LES
FÂCHEUX
COMÉDIE

DE J. B. P. MOLIÈRE

REPRÉSENTÉE SUR LE
Théâtre du Palais Royal

À PARIS,
Chez GUILLAUME DE LUYNE,
Libraire-Juré, au Palais, dans la Salle des
Merciers, à la Justice

M. DC. LXII.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI

AU ROI §

Sire,

J’ajoute une Scène à la Comédie, et c’est une espèce de Fâcheux assez insupportable, qu’un homme qui dédie un Livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son Royaume, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle se voit en Butte à la furie des Épîtres dédicatoires. Mais bien que je suive l’exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j’ai joués, j’ose dire toutefois à Votre Majesté, que ce que j’en ai fait, n’est pas tant pour lui présenter un Livre, que pour avoir lieu de lui rendre grâce du succès de cette Comédie. Je le dois, SIRE, ce succès, qui a passé mon attente, non seulement à cette glorieuse approbation, dont Votre Majesté honora d’abord la Pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde ; mais encore à l’ordre qu’elle me donna d’y ajouter un caractère de Fâcheux, dont elle eut la bonté de m’ouvrir les idées elle-même, et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l’Ouvrage. Il faut avouer SIRE, que je n’ai jamais rien fait avec tant de facilité, ni si promptement, que cet endroit, où Votre Majesté me commanda de travailler. J’avais une joie à lui obéir, qui me valait bien mieux qu’Apollon, et toutes les Muses ; Et je conçois par là ce que je serais capable d’exécuter pour une Comédie entière, si j’étais inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé, peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois ; mais pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits ; et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas être inutile à la France, que de contribuer quelque chose au divertissement de son Roi. Quand je n’y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle, ni d’étude ; mais seulement par un mauvais destin, qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui sans doute affligerait sensiblement,

sire,

De Votre Majesté.

Le très humble, très obéissant,
et très fidèle serviteur et sujet,

J. B. P. MOLIÈRE.

[AVERTISSEMENT] §

Jamais entreprise au Théâtre ne fut si précipitée que celle-ci ; et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une Comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l’impromptu et en prétendre de la gloire ; mais seulement pour prévenir certaines gens, qui pourraient trouver à redire, que je n’aie pas mis ici toutes les espèces de Fâcheux, qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la Cour, et dans la Ville, et que sans Épisodes, j’eusse bien pu en composer une Comédie de cinq Actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais dans le peu de temps qui me fut donné, il m’était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes Personnages, et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu’un petit nombre d’Importuns ; et je pris ceux qui s’offrirent d’abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j’avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles : Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les Pièces que j’aurai faites : et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand Auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut‑être ne viendra point, je m’en remets assez aux décisions de la multitude ; et je tiens aussi difficile de combattre un Ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne.

Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la Pièce fut composée ; et cette fête a fait un tel éclat, qu’il n’est pas nécessaire d’en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la Comédie.

Le dessein était de donner un Ballet aussi ; et comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de Danseurs excellents, on fut contraint de séparer les Entrées de ce Ballet, et l’avis fut de les jeter dans les Entr’Actes de la Comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes Baladins de revenir sous d’autres habits. De sorte que pour ne point rompre aussi le fil de la Pièce, par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du Ballet, et de la Comédie : mais, comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du Ballet, qui n’entrent pas dans la Comédie aussi naturellement que d’autres. Quoi qu’il en soit, c’est un mélange qui est nouveau pour nos Théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l’Antiquité ; et, comme tout le Monde l’a trouvé agréable, il peut servir d’idée à d’autres choses, qui pourraient être méditées avec plus de loisir.

D’abord que la toile fut levée, un des Acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le Théâtre en habit de Ville et s’adressant au Roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps, et d’Acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille, que tout le monde a vue ; et l’agréable Naïade qui parut dedans s’avança au bord du Théâtre, et d’un air héroïque prononça les Vers, que Monsieur Pellisson avait faits, et qui servent de Prologue.

PROLOGUE §

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du Monde,
Mortels je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il en sa faveur, que la Terre ou que l’Eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau ?
5 Qu’il parle, ou qu’il souhaite : Il n’est rien d’impossible :
Lui-même n’est-il pas un miracle visible ?
Son règne si fertile en miracles divers,
N’en demande-t-il pas à tout cet Univers ?
Jeune, Victorieux, Sage, Vaillant, Auguste,
10 Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste,
Régler, et ses États, et ses propres désirs,
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs,
En ses justes projets jamais ne se méprendre,
Agir incessamment, tout voir, et tout entendre ;
15 Qui peut cela, peut tout ; il n’a qu’à tout oser ;
Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces Termes marcheront, et, si Louis l’ordonne
Ces Arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres Divinités,
20 C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez ;
Je vous montre l’exemple, il s’agit de lui plaire,
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Plusieurs Dryades accompagnées de Faunes et de Satyres sortent des Arbres et des Termes.
Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs,
Pour ce nouveau Théâtre, autant de vrais Acteurs.
25 Vous, Soin de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, Royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu’un moment
Son grand cœur s’abandonne au divertissement :
Vous le verrez demain d’une force nouvelle
30 Sous le fardeau pénible, où votre voix l’appelle,
Faire obéir les Lois partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'Univers dans une paix profonde,
Et s’ôter le repos pour le donner au monde.
35 Qu’aujourd’hui tout lui plaise, et semble consentir
À l’unique dessein de le bien divertir.
Fâcheux retirez-vous ; ou s’il faut qu’il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.
La Naïade emmène avec elle, pour la Comédie, une partie des gens qu’elle a fait paraître, pendant que le reste se met à danser au son des Hautbois, qui se joignent aux Violons.

Personnages §

  • Éraste.
  • La Montagne.
  • Alcidor.
  • Orphise.
  • Lisandre.
  • Alcandre.
  • Alcipe.
  • Orante.
  • Climène.
  • Dorante.
  • Caritidès.
  • Ormin.
  • Filinte.
  • Damis.
  • L’épine.
  • La Rivière, et deux Camarades.
La Scène est à Paris.

