L'AMOUR
MÉDECIN
COMÉDIE

Par J. B. P. MOLIÈRE

À PARIS,
Chez Théodore Girard, dans la
grande Salle du Palais du côté de la
Cour des Aides, à l'Envie.
M. DC. LXVI.
AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

AU LECTEUR §

Ce n’est ici qu’un simple crayon ; un petit impromptu, dont le Roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés ; Et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai. Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action ; On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre : Ce que je vous dirai, c’est qu’il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi. Vous les verriez dans un état beaucoup plus supportable, et les Airs, et les Symphonies de l’incomparable Monsieur Lully, mêlés à la beauté des Voix et à l’adresse de Danseurs, leur donnent, sans doute, des grâces, dont ils ont toutes les peines du monde à se passer.

LES PERSONNAGES §

  • Sganarelle, Père de Lucinde.
  • Aminte.
  • Lucrèce.
  • Monsieur Guillaume, Vendeur de Tapisseries.
  • Monsieur Josse, Orfèvre.
  • Lucinde, Fille de Sganarelle.
  • Lisette, Suivante de Lucinde.
  • Monsieur Tomès, Médecin.
  • Monsieur des Fonandrès, Médecin.
  • Monsieur Macroton, Médecin.
  • Monsieur Bahys, Médecin.
  • Monsieur Filerin, Médecin.
  • Clitandre, Amant de Lucinde.
  • Un notaire.
  • L’opérateur, Orviétan.
  • Plusieurs trivelins et scaramouches.
  • La comédie.
  • La musique.
  • Le ballet.
La Scène est à Paris dans une Salle de la maison de Sganarelle.

L'Amour Médecin §

Prologue §

La Comédie, la Musique et le Ballet

La Comédie

Quittons, quittons notre vaine querelle,
Ne nous disputons point nos talents tour à tour.
Et d’une gloire plus belle,
Piquons-nous en ce jour.
Unissons-nous tous trois d’une ardeur sans seconde,
Pour donner du plaisir au plus grand Roi du monde.

tous trois

Unissons-nous…

La Comédie

De ses travaux plus grands qu’on ne peut croire,
Il se vient quelquefois délasser parmi nous.
Est-il de plus grande gloire
Est-il bonheur plus doux.
Unissons-nous tous trois…

tous trois

Unissons-nous…

Acte I §

Scène I §

Sganarelle, Aminte, Lucrèce, Monsieur Guillaume, Monsieur Josse.

Sganarelle

Ah, l’étrange chose que la vie ! et que je puis bien dire avec ce grand Philosophe de l’Antiquité, que qui terre a guerre a, et qu’un malheur ne vient jamais sans l’autre. Je n’avais qu’une seule femme qui est morte.

Monsieur Guillaume

Et combien donc en voulez-vous avoir ?

Sganarelle

Elle est morte, Monsieur mon ami, cette perte m’est très sensible, et je ne puis m’en ressouvenir sans pleurer. Je n’étais pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble ; mais enfin, la mort rajuste toutes choses. Elle est morte : je la pleure. Si elle était en vie, nous nous querellerions. De tous les enfants que le Ciel m’avait donnés, il ne m’a laissé qu’une fille, et cette fille est toute ma peine. Car enfin, je la vois dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n’y a pas moyen de la retirer ; et dont je ne saurais même apprendre la cause. Pour moi j’en perds l’esprit, et j’aurais besoin d’un bon conseil sur cette matière. Vous êtes ma nièce : vous, ma voisine, et vous, mes compères et mes amis : je vous prie de me conseiller tous ce que je dois faire.

Monsieur Josse

Pour moi, je tiens que la braverie et l’ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles ; et si j’étais que de vous, je lui achèterais dès aujourd’hui une belle garniture de Diamants, ou de Rubis, ou d’Émeraudes.

Monsieur Guillaume

Et moi ; si j’étais en votre place, j’achèterais une belle tenture de tapisserie de verdure, ou à personnages, que je ferais mettre à sa chambre, pour lui réjouir l’esprit et la vue.

Aminte

Pour moi, je ne ferais point tant de façon, et je la marierais fort bien, et le plus tôt que je pourrais, avec cette personne qui vous la fit, dit-on, demander, il y a quelque temps.

Lucrèce

Et moi, je tiens que votre fille n’est point du tout propre pour le Mariage. Elle est d’une complexion trop délicate et trop peu saine, et c’est la vouloir envoyer bientôt en l’autre monde, que de l’exposer comme elle est à faire des enfants. Le monde n’est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un Couvent, où elle trouvera des divertissements qui seront mieux de son humeur.

Sganarelle

Tous ces conseils sont admirables assurément : mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous. Vous êtes Orfèvre, Monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, Monsieur Guillaume, et vous avez la mine d’avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit-on, quelque inclination pour ma fille, et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d’un autre. Et quant à vous, ma chère nièce, ce n’est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit, et j’ai mes raisons pour cela. Mais le conseil que vous me donnez de la faire Religieuse, est d’une femme qui pourrait bien souhaiter charitablement d’être mon héritière universelle. Ainsi, Messieurs et Mesdames, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je n’en suive aucun. Voilà de mes donneurs de conseils à la mode.

Scène II §

Lucinde, Sganarelle.

