Les Soupçons sur les apparences
Héroïco-comédie
PARIS,
Chez TOUSSAINCT QUINET ; au Palais,
sous la montée de la Cour des Aydes.
M. DC. L.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Clotilde Avel dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2005-2006)

Introduction §

Les Soupçons sur les apparences, héroïco-comédie en cinq actes et en vers, publiée en 1650, est la dernière pièce connue d’Antoine Le Metel, sieur d’Ouville, qui a commencé sa carrière d’auteur dramatique douze ans plus tôt, en 1638, avec une tragi-comédie intitulée les Trahizons d’Arbiran. Les Soupçons sur les apparences occupent une place particulière dans l’oeuvre de d’Ouville, réputé pour avoir adapté sur la scène française des pièces espagnoles et italiennes, et pour n’avoir pas su produire des œuvres originales. Or, la première et la dernière pièce de d’Ouville n’ont pas de sources italiennes ou espagnoles connues, et présentent en outre une parenté d’inspiration. Avec sa dernière pièce, d’Ouville semble abandonner la comédie à l’espagnole qui a pourtant fait sa réputation théâtrale, pour revenir aux thèmes abordés dans sa première pièce : la trahison, la jalousie, et le désir de vengeance, sans pour autant renoncer à certains effets de la comedia, notamment le jeu sur les apparences.

Cette pièce est d’autant plus particulière qu’aucun nom d’auteur n’apparaît sur la page de titre et, plus étonnant, ni dans le Privilège du Roy à la fin de l’ouvrage, et cela dans les deux impressions connues, de 1650 et de 1651. La pièce n’est précédée non plus par aucune dédicace. Ces deux faits méritent d’être mentionnés car toutes les pièces de d’Ouville, à l’exception de la Coifeuse à la mode (1646)1, comportent le nom de l’auteur sur leur page de titre et très souvent une dédicace2. Cependant, il ne semble pas y avoir de doute sur l’attribution des Soupçons sur les Apparences à d’Ouville. Dans les catalogues des bibliothèques que nous avons consultés, la pièce est toujours attribuée à d’Ouville. Toutefois, les sources imprimées ne mentionnent cette attribution qu’à partir de 1733. C’est Maupoint qui, dans sa Bibliothèque des theatres, est le premier à noter : « Soupçons sur les apparences. Heroï-comédie par M. Douville en 1658 »3. S’il se trompe de date, il ne soulève pas d’interrogation au sujet de cette attribution. Beauchamps, en 1735, cite à la suite des autres pièces de d’Ouville, les « Soupçons sur les apparences, héroï-comédie en cinq act. en vers, in-4°. 1651 »4, le chevalier de Mouhy en 1752 parle des « dix Pièces de Théâtre [de d’Ouville] qui ont été placées dans cet Ouvrage5 », Leiris cite en 1763 « Les Soupçons sur les Apparences, com. héroïque en cinq Ac. en vers, attribuée à Douville, et donnée en 1650 »6, J.M.B. Clément et J. de Laporte citent en 1775 les « Soupçons sur les Apparences, […] Comédie héroïque, en cinq Actes, en vers, par Douville, 1650 »7, et la pièce apparaît enfin dans la notice consacrée aux œuvres de d’Ouville dans la Bibliothèque dramatique de Soleinne8.

Nous n’avons trouvé finalement que les frères Parfaict au XVIIIe siècle pour remettre en cause cette attribution. Dans leur Dictionnaire des théâtres de Paris, on peut lire : « Les Soupçons sur les Apparences. Héroï-comédie en Cinq Actes, 1650. On peut douter que cette dernière soit de M. d’Ouville »9. Leur article traitant des Soupçons commence ainsi :

C’est sur la foi des Catalogues que nous mettons cette Pièce sur le compte de M. d’Ouville, n’en ayant aucune preuve certaine. On pourroit même en douter, si l’on vouloit en juger par conjecture, attendu qu’elle est plus foible par l’intrigue et la conduite que les autres du même Auteur, qui certainement entendoit mieux le Théatre.10

Remarquons toutefois que la provenance d’un exemplaire de la pièce, impression de 1651, aujourd’hui à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France (BnF, Rés-Yf-1519), tendrait à confirmer l’attribution des Soupçons à d’Ouville. Cet exemplaire, en reliure parchemin du XVIIe siècle, porte l’ex-libris manuscrit rayé de Jacques Aubert du Mans, ville où d’Ouville termina ses jours, seulement quelques années après la publication de sa pièce. Cette coïncidence nous paraît en faveur de d’Ouville11. D’autre part, un exemplaire de l’impression de 1650 qui ouvre une collection de pièces de théâtre (1636-1652) en trente-quatre volumes (BnF, Rés-Yf-237-401) en reliure de la deuxième moitié du XVIIe siècle et portant l’ex-libris gravé d’un membre de la famille Brulart de Sillery, sans doute l’officier bibliophile Roger,12 nous paraît intéressant. L’attribution à d’Ouville apparaît sur la liste manuscrite des pièces figurant sur chaque contreplat supérieur. Cependant les Soupcons ne font pas partie du volume 17 consacré aux pièces de d’Ouville13. L’attribution à cet auteur s’est donc faite dans un deuxième temps mais sans doute dès le XVIIe siècle.

