avez pas ;

TAMERLAN.

755 J’ay rendu Bajazet le plus humble des Princes,
Du corps de son Estat détaché cent Provinces ;
Et jusques à ce poinct ravalé son orgueil,
Qu’à peine a-t’il un camp pour se faire un cercueil :
Qu’il me rende Themir : d’un Prince déplorable,
760 Je le rendray des Rois le plus considerable :
D’une part de l’Europe acroistray ses Estats,
Et le feray marcher sur tous les Potentats :
Je le releveray d’une si haute cheute : [p. 55]
D’un Prince humilié que le sort* persecute,
765 A cent peuples du thrône il donnera la loy,
Et j’iray l’y placer un peu plus bas que moy.

ORCAZIE.

Attendez le combat.

TAMERLAN.

C’est là que je me fonde,
Je veux estre aujourd’huy le Monarque du monde,
Et dans tout l’Univers faisant porter mes loix,
770 Contraindre à me servir les peuples & les Rois.
Je voy les nations à mon pouvoir sousmises,
Par leurs Ambassadeurs m’envoyer leurs franchises* :
Mais quand le Ciel m’appelle à regir les humains,
Il est dit que mon Sceptre ira dedans vos mains ;
775 Et que vous remettant mes marques souveraines,
Je vous establiray la premiere des Reines.

ORCAZIE.

Bajazet, Bajazet ! Seigneur échangez-nous ;
Rendez le fils au pere, & la femme à l’époux112 ;
La rançon de Themir est le prix de la nostre.

TAMERLAN.

780 Je n’y puis consentir, qu’il en demande une autre.
Un garde trop entier entoure ce sejour*113, [p. 56]
Et mes mains ont fié vos chaisnes à l’Amour ;
Par toutes mes raisons je ne le puis corrompre,
Vos fers* sont trop serrez, je ne les sçaurois rompre,
785 Et quand pour les briser mon bras veut approcher,
Je sens une autre main qui l’y veut attacher :
J’ay beau m’en dégager, & secoüer mes chaisnes,
Loin de les amoindrir, je redouble mes peines,
Et me trouve puny de vous vouloir sauver.

ORCAZIE.

790 O Ciel ! qu’entend-je icy ?

TAMERLAN.

Je vous veux conserver :
Bajazet tient mon fils, quand il auroit ma femme,
Il n’obtiendra jamais cét adveu de mon ame114 ;
Et loin de consentir à vostre liberté,
Je prendrois part moy-mesme à ma captivité.

ORCAZIE.

795 Quoy vostre amour !

TAMERLAN.

Souffrez que je vous le declare :

ORCAZIE.

Honneur ! t’avois-je crû dans le cœur d’un barbare ?
Je vous crûs genereux* : [p. 57 ; H]

TAMERLAN.

Croyez-moy donc Amant*.

ORCAZIE.

A peine je reviens de mon estonnement !
Prince indigne d’honneur, rendez-moy mon estime ;
800 Si j’ayme la vertu*, je deteste le crime* :
Pendant que j’éprouvois vos generositez*,
J’admirois mal-gré moy vos belles qualitez ;
Et me plaignant au sort* du malheur de nos armes,
Quand le ressouvenir me faisoit fondre en larmes,
805 Qu’il venoit arracher des soûpirs de mon cœur,
Je pleurois la victoire, & loüois le vainqueur :
Aujourd’huy que vos soins* partent d’une autre cause,
Et qu’un indigne effet est ce qu’on se propose ;
Je ne veux rien devoir à l’honneur qu’on m’a fait,
810 Et blâme également sa cause & son effet.
O Ciel ! en quel estat trouve-je Roxalie ?
Ah ma fille ! est-ce ainsi qu’une fille s’oublie ?

SCENE V. §

[p. 58]
TAMERLAN, ROXALIE, ORCAZIE.

TAMERLAN.

Et quoy ! que tentez-vous dessous ce vestement ?
Qu’avez-vous pretendu par ce déguisement ?

ROXALIE.

815 Themir est prisonnier, j’offre de vous le rendre.

TAMERLAN.

Cét offre advantageux a droict de me surprendre.

ROXALIE.

Voulez-vous en cecy vous confier à moy ?
Respondez, voulez-vous vous remettre à ma foy ?
Je rentreray bien-tost dedans mon esclavage,
820 Vous avez ma parole, & ma mere en ostage :
Seigneur, je suis Princesse, & sçay tenir mon rang,
L’on ne reproche rien à celles de mon sang* :
Je vous blasme desja de trop de deffiance, [p. 59]
Et d’un plus long delay vostre vertu* s’offence :
825 M’osez-vous soupçonner de quelque lascheté ?

TAMERLAN.

Hé bien, combattons-nous de generosité*.

ORCAZIE.

Ah ! ton pere irrité d’une telle Ambassade* :

ROXALIE.

En vain l’on me resiste, & l’on m’en dissuade ;
Je m’en vay moyenner* le retour de Themir :
830 J’agis absolument proche du grand Vizir115,
Il prend dessus son Maistre une entiere creance,
Et dessus luy j’exerce une égale puissance ;
Il m’aymoit autresfois, & dés ce mesme jour
Que mon pere empescha le cours de son amour,
835 Il me conserve encore quelque reste de flame*,
Et cette longue amour116 n’a point quitté son ame :
Jugez de mon credit, puis qu’il a tout pouvoir.

TAMERLAN.

Verrez-vous Bajazet ?

ROXALIE.

Je ne le veux point voir ;
C’est pour cette raison qu’on me voit déguisée, [p. 60]
840 Je rends par ce moyen mon entreprise* aisée ;
Pour peu que la Fortune* assiste* à mes desseins,
Bien-tost ce prisonnier se verra dans vos mains.

TAMERLAN.

Et sous quelle rançon me le voulez-vous rendre ?

ROXALIE.

Je vous le veux donner, & non pas vous le vendre ;
845 Je satisfaits au soin* que l’on nous a rendu,
Et monstre qu’un bien fait ne peut estre perdu :
Si j’excede vos dons par ma recognoissance,
J’ayme mieux qu’envers nous vous manquiez de puissance ;
Le plaisir de bien faire a de si grands appas,
850 Qu’il est presque d’un Dieu de faire des ingras.

TAMERLAN.

Les soins* que l’on vous rend sont moins que sa personne,
Je reçois en cecy bien plus que je ne donne,
De vos profusions je me treuve surpris.

ROXALIE.

Je vous laisse à vous mesme à juger de son prix ;
855 Je ne vous prescris rien, vous estes raisonnable ; [p. 61]
Et si par vostre adveu vous m’estes redevable,
Vous avez dans vos mains dequoy vous acquitter.

TAMERLAN.

Son prix est desja prest, s’il le faut acheter :
Allez dans vostre camp, je vous laisse à vous-mesme.

ROXALIE.

860 Voyez de là, Themir, à quel poinct je vous ayme.
Adieu, Madame :

ORCAZIE.

Adieu, tu te vas hazarder* :
Que n’ay-je le moyen de t’aller seconder !

SCENE VI. §

TAMERLAN, ORCAZIE.

TAMERLAN.

Hé bien tousjours cruelle, & tousjours insensible,
Contre ma passion* serez-vous invincible ?
865 Voyez comme l’Amour met au dessous de vous, [p. 62]
Celuy que tant de Rois regardent à genoux,
Et qui mesme en voyant l’éclat qui m’environne,
N’osent porter les yeux jusques sur ma personne ;
Je me suis dépoüillé de tant de Majesté,
870 J’ay quitté loin de vous ma Souveraineté.
Je tremble à vostre approche, & tant vostre œil me brave,
Je me traine à vos pieds en posture d’esclave.

ORCAZIE.

Tamerlan, levez-vous.

SCENE DERNIERE. §

TAMERLAN, ORCAZIE, THEMIR.

TAMERLAN.

Ah ! qu’est-ce que je voy ?

THEMIR.

Vous voyez vostre fils.

TAMERLAN.

Quoy ! Themir, est-ce toy ?
875 Je ne puis dissiper cette grande surprise : [p. 63]
Quel favorable sort* t’a rendu la franchise* ?
Comment es-tu sorty des mains des ennemis ?
Et tes chaisnes :

THEMIR.

Mes fers* sont rompus à demy,
Jusque dans vostre camp j’en porte une partie,
880 J’en traine l’une icy, l’autre est à ma sortie,
Je les dois reünir, & je vien sur ma foy.

TAMERLAN.

Qu’est-ce que Bajazet oze exiger de moy ?
Quelle est ton ambassade*, & quel est ton office ?
Mon fils à Bajazet a rendu ce service,
885 Il accepte l’employ de son Ambassadeur,
Et son propre ennemy travaille à sa grandeur.
Voyons jusqu’où s’estend la charge* qu’on te donne,
Et sçachons la rançon qu’on veut pour ta personne.

THEMIR.

Il demande sa fille ;

TAMERLAN.

Elle s’en va le voir.

THEMIR.

[p. 64]
890 Quoy Roxalie est libre ?

TAMERLAN.

Elle est en son pouvoir.
Sa genereuse* envie est pareille à la tienne,
Et celle qui t’ameine est conforme à la sienne ;
Vous avez pris tous deux un semblable dessein,
Ainsi vostre travail ne peut pas estre vain.
895 Je garderay mon fils, qu’il retienne sa fille.

THEMIR.

Il veut aussi Madame, & toute sa famille,
Et telle que dans Pruze on a veu sa maison.

TAMERLAN.

Il ne peut l’obtenir.

THEMIR.

Je rentre en ma prison,
Il y faut retourner, ma parole me lie.

TAMERLAN.

900 L’honneur t’engage moins que ne fait Roxalie ;
Retourne dans son camp, va chez mes ennemis,
Va, mesme contre moy, le combat t’est permis.

THEMIR.

[p. 65 ; I]
Ah, Seigneur, que plustost !

TAMERLAN.