LES
FÂCHEUX,
COMÉDIE §

Acte Premier §

Scène PREMIÈRE §

Éraste, La Montagne.

Éraste

Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de Fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j’en vois, chaque jour, quelque nouvelle espèce.
5 Mais il n’est rien d’égal au Fâcheux d’aujourd’hui ;
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui ;
Et, cent fois, j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîner, de voir la Comédie,
Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement,
10 Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire ;
Car je m’en sens encor tout ému de colère.
J’étais sur le Théâtre, en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;
15 Les Acteurs commençaient, chacun prêtait silence,
Lorsque d’un air bruyant, et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant, holà-ho ! un siège promptement ;
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
20 Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé mon Dieu, nos Français, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit, et faut-il, sur nos défauts extrêmes,
Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
25 Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous !
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les Acteurs ont voulu continuer leurs Rôles :
Mais l’homme, pour s’asseoir a fait nouveau fracas,
30 Et traversant encor le Théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les Acteurs.
35 Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme et constant, n’en a fait aucun compte ;
Et se serait tenu comme il s’était posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
Ha Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
40 Comment te portes-tu ? Souffre, que je t’embrasse.
Au visage, sur l’heure, un rouge m’est monté,
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étais peu pourtant ; mais on en voit paraître,
De ces gens qui de rien veulent fort vous connaître
45 Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.
Il m’a fait, à l’abord, cent questions frivoles,
Plus haut que les Acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissait, et moi pour l’arrêter,
50 Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter.
Tu n'as point vu ceci, Marquis ; ha ! Dieu me damne
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait.
55 Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène, à Scène, averti de ce qui s’allait faire,
Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,
Il me les récitait tout haut avant l’Acteur.
J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance,
60 Et s’est, devers la fin, levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air pour agir galamment,
Se gardent bien, surtout, d’ouïr le dénouement.
Je rendais grâce au Ciel, et croyais de justice,
Qu’avec la Comédie eût fini mon supplice :
65 Mais, comme si c’en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s’est attaché ;
M’a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu’à la Cour il avait de faveur,
70 Disant, qu’à m’y servir il s’offrait de grand cœur.
Je le remerciais doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête :
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé,
Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé  :
75 Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche,
Marquis, allons au Cours faire voir ma calèche ;
Elle est bien entendue, et plus d’un Duc et Pair,
En fait, à mon faiseur, faire une du même air.
Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m’en défendre
80 De dire que j’avais certain repas à rendre.
Ah parbleu j’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au Maréchal à qui j’avais promis.
De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
85 Non ; m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement ;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure :
Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure…
Tu te moques, Marquis : nous nous connaissons tous ;
90 Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestais contre moi, l’âme triste et confuse
Du funeste succès qu’avait eu mon excuse,
Et ne savais à quoi je devais recourir,
Pour sortir d’une peine à me faire mourir ;
95 Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de Laquais, et devant et derrière,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté ;
D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui courant à l’embrassade
100 Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étaient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;
Non sans avoir longtemps gémi d’un tel martyre,
105 Et maudit ce Fâcheux, dont le zèle obstiné
M'ôtait au rendez-vous qui m’est ici donné.

La Montagne

Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie.
Tout ne va pas, Monsieur, au gré de notre envie.
Le Ciel veut qu’ici-bas chacun ait ses Fâcheux ;
110 Et les hommes seraient, sans cela, trop heureux.

Éraste

Mais de tous mes Fâcheux, le plus fâcheux encore,
C’est Damis, le tuteur de celle que j’adore ;
Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,
Et fait qu’en sa présence elle n’ose me voir.
115 Je crains d’avoir déjà passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée, où devait être Orphise.

La Montagne

L’heure d’un rendez-vous d’ordinaire s’étend ;
Et n’est pas resserrée aux bornes d’un instant.

Éraste

Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême
120 D’un rien se fait un crime envers celle que j’aime.

La montàgne

Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet un grand crime de rien,
Ce que son cœur, pour vous, sent de feux légitimes,
En revanche, lui fait un rien de tous vos crimes.

Éraste

125 Mais, tout de bon, crois‑tu que je sois d’elle aimé ?

La Montagne

Quoi ? vous doutez encor d’un amour confirmé…

Éraste

Ah c’est malaisément qu’en pareille matière,
Un cœur bien enflammé prend assurance entière.
Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,
130 Ce que plus il souhaite, est ce qu’il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare.

La Montagne

Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

Éraste

N'importe.

La Montagne

Laissez‑moi l’ajuster, s’il vous plaît.

Éraste

135 Ouf, tu m’étrangles, fat, laisse-le, comme il est.

La Montagne

Souffrez qu’on peigne un peu…

Éraste

Sottise sans pareille !
Tu m’as, d’un coup de dent, presque emporté l’oreille.

La Montagne

Vos canons…

Éraste

Laisse-les ; tu prends trop de souci.

La Montagne

140 Ils sont tout chiffonnés.

Éraste

Je veux qu’ils soient ainsi.

La Montagne

Accordez‑moi du moins, pour grâce singulière,
De frotter ce chapeau, qu’on voit plein de poussière.

Éraste

Frotte donc, puisqu’il faut que j’en passe par là.

La Montagne

145 Le voulez-vous porter fait comme le voilà ?

Éraste

Mon Dieu dépêche-toi.

La Montagne

Ce serait conscience.

Éraste, après avoir attendu.

C’est assez.

La Montagne

Donnez-vous un peu de patience.

Éraste

150 Il me tue.

La Montagne

En quel lieu vous êtes‑vous fourré ?

Éraste

T'es-tu de ce chapeau pour toujours emparé ?

La Montagne

C'est fait.

Éraste

Donne-moi donc.

La Montagne, laissant tomber le chapeau.

Hay !

Éraste

Le voilà par terre :
Je suis fort avancé : que la fièvre te serre.

La Montagne

Permettez qu’en deux coups j’ôte…

Éraste

Il ne me plaît pas.
160 Au diantre tout valet qui vous est sur les bras ;
Qui fatigue son Maître, et ne fait que déplaire
À force de vouloir trancher du nécessaire.