Sganarelle

Ah, voilà ma fille qui prend l’air. Elle ne me voit pas. Elle soupire. Elle lève les yeux au Ciel. Dieu vous garde. Bonjour ma mie. Hé bien, qu’est-ce ? comme vous en va ? Hé ! quoi ? toujours triste et mélancolique comme cela, et tu ne veux pas me dire ce que tu as. Allons donc, découvre-moi ton petit cœur, là ma pauvre mie, dis, dis ; dis tes petites pensées à ton petit papa mignon. Courage. Veux-tu que je te baise ? Viens. J’enrage de la voir de cette humeur-là. Mais, dis-moi, me veux-tu faire mourir de déplaisir, et ne puis-je savoir d’où vient cette grande langueur ? Découvre-m’en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses pour toi. Oui, tu n’as qu’à me dire le sujet de ta tristesse, je t’assure ici, et te fais serment, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour te satisfaire. C’est tout dire : Est-ce que tu es jalouse de quelqu’une de tes compagnes, que tu voies plus brave que toi ? et serait-il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit ? Non. Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez parée, et que tu souhaiterais quelque cabinet de la Foire Saint-Laurent ? Ce n’est pas cela. Aurais-tu envie d’apprendre quelque chose ? Et veux-tu que je te donne un Maître pour te montrer à jouer du Clavecin ? Nenni. Aimerais-tu quelqu’un, et souhaiterais-tu d’être mariée ?

Lucinde lui fait signe que c’est cela.

Scène III §

Lisette, Sganarelle, Lucinde.

Lisette

Hé bien, Monsieur, vous venez d’entretenir votre fille. Avez-vous su la cause de sa mélancolie ?

Sganarelle

Non, c’est une coquine qui me fait enrager.

Lisette

Monsieur, laissez-moi faire, je m’en vais la sonder un peu.

Sganarelle

Il n’est pas nécessaire, et puisqu’elle veut être de cette humeur, je suis d’avis qu’on l’y laisse.

Lisette

Laissez-moi faire, vous dis-je, peut-être qu’elle se découvrira plus librement à moi qu’à vous. Quoi, Madame, vous ne nous direz point ce que vous avez, et vous voulez affliger ainsi tout le monde. Il me semble qu’on n’agit point comme vous faites, et que si vous avez quelque répugnance à vous expliquer à un père, vous n’en devez avoir aucune à me découvrir votre cœur. Dites-moi, souhaitez-vous quelque chose de lui ? Il nous a dit plus d’une fois qu’il n’épargnerait rien pour vous contenter. Est-ce qu’il ne vous donne pas toute la liberté que vous souhaiteriez, et les promenades et les cadeaux ne tenteraient-ils point votre âme ? Heu. Avez-vous reçu quelque déplaisir de quelqu’un ? Heu. N’auriez-vous point quelque secrète inclination, avec qui vous souhaiteriez que votre père vous mariât ? Ah, je vous entends. Voilà l’affaire. Que Diable, pourquoi tant de façons. Monsieur, le mystère est découvert. Et…

Sganarelle, l’interrompant

Va, fille ingrate, je ne te veux plus parler, et je te laisse dans ton obstination.

Lucinde

Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose…

Sganarelle

Oui, je perds toute l’amitié que j’avais pour toi.

Lisette

Monsieur, sa tristesse…

Sganarelle

C’est une coquine qui me veut faire mourir.

Lucinde

Mon père, je veux bien…

Sganarelle

Ce n’est pas la récompense de t’avoir élevée comme j’ai fait.

Lisette

Mais, Monsieur…

Sganarelle

Non, je suis contre elle, dans une colère épouvantable.

Lucinde

Mais, mon père…

Sganarelle

Je n’ai plus aucune tendresse pour toi.

Lisette

Mais…

Sganarelle

C’est une friponne.

Lucinde

Mais…

Sganarelle

Une ingrate.

Lisette

Mais…

Sganarelle

Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu’elle a.

Lisette

C’est un mari qu’elle veut.

Sganarelle, faisant semblant de ne pas entendre

Je l’abandonne.

Lisette

Un mari.

Sganarelle

Je la déteste.

Lisette

Un mari.

Sganarelle

Et la renonce pour ma fille.

Lisette

Un mari.

Sganarelle

Non, ne m’en parlez point.

Lisette

Un mari.

Sganarelle

Ne m’en parlez point.

Lisette

Un mari.

Sganarelle

Ne m’en parlez point.

Lisette

Un mari, un mari, un mari.

Scène IV §

Lisette, Lucinde.

Lisette

On dit bien vrai : qu’il n’y a point de pires sourds, que ceux qui ne veulent point entendre.

Lucinde

Hé bien, Lisette ; j’avais tort de cacher mon déplaisir, et je n’avais qu’à parler, pour avoir tout ce que je souhaitais de mon père : tu le vois.

Lisette

Par ma foi, voilà un vilain homme, et je vous avoue que j’aurais un plaisir extrême à lui jouer quelque tour. Mais d’où vient donc, Madame, que jusqu’ici vous m’avez caché votre mal ?

Lucinde

Hélas, de quoi m’aurait servi de te le découvrir plus tôt ! et n’aurais-je pas autant gagné à le tenir caché toute ma vie. Crois-tu que je n’aie pas bien prévu tout ce que tu vois maintenant, que je ne susse pas à fond tous les sentiments de mon père, et que le refus qu’il a fait porter à celui qui m’a demandée par un ami, n’ait pas étouffé dans mon âme toute sorte d’espoir.