Va trouver ta Princesse,
Va la dissuader de tenir sa promesse,
905 Va rompre son serment, empescher son retour,
Et contre sa parole opposer ton amour.

THEMIR.

Ah ! Seigneur, entendez :

TAMERLAN.

Quoy vostre confidence,
Que Roxalie & toy fustes d’intelligence*,
Que vous avez formé ce dessein hazardeux*,
910 Et trouvé ce secret de vous sauver tous deux :
Vous aviez concerté cette double ambassade*.

THEMIR.

Consultez l’apparence :

TAMERLAN.

Elle me persuade ;
Et beaucoup de raisons soustiennent mon soupçon, [p. 66]
Vous deviez de tous deux devenir la rançon :
915 Hé bien, en ta faveur je luy rend Roxalie ;
Et puis qu’à le revoir ta parole te lie,
Avecque liberté tu t’en peux dégager,
Et porter Bajazet à vous voir échanger.

THEMIR.

Redonnez-luy sa femme.

TAMERLAN.

On ne peut la luy rendre.

ORCAZIE.

920 Accordez-luy ce bien :

TAMERLAN.

Il n’y doit plus pretendre :
Va dire à Bajazet que je suis en estat,
Et qu’il s’y mette aussi d’advancer le combat.

THEMIR.

Seigneur il est tout prest.

TAMERLAN.

Allons à la victoire.

THEMIR.

Au moins dans mes souhaits j’auray part à sa gloire.

TAMERLAN.

[p. 67]
925 Sors, sors, voicy la fin de ta captivité.

THEMIR, en sortant.

Je fais mesme des vœux* contre ma liberté.

TAMERLAN.

Madame, en peu de temps vous serez ma conqueste,
Et cét indigne époux :

ORCAZIE.

M’offrirez-vous sa teste ?
Pensez-vous par ce prix vous acquerir mon cœur ?
930 Adieu cruel : 930

TAMERLAN.

Bien-tost vous me verrez vainqueur.
[p. 68]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

INDARTHIZE, ORCAZIE.

INDARTHIZE.

Sans cette trahison, je vous aurois sauvée.

ORCAZIE.

A bien plus d’accidens je me vois reservée :
En vain de ma prison l’on m’eust fait échapper,
La Fortune* a trop d’yeux, on ne la peut tromper,
935 Elle m’auroit suivie aux deux bouts de la terre.

INDARTHIZE.

Madame, nos destins se lassent de la guerre,
Et d’un consentement s’en vont déterminer,
Ils sont prests à conclure :

ORCAZIE.

Où vont-ils incliner ?
Et ces deux grands Demons qui se choquent ensemble, [p. 69]
940 Que le malheur de l’un, ou bien de l’autre assemble ;
Où doivent-ils porter l’effet de leurs accors ?

INDARTHIZE.

Ils arrivent enfin à leurs derniers effors,
Et s’estans suspendus dessus nos deux armées,
Tenant les nations de ce choix allarmées,
945 Meditent un Arrest qu’ils leur vont prononcer,
Et que la Renommée ira leur annoncer.

ORCAZIE.

Le sort de Tamerlan reçoit tout l’advantage,
Celuy de Bajazet a le moindre suffrage ;
Dans le dernier conseil qu’ils tiennent aujourd’huy,
950 Ce Prince abandonné n’a plus de voix pour luy.

INDARTHIZE.

Ce celebre combat se donne à vostre gloire,
Et de quelque costé que tombe la victoire,
Le destin le plus fort vous presente au vainqueur.

ORCAZIE.

Helas !

INDARTHIZE.

Quoy, des soûpirs sortent de vostre cœur !
955 D’où part le déplaisir que vous faites parestre ? [p. 70]

ORCAZIE.

De ma captivité.

INDARTHIZE.

La vertu* le fait naistre ?

ORCAZIE.

Je ne vous puis celer ce que vous cognoissez,
Je n’en diray pas plus :

INDARTHIZE.

Vous m’en dites assez ;
Ce n’est plus qu’à luy seul que j’impute son crime*,
960 Et vostre procedé merite mon estime ;
J’entreprend vostre fuitte, ou bien je periray ;
Je me perdray moy-mesme, ou je vous sauveray :
Que si nostre fortune* avoit changé de face,
J’attend de vos bontez une pareille grace ;
965 Et que si j’éprouvois un semblable revers*,
Que vos mains à leur tour viendroient rompre mes fers*.

ORCAZIE.

Vueille empescher le Ciel ce favorable office,
Et m’épargne le soin* de vous rendre service !
Nous sçaurons nostre sort devant la fin du jour. [p. 71]
970 Mais qu’est-ce que je voy ? ma fille de retour !

SCENE II. §

ORCAZIE, ROXALIE, INDARTHIZE.

ORCAZIE.

Et bien ton ambassade* eut-elle bonne issuë ?

ROXALIE.

Vous l’avez presagé, le succez m’a deceuë* :
Selim est un perfide, & ce lasche Vizir,
Loin de porter son Maistre à delivrer Themir,
975 L’en a dissuadé.

ORCAZIE.

Trahison trop insigne !
Ce fut un noble employ, dont il estoit indigne.

ROXALIE.

A peine fus-je au camp, que j’allay le trouver,
Il crût qu’en cét habit je m’estois pû sauver ;
Je le desabusay d’une fauce creance, [p. 72]
980 Et de tous mes desseins luy donnay cognoissance :
Il me jura cent fois qu’il se sentoit ravir
Par l’excez de l’honneur qu’il treuve à me servir.
Pendant qu’il me flattoit, je vis entrer mon père ;
A ce premier abord j’essuyay sa cholere,
985 Tout ce qu’un grand transport nous peut faire sentir ;
Il me traitta cent fois d’Amante* de Themir :
Et mesme il ne pouvoit dans son impatience,
Ny souffrir mon discours, ny souffrir mon silence.
Pendant ces mouvemens, Themir s’offrit à nous ;
990 A ce nouvel objet il accrût son courrous,
Et selon ses souhaits nous rencontrant ensemble :
Je rends grace, dit-il, au sort* qui vous assemble ;
La mort, adjousta-t’il, … Il ne pût achever :
Un combat dans son cœur commence à s’élever,
995 Et ce cœur endurcy qu’attendrissent nos larmes,
Cherche quelque pretexte à nous rendre les armes.
Son œil presque changé nous dit, deffendez-vous ;
Themir prenant son temps se jette à ses genoux :
Bajazet, luy dit-il, j’adore Roxalie,
1000 C’est indifferemment que nostre amour s’allie117 ;
Il a pû s’écouler dans nos ressentimens,
Et d’ennemis mortels il nous a fait Amans* :
Je remets mesme à vous le soin de nous deffendre,
Vous qui n’ignorez pas ce qu’il ose entreprendre ;
1005 Elle & moy choisissions un dessein hazardeux*, [p. 73 ; K]
Et cherchions à perir pour nous sauver tous deux :
Vous pourray-je adjouster, sans que je vous estonne
Que ma prise est un bien que mon amour vous donne ?
Je crûs que cét amour me mettant en danger,
1010 Que bien-tost l’amitié* m’en viendroit dégager,
Qu’elle m’échangeroit contre vostre famille,
Et qu’elle vous rendroit Orcazie & sa fille :
Je viens de l’éprouver une seconde fois ;
Un pere est insensible, & n’entend plus ma voix ;
1015 Je n’ay peu reussir dedans mon stratageme,
Et loin de les sauver, me suis perdu moy-mesme.

ORCAZIE.

Effet prodigieux de generosité* !

INDARTHIZE.

Il s’est fait prisonnier pour vostre liberté,
J’avois sceu son secret :

ORCAZIE.

Merveilleuse entreprise* !

ROXALIE.

1020 Bajazet admira cette haute franchise,
Et se laissant aller à son vray naturel,
Son cœur se destacha d’un sentiment cruel ;
Il quitta des rigueurs qui n’estoient qu’estrangères, [p. 74]
Et reprit des douceurs naturelles aux peres ;
1025 Je le vy sur le poinct de renvoyer Themir,
Quand à ses volontez s’opposa son Vizir.

ORCAZIE.

Que je voy de desseins dans l’ame de ce traistre,
Et qu’un tel General est fatal à son Maistre !

ROXALIE.

En effet Bajazet ne le voit qu’à demy,
1030 Il a dedans Selim son plus grand ennemy :
Je laissay donc Themir dans le camp de mon pere.
Tiens ta foy118, me dit-il, & retourne à ta mere :
Il me vint embrasser, & les larmes aux yeux,
Il sembla se resoudre à d’éternels adieux :
1035 A peine son grand cœur* eust fait cesser ses larmes,
Qu’il commande à ses Chefs d’aller prendre les armes :
Alors parmy les rangs un cry s’est élevé.

ORCAZIE.

Quoy ! le combat se donne ?

ROXALIE.

Il est presque achevé ;
Par curiosité j’ay veu cette montagne [p. 75]
1040 Qui voit l’humilité d’une vaste campagne,
Et dont le haut sommet semblant braver les Cieux,
Ne panche qu’à regret devers de si bas lieux :
L’on descouvre de là toute la Galatie,
Ses plaines dans leur sein semblent porter l’Asie,
1045 Et ses champs sont couverts de tant de pavillons,
Que la terre y fremit dessous les bataillons ;
J’ay veu de chaque part une armée innombrable,
Que la confusion me rendoit effroyable :
Icy tout l’Orient s’estoit presque épuisé,
1050 Et pour estre trop fort, il s’estoit divisé ;
J’ay veu s’entre-choquer ces deux grosses tempestes,
Et marcher ces grands corps armez de leurs deux testes :
La fleche a commencé le combat dedans l’air,
Une épaisse forest me sembloit y voler ;
1055 A peine l’air immense a contenu leur nombre,
Et l’éclat du Soleil n’a pû percer cette ombre :
De là le cimeterre* allant de rang en rang,
Noyoit toute la plaine en un fleuve de sang ;
Ils craignent que le jour leur manque de lumiere,
1060 Et que las de les voir il borne sa carriere119,
Cette peur est si grande entre ces combattans,
Que d’apprehension qu’ils n’ayent besoin de temps,
Loin de les ménager ils prodiguent* leurs vies,
Et pensent que trop tard elles leur sont ravies* ;
1065 Leur obstination m’a donné de l’effroy, [p. 76]
J’ay quitté la montagne, & mon ame hors de soy120,
Toute pleine d’horreur encor toute tremblante,
J’ay repris le chemin qui mene à cette tente.
Mais d’où vient ce grand bruit ? Dieu, des hommes armez !

