L'ÉTOURDI
OU LES CONTRETEMPS,
COMÉDIE

Représentée sur le
Théâtre du Palais Royal

Par J. B. P. MOLIÈRE

À PARIS,
Chez GABRIEL QUINET,
au Palais, dans la Galerie des Prisonniers,
à l'Ange Gabriel.
M. DC. LXIII.
AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

À MESSIRE §

MESSIRE ARMAND JEAN DE RIANTS,

Chevalier, Baron de Riverey, Seigneur de la Gallessierre, Oudangeau, et autres Lieux, Conseiller du Roi en tous ses Conseils, et Procureur de sa Majesté au Châtelet, Prévôté et Vicomté de Paris.

Monsieur,

Après avoir longtemps cherché quelque chose qui fût digne de vous être offert, pour ne pas laisser échapper aucune occasion de vous témoigner mes respects, et qui pût en même temps faire connaître à tout le monde que j’ai essayé de rendre à votre mérite quelques marques particulières de mon zèle ; j’ai cru que vous ne désavoueriez pas l’Étourdi ou les Contretemps, quand vous saurez que c’est un Étourdi tout couvert de gloire, de s’être fait admirer par la plus galante Cour du Monde, et qui a reçu des avantages, que de plus prudents que lui se tiendrait glorieux d’avoir pu mériter ; toutes ces choses-là font voir qu’il y a de la différence entre lui, et ceux qui portent son nom ; Néanmoins je crains qu’il ne perde aujourd’hui la haute réputation qu’il s’est acquise, quand on saura qu’il vient à Contretemps se présenter à vous, et vous divertir des grandes et sérieuses Occupations que vous donne l’illustre Charge que vous possédez, et qui demande que vous ayez soin de la plus célèbre Ville de la Terre : Vous le faites, Monsieur, avec tant d’applaudissement, et vous vous acquittez de cette Charge avec tant de gloire, que le Prince, et les peuples en sont également satisfaits ; aussi chacun sait-il que vous marchez sur les traces de vos Illustres Aïeuls, dont la Mémoire ne périra jamais. Oui, Monsieur, l’on se souviendra de ce Denis de Riants, dont vous sortez, qui s’acquitta si dignement, pour lui, et pour tout le Monde, de la Charge d’Avocat Général, et de Président au Mortier, qu’il possédait dans le premier Parlement de France, et qui obligea cette Auguste Compagnie, de faire voir combien elle l’avait toujours estimé, lorsqu’étant priée par ses Parents de se trouver aux honneurs funèbres que l’on devait rendre ; elle répondit, par l’organe de son premier Président, qu’elle était bien marrie du trépas d’un Personnage de si grand savoir, et de si grande vertu, et qu’elle lui rendrait tout l’honneur qu’elle lui devait. Après cela, Monsieur, l’on peut juger de la vénération que l’on a en France pour votre Nom, et si soutenant, comme vous faites l’éclat et la gloire de vos Ancêtres, je ne dois pas craindre de passer pour téméraire en faisant votre Panégyrique. L’on sait assez que leurs grandes actions et les vôtres, me fourniraient trop de matière, s’il m’était permis de l’entreprendre ; mais les voulant laisser à d’autres plus capables de les décrire, Je serai satisfait, si je puis vous persuader que je suis, plus que personne du monde,

Monsieur,

Votre très-humble et très
obéissant serviteur,
barbin.

Acteurs §

  • Lélie, fils de Pandolphe.
  • Célie, esclave de Trufaldin.
  • Mascarille, valet de Lélie.
  • Hippolyte, fille d'Anselme.
  • Anselme, vieillard.
  • Trufaldin, vieillard.
  • Pandolphe, vieillard.
  • Léandre, fils de famille.
  • Andrès, cru Égyptien.
  • Ergaste, valet.
  • Un courrier.
  • Deux troupes de Masques.
La Scène est à Messine.

L'ÉTOURDI
OU LES CONTRETEMPS,
COMÉDIE §

Acte I §

Scène Première §

Lélie

Hé bien ! Léandre, hé bien ! il faudra contester ;
Nous verrons de nous deux qui pourra l’emporter ;
Qui dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
Aux vœux de son Rival portera plus d’obstacle.
5 Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
Sûr que de mon côté je n’épargnerai rien.

Scène II §

Lélie, Mascarille.

Lélie

Ah ! Mascarille.

Mascarille

Quoi ?

Lélie

Voici bien des affaires ;
J’ai dans ma passion toutes choses contraires :
Léandre aime Célie, et par un trait fatal,
10 Malgré mon changement, est toujours mon rival.

Mascarille

Léandre aime Célie !

Lélie

Il l’adore, te dis-je.

Mascarille

Tant pis.

Lélie

Hé ! oui, tant pis, c’est là ce qui m’afflige.
Toutefois j’aurais tort de me désespérer,
Puisque j’ai ton secours je puis me rassurer ;
15 Je sais que ton esprit en intrigues fertile,
N’a jamais rien trouvé qui lui fût difficile,
Qu’on te peut appeler le Roi des serviteurs,
Et qu’en toute la terre…

Mascarille

Hé, trêve de douceurs.
Quand nous faisons besoin nous autres misérables,
20 Nous sommes les chéris et les incomparables,
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.

Lélie

Ma foi, tu me fais tort avec cette invective ;
Mais enfin discourons un peu de ma captive,
25 Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
Ont rien d’impénétrable à des traits si charmants :
Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage,
Je vois pour sa naissance un noble témoignage,
Et je crois que le Ciel dedans un rang si bas,
30 Cache son Origine, et ne l’en tire pas.

Mascarille

Vous êtes romanesque avecque vos chimères ;
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires,
C’est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit,
Vous savez que sa bile assez souvent s’aigrit,
35 Qu’il peste contre vous d’une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière ;
Il est avec Anselme en parole pour vous,
Que de son Hippolyte on vous fera l’époux,
S’imaginant que c’est dans le seul mariage,
40 Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage.
Et s’il vient à savoir que, rebutant son choix
D’un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
45 Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.

Lélie

Ah ! trêve, je vous prie, à votre Rhétorique.

Mascarille

Mais vous, trêve plutôt à votre Politique,
Elle n’est pas fort bonne, et vous devriez tâcher…

Lélie

50 Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher ?
Que chez moi les avis ont de tristes salaires ?
Qu’un valet conseiller y fait mal ses affaires ?

Mascarille

Il se met en courroux ! tout ce que j’en ai dit
N’était rien que pour rire, et vous sonder l’esprit :
55 D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure ?
Et Mascarille est-il ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu’il est très certain,
Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain.
Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père ;
60 Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ;
Ma foi j’en suis d’avis, que ces peinards chagrins,
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et vertueux par force, espèrent par envie,
Ôter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
65 Vous savez mon talent, je m’offre à vous servir.

Lélie

Ah ! c’est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l’ai fait paraître,
N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître ;
Mais Léandre à l’instant vient de me déclarer
70 Qu’à me ravir Célie il se va préparer.
C’est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer un rival de ses prétentions.

Mascarille

75 Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.
Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire ?

Lélie

Hé bien ? le stratagème ?

Mascarille

Ah ! comme vous courez !
Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J’ai trouvé votre fait, il faut… non, je m’abuse ;
Mais, si vous alliez…

Lélie

Où ?

Mascarille

C’est une faible ruse.
J’en songeais une.

Lélie

Et quelle ?

Mascarille

Elle n’irait pas bien.
Mais ne pourriez‑vous pas ?…

Lélie

Quoi ?

Mascarille

Vous ne pourriez rien.
Parlez avec Anselme.

Lélie

Et que lui puis-je dire ?

Mascarille

Il est vrai, c’est tomber d’un mal dedans un pire.
85 Il faut pourtant l’avoir. Allez chez Trufaldin.

Lélie

Que faire ?

Mascarille

Je ne sais.

Lélie

C’en est trop à la fin ;
Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.

Mascarille

Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n’aurions pas besoin maintenant de rêver,
90 À chercher les biais que nous devons trouver ;
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu’un rival vous prévienne et vous brave.
De ces Égyptiens qui la mirent ici,
Trufaldin qui la garde est en quelque souci,
95 Et trouvant son argent qu’ils lui font trop attendre,
Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu,
Il se ferait fesser, pour moins d’un quart d’écu ;
Et l’argent est le Dieu que sur tout il révère :
Mais le mal c’est…

Lélie

Quoi ? c’est ?

Mascarille

Que Monsieur votre père
Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
Comme vous voudriez bien, manier ses ducats :
Qu’il n’est point de ressort qui pour votre ressource,
Peut faire maintenant ouvrir la moindre bourse :
105 Mais tâchons de parler à Célie un moment,
Pour savoir là-dessus quel est son sentiment.
La fenêtre est ici.

Lélie

Mais Trufaldin pour elle,
Fait de nuit et de jour exacte sentinelle ;
Prends garde.

Mascarille

Dans ce coin demeurons en repos.
110 Oh ! bonheur ! la voilà qui paraît à propos.

Scène III §

Lélie, Célie, Mascarille.

Lélie

Ah ! que le Ciel m’oblige, en offrant à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue !
Et, quelque mal cuisant que m’aient causé vos yeux,
Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !

Célie

115 Mon cœur qu’avec raison votre discours étonne,
N’entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;
Et, si dans quelque chose ils vous ont outragé,
Je puis vous assurer que c’est sans mon congé.

Lélie

Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure,
120 Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,
Et…

Mascarille

Vous le prenez là d’un ton un peu trop haut ;
Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut ;
Profitons mieux du temps, et sachons vite d’elle
Ce que…

Trufaldin dans la maison

Célie.

Mascarille

Hé bien ?

Lélie

Oh ! rencontre cruelle,
125 Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler !

Mascarille

Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.

Scène IV §

Trufaldin, Célie, Mascarille, et Lélie retiré dans un coin.

Trufaldin à Célie

Que faites-vous dehors ? et quel soin vous talonne,
Vous à qui je défends de parler à personne.

Célie

Autrefois j’ai connu cet honnête garçon ;
130 Et vous n’avez pas lieu d’en prendre aucun soupçon.

Mascarille

Est-ce là le Seigneur Trufaldin ?

Célie

Oui, lui-même.

Mascarille

Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême,
De pouvoir saluer en toute humilité
Un homme dont le nom est partout si vanté.

Trufaldin

Très humble serviteur.

Mascarille

J’incommode peut-être ;
Mais je l’ai vue ailleurs, où m’ayant fait connaître,
Les grands talents qu’elle a pour savoir l’avenir,
Je voulais sur un point un peu l’entretenir.

Trufaldin

Quoi ! te mêlerais‑tu d’un peu de diablerie ?

Célie

140 Non, tout ce que je sais n’est que blanche magie.

Mascarille

Voici donc ce que c’est. Le Maître que je sers,
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ;
Il aurait bien voulu du feu qui le dévore
Pouvoir entretenir la beauté qu’il adore :
145 Mais un dragon veillant sur ce rare trésor
N’a pu, quoi qu’il ait fait, le lui permettre encor,
Et, ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable ;
Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux,
150 Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche,
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.

Célie

Sous quel Astre ton Maître a-t-il reçu le jour ?

Mascarille

Sous un Astre à jamais ne changer son amour.

Célie

155 Sans me nommer l’objet pour qui son cœur soupire,
La science que j’ai m’en peut assez instruire ;
Cette fille a du cœur, et dans l’adversité,
Elle sait conserver une noble fierté,
Elle n’est pas d’humeur à trop faire connaître,
160 Les secrets sentiments qu’en son cœur on fait naître :
Mais je les sais comme elle, et d’un esprit plus doux,
Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.

Mascarille

Oh ! merveilleux pouvoir de la vertu magique !

Célie

Si ton Maître en ce point de constance se pique,
165 Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu’il n’appréhende pas de soupirer en vain ;
Il a lieu d’espérer, et le sort qu’il veut prendre
N’est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.

Mascarille

C’est beaucoup ; mais ce sort dépend d’un gouverneur
Difficile à gagner.

Célie

C’est là tout le malheur.

Mascarille

Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire.

Célie

Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.

Lélie, les joignant

Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter,
C’est par mon ordre seul qu’il vous vient visiter ;
175 Et je vous l’envoyais, ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu’entre nous deux le prix soit arrêté.

Mascarille

La peste soit la bête.

Trufaldin

Ho ! Ho ! qui des deux croire,
180 Ce discours au premier est fort contradictoire.

Mascarille

Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ;
Ne le savez-vous pas ?

Trufaldin

Je sais ce que je sais ;
J’ai crainte ici dessous de quelque manigance :
Rentrez, et ne prenez jamais cette licence :
185 Et vous filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d’accord.

Mascarille

C’est bien fait ; je voudrais qu’encor, sans flatterie,
Il nous eût d’un bâton chargés de compagnie ;
À quoi bon se montrer ? et comme un Étourdi
190 Me venir démentir de tout ce que je dis.

Lélie

Je pensais faire bien.

Mascarille

Oui, c’était fort l’entendre ;
Mais quoi, cette action ne me doit point surprendre,
Vous êtes si fertile en pareils Contretemps,
Que vos écarts d’esprit n’étonnent plus les gens.

Lélie

195 Ah ! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable,
Le mal est-il si grand qu’il soit irréparable ?
Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
Songe au moins de Léandre à rompre les desseins,
Qu’il ne puisse acheter avant moi cette belle,
200 De peur que ma présence encor soit criminelle,
Je te laisse.

Mascarille

Fort bien. À dire vrai, l’argent ;
Serait dans notre affaire un sûr et fort agent ;
Mais ce ressort manquant, il faut user d’un autre.

Scène V §

Anselme, Mascarille.

Anselme

Par mon chef, c’est un siècle étrange que le nôtre !
205 J’en suis confus ; jamais tant d’amour pour le bien,
Et jamais tant de peine à retirer le sien.
Les dettes aujourd’hui, quelque soin qu’on emploie,
Sont comme les enfants que l’on conçoit en joie,
Et dont avec peine on fait l’accouchement ;
210 L’argent dans une bourse entre agréablement :
Mais le terme venu que nous devons le rendre,
C’est lorsque les douleurs commencent à nous prendre ;
Baste ce n’est pas peu que deux mille francs dus,
Depuis deux ans entiers me soient enfin rendus,
Encore est-ce un bonheur.

Mascarille

Ô ! Dieu, la belle proie
À tirer en volant ! chut : il faut que je voie
Si je pourrais un peu de près le caresser.
Je sais bien les discours dont il le faut bercer.
Je viens de voir, Anselme…

Anselme

Et qui ?