Lisette

Quoi, c’est cet inconnu qui vous a fait demander, pour qui vous…

Lucinde

Peut-être n’est-il pas honnête à une fille de s’expliquer si librement ; mais enfin, je t’avoue que s’il m’était permis de vouloir quelque chose, ce serait lui que je voudrais. Nous n’avons eu ensemble aucune conversation, et sa bouche ne m’a point déclaré la passion qu’il a pour moi : mais dans tous les lieux où il m’a pu voir, ses regards et ses actions m’ont toujours parlé si tendrement, et la demande qu’il a fait faire de moi, m’a paru d’un si honnête homme, que mon cœur n’a pu s’empêcher d’être sensible à ses ardeurs ; et cependant tu vois où la dureté de mon père, réduit toute cette tendresse.

Lisette

Allez, laissez-moi faire, quelque sujet que j’aie de me plaindre de vous du secret que vous m’avez fait, je ne veux pas laisser de servir votre amour ; et pourvu que vous ayez assez de résolution…

Lucinde

Mais que veux-tu que je fasse contre l’autorité d’un père ? Et s’il est inexorable à mes vœux…

Lisette

Allez, allez, il ne faut pas se laisser mener comme un Oison, et pourvu que l’honneur n’y soit pas offensé, on peut se libérer un peu de la tyrannie d’un père. Que prétend-il que vous fassiez ? N’êtes-vous pas en âge d’être mariée ? et croit-il que vous soyez de marbre ? Allez, encore un coup, je veux servir votre passion, je prends dès à présent sur moi tout le soin de ses intérêts, et vous verrez que je sais des détours… Mais je vois votre père, rentrons, et me laissez agir.

Scène V §

Sganarelle

Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d’entendre les choses qu’on n’entend que trop bien : et j’ai fait sagement de parer la déclaration d’un désir que je ne suis pas résolu de contenter. A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les pères ? Rien de plus impertinent, et de plus ridicule, que d’amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l’un et de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien. Non, non, je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi.

Scène VI §

Lisette, Sganarelle.

Lisette

Ah, malheur ! ah, disgrâce ! ah, pauvre Seigneur Sganarelle ! où pourrai-je te rencontrer ?

Sganarelle

Que dit-elle là ?

Lisette

Ah, misérable père ! que feras-tu ? quand tu sauras cette nouvelle.

Sganarelle

Que sera-ce ?

Lisette

Ma pauvre Maîtresse.

Sganarelle

Je suis perdu.

Lisette

Ah !

Sganarelle

Lisette.

Lisette

Quelle infortune !

Sganarelle

Lisette.

Lisette

Quel accident.

Sganarelle

Lisette.

Lisette

Quelle fatalité !

Sganarelle

Lisette.

Lisette

Ah, Monsieur !

Sganarelle

Qu’est-ce ?

Lisette

Monsieur.

Sganarelle

Qu’y a-t-il ?

Lisette

Votre fille.

Sganarelle

Ah, ah !

Lisette

Monsieur, ne pleurez donc point comme cela : car vous me feriez rire.

Sganarelle

Dis donc vite.

Lisette

Votre fille toute saisie des paroles que vous lui avez dites, et de la colère effroyable où elle vous a vu contre elle, est montée vite dans sa chambre, et pleine de désespoir, a ouvert la fenêtre qui regarde sur la rivière.

Sganarelle

Hé bien ?

Lisette

Alors, levant les yeux au ciel. Non, a-t-elle dit, il m’est impossible de vivre avec le courroux de mon père : et puisqu’il me renonce pour sa fille, je veux mourir.

Sganarelle

Elle s’est jetée.

Lisette

Non, Monsieur, elle a fermé tout doucement la fenêtre, et s’est allée mettre sur son lit. Là elle s’est prise à pleurer amèrement : et tout d’un coup son visage a pâli, ses yeux se sont tournés, le cœur lui a manqué, et elle m’est demeurée entre mes bras.

Sganarelle

Ah, ma fille !

Lisette

À force de la tourmenter, je l’ai fait revenir : mais cela lui reprend de moment en moment : et je crois qu’elle ne passera pas la journée.

Sganarelle

Champagne, Champagne, Champagne vite, qu’on m’aille quérir des Médecins, et en quantité, on n’en peut trop avoir dans une pareille aventure. Ah, ma fille ! ma pauvre fille !

Fin du premier Acte

PREMIER ENTRACTE

Champagne en dansant frappe aux portes de quatre Médecins, qui dansent, et entrent avec cérémonie chez le père de la malade.

Acte II, §

Scène I §

Sganarelle, Lisette.

Lisette

Que voulez-vous donc faire, Monsieur, de quatre Médecins ? N’est-ce pas assez d’un pour tuer une personne ?

Sganarelle

Taisez-vous. Quatre conseils valent mieux qu’un.

Lisette

Est-ce que votre fille ne peut pas bien mourir, sans le secours de ces Messieurs-là ?

Sganarelle

Est-ce que les Médecins font mourir ?

Lisette

Sans doute : et j’ai connu un homme qui prouvait, par bonnes raisons, qu’il ne faut jamais dire, une telle personne est morte d’une fièvre et d’une fluxion sur la poitrine : mais, elle est morte de quatre Médecins, et de deux Apothicaires.

Sganarelle

Chut, n’offensez pas ces Messieurs-là.