SCENE III. §

THEMIR, INDARTHIZE, ORCAZIE, ROXALIE.

THEMIR.

1070 Plus pour servir qu’à nuire ils se sont animez :
Perdez cette frayeur, cognoissez ce visage.

INDARTHIZE.

Themir dedans ces lieux !

ORCAZIE.

Infortuné presage !
Bajazet est vaincu.

ROXALIE.

Que veut le sort* de nous ?
Prince, faut-il mourir ? [p. 77]

THEMIR.

Mes Dames sauvez-vous,
1075 Le sort* vous est propice, acceptez ma conduite.

INDARTHIZE.

Par quel heureux moyen causerez-vous leur fuite ?

THEMIR.

Bajazet m’a fié quatre mille chevaux,
Desja par leur secours j’ay franchy cent travaux,
J’ay passé comme un foudre à travers nos Gendarmes,
1080 J’ay laissé sur nos pas des marques de mes armes,
J’ay percé jusqu’icy, partout l’on m’a fait jour,
Rien n’a pû resister au cours de mon amour :
Princesses, suivez-moy par le mesme passage,
Que si vous differez un instant davantage,
1085 Je previens le regret de faillir mon dessein,
Et je m’en vay plonger mon espée en mon sein.

ROXALIE.

Seigneur nous vous suivons.

SCENE IV. §

[p. 78]
UN SOLDAT DE BAJAZET, de surcroy.

LE SOLDAT.

Prince l’on suit vos traces,
Et vous estes perdu :

THEMIR.

Inutiles menaces !
Croy-tu m’épouvanter ? mourons en gens de cœur*.

LE SOLDAT.

1090 Desja mes compagnons adorent leur vainqueur,
Et tous les armes bas implorent sa clemence.

THEMIR.

Allons nous opposer contre cette puissance :
Ah lasche !

LE SOLDAT.

Le grand nombre accable la vertu*.

THEMIR.

Je leur pardonnerois s’ils avoient combattu :
1095 Allons à ce vainqueur exposer nostre teste : [p. 79]
Que l’on me suive : ô Ciel !

SCENE V. §

TAMERLAN, de surcroy, suivy de ses Lieutenans.

TAMERLAN.

Qui que tu sois, arreste :
Mansor, qu’on le desarme.

THEMIR.

Arreste icy ton bras,
Ou cette mesme main te porte le trépas.
Puis que mon entreprise* est aujourd’huy trompée,
1100 Seigneur, ce n’est qu’à vous que je rend mon espée,
Un pere seul a droict de triompher d’un fils.

TAMERLAN.

Ah traistre ! qu’as-tu fait, servir mes ennemis ?

INDARTHIZE.

Seigneur, considerez que vous estes son pere.

ORCAZIE.

Ah ! Seigneur, que sur moy tombe vostre cholere.

ROXALIE.

[p. 80]
1105 Que je sois exposée à vos ressentimens,
Eclatez dessus moy vos premiers mouvemens.

TAMERLAN.

Sortez toutes d’icy ; Mansor, qu’on les emmeine.

SCENE VI. §

TAMERLAN, THEMIR.

TAMERLAN.

Toy fils dénaturé, si digne de ma haine.
Crois-tu que je suis pere à qui ne m’est pas fils,
1110 Contre ton propre sang* sers-tu mes ennemis ?
Et suivy d’un secours que Bajazet te donne,
Viens-tu porter tes coups jusques sur ma personne ?
Dans mon camp, contre moy, les armes à la main121 !
Je descouvre à la fin quel estoit ton dessein,
1115 Je deviens clair-voyant, j’entre dans tes pensées,
Et je voy sur quel ordre elles estoient dressées ;
Je sçay tous tes secrets en voyant le dernier, [p. 81 ; L]
N’ayant pû les sauver, tu t’es fait prisonnier ;
Et par un moyen lasche, autant qu’il fut estrange,
1120 Tu pensois me contraindre à resoudre un eschange :
Toy-mesme, traistre fils ! en fus le deputé,
Toy-mesme tu briguas* l’employ de ce traitté.
N’ayant pû reussir dedans ton stratageme,
Ton ame en ses transports se porta dans l’extreme,
1125 Voyant par la douceur que ton travail est vain,
Tu viens me conjurer le poignard à la main.
Frappe, frappe, cruel ! commets un parricide* ;
Quoy donc, si prés d’agir ton bras est-il timide* ?
Desja dans ton esprit ce grand crime s’est fait,
1130 Le penser t’en plaisoit, acheves-en l’effet,
Cesse de t’estonner*, c’est assez te confondre.

THEMIR.

Pendant ces mouvemens, je ne vous puis respondre,
Je perdrois mes raisons :

TAMERLAN.

Ah, perfide ! en as-tu ?
Chez tes pareils le crime a-t’il lieu de vertu* ?
1135 Ah ! digne partisan d’un Bajazet, d’un lasche !
Veux-tu servir un traistre au moment122 qu’il se cache ?
Il fuit, le grand courage ! & te laisse en danger ; [p. 82]
Ma main remet au Ciel le soin de m’en venger,
Et je laisse la peine à l’éclat d’un tonnerre,
1140 De l’aller rechercher jusqu’au bout de la terre ;
Je dédaigne de suivre un ennemy qui fuit,
Et l’abandonne en proye au remors qui le suit.
Quoy, Selim dans mon camp !

SCENE VII. §

SELIM, de surcroy.

SELIM.

Je t’accepte pour Maistre,
Et je me viens soustraire à l’Empire d’un traistre ;
1145 Je me lasse d’un joug que j’ay long-temps porté.

TAMERLAN.

Tu recevras chez moy plus que tu n’as quitté ;
Je te suis obligé :

SELIM.

C’est peu que ma personne,
Juge en ce grand present de ce que je te donne ;
Je livre entre tes mains Bajazet enchaisné, [p. 83]
1150 Et je viens d’ordonner qu’il te fust ammeiné.

SCENE DERNIERE. §

BAJAZET, de surcroy.

TAMERLAN.

Hé bien, grand criminel, que le Ciel me rameine,
En vain tu te flattois d’échapper à ta peine ;
Ce grand Maistre des Rois renverse tes projets,
Et te donne en opprobre à tes propres subjets :
1155 Tes soldats t’ont laissé, tout ton camp t’abandonne,
Et d’un si grand débris tu n’as que ta personne.

BAJAZET.

Tu n’as donc pas vaincu, puisque je suis trahy.

TAMERLAN.

Tes crimes t’ont rendu d’un monde entier hay,
Tes forfaits t’ont acquis la haine generale,
1160 Et chez les nations te donnent du scandale123 :
Quand je te remettrois encore en liberté, [p. 84]
Où peux-tu rencontrer quelque fidelité ?
Pour toy le Ciel demande une abisme124 à la terre,
La terre semble au Ciel demander un tonnerre ;
1165 L’une & l’autre ennuyé* de te plus soustenir,
Se remet tour à tour le soin de te punir.
Ciel, je prend ta vengeance, & vous mortels la vostre,
Et digne executeur & de l’un & de l’autre ;
Je reçois un honneur qu’ils se sont deferé*,
1170 Et qu’ils ont si long-temps à l’envy* desiré.

BAJAZET.

Que ne prends-tu l’employ de te punir toy-mesme125,
Et que ne previens-tu la vengeance suprême ?
Tu vis à la façon de ces grands criminels,
Qui se pensent cacher à des yeux eternels ;
1175 Et qui se prevalans des droicts que tu te donnes,
Deviennent les bourreaux de leurs propres personnes.
Des fleaux126 du genre humain ils deviennent les leurs,
Ils se font instrumens de leurs propres malheurs ;
De Ministres sanglans du Dieu qui les employe,
1180 Eux-mesmes à leurs mains s’abandonnent en proye,
Et portans avec eux des remords infinis,
Ils vengent par leur mort tous ceux qu’ils ont punis.
Tu viens du bout du monde envahir mes Provinces,
Contre leur Souverain tu proteges des Princes ;
1185 M’accusant de larcin tu voles mes Estats, [p. 85]
Et tu te dits le fleau127 des mauvais Potentats ;
Tyran, usurpateur !

TAMERLAN.

Quoy, le vaincu me brave !

BAJAZET.

N’attends pas que je prenne un naturel d’esclave.

TAMERLAN.

Ne me peux-tu parler avec humilité ?
1190 A l’objet de tes fers* abaisse ta fierté,
Et tasche à128 reprimer cette langue insolente.

BAJAZET.

Ne considere point ma fortune* presente,
Et traite un malheureux avec moins de mépris.

TAMERLAN.

Je te voy consterné, ta cheute t’a surpris,
1195 Tous tes crimes en foule assaillans ta memoire,
Luy tracent de ton regne une effroyable histoire,
Et donnant cette idée à ton ressouvenir,
Ton propre accusateur commence à te punir ;
Apres que ton remords aura fait son office,
1200 J’acheveray tes maux par un dernier supplice.

BAJAZET.

[p. 86]
Si je l’ay merité, ne le differe pas.

TAMERLAN.

Pour chastier ta vie, il faut un long trépas,
Je veux continuer, non pas finir tes peines.

BAJAZET.