Mascarille

Votre Nérine.

Anselme

220 Que dit-elle de moi cette gente assassine ?

Mascarille

Pour vous elle est de flamme.

Anselme

Elle ?

Mascarille

Et vous aime tant,
Que c’est grande pitié.

Anselme

Que tu me rends content !

Mascarille

Peu s’en faut que d’amour la pauvrette ne meure ;
Anselme, mon mignon, crie-t-elle à toute heure,
225 Quand est-ce que l’hymen unira nos deux cœurs ?
Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ?

Anselme

Mais pourquoi jusqu’ici me les avoir celées ?
Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées !
Mascarille, en effet, qu’en dis-tu ? quoique vieux,
230 J’ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.

Mascarille

Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
S’il n’est pas des plus beaux, il est désagréable.

Anselme

Si bien donc…

Mascarille

Si bien donc qu’elle est sotte de vous ;
Ne vous regarde plus…

Anselme

Quoi ?

Mascarille

Que comme un époux :
Et vous veut…

Anselme

Et me veut…

Mascarille

Et vous veut, quoi qu’il tienne,
Prendre la bourse.

Anselme

La ?

Mascarille

La bouche avec la sienne.

Anselme

Ah ! je t’entends. Viens çà, lorsque tu la verras,
Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.

Mascarille

Laissez-moi faire.

Anselme

Adieu.

Mascarille

Que le Ciel te conduise.

Anselme

240 Ah ! vraiment je faisais une étrange sottise,
Et tu pouvais pour toi m’accuser de froideur :
Je t’engage à servir mon amoureuse ardeur,
Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
Sans du moindre présent récompenser ton zèle ;
Tiens, tu te souviendras…

Mascarille

Ah ! non pas, s’il vous plaît.

Anselme

Laisse-moi.

Mascarille

Point du tout, j’agis sans intérêt.

Anselme

Je le sais, mais pourtant…

Mascarille

Non Anselme, vous dis-je ;
Je suis homme d’honneur, cela me désoblige.

Anselme

Adieu donc, Mascarille.

Mascarille

Ô ! long discours !

Anselme

Je veux
250 Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ;
Et je vais te donner de quoi faire pour elle
L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle
Que tu trouveras bon.

Mascarille

Non, laissez votre argent,
Sans vous mettre en souci, je ferai le présent ;
255 Et l’on m’a mis en main une bague à la mode,
Qu'après vous payerez si cela l’accommode.

Anselme

Soit, donne-la pour moi ; mais surtout fais si bien,
Qu’elle garde toujours l’ardeur de me voir sien.

Scène VI §

Lélie, Anselme, Mascarille.

Lélie

À qui la bourse ?

Anselme

Ah ! Dieux, elle m’était tombée,
260 Et j’aurais après cru qu’on me l’eût dérobée ;
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m’épargne un grand trouble, et me rend mon argent :
Je vais m’en décharger au logis tout à l’heure.

Mascarille

C’est être officieux, et très fort, ou je meure.

Lélie

265 Ma foi, sans moi, l’argent était perdu pour lui.

Mascarille

Certes, vous faites rage, et payez aujourd’hui
D’un jugement très rare, et d’un bonheur extrême.
Nous avancerons fort, continuez de même.

Lélie

Qu’est-ce donc ? qu’ai-je fait ?

Mascarille

Le sot, en bon français,
270 Puisque je puis le dire, et qu’enfin je le dois.
Il sait bien l’impuissance où son père le laisse,
Qu’un rival qu’il doit craindre étrangement nous presse,
Cependant quand je tente un coup pour l’obliger,
Dont je cours moi tout seul la honte et le danger…

Lélie

Quoi ! C’était !…

Mascarille

Oui, bourreau, c’était pour la captive,
Que j’attrapais l’argent dont votre soin nous prive.

Lélie

S’il est ainsi j’ai tort ; mais qui l’eût deviné.

Mascarille

Il fallait, en effet, être bien raffiné.

Lélie

Tu me devais par signe avertir de l’affaire.

Mascarille

280 Oui, je devais au dos avoir mon luminaire ;
Au nom de Jupiter, laissez-nous en repos,
Et ne nous chantez plus d’impertinents propos :
Un autre après cela quitterait tout peut-être ;
Mais j’avais médité tantôt un coup de maître,
285 Dont tout présentement je veux voir les effets,
À la charge que si…

Lélie

Non, je te le promets,
De ne me mêler plus de rien dire, ou rien faire.

Mascarille

Allez donc, votre vue excite ma colère.

Lélie

Mais surtout hâte-toi, de peur qu’en ce dessein…

Mascarille

290 Allez, encore un coup, j’y vais mettre la main.
Menons bien ce projet, la fourbe sera fine,
S’il faut qu’elle succède ainsi que j’imagine.
Allons voir… bon, voici mon homme justement.

Scène VII §

Pandolfe, Mascarille.

Pandolfe

Mascarille,

Mascarille

Monsieur ;

Pandolfe

À parler franchement,
Je suis mal satisfait de mon fils.

Mascarille

De mon maître ?
Vous n’êtes pas le seul qui se plaigne de l’être :
Sa mauvaise conduite insupportable en tout,
Met à chaque moment ma patience à bout.

Pandolfe

Je vous croirais pourtant assez d’intelligence
Ensemble.

Mascarille

Moi ? Monsieur, perdez cette croyance ;
Toujours de son devoir je tâche à l’avertir :
Et l’on nous voit sans cesse avoir maille à partir.
À l’heure même encor nous avons eu querelle,
Sur l’hymen d’Hippolyte, où je le vois rebelle ;
305 Où par l’indignité d’un refus criminel,
Je le vois offenser le respect paternel.

Pandolfe

Querelle !

Mascarille

Oui, querelle, et bien avant poussée.

Pandolfe

Je me trompais donc bien ; car j’avais la pensée,
Qu'à tout ce qu’il faisait tu donnais de l’appui.

Mascarille

310 Moi ! Voyez ce que c’est que du monde aujourd’hui ;
Et comme l’innocence est toujours opprimée.
Si mon intégrité vous était confirmée ;
Je suis auprès de lui gagé pour serviteur,
Vous me voudriez encor payer pour Précepteur :
315 Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage,
Que ce que je lui dis, pour le faire être sage.
Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je assez souvent,
Cessez de vous laisser conduire au premier vent,
Réglez-vous. Regardez l’honnête homme de père
320 Que vous avez du Ciel, comme on le considère ;
Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur,
Et, comme lui, vivez en personne d’honneur.

Pandolfe

C’est parler comme il faut. Et que peut-il répondre ?

Mascarille

Répondre ? des chansons, dont il me vient confondre.
325 Ce n’est pas qu’en effet, dans le fond de son cœur,
Il ne tienne de vous des semences d’honneur ;
Mais sa raison n’est pas maintenant la maîtresse :
Si je pouvais parler avecque hardiesse,
Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.

Pandolfe

Parle.

Mascarille

C’est un secret qui m’importerait fort,
S’il était découvert : mais à votre prudence
Je puis le confier avec toute assurance.

Pandolfe

Tu dis bien.

Mascarille

Sachez donc que vos vœux sont trahis,
Par l’amour qu’une esclave imprime à votre fils.

Pandolfe

335 On m’en avait parlé ; mais l’action me touche,
De voir que je l’apprenne encore par ta bouche.

Mascarille

Vous voyez si je suis le secret confident…

Pandolfe

Vraiment, je suis ravi de cela.

Mascarille

Cependant
À son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre ?
340 Il faut… j’ai toujours peur qu’on nous vienne surprendre :
Ce serait fait de moi s’il savait ce discours.
Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours,
Acheter sourdement l’esclave idolâtrée,
Et la faire passer en une autre contrée.
345 Anselme a grand accès auprès de Trufaldin ;
Qu’il aille l’acheter pour vous dès ce matin :
Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
Je connais des Marchands, et puis bien vous promettre,
D’en retirer l’argent qu’elle pourra coûter :
350 Et malgré votre fils de la faire écarter.
Car enfin si l’on veut qu’à l’hymen il se range,
À cette amour naissante il faut donner le change ;
Et de plus, quand bien même il serait résolu,
Qu’il aurait pris le joug que vous avez voulu :
355 Cet autre objet pouvant réveiller son caprice,
Au mariage encor peut porter préjudice.

Pandolfe

C’est très bien raisonné ; ce conseil me plaît fort ;
Je vois Anselme, va, je m’en vais faire effort,
Pour avoir promptement cette esclave funeste,
360 Et la mettre en tes mains pour achever le reste.

Mascarille

Bon, allons avertir mon Maître de ceci :
Vive la fourberie, et les fourbes aussi.

Scène VIII §

Hippolyte, Mascarille.

Hippolyte

Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service ;
Je viens de tout entendre et voir ton artifice ;
365 À moins que de cela l’eussé-je soupçonné !
Tu couches d’imposture, et tu m’en as donné !
Tu m’avais promis lâche, et j’avais lieu d’attendre,
Qu’on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ;
Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,
370 Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ;
Que tu m’affranchirais du projet de mon père ;
Et cependant ici tu fais tout le contraire :
Mais tu t’abuseras, je sais un sûr moyen,
Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
Et je vais de ce pas…

Mascarille

Ah ! que vous êtes prompte !
La mouche tout d’un coup à la tête vous monte ;
Et, sans considérer s’il a raison, ou non,
Votre esprit contre moi fait le petit démon.
J’ai tort, et je devrais sans finir mon ouvrage,
380 Vous faire dire vrai, puisqu’ainsi l’on m’outrage.

Hippolyte

Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?
Traître, peux-tu nier ce que je viens d’ouïr.

Mascarille

Non ; mais il faut savoir que tout cet artifice
Ne va directement qu’à vous rendre service :
385 Que ce conseil adroit qui semble être sans fard,
Jette dans le panneau 1’un et l’autre vieillard :
Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie,
Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie :
Et faire que l’effet de cette invention
390 Dans le dernier excès portant sa passion,
Anselme rebuté de son prétendu gendre,
Puisse tourner son choix du côté de Léandre.

Hippolyte

Quoi ! tout ce grand projet qui m’a mise en courroux,
Tu l’as formé pour moi, Mascarille !

Mascarille

Oui, pour vous.
395 Mais puisqu’on reconnaît si mal mes bons offices,
Qu’il me faut de la sorte essuyer vos caprices,
Et que, pour récompense, on s’en vient de hauteur
Me traiter de faquin, de lâche, d’imposteur,
Je m’en vais réparer l’erreur que j’ai commise,
400 Et dès ce même pas rompre mon entreprise.

Hippolyte, l’arrêtant

Hé ! ne me traite pas si rigoureusement,
Et pardonne aux transports d’un premier mouvement.

Mascarille

Non, non, laissez-moi faire, il est en ma puissance,
De détourner le coup qui si fort vous offense.
405 Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais :
Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.

Hippolyte

Hé ! mon pauvre garçon, que ta colère cesse ;
J’ai mal jugé de toi, j’ai tort, je le confesse :
Tirant sa bourse.
Mais je veux réparer ma faute avec ceci.
410 Pourrais‑tu te résoudre à me quitter ainsi ?

Mascarille

Non je ne le saurais, quelque effort que je fasse :
Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
Apprenez, qu’il n’est rien qui blesse un noble cœur,
Comme quand il peut voir qu’on le touche en l’honneur.

Hippolyte

415 Il est vrai je t’ai dit de trop grosses injures :
Mais que ces deux Louis guérissent tes blessures.

Mascarille

Hé ! tout cela n’est rien ; je suis tendre à ces coups :
Mais déjà je commence à perdre mon courroux.
Il faut de ses amis endurer quelque chose.

Hippolyte

420 Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose ?
Et crois-tu que l’effet de tes desseins hardis
Produise à mon amour le succès que tu dis ?

Mascarille

N’ayez point pour ce fait l’esprit sur des épines ;
J’ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ;
425 Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait,
Ce qu’il ne ferait pas, un autre le ferait.

Hippolyte

Crois qu’Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.

Mascarille

L’espérance du gain n’est pas ce qui me flatte.

Hippolyte

Ton maître te fait signe, et veut parler à toi ;
430 Je te quitte : mais songe à bien agir pour moi.

Scène IX §

Mascarille, Lélie.

Lélie

Que diable fais-tu là ? Tu me promets merveille ;
Mais ta lenteur d’agir est pour moi sans pareille :
Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé,
Déjà tout mon bonheur eût été renversé.
435 C’était fait de mon bien, c’était fait de ma joie,
D’un regret éternel je devenais la proie ;
Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré,
Anselme avait l’esclave, et j’en étais frustré.
Il l’emmenait chez lui ; mais j’ai paré l’atteinte,
J’ai détourné le coup, et tant fait, que par crainte
440 Le pauvre Trufaldin l’a retenue.

Mascarille

Et trois ;
Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
C’était par mon adresse, ô cervelle incurable,
Qu’Anselme entreprenait cet achat favorable ;
445 Entre mes propres mains on la devait livrer ;
Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer ;
Et puis pour votre amour je m’emploierais encore ?
J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
450 Et que Monsieur Satan vous vînt tordre le cou.

Lélie

Il nous le faut mener en quelque Hôtellerie,
Et faire sur les pots décharger sa furie.

Fin du premier Acte.

Acte II §

Scène Première §

Mascarille, Lélie.

Mascarille

À vos désirs enfin il a fallu se rendre,
Malgré tous mes serments je n’ai pu m’en défendre,
455 Et pour vos intérêts, que je voulais laisser,
En de nouveaux périls viens de m’embarrasser ;
Je suis ainsi facile, et si de Mascarille
Madame la Nature avait fait une fille,
Je vous laisse à penser ce que c’aurait été.
460 Toutefois, n’allez pas sur cette sûreté
Donner de vos revers au projet que je tente,
Me faire une bévue, et rompre mon attente ;
Auprès d’Anselme encor nous vous excuserons,
Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;
465 Mais, si dorénavant votre imprudence éclate,
Adieu vous dis mes soins pour l’objet qui vous flatte.