Par ailleurs, des similitudes de situations avec ses précédentes pièces méritent d’être relevées. Ainsi comme dans les Trahizons, les Soupçons mettent en scène un fourbe qui veut séduire la femme de son ami. Mettre en scène un couple marié est suffisamment rare dans la comédie et tragi-comédie du XVIIe siècle pour qu’on le remarque14. Notons encore un même personnage, l’ami venu de Lyon, dans la Dame suivante et la Coifeuse à la mode. Nous citerons enfin Clément et Laporte dans leurs Anecdotes dramatiques qui, reprochant à d’Ouville l’« uniformité des sujets de ses Pieces et des principaux personnages », écrivent :

Lorsqu’on a lu une Piece de Douville, on connoit presque tous les sujets de ses Comédies. Ce sont toujours des rencontres inopinées, de trompeuses apparences, des brouilleries et des raccommodements.

On retrouve tous ces « sujets » dans les Soupçons. Mais il faut remarquer que si d’Ouville en a beaucoup usé dans ses comédies, ils ne lui sont pas propres. Ils relèvent de l’esthétique, de l’idéologie, et des ressorts comiques en vogue dans le théâtre de la première moitié du XVIIe siècle.

Vie et œuvre de D’Ouville §

La vie d’Antoine Le Metel, sieur d’Ouville, est peu connue.

Antoine Le Metel, né entre 1587 et 1590 à Caen ou Rouen, et mort entre 1655 et 1657 au Mans15, est le fils de Jeanne Delion et de Jérémie Le Metel, issu d’une lignée d’avocats, et procureur à la Cour des Aides de Rouen avant d’être avocat au parlement de Rouen. La famille, d’origine rouennaise, a tardivement rallié la Réforme. Les possessions de la famille sont modestes. Il est l’aîné de quatre enfants, dont du célèbre abbé16 François Le Metel de Boisrobert17.

La famille émigra à Caen dans les années 1590, avec les officiers royalistes des cours souveraines opposés au gouvernement ligueur de la ville, avant de revenir à Rouen quand les troubles sont finis. Antoine Le Metel passa ses premières années dans la capitale normande, ville de premier ordre dans le domaine de l’édition, où vivait alors une importante communauté commerçante espagnole.18 Entreprit-il des études de droit, comme son frère ? On l’ignore. Il devint hydrographe, ingénieur et géographe. La succession de la suite des événements de sa vie fait problème. Selon Frederick de Armas, il effectua un séjour de sept ans en Espagne de 1615 à 1622, où il se maria, apprit la langue espagnole, et découvrit sur la scène espagnole les comedias de Calderon de la Barca, Lope de Vega et Montalvan, qui écrivaient des comedias nuevas, type de comédie fondée sur les jeux de masque et d’illusion, que d’Ouville importera en France en adaptant la comedia à la scène française. Il passa ensuite quatorze ans en Italie, à Rome, de 1622 à 1636.19 La connaissance de l’espagnol et de l’italien joua un grand rôle dans sa carrière littéraire, avant tout d’Ouville se fera adaptateur et traducteur. Dans sa préface à la Fouyne de Seville, ou l’hameçon des bourses, nouvelle d’Alonso de Castillo Solorzano, traduite de l’espagnol par d’Ouville, Boisrobert écrit que son frère était

l’homme de toute la France, qui parloit le mieux Espagnol, & qui connoissoit le plus parfaitement toutes les graces de cette langue.

De retour en France en 1636, il aurait obtenu cette année là ses titres de noblesse et le titre d’« ingenieur et geographe du Roy ». À partir de cette date, Antoine Le Metel, sieur d’Ouville, resta au service du gouvernement pendant plus de quinze ans, dont sept, de 1643 à 1650, au service de Louis Foucault, comte du Dognon, grâce aux relations de Boisrobert. C’est pendant cette période que se situe sa carrière littéraire.

En 1638 parut sa première pièce, les Trahizons d’Arbiran20, tragi-comédie écrite, sur commande d’un « maistre à qui personne ne peut, ny ne doit desobeïr »21, le Cardinal de Richelieu. Dans l’adresse au lecteur, d’Ouville se vantait d’avoir porté sur la scène française un nouveau type de pièce, où il n’y avait

ny mort, ny mariage, ny recouvrement d’enfans ou de parens perdus, qui sont les sujets de toutes les pièces que l’on a traittées jusques à aujourd’huy.