Lisette

Ma foi, Monsieur, notre Chat est réchappé depuis peu, d’un saut qu’il fit du haut de la maison dans la rue, et il fut trois jours sans manger, et sans pouvoir remuer ni pied ni patte ; mais il est bien heureux de ce qu’il n’y a point de Chats Médecins : car ses affaires étaient faites, et ils n’auraient pas manqué de le purger, et de le saigner.

Sganarelle

Voulez-vous vous taire, vous dis-je ; mais voyez quelle impertinence. Les voici.

Lisette

Prenez garde, vous allez être bien édifié, ils vous diront en Latin que votre fille est malade.

Scène II §

Messieurs Tomès, Des Fonandrès, Macroton, et Bahys, Médecins. Sganarelle, Lisette.

Sganarelle

Hé bien, Messieurs.

Monsieur Tomès

Nous avons vu suffisamment la malade ; et sans doute qu’il y a beaucoup d’impuretés en elle.

Sganarelle

Ma fille est impure.

Monsieur Tomès

Je veux dire qu’il y a beaucoup d’impureté dans son corps, quantité d’humeurs corrompues.

Sganarelle

Ah, je vous entends.

Monsieur Tomès

Mais… nous allons consulter ensemble.

Sganarelle

Allons, faites donner des sièges.

Lisette

Ah, Monsieur, vous en êtes.

Sganarelle

De quoi donc connaissez-vous Monsieur ?

Lisette

De l’avoir vu l’autre jour chez la bonne amie de Madame votre nièce.

Monsieur Tomès

Comment se porte son Cocher ?

Lisette

Fort bien, il est mort.

Monsieur Tomès

Mort !

Lisette

Oui.

Monsieur Tomès

Cela ne se peut.

Lisette

Je ne sais si cela se peut, mais je sais bien que cela est.

Monsieur Tomès

Il ne peut pas être mort, vous dis-je.

Lisette

Et moi je vous dis qu’il est mort, et enterré.

Monsieur Tomès

Vous vous trompez.

Lisette

Je l’ai vu.

Monsieur Tomès

Cela est impossible. Hippocrate dit, que ces sortes de maladies ne se terminent qu’au quatorze, ou au vingt-un, et il n’y a que six jours qu’il est tombé malade.

Lisette

Hippocrate dira ce qu’il lui plaira : mais le Cocher est mort.

Sganarelle

Paix, discoureuse, allons, sortons d’ici. Messieurs, je vous supplie de consulter de la bonne manière. Quoique ce ne soit pas la coutume de payer auparavant ; toutefois, de peur que je l’oublie, et afin que ce soit une affaire faite, voici…

Il les paie, et chacun en recevant l’argent, fait un geste différent.

Scène III §

Messieurs Des Fonandrès, Tomès, Macroton, et Bahys.
Ils s’asseyent et toussent.

Monsieur des Fonandrès

Paris est étrangement grand, et il faut faire de longs trajets, quand la pratique donne un peu.

Monsieur Tomès

Il faut avouer que j’ai une Mule admirable pour cela, et qu’on a peine à croire le chemin que je lui fais faire tous les jours.

Monsieur des Fonandrès

J’ai un cheval merveilleux, et c’est un animal infatigable.

Monsieur Tomès

Savez-vous le chemin que ma Mule a fait aujourd’hui. J’ai été premièrement tout contre l’Arsenal, de l’Arsenal au bout du Faubourg Saint-Germain, du Faubourg Saint-Germain au fond du Marais, du fond du Marais à la Porte Saint-Honoré, de la Porte Saint-Honoré au Faubourg Saint-Jacques, du Faubourg Saint-Jacques à la Porte de Richelieu, de la Porte de Richelieu ici, et d’ici je dois aller encore à la Place Royale.

Monsieur des Fonandrès

Mon cheval a fait tout cela aujourd’hui, et de plus j’ai été à Ruel voir un malade.

Monsieur Tomès

Mais à propos, quel parti prenez-vous dans la querelle des deux Médecins, Théophraste, et Artémius ? car c’est une affaire qui partage tout notre Corps.

Monsieur des Fonandrès

Moi, je suis pour Artémius.

Monsieur Tomès

Et moi aussi, ce n’est pas que son avis, comme on a vu, n’ait tué le malade, et que celui de Théophraste ne fût beaucoup meilleur assurément : Mais enfin, il a tort dans les circonstances, et il ne devait pas être d’un autre avis que son Ancien. Qu’en dites-vous ?

Monsieur des Fonandrès

Sans doute. Il faut toujours garder les formalités, quoi qu’il puisse arriver.

Monsieur Tomès

Pour moi j’y suis sévère en Diable, à moins que ce soit entre amis, et l’on nous assembla un jour trois de nous autres avec un Médecin de dehors, pour une consultation, où j’arrêtai toute l’affaire, et ne voulus point endurer qu’on opinât si les choses n’allaient dans l’ordre. Les gens de la maison faisaient ce qu’ils pouvaient, et la maladie pressait : mais je n’en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette contestation.

Monsieur des Fonandrès

C’est fort bien fait d’apprendre aux gens à vivre, et de leur montrer leur bec jaune.

Monsieur Tomès

Un homme mort, n’est qu’un homme mort, et ne fait point de conséquence ; Mais une formalité négligée, porte un notable préjudice à tout le Corps des Médecins.

Scène IV §

Sganarelle, Messieurs Tomès, Des Fonandrès, Macroton, et Bahys.

Sganarelle

Messieurs, l’oppression de ma fille augmente, je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.

Monsieur Tomès

Allons, Monsieur.