Lélie

Non, je serai prudent, te dis‑je, ne crains rien,
Tu verras seulement…

Mascarille

Souvenez-vous-en bien :
J’ai commencé pour vous un hardi stratagème :
470 Votre père fait voir une paresse extrême
À rendre par sa mort tous vos désirs contents,
Je viens de le tuer, de parole, j’entends,
Je fais courir le bruit que d’une Apoplexie,
Le bonhomme surpris a quitté cette vie ;
475 Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas,
J’ai fait que vers sa grange il a porté ses pas ;
On est venu lui dire, et par mon artifice,
Que les ouvriers qui sont après son édifice,
Parmi les fondements qu’ils en jettent encor,
480 Avaient fait par hasard rencontre d’un trésor ;
Il a volé d’abord, et comme à la campagne
Tout son monde à présent hors nous deux l’accompagne,
Dans l’esprit d’un chacun je le tue aujourd’hui,
Et produis un fantôme enseveli pour lui :
485 Enfin je vous ai dit à quoi je vous engage,
Jouez bien votre rôle, et pour mon personnage,
Si vous apercevez que j’y manque d’un mot,
Dites absolument que je ne suis qu’un sot.

Lélie seul

Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie
490 Pour adresser mes vœux au comble de leur joie ;
Mais quand d’un bel objet on est bien amoureux,
Que ne ferait-on pas pour devenir heureux ?
Si l’amour est au crime une assez belle excuse,
Il en peut bien servir à la petite ruse,
495 Que sa flamme aujourd’hui me force d’approuver
Par la douceur du bien qui m’en doit arriver :
Juste Ciel ! qu’ils sont prompts ! je les vois en parole,
Allons nous préparer à jouer notre rôle.

Scène II §

Mascarille, Anselme.

Mascarille

La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.

Anselme

Être mort de la sorte !

Mascarille

Il a certes grand tort.
Je lui sais mauvais gré d’une telle incartade.

Anselme

N’avoir pas seulement le temps d’être malade !

Mascarille

Non, jamais homme n’eut si hâte de mourir.

Anselme

Et Lélie ?

Mascarille

Il se bat, et ne peut rien souffrir :
505 Il s’est fait en maints lieux contusion et bosse,
Et veut accompagner son papa dans la fosse :
Enfin, pour achever, l’excès de son transport
M’a fait en grande hâte ensevelir le mort,
De peur que cet objet qui le rend hypocondre,
510 À faire un vilain coup ne me l’allât semondre.

Anselme

N’importe, tu devais attendre jusqu’au soir,
Outre qu’encore un coup j’aurais voulu le voir.
Qui tôt ensevelit bien souvent assassine,
Et tel est cru défunt qui n’en a que la mine.

Mascarille

515 Je vous le garantis trépassé comme il faut ;
Au reste, pour venir au discours de tantôt,
Lélie, et l’action lui sera salutaire,
D’un bel enterrement veut régaler son père,
Et consoler un peu ce défunt de son sort,
520 Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort ;
Il hérite beaucoup, mais comme en ses affaires,
Il se trouve assez neuf, et ne voit encor guères ;
Que son bien la plupart n’est point en ces quartiers,
Ou que ce qu’il y tient consiste en des papiers ;
525 Il voudrait vous prier, ensuite de l’instance
D’excuser de tantôt son trop de violence,
De lui prêter au moins pour ce dernier devoir…

Anselme

Tu me l’as déjà dit, et je m’en vais le voir.

Mascarille

Jusques ici du moins tout va le mieux du monde :
530 Tâchons à ce progrès que le reste réponde,
Et de peur de trouver dans le port un écueil,
Conduisons le vaisseau de la main et de l’œil.

Scène III §

Lélie, Anselme, Mascarille.

Anselme

Sortons, je ne saurais qu’avec douleur très forte,
Le voir empaqueté de cette étrange sorte :
535 Las ! en si peu de temps ! il vivait ce matin !

Mascarille

En peu de temps parfois on fait bien du chemin.

Lélie

Ah !

Anselme

Mais quoi ? cher Lélie, enfin il était homme :
On n’a point pour la mort de dispense de Rome.

Lélie

Ah !

Anselme

Sans leur dire gare elle abat les humains,
540 Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.

Lélie

Ah !

Anselme

Ce fier animal pour toutes les prières,
Ne perdrait pas un coup de ses dents meurtrières,
Tout le monde y passe.

Lélie

Ah !

Mascarille

Vous avez beau prêcher,
Ce deuil enraciné ne se peut arracher.

Anselme

545 Si malgré ces raisons votre ennui persévère,
Mon cher Lélie, au moins, faites qu’il se modère.

Lélie

Ah !

Mascarille

Il n’en fera rien, je connais son humeur.

Anselme

Au reste, sur l’avis de votre serviteur,
J’apporte ici l’argent qui vous est nécessaire,
550 Pour faire célébrer les obsèques d’un père…

Lélie

Ah ! Ah !

Mascarille

Comme à ce mot s’augmente sa douleur,
Il ne peut sans mourir, songer à ce malheur.

Anselme

Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme,
Que je suis débiteur d’une plus grande somme :
555 Mais, quand par ces raisons je ne vous devrais rien,
Vous pourriez librement disposer de mon bien.
Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paraître.

Lélie, s’en allant

Ah !

Mascarille

Le grand déplaisir que sent monsieur mon Maître !

Anselme

Mascarille, je crois qu’il serait à propos,
560 Qu’il me fît de sa main un reçu de deux mots.

Mascarille

Ah !

Anselme

Des événements l’incertitude est grande.

Mascarille

Ah !

Anselme

Faisons-lui signer le mot que je demande.

Mascarille

Las ! en l’état qu’il est, comment vous contenter !
Donnez-lui le loisir de se désattrister ;
565 Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,
J’aurai soin d’en tirer d’abord votre assurance.
Adieu, je sens mon cœur qui se gonfle d’ennui,
Et m’en vais tout mon soûl pleurer avecque lui.
Ah !

Anselme seul

Le monde est rempli de beaucoup de traverses.
570 Chaque homme tous les jours en ressent de diverses,
Et jamais ici-bas…

Scène IV §

Pandolfe, Anselme.

Anselme

Ah ! bons Dieux, je frémis !
Pandolfe qui revient ! fût-il bien endormi.
Comme depuis sa mort sa face est amaigrie !
Las ! ne m’approchez pas de plus près, je vous prie ;
575 J’ai trop de répugnance à coudoyer un mort.

Pandolfe

D’où peut donc provenir ce bizarre transport ?

Anselme

Dites‑moi de bien loin quel sujet vous amène.
Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,
C’est trop de courtoisie, et véritablement,
580 Je me serais passé de votre compliment.
Si votre âme est en peine et cherche des prières,
Las ! je vous en promets, et ne m’effrayez guères.
Foi d’homme épouvanté, je vais faire à l’instant
Prier tant Dieu pour vous que vous serez content.
585 Disparaissez donc, je vous prie,
Et que le Ciel par sa bonté,
Comble de joie et de santé
Votre défunte seigneurie.

Pandolfe, riant

Malgré tout mon dépit, il m’y faut prendre part.

Anselme

590 Las ! pour un trépassé vous êtes bien gaillard !

Pandolfe

Est-ce jeu ? dites-nous, ou bien si c’est folie,
Qui traite de défunt une personne en vie ?

Anselme

Hélas ! vous êtes mort, et je viens de vous voir.

Pandolfe

Quoi ? j’aurais trépassé sans m’en apercevoir ?

Anselme

595 Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle,
J’en ai senti dans l’âme une douleur mortelle.

Pandolfe

Mais enfin, dormez-vous ? êtes-vous éveillé ?
Me connaissez-vous pas ?

Anselme

Vous êtes habillé
D’un corps aérien qui contrefait le vôtre,
600 Mais qui dans un moment peut devenir tout autre.
Je crains fort de vous voir comme un géant grandir,
Et tout votre visage affreusement laidir.
Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure ;
J’ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.

Pandolfe

605 En une autre saison, cette naïveté,
Dont vous accompagnez votre crédulité,
Anselme, me serait un charmant badinage,
Et j’en prolongerais le plaisir davantage :
Mais avec cette mort un trésor supposé,
610 Dont parmi les chemins on m’a désabusé,
Fomente dans mon âme un soupçon légitime.
Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime,
Sur qui ne peuvent rien la crainte, et le remords,
Et qui pour ses desseins a d’étranges ressorts.

Anselme

615 M’aurait-on joué pièce, et fait supercherie ?
Ah ! vraiment ma raison, vous seriez fort jolie !
Touchons un peu pour voir : en effet c’est bien lui.
Malepeste du sot, que je suis aujourd’hui !
De grâce, n’allez pas divulguer un tel conte ;
620 On en ferait jouer quelque farce à ma honte :
Mais, Pandolfe, aidez-moi vous-même à retirer
L’argent que j’ai donné pour vous faire enterrer.

Pandolfe

De l’argent, dites-vous ? ah ! c’est donc l’enclouure.
Voilà le nœud secret de toute l’aventure ;
625 À votre dam. Pour moi, sans m’en mettre en souci,
Je vais faire informer de cette affaire ici,
Contre ce Mascarille, et si l’on peut le prendre,
Quoi qu’il puisse coûter, je veux le faire pendre.

Anselme

Et moi, la bonne dupe, à trop croire un vaurien,
630 Il faut donc qu’aujourd’hui je perde, et sens et bien ?
Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise,
Et d’être encor si prompt à faire une sottise !
D’examiner si peu sur un premier rapport…
Mais je vois…

Scène V §

Lélie, Anselme.

Lélie

Maintenant avec ce passeport,
635 Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.

Anselme

À ce que je puis voir, votre douleur vous quitte ?

Lélie

Que dites-vous ! jamais elle ne quittera,
Un cœur qui chèrement toujours la nourrira.

Anselme

Je reviens sur mes pas, vous dire, avec franchise,
640 Que tantôt avec vous j’ai fait une méprise ;
Que parmi ces Louis, quoiqu’ils semblent très beaux,
J’en ai sans y penser mêlé que je tiens faux,
Et j’apporte sur moi de quoi mettre en leur place :
De nos faux-monnayeurs l’insupportable audace,
645 Pullule en cet État d’une telle façon,
Qu’on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon :
Mon Dieu, qu’on ferait bien de les faire tous pendre !

Lélie

Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre ;
Mais je n’en ai point vu de faux, comme je crois.

Anselme

650 Je les connaîtrai bien, montrez, montrez-les-moi :
Est-ce tout ?

Lélie

Oui.

Anselme

Tant mieux ; enfin je vous raccroche,
Mon argent bien aimé, rentrez dedans ma poche ;
Et vous, mon brave Escroc, vous ne tenez plus rien ;
Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ;
655 Et qu’auriez-vous donc fait sur moi, chétif beau-père ?
Ma foi, je m’engendrais d’une belle manière !
Et j’allais prendre en vous un beau‑fils fort discret.
Allez, allez mourir de honte, et de regret.

Lélie

Il faut dire : J’en tiens ; quelle surprise extrême !
660 D’où peut-il avoir su sitôt le stratagème !

Scène VI §

Mascarille, Lélie.

Mascarille

Quoi ? vous étiez sorti ? je vous cherchais partout :
Hé bien ? en sommes-nous enfin venus à bout ;
Je le donne en six coups au fourbe le plus brave.
Çà, donnez-moi que j’aille acheter notre esclave,
665 Votre rival après sera bien étonné.

Lélie

Ah ! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné,
Pourrais-tu de mon sort deviner l’injustice ?

Mascarille

Quoi ? que serait-ce ?

Lélie

Anselme instruit de l’artifice,
M’a repris maintenant tout ce qu’il nous prêtait,
670 Sous couleur de changer de l’or que l’on doutait.

Mascarille

Vous vous moquez peut-être ?

Lélie

Il est trop véritable.

Mascarille

Tout de bon ?

Lélie

Tout de bon, j’en suis inconsolable ;
Tu te vas emporter d’un courroux sans égal.

Mascarille

Moi, Monsieur ? Quelque sot, la colère fait mal ;
675 Et je veux me choyer, quoi qu’enfin il arrive :
Que Célie après tout soit ou libre, ou captive ;
Que Léandre l’achète, ou qu’elle reste là,
Pour moi, je m’en soucie autant que de cela.

Lélie

Ah ! n’aie point pour moi si grande indifférence,
680 Et sois plus indulgent à ce peu d’imprudence,
Sans ce dernier malheur, ne m’avoueras-tu pas,
Que j’avais fait merveille ? et qu’en ce feint trépas
J’éludais un chacun d’un deuil si vraisemblable,
Que les plus clairvoyants l’auraient cru véritable.

Mascarille

685 Vous avez en effet sujet de vous louer.

Lélie

Hé bien, je suis coupable, et je veux l’avouer ;
Mais, si jamais mon bien te fut considérable,
Répare ce malheur, et me sois secourable.

Mascarille

Je vous baise les mains, je n’ai pas le loisir.

Lélie

Mascarille, mon fils.

Mascarille

Point.

Lélie

Fais-moi ce plaisir.

Mascarille

Non, je n’en ferai rien.

Lélie

Si tu m’es inflexible,
Je m’en vais me tuer.

Mascarille

Soit, il vous est loisible.

Lélie

Je ne te puis fléchir ?

Mascarille

Non.

Lélie

Vois-tu le fer prêt.

Mascarille

Oui.

Lélie

Je vais le pousser.

Mascarille

Faites ce qu’il vous plaît.

Lélie

695 Tu n’auras pas regret de m’arracher la vie !

Mascarille

Non.

Lélie

Adieu Mascarille.

Mascarille

Adieu Monsieur Lélie.

Lélie

Quoi !…

Mascarille

Tuez-vous donc vite : ah ! que de longs devis !

Lélie

Tu voudrais bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse.

Mascarille

700 Savais-je pas qu’enfin ce n’était que grimace ;
Et, quoi que ces esprits jurent d’effectuer,
Qu’on n’est point aujourd’hui si prompt à se tuer.

Scène VII §

Léandre, Trufaldin, Lélie, Mascarille.

Lélie

Que vois-je ! mon rival et Trufaldin ensemble !
Il achète Célie ; ah ! de frayeur je tremble.

Mascarille

705 Il ne faut point douter qu’il fera ce qu’il peut,
Et, s’il a de l’argent, qu’il pourra ce qu’il veut :
Pour moi, j’en suis ravi ; voilà la récompense
De vos brusques erreurs, de votre impatience.

Lélie

Que dois-je faire ? dis, veuille me conseiller.

Mascarille

Je ne sais.

Lélie

Laisse-moi, je vais le quereller.

Mascarille

Qu’en arrivera-t-il ?

Lélie

Que veux-tu que je fasse
Pour empêcher ce coup ?