Scène II §

Orphise, Alcidor, Éraste, La Montagne.

Éraste

Mais vois-je pas Orphise ? oui c’est elle, qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient ?
Il la salue comme elle passe, et elle en passant, détourne la tête.
165 Quoi me voir en ces lieux devant elle paraître,
Et passer en feignant de ne me pas connaître ?
Que croire ? Qu'en dis‑tu ? Parle donc, si tu veux.

La Montagne

Monsieur, je ne dis rien de peur d’être fâcheux.

Éraste

Et c’est l’être en effet que de ne me rien dire
170 Dans les extrémités d’un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu :
Que dois-je présumer ? parle, qu’en penses‑tu ?
Dis-moi ton sentiment.

La Montagne

Monsieur, je veux me taire,
175 Et ne désire point trancher du nécessaire.

Éraste

Peste l’impertinent ! Va-t-en suivre leurs pas ;
Vois ce qu’ils deviendront, et ne les quitte pas.

La Montagne, revenant.

Il faut suivre de loin ?

Éraste

Oui.

La Montagne, revenant.

Sans que l’on me voie,
Ou faire aucun semblant qu’après eux on m’envoie.

Éraste

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis,
Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

La Montagne, revenant.

Vous trouverai-je ici ?

Éraste

Que le Ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde.
La Montagne s’en va.
Ah ! que je sens de trouble, et qu’il m’eût été doux,
Qu’on me l’eût fait manquer, ce fatal rendez-vous.
Je pensais y trouver toutes choses propices ;
190 Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.

Scène III §

Lysandre, Éraste.

Lysandre

Sous ces arbres, de loin, mes yeux t’ont reconnu,
Cher Marquis, et d’abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis il faut que je te chante
Certain air, que j’ai fait, de petite courante,
195 Qui de toute la Cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J’ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable ;
Mais je ne voudrais pas, pour tout ce que je suis,
200 N'avoir point fait cet air, qu’ici je te produis.
La, la, hem, hem : écoute avec soin, je te prie.
Il chante sa courante.
N’est-elle pas belle ?

Éraste

Ah !

Lysandre

Cette fin est jolie.
Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.
205 Comment la trouves-tu ?

Éraste

Fort belle assurément.

Lysandre

Les pas que j’en ai faits n’ont pas moins d’agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Éraste les figures de la femme.
Tiens, l’homme passe ainsi : puis la femme repasse :
210 Ensemble : puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà ?
Ce fleuret ? ces coupés courant après la belle ?
Dos à dos : face à face, en se pressant sur elle.
Après avoir achevé.
Que t’en semble Marquis ?

Éraste

Tous ces pas-là sont fins.

Lysandre

Je me moque, pour moi, des maîtres Baladins.

Éraste

On le voit.

Lysandre

Les pas donc…

Éraste

N’ont rien qui ne surprenne.

Lysandre

220 Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne ?

Éraste

Ma foi, pour le présent, j’ai certain embarras…

Lysandre

Eh bien donc, ce sera, lorsque tu le voudras.
Si j’avais dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

Éraste

225 Une autre fois.

Lysandre

Adieu, Baptiste le très cher
N’a point vu ma courante, et je le vais chercher.
Nous avons, pour les airs, de grandes sympathies,
Et je veux le prier d’y faire des parties.
Il s’en va chantant toujours.

Éraste

230 Ciel ! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,
De cent sots, tous les jours, nous oblige à souffrir ;
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances,
D’applaudir bien souvent à leurs impertinences ?

Scène IV §

La Montagne, Éraste.

La Montagne

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

Éraste

235 Ah d’un trouble bien grand je me sens agité !
J’ai de l’amour encore pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudrait, que j’eusse de la haine !

La Montagne

Monsieur, votre raison ne sait ce qu’elle veut ;
Ni ce que sur un cœur une Maîtresse peut.
240 Bien que de s’emporter on ait de justes causes,
Une belle, d’un mot, rajuste bien des choses.

Éraste

Hélas, je te l’avoue, et déjà cet aspect,
À toute ma colère imprime le respect.

Scène V §

Orphise, Éraste, La Montagne.

Orphise

Votre front à mes yeux montre peu d’allégresse.
245 Serait-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse ?
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs ?

Éraste

Hélas, pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle ?
250 Et d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet,
Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?
Celui dont l’entretien vous a fait, à ma vue,
Passer…

Orphise, riant.

C'est de cela, que votre âme est émue ?

Éraste

255 Insultez inhumaine, encore à mon malheur.
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur ;
Et d’abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,
Du faible, que pour vous, vous savez, qu’a mon âme.

Orphise

Certes il en faut rire, et confesser ici,
260 Que vous êtes bien fou, de vous troubler ainsi.
L’homme, dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,
Est un homme Fâcheux dont j’ai su me défaire ;
Un de ces importuns, et sots officieux,
Qui ne sauraient souffrir qu’on soit seule en des lieux ;
265 Et viennent aussitôt, avec un doux langage,
Vous donner une main, contre qui l’on enrage.
J’ai feint de m’en aller, pour cacher mon dessein ;
Et, jusqu’à mon carrosse, il m’a prêté la main.
Je m’en suis promptement défaite de la sorte,
270 Et j’ai pour vous trouver, rentré par l’autre porte.

Éraste

À vos discours, Orphise, ajouterai-je foi ?
Et votre cœur est-il tout sincère pour moi ?

Orphise

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles ;
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.
275 Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté…

Éraste

Ah ne vous fâchez pas, trop sévère beauté.
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux Amant ;
280 J’aurai pour vous respect, jusques au monument.
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre ;
Exposez à mes yeux le triomphe d’un autre,
Oui je souffrirai tout de vos divins appas,
J’en mourrai, mais enfin je ne m’en plaindrai pas.

Orphise

285 Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part…

Scène VI §

Alcandre, Orphise, Éraste, La Montagne.