Cruel, quel passe-temps de me voir dans les chaisnes !
1205 Comme un souverain bien, je demande la mort.

TAMERLAN.

Il fut en ton pouvoir de regler de129 ton sort,
Il ne falloit pas fuïr pour prolonger ta vie.

BAJAZET.

Sa conservation ne fut point mon envie,
J’allois chez mes voisins me remettre en estat,
1210 Et tenter le hazard par un dernier combat :
L’infidele Selim a borné* ma poursuite.

SELIM.

Advouë ingenuëment que j’empeschay ta fuite,
Il falloit ou mourir, ou vaincre dans ces lieux.

BAJAZET.

Ah, perfide ! ta veuë est fatale à mes yeux :
1215 Va te punir toy-mesme, oste-moy ta presence. [p. 87]

TAMERLAN.

Non, non, son action merite recompense.

SELIM.

Oüy je l’ay meritée, & l’ose demander.

TAMERLAN.

Quelle faveur veux-tu ? je veux te l’accorder.

SELIM.

Je demande sa fille :

TAMERLAN.

Hé bien, je te la donne ;
1220 Ce n’est qu’utilement que l’on sert ma personne.

THEMIR.

Ah, traistre !

TAMERLAN.

Je cognois*130 que le don t’est fatal.

THEMIR.

Quoy, le recompenser !

TAMERLAN.

Je te donne un rival.

THEMIR.

[p. 88]
Juste indignation dont mon ame est saisie !

TAMERLAN.

J’empescheray l’effet131 de cette jalousie.

THEMIR.

1225 N’attends pas de joüir des delices d’autruy :
Ah, lasche ! tu mourras.

TAMERLAN.

Qu’on s’asseure de luy.
Ma prudence, Zilim, le remet sous ta garde,
Et tu m’en respondras.

ZILIM.

Ce devoir me regarde,
Je m’en acquiteray.

THEMIR.

Pere & Prince inhumain132 !
1230 Je laisse aller mon cœur, si je retiens ma main,
Et je pense former un souhait legitime,
Quand j’implore la mort de qui soustient le crime,
De qui te recompense, & qui te doit punir. [p. 89 ; M]

BAJAZET.

Hé bien, mon mauvais sort ne doit-il point finir ?
1235 Te viens-tu divertir à m’inventer des peines ?

TAMERLAN.

Je te l’adjouste encor, tu mourras dans les chaisnes.

BAJAZET.

Cruel, dénaturé, monstre, opprobre des Rois,
Homme que la Fortune* éleva dans les bois133 !
Est-ce ainsi qu’un vainqueur sauve sa renommée ?

TAMERLAN.

1240 Qu’on te donne en spectacle à toute mon armée.
Je veux t’humilier.

THEMIR.

Ah, Prince malheureux !
Ah, pere trop barbare !

BAJAZET.

Ah, fils trop genereux*!
Verrez-vous Orcazie au pouvoir de ce traistre ?
Adieu.

THEMIR.

[p. 90]
Plustost ma mort !

TAMERLAN.

Non, non, je suis leur Maistre,
1245 Et je puis disposer d’un bien que j’ay conquis.
Tu la possederas, ce present t’est acquis ;
Mesme je te destine une autre recompense.134

SELIM.

Vous verrez des effets de ma recognoissance.
[p. 91]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

BAJAZET, suivy des Gardes de Tamerlan.

BAJAZET.

Me donnez-vous relasche, & puis-je soûpirer ?
1250 Le pouvant, mes douleurs ! que ne quis-je expirer !
Pour me forcer à vivre estes-vous eternelles ?
Enfin expliquez-vous, n’estes-vous point mortelles ?
A peine de ma vie il me reste un moment,
Et mon ame en ce corps a tant d’attachement.
1255 Ah ! cruel Tamerlan, par ce sanglant* outrage,
Tu trouves le secret d’abaisser mon courage :
Tu m’as humilié, tyran, tu m’as vaincu !
Et de quelques instans je n’ay que trop vescu :
Voicy ce Bajazet qu’on a veu redoutable, [p. 92]
1260 Autresfois adoré, maintenant deplorable !
Et qui de tous les traits* que luy lance le sort*,
Quelques mortels qu’ils soient, ne reçoit point la mort :
Funeste* souvenir qui viens m’offrir mes pertes,
Et les calamitez que mon ame a souffertes :
1265 Triste memoire en vain viens-tu me secourir,
Mesme avec ton secours je ne sçaurois mourir ;
Je voy tous mes malheurs, & mon œil les assemble,
Ils viennent tous en foule, & m’abordent ensemble ;
Ces cruels messagers m’apportent le trépas,
1270 Et me le presentant ne me le donnent pas ;
Je demande la mort, & l’on me la dénie.
Bourreaux !

UN GARDE.

Tu dois souffrir une peine infinie,
Prend dedans ce delay de nouvelles vigueurs.

BAJAZET.

Inhumains, je suis prest, redoublez vos rigueurs !
1275 C’est assez respirer, je viens de prendre haleine,
Et me trouve en estat de ressentir ma peine :
Quoy, vous estes lassez de me persecuter !
Triste honneur que mon ame a pû vous disputer :
En vain je me deffends, en vain je les surmonte, [p. 93]
1280 Puisque dans ce combat je n’ay que de la honte :
Mourons ; mais quoy mourir ! en ay-je le pouvoir135 ?
Que veux-tu que je fasse, impuissant desespoir ?
Tamerlan semble avoir une contraire envie,
Il advance ma mort, & prolonge ma vie ;
1285 Je ne puis me sauver, & je ne puis perir,
Je ne puis, malheureux ! ny vivre, ny mourir :
N’importe de nos maux retraçons-nous l’image,
Peut-estre cette idée aura cét advantage
Que n’ayant peu mourir parmy tant de douleurs,
1290 Je mourray de frayeur à revoir mes malheurs.
Dans toute son armée un vainqueur me promeine,
Et parmy tout son camp cét insolent me traine ;
D’une estrange façon desirant triompher136,
Ce tyran me fait faire une cage de fer ;
1295 Et m’osant ordonner une prison si rude,
Par ce triste instrument marque ma servitude :
Il me lie en captif avec des fers* dorez,
Et pensant que mes bras en soient plus honorez,
Il donne de ma prise une preuve évidente,
1300 Et de mon esclavage une marque éclatante ;
J’entre dedans ce lieu le croyant mon tombeau,
J’y reçois sans mourir un supplice nouveau,
Je voy que l’on me brave, & cache mon visage :
Mais j’ay beau refuser ma veuë à cét outrage,
1305 Ce sont des passe-temps dont son camp veut joüir, [p. 94]
Et que ne pouvant voir, je suis forcé d’oüir ;
Je quitte le cercueil & je rentre à la vie :
Mais mon cruel vainqueur a bien une autre envie,
Et je n’en suis sorty que pour y retourner.
1310 A quel funeste* employ m’a-t-il pû destiner ?
O Ciel ! qui m’as fait Roy, nasquis-je à cét usage ?
Traites-tu Bajazet avecque cét outrage ?
De tous les coups du sort*, ô trait* le plus fatal !
Luy servir de degrez137 pour monter à cheval !
1315 A ce ressouvenir je meurs. Quelle autre image,
Tu t’offres à mes yeux, viens-tu voir ton ouvrage ?

SCENE II. §

BAJAZET, SELIM, ZILIM.

BAJAZET.

Je te vois enchaisné, le salaire t’est deu.

SELIM.

Je me perds, Bajazet, après t’avoir rendu138.

BAJAZET.

[p. 95]
Est-ce pour m’affliger qu’on m’envoye ce traistre ?

ZILIM.

1320 C’est ainsi qu’un perfide est puny par mon Maistre :
Ordonne contre luy le trépas qui te plaist,
Prononces-en sur l’heure & le genre & l’arrest ;
Le choix t’en est permis, Tamerlan te l’envoye.

BAJAZET.

Malgré mes déplaisirs, je ressens quelque joye,
1325 J’estime mon vainqueur de te manquer de foy,
Et que juste, une fois, il te renvoye à moy ;
Tu ne jouïras point de cette perfidie,
Pourquoy m’as-tu trahy ?

SELIM.

Veux-tu qu’on te le die ?
Tu fuyois dans la Thrace avec mille chevaux,
1330 Au lieu de les finir, tu prolongeois tes maux ;
Et le desir de vivre est si grand en ton ame,
Que tu laissois tes Chefs, tes enfans, & ta femme ;
M’estoit-il glorieux de t’avoir pour Seigneur,
Et me falloit-il vivre avec ce deshonneur ?
1335 Ce n’est pas encor là le motif de mon crime*, [p. 96]
De plus fortes raisons le rendent legitime ;
Ne te souvient-il plus des crimes que j’ay faits,
Et que tu prends ta part dedans tous mes forfaits ?
Que dis-je, ils sont les tiens, je ne suis que complice,
1340 Mes attentats* chez toy s’imputent à service :
S’il est vray, Prince ingrat, que je te l’ay rendu,
Le juste souvenir s’en est bien-tost perdu.
J’estois desja Vizir du vivant de ton pere,
Tu sçais qu’à son trépas il me commit* ton frere ;
1345 A ton ambition j’immolay cét aisné,
Du bras qui le tua, tu te vis couronné :
Je fis dans le Divan ta ligue la plus forte,
Mon credit te gaigna tous les Grands de la Porte139 ;
Et tout fumant encor du sang que je versay,
1350 Tu montas sur un rang dont je le renversay.
Lors tu me commandas d’entrer dans ta famille,
Tu me fis esperer l’heur d’épouser ta fille ;
Et sans aucun sujet, & contre ton serment,
Ton ame à mon endroit changea de sentiment :
1355 Peut-estre que ton cœur garde cette maxime,
Qu’à celuy qu’on immole il faut une victime,
Qu’il faut que son meurtrier luy soit sacrifié ;
Malgré tes faux-semblans je m’en suis defié,
Que s’il faut à ton frere un sanglant sacrifice,
1360 Fais que tes propres mains luy rendent cét office ;
Et loin que par ma mort ton crime soit caché, [p. 97 ; N]
Aux yeux d’un monde entier expose ton peché ;
Va laver dans ton sang mon offence & la tienne,
Tu cherchois ta vengeance, & je cherchois la mienne.
1365 Nous la trouvons tous deux, je te perds, tu me perds,
Tous deux sans y penser nous nous voyons aux fers* :
Il faut que sur ton sort chaque Prince contemple,
Et qu’il daigne s’apprendre140 en voyant cét exemple,
Qu’aux subjets qu’il irrite il ne doit rien fier.