Monsieur des Fonandrès

Non, Monsieur, parlez s’il vous plaît.

Monsieur Tomès

Vous vous moquez.

Monsieur des Fonandrès

Je ne parlerai pas le premier.

Monsieur Tomès

Monsieur.

Monsieur des Fonandrès

Monsieur.

Sganarelle

Hé, de grâce, Messieurs, laissez toutes ces cérémonies, et songez que les choses pressent.

Monsieur Tomès

Ils parlent tous quatre ensemble.

La maladie de votre fille…

Monsieur des Fonandrès

L’avis de tous ces Messieurs tous ensemble…

Monsieur Macroton

Après avoir bien consulté…

Monsieur Bahys

Pour raisonner…

Sganarelle

Hé, Messieurs, parlez l’un après l’autre, de grâce.

Monsieur Tomès

Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille ; et mon avis, à moi, est, que cela procède d’une grande chaleur de sang : ainsi je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.

Monsieur des Fonandrès

Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d’humeurs, causée par une trop grande réplétion : ainsi je conclus à lui donner de l’émétique.

Monsieur Tomès

Je soutiens que l’émétique la tuera.

Monsieur des Fonandrès

Et moi, que la saignée la fera mourir.

Monsieur Tomès

C’est bien à vous de faire l’habile homme.

Monsieur des Fonandrès

Oui, c’est à moi, et je vous prêterai le collet en tout genre d’érudition.

Monsieur Tomès

Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés.

Monsieur des Fonandrès

Souvenez-vous de la Dame que vous avez envoyée en l’autre monde, il y a trois jours.

Monsieur Tomès

Je vous ai dit mon avis.

Monsieur des Fonandrès

Je vous ai dit ma pensée.

Monsieur Tomès

Si vous ne faites saigner tout à l’heure votre fille, c’est une personne morte.

Monsieur des Fonandrès

Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure.

Scène V §

Sganarelle, Messieurs Macroton et Bahys, médecins.

Sganarelle

À qui croire des deux ? et quelle résolution prendre sur des avis si opposés ? Messieurs, je vous conjure de déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma fille.

Monsieur Macroton

. Il parle en allongeant ses mots.

Mon-si-eur. dans. ces. ma-ti-è-res. là. il. faut. pro-cé-der. a-vec-que. cir-cons-pec-tion. et. ne. ri-en. fai-re. com-me. on. dit. à. la. vo-lé-e. D’au-tant. que. les. fau-tes. qu’on. y. peut. fai-re. sont. se-lon. no-tre. Maî-tre. Hip-po-cra-te. d’une. dan-ge-reu-se. con-sé-quen-ce.

Monsieur Bahys

Celui-ci parle toujours en bredouillant.

Il est vrai. Il faut bien prendre garde à ce qu’on fait. Car ce ne sont pas ici des jeux d’enfant ; et quand on a failli il n’est pas aisé de réparer le manquement, et de rétablir ce qu’on a gâté. Experimentum periculosum. C’est pourquoi il s’agit de raisonner auparavant, comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le tempérament des gens, d’examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu’on y doit apporter.

Sganarelle

L’un va en tortue, et l’autre court la poste.

Monsieur Macroton

Or. Mon-si-eur, pour. ve-nir. au. fait. je. trou-ve. que. vo-tre. fil-le. a. u-ne. ma-la-die. chro-ni-que. et. qu’el-le. peut. pé-ri-cli-ter, si. on. ne. lui. don-ne. du. se-cours ; d’au-tant. que. les. symp-tô-mes. qu’el-le. A, sont. in-di-ca-tifs. d’u-ne. va-peur. fu-li-gi-neu-se. et. mor-di-can-te, qui. lui. pi-co-te. les. mem-bra-nes. du. cer-veau. Or. cet-te. va-peur. que. nous. nom-mons. en. Grec. At-mos. est. cau-sé.e. par. des. hu-meurs. pu-tri-des, te-na-ces, et. con-glu-ti-neu-ses, qui. sont. con-te-nues. dans. le. bas. ven-tre.

Monsieur Bahys

Et comme ces humeurs ont été là engendrées, par une longue succession de temps ; elles s’y sont recuites, et ont acquis cette malignité, qui fume vers la région du cerveau.

Monsieur Macroton

Si. bi-en, donc. que. pour. ti-rer, dé-ta-cher, ar-ra-cher, ex-pul-ser, é-va-cu-er, les-di-tes. hu-meurs, il. fau-dra. u-ne. pur-ga-ti-on. vi-gou-reu-se. Mais. au. pré-a-la-ble, je. trou-ve. À. pro-pos, et. il. n’y. a. pas. d’in-con-vé-ni-ent. d’u-ser. de. pe-tits. re-mè-des. a-no-dins. c’est-à-di-re. de. pe-tits. la-ve-ments. ré-mol-li-ents. et. dé-ter-sifs. de. ju-lets. et. de. si-rops. ra-fraî-chis-sants. qu’on. mê-le-ra. dans. sa. pti-san-ne.

Monsieur Bahys

Après nous en viendrons à la purgation et à la saignée, que nous réitérerons s’il en est besoin.

Monsieur Macroton

Ce. n’est. pas. qu’a-vec. tout. ce-la, vo-tre. fil-le. ne. puis-se. mou-rir ; mais. au. moins. vous. au-rez. fait. quel-que. cho-se. et. vous. au-rez. la. con-so-la-tion, qu’el-le. se-ra. mor-te. dans. les. for-mes.