Alcandre

Marquis, un mot. Madame,
De grâce pardonnez, si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret.
290 Avec peine, Marquis, je te fais la prière ;
Mais un homme vient là de me rompre en visière,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu’à l’heure de ma part, tu l’ailles appeler.
Tu sais, qu’en pareil cas, ce serait avec joie,
295 Que je te le rendrais en la même monnaie.

Éraste, après avoir un peu demeuré sans parler.

Je ne veux point ici faire le Capitan ;
Mais on m’a vu soldat, avant que Courtisan.
J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe,
De pouvoir d’un tel pas me tirer avec grâce,
300 Et de ne craindre point, qu’à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture,
Et notre Roi n’est pas un Monarque en peinture.
Il sait faire obéir les plus grands de l’État,
305 Et je trouve qu’il fait en digne Potentat.
Quand il faut le servir, j’ai du cœur, pour le faire :
Mais je ne m’en sens point, quand il faut lui déplaire.
Je me fais de son ordre une suprême Loi.
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
310 Je te parle, Vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière,
Adieu. Cinquante fois au Diable les Fâcheux,
Où donc s’est retiré cet objet de mes vœux ?

La Montagne

Je ne sais.

Éraste

Pour savoir où la belle est allée,
Va-t-en chercher partout, j’attends dans cette allée.

Fin du premier Acte.

Ballet du Premier Acte §

Première Entrée §

Des Joueurs de Mail, en criant, gare, l’obligent à se retirer, et comme il veut revenir lorsqu’ils ont fait.

Deuxième Entrée §

Des Curieux viennent qui tournent autour de lui pour le connaître, et font qu’il se retire encore pour un moment.

Acte II §

Scène Première §

Éraste

Mes Fâcheux à la fin se sont-ils écartés ?
Je pense qu’il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve, et pour second martyre,
320 Je ne saurais trouver celle que je désire.
Le tonnerre, et la pluie ont promptement passé,
Et n’ont point, de ces lieux, le beau monde chassé.
Plût au Ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu’ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent !
325 Le Soleil baisse fort, et je suis étonné,
Que mon Valet encor ne soit point retourné.

Scène II §

Alcipe, Éraste.

Alcipe

Bonjour.

Éraste

Eh quoi toujours ma flamme divertie !

Alcipe

Console-moi, Marquis, d’une étrange partie,
330 Qu’au Piquet je perdis, hier, contre un Saint-Bouvain,
À qui je donnerais quinze points, et la main.
C’est un coup enragé, qui depuis hier m’accable,
Et qui ferait donner tous les Joueurs au Diable ;
Un coup assurément à se pendre en public.
335 Il ne m’en faut que deux ; l’autre a besoin d’un pic.
Je donne ; il en prend six, et demande à refaire :
Moi, me voyant de tout, je n’en voulus rien faire.
Je porte l’as de trèfle, admire mon malheur,
L’as, le Roi, le valet, le huit, et dix de cœur ;
340 Et quitte, comme au point allait la politique,
Dame, et Roi de carreau ; dix, et Dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la Dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major :
Mais mon homme avec l’as, non sans surprise extrême,
345 Des bas carreaux, sur table, étale une sixième.
J’en avais écarté la Dame, avec le Roi ;
Mais lui fallant un pic, je sortis hors d’effroi,
Et croyais bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux, il avait quatre piques ;
350 Et, jetant le dernier, m’a mis dans l’embarras,
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J’ai jeté l’as de cœur, avec raison, me semble ;
Mais il avait quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de cœur je me suis vu capot,
355 Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu fais-moi raison de ce coup effroyable.
À moins que l’avoir vu, peut-il être croyable ?

Éraste

C’est dans le jeu, qu’on voit les plus grands coups du sort.

Alcipe

Parbleu tu jugeras, toi-même, si j’ai tort ;
360 Et si c’est sans raison, que ce coup me transporte ;
Car voici nos deux jeux, qu’exprès sur moi je porte.
Tiens, c’est ici mon port, comme je te l’ai dit ;
Et voici…

Éraste

J’ai compris le tout, par ton récit,
365 Et vois de la justice au transport qui t’agite ;
Mais, pour certaine affaire, il faut que je te quitte :
Adieu console-toi, pourtant, de ton malheur.

Alcipe

Qui moi ? J’aurai toujours ce coup-là sur le cœur :
Et c’est pour ma raison, pis qu’un coup de tonnerre.
370 Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.
Il s’en va, et prêt à rentrer, il dit par réflexion.
Un six de cœur ! deux points !

Éraste

En quel lieu sommes-nous !
De quelque part qu’on tourne, on ne voit que des fous.
Ah ! que tu fais languir ma juste impatience.

Scène III §

La Montagne, Éraste.

La Montagne

375 Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.

Éraste

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?

La Montagne

Sans doute ; et de l’objet qui fait votre destin,
J’ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.

Éraste

Et quoi ? déjà mon cœur après ce mot soupire,
380 Parle.

La Montagne

Souhaitez-vous de savoir ce que c’est ?

Éraste

Oui, dis vite.

La Montagne

Monsieur, attendez, s’il vous plaît.
Je me suis, à courir, presque mis hors d’haleine.

Éraste

385 Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?

La Montagne

Puisque vous désirez de savoir promptement
L’ordre que j’ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai… Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
J’ai bien fait du chemin, pour trouver cette belle,
390 Et si…

Éraste

Peste soit fait de tes digressions.

La Montagne

Ah ! il faut modérer un peu ses passions,
Et Sénèque…

Éraste

Sénèque est un sot dans ta bouche,
395 Puisqu’il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis-moi ton ordre, tôt.

La Montagne

Pour contenter vos vœux,
Votre Orphise… Une bête est là dans vos cheveux.

Éraste

Laisse.

La Montagne

Cette beauté de sa part vous fait dire…

Éraste

Quoi !

La Montagne

Devinez.

Éraste

Sais-tu que je ne veux pas rire ?

La Montagne

Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,
405 Assuré que dans peu vous l’y verrez venir,
Lorsqu’elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de Cour fâcheuses animales.