BAJAZET.

1370 Traistre ! à d’autre qu’à moy va te justifier ;
Ay-je pû t’escouter ? choisis un autre Juge.

SELIM.

Ne t’imagine point que je cherche un refuge,
Prononce mon arrest, je n’y recule pas :
Et pour te faire voir que j’attends mon trépas,
1375 Sçache que par mes mains ta Roxalie est morte,
Je l’ay tuée. Et quoy, ta tristesse t’emporte !
Tu pâlis ! je sçay bien que ce coup t’est fatal :
Quoy ! je l’aurois laissée aux mains de mon rival ?
D’un mortel deshonneur j’ay sauvé ta famille,
1380 Des mains d’un ennemy j’ay dégagé ta fille ;
Tu m’en es redevable, & tu vas m’en punir :

BAJAZET.

[p. 98]
Ah ! de quels attentats* viens-tu m’entretenir ?
Que ne puis-je moy-mesme exercer ma vengeance !
Chaisnes, qui me mettez dedans cette impuissance !
1385 Que ne puis-je, mon bras, par un arrest nouveau,
De Juge & de partie, estre encor son bourreau ?
Non, mon front rougiroit autant que mon espée,
Si dans un sang abject ma main l’avoit trempée :
Par generosité* l’on m’a remis ton sort ;
1390 Mais, indigne du jour*, je ne veux point ta mort ;
Pour un traistre la vie est un supplice extreme,
Pour te mieux chastier, je te laisse à toy-mesme ;
Et puisque mon vainqueur te remet devers moy,
J’ose le conjurer de se servir de toy :
1395 Puisse-t’il éprouver le service d’un traistre ;
Puisse un tel serviteur trahir son second Maistre,
Puisse-t’il le traitter avec mesme rigueur,
Et le mettre à son tour au pouvoir d’un vainqueur.
Sors, sors.

SELIM.

Je vay mourir, bien-tost tu me vas suivre,
1400 Tu n’auras pas long-temps l’honneur de me survivre.

ZILIM.

Va devers Tamerlan apprendre ton arrest.
Que quelqu’un l’y conduise. [p. 99]

SELIM.

Oüy, tout tyran qu’il est,
J’ayme mieux par luy-mesme apprendre ma sentence.

SCENE III. §

ZILIM, BAJAZET.

ZILIM.

C’est ainsi, Bajazet, que l’on te recompense,
1405 Tu vois dedans mon Prince un vainqueur genereux*,
Et mesme avec regret il te void malheureux,
Il ne tiendra qu’à toy de sortir de tes chaisnes.

BAJAZET.

Que ne ferois-je point pour abreger mes peines,
Et pour finir enfin les maux que j’ay souffers ?

ZILIM.

1410 J’ay le commandement de t’oster de ces fers*.

BAJAZET.

[p. 100]
Je ne suis plus captif.

ZILIM.

Joüis de ta franchise*,
Et vange dessus toy la honte de ta prise.

BAJAZET.

Comment ?

ZILIM.

Il faut mourir, Bajazet : tu fremis,
Quoy, la mort t’épouvante !

BAJAZET.

Obligeans ennemis !
1415 O courtois Tamerlan ! ô nouvelle agreable !
La mort a des appas, loin de m’estre effroyable :
Puis-je estre moins joyeux sortant de ma prison ?
Mourons ; mais quoy ! ma main n’a ny fer*, ny poison :
A quel genre de mort destine t’on ma vie ?

ZILIM.

1420 Mon Maistre en a laissé le choix à ton envie :
Accepte ce poignard, dont il te fait present ;
Si tu veux du poison ?

BAJAZET.

[p. 101]
Cét objet m’est charmant,
C’est le don que je veux, & qu’il me plaist élire141 ;
Apres cette faveur, qu’il garde mon Empire.
1425 Ne sçais-tu point, Zilim, d’où vient ce changement ?
L’esprit de Tamerlan tourne bien promptement :
Il avait projetté de me conduire en pompe,
Et par tout l’Orient.

ZILIM.

L’évenement nous trompe,
Le sort* en a destruit le superbe* appareil,
1430 Et le camp de mon Prince est tout remply de dueil.
Meurs, Bajazet.

BAJAZET.

Mourrons ; mais mourrons en Monarque,
Zilim, de ma grandeur laisse-moy quelque marque,
Permets à Bajazet de regner en mourrant.

ZILIM.

Commande.

BAJAZET.

Ne vois point un Monarque expirant,
1435 Je ne te veux point voir, ny qu’aucun me regarde ;
Que je meure en repos, oste d’icy ta garde.

ZILIM.

Soldats qu’on le contente, éloignez-vous d’icy.

SCENE IV. §

[p. 102]
BAJAZET, seul.

BAJAZET.

Hé bien, cruelle mort ! il me reste un soucy,
Pourquoy m’affliges-tu par cette inquietude,
1440 Et me faut-il finir par un tourment si rude ?
O trépas ! dont mon cœur* ne peut venir à bout,
Faut-il qu’une moitié se dérobe à son tout ?
Faut-il que je delaisse une part de moy-mesme ?
Et puisque je revis dedans l’objet que j’ayme,
1445 Faut-il apres la mort souffrir d’un ennemy,
Et quand l’on doit mourir, ne mourir qu’à demy ?
Lasche & cruel vainqueur ! tu me fais voir ton ame ;
Mon crime s’est trouvé dans les yeux de ma femme,
Et de là vient ma mort, je la prends de sa part :
1450 Mourons. Mais je la voy, cachons luy ce poignard,
Suspendons quelque instant nostre derniere envie,
Et pour quelques momens revenons à la vie.

SCENE V. §

[p. 103]
BAJAZET, ORCAZIE.

BAJAZET.

Hé bien ! quel est ton sort ?

ORCAZIE.

Le vostre.

BAJAZET.

Quoy, le mien !
Vis heureuse, Orcazie, & va joüir du tien,
1455 Je ne suis plus jaloux d’un si grand advantage* :
Mais je voy dans tes yeux quelque mortel presage ;
Quel malheur ?

ORCAZIE.

Que de sang a respandu l’amour !
Et combien d’accidens* se suivent dans un jour ?
A peine Tamerlan eust gaigné la victoire,
1460 Que venant devers nous il vint m’offrir sa gloire :
Il me parla d’abord en termes de vainqueur,
Ce tyran se nomma le maistre de mon cœur ;
Il ne me traitta point que comme son esclave, [p. 104]
Et d’un contraire à l’autre, il me prie, il me brave.
1465 En des termes égaux j’allois luy repartir,
Quand l’un de ses soldats le força de sortir :
Tout ton camp, luy dit-il, vient de prendre les armes :
Il me quitte en fureur : A ces grandes allarmes*,
Mon cœur sent un instinct & triste & curieux ;
1470 Je le suy : quel objet se presente à mes yeux !
Je recognois sa femme au milieu d’une bande,
Tantost elle le prie, & tantost luy commande ;
Roxalie en soldat la secondoit encor :
Enfin toute l’armée aborde vers Mansor ;
1475 L’on luy ravit* Themir, mesme aux yeux de son pere :
Selim tout indigné, tout rouge de cholere,
Et portant sur chacun un regard tout fatal,
Il n’en vit pas aucun qu’il ne crût son rival :
Il va de rang en rang, il cherche Roxalie,
1480 Et l’ayant rencontrée : Est-ce ainsi qu’on s’oublie ?
Luy dit-il ; meurs infame, & peris par ma main,
Je sers au moins ton pere, & mon coup n’est pas vain.
Il cherche son rival ; mais tout le camp l’arreste :
A ce débordement il dérobe sa teste,
1485 Il fuit vers Tamerlan, qui le fait enchaisner,
Et qui du mesme pas vous le fait ameiner.
Themir ayant appris cette triste nouvelle,
Aborde Roxalie, & se pasmant contre elle ;
Met par ce faux trépas toute l’armée en dueil, [p. 105 ; O]
1490 Et d’un camp de bataille en fait presque un cercueil :
Tous déplorent sa mort, leur grand cry le ranime,
Il revit ; & pensant d’avoir commis un crime,
Pour l’expier, il meurt une seconde fois,
Et ressentant son ame à ces derniers abois :
1495 Princesse, luy dit-il, je vay bien-tost te suivre,
Leur clameur me déplaist de m’avoir fait revivre ;
Et de peur de tomber dans un second malheur,
Je veux que ce poignard seconde ma douleur :
Il s’en porta le coup avec tant de vistesse,
1500 Qu’on ne peût l’empescher.

BAJAZET.

Trop fatale Princesse,
Trop genereux* Themir, que vous causez de sang !

ORCAZIE.

Un mortel déplaisir alla de rang en rang ;
Tamerlan demeura dans un profond silence,
Et pendant quelque temps medita sa vengeance ;
1505 Sa femme la premiere essuya ses transports,
De là sur tous ses Chefs elle142 fit ses efforts143 ;
Il vint jusques à moy, je ressenty sa rage,
Et si rien ne s’oppose au cours de son passage :
Je crains que jusqu’icy n’arrive son courroux,
1510 Et que tant de fureur ne tombe dessus vous.
Voicy dequoy parer le coup de la tempeste ; [p. 106]
Au bras d’un furieux dérobez vostre teste,
Recevez ce present que la Reyne m’a fait :
Acceptez ce poison :

BAJAZET.