Monsieur Bahys

Il vaut mieux mourir selon les règles, que de réchapper contre les règles.

Monsieur Macroton

Nous. vous. di-sons. sin-cè-re-ment. no-tre. pen-sée.

Monsieur Bahys

Et nous vous avons parlé, comme nous parlerions à notre propre frère.

Sganarelle, à M. Macroton

Je. vous. rends. très. hum-bles. grâ-ces.

À M. Bahys.

et vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise.

Scène VI §

Sganarelle

Me voilà justement un peu plus incertain que je n’étais auparavant. Morbleu, il me vient une fantaisie. Il faut que j’aille acheter de l’Orviétan, et que je lui en fasse prendre. L’Orviétan est un remède dont beaucoup de gens se sont bien trouvés.

Scène VII §

L’opérateur, Sganarelle.

Sganarelle

Holà. Monsieur, je vous prie de me donner une boîte de votre Orviétan, que je m’en vais vous payer.

L’Opérateur chantant

L’or de tous les climats qu’entoure l’Océan
Peut-il jamais payer ce secret d’importance ?
Mon remède guérit par sa rare excellence,
Plus de maux qu’on n’en peut nombrer dans tout un an.
La Gale,
La Rogne,
La Tigne,
La Fièvre,
La Peste,
La Goutte,
Vérole,
Descente,
Rougeole,
Ô ! grande puissance de l’Orviétan !

Sganarelle

Monsieur, je crois que tout l’or du monde n’est pas capable de payer votre remède : mais pourtant, voici une pièce de trente sols que vous prendrez, s’il vous plaît.

L’Opérateur chantant

Admirez mes bontés, et le peu qu’on vous vend,
Ce trésor merveilleux, que ma main vous dispense.
Vous pouvez avec lui braver en assurance,
Tous les maux que sur nous l’ire du Ciel répand :
La Gale,
La Rogne,
La Tigne,
La Fièvre,
La Peste,
La Goutte,
Vérole,
Descente,
Rougeole,
Ô ! grande puissance de l’Orviétan !

Fin du deuxième Acte.

DEUXIÈME ENTRACTE

Plusieurs Trivelins et plusieurs Scaramouches, valets de l’opérateur, se réjouissent en dansant.

Acte III, §

Scène I §

Messieurs Filerin, Tomès et Des Fonandrès.

Monsieur Filerin

N’avez-vous point de honte, Messieurs, de montrer si peu de prudence pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis ? Ne voyez-vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde ? et n’est-ce pas assez que les savants voient les contrariétés, et les dissensions qui sont entre nos Auteurs et nos anciens Maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre Art ? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante Politique de quelques-uns de nos gens. Et il faut confesser, que toutes ces contestations nous ont décriés, depuis peu, d’une étrange manière, et que, si nous n’y prenons garde, nous allons nous ruiner nous-mêmes. Je n’en parle pas pour mon intérêt. Car, Dieu merci, j’ai déjà établi mes petites affaires. Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j’ai de quoi me passer des vivants. Mais enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la Médecine. Puisque le Ciel nous fait la grâce que depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous : ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C’est là que va l’étude de la plupart du monde, et chacun s’efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l’amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu’ils souhaitent : et c’est un art où l’on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les Alchimistes tâchent à profiter de la passion qu’on a pour les richesses, en promettant des montagnes d’or à ceux qui les écoutent. Et les diseurs d’Horoscope, par leurs Prédictions trompeuses profitent de la vanité et de l’ambition des crédules esprits : mais le plus grand faible des hommes, c’est l’amour qu’ils ont pour la vie, et nous en profitons nous autres, par notre pompeux galimatias ; et savons prendre nos avantages de cette vénération, que la peur de mourir, leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d’estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la Nature toutes les bévues de notre art. N’allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d’une erreur qui donne du pain à tant de personnes.

Monsieur Tomès

Vous avez raison en tout ce que vous dites ; mais ce sont chaleurs de sang, dont parfois on n’est pas le maître.

Monsieur Filerin

Allons donc, Messieurs, mettez bas toute rancune, et faisons ici votre accommodement.

Monsieur des Fonandrès

J’y consens. Qu’il me passe mon émétique pour la malade dont il s’agit, et je lui passerai tout ce qu’il voudra pour le premier malade dont il sera question.

Monsieur Filerin

On ne peut pas mieux dire. Et voilà se mettre à la raison.

Monsieur des Fonandrès

Cela est fait.

Monsieur Filerin

Touchez donc là. Adieu. Une autre fois, montrez plus de prudence.

Scène II §

Messieurs Tomès, Des Fonandrès, Lisette.

Lisette

Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la Médecine.

Monsieur Tomès

Comment, qu’est-ce ?

Lisette

Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier : et qui sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps.

Monsieur Tomès

Écoutez, vous faites la railleuse : mais vous passerez par nos mains quelque jour.

Lisette

Je vous permets de me tuer, lorsque j’aurai recours à vous.

Scène III §

Lisette, Clitandre.

Clitandre

Hé bien, Lisette, me trouves-tu bien ainsi ?