Éraste

Tenons-nous donc au lieu qu’elle a voulu choisir :
Mais, puisque l’ordre ici m’offre quelque loisir,
410 Laisse-moi méditer, j’ai dessein de lui faire
Quelques vers, sur un air, où je la vois se plaire.
Il se promène en rêvant.

Scène IV §

Orante, Climène, Éraste.

Orante

Tout le monde sera de mon opinion.

Climène

Croyez-vous l’emporter par obstination ?

Orante

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

Climène

415 Je voudrais qu’on ouît les unes et les autres.

Orante

J’avise un homme ici qui n’est pas ignorant ;
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot : Souffrez qu’on vous appelle,
Pour être, entre nous deux, juge d’une querelle,
420 D’un débat, qu’ont ému nos divers sentiments,
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits Amants.

Éraste

C’est une question à vider difficile,
Et vous devez chercher un Juge plus habile.

Orante

Non : vous nous dites là d’inutiles chansons :
425 Votre esprit fait du bruit, et nous vous connaissons ;
Nous savons que chacun vous donne à juste titre…

Éraste

Hé de grâce…

Orante

En un mot vous serez notre arbitre,
Et ce sont deux moments qu’il vous faut nous donner.

Climène

430 Vous retenez ici qui vous doit condamner :
Car enfin, s’il est vrai ce que j’en ose croire,
Monsieur, à mes raisons, donnera la victoire.

Éraste

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci,
D’inventer quelque chose à me tirer d’ici !

Orante

435 Pour moi, de son esprit j’ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu’il prononce à mon désavantage.
Enfin ce grand débat qui s’allume entre nous,
Est de savoir s’il faut qu’un Amant soit jaloux.

Climène

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
440 Lequel doit plaire plus d’un jaloux ou d’un autre.

Orante

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

Climène

Et dans mon sentiment je tiens pour le premier.

Orante

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage,
À qui fait éclater du respect davantage.

Climène

445 Et moi, que si nos vœux doivent paraître au jour,
C’est pour celui qui fait éclater plus d’amour.

Orante

Oui, mais on voit l’ardeur dont une âme est saisie.
Bien mieux dans le respect, que dans la jalousie.

Climène

Et c’est mon sentiment, que qui s’attache à nous,
450 Nous aime d’autant plus, qu’il se montre jaloux.

Orante

Fi ne me parlez point, pour être Amants, Climène,
De ces gens dont l’amour est fait comme la haine,
Et, qui pour tous respects, et toute offre de vœux,
Ne s’appliquent jamais, qu’à se rendre Fâcheux ;
455 Dont l’âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime ;
En soumet l’innocence à son aveuglement,
Et veut, sur un coup d’œil, un éclaircissement :
Qui de quelque chagrin nous voyant l’apparence,
460 Se plaignent aussitôt, qu’il naît de leur présence ;
Et lorsque dans nos yeux brille un peu d’enjouement,
Veulent que leurs Rivaux en soient le fondement :
Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne nous parlent jamais, que pour faire querelle ;
465 Osent défendre à tous l’approche de nos cœurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi je veux des Amants que le respect inspire ;
Et leur soumission marque mieux notre empire.

Climène

Fi ne me parlez point, pour être vrais Amants,
470 De ces gens, qui pour nous n’ont nuls emportements ;
De ces tièdes Galants, de qui les cœurs paisibles,
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles ;
N’ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour,
Sur trop de confiance endormir leur amour ;
475 Sont avec leurs Rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C’est aimer froidement que n’être point jaloux ;
Et je veux, qu’un Amant, pour me prouver sa flamme,
480 Sur d’éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports, donne un signe éclatant
De l’estime qu’il fait de celle qu’il prétend.
On s’applaudit alors de son inquiétude,
Et s’il nous fait parfois un traitement trop rude,
485 Le plaisir de le voir soumis à nos genoux,
S’excuser de l’éclat qu’il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d’avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère.

Orante

Si pour vous plaire il faut beaucoup d’emportement,
490 Je sais qui vous pourrait donner contentement ;
Et je connais des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

Climène

Si pour vous plaire il faut n’être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous ;
495 Des hommes en amour d’une humeur si souffrante,
Qu’ils vous verraient sans peine entre les bras de trente.

Orante

Enfin, par votre arrêt vous devez déclarer,
Celui de qui l’amour vous semble à préférer.

Éraste

Puisqu’à moins d’un arrêt je ne m’en puis défaire,
500 Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;
Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l’autre aime bien mieux.

Climène

L'arrêt est plein d’esprit ; mais…

Éraste

Suffit, j’en suis quitte.
505 Après ce que j’ai dit, souffrez que je vous quitte.

Scène V §

Orphise, Éraste.

Éraste

Que vous tardez, Madame, et que j’éprouve bien…

Orphise

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
À tort vous m’accusez d’être trop tard venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

Éraste

510 Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,
Et me reprochez-vous ce qu’on me fait souffrir ?
Ha ! de grâce attendez…

Orphise

Laissez-moi, je vous prie,
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.
Elle sort.

Éraste

515 Ciel ! faut-il qu’aujourd’hui Fâcheuses, et Fâcheux,
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

Scène VI §

Dorante, Éraste.

Dorante

Ha Marquis que l’on voit de Fâcheux tous les jours,
520 Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

Éraste

Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

Dorante, le retenant.

Parbleu chemin faisant je te le veux conter.
525 Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un Cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
530 Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même ;
Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts,
Sur un Cerf, qu’un chacun nous disait Cerf dix-cors ;
Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrête,
Fut qu’il n’était que Cerf à sa seconde tête.
535 Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte, avec quelques œufs frais ;
Lorsqu’un franc Campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa Jument poulinière,
Qu’il honorait du nom de sa bonne Jument,
540 S’en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils, aussi sot que son père.
Il s’est dit grand Chasseur, et nous a priés tous,
Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.
545 Dieu préserve, en chassant, toute sage personne,
D’un porteur de huchet, qui mal à propos sonne ;
De ces gens, qui suivis de dix Hourets galeux,
Disent ma meute, et font les chasseurs merveilleux.
Sa demande reçue et ses vertus prisées,
550 Nous avons été tous frapper à nos brisées.
À trois longueurs de trait, tayaut ; voilà d’abord
Le Cerf donné aux chiens. J’appuie, et sonne fort.
Mon Cerf débuche, et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui ; mais si bien en haleine,
555 Qu’on les aurait couverts tous d’un seul justaucorps.
Il vient à la Forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute ; et moi, je prends en diligence
Mon Cheval Alezan. Tu l’as vu ?