Lancaster rappelle à juste titre que d’Ouville semble avoir oublié les Galanteries du Duc d’Ossone de Mairet.22 Les Trahizons, « coup d’essay » salué par Rotrou, semble avoir obtenu un grand succès. L’auteur, dans sa comédie suivante, L’Esprit folet23, en rend compte :

Pour entendre le fait, il faut que je vous die
Que j’ai voulu tanstot ouir la comedie
Pour voir un beau sujet dont on a tant parlé
Dont l’excellent intrigue est tres bien démeslé
Les fourbes d’ARBIRAN, c’est ainsi qu’on l’appelle,
Cette pièce en effet n’est pas beaucoup nouvelle,
Les vers n’en sont pas forts, je ne suis pas flatteur
Quoy que je sois pourtant grand amy de l’autheur,
Mais dans l’oeconomie, il faut que je confesse,
Qu’il conduit un sujet avecque tant d’adresse,
Le remplit d’incidents si beaux et si divers,
Qu’on excuse aisément la faiblesse des vers

Avec L’Esprit folet, probablement représenté pour la première fois en 1638, d’Ouville importa en France la comédie à l’espagnole, et signa la première adaptation d’une longue série des pièces des auteurs espagnols. L’Esprit folet est une adaptation de la Dama Duende de Calderόn. La publication tardive du texte de la pièce, en 1642, témoigne de son succès public : la troupe de l’Hôtel de Bourgogne voulait en garder l’exclusivité24.

Avec les Fausses Veritez25 (1641/1643), adaptées de la Casa con dos puertas mala es de guardar de Calderόn, d’Ouville achèva d’adapter la comedia au goût du public français en transposant l’action à Paris. Suivront l’Absent chez soy26 (1643), adapté d’El Ausente en el lugar, de Lope de Vega, la Dame suivante27 (1645), adaptée de la Doncella de Labor de Montalvan, puis, en 1646, Jodelet Astrologue28, une adaptation de l’Astrologo fingido de Calderόn, et en 1647 la Coifeuse à la mode29, sans doute inspirée des Tres mujeres en una de Remon. Toutes ces comédies, à l’exception de l’Absent chez soy, remportèrent un grand succès à Paris.

Ce ne fut pas le cas de ses deux adaptations de pièces italiennes. Sa comédie Aymer sans savoir qui30 (1646), adaptée de l’Hortensio de Piccolomini, est considérée par Lancaster comme la plus faible des pièces de d’Ouville à cause de son

intrigue compliquée, son exposition fastidieuse, ses nombreuses redites, ses entrées et sorties inexpliquées, son dialogue sans grand esprit.

Et les Morts vivants31 (1646) sont une tragi-comédie adaptée des Morti vidi de Sforza d’Oddi. Le temps qui sépare cette pièce de la suivante et dernière est relativement long par rapport à son habitude : trois ans, contre un an pour les autres. D’Ouville était renommé pour écrire ses pièces très rapidement. Une autre question se pose : pourquoi d’Ouville n’est-il pas revenu à la comedia qui lui a valu ses plus grands succès ? Par une ironie du sort, son frère, Boisrobert, qui jusqu’ici n’avait pas exploité la veine espagnole, écrivit des comédies à l’espagnole à partir de 1650.

Et en 1650 parut la dernière pièce d’Ouville, les Soupçons sur les Apparences32.

C’est cependant pour ses contes33 que d’Ouville fut surtout célèbre au XVIIe siècle, comme l’attestent les catalogues du XVIIIe siècle qui présentent une biographie succincte de d’Ouville34, et les nombreuses éditions qu’ont connues ses contes. Publiés pour la première fois en 1641, ils connurent de nombreuses rééditions de son vivant et après sa mort, où ils furent parfois associés à ceux de l’italien Boccace35. D’Ouville traduisit également des novelas, petits romans, d’Alonso de Castillo Solorzano36 et de Maria de Zayas y Sottomayor37.

D’Ouville se serait retiré au Mans en 1654 « gueux de tous les côtés »38, chez son neveu, le chanoine de la cathédrale du Mans, Pierre Leprince, fils de sa sœur Charlotte, dans la dépendance financière de Boisrobert.

De son vivant et après sa mort, d’Ouville a pâti de la réputation littéraire et de l’influence à la Cour de son frère Boisrobert, au point que les Nouvelles héroïques et amoureuses, qui parurent après sa mort en 1657, furent attribuées à Boisrobert. Selon les historiens, ces traductions devraient être attribuées à d’Ouville.

Les Soupçons sur les apparences dans l’histoire du théâtre français §

Les Soupçons sur les Apparences sont publiés en 1650 : une date emblématique pour l’histoire de la comédie en France, non pour ce qu’elle représente en elle-même mais pour sa place historique comme exact milieu du XVIIe siècle, et un titre emblématique.