Mon choix est desja fait.

ORCAZIE.

1515 Quoy ! vous pouvez mourir ?

BAJAZET.

Je vay cesser de vivre ;
Je te vais preceder, mais il faudra me suivre ;
Je t’enseigne un chemin qu’a tracé la vertu*,
Et que mille affligez avant nous ont battu :
Sortons de ces malheurs par cette belle voye.

ORCAZIE.

1520 J’entre dans ce sentier avec beaucoup de joye.

BAJAZET.

Servons-nous du poignard, dédaignons le poison,
Une clef si sanglante ouvre mieux ma prison ;
Tu m’as fait un present, & je t’en fais un autre.

ORCAZIE.

Je veux, mon Bajazet, je veux user du vostre.

BAJAZET.

[p. 107]
1525 Faut-il que je te fasse un present si fatal ?

ORCAZIE.

C’est trop vivre. Voyez si ce coup m’a fait mal ?
Je vous témoigne assez si mon amour est vraye,
Et vous semble montrer tout mon cœur par ma playe.144

BAJAZET.

Tu meurs donc, Orcazie, & je te vois mourir ?

ORCAZIE.

1530 Le coup que j’ay receu, ne m’a point fait souffrir,
Celuy qui vous tuëra me sera plus sensible.
Je meurs !

BAJAZET.

De son amour témoignage visible !
Ne veux-je pas mourir ? rien ne peut m’arrester,
Il me reste la vie, il me la faut oster.
1535 Toy poignard tout fumant du beau sang de ma femme,
En vain dedans mon corps vas-tu chercher mon ame :
Puisqu’Orcazie est morte, il n’est plus animé,
Et mon ame vivoit dedans l’objet aymé.

SCENE DERNIERE. §

[p. 108]
TAMERLAN, BAJAZET, ORCAZIE.

TAMERLAN.

Tu n’es pas encor mort, tardes-tu davantage ?

BAJAZET.

1540 Viens-tu considerer une si triste image ?
Voila les premiers traits* que je vien te tracer :
Et si jusqu’à ton cœur mon bras pouvoit passer,
Il iroit t’en donner la seconde peinture.
En voila la troisiéme.

TAMERLAN.

O sanglante advanture !
1545 O Themir trop vangé ! Qu’on les oste d’icy :
Qu’on les porte au cercueil, & qu’on m’y meine aussi.

FIN.

Glossaire §

Les lettres entre parenthèses situées après les définitions des mots renvoient aux ouvrages suivants : (voir références complètes dans la bibliographie)

A : Académie Française

F : Furetière

La : Larousse

L  : Littré

TLF : Trésor de la Langue Française

Accidens
« Évènement fortuit, hasard, conséquence tragique. » (La)
V. 1458
Advantage
« Grace, faveur, bienfait. » (F)
V. 44, 468, 571, 1455
Adveu
« Protection, ordre ou consentement donné. » (F)
V. 117
Allarme
« Terreur, épouvante, signal qu’on donne par des cris ou par des instrumens de guerre. » (F)
V. 1468
Allegeance
« Adoucissement. » (A)
V. 507
Aman(t) (e)
« Celui qui aime d’une passion violente et amoureuse. » (F) (pas nécessairement de connotation adultérine ou sexuelle)
V. 30, 578, 612, 686, 797, 986, 1002
Ambassade
« La charge, l’employ d’Ambassadeur. »
V. 452, 911, 971
« Se prend quelquefois pour les Ambassadeurs mesmes. »
V. 491, 827
« Se dit aussi quelquefois de certains Messages. » (A)
V. 883
Amitié
« Affection qu’on a pour quelqu’un, soit qu’elle soit seulement d’un côté, soit qu’elle soit réciproque. Les devoirs de l’amitié obligent à se servir l’un l’autre (…). On le dit encore en matière d’amour. » (F) Ici, pris dans le sens d’amour filial.
V. 693, 1010
Assister à
Aider.
V. 841
Attentat
« Entreprise contre les loix » (A), « outrage ou violence qu’on tâche de faire à quelqu’un. (On punit de mort cruelle les attentats contre les personnes sacrées.) En termes de Palais, se dit figurément de ce qui est fait contre l’autorité des supérieurs & de leur juridiction. » (F)
Borner
« Finir, achever. » (F)
V. 1211
Bransle
« Au figuré, impulsion donnée à une chose. » (L)
Épitre p. I
Briguer
« Tâcher d’obtenir quelque chose par brigue, par cabale. » (F)
V. 1122
Caresser
« Faire des caresses (démonstration d’amitié ou de bienveillance, qu’on fait à quelcun par un accueil gracieux, par quelque cajollerie.) » (F)
V. 183
Charge
« Signifie souvent une dignité, un office qui donne pouvoir & autorité à quelqu’un sur un autre (la charge de chancelier, de premier président).
Épitre p. II
Signifie encore, Mandement, procuration (il a donné charge à son commis de faire votre expedition). » (F)
V. 385, 887
Charmes
« Se dit figurément, des agréments ; de ce qui nous plaît extraordinairement, qui nous ravit en admiration. » (F)
V. 19, 363, 557, 749
Choquer
« Quereller, offenser. » (F)
V. 246
Cimeterre
« Grosse epée pesante, qui ne tranche que d’un côté, & qui est un peu recourbée par le bout. M. de Vaugelas : les Turcs & les Orientaux sont armez de cimeterres, ont des cimeterres d’acier de Damas. Ce mot vient du Turc scimitarre. » (F)
V. 664, 1057
Cœur
Ici, cœur : « vigueur, force, courage, intrépidité. » (F)
V. 6, 114, 678, 1035, 1089, 1441
Commettre
« Confier quelqu’un à la prudence, à la fidélité de quelqu’un. » (F)
V. 199, 1344
Cognoître
Reconnaître.
V. 1221
Couleur
« Se dit figurément des ornemens, des apparences, ou des pretextes dont on couvre, ou dont on déguise les choses. » (F)
V. 255
Crime
« Action meschante et punissable par les loix. » (A)
V. 255, 535, 568, 800, 959, 1335
Deceuë
« Trompé. » (F)
V. 972
Deférer
« Donner, décerner. » (A)
V. 1169
Ennuy(é)
« Chagrin, fâcherie, tristesse, déplaisir. » (F)
V. 725, 1165
Entreprise
« Résolution hardie de faire quelque chose. » (F)
Envy (à l’)
« Avec émulation. » (A)
V. 1170
Estonnement
« Admiration. » (F)
Épitre p. II
Stupeur.
V. 315, 649
Estonné
« Se dit des émotions des corps qui sont esbranlez et attaquez par quelque violence. » (F)
V. 33
Stupéfié.
V. 338
Estonner
« Surprendre, épouvanter, causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. » (F)
V. 1131
Stupéfier.
V. 120
Fer
« Instrument tranchant, arme. » (L)
V. 1418
Fers (au pluriel)
« Des chaines, des menottes. Figurement et poëtiquement : pour l’estat de l’esclavage et pour l’engagement d’une passion amoureuse. » (A)
Fier
« Cruel, tyran (un fier ennemi, un ennemi dangereux). » F
V. 366
Flam(m) e
« On dit figurément, la flamme de l’amour. Il se dit communément de l’amour prophane. » (F)
V. 35, 51, 719, 835
Fondre
« Signifie, se jetter avec impetuosité sur quelque chose (oiseau de proye). » (F)
V. 342, 688
Forcer
« Se dit figurément en Morale. Forcer son esprit, c’est luy faire faire un trop grand effort pour luy faire trouver des pensées qui ne sont pas naturelles. » (F)
V. 75
Fortune
« Destin. » (F)
V. 841, 934, 1238
Sans majuscule : « estat, sort. » (F)
V. 963, 1192
Franchise
« Liberté. » (A)
V. 144, 732, 876, 1411
« Droits que possède un pays, une ville, et qui limitent l’autorité souveraine. »
V. 772
Funeste
« Qui cause la mort ou qui en menace, ou quelque autre accident fascheux, quelque perte considérable. » (F)
V. 53, 544, 1263, 1310
Genereux(se, generosité)
« Magnanime, qui a l’âme grande et noble, qui préfère l’honneur à tout autre intérêt (signifie aussi : brave, vaillant, courageux). » (F)
Hazard (eux, er)
« Signifie aussi : péril, danger. » (F)
Épitre p. III, v. 861, 909, 1005
Hymen
« Poëtiquement, le mariage. » (F)
V. 586
Intelligence
« Se dit aussi en mauvaise part, d’une cabale secrette, d’une collusion de parties qui tentent à nuire à autrui ». (F)
Épitre p. I, v. 624, 908
Interesser
Ici : « engager » (F)
V. 142
Jour
« Se dit figurément de la vie. Les amans disent sans cesse, qu’ils vont perdre le jour, pour dire, qu’ils vont mourir. » (F)
V. 54, 58, 1390
Laisser de
« Se dit aussi quelquefois dans la signification de cesser, s’abstenir, discontinuer : & alors il ne s’employe jamais qu’avec la négative. » (A)
Épitre p. I et p. III
Mail
« Se dit aussi d’une allée d’arbres battuë, & bordée, & fermée de planches, dans laquelle on joue au mail (jeu d’exercice où l’on pousse avec violence, & adresse, une boule de buis qu’on doit faire à la fin passer par un petit arc de fer qu’on nomme la passe). » (F)
V. 116
Moyenner
« S’entendre (s’interposer, se mêler de), servir quelqu’un auprés d’un autre, l’accomoder. » (F)
V. 732, 829
Naissance
« Signifie aussi en général Race, famille, extraction ; et quand il est mis absolument il signifie, Noblesse. » (F)
V. 60, 275, 653
Parricide
« Le meurtrier »
V. 55, 411
« Ou le meurtre d’un père, d’une mère, ou de quelque autre parent fort proche. » « Se dit aussi du meurtre d’une personne sacrée, comme celle des Rois & des Prelats. » (F)
V. 124, 200, 1127
Passion
« Se dit par excellence de l’amour. » (F)
V. 11, 126, 170, 374, 584, 864
Prodiguer
« Prodiguer sa vie : ne l’épargner pas assez. » (A)
Épitre p. II, v. 1063
Querelle (prendre une)
« Prendre le parti de quelqu’un contre ceux avec qui il a querelle. » (A)
V. 7
Ravir
« Ravir quelqu’un à quelqu’un. Enlever quelqu’un à l’affection de quelqu’un en privant de la vie. » (TLF)
V. 54, 1064, 1475
Revers
« Pour dire une disgrace, un malheur, qui change une bonne fortune en une mauvaise. » (A)
V. 229, 338, 474, 965
Sang
« Se dit de la parenté, de la race, de la communication qui se fait du sang par la génération. » (F)
V. 62, 82, 267, 579, 582, 822, 1110
Sanglant
« Se dit figurement de ce qui est sensible, offensant, cruel ; de ce qui pique, & qui outrage au dernier point. » (F)
V. 1255
Sejour
« Lieu où on habite. » (F)
V. 781
Sexe
« Absolument parlant, ou le beau sexe, se dit des femmes & des filles. » (F)
V. 267
Soins
« Diligence, application, attention qu’on apporte à faire exactement une chose, à la conserver, à la perfectionner. »
V. 176, 490, 807, 845, 851
« Se dit aussi des soucis, des inquiétudes qui émeuvent, qui troublent l’âme. » (F)
V. 48, 502, 968
Sort
« Se dit aussi poëtiquement de la vie, de la fortune, de la destinée, de la condition des hommes. » (F)
V. 13, 17354764803876992, 1073, 1075, 1261, 1313, 1429
Superbe
« Vain, fier, orgueilleux ; qui a de la présomption, & une trop bonne opinion de lui-même. » (F)
V. 329, 1429
Timide
« Foible, peu hardi, trop circonspect, qui craint tout. » (F)
V. 123, 157, 1128
Traicts
« Se dit figurément et poétiquement des regards, et des charmes qui touchent les cœurs et qui inspirent de l’amour. » (F)
V. 45
« Se dit particulièrement de la flesche qui se tire avec l’arc ordinaire. » (F) fig. coups, atteintes.
Vertu
« Se dit figurement en choses morales de la disposition, de la droiture, de la probité ou l’habitude à faire le bien, à suivre ce qu’ordonnent les loix & ce que dicte la raison. »
Vœu(x)
« Signifie aussi souhait, prière, serment, suffrage. » (F)
V. 119, 237, 283, 480, 642, 926
Zele
« Ardeur ; affection, passion qu’on a pour quelque chose. » (F)
Épitre p. I, v. 167, 434, 620, 703