Éraste

Non je pense.

Dorante

560 Comment ? C’est un Cheval aussi bon qu’il est beau,
Et que ces jours passés j’achetai de Gaveau.
Je te laisse à penser, si, sur cette matière,
Il voudrait me tromper, lui qui me considère :
Aussi je m’en contente, et jamais, en effet,
565 Il n’a vendu Cheval, ni meilleur, ni mieux fait.
Une tête de Barbe, avec l’Étoile nette ;
L’encolure d’un Cygne, effilée, et bien droite ;
Point d’épaules non plus qu’un Lièvre, court-jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité.
570 Des pieds, morbleu, des pieds ! le rein double : à vrai dire,
J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire,
Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,
Petit Jean de Gaveau ne montait qu’en tremblant.
Une croupe, en largeur, à nulle autre pareille ;
575 Et des gigots, Dieu sait ! bref, c’est une merveille,
Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour d’un cheval amené pour le Roi.
Je monte donc dessus, et ma joie était pleine,
De voir filer de loin les coupeurs dans la plaine ;
580 Je pousse, et je me trouve en un fort à l’écart,
À la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.
Une heure là-dedans notre Cerf se fait battre.
J’appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre :
Enfin jamais Chasseur ne se vit plus joyeux ;
585 Je le relance seul, et tout allait des mieux ;
Lorsque d’un jeune Cerf s’accompagne le nôtre,
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, Marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer :
590 Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie ;
Il empaume la voie, et moi, je sonne et crie,
À Finaut, à Finaut : j’en revois à plaisir,
Sur une taupinière, et resonne à loisir.
Quelques chiens revenaient à moi, quand pour disgrâce,
595 Le jeune Cerf, Marquis, à mon Campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix tayaut, tayaut, tayaut.
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore,
J’y pousse et j’en revois dans le chemin encore ;
600 Mais à terre, mon cher, je n’eus pas jeté l’œil,
Que je connus le change, et sentis un grand deuil.
J’ai beau lui faire voir toutes les différences,
Des pinces de mon Cerf, et de ses connaissances ;
Il me soutient toujours, en Chasseur ignorant,
605 Que c’est le Cerf de meute, et par ce différend
Il donne temps aux chiens d’aller loin : j’en enrage,
Et pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval, et par haut, et par bas,
Qui pliait des gaulis aussi gros que les bras :
610 Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre Cerf, comme s’ils l’eussent vu :
Ils le relancent ; mais, ce coup est-il prévu ?
À te dire le vrai, cher Marquis, il m’assomme.
615 Notre Cerf relancé va passer à notre homme,
Qui croyant faire un trait de Chasseur fort vanté,
D’un pistolet d’arçon qu’il avait apporté,
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie : Ah ! j’ai mis bas la bête.
620 A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !
Pour courre un Cerf ? pour moi venant dessus le lieu,
J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage,
Que j’ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,
625 Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

Éraste

Tu ne pouvais mieux faire, et ta prudence est rare :
C’est ainsi des Fâcheux, qu’il faut qu’on se sépare ;
Adieu.

Dorante

Quand tu voudras, nous irons quelque part,
630 Où nous ne craindrons point de chasseur Campagnard.

Éraste

Fort bien. Je crois qu’enfin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avec diligence.

Fin du deuxième Acte.

Ballet du Second Acte §

Première Entrée §

Des Joueurs de Boule l’arrêtent pour mesurer un coup, dont ils sont en dispute. Il se défait d’eux avec peine, et leur laisse danser un pas, composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce Jeu.

Deuxième Entrée §

De petits Frondeurs les viennent interrompre qui sont chassés ensuite

Troisième Entrée §

Par des Savetiers et des Savetières, leurs pères, et autres qui sont aussi chassés à leur tour

Quatrième Entrée §

Par un Jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième Acte.

Acte III §

Scène Première §

Éraste, La Montagne.

Éraste

Il est vrai, d’un côté mes soins ont réussi :
Cet adorable objet enfin s’est adouci :
635 Mais d’un autre on m’accable, et les Astres sévères,
Ont, contre mon amour, redoublé leurs colères.
Oui Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,
À son aimable nièce a défendu ma vue,
640 Et veut, d’un autre Époux, la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;
Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle,
À souffrir qu’en secret je la visse chez elle.
645 L’amour aime surtout les secrètes faveurs ;
Dans l’obstacle, qu’on force, il trouve des douceurs ;
Et le moindre entretien de la beauté qu’on aime,
Lorsqu’il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous : c’en est l’heure, à peu près :
650 Puis, je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.

La Montagne

Suivrai-je vos pas ?

Éraste

Non, je craindrais que peut-être
À quelques yeux suspects, tu me fisses connaître.

La Montagne

Mais…

Éraste

Je ne le veux pas.

La Montagne

Je dois suivre vos lois :
Mais au moins si de loin…

Éraste

Te tairas-tu, vingt fois ?
Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,
660 De te rendre, à toute heure, un valet incommode !

Scène II §

Caritidès, Éraste.

Caritidès

Monsieur, le temps répugne à l’honneur de vous voir.
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir :
Mais de vous rencontrer il n’est pas bien facile ;
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville ;
665 Au moins, Messieurs vos gens me l’assurent ainsi,
Et j’ai, pour vous trouver, pris l’heure que voici.
Encore est-ce un grand heur, dont le destin m’honore ;
Car deux moments plus tard, je vous manquais encore.

Éraste

Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi ?

Caritidès

670 Je m’acquitte, Monsieur, de ce que je vous dois ;
Et vous viens… Excusez l’audace, qui m’inspire,
Si…

Éraste

Sans tant de façons, qu’avez-vous à me dire ?