La comédie en France en 1650 §

En 1650, la comédie moderne française a presque un siècle : Jodelle a fait représenter en 1552 ou 1553, l’Eugène, première comédie qui renoue avec la tradition de la comédie antique en cinq actes, même si l’intrigue tourne toujours autour du trio mari cocu, femme infidèle et amant de la farce médiévale. Il s’agit cependant d’une révolution dans le cadre du théâtre français. À partir de cette date, les auteurs français vont puiser leur inspiration chez les Italiens qui imitent depuis déjà un siècle le grec Ménandre, inventeur de la comédie d’intrigue, et les latins Plaute et Térence. Cette comédie à l’italienne se caractérise par son dénouement nuptial, et ce sont les obstacles au mariage des jeunes gens amoureux qui constituent le corps de la comédie. Celle-ci tarde pourtant à s’imposer sur la scène française : du début du XVIIe siècle aux alentours de 1630, la comédie moderne est presque absente du paysage dramatique. En lieu et place, on trouve d’un côté la farce, qui reste le genre comique prédominant, et de l’autre des genres véritablement modernes, car non hérités des Anciens, la pastorale dramatique et la tragi-comédie, tous deux d’inspiration romanesque.

Et pourtant en 1650 la comédie est un genre reconnu. La renaissance a eu lieu autour de 1630, en grande partie grâce au Cardinal de Richelieu, qui, arrivé au pouvoir en 1624, a pour ambition de donner à la France un théâtre national. En 1629, l’Hôtel de Bourgogne devient la salle des Comédiens du Roi, et à la suite de l’installation d’une nouvelle troupe à Paris, une nouvelle salle est aménagée, qui devient le Théâtre du Marais en 1634. Une nouvelle génération d’auteurs écrit pour le théâtre, le jeu des acteurs s’affine, le public se féminise. Le rôle de Pierre Corneille39 est primordial. En 1629, avec Mélite, « pièce comique », il invente un nouveau type de comédie, sentimentale, galante et parisienne, qui transpose les intrigues amoureuses en chaîne de la pastorale dans la bonne société parisienne. Dans l’Examen de 1660 de sa pièce, Corneille écrit :

La nouveauté de ce genre de Comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune Langue, et le style naïf, qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avait jamais vu jusque-là que la Comédie qui fit rire sans Personnages ridicules, tels que les Valets bouffons, les Parasites, les Capitans, les Docteurs, etc…

Lorsqu’on lit les Soupçons sur les Apparences, on s’aperçoit combien d’Ouville est tributaire de cette esthétique nouvelle.

Puis, en 1638, avec l’Esprit folet que d’Ouville adapte de la comedia de Calderon, un type encore nouveau de comédie apparaît en France : la comédie à l’espagnole, qui culminera jusqu’en 1655 en France, et dans laquelle s’illustreront brillamment Corneille et Scarron, auxquels d’Ouville a ouvert la voie. Jeunes filles passionnées et audacieuses, femmes voilées, rendez-vous nocturnes, jeux de cache-cache, sens de l’honneur poussé à l’extrême, valet bouffon, variations autour du thème des illusions et des apparences, tels sont les ingrédients que l’on retrouve dans presque toutes ces comédies à caractère très romanesque. Notre héroïco-comédie, sans être une comédie à l’espagnole, lui doit beaucoup : que l’on pense à l’atmosphère nocturne des deux premiers actes, à l’escapade nocturne de l’héroïne (mais, et là est la différence, ce n’est pas son amant qu’elle va rejoindre, mais bien sa cousine sur le point de mourir), à l’importance du « poinct d’honneur » et du devoir d’hospitalité pour Leandre, au caractère chevaleresque de Filemon et à sa profondeur romanesque, à la hardiesse d’Astrée qui n’a aucun scrupule à décacheter les lettres adressées à Filemon pour mener à bien l’intrigue amoureuse de son amie, et bien sûr à ces variations constantes sur les apparences qui nous trompent continuellement (mais qui prennent ici un caractère de démonstration et de dénonciation qui est absent des comédies à l’espagnole : le plaisir de l’illusion, si important dans la comedia, est absent des Soupçons).

À ce tableau des comédies à l’honneur au moment où d’Ouville fait représenter sa pièce, il faudrait ajouter la comédie à l’italienne avec son lot d’enlèvements, d’esclaves, de naufrages, de retours imprévus et de reconnaissances, ainsi que ses parasites, fanfarons, barbons, pédants, jeunes gens amoureux et étourdis, valets rusés. On ne trouve pas trace de cette tradition dans les Soupçons de d’Ouville, dont les deux essais d’adaptation de pièces italiennes se sont soldés par un échec.