Mascarille

Allez, je vous fais grâce ;
Je jette encore un œil pitoyable sur vous,
Laissez‑moi l’observer par des moyens plus doux ;
715 Je vais, comme je crois, savoir ce qu’il projette.

Trufaldin

Quand on viendra tantôt, c’est une affaire faite.

Mascarille

Il faut que je l’attrape, et que de ses desseins
Je sois le confident pour mieux les rendre vains.

Léandre

Grâces au Ciel, voilà mon bonheur hors d’atteinte,
720 J’ai su me l’assurer, et je n’ai plus de crainte ;
Quoi que désormais puisse entreprendre un rival,
Il n’est plus en pouvoir de me faire du mal.

Mascarille

Ahi, ahi, à l’aide, au meurtre, au secours, on m’assomme,
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ô traître ! ô bourreau d’homme !

Léandre

725 D'où procède cela ? qu’est-ce ? que te fait‑on ?

Mascarille

On vient de me donner deux cents coups de bâton.

Léandre

Qui ?

Mascarille

Lélie.

Léandre

Et pourquoi ?

Mascarille

Pour une bagatelle,
Il me chasse et me bat d’une façon cruelle.

Léandre

Ah ! vraiment il a tort.

Mascarille

Mais, ou je ne pourrai,
730 Ou je jure bien fort, que je m’en vengerai ;
Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde,
Que ce n’est pas pour rien qu’il faut rouer le monde :
Que je suis un valet, mais fort homme d’honneur,
Et qu’après m’avoir eu quatre ans pour serviteur,
735 Il ne me fallait pas payer en coups de gaules,
Et me faire un affront si sensible aux épaules :
Je te le dis encor, je saurai m’en venger ;
Une esclave te plaît, tu voulais m’engager
À la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte
740 Qu’un autre te l’enlève, ou le diable m’emporte.

Léandre

Écoute, Mascarille, et quitte ce transport ;
Tu m’as plu de tout temps, et je souhaitais fort
Qu’un garçon comme toi plein d’esprit et fidèle,
À mon service un jour pût attacher son zèle :
745 Enfin, si le parti te semble bon pour toi,
Si tu veux me servir, je t’arrête, avec moi.

Mascarille

Oui, Monsieur, d’autant mieux que le destin propice
M’offre à me bien venger en vous rendant service,
Et que dans mes efforts pour vos contentements,
750 Je puis à mon brutal trouver des châtiments.
De Célie en un mot par mon adresse extrême…

Léandre

Mon amour s’est rendu cet office lui-même,
Enflammé d’un objet qui n’a point de défaut,
Je viens de l’acheter moins encor qu’il ne vaut.

Mascarille

Quoi ? Célie est à vous ?

Léandre

Tu la verrais paraître,
Si de mes actions j’étais tout à fait maître :
Mais quoi ! mon père l’est, comme il a volonté,
Ainsi que je l’apprends d’un paquet apporté,
De me déterminer à l’hymen d’Hippolyte,
760 J’empêche qu’un rapport de tout ceci l’irrite.
Donc avec Trufaldin ; car je sors de chez lui,
J’ai voulu tout exprès agir au nom d’autrui ;
Et l’achat fait, ma bague est la marque choisie,
Sur laquelle au premier il doit livrer Célie ;
765 Je songe auparavant à chercher les moyens
D’ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens,
À trouver promptement un endroit favorable,
Où puisse être en secret cette captive aimable.

Mascarille

Hors de la ville un peu, je puis avec raison,
770 D’un vieux parent que j’ai vous offrir la maison,
Là, vous pourrez la mettre avec toute assurance,
Et de cette action nul n’aura connaissance.

Léandre

Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité.
Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté,
775 Dès que par Trufaldin ma bague sera vue,
Aussitôt en tes mains elle sera rendue,
Et dans cette maison tu me la conduiras
Quand… mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas.

Scène VIII §

Hippolyte, Léandre, Mascarille.

Hippolyte

Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ;
780 Mais la trouverez‑vous agréable, ou cruelle ?

Léandre

Pour en pouvoir juger, et répondre soudain,
Il faudrait la savoir.

Hippolyte

Donnez-moi donc la main
Jusqu’au Temple, en marchant je pourrai vous l’apprendre.

Léandre

Va, vat’en me servir sans davantage attendre.

Mascarille

785 Oui, je te vais servir d’un plat de ma façon ;
Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon !
Ô ! que dans un moment Lélie aura de joie !
Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie !
Recevoir tout son bien, d’où l’on attend le mal !
790 Et devenir heureux par la main d’un rival !
Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
À me peindre en Héros, un laurier sur la tête,
Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or,
Vivat Mascarillus, fourbum Imperator.

Scène IX §

Trufaldin, Mascarille.

Mascarille

Holà.

Trufaldin

Que voulez-vous ?

Mascarille

Cette bague connue,
Vous dira le sujet qui cause ma venue.

Trufaldin

Oui, je reconnais bien la bague que voilà :
Je vais querir l’esclave, arrêtez un peu là.

Scène X §

Le Courrier, Trufaldin, Mascarille.

Le courrier

Seigneur, obligez‑moi de m’enseigner un homme…

Trufaldin

Et qui ?

Le courrier

Je crois que c’est Trufaldin qu’il se nomme.

Trufaldin

Et que lui voulez‑vous ? Vous le voyez ici.

Le courrier

Lui rendre seulement la lettre que voici.

LETTRE.

Le Ciel, dont la bonté prend souci de ma vie,
Vient de me faire ouïr par un bruit assez doux,
805 Que ma fille à quatre ans par des voleurs ravie,
Sous le nom de Célie est esclave chez vous.
Si vous sûtes jamais ce que c’est qu’être père,
Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang,
Conservez-moi chez vous cette fille si chère,
810 Comme si de la vôtre elle tenait le rang.
Pour l’aller retirer, je pars d’ici moi-même,
Et vous vais de vos soins récompenser si bien,
Que par votre bonheur que je veux rendre extrême,
Vous bénirez le jour où vous causez le mien.

De Madrid.

Dom Pedro de Gusman, Marquis de Montalcane.

Trufaldin

815 Quoiqu’à leur Nation bien peu de foi soit due,
Ils me l’avaient bien dit, ceux qui me l’ont vendue,
Que je verrais dans peu quelqu’un la retirer,
Et que je n’aurais pas sujet d’en murmurer :
Et cependant j’allais par mon impatience,
820 Perdre aujourd’hui les fruits d’une haute espérance.
Un seul moment plus tard tous vos pas étaient vains :
J’allais mettre en l’instant cette fille en ses mains ;
Mais suffit, j’en aurai tout le soin qu’on désire.
Vous-même, vous voyez ce que je viens de lire :
825 Vous direz à celui qui vous a fait venir,
Que je ne lui saurais ma parole tenir.
Qu’il vienne retirer son argent.

Mascarille

Mais l’outrage
Que vous lui faites…

Trufaldin

Va, sans causer davantage.

Mascarille

Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d’avoir !
830 Le sort a bien donné la baye à mon espoir !
Et bien à la male heure est‑il venu d’Espagne,
Ce Courrier que la foudre, ou la grêle accompagne ;
Jamais, certes, jamais, plus beau commencement
N’eut en si peu de temps plus triste événement.

Scène XI §

Lélie, Mascarille.

Mascarille

835 Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?

Lélie

Laisse m’en rire encore avant que te le dire.

Mascarille

Çà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.

Lélie

Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l’objet.
Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries,
840 Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :
J’ai bien joué moi-même un tour des plus adroits.
Il est vrai, je suis prompt, et m’emporte parfois ;
Mais pourtant, quand je veux, j’ai l’imaginative
Aussi bonne en effet que personne qui vive ;
845 Et toi-même avoueras que ce que j’ai fait part
D’une pointe d’esprit où peu de monde a part.

Mascarille

Sachons donc ce qu’a fait cette imaginative.

Lélie

Tantôt, l’esprit ému d’une frayeur bien vive,
D’avoir vu Trufaldin avecque mon rival,
850 Je songeais à trouver un remède à ce mal,
Lorsque me ramassant, tout entier en moi-même,
J’ai conçu, digéré, produit un stratagème,
Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
Doivent sans contredit mettre pavillon bas.

Mascarille

Mais qu’est-ce ?

Lélie

Ah ! s’il te plaît, donne-toi patience ;
J’ai donc feint une lettre avec diligence,
Comme d’un grand Seigneur écrite à Trufaldin,
Qui mande, qu’ayant su par un heureux destin,
Qu’une esclave qu’il tient sous le nom de Célie,
860 Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie ;
Il veut la venir prendre, et le conjure au moins
De la garder toujours, de lui rendre des soins ;
Qu’à ce sujet il part d’Espagne, et doit pour elle
Par de si grands présents reconnaître son zèle,
865 Qu’il n’aura point regret de causer son bonheur.

Mascarille

Fort bien.

Lélie

Écoute donc ; voici bien le meilleur.
La Lettre que je dis a donc été remise ;
Mais, sais-tu bien comment ? en saison si bien prise,
Que le porteur m’a dit que sans ce trait falot,
870 Un homme l’emmenait, qui s’est trouvé fort sot.

Mascarille

Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?

Lélie

Oui, d’un tour si subtil m’aurais-tu cru capable ?
Loue au moins mon adresse, et la dextérité,
Dont je romps d’un rival le dessein concerté.

Mascarille

875 À vous pouvoir louer selon votre mérite,
Je manque d’éloquence, et ma force est petite ;
Oui, pour bien étaler cet effort relevé,
Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
Ce grand et rare effet d’une imaginative,
880 Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux Vers, ou bien en docte Prose,
Que vous serez toujours, quoi que l’on se propose,
885 Tout ce que vous avez été durant vos jours ;
C’est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade, et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
890 Que sais-je, un, cent fois plus encor que je ne dis,
C’est faire en abrégé votre panégyrique.

Lélie

Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique :
Ai-je fait quelque chose ? éclaircis-moi ce point.

Mascarille

Non, vous n’avez rien fait ; mais ne me suivez point.

Lélie

895 Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.

Mascarille

Oui ? sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
Car je vais vous fournir de quoi les exercer.

Lélie

Il m’échappe ! oh ! malheur qui ne se peut forcer !
Au discours qu’il m’a fait que saurais-je comprendre ?
900 Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre ?

Fin du second Acte.

Acte III §

Scène I §

Mascarille seul

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ;
Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien ;
Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue ;
Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue,
905 C’est trop de patience ; et je dois en sortir
Après de si beaux coups qu’il a su divertir.
Mais aussi, raisonnons un peu sans violence ;
Si je suis maintenant ma juste impatience,
On dira que je cède à la difficulté,
910 Que je me trouve à bout de ma subtilité ;
Et que deviendra lors cette publique estime,
Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
Et que tu t’es acquise en tant d’occasions,
À ne t’être jamais vu court d’inventions ?
915 L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose :
À tes nobles travaux ne fais aucune pause ;
Et, quoi qu’un maître ait fait pour te faire enrager,
Achève pour ta gloire, et non pour l’obliger :
Mais quoi ! que feras-tu, que de l’eau toute claire,
920 Traversé sans repos par ce démon contraire ?
Tu vois qu’à chaque instant il te fait déchanter,
Et que c’est battre l’eau, de prétendre arrêter
Ce torrent effréné, qui de tes artifices
Renverse en un moment les plus beaux Édifices.
925 Eh bien, pour toute grâce, encore un coup du moins,
Au hasard du succès, sacrifions des soins ;
Et s’il poursuit encore à rompre notre chance,
J’y consens, ôtons-lui toute notre assistance.
Cependant notre affaire encor n’irait pas mal,
930 Si par là nous pouvions perdre notre rival,
Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite,
Nous laissât jour entier pour ce que je médite.
Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux,
Dont je promettrais bien un succès glorieux,
935 Si je puis n’avoir plus cet obstacle à combattre :
Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.

Scène II §

Léandre, Mascarille.

Mascarille

Monsieur, j’ai perdu temps, votre homme se dédit.

Léandre

De la chose lui‑même il m’a fait un récit ;
Mais, c’est bien plus, j’ai su que tout ce beau mystère,
940 D’un rapt d’Égyptiens, d’un grand Seigneur pour père,
Qui doit partir d’Espagne, et venir en ces lieux,
N’est qu’un pur stratagème, un trait facétieux,
Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie
A voulu détourner notre achat de Célie.

Mascarille

Voyez un peu la fourbe !

Léandre

Et pourtant Trufaldin
Est si bien imprimé de ce conte badin,
Mord si bien à l’appât de cette faible ruse,
Qu’il ne veut point souffrir que l’on le désabuse.

Mascarille

C’est pourquoi désormais il la gardera bien,
950 Et je ne vois pas lieu d’y prétendre plus rien.    

Léandre

Si d’abord à mes yeux elle parut aimable,
Je viens de la trouver tout à fait adorable,
Et je suis en suspens, si pour me l’acquérir,
Aux extrêmes moyens je ne dois point courir,
955 Par le don de ma foi rompre sa destinée,
Et changer ses liens en ceux de l’hyménée.

Mascarille

Vous pourriez l’épouser !

Léandre

Je ne sais : mais enfin,
Si quelque obscurité se trouve en son destin,
Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces,
960 Qui pour tirer les cœurs ont d’incroyables forces.

Mascarille

Sa vertu, dites‑vous ?

Léandre

Quoi ! que murmures-tu ?
Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.

Mascarille

Monsieur, votre visage en un moment s’altère,
Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.

Léandre

Non, non, parle.

Mascarille

Hé bien donc, très charitablement,
Je vous veux retirer de votre aveuglement.
Cette fille…

Léandre

Poursuis.

Mascarille

N’est rien moins qu’inhumaine ;
Dans le particulier elle oblige sans peine ;
Et son cœur, croyez-moi, n’est point roche après tout,
970 À quiconque la sait prendre par le bon bout ;
Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ;
Mais je puis en parler avec certitude ;
Vous savez que je suis quelque peu d’un métier,
À me devoir connaître en un pareil gibier.

Léandre

Célie…

Mascarille

Oui, sa pudeur n’est que franche grimace,
Qu’une ombre de vertu qui garde mal la place,
Et qui s’évanouit, comme l’on peut savoir,
Aux rayons du Soleil qu’une bourse fait voir.

Léandre

Las ! que dis-tu ? croirai-je un discours de la sorte !