Caritidès

Comme le rang, l’esprit, la générosité,
675 Que chacun vante en vous…

Éraste

Oui je suis fort vanté,
Passons, Monsieur.

Caritidès

Monsieur, c’est une peine extrême,
Lorsqu’il faut à quelqu’un se produire soi-même,
680 Et toujours, près des Grands, on doit être introduit,
Par des gens, qui de nous fassent un peu de bruit ;
Dont la bouche écoutée, avec poids débite,
Ce qui peut faire voir notre petit mérite :
Enfin j’aurais voulu que des gens bien instruits,
685 Vous eussent pu, Monsieur, dire ce que je suis.

Éraste

Je vois assez, Monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connaître.

Caritidès

Oui je suis un savant charmé de vos vertus.
Non pas de ces savants, dont le nom n’est qu’en us :
690 Il n’est rien si commun, qu’un nom à la Latine.
Ceux qu’on habille en Grec ont bien meilleure mine ;
Et pour en avoir un qui se termine en ès,
Je me fais appeler Monsieur Caritidès.

Éraste

Monsieur Caritidès soit. Qu’avez-vous à dire ?

Caritidès

695 C’est un placet, Monsieur, que je voudrais vous lire ;
Et que dans la posture, où vous met votre emploi,
J’ose vous conjurer de présenter au Roi.

Éraste

Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

Caritidès

Il est vrai que le Roi fait cette grâce extrême ;
700 Mais par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
Qu’ils étouffent les bons, et l’espoir où je fonde,
Est qu’on donne le mien, quand le Prince est sans monde.

Éraste

Eh bien vous le pouvez, et prendre votre temps.

Caritidès

705 Ah Monsieur ! les Huissiers sont de terribles gens,
Ils traitent les Savants de faquins à nasardes ;
Et je n’en puis venir qu’à la salle des Gardes.
Les mauvais traitements qu’il me faut endurer,
Pour jamais de la Cour me feraient retirer,
710 Si je n’avais conçu l’espérance certaine,
Qu’auprès de notre Roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m’est un moyen assuré…

Éraste

Eh bien donnez-moi donc, je le présenterai.

Caritidès

Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.

Éraste

715 Non…

Caritidès

C’est pour être instruit : Monsieur, je vous conjure.

AU ROI.

SIRE,

Votre très humble, très obéissant, très fidèle, et très savant sujet et serviteur Caritidès, Français de nation, Grec de profession ; Ayant considéré les grands et notables abus, qui se commettent aux inscriptions des enseignes des Maisons, Boutiques, Cabarets, Jeux de Boule, et autres lieux de votre bonne Ville de Paris ; en ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions, renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d’Étymologie, Analogie, Énergie, ni Allégorie quelconque ; au grand scandale de la République des Lettres, et de la nation Française, qui se décrie et déshonore par lesdits abus et fautes grossières, envers les Étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs, et inspectateurs desdites inscriptions.

Éraste

Ce Placet est fort long et pourrait bien fâcher…

Caritidès

Ah ! Monsieur pas un mot ne s’en peut retrancher.

Éraste

Achevez promptement.

Caritidès continue :

Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son État, et la gloire de son Empire, une Charge de Contrôleur, Intendant, Correcteur, Réviseur, et Restaurateur général desdites inscriptions ; et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'État, et à Votre Majesté, en faisant l'Anagramme de votre dite Majesté en Français, Latin, Grec, Hébreu, Syriaque, Chaldéen, Arabe…

Éraste, l’interrompant

Fort bien : donnez-le vite, et faites la retraite :
Il sera vu du Roi ; c’est une affaire faite.

Caritidès

Hélas ! Monsieur, c’est tout que montrer mon placet.
Si le Roi le peut voir, je suis sûr de mon fait :
Car comme sa justice en toute chose est grande,
725 Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au Ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom, et surnom,
J’en veux faire un poème, en forme d’acrostiche,
Dans les deux bouts un Vers, et dans chaque hémistiche.

Éraste

730 Oui, vous l’aurez demain, Monsieur Caritidès.
Ma foi de tels savants sont des ânes bien faits.
J’aurais dans d’autres temps bien ri de sa sottise…

Scène III §

Ormin, Éraste.

Ormin

Bien qu’une grande affaire en ce lieu me conduise,
J’ai voulu qu’il sortît, avant que vous parler.

Éraste

735 Fort bien, mais dépêchons, car je veux m’en aller.

Ormin

Je me doute à peu près que l’homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, Monsieur, par sa visite.
C’est un vieux importun, qui n’a pas l’esprit sain,
Et pour qui j’ai toujours quelque défaite en main.
740 Au Mail, à Luxembourg, et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde, avec ses rêveries :
Et des gens, comme vous, doivent fuir l’entretien,
De tous ces savantas, qui ne sont bons à rien.
Pour moi je ne crains pas, que je vous importune,
745 Puisque je viens, Monsieur, faire votre fortune.

Éraste

Voici quelque souffleur, de ces gens qui n’ont rien ;
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Vous avez fait, Monsieur, cette bénite pierre,
Qui peut, seule, enrichir tous les Rois de la terre ?

Ormin

750 La plaisante pensée, hélas, où vous voilà !
Dieu me garde, Monsieur, d’être de ces fous-là.
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles,
D'un avis, que par vous je veux donner au Roi ;
755 Et que tout cacheté je conserve sur moi.
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les Surintendants ont les oreilles pleines ;
Non de ces gueux d’avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt, ou trente millions :
760 Mais un, qui tous les ans, à si peu qu’on le monte,
En peut donner au Roi quatre cents, de bon compte :
Avec facilité, sans risque, ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon.
Enfin c’est un avis d’un gain inconcevable,
765 Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé…

Éraste

Soit, nous en parlerons, je suis un peu pressé.

Ormin

Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirais cet avis d’importance.