Lisette

Le mieux du monde, et je vous attendais avec impatience. Enfin, le Ciel m’a faite d’un naturel le plus humain du monde, et je ne puis voir deux Amants soupirer l’un pour l’autre, qu’il ne me prenne une tendresse charitable, et un désir ardent de soulager les maux qu’ils souffrent. Je veux à quelque prix que ce soit, tirer Lucinde de la tyrannie où elle est, et la mettre en votre pouvoir. Vous m’avez plu d’abord, je me connais en gens, et elle ne peut pas mieux choisir. L’amour risque des choses extraordinaires, et nous avons concerté ensemble une manière de stratagème, qui pourra peut-être nous réussir. Toutes nos mesures sont déjà prises. L’homme à qui nous avons affaire n’est pas des plus fins de ce monde : et si cette aventure nous manque, nous trouverons mille autres voies, pour arriver à notre but. Attendez-moi là seulement, je reviens vous quérir.

Scène IV §

Sganarelle, Lisette.

Lisette

Monsieur, allégresse ! allégresse !

Sganarelle

Qu’est-ce ?

Lisette

Réjouissez-vous.

Sganarelle

De quoi ?

Lisette

Réjouissez-vous, vous dis-je.

Sganarelle

Dis-moi donc ce que c’est, et puis je me réjouirai peut-être.

Lisette

Non, je veux que vous vous réjouissiez auparavant : que vous chantiez, que vous dansiez.

Sganarelle

Sur quoi ?

Lisette

Sur ma parole.

Sganarelle

Allons donc, la lera la la, la lera la. Que Diable !

Lisette

Monsieur, votre fille est guérie.

Sganarelle

Ma fille est guérie !

Lisette

Oui, je vous amène un Médecin : mais un Médecin d’importance, qui fait des cures merveilleuses, et qui se moque des autres Médecins.

Sganarelle

Où est-il ?

Lisette

Je vais le faire entrer.

Sganarelle

Il faut voir si celui-ci fera plus que les autres.

Scène V §

Clitandre, en habit de Médecin, Sganarelle, Lisette.

Lisette

Le voici.

Sganarelle

Voilà un Médecin qui a la barbe bien jeune.

Lisette

La science ne se mesure pas à la barbe ; et ce n’est pas par le menton qu’il est habile.

Sganarelle

Monsieur, on m’a dit que vous aviez des remèdes admirables, pour faire aller à la selle.

Clitandre

Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : Ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements : Mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés.

Lisette

Que vous ai-je dit ?

Sganarelle

Voilà un grand homme.

Lisette

Monsieur, comme votre fille est là toute habillée dans une chaise, je vais la faire passer ici.

Sganarelle

Oui, fais.

Clitandre, tâtant le pouls à Sganarelle

Votre fille est bien malade.

Sganarelle

Vous connaissez cela ici ?

Clitandre

Oui, par la sympathie qu’il y a entre le père et la fille.

Scène VI §

Lucinde, Lisette, Sganarelle, Clitandre.

Lisette

Tenez, Monsieur, voilà une chaise auprès d’elle. Allons, laissez-les là tous deux.

Sganarelle

Pourquoi ? Je veux demeurer là.

Lisette

Vous moquez-vous ? Il faut s’éloigner, un Médecin a cent choses à demander, qu’il n’est pas honnête qu’un homme entende.

Clitandre, parlant à Lucinde à part

Ah ! Madame, que le ravissement où je me trouve est grand ! et que je sais peu par où vous commencer mon discours. Tant que je ne vous ai parlé que des yeux, j’avais, ce me semblait, cent choses à vous dire : et maintenant que j’ai la liberté de vous parler de la façon que je souhaitais, je demeure interdit : et la grande joie où je suis, étouffe toutes mes paroles.

Lucinde

Je puis vous dire la même chose, et je sens comme vous des mouvements de joie, qui m’empêchent de pouvoir parler.

Clitandre

Ah, Madame ! que je serais heureux ! s’il était vrai que vous sentissiez tout ce que je sens, et qu’il me fût permis de juger de votre âme par la mienne. Mais, Madame, puis-je au moins croire que ce soit à vous à qui je doive la pensée de cet heureux stratagème, qui me fait jouir de votre présence ?

Lucinde

Si vous ne m’en devez pas la pensée, vous m’êtes redevable, au moins d’en avoir approuvé la proposition avec beaucoup de joie.

Sganarelle, à Lisette

Il me semble qu’il lui parle de bien près.

Lisette, à Sganarelle

C’est qu’il observe sa physionomie, et tous les traits de son visage.

Clitandre, à Lucinde

Serez-vous constante, Madame, dans ces bontés que vous me témoignez ?

Lucinde

Mais vous, serez-vous ferme dans les résolutions que vous avez montrées ?

Clitandre

Ah ! Madame, jusqu’à la mort. Je n’ai point de plus forte envie que d’être à vous, et je vais le faire paraître dans ce que vous m’allez voir faire.

Sganarelle

Hé bien, notre malade, elle me semble un peu plus gaie.

Clitandre

C’est que j’ai déjà fait agir sur elle un de ces remèdes, que mon art m’enseigne. Comme l’Esprit a grand empire sur le corps, et que c’est de lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de courir à guérir les esprits avant que de venir au corps. J’ai donc observé ses regards, les traits de son visage, et les lignes de ses deux mains : et par la science que le Ciel m’a donnée, j’ai reconnu que c’était de l’esprit qu’elle était malade, et que tout son mal ne venait que d’une imagination déréglée, d’un désir dépravé de vouloir être mariée. Pour moi, je ne vois rien de plus extravagant et de plus ridicule, que cette envie qu’on a du mariage.