Mascarille

980 Monsieur, les volontés sont libres, que m’importe ?
Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein,
Prenez cette matoise, et lui donnez la main ;
Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle,
Et vous épouserez le bien public en elle.

Léandre

Quelle surprise étrange !

Mascarille

Il a pris l’hameçon ;
Courage, s’il s’y peut enferrer tout de bon,
Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.

Léandre

Oui d’un coup étonnant ce discours m’assassine.

Mascarille

Quoi ! vous pourriez !…

Léandre

Va-t’en jusqu’à la poste, et vois
990 Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.
Qui ne s’y fût trompé ? jamais l’air d’un visage,
Si ce qu’il dit est vrai, n’imposa davantage.

Scène III §

Lélie, Léandre.

Lélie

Du chagrin qui vous tient, quel peut être l’objet ?

Léandre

Moi ?

Lélie

Vous-même.

Léandre

Pourtant je n’en ai point sujet.

Lélie

995 Je vois bien ce que c’est, Célie en est la cause.

Léandre

Mon esprit ne court pas après si peu de chose.

Lélie

Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins,
Mais il faut dire ainsi, lorsqu’ils se trouvent vains.

Léandre

Si j’étais assez sot, pour chérir ses caresses,
1000 Je me moquerais bien de toutes vos finesses.

Lélie

Quelles finesses donc ?

Léandre

Mon Dieu, nous savons tout.

Lélie

Quoi ?

Léandre

Votre procédé de l’un à l’autre bout.

Lélie

C’est de l’Hébreu pour moi, je n’y puis rien comprendre.

Léandre

Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ;
1005 Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien,
Où je serais fâché de vous disputer rien ;
J’aime fort la beauté qui n’est point profanée,
Et ne veux point brûler pour une abandonnée.

Lélie

Tout beau, tout beau, Léandre.

Léandre

Ah ! que vous êtes bon !
1010 Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon,
Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes :
Il est vrai, sa beauté n’est pas des plus communes ;
Mais en revanche aussi le reste est fort commun.

Lélie

Léandre, arrêtons là ce discours importun.
1015 Contre moi tant d’efforts qu’il vous plaira pour elle ;
Mais surtout retenez cette atteinte mortelle :
Sachez que je m’impute à trop de lâcheté,
D’entendre mal parler de ma divinité ;
Et que j’aurai toujours bien moins de répugnance
1020 À souffrir votre amour qu’un discours qui l’offense.

Léandre

Ce que j’avance ici me vient de bonne part.

Lélie

Quiconque vous l’a dit est un lâche, un pendard ;
On ne peut imposer de tache à cette fille :
Je connais bien son cœur.

Léandre

Mais enfin Mascarille,
1025 D’un semblable procès est juge compétent ;
C’est lui qui la condamne.

Lélie

Oui ?

Léandre

Lui-même.

Lélie

Il prétend
D’une fille d’honneur insolemment médire,
Et que peut-être encor je n’en ferai que rire.
Gage qu’il se dédit.

Léandre

Et moi gage que non.

Lélie

1030 Parbleu, je le ferais mourir sous le bâton,
S’il m’avait soutenu des faussetés pareilles.

Léandre

Moi, je lui couperais sur-le-champ les oreilles,
S’il n’était pas garant de tout ce qu’il m’a dit.

Scène IV §

Lélie, Léandre, Mascarille.

Lélie

Ah ! bon, bon, le voilà, venez çà, chien maudit.

Mascarille

Quoi ?

Lélie

Langue de serpent fertile en impostures,
Vous osez sur Célie attacher vos morsures !
Et lui calomnier la plus rare vertu,
Qui puisse faire éclat sous un sort abattu !

Mascarille

Doucement ce discours est de mon industrie.

Lélie

1040 Non, non, point de clin d’œil, et point de raillerie ;
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
Fût-ce mon propre frère, il me la payerait ;
Et sur ce que j’adore oser porter le blâme,
C’est me faire une plaie au plus tendre de l’âme ;
1045 Tous ces signes sont vains, quels discours as-tu faits ?

Mascarille

Mon Dieu, ne cherchons point querelle, ou je m’en vais.

Lélie

Tu n’échapperas pas.

Mascarille

Ahii.

Lélie

Parle donc, confesse.

Mascarille

Laissez-moi ; je vous dis que c’est un tour d’adresse.

Lélie

Dépêche, qu’as-tu dit ? vide entre nous ce point.

Mascarille

1050 J’ai dit ce que j’ai dit, ne vous emportez point.

Lélie

Ah ! je vous ferai bien parler d’une autre sorte.

Léandre

Halte un peu, retenez l’ardeur qui vous emporte.

Mascarille

Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé !

Lélie

Laissez‑moi contenter mon courage offensé.

Léandre

1055 C’est trop que de vouloir le battre en ma présence.

Lélie

Quoi ! châtier mes gens, n’est pas en ma puissance ?

Léandre

Comment vos gens ?

Mascarille

Encor ! il va tout découvrir.

Lélie

Quand j’aurais volonté de le battre à mourir,
Hé bien ? c’est mon valet ?

Léandre

C’est maintenant le nôtre.

Lélie

1060 Le trait est admirable ! et comment donc le vôtre ?
Sans doute…

Mascarille bas

Doucement.

Lélie

Hem, que veux-tu conter ?

Mascarille bas

Ah ! le double bourreau, qui me va tout gâter !
Et qui ne comprend rien quelque signe qu’on donne.

Lélie

Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne.
Il n’est pas mon valet ?

Léandre

Pour quelque mal commis,
Hors de votre service il n’a pas été mis ?

Lélie

Je ne sais ce que c’est.

Léandre

Et plein de violence,
Vous n’avez pas chargé son dos avec outrance ?

Lélie

Point du tout. Moi ? l’avoir chassé, roué de coups ?
1070 Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.

Mascarille

Pousse, pousse, bourreau, tu fais bien tes affaires.

Léandre

Donc les coups de bâton ne sont qu’imaginaires.

Mascarille

Il ne sait ce qu’il dit, sa mémoire…

Léandre

Non, non,
Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon ;
1075 Oui, d’un tour délicat mon esprit te soupçonne ;
Mais, pour l’invention, va, je te le pardonne ;
C’est bien assez, pour moi, qu’il m’a désabusé,
De voir par quels motifs tu m’avais imposé,
Et que m’étant commis à ton zèle hypocrite,
1080 À si bon compte encor je m’en sois trouvé quitte :
Ceci doit s’appeler un avis au lecteur.
Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.

Mascarille

Courage, mon garçon, tout heur nous accompagne,
Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne,
1085 Faisons l’Olibrius, l’occiseur d’innocents.

Lélie

Il t’avait accusé de discours médisants
Contre…

Mascarille

Et vous ne pouviez souffrir mon artifice ?
Lui laisser son erreur, qui vous rendait service,
Et par qui son amour s’en était presque allé ?
1090 Non, il a l’esprit franc, et point dissimulé :
Enfin chez son rival je m’ancre avec adresse,
Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse ;
Il me la fait manquer avec de faux rapports :
Je veux de son rival alentir les transports ;
1095 Mon brave incontinent vient qui le désabuse,
J’ai beau lui faire signe, et montrer que c’est ruse ;
Point d’affaire, il poursuit sa pointe jusqu’au bout,
Et n’est point satisfait qu’il n’ait découvert tout :
Grand et sublime effort d’une imaginative
1100 Qui ne le cède point à personne qui vive !
C’est une rare pièce ! et digne sur ma foi,
Qu’on en fasse présent au cabinet d’un Roi !

Lélie

Je ne m’étonne pas si je romps tes attentes ;
À moins d’être informé des choses que tu tentes,
J’en ferais encor cent de la sorte.

Mascarille

Tant pis.

Lélie

Au moins, pour t’emporter à de justes dépits,
Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose ;
Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
C’est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert.

Mascarille

1110 Je crois que vous seriez un maître d’Arme expert :
Vous savez à merveille en toutes aventures
Prendre les contretemps, et rompre les mesures.

Lélie

Puisque la chose est faite, il n’y faut plus penser :
Mon rival en tout cas ne peut me traverser,
1115 Et pourvu que tes soins, en qui je me repose…

Mascarille

Laissons là ce discours, et parlons d’autre chose,
Je ne m’apaise pas, non, si facilement,
Je suis trop en colère ; il faut premièrement
Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite,
1120 Si je dois de vos feux reprendre la conduite.

Lélie

S’il ne tient qu’à cela, je n’y résiste pas ;
As-tu besoin ? dis-moi, de mon sang ? de mes bras.

Mascarille

De quelle vision sa cervelle est frappée !
Vous êtes de l’humeur de ces amis d’épée,
1125 Que l’on trouve toujours plus prompts à dégainer,
Qu’à tirer un teston, s’il fallait le donner.

Lélie

Que puis‑je donc pour toi ?

Mascarille

C’est que de votre père,
Il faut absolument apaiser la colère.

Lélie

Nous avons fait la paix.

Mascarille

Oui, mais non pas pour nous.
1130 Je l’ai fait ce matin mort pour l’amour de vous ;
La vision le choque, et de pareilles feintes
Aux vieillards, comme lui, sont de dures atteintes,
Qui sur l’état prochain de leur condition,
Leur font faire à regret triste réflexion :
1135 Le bon homme, tout vieux, chérit fort la lumière,
Et ne veut point de jeu dessus cette matière ;
Il craint le pronostic, et contre moi fâché,
On m’a dit qu’en justice il m’avait recherché :
J’ai peur, si le logis du Roi fait ma demeure,
1140 De m’y trouver si bien dès le premier quart d’heure,
Que j’aie peine aussi d’en sortir par après :
Contre moi dès longtemps on a force décrets ;
Car enfin, la vertu n’est jamais sans envie,
Et dans ce maudit siècle, est toujours poursuivie.
Allez donc le fléchir.

Lélie

Oui, nous le fléchirons ;
Mais aussi tu promets…

Mascarille

Ah ! mon Dieu, nous verrons.
Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues,
Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues,
Et de nous tourmenter de même qu’un lutin :
1150 Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin,
Et Célie, arrêtée avecque l’artifice…

Scène V §

Ergaste, Mascarille.

Ergaste

Je te cherchais partout pour te rendre un service,
Pour te donner avis d’un secret important.

Mascarille

Quoi donc ?

Ergaste

N’avons-nous point ici quelque écoutant ?

Mascarille

Non.

Ergaste

Nous sommes amis autant qu’on le peut être,
Je sais bien tes desseins, et l’amour de ton maître ;
Songez à vous tantôt, Léandre fait parti
Pour enlever Célie, et j’en suis averti,
Qu’il a mis ordre à tout, et qu’il se persuade
1160 D’entrer chez Trufaldin par une mascarade,
Ayant su qu’en ce temps assez souvent le soir,
Des femmes du Quartier en masque l’allaient voir.

Mascarille

Oui ! suffit ; il n’est pas au comble de sa joie,
Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie ;
1165 Et contre cet assaut je sais un coup fourré,
Par qui je veux qu’il soit de lui-même enferré ;
Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue.
Adieu, nous boirons pinte à la première vue.
Il faut, il faut tirer à nous ce que d’heureux
1170 Pourrait avoir en soi ce projet amoureux,
Et par une surprise adroite et non commune,
Sans courir le danger en tenter la fortune :
Si je vais me masquer pour devancer ses pas,
Léandre assurément ne nous bravera pas ;
1175 Et là premier que lui, si nous faisons la prise,
Il aura fait pour nous les frais de l’entreprise ;
Puisque par son dessein déjà presque éventé,
Le soupçon tombera toujours de son côté,
Et que nous à couvert de toutes ses poursuites,
1180 De ce coup hasardeux ne craindrons point les suites ;
C’est ne se point commettre à faire de l’éclat,
Et tirer les marrons de la patte du chat :
Allons donc nous masquer avec quelques bons frères,
Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères.
1185 Je sais où gît le lièvre, et me puis sans travail
Fournir en un moment d’hommes, et d’attirail ;
Croyez que je mets bien mon adresse en usage,
Si j’ai reçu du Ciel les fourbes en partage,
Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés
1190 Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.

Scène VI §

Lélie, Ergaste.

Lélie

Il prétend l’enlever avec sa mascarade ?

Ergaste

Il n’est rien plus certain ; quelqu’un de sa brigade,
M’ayant de ce dessein instruit, sans m’arrêter,
À Mascarille lors j’ai couru tout conter,
1195 Qui s’en va, m’a-t-il dit, rompre cette partie,
Par une invention dessus le champ bâtie ;
Et comme je vous ai rencontré par hasard,
J’ai cru que je devais de tout vous faire part.

Lélie

Tu m’obliges par trop avec cette nouvelle :
1200 Va, je reconnaîtrai ce service fidèle ;
Mon drôle assurément leur jouera quelque trait :
Mais je veux de ma part seconder son projet :
Il ne sera pas dit, qu’en un fait qui me touche,
Je ne me sois non plus remué qu’une souche ;
1205 Voici l’heure, ils seront surpris à mon aspect,
Foin, que n’ai-je avec moi pris mon porte‑respect ;
Mais, vienne qui voudra contre notre personne,
J’ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne.
Holà, quelqu’un, un mot.

Scène VII §

Lélie, Trufaldin.

Trufaldin

Qu’est-ce ? qui me vient voir ?

Lélie

1210 Fermez soigneusement votre porte ce soir.

Trufaldin

Pourquoi ?

Lélie

Certaines gens font une mascarade,
Pour vous venir donner une fâcheuse aubade ;
Ils veulent enlever votre Célie.

Trufaldin

Oh ! Dieux !

Lélie

Et, sans doute bientôt, ils viennent en ces lieux ;
1215 Demeurez, vous pourrez voir tout de la fenêtre :
Hé bien ? qu’avais-je dit ? les voyez-vous paraître ?
Chut, je veux à vos yeux leur en faire l’affront,
Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.

Scène VIII §

Lélie, Trufaldin, Mascarille masqué.

Trufaldin

Oh ! les plaisants robins qui pensent me surprendre !

Lélie

1220 Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ?
Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon ;
Bon Dieu ! qu’elle est jolie ! et qu’elle a l’air mignon !
Hé quoi ! vous murmurez ! mais, sans vous faire outrage,
Peut-on lever le masque et voir votre visage ?

Trufaldin

1225 Allez, fourbes méchants ; retirez-vous d’ici,
Canaille ; et vous, Seigneur, bonsoir, et grand merci.

Lélie

Mascarille, est-ce toi ?