Annexe 1 : Pour que le théâtre reste toujours un plaisir… §

Que le mécanisme de la peur soit inhérent au plaisir théâtral, tout le monde l’a toujours su. Le théâtre montre tout ce qui peut faire peur au spectateur : l’inceste, la passion dévorante, le meurtre, les diverses formes de mort violente ou naturelle. Mais il montre tout cela apprivoisé, mis à distance, voilé par la dénégation. Le plaisir du théâtre, c’est de toucher du doigt (mais toucher « de loin ») tout ce qui fait peur : peur de la mort, mais les morts, y compris les figures historiques du passé, sont là sur scène, et d’ailleurs, quand on tue quelqu’un sur scène, il se relève après : il peut donc y avoir une mort qui ne serait pas une vraie mort. L’extermination, la tyrannie aveugle, la torture, la position du bourreau et celle de la victime, tout cela est convoqué et désamorcé, et c’est une des racines puissantes du plaisir tragique que cette sorte de « mithridatisation de la mort ». Ce qu’on voit, c’est l’Autre qui souffre et qui meurt, plaisir que ce soit un autre – mais plaisir aussi que ce ne soit pas vrai. Le plaisir du théâtre, c’est peut-être aussi le plaisir de croire que la mort est imaginaire. Plaisir fantasmatique, certes, mais qui n’en est pas moins puissant. Là encore, le théâtre viole les lois de la nature, et ce n’est pas un des moindres plaisirs du spectateur.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre. (I)

Annexe 2 : Quelques jugements sur Magnon et son œuvre §

La critique est facile, mais l’art est difficile… §

Magnon n’est pas toujours sublime, tant s’en faut ! mais en revanche il est presque toujours original, (…) excentrique entre tous les excentriques de son époque.

Il y a des monstres par excès, il y a des monstres par défaut : littérairement parlant, Magnon appartient à la première classe. La faculté productive avait atteint en lui un développement tout à fait hors nature. Qu’en résulta-t-il ? C’est que les autres facultés se trouvèrent un beau jour positivement atrophiées. (…) Au lieu d’un monde, on n’a plus qu’un chaos ; au lieu de l’Iliade, on n’a plus que la Science Universelle ; et, au lieu de s’appeler Homère, on s’appelle Magnon.

Magnon, évidemment, possédait son alexandrin. Il rimait richement, sans affectation, et jamais d’une façon banale. Ses pensées sont souvent aussi justes que profondes, et généralement les bonnes fortunes d’expression ne lui font pas défaut. Que lui a-t-il donc manqué pour se créer une renommée solide et durable ? L’essentiel. (…) Il lui a manqué un ami comme Boileau, -un ami intraitable, une conscience littéraire vivante, - qui lui apprît, comme à Racine, à faire difficilement des vers faciles, et qui lui répétât sans cesse : Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire.

J. Boulmier

Extrait de l’« Épître chagrine, ou satyre III ». A M. d’Elbéne. §

J’ai fait pour le théatre en l’espace d’un an,
La mort de Ravaillac, l’ânesse de Balan,
La reine Brunehaut, Marc-Aurèle et Faustine,
Lusignan, autrement l’infante Melluzine :
L’héroïne sera moitié femme et poisson,
Et cela suprendra d’une étrange façon.
Baledens m’a promis place en l’académie :
Je ne gâterai rien de cette compagnie,
Je suis marchand mêlé, je sais de tout un peu,
Et tout ce que j’écris n’est qu’esprit et que feu145.
J’entreprends un travail pour le clergé de France,
Dont j’attends une belle et grande récompense :
C’est, mais n’en dites rien, les conciles en vers,
Le plus hardi dessein qui soit dans l’univers.
Je n’en suis pas encor au troisiéme concile,
Et j’ai déjà des vers plus de quatre cent mille.
Pour diversifier je les fais inégaux,
Et j’y fais dominer sur-tout les madrigaux ;
Ainsi je mêlerai le plaisant à l’utile.
L’ouvrage fait déjà grand bruit, dont je suis enragé,
J’eusse agréablement surpris tout le clergé.
A ce dernier discours du plus grand fou de France146,
Je m’éclatai de rire, et rompis le silence.
Vous riez, me dit-il ? C’est l’ordinaire effet
Que sur tous mes amis mon entreprise a fait :
Mais vous savez qu’il est divers motifs de rire :
On rit quand on se moque, on rit quand on admire.
Et je gagerois bien que votre bon esprit
Admire mon dessein dans le tems qu’il en rit.
Votre dessein, monsieur, si je m’y puis connoître,
Est grand, lui répartis-je, autant qu’il le peut être,
Jamais homme vivant n’a fait un tel dessein.
Mais il vous faut du tems pour le conduire à fin.
Que dites-vous ? j’y joins l’histoire universelle147,
A moi cent mille vers sont une bagatelle :
Je conduirai l’ouvrage à sa perfection,
Dans deux ans au plus tard. Et pour l’impression,
Lui dis-je ? Hà ! pour l’honneur du royaume de France,
Doutez-vous que la cour n’en fasse la dépense ?
Plus de vingt partisans, si le roi le permet,
Prendront, quand je voudrai, cette affaire à forfait.
Il entra là-dessus des dames dans ma chambre ;
Le gant de Martial, l’éventail chargé d’ambre,
Exhalèrent dans l’air une excellente odeur :
Mon pauvre bel-esprit en changea de couleur.

Je suis bien malheureux qu’à l’abord de ces belles
Leur parfum m’ait causé des syncopes mortelles,
Me dit-il : quoiqu’en tout je sois un vrai Dion,
Les parfums me font peur comme à feu Bullion ;
Sans cela j’aurais lu devant ces belles dames,
Sur les noces du roi cinq cent épithalames.
Je m’en vais donc, monsieur : un trésorier de Tours

M’attend à Luxembourg pour me mener au cours :
Je vous reviendrai voir demain à la même heure,
Et vous visiterai tous les jours, ou je meure.
Il sortit là-dessus ; sa canne s’accrocha
Dans l’un de ses canons, et mon homme broncha.
Ce n’est rien, cria-t-il, et se mit dans la rue.
Et moi, je meurs de peur, ou la peste me tue,
Que ce diable d’auteur, dont j’ai perdu le nom,
Promettant de me voir, n’ait parlé tout de bon.
Tous les fous me font peur, j’ai pour eux de la haine,
Par la raison, peut-être, ô cher ami d’Elbene,
Que poëtes et fous sont d’un même métier,
Et qu’entre compétens, il n’est point de quartier.

Paul Scarron.148

Annexe 3 : Journal de Paris – Numéro 125 – samedi 5 mai 1787, de la lune le 19. §

Variété. Aux auteurs du Journal.

De Bourges le 29 avril 1787.