Éraste

770 Non, non, je ne veux point savoir votre secret.

Ormin

Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,
Et veux, avec franchise, en deux mots vous l’apprendre.
Il faut voir si quelqu’un ne peut point nous entendre.
Cet avis merveilleux, dont je suis l’inventeur,
775 Est que…

Éraste

D’un peu plus loin, et pour cause, Monsieur.

Ormin

Vous voyez le grand gain, sans qu’il faille le dire,
Que de ces ports de mer le Roi tous les ans tire.
Or l’avis dont encor nul ne s’est avisé,
780 Est qu’il faut de la France, et c’est un coup aisé,
En fameux ports de mer, mettre toutes les côtes.
Ce serait pour monter à des sommes très hautes,
Et si…

Éraste

L’avis est bon, et plaira fort au Roi.
785 Adieu, nous nous verrons.

Ormin

Au moins appuyez-moi,
Pour en avoir ouvert les premières paroles.

Éraste

Oui, oui.

Ormin

Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
790 Que vous reprendriez sur le droit de l’avis,
Monsieur…

Éraste

Oui, volontiers. Plût à Dieu qu’à ce prix,
De tous les Importuns je pusse me voir quitte !
Voyez quel contretemps prend ici leur visite !
795 Je pense qu’à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu’un encor me divertir ?

Scène IV §

Filinte, Éraste.

Filinte

Marquis, je viens d’apprendre une étrange nouvelle.

Éraste

Quoi ?

Filinte

Qu’un homme, tantôt, t’a fait une querelle.

Éraste

800 À moi ?

Filinte

Que te sert-il de le dissimuler ?
Je sais de bonne part qu’on t’a fait appeler ;
Et comme ton ami, quoi qu’il en réussisse,
Je te viens, contre tous, faire offre de service.

Éraste

805 Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais…

Filinte

Tu ne l’avoueras pas, mais tu sors sans valets :
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n’iras nulle part que je ne t’accompagne.

Éraste

Ah j’enrage.

Filinte

À quoi bon de te cacher de moi ?

Éraste

Je te jure, Marquis, qu’on s’est moqué de toi.

Filinte

En vain tu t’en défends.

Éraste

Que le Ciel me foudroie.
Si d’aucun démêlé…

Filinte

Tu penses qu’on te croie ?

Éraste

Eh mon Dieu ! je te dis, et ne déguise point,
Que…

Filinte

Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.

Éraste

Veux-tu m’obliger ?

Filinte

Non.

Éraste

Laisse-moi, je te prie.

Filinte

Point d’affaire, Marquis.

Éraste

Une galanterie,
En certain lieu, ce soir…

Filinte

Je ne te quitte pas :
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

Éraste

Parbleu, puisque tu veux que j’aie une querelle,
Je consens à l’avoir pour contenter ton zèle :
Ce sera contre toi qui me fais enrager,
830 Et dont je ne me puis par douceur dégager.

Filinte

C'est fort mal d’un ami recevoir le service :
Mais, puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu, videz sans moi tout ce que vous aurez.

Éraste

Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
835 Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée.

Scène V §

Damis, L'Épine, Éraste, La Rivière.

Damis

Quoi, malgré moi, le traître espère l’obtenir ?
Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.

Éraste

J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.
840 Quoi toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !

Damis

Oui, j’ai su que ma Nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.

La rivière

Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre Maître ?
Approchons doucement, sans nous faire connaître.

Damis

845 Mais avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,
Il faut, de mille coups, percer son traître sein.
Va-t-en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je désire ;
Afin, qu’au nom d’Éraste, on soit prêt à venger
850 Mon honneur, que ses feux ont l’orgueil d’outrager ;
À rompre un rendez-vous, qui dans ce lieu l’appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.

La rivière, l’attaquant avec ses compagnons.

Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,
Traître tu trouveras en nous à qui parler.

Éraste, mettant l’épée à la main.

855 Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse
De secourir ici l’oncle de ma Maîtresse.
Je suis à vous, Monsieur.

Damis après leur fuite.

Ô Ciel, par quel secours,
D’un trépas assuré vois-je sauver mes jours !
860 À qui suis-je obligé d’un si rare service ?

Éraste

Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.

Damis

Ciel ! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi ?
Est-ce la main d’Éraste…

Éraste

Oui, oui, Monsieur, c’est moi.
865 Trop heureux, que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d’avoir mérité votre haine.

Damis

Quoi celui, dont j’avais résolu le trépas,
Est celui, qui, pour moi, vient d’employer son bras ?
Ah ! c’en est trop, mon cœur est contraint de se rendre ;
870 Et quoi que votre amour, ce soir, ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité,
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine, trop longtemps, vous a fait injustice ;
875 Et pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins, dès ce soir, à l’objet de vos vœux.

Scène VI §

Orphise, Damis, Éraste, suite.

Orphise, venant avec un flambeau d’argent à la main.

Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable…

Damis

Ma Nièce elle n’a rien que de très agréable,
Puisque après tant de vœux que j’ai blâmés en vous,
880 C’est elle qui vous donne Éraste pour Époux.
Son bras a repoussé le trépas, que j’évite ;
Et je veux, envers lui, que votre main m’acquitte.

Orphise

Si c’est pour lui payer ce que vous lui devez,
J’y consens, devant tout, aux jours qu’il a sauvés.

Éraste

885 Mon cœur est si surpris d’une telle merveille,
Qu’en ce ravissement, je doute, si je veille.

Damis

Célébrons l’heureux sort, dont vous allez jouir ;
Et que nos violons viennent nous réjouir.
Comme les Violons veulent jouer, on frappe à la porte.

Éraste

Qui frappe là si fort.

L’Épine

Monsieur ce sont des Masques,
Qui portent des crin-crins, et des tambours de Basques.
Les Masques entrent qui occupent toute la place.

Éraste

Quoi toujours des Fâcheux, holà Suisses, ici,
Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.

Fin

Ballet du Troisième Acte §

Première Entrée §

Des Suisses avec des hallebardes chassent tous les Masques Fâcheux, et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise

Dernière Entrée §

Quatre Bergers, et une Bergère, qui au sentiment de tous ceux qui l’ont vue, ferment le divertissement d’assez bonne grâce.