Mascarille

Nennida, c’est quelque autre.

Lélie

Hélas ! quelle surprise ! et quel sort est le nôtre !
L’aurais-je deviné ! n’étant point averti
1230 Des secrètes raisons qui l’avaient travesti !
Malheureux que je suis, d’avoir dessous ce masque,
Été sans y penser te faire cette frasque !
Il me prendrait envie, en ce juste courroux,
De me battre moi-même, et me donner cent coups.

Mascarille

1235 Adieu, sublime esprit ; rare imaginative.

Lélie

Las ! si de ton secours ta colère me prive,
À quel Saint me vouerai-je ?

Mascarille

Au grand diable d’Enfer.

Lélie

Ah ! si ton cœur pour moi n’est de bronze, ou de fer,
Qu’encore un coup, du moins, mon imprudence ait grâce
1240 S’il faut pour l’obtenir que tes genoux j’embrasse,
Vois-moi…

Mascarille

Tarare, allons camarades, allons.
J’entends venir des gens qui sont sur nos talons.

Scène IX §

Léandre, masqué, et sa suite, Trufaldin.

Léandre

Sans bruit ; ne faisons rien que de la bonne sorte.

Trufaldin

Quoi ! masques toute nuit assiégeront ma porte !
1245 Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir,
Tout cerveau qui le fait, est certes de loisir ;
Il est un peu trop tard pour enlever Célie,
Dispensez-l’en ce soir, elle vous en supplie :
La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ;
1250 J’en suis fâché pour vous : Mais, pour vous régaler
Du souci qui pour elle ici vous inquiète,
Elle vous fait présent de cette cassolette.

Léandre

Fi, cela sent mauvais ; et je suis tout gâté ;
Nous sommes découverts, tirons de ce côté.

Fin du troisième Acte.

Acte IV §

Scène Première §

Lélie, Mascarille.

Mascarille

1255 Vous voilà fagoté d’une plaisante sorte.

Lélie

Tu ranimes par là mon espérance morte.

Mascarille

Toujours de ma colère on me voit revenir ;
J’ai beau jurer, pester, je ne m’en puis tenir.

Lélie

Aussi, crois, si jamais je suis dans la puissance,
1260 Que tu seras content de ma reconnaissance ;
Et, que, quand je n’aurais qu’un seul morceau de pain…

Mascarille

Baste, songez à vous, dans ce nouveau dessein ;
Au moins, si l’on vous voit commettre une sottise,
Vous n’imputerez plus l’erreur à la surprise,
1265 Votre rôle en ce jeu par cœur doit être su.

Lélie

Mais comment Trufaldin chez lui t’a-t-il reçu ?

Mascarille

D’un zèle simulé j’ai bridé le bon sire ;
Avec empressement je suis venu lui dire,
S’il ne songeait à lui, que l’on le surprendrait,
1270 Que l’on couchait en joue, et de plus d’un endroit,
Celle, dont il a vu, qu’une lettre en avance,
Avait si faussement divulgué la naissance ;
Qu’on avait bien voulu m’y mêler quelque peu ;
Mais que j’avais tiré mon épingle du jeu :
1275 Et que, touché d’ardeur pour ce qui le regarde,
Je venais l’avertir de se donner de garde.
De là, moralisant, j’ai fait de grands discours,
Sur les fourbes qu’on voit ici-bas tous les jours ;
Que, pour moi, las du monde, et de sa vie infâme,
1280 Je voulais travailler au salut de mon âme ;
À m’éloigner du trouble, et pouvoir longuement,
Près de quelque honnête homme être paisiblement :
Que s’il le trouvait bon, je n’aurais d’autre envie,
Que de passer chez lui le reste de ma vie ;
1285 Et que même à tel point il m’avait su ravir,
Que sans lui demander gages pour le servir,
Je mettrais en ses mains, que je tenais certaines,
Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines,
Dont, advenant que Dieu de ce monde m’ôtât,
1290 J’entendais tout de bon que lui seul héritât.
C’était le vrai moyen d’acquérir sa tendresse,
Et, comme pour résoudre avec votre maîtresse,
Des biais qu’on doit prendre à terminer vos vœux,
Je voulais en secret vous aboucher tous deux,
1295 Lui-même a su m’ouvrir une voie assez belle,
De pouvoir hautement vous loger avec elle,
Venant m’entretenir d’un fils privé du jour,
Dont cette nuit en songe il a vu le retour :
À ce propos, voici l’histoire qu’il m’a dite,
1300 Et sur qui j’ai tantôt notre fourbe construite.

Lélie

C’est assez, je sais tout : tu me l’as dit deux fois.

Mascarille

Oui, oui ; mais quand j’aurais passé jusques à trois,
Peut-être encor qu’avec toute sa suffisance,
Votre esprit manquera dans quelque circonstance.

Lélie

1305 Mais, à tant différer je me fais de l’effort.

Mascarille

Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort.
Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure :
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
1310 Et s’appelait alors Zanobio Ruberti :
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville,
De fait, il n’est pas homme à troubler un État,
L’obligea d’en sortir une nuit sans éclat.
1315 Une fille fort jeune, et sa femme laissées,
À quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle, et dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l’espoir qui restait de sa race,
1320 Un sien fils Écolier, qui se nommait Horace ;
Il écrit à Bologne, où pour mieux être instruit,
Un certain maître Albert jeune l’avait conduit ;
Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu’il donne,
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
1325 Si bien, que les jugeant morts après ce temps-là,
Il vint en cette ville, et prit le nom qu’il a ;
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l’histoire en gros, redite seulement,
1330 Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant, vous serez un marchand d’Arménie,
Qui les aurez vus sains l’un et l’autre en Turquie.
Si j’ai plutôt qu’aucun, un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu’il a rêvé ;
1335 C’est qu’en fait d’aventure, il est très ordinaire,
De voir gens pris sur mer par quelque Turc Corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus.
Pour moi, j’ai vu déjà cent contes de la sorte.
1340 Sans nous alambiquer, servons-nous-en, qu’importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter ;
Et leur aurez fourni de quoi se racheter.
Mais que parti plus tôt, pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son père,
1345 Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu’ils y seraient arrivés ;
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

Lélie

Ces répétitions ne sont que superflues.
Dès l’abord mon esprit a compris tout le fait.

Mascarille

1350 Je m’en vais là-dedans donner le premier trait.

Lélie

Écoute Mascarille, un seul point me chagrine,
S’il allait de son fils me demander la mine ?

Mascarille

Belle difficulté ! devez-vous pas savoir
Qu’il était fort petit alors qu’il l’a pu voir ;
1355 Et puis, outre cela, le temps et l’esclavage,
Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?

Lélie

Il est vrai ; mais dis-moi, s’il connaît qu’il m’a vu,
Que faire ?

Mascarille

De mémoire êtes-vous dépourvu ?
Nous avons dit tantôt, qu’outre que votre image
1360 N’avait dans son esprit pu faire qu’un passage,
Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
Et le poil et l’habit déguisaient grandement.

Lélie

Fort bien : mais, à propos, cet endroit de Turquie ?…

Mascarille

Tout, vous dis-je, est égal, Turquie, ou Barbarie.

Lélie

1365 Mais, le nom de la ville où j’aurai pu les voir ?

Mascarille

Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir :
La répétition, dit-il, est inutile,
Et j’ai déjà nommé douze fois cette ville.

Lélie

Va, va-t’en commencer ; il ne me faut plus rien.

Mascarille

1370 Au moins, soyez prudent, et vous conduisez bien ;
Ne donnez point ici de l’imaginative.

Lélie

Laisse-moi gouverner : que ton âme est craintive !

Mascarille

Horace dans Bologne Écolier ; Trufaldin
Zanobio Ruberti, dans Naples Citadin ;
Le Précepteur Albert…

Lélie

Ah ! c’est me faire honte,
1375 Que de me tant prêcher ; suis-je un sot à ton compte ?

Mascarille

Non pas du tout ; mais bien quelque chose approchant.

Lélie seul

Quand il m’est inutile, il fait le chien couchant :
Mais, parce qu’il sent bien le secours qu’il me donne,
1380 Sa familiarité jusque-là s’abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux,
Dont la force m’impose un joug si précieux ;
Je m’en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ;
1385 Je saurai quel arrêt je dois… mais les voici.

Scène II §

Trufaldin, Lélie, Mascarille.

Trufaldin

Sois béni, juste Ciel ! de mon sort adouci.

Mascarille

C’est à vous de rêver, et de faire des songes,
Puisqu’en vous, il est faux, que songes sont mensonges.

Trufaldin

Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur ?
1390 Vous, que je dois nommer l’Ange de mon bonheur.

Lélie

Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.

Trufaldin

J’ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.

Mascarille

C’est ce que je disais :
Mais on voit des rapports admirables parfois.

Trufaldin

1395 Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?

Lélie

Oui, Seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.

Trufaldin

Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?

Lélie

Plus de dix mille fois.

Mascarille

Quelque peu moins, je crois.

Lélie

Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
Le visage, le port…

Trufaldin

Cela pourrait-il être ?
Si lorsqu’il m’a pu voir il n’avait que sept ans ?
Et si son Précepteur, même depuis ce temps,
Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?

Mascarille

Le sang, bien autrement, conserve cette image ;
1405 Par des traits si profonds, ce portrait est tracé,
Que mon père…

Trufaldin

Suffit. Où l’avez-vous laissé ?

Lélie

En Turquie, à Turin.

Trufaldin

Turin ? mais cette ville
Est, je pense, en Piémont.

Mascarille

Oh ! cerveau malhabile !
Vous ne l’entendez pas, il veut dire Tunis,
1410 Et c’est en effet là qu’il laissa votre fils :
Mais les Arméniens ont tous une habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude ;
C’est que dans tous les mots, ils changent nis en rin,
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.

Trufaldin

1415 Il fallait, pour l’entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen, vous dit-il, de rencontrer son père ?

Mascarille

Voyez s’il répondra. Je repassais un peu
Quelque leçon d’escrime ; autrefois en ce jeu
Il n’était point d’adresse à mon adresse égale,
1420 Et j’ai battu le fer en mainte et mainte salle.

Trufaldin

Ce n’est pas maintenant ce que je veux savoir.
Quel autre nom dit-il que je devais avoir ?

Mascarille

Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le Ciel vous envoie !

Lélie

1425 C’est là votre vrai nom, et l’autre est emprunté.

Trufaldin

Mais où vous a-t-il dit qu’il reçut la clarté ?

Mascarille

Naples est un séjour qui paraît agréable :
Mais, pour vous, ce doit être un lieu fort haïssable.

Trufaldin

Ne peux‑tu sans parler, souffrir notre discours ?

Lélie

1430 Dans Naples son destin a commencé son cours.

Trufaldin

Où l’envoyai-je jeune ? et sous quelle conduite ?

Mascarille

Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite,
D’avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu’à sa discrétion vos soins avaient commis.

Trufaldin

Ah !

Mascarille

Nous sommes perdus, si cet entretien dure.

Trufaldin

Je voudrais bien savoir de vous leur aventure ;
Sur quel vaisseau le sort qui m’a su travailler…

Mascarille

Je ne sais ce que c’est, je ne fais que bâiller ;
Mais, Seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être,
1440 Ce Monsieur l’Étranger a besoin de repaître ?
Et qu’il est tard aussi ?

Lélie

Pour moi, point de repas.

Mascarille

Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.

Trufaldin

Entrez donc.

Lélie

Après vous.

Mascarille

Monsieur, en Arménie,
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
Pauvre esprit ! pas deux mots !

Lélie

D’abord il m’a surpris :
Mais n’appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m’en vais débiter avecque hardiesse…

Mascarille

Voici notre rival qui ne sait pas la pièce.

Scène III §

Léandre, Anselme.

Anselme

Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours,
1450 Qui cherche le repos et l’honneur de vos jours :
Je ne vous parle point en père de ma fille,
En homme intéressé pour ma propre famille ;
Mais comme votre père ému pour votre bien,
Sans vouloir vous flatter, et vous déguiser rien ;
1455 Bref, comme je voudrais, d’une âme franche et pure,
Que l’on fît à mon sang, en pareille aventure.
Savez-vous de quel œil chacun voit cet amour,
Qui dedans une nuit vient d’éclater au jour ?
À combien de discours, et de traits de risée,
1460 Votre entreprise d’hier est partout exposée ?
Quel jugement on fait du choix capricieux,
Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux ?
Un rebut de l’Égypte, une fille coureuse,
De qui le noble emploi n’est qu’un métier de gueuse ?
1465 J’en ai rougi pour vous, encor plus que pour moi,
Qui me trouve compris dans l’éclat que je vois,
Moi, dis-je, dont la fille à vos ardeurs promise,
Ne peut sans quelque affront souffrir qu’on la méprise.
Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement ;
1470 Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement :
Si notre esprit n’est pas sage à toutes les heures,
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité,
1475 Et la plus belle femme a très peu de défense,
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance :
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse, et ces emportements,
Nous font trouver d’abord quelques nuits agréables :
1480 Mais ces félicités ne sont guère durables,
Et notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.

Léandre

1485 Dans tout votre discours, je n’ai rien écouté,
Que mon esprit déjà ne m’ait représenté.
Je sais, combien je dois, à cet honneur insigne,
Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ;
Et vois, malgré l’effort dont je suis combattu,
1490 Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu :
Aussi veux-je tâcher…

Anselme

On ouvre cette porte,
Retirons-nous plus loin, de crainte qu’il n’en sorte
Quelque secret poison dont vous seriez surpris.

Scène IV §

Lélie, Mascarille.

Mascarille

Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
1495 Si vous continuez des sottises si grandes.

Lélie

Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ?
De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi
En tout ce que j’ai dit depuis…

Mascarille

Coussi, coussi ;
Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques,
1500 Et que vous assurez, par serments authentiques,
Adorer pour leurs Dieux la Lune, et le Soleil.
Passe : ce qui me donne un dépit nonpareil,
C’est, qu’ici votre amour étrangement s’oublie
Près de Célie, il est ainsi que la bouillie,
1505 Qui par un trop grand feu s’enfle, croît jusqu’aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors.

Lélie

Pourrait-on se forcer à plus de retenue !
Je ne l’ai presque point encore entretenue.

Mascarille

Oui, mais ce n’est pas tout que de ne parler pas ;
1510 Par vos gestes, durant un moment de repas,
Vous avez aux soupçons donné plus de matière,
Que d’autres ne feraient dans une année entière.