Messieurs,

Je ne lis guères que ce que je suis obligé de lire, & ce n’est pas le Journal de Paris ; mais assez d’autres le lisent, & un de mes amis, qui l’a lû pour moi, m’a apporté hier la Feuille du vingt et un de ce mois, où vous rapportez un passage peu honorable à la mémoire de mon bisayeul Jean Magnon. J’avois presque oublié que j’avois l’honneur de descendre d’un Poëte dramatique, & je ne sais pourquoi ce qu’on peut dire aujourd’hui de mon bisayeul trouble ma tranquillité. Quoi qu’il en soit, je n’ai pu me défendre d’un mouvement d’humeur & même d’indignation en trouvant dans votre Journal une sortie si gratuite & si inattendue contre un Auteur oublié, mort il y a cent vingt-cinq ans ; car vous saurez, Messieurs, que mon bisayeul, Jean Magnon, étoit Avocat comme moi, & qu’il fut malheureusement assassiné en 1662, en passant le soir sur le Pont-Neuf, où Dieu merci on n’assassine plus.

Vous dites, Messieurs, d’après l’Auteur de La Religion considérée, que Magnon fut l’Auteur d’une mauvaise Tragédie intitulée Jeanne de Naples. A la bonne heure. Quand on donne une Piece de Théâtre, on la livre à perpétuité à la censure publique ; mais pourquoi ajouter qu’il fut moins célèbre par ses talents que par l’excès de son amour-propre & de son orgueil ? Je respecte infiniment l’Auteur de qui vous empruntez ce trait ; mais j’ose le défier d’en produire aucune preuve. Est-il donc permis de calomnier les morts ? & cela peut-il servir à la défense de la vérité ? Jean Magnon n’étoit ni Philosophe, ni Académicien ; d’abord Avocat au Présidial de Lyon, il abandonna bientôt le Barreau, parce qu’il crut qu’il n’y avoit rien de plus beau que de composer pour le Théâtre. Il produisit sans efforts des Tragédies sans verves & des Comédies sans gaieté, dont quelques-unes eurent de petits succès qu’il crut énormes, & les autres tombèrent, comme on fait, par les menées d’une cabale puissante. Il étoit encouragé dans ces innocentes illusions par de belles Dames qui prônoient ses Talens, & de petits Protecteurs qui achetoient ses dédicaces. Tout cela étoit commun alors, & n’est peut-être pas rares aujourd’hui, sauf les dédicatoires qu’on ne paye plus guères, à ce que j’ai ouï-dire ; mais ni dans ses Préfaces, ni dans ses Epitres, on ne trouve aucune trace de cet excès d’orgueil qu’on lui impute. En compulsant de vieux papiers de famille, j’ai trouvé deux lettres de lui, qui annoncent un bon homme, qui dit volontiers du bien de lui & ne dit du mal de personne, pas même de ses rivaux. Dans l’une, datée de cette même année 1656, où l’on imprima sa Jeanne de Naples, et où l’on jouait le Timocrate de Thomas Corneille avec un succès qui, aujourd’hui, n’a plus rien d’extraordinaire, Jean Magnon écrivoit à Charles Magnon son frère.  « Quelques personnes, d’un goût consommé aux choses du Théâtre, m’ont témoigné estimer davantage ma Jeanne de Naples que le Timocrate ; mais je tiens cet éloge pour l’effet d’une prévention trop favorable, dont je dois garder mon amour-propre. Véritablement ce Timocrate a de rares mérites, & le nom de Corneille semble un pacte avec la gloire. » Je vous demande, Messieurs, si c’est là le langage de l’orgueil. Permettez-moi de vous demander aussi s’il ne reste pas assez de Poëtes vivans, dignes d’exercer la critique des Auteurs & des Journalistes ? Dans ma qualité de Jurisconsulte, j’aurai l’honneur de vous observer que toutes les loix du monde ont défendu de fouiller dans les tombeaux, & de profaner la cendre des morts.

J’ai l’honneur d’être, &c.

Fr. Ph. Magnon, Avocat.

Annexe 4 : liste des œuvres de Magnon §

Artaxerce, tragédie représentée par l’Illustre Théâtre. A Paris, chez Cardin Besongne. Achevé d’imprimer pour la première fois le 20 juillet 1645, in 4°.
Josaphat, tragi-comédie. A Paris, chez Antoine de Sommaville, achevé d’imprimer pour la première fois le douzieme Octobre 1646, in-4°.
Sejanus, tragédie. A Paris, chez Antoine de Sommaville, achevé d’imprimer le 12. Octobre 1646, in-4°.
Le Mariage d’Oroondate et de Statiraou laConclusion de Cassandre, tragi-comédie. A Paris, chez Toussaint Quinet, achevé d’imprimer pour la première fois le 18 Février1648, in4°.
Le Grand Tarmerlan et Bajazet, tragédie. A Paris, chez Toussaint Quinet, achevé d’imprimer pour la première fois le 28 Mars 1648, in-4°.
Abbrégé de l’Histoire d’Espagne, de Portugal, et de Navarre, par Magnon, historiographe de France. 1652, in-8°.
Les Heures du Chrestien Divisées en trois Journées, qui sont la Journée de la Pénitence, la Journée de la Grâce et la Journée de la Gloire. Où sont compris tous les Offices, avec plusieurs Pièces, Airs, Réflexions et Méditations des saintes Escritures et des Pères de l’Eglise. Le tout fidèlement traduit en vers et en prose, selon la diversité des matières, par le sieur Magnon, historiographe de Sa Majesté. Achevé d’imprimer pour la première fois le 15 Mars 1654, in 8°.
Jeanne de Naples, tragédie. Paris, chez Louis Chamhoudry, achevé d’imprimer pour la première fois le 5 Juillet 1656, in-4°.
[Sonnet, La Lyre du jeune Apollon, ou La Muse naissante du Petit Beauchasteau, Paris.]
Tite, tragi-comédie. Par le sieur de Magnon, Historiographe de sa Majesté tres-Chrestienne. A Paris, 1660, in-4°. Seul exemplaire connu en Europe, (hors édition critique) disponible à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la côte Rf 6.489, en salle de réserve. Pas d’achevé d’imprimer mentionné. Il existe en outre: A critical edition by Herman Bell, Baltimore (Mary land), The Johns Hopkins Press; London, H. Milford; Paris, « Les Belles Lettres », 1936, in 8°. 139 p. (The Johns Hopkins Studies in Romance Literatures and Languages, XXVI).
Zenobie, Reyne de Palmire, tragédie. A Paris, chez Christophe Iournel. Achevé d’imprimer le 18 Avril 1660, in-12°.
L’Entrée du Roy et de la Reyne en leur Ville de Paris, faite en vers heroïques. A Paris, chez Antoine de Sommaville, 1660, in-4°.
La Science Universelle en vers heroïques. A Paris, chez Sebastien Martin, 1663, in-folio.

Bibliographie §

Ouvrages généraux sur le genre et la période §

Adam Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Domat, 1948-1952, vol. 3 et 4.
Delmas Christian, La Tragédie de l’âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994.
Forestier Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale, Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
Lancaster Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, Part II, vol. 2.
Louvat Bénédicte, Poétique de la tragédie, Paris, SEDES, 1998.
Morel Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s.d. [1950].
Truchet Jacques, La Tragédie classique, Paris, PUF, 1975.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, Paris, Éditions Sociales, 1977.

Sources §

Lachèvre Frédéric, Biographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, tome II, p. 348-350.
Loret Jean, La Muze historique ou Recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps écrites à son altesse Mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, Paris, P. Janet, 1650-65, in 8°.
Papillon Philibert (abbé de), Bibliothèque des autheurs de Bourgogne, Dijon, F. Desventes, 1742, 2 tomes reliés en un volume.
Parfaict Claude et François, Histoire du Théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poètes dramatiques, Paris, 1745-1749, in 12°.
Parfaict Claude et François, Dictionnaire des théâtres de Paris contenant toutes les pièces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents théâtres français, Paris, Lambert, 1756, 2 vol.

Travaux sur Magnon et/ou son œuvre §

Boulmier Joseph-Désiré, Un excentrique du XVIIe siècle. Jean Magnon de Tournus (extrait du Bulletin du bibliophile), Paris, Techener, numéro de sept-oct 1871, in 8°.
Jeanton Gabriel, « Notes sur la vie et l’assassinat de Jean Magnon, de Tournus, poète et historiographe du roi. » Mâcon : imp. de Protat frères, 1917, in 8°. Extrait des Annales de l’Académie de Mâcon, et du Bulletin de la Société des amis des arts de Tournus.

Ouvrages sur Tamerlan (et Bajazet) §

Guer Jean-Antoine, Mœurs et usages des Turcs, leur religion, leur gouvernement civil, militaire et politique, Avec un abrégé de l’Histoire Ottomane, Paris, chez Merigot et Piget, Quai des Augustins, 1747.
Roux Jean-Paul, Tamerlan, Fayard, 1991.

Instruments de travail §

AcadémieFrançaise, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
Catach Nina, La Ponctuation, Paris, PUF, 1994.
Furetière Antoine, Dictionnaire universel, Contenant tous generalement tous les Mots François tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les Sciences et des Arts.
Haase Alfons, Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
Littré, Dictionnaire de la langue française, Éditions de la Fontaine au Roi, Paris, 1987.
Larousse, Dictionnaire du Français classique, par Jean Dubois, René Lagane et Alain Lerond, 1992.
Moréri Louis, Le Grand Dictionnaire Historique, ou Le Mélange Curieux de l’histoire sacrée et profane, par Mre Louis Moréri, Prêtre, Docteur en Théologie. Nouvelle Edition, dans laquelle on a refondu les supplémens de M. l’Abbé Goujet, le tout revu, corrigé et augmenté par M. Drouet. A Paris, chez les libraires associés. M. D. CC. LIX. Avec approbation et privilège du roi.
Robert Emile, Dictionnaire Historique de la Langue Française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, 1993.
Sancier-Château Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993 (2 vol.).
Trésor de la langue française, Institut National de la langue française, Dictionnaire des XIXe et XXe siècles, Éditions du CNRS, diffusion Klincksieck (puis Gallimard), 1975-1994.