Jacques Scherer situe également aux alentours de 1650 la fin de l’époque préclassique et les débuts de l’époque classique. Scherer distingue trois période dans l’histoire de la dramaturgie classique. La période archaïque va du début du XVIIe siècle à 1630 environ et se caractérise par une esthétique de l’abondance et du spectacle, l’absence des bienséances et des unités, et par des thèmes romanesques. La période qui s’ouvre en 1630 et s’achève autour de 1650, est l’époque des créations décisives pour la dramaturgie : unification de l’action, restriction du temps et du lieu, découpage moderne des scènes, introduction de la vraisemblance, théorie et pratique de la liaison des scènes. Le texte de théâtre est pensé non plus seulement comme un texte littéraire indifférent aux contraintes matérielles de la scène, mais dans son rapport même à la scène. Tout doit concourir à ce que l’illusion théâtrale soit parfaite et à ce que rien ne vienne rappeler au spectateur qu’il se trouve au théâtre. Mais pendant cette période de transition, bien des invraisemblances sont encore admises, les thèmes romanesques encore fréquents, le souci des bienséances quasiment inexistant et le concept de l’unité de lieu large. C’est pendant la période suivante que s’impose véritablement ce qu’on appellera a posteriori, au XVIIIe siècle, le classicisme, qui atteint son apogée dans les années 1660 et se caractérise par le respect des règles, un respect plus fréquent des vraisemblances et surtout un respect rigoureux des bienséances.

Ce bref aperçu théorique étant fait, nous nous apercevons que les Soupçons sont assez classiques dans leur forme. Nous y reviendrons, mais les unités d’action, de temps et de lieu, quoique cette dernière moins strictement, sont respectées. Cependant certains éléments relèvent encore de l’esthétique préclassique : la longueur des tirades, un nombre assez important de monologues (on en compte pas moins de cinq), et le fait que soient montrés sur la scène trois tentatives d’enlèvement par la force et un combat à l’occasion duquel un des protagonistes est blessé. Il ne fait pas de doute que d’Ouville avait connaissances des débats théoriques de son temps. Ayant conscience qu’on pourrait lui reprocher d’avoir rompu la liaison des scènes à la scène 6 de l’acte V, il note dans une indication scénique liminaire : « Pour lier la Scene [avec la précédente], il faut que Leandre paroisse en un coin du Theatre », mais il ne donne pas de précision sur la manière dont il reliera cette scène avec la suivante, même si l’on peut supposer que c’est avec un procédé semblable. Toujours est-il que ce procédé qui consiste à opérer une sorte de fondu entre deux scènes qui se déroulent dans deux lieux distincts et mettent en scène des personnages tout aussi distincts, constitue une effraction à la règle de la liaison des scènes40.

Notre pièce se situe donc à une date charnière de l’histoire du théâtre, et des idées, même si elle semble davantage clore une époque qu’en ouvrir une.

Dans sa forme, l’héroïco-comédie d’Ouville ressemble en effet beaucoup aux premières comédies de Corneille, issues du schéma actanciel de la pastorale. Dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, Corneille écrit :

Dans les comédies de ce premier volume, j’ai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence ; je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et je les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait.

On a la trame de l’intrigue des Soupçons, le schéma cornélien qui unit, désunit et réunit les amants, qui brouille et éclaircit. Il fait peu de doute que d’Ouville ait vu représenter ou lu les pièces de Corneille. On trouve dans les Soupçons quelques réminiscences, conscientes ou inconscientes, de vers cornéliens, tous genres confondus. Nous les signalons en notes. L’ingénieur hydrographe et géographe n’a donc pas seulement admiré les œuvres d’outremonts, il connaissait et certainement admirait les comédies et tragédies de son compatriote rouennais. La comparaison s’arrête là : le style de d’Ouville n’est pas celui de Corneille.

Une problématique baroque §

Le titre même de la pièce, on l’a dit, est emblématique de l’époque qui s’achève. Les Soupçons sur les Apparences n’est pas un titre original. D’Ouville a le goût de ces titres qui invitent à soupçonner les apparences : la Dame suivante, les Fausses veritez, et il est loin d’être le seul. Il serait trop long d’énumérer toutes les variations autour de ce thème, citons Jodelet ou le maistre valet de Scarron, les Apparences trompeuses de Boisrobert (1655), la Fausse apparence ou encore les Songes des hommes esveillez de Brosse (1646). Ces titres reflètent l’idéologie dominante de l’époque, appelée postérieurement baroque (par analogie avec l’architecture), et que Montaigne exprimait déjà :

Le monde n’est qu’une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’AEgypte : et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse de lui. Je ne peins pas l’être, je peins le passage.41

La thématique du change, de l’inconstance dans l’amour, un des thèmes privilégiés des comédies de l’époque, apparaît en sourdine dans la pièce de d’Ouville à travers le personnage de Filemon.

Le titre fait également directement référence à Descartes qui, lorsqu’il écrit les Méditations métaphysiques, tout en élaborant un système de pensée rigoureux qui théorise la remise en question des fondements du savoir, ne fait également qu’exprimer plus profondément les inquiétudes de ses contemporains :

[J]e m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Les personnages des Soupçons n’ont pas ces préoccupations métaphysiques. Les Soupçons ne sont pas une pièce à thèse dans le sens où les personnages débattraient entre eux comme ils le feraient dans un salon. Il s’agit plutôt d’une application et d’une démonstration en action de la thèse selon laquelle les apparences sont trompeuses. On ne trouve chez les personnages de d’Ouville nulle remise en question de ce qu’ils voient. Au contraire, au lieu de soupçonner, d’interroger les apparences, ils se font prendre au piège par elles. Cependant la morale, s’il y en a une, se trouve énoncée dans le titre : ce n’est pas à partir de simples apparences qu’on doit fonder des soupçons, les apparences doivent être soupçonnées, c’est-à-dire interrogées et non pas acceptées d’emblée comme vérité, car elles sont souvent, sinon toujours, trompeuses.