Lélie

Et comment donc ?

Mascarille

Comment ? chacun a pu le voir.
À table, où Trufaldin l’oblige de se seoir,
1515 Vous n’avez toujours fait qu’avoir les yeux sur elle ;
Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
Sans prendre jamais garde à ce qu’on vous servait,
Vous n’aviez point de soif qu’alors qu’elle buvait ;
Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
1520 Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
Vous buviez sur son reste, et montriez d’affecter
Le côté qu’à sa bouche elle avait su porter.
Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
1525 Plus brusquement qu’un chat dessus une souris,
Et les avaliez tout ainsi que des pois gris.
Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table,
Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable ;
Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
1530 A puni par deux fois, deux chiens très innocents,
Qui, s’ils eussent osé, vous eussent fait querelle :
Et, puis après cela votre conduite est belle ?
Pour moi, j’en ai souffert la gêne sur mon corps ;
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts ;
1535 Attaché dessus vous, comme un joueur de boule,
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions,
En faisant de mon corps mille contorsions.

Lélie

Mon Dieu ! qu’il t’est aisé de condamner des choses,
1540 Dont tu ne ressens point les agréables causes !
Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois,
Faire force à l’amour qui m’impose des lois :
Désormais…

Scène V §

Lélie, Mascarille, Trufaldin.

Mascarille

Nous parlions des fortunes d’Horace.

Trufaldin

C’est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce
1545 Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?

Lélie

Il faudrait autrement être fort indiscret.

Trufaldin

Écoute, sais-tu bien ce que je viens de faire ?

Mascarille

Non : mais si vous voulez je ne tarderai guère,
Sans doute à le savoir.

Trufaldin

D’un chêne grand et fort,
1550 Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément, de grosseur raisonnable,
Dont j’ai fait sur-le-champ avec beaucoup d’ardeur,
Un bâton à peu près… oui, de cette grandeur ;
Moins gros par l’un des bouts, mais plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;
Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

Mascarille

Mais, pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?

Trufaldin

Pour toi premièrement, puis pour ce bon apôtre,
1560 Qui veut m’en donner d’une et m’en jouer d’un autre :
Pour cet Arménien, ce Marchand déguisé,
Introduit sous l’appât d’un conte supposé.

Mascarille

Quoi ? vous ne croyez pas ?…

Trufaldin

Ne cherche point d’excuse,
Lui-même heureusement a découvert sa ruse,
1565 Et disant à Célie, en lui serrant la main,
Que pour elle il venait sous ce prétexte vain :
Il n’a pas aperçu Jeannette ma fillole,
Laquelle a tout ouï parole pour parole ;
Et je ne doute point, quoiqu’il n’en ait rien dit,
1570 Que tu ne sois de tout le complice maudit.

Mascarille

Ah ! vous me faites tort ! s’il faut qu’on vous affronte ;
Croyez qu’il m’a trompé le premier à ce conte.

Trufaldin

Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ?
Qu’à le chasser mon bras soit du tien assisté ;
1575 Donnons-en à ce fourbe, et du long et du large,
Et de tout crime après mon esprit te décharge.

Mascarille

Oui-da, très volontiers, je l’épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n’y trempe en rien.
Ah ! vous serez rossé, Monsieur de l’Arménie,
Qui toujours gâtez tout.

Scène VI §

Lélie, Trufaldin, Mascarille.

Trufaldin

Un mot, je vous supplie.
Donc, monsieur l’imposteur, vous osez aujourd’hui
Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?

Mascarille

Feindre avoir vu son fils en une autre contrée !
Pour vous donner chez lui plus aisément entrée.

Trufaldin

Vidons, vidons sur l’heure.

Lélie

Ah coquin !

Mascarille

C’est ainsi
Que les fourbes…

Lélie

Bourreau !

Mascarille

Sont ajustés ici.
Garde-moi bien cela.

Lélie

Quoi donc ? je serais homme…

Mascarille

Tirez, tirez, vous dis-je, ou bien je vous assomme.

Trufaldin

Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.

Lélie

1590 À moi ! par un valet cet affront éclatant !
L’aurait-on pu prévoir l’action de ce traître !
Qui vient insolemment de maltraiter son maître.

Mascarille

Peut-on vous demander comme va votre dos ?

Lélie

Quoi ? tu m’oses encor tenir un tel propos.

Mascarille

1595 Voilà, voilà que c’est, de ne voir pas Jeannette,
Et d’avoir en tout temps une langue indiscrète ;
Mais pour cette fois-ci, je n’ai point de courroux,
Je cesse d’éclater, de pester contre vous ;
Quoique de l’action l’imprudence soit haute,
1600 Ma main sur votre échine a lavé votre faute.

Lélie

Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal.

Mascarille

Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.

Lélie

Moi !

Mascarille

Si vous n’étiez pas une cervelle folle,
Quand vous avez parlé naguère à votre idole,
1605 Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,
Dont l’oreille subtile a découvert le cas.

Lélie

On aurait pu surprendre un mot dit à Célie !

Mascarille

Et d’où doncques viendrait cette prompte sortie ?
Oui, vous n’êtes dehors que par votre caquet ;
1610 Je ne sais si souvent vous jouez au piquet ;
Mais, au moins, faites-vous des écarts admirables.

Lélie

Oh ! le plus malheureux de tous les misérables !
Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?

Mascarille

Je ne fis jamais mieux que d’en prendre l’emploi ;
1615 Par là, j’empêche au moins que de cet artifice
Je ne sois soupçonné d’être auteur, ou complice.

Lélie

Tu devais donc, pour toi, frapper plus doucement.

Mascarille

Quelque sot, Trufaldin lorgnait exactement.
Et puis je vous dirai, sous ce prétexte utile,
1620 Je n’étais point fâché d’évaporer ma bile :
Enfin la chose est faite, et si j’ai votre foi,
Qu’on ne vous verra point vouloir venger sur moi ;
Soit, ou directement, ou par quelque autre voie,
Les coups sur votre râble assenés avec joie,
1625 Je vous promets aidé par le poste où je suis,
De contenter vos vœux avant qu’il soit deux nuits.

Lélie

Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse,
Qu’est-ce que dessus moi ne peut cette promesse ?

Mascarille

Vous le promettez donc ?

Lélie

Oui, je te le promets.

Mascarille

1630 Ce n’est pas encor tout, promettez que jamais
Vous ne vous mêlerez dans quoi que j’entreprenne.

Lélie

Soit.

Mascarille

Si vous y manquez, votre fièvre quartaine.

Lélie

Mais tiens‑moi donc parole, et songe à mon repos.

Mascarille

Allez quitter l’habit, et graisser votre dos.

Lélie

1635 Faut-il que le malheur qui me suit à la trace,
Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce ?

Mascarille

Quoi ! vous n’êtes pas loin ! sortez vite d’ici ;
Mais, surtout, gardez‑vous de prendre aucun souci :
Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ;
1640 N’aidez point mon projet de la moindre entreprise…
Demeurez en repos.

Lélie

Oui, va, je m’y tiendrai.

Mascarille

Il faut voir maintenant quel biais je prendrai.

Scène VII §

Ergaste, Mascarille.

Ergaste

Mascarille, je viens te dire une nouvelle,
Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle ;
1645 À l’heure que je parle, un jeune Égyptien,
Qui n’est pas noir pourtant, et sent assez son bien,
Arrive accompagné d’une vieille fort hâve,
Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
Que vous vouliez. Pour elle, il paraît fort zélé.

Mascarille

1650 Sans doute, c’est l’amant dont Célie a parlé.
Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre !
Sortant d’un embarras, nous entrons dans un autre.
En vain nous apprenons que Léandre est au point
De quitter la partie, et ne nous troubler point ;
1655 Que son père, arrivé contre toute espérance,
Du côté d’Hippolyte emporte la balance ;
Qu’il a tout fait changer par son autorité,
Et va dès aujourd’hui conclure le traité ;
Lorsqu’un rival s’éloigne, un autre plus funeste
1660 S’en vient nous enlever tout l’espoir qui nous reste :
Toutefois, par un trait merveilleux de mon art,
Je crois que je pourrai retarder leur départ,
Et me donner le temps qui sera nécessaire,
Pour tâcher de finir cette fameuse affaire.
1665 Il s’est fait un grand vol, par qui, l’on n’en sait rien ;
Eux autres rarement passent pour gens de bien :
Je veux adroitement sur un soupçon frivole,
Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle ;
Je sais des Officiers de justice altérés,
1670 Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés :
Dessus l’avide espoir de quelque paraguante,
Il n’est rien que leur art aveuglément ne tente,
Et du plus innocent, toujours à leur profit
La bourse est criminelle, et paie son délit.

Fin du quatrième Acte.

Acte V §

Scène Première §

Mascarille, Ergaste.

Mascarille

1675 Ah chien ! ah double chien ! mâtine de cervelle,
Ta persécution sera-t-elle éternelle ?

Ergaste

Par les soins vigilants de l’Exempt balafré,
Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
Si ton Maître au moment ne fût venu lui-même,
1680 En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
Qu’un honnête homme soit traîné honteusement ;
J’en réponds sur sa mine, et je le cautionne :
Et comme on résistait à lâcher sa personne,
1685 D’abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d’ordinaire à craindre pour leurs corps,
Qu’à l’heure que je parle ils sont encore en fuite,
Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.

Mascarille

Le traître ne sait pas que cet Égyptien,
1690 Est déjà là‑dedans pour lui ravir son bien.

Ergaste

Adieu, certaine affaire à te quitter m’oblige.

Mascarille

Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige ;
On dirait, et pour moi, j’en suis persuadé,
Que ce démon brouillon, dont il est possédé,
1695 Se plaise à me braver, et me l’aille conduire,
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant, je veux poursuivre, et malgré tous ces coups,
Voir qui l’emportera de ce diable, ou de nous :
Célie est quelque peu de notre intelligence,
1700 Et ne voit son départ qu’avec répugnance ;
Je tâche à profiter de cette occasion :
Mais ils viennent ; songeons à l’exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
1705 Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé,
Nul que moi ne s’y tient, et j’en garde la clé.
Oh ! Dieu, qu’en peu de temps on a vu d’aventures !
Et qu’un fourbe est contraint de prendre de figures !

Scène II §

Célie, Andrès.

Andrès

Vous le savez, Célie, il n’est rien que mon cœur
1710 N’ait fait, pour vous prouver l’excès de son ardeur ;
Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
La guerre en quelque estime avait mis mon courage,
Et j’y pouvais un jour, sans trop croire de moi,
Prétendre en les servant, un honorable emploi :
1715 Lorsqu’on me vit pour vous oublier toute chose,
Et que le prompt effet d’une métamorphose,
Qui suivit de mon cœur le soudain changement,
Parmi vos compagnons sut ranger votre Amant,
Sans que mille accidents, ni votre indifférence,
1720 Aient pu me détacher de ma persévérance :
Depuis, par un hasard, d’avec vous séparé,
Pour beaucoup plus de temps que je n’eusse auguré,
Je n’ai pour vous rejoindre épargné temps ni peine :
Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne,
1725 Et plein d’impatience, apprenant votre sort,
Que pour certain argent qui leur importait fort,
Et qui de tous vos gens détourna le naufrage,
Vous aviez en ces lieux été mise en otage :
J’accours vite y briser ces chaînes d’intérêt,
1730 Et recevoir de vous les ordres qu’il vous plaît :
Cependant on vous voit une morne tristesse,
Alors que dans vos yeux doit briller l’allégresse ;
Si pour vous la retraite avait quelques appas,
Venise, du butin fait parmi les combats,
1735 Me garde pour tous deux, de quoi pouvoir y vivre.
Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,
J’y consens, et mon cœur n’ambitionnera
Que d’être auprès de vous tout ce qu’il vous plaira.

Célie

Votre zèle, pour moi, visiblement éclate ;
1740 Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate ;
Et mon visage aussi par son émotion,
N’explique point mon cœur en cette occasion ;
Une douleur de tête y peint sa violence,
Et, si j’avais sur vous quelque peu de puissance,
1745 Notre voyage, au moins, pour trois ou quatre jours,
Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.

Andrès

Autant que vous voudrez, faites qu’il se diffère,
Toutes mes volontés ne butent qu’à vous plaire ;
Cherchons une maison à vous mettre en repos,
1750 L’écriteau que voici s’offre tout à propos.

Scène III §

Mascarille, Célie, Andrès

Andrès

Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?

Mascarille

Moi, pour serfir à fous.

Andrès

Pourrons-nous y bien être ?

Mascarille

Oui, moi pour d’estrancher chappon champre garni ;
Mais ché non point locher te gent te méchant vi.

Andrès

1755 Je crois votre maison franche de tout ombrage.

Mascarille

Fous nouviau dant sti fil, moi foir à la fissage.

Andrès

Oui.

Mascarille

La matame est-il mariage al montsieur ?

Andrès

Quoi ?

Mascarille

S’il être son fame, ou s’il être son sœur ?

Andrès

Non.

Mascarille

Mon foi, pien choli : finir pour marchandisse,
1760 Ou pien pour temanter à la Palais choustice ?
La procès, il fault rien, il coûter tant tarchant ;
La procurair larron, la focat pien méchant.

Andrès

Ce n’est pas pour cela.

Mascarille

Fous tonc mener sti file,
Pour fenir pourmener, et recarter la file ?

Andrès

1765 Il n’importe. Je suis à vous dans un moment.
Je vais faire venir la vieille promptement,
Contremander aussi notre voiture prête.

Mascarille

Li ne porte pas pien ?

Andrès

Elle a mal à la tête.

Mascarille

Moi, chavoir de pon fin, et de fromage pon.
1770 Entre fous, entre fous, dans mon petit maisson.

Scène IV §

Lélie, Andrès.

Lélie

Quel que soit le transport d’une âme impatiente,
Ma parole m’engage à rester en attente ;
À laisser faire un autre, et voir sans rien oser,
Comme de mes destins le Ciel veut disposer.
1775 Demandiez-vous quelqu’un dedans cette demeure ?

Andrès

C’est un logis garni que j’ai pris tout à l’heure.

Lélie

À mon père pourtant, la maison appartient,
Et mon valet la nuit, pour la garder s’y tient.

Andrès

Je ne sais, l’écriteau marque au moins qu’on la loue :
Lisez.

Lélie

Certes, ceci me surprend, je l’avoue ;
Qui diantre l’aurait mis ? et par quel intérêt ?…
Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c’est :
Cela ne peut venir que de ce que j’augure.