Sganarelle

Voilà un habile homme !

Clitandre

Et j’ai eu, et aurai pour lui, toute ma vie, une aversion effroyable.

Sganarelle

Voilà un grand Médecin.

Clitandre

Mais, comme il faut flatter l’imagination des malades, et que j’ai vu en elle de l’aliénation d’esprit : et même, qu’il y avait du péril à ne lui pas donner un prompt secours ; je l’ai prise par son faible, et lui ai dit que j’étais venu ici pour vous la demander en mariage. Soudain son visage a changé, son teint s’est éclairci, ses yeux se sont animés : et si vous voulez pour quelques jours l’entretenir dans cette erreur, vous verrez que nous la tirerons d’où elle est.

Sganarelle

Oui-da, je le veux bien.

Clitandre

Après nous ferons agir d’autres remèdes pour la guérir entièrement de cette fantaisie.

Sganarelle

Oui, cela est le mieux du monde. Hé bien, ma fille, voilà Monsieur qui a envie de t’épouser, et je lui ai dit que je le voulais bien.

Lucinde

Hélas, est-il possible ?

Sganarelle

Oui.

Lucinde

Mais, tout de bon ?

Sganarelle

Oui, oui.

Lucinde

Quoi, vous êtes dans les sentiments d’être mon mari ?

Clitandre

Oui, Madame.

Lucinde

Et mon père y consent ?

Sganarelle

Oui, ma fille.

Lucinde

Ah, que je suis heureuse, si cela est véritable !

Clitandre

N’en doutez point, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre mari, je ne suis venu ici que pour cela : et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n’est qu’un pur prétexte inventé, et je n’ai fait le Médecin que pour m’approcher de vous, et obtenir ce que je souhaite.

Lucinde

C’est me donner des marques d’un amour bien tendre, et j’y suis sensible autant que je puis.

Sganarelle

Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle !

Lucinde

Vous voulez donc bien, mon père, me donner Monsieur pour époux ?

Sganarelle

Oui, çà donne-moi ta main. Donnez-moi un peu aussi la vôtre, pour voir.

Clitandre

Mais, Monsieur…

Sganarelle, s’étouffant de rire

Non, non, c’est pour… pour lui contenter l’esprit. Touchez là. Voilà qui est fait.

Clitandre

Acceptez pour gage de ma foi cet anneau que je vous donne. C’est un anneau constellé, qui guérit les égarements d’esprit.

Lucinde

Faisons donc le contrat, afin que rien n’y manque.

Clitandre

Hélas ! Je le veux bien, Madame.

À Sganarelle

Je vais faire monter l’homme qui écrit mes remèdes, et lui faire croire que c’est un notaire.

Sganarelle

Fort bien.

Clitandre

Holà, faites monter le Notaire que j’ai amené avec moi.

Lucinde

Quoi, vous aviez amené un Notaire ?

Clitandre

Oui, Madame.

Lucinde

J’en suis ravie.

Sganarelle

Oh la folle ! Oh la folle !

Scène VII §

Le Notaire, Clitandre, Sganarelle, Lucinde, Lisette .

Clitandre parle au Notaire à l’oreille.

Sganarelle

Oui, Monsieur, il faut faire un contrat pour ces deux personnes-là. Écrivez (voilà le contrat qu’on fait)

(Le notaire écrit.)

je lui donne vingt mille écus en mariage. Écrivez.

Lucinde

Je vous suis bien obligée, mon père.

Le notaire

Voilà qui est fait, vous n’avez qu’à venir signer.

Sganarelle

Voilà un contrat bientôt bâti.

Clitandre

Au moins…

Sganarelle

Hé non, vous dis-je, sait-on pas bien ? Allons, donnez-lui la plume pour signer. Allons, signé, signé, signé. Va, va, je signerai tantôt moi.

Lucinde

Non, non, je veux avoir le contrat entre mes mains.

Sganarelle

Hé bien, tiens. Es-tu contente ?

Lucinde

Plus qu’on ne peut s’imaginer.

Sganarelle

Voilà qui est bien, voilà qui est bien.

Clitandre

Au reste, je n’ai pas eu seulement la précaution d’amener un Notaire, j’ai eu celle encore de faire venir des voix et des instruments pour célébrer la Fête, et pour nous réjouir. Qu’on les fasse venir. Ce sont des gens que je mène avec moi, et dont je me sers tous les jours pour pacifier avec leur harmonie les troubles de l’esprit.

Scène Dernière §

La Comédie, le Ballet et la Musique.

tous trois ensemble

Sans nous tous les hommes
Deviendraient mal sains :
Et c’est nous qui sommes
Leurs grands Médecins.

La Comédie

Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous,
Qu’on laisse Hippocrate,
Et qu’on vienne à nous.

tous trois ensemble

Sans nous…
Durant qu’ils chantent, et que les jeux, les ris, et les plaisirs dansent, Clitandre emmène Lucinde.

Sganarelle

Voilà une plaisante façon de guérir. Où est donc ma fille et le Médecin ?

Lisette

Ils sont allés achever le reste du mariage.

Sganarelle

Comment, le mariage ?

Lisette

Ma foi, Monsieur, la Bécasse est bridée, et vous avez cru faire un jeu, qui demeure une vérité.

Sganarelle

(Les danseurs le retiennent et veulent le faire danser de force.)

Comment, Diable : laissez-moi aller : laissez-moi aller, vous dis-je. Encore. Peste des gens.

Fin