Tel est le leitmotiv de la pièce qui revient après que chaque personnage, en proie au soupçon sur le témoignage de simples apparences, découvre qu’il s’est trompé. Nous reviendrons sur ce thème des soupçons sur les apparences, et sur la manière dont il est traité, dans notre développement, car c’est là que se trouve la signification de la pièce.

Enfin, comme dernière dette des Soupçons sur les Apparences, à leur temps, nous pourrions évoquer le nom de son héroïne, Astrée, qui renvoie explicitement au roman éponyme d’Honoré d’Urfé42. Il ne s’agit pas ici d’une adaptation sur le théâtre d’un des épisodes de ce roman fleuve, comme il y en a eu beaucoup dans la première moitié du XVIIe siècle, mais l’Astrée reste bien le roman « baroque » par excellence, avec pour faisceau thématique l’inconstance, les jeux de l’illusion et du déguisement. Tony Gheeraert considère l’Astrée comme la mise en scène de la « crise de signification » que connaît l’époque. Quand Astrée découvre Céladon feignant de déclarer (mais prononçant tout de même les mots dans les faits) son amour à une bergère comme elle lui a demandé, elle découvre à ce moment que les mots, les signes, peuvent être trompeurs.

Le monde transparent, lisible et heureux de la Renaissance devient alors un univers opaque et indéchiffrable, où l’on ne pourra plus s’assurer de la vérité des êtres ni des choses – et encore moins de celle des sentiments.43

Dans une pièce, où les apparences sont sans cesse démenties et où l’énigme, pour les protagonistes comme pour les spectateurs, reste l’identité de la mystérieuse femme aimée de Filemon, laquelle nous est dévoilée in extremis au dénouement, peut-être le choix du nom Astrée n’est-il pas anodin.

Synopsis §

Acte I §

L’action se passe la nuit, tard dans la soirée. Alors que son mari, Léandre, est absent, Astrée est tirée à sa fenêtre par des violons commandés par un ami de son mari, Alcipe (sc.1 & 2). Lasse de la cour assidue de ce dernier, elle refuse de le recevoir et lui dit son mépris (sc.3). Mais on vient lui annoncer que sa cousine, Orphise, est malade et qu’elle doit aller la voir de toute urgence (sc.4). Alors qu’elle est sortie, Léandre, qui est rentré à Paris, arrive devant chez lui avec Filemon, qu’il a rencontré à Lyon. Surpris qu’on ne lui ouvre pas la porte, il soupçonne sa femme de le tromper quand un voisin, que les coups répétés à la porte ont alerté, lui apprend qu’elle s’est rendue au chevet de sa cousine malade. Après avoir demandé à Filemon de l’attendre, Leandre se dirige vers la maison d’Orphise (sc.5) au moment même où Astrée revient, par un autre chemin. Alcipe, qui croit être seul, tente de l’enlever, mais est blessé à la main, désarmé et contraint à la fuite avec son valet Sylvain par Filemon qui est venu au secours d’Astrée. Cette dernière remercie le valeureux jeune homme, et quand elle apprend que c’est l’ami de Lyon de son mari, elle le prie de taire cette affaire à Léandre et ordonne à sa servante, Hyppolite, de cacher l’épée d’Alcipe, avant de rentrer (sc.6). À ce moment Leandre, qui n’a évidemment pas trouvé sa femme chez sa cousine, revient. Filemon lui apprend qu’elle vient de rentrer, et accepte enfin l’hospitalité de son ami (sc.7).

Acte II §

Alcipe, qui ignore le retour de Léandre, revient frapper à la porte d’Astrée, décidé à la surprendre avec celui qu’il croit être son amant, Filemon (sc.1). Quand il se retrouve face à face avec Leandre et Filemon, il simule la folie sur le conseil de Sylvain, qui prétend que son maître a été blessé par des brigands qui lui ont pris son épée. Alcipe demande à Leandre de le venger puisque lui ne le peut plus. Filemon sans dire un mot sort (sc.2), bientôt suivi par Leandre, laissant seul Alcipe et Sylvain avec Astrée que le bruit a attiré (sc.3). De nouveau rejeté avec mépris, Alcipe décide de changer de tactique et déclare à la jeune femme que son amour est devenu pur. Astrée l’approuve mais exprime le souhait qu’il la laisse en paix, avant de se retirer (sc.4 & 5). Filemon revient avec l’épée et apprend à Leandre devant Alcipe que ce dernier n’a pas été attaqué par des voleurs, mais par un seul homme. Ce dernier aurait secouru la femme d’un des amis d’Alcipe que celui-ci voulait enlever, profitant de l’absence du mari. Leandre soupçonne Alcipe de malhonnêteté à son égard, mais ce dernier dissipe ses soupçons. Leandre et Filemon rentrent (sc.6), et Alcipe, resté seul avec Sylvain, affirme de nouveau son obstination à obtenir Astrée par la force, s’il ne le peut autrement (sc.7).