Andrès

Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?

Lélie

1785 Je voudrais à tout autre en faire un grand secret ;
Mais, pour vous, il n’importe, et vous serez discret ;
Sans doute, l’écriteau que vous voyez paraître,
Comme je conjecture, au moins ne saurait être,
Que quelque invention du valet que je dis,
1790 Que quelque nœud subtil qu’il doit avoir ourdi,
Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne,
Dont j’ai l’âme piquée, et qu’il faut que j’obtienne :
Je l’ai déjà manqué, et même plusieurs coups.

Andrès

Vous l’appelez ?

Lélie

Célie.

Andrès

Hé ! que ne disiez-vous !
1795 Vous n’aviez qu’à parler ; je vous aurais sans doute,
Épargné tous les soins que ce projet vous coûte.

Lélie

Quoi ? vous la connaissez ?

Andrès

C’est moi, qui maintenant
Viens de la racheter.

Lélie

Oh ! discours surprenant !

Andrès

Sa santé de partir ne nous pouvant permettre,
1800 Au logis que voilà je venais de la mettre ;
Et je suis très ravi dans cette occasion,
Que vous m’ayez instruit de votre intention.

Lélie

Quoi ? j’obtiendrais de vous le bonheur que j’espère ?
Vous pourriez ?…

Andrès

Tout à l’heure on va vous satisfaire.

Lélie

1805 Que pourrais‑je vous dire ? et quel remerciement ?…

Andrès

Non, ne m’en faites point, je n’en veux nullement.

Scène V §

Mascarille, Lélie, Andrès.

Mascarille

Hé bien ! ne voilà pas mon enragé de maître !
Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre.

Lélie

Sous ce grotesque habit, qui l’aurait reconnu ?
1810 Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.

Mascarille

Moi souis ein chant honneur, moi non point Maquerille,
Chai point fentre chamais le fame ni le fille.

Lélie

Le plaisant baragouin ! il est bon, sur ma foi.

Mascarille

Alle fous pourmener, sans toi rire te moi.

Lélie

1815 Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.

Mascarille

Partieu, tiaple, mon foi jamais toi chai connaître.

Lélie

Tout est accommodé, ne te déguise point.

Mascarille

Si toi point en aller, chai paille ein cou te point.

Lélie

Ton jargon Allemand est superflu, te dis-je ;
1820 Car nous sommes d’accord, et sa bonté m’oblige :
J’ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander,
Et tu n’as pas sujet de rien appréhender.

Mascarille

Si vous êtes d’accord par un bonheur extrême,
Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.

Andrès

1825 Ce valet vous servait avec beaucoup de feu ;
Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.

Lélie

Hé bien, que diras-tu ?

Mascarille

Que j’ai l’âme ravie,
De voir d’un beau succès notre peine suivie.

Lélie

Tu feignais à sortir de ton déguisement ?
1830 Et ne pouvais me croire en cet événement ?

Mascarille

Comme je vous connais, j’étais dans l’épouvante,
Et trouve l’aventure aussi fort surprenante.

Lélie

Mais, confesse, qu’enfin, c’est avoir fait beaucoup ;
Au moins, j’ai réparé mes fautes à ce coup,
1835 Et j’aurai cet honneur d’avoir fini l’ouvrage.

Mascarille

Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage.

Scène VI §

Célie, Mascarille, Lélie, Andrès

Andrès

N’est-ce pas là l’objet dont vous m’avez parlé ?

Lélie

Ah ! quel bonheur au mien pourrait être égalé !

Andrès

Il est vrai, d’un bienfait je vous suis redevable,
1840 Si je ne l’avouais, je serais condamnable :
Mais enfin, ce bienfait aurait trop de rigueur,
S’il fallait le payer aux dépens de mon cœur ;
Jugez donc le transport où sa beauté me jette,
Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette ;
1845 Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas.
Adieu pour quelques jours, retournons sur nos pas.

Mascarille

Je ris, et toutefois je n’en ai guère envie,
Vous voilà bien d’accord, il vous donne Célie.
Et… Vous m’entendez bien.

Lélie

C’est trop, je ne veux plus
1850 Te demander pour moi de secours superflus ;
Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable !
Indigne d’aucun soin, de rien faire incapable.
Va, cesse tes efforts pour un malencontreux,
Qui ne saurait souffrir que l’on le rende heureux !
1855 Après tant de malheurs, après mon imprudence,
Le trépas me doit seul prêter son assistance.

Mascarille

Voilà le vrai moyen d’achever son destin ;
Il ne lui manque plus que de mourir, enfin,
Pour le couronnement de toutes ses sottises ;
1860 Mais en vain son dépit pour ses fautes commises,
Lui fait licencier mes soins et mon appui ;
Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui,
Et dessus son lutin obtenir la victoire :
Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire,
1865 Et les difficultés dont on est combattu,
Sont les dames d’atour qui parent la vertu.

Scène VII §

Mascarille, Célie.

Célie

Quoi que tu veuilles dire, et que l’on se propose,
De ce retardement j’attends fort peu de chose ;
Ce qu’on voit de succès peut bien persuader
1870 Qu’ils ne sont pas encor fort près de s’accorder ;
Et je t’ai déjà dit qu’un cœur comme le nôtre,
Ne voudrait pas pour l’un faire injustice à l’autre ;
Et que très fortement, par de différents nœuds,
Je me trouve attachée au parti de tous deux :
1875 Si Lélie a pour lui l’amour et sa puissance,
Andrès pour son partage a la reconnaissance,
Qui ne souffrira point que mes pensers secrets,
Consultent jamais rien contre ses intérêts :
Oui, s’il ne peut avoir plus de place en mon âme,
1880 Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme,
Au moins, dois-je ce prix à ce qu’il fait pour moi,
De n’en choisir point d’autre au mépris de sa foi,
Et de faire à mes vœux autant de violence,
Que j’en fais aux désirs qu’il met en évidence :
1885 Sur ces difficultés qu’oppose mon devoir,
Juge ce que tu peux te permettre d’espoir.

Mascarille

Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles,
Et je ne sais point l’art de faire des miracles :
Mais je vais employer mes efforts plus puissants,
1890 Remuer terre et Ciel, m’y prendre de tout sens,
Pour tâcher de trouver un biais salutaire ;
Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.

Scène VIII §

Célie, Hippolyte.

Hippolyte

Depuis votre séjour, les Dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux ;
1895 Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles,
Et de tous leurs Amants faites des infidèles,
Il n’est guère de cœurs qui puissent échapper
Aux traits, dont à l’abord vous savez les frapper ;
Et mille libertés à vos chaînes offertes,
1900 Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
Quant à moi, toutefois je ne me plaindrais pas,
Du pouvoir absolu de vos rares appas ;
Si lorsque mes Amants sont devenus les vôtres,
Un seul m’eût consolé de la perte des autres :
1905 Mais qu’inhumainement vous me les ôtiez tous,
C’est un dur procédé, dont je me plains à vous.

Célie

Voilà d’un air galant faire une raillerie ;
Mais, épargnez un peu celle qui vous en prie :
Vos yeux, vos propres yeux, se connaissent trop bien,
1910 Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.

Hippolyte

Pourtant, en ce discours je n’ai rien avancé,
Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ;
1915 Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie
A causé des désirs à Léandre et Lélie.

Célie

Je crois, qu’étant tombés dans cet aveuglement,
Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
Et trouveriez pour vous l’amant peu souhaitable,
1920 Qui d’un si mauvais choix se trouverait capable.

Hippolyte

Au contraire, j’agis d’un air tout différent,
Et trouve en vos beautés un mérite si grand ;
J’y vois tant de raisons capables de défendre
L’inconstance de ceux qui s’en laissent surprendre,
1925 Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux,
Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux ;
Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
Ramené sous mes lois par le pouvoir d’un père.

Scène IX §

Mascarille, Célie, Hippolyte.

Mascarille

Grande ! grande nouvelle, et succès surprenant !
1930 Que ma bouche vous vient annoncer maintenant.

Célie

Qu’est‑ce donc ?

Mascarille

Écoutez, voici, sans flatterie…

Célie

Quoi ?

Mascarille

La fin d’une vraie et pure Comédie ;
La vieille Égyptienne à l’heure même…

Célie

Hé bien ?

Mascarille

Passait dedans la place, et ne songeait à rien,
1935 Alors qu’une autre vieille assez défigurée,
L’ayant de près, au nez, longtemps considérée ;
Par un bruit enroué de mots injurieux,
A donné le signal d’un combat furieux :
Qui pour armes, pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
1940 Ne faisait voir en l’air que quatre griffes sèches ;
Dont ces deux combattants s’efforçaient d’arracher,
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair :
On n’entend que ces mots, chienne, louve, bagace ;
D’abord leurs scoffions ont volé par la place,
1945 Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès, et Trufaldin, à l’éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d’aventure,
Ont, à les décharpir, eu de la peine assez,
1950 Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés ;
Cependant que chacune après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l’on veut savoir qui causait cette humeur,
Celle qui la première avait fait la rumeur,
1955 Malgré la passion dont elle était émue,
Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue ;
C’est vous, si quelque erreur n’abuse ici mes yeux,
Qu’on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux,
A-t-elle dit tout haut : oh ! rencontre opportune !
1960 Oui, Seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
Me fait vous reconnaître, et dans le même instant,
Que pour votre intérêt je me tourmentais tant :
Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
J’avais, vous le savez, en mes mains votre fille,
1965 Dont j’élevais l’enfance, et qui par mille traits,
Faisait voir dès quatre ans sa grâce et ses attraits ;
Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
Dedans notre maison se rendant familière,
Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur
1970 Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
Que cela servit fort pour avancer sa vie :
Si bien qu’entre mes mains cette fille ravie,
Me faisant redouter un reproche fâcheux,
Je vous fis annoncer la mort de toutes deux :
1975 Mais il faut maintenant, puisque je l’ai connue,
Qu’elle fasse savoir ce qu’elle est devenue ;
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix,
Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois :
Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
1980 À Trufaldin surpris, a tenu ce langage.
Quoi donc ! le Ciel me fait trouver heureusement,
Celui que jusqu’ici j’ai cherché vainement !
Et que j’avais pu voir, sans pourtant reconnaître
La source de mon sang, et l’auteur de mon être !
1985 Oui, mon père, je suis Horace votre fils,
D’Albert qui me gardait les jours étant finis,
Me sentant naître au cœur d’autres inquiétudes,
Je sortis de Bologne, et quittant mes études,
Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
1990 Selon que me poussait un désir curieux ;
Pourtant, après ce temps, une secrète envie
Me pressa de revoir les miens, et ma patrie ;
Mais dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus,
Et n’y sus votre sort que par des bruits confus :
1995 Si bien, qu'à votre quête ayant perdu mes peines,
Venise pour un temps borna mes courses vaines ;
Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison,
J’eusse d’autres clartés que d’en savoir le nom.
Je vous laisse à juger, si pendant ces affaires,
2000 Trufaldin ressentait des transports ordinaires.
Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir,
Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir,
Par la confession de votre Égyptienne,
Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ;
2005 Andrès est votre frère, et comme de sa sœur
Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
Une obligation qu’il prétend reconnaître,
A fait qu’il vous obtient pour épouse à mon maître ;
Dont le père, témoin de tout l’événement,
2010 Donne à cette hyménée un plein consentement ;
Et pour mettre une joie entière en sa famille,
Pour le nouvel Horace a proposé sa fille.
Voyez que d’incidents à la fois enfantés.

Célie

Je demeure immobile à tant de nouveautés.

Mascarille

2015 Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes,
Qui du combat encor remettent leurs personnes :
Léandre est de la troupe, et votre père aussi :
Moi, je vais avertir mon maître de ceci ;
Et que, lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacle,
2020 Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle.

Hippolyte

Un tel ravissement rend mes esprits confus,
Que pour mon propre sort je n’en aurais pas plus.
Mais les voici venir.

Scène X §

Trufaldin, Anselme, Pandolfe, Andrès, Célie, Hippolyte, Léandre.

Trufaldin

Ah ! ma fille.

Célie

Ah ! mon père.

Trufaldin

Sais-tu déjà comment le Ciel nous est prospère ?

Célie

2025 Je viens d’entendre ici ce succès merveilleux.

Hippolyte à Léandre

En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j’ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.

Léandre

Un généreux pardon est ce que je désire ;
Mais j’atteste les Cieux, qu’en ce retour soudain
2030 Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

Andrès à Célie

Qui l’aurait jamais cru que cette ardeur si pure,
Pût être condamnée un jour par la nature ?
Toutefois, tant d’honneur la sut toujours régir,
Qu’en y changeant fort peu, je puis la retenir.

Célie

2035 Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute,
Quand je n’avais pour vous qu’une estime très haute ;
Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant
M’arrêtait sur un pas si doux et si glissant,
Et détournait mon cœur de l’aveu d’une flamme,
2040 Que mes sens s’efforçaient d’introduire en mon âme.

Trufaldin

Mais en te recouvrant que diras-tu de moi ?
Si je songe aussitôt à me priver de toi ?
Et t’engage à son fils sous les lois d’hyménée ?

Célie

Que de vous maintenant dépend ma destinée.

Scène XI §

Trufaldin, Mascarille, Lélie, Anselme, Pandolfe, Célie, Andrès, Hippolyte, Léandre

Mascarille

2045 Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir ;
Et si contre l’excès du bien qui vous arrive,
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
2050 Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.

Lélie

Croirai-je que du Ciel la puissance absolue ?…

Trufaldin

Oui, mon gendre, il est vrai.

Pandolfe

La chose est résolue.

Andrès

Je m’acquitte par là de ce que je vous dois.

Lélie à mascarille

Il faut que je t’embrasse, et mille et mille fois,
Dans cette joie…

Mascarille

Ahi, ahi ! doucement, je vous prie,
Il m’a presque étouffé, je crains fort pour Célie.
Si vous la caressez avec tant de transport :
De vos embrassements on se passerait fort.

Trufaldin à lélie

Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie ;
2060 Mais puisqu’un même jour nous met tous dans la joie,
Ne nous séparons point qu’il ne soit terminé,
Et que son père aussi nous soit vite amené.

Mascarille

Vous voilà tous pourvus ; n’est-il point quelque fille,
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ;
2065 À voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J’ai des démangeaisons de mariage aussi.

Anselme

J’ai ton fait.

Mascarille

Allons donc ; et que les Cieux prospères
Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.

Fin du cinquième et dernier Acte