Acte III §

Le lendemain, Orphise, qui a recouvré dans la nuit la santé, se rend chez Astrée pour la remercier. Mais après de nombreuses dénégations, elle finit par avouer qu’elle est tombée amoureuse de Filemon en le voyant à l’église le matin même, et qu’elle a appris qu’il logeait chez sa cousine (sc.1). Valentin, le valet de Filemon, vient alors interrompre les deux femmes. Il leur révèle qu’il est chargé par son maître d’aller au Courrier voir s’il n’a pas reçu une lettre de sa maîtresse de Lyon. Astrée envoie discrètement Hyppolite chercher la lettre (sc.2). Filemon surprend Valentin en train de traîner, et l’envoie s’acquitter de sa commission. Questionné par les jeunes femmes, il leur apprend qu’il a fui Lyon après avoir blessé ou tué le mari de Florinde, qui fut son amante, à la suite d’un malentendu. Il attend d’elle une lettre qui lui commande ce qu’il doit faire. Il leur révèle cependant à la fin que depuis qu’il est à Paris il est tombé amoureux d’une femme dont il doit taire le nom car elle touche « de trop près à l’un de ses amis », ce qui laissent les deux cousines songeuses44 (sc.3). Valentin revient bredouille du Courrier et Filemon les quitte pour écrire à Florinde de lui adresser ses lettres sous un faux nom (sc.4). Quand elles sont de nouveau seules, Astrée charge Hyppolite d’intercepter au Courrier les lettres qui sont adressées à Filemon, et celles qu’il veut envoyer, car Astrée et Orphise ont peur qu’il ne veuille retourner à Lyon protéger son amie de la jalousie de son mari (sc.5, 6 & 8). Cependant, Leandre surprend sa femme en train de cacher la lettre que lui a remise Hyppolite et la soupçonne de dissimuler, d’autant qu’il trouve que sa femme plaide la cause de Filemon avec trop de véhémence. Celle-ci, pour se justifier, prétend que Filemon est en danger de mort et qu’il ne lui faut pas quitter la maison (sc.7). Après avoir loué l’esprit des femmes (sc.9), Hyppolite intercepte la lettre de Filemon que Valentin doit porter au Courrier en faignant de s’inquiéter du danger mortel qui le guette si jamais il s’y rend (sc.10).

Acte IV §

Leandre surprend à nouveau sa femme en train de cacher une lettre, mais il fait semblant de rien et lui annonce qu’en dépit de ses injonctions Filemon est sorti ou s’apprête à sortir (sc.1 & 2). Resté seul, il essaie de se persuader que sa femme n’estime son ami que parce que lui-même l’estime (sc.3). Il est interrompu par Sylvain qui cherche Filemon pour lui remettre un billet de son maître. Pensant qu’Alcipe veut défier son ami, Leandre lit le billet dans lequel Alcipe déclare en fait son amitié à Filemon. Les soupçons de Leandre à l’égard d’Alcipe s’envolent (sc.4), et quand ce dernier vient à sa rencontre pour lui demander la permission de courtiser Orphise, de laquelle il est tombé amoureux, Leandre lui ouvre sa maison. Mais en se retirant Alcipe laisse tomber un billet anonyme (sc.5) dans lequel il apprend à Leandre qu’Astrée et Filemon sont amants. Fou de rage, Leandre fait le serment de se venger (sc.6) et il poignarderait Astrée si Filemon n’intervenait pas, prévenu par Hyppolite qui a entendu les menaces de Leandre (sc. 7, 8, 9 & 10). Prit sur le fait, Leandre leur fait croire que ses propos ont été mal interprétés et les époux semblent se réconcilier (sc.11). Leandre sorti, Astrée exprime sa gratitude à celui qui l’a sauvée, et Filemon, par une formule ambiguë :

Il n’est point de danger que je n’affronte ainsi
Pour vous servir, Madame, et vous Madame aussi.45

laisse les deux cousines en proie au doute (sc.12). Astrée réaffirme sa fidélité envers son mari (sc.13).

Acte V §

Le dernier acte s’ouvre sur Leandre, seul en scène. Il tient à la main la lettre qu’il a trouvée dans le cabinet de sa femme, dans laquelle Filemon prévient Florinde que leur correspondance est surveillée. Il croit qu’elle est adressée à Astrée et décide de tuer les deux amants (sc.1). Il enjoint Alcipe à se détacher d’Orphise, car elle est aussi fausse que sa cousine. Alcipe essaie de persuader Leandre de ne pas tuer Astrée, mais de la répudier et l’abandonner. Quand à Filemon, il n’a qu’à l’attendre dans la rue (sc.2). Seul avec Sylvain, Alcipe se réjouit de bientôt arriver à ses fins (sc.3). Quand Filemon arrive, il lui annonce que Leandre se bat en duel dans la rue, et que suite à sa blessure, il ne peut venir le seconder. Filemon se précipite dehors (sc.4), tandis qu’Alcipe, tente une deuxième fois d’enlever Astrée avant de prendre la fuite devant l’arrivée d’Hyppolite (sc.5). Pendant ce temps, Leandre provoque Filemon en duel, ce dernier refuse de se battre et dévoile à Leandre toutes les fourberies d’Alcipe. À moitié convaincu, Leandre accepte de rentrer avec Filemon (sc.6), à temps pour surprendre Alcipe, revenu tenter d’enlever Astrée par la force, en dépit de la présence d’Hyppolite et Orphise, en flagrant délit. Alcipe prend la fuite (sc.7 & 8). Sylvain, retenu, vient confirmer les dires de Filemon. Leandre refuse de revoir Alcipe et se réconcilie avec sa femme, tandis que Filemon demande la main d’Orphise et que les valets badinent (sc.9).

La représentation des Soupçons sur les apparences §

Contexte historique §

Les Soupçons sur les Apparences ont vraisemblablement été créés à l’Hôtel de Bourgogne46 par les Comédiens du Roi à la fin de l’année 1649 ou au premier semestre 1650.47

Le Mémoire de Mahelot, décorateur de l’Hôtel de Bourgogne, précieuse source d’information pour savoir quels étaient les décors et les accessoires utilisés pour les pièces au répertoire, s’arrête après l’année 163448, et il n’existe pas, pour les années 1649-1650, de journaux qui nous apprennent quelle a été la réception de la pièce par le public. Nous savons en revanche par les décorateurs qui ont tenu un registre des pièces au répertoire de l’Hôtel de Bourgogne que les Soupçons ne restent pas au répertoire après leur création en 1649 ou 1650, contrairement à d’autres pièces de d’Ouville.

Enfin, créée pendant la période troublée de la Fronde49, aucun document de valeur se rapportant à l’histoire de l’Hôtel de Bourgogne pour les années 1648-1653, n’a été exhumé des archives.50 Nous savons cependant qu’après avoir quitté Paris pour des tournées en province et à l’étranger pendant la Fronde parlementaire, la troupe royale reprend ses représentations à l’Hôtel de Bourgogne dès son retour à Paris, fin 1649, au début de la Fronde des princes. Cette période fut marquée par des combats de rue et le dressement de barricades dans la capitale. Les Mazarinades nous apprennent que l’Hôtel de Bourgogne, comme le Théâtre du Marais, durent fermer à plusieurs reprises, mais nous ignorons les dates exactes. Les comédiens ont pu rencontrer quelques difficultés financières, et donc se trouver dans l’impossibilité matérielle d’acquérir de nouveaux décors, tandis que les auteurs ne parvenaient que difficilement à faire imprimer de nouvelles pièces, et à les vendre. Il est cependant attesté que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ont payé la location de la salle aux Confrères de la Passion pendant la Fronde, ce qui implique qu’ils ont fait des recettes, et que l’Hôtel de Bourgogne a connu une grande activité théâtrale pendant cette période. En effet, si la production des tragédies et tragi-comédies diminua, car les parisiens, d’après le mot d’Antoine Adam51, préféraient se procurer de la farine plutôt que d’aller voir des « farinés », et n’avaient sans doute pas le cœur à aller voir des tragédies, comme au temps des guerres de religion où Catherine de Médicis avait interdit les représentations de tragédies, causes, d’après elle, du malheur qui s’était abattu sur la France, les troubles politiques, en revanche, n’affectèrent pas la comédie . On ne constate pas de chute du nombre de comédies annuellement produites, et en raison du déclin des autres genres, c’est la comédie, et notamment la comédie à l’espagnole, romanesque et divertissante, qui domine le paysage théâtral pendant la Fronde52. Même si la tonalité générale des Soupçons, comme l’ont souligné Lancaster et Guichemerre53, est sombre par rapport aux précédentes comédies de d’Ouville, on ne trouve aucune allusion à ce contexte historique troublé dans la pièce.

Les Soupçons sur les Apparences sur la scène §

Les indications scéniques §

La notion moderne de mise en scène n’existe pas au XVIIe siècle. Le texte de théâtre est conçu comme un tout devant contenir en lui-même des indications pour le jeu de l’acteur. À propos des écrivains de théâtre, Jules de la Mesnardière écrit : « l’appareil de la scène […] est une partie de leur art ; […] il n’est pas moins nécessaire aux écrivains de théâtre d’en savoir la disposition [qu’aux acteurs.] »54 L’abbé d’Aubignac écrira même dans sa Pratique que :

[…] dans le poème dramatique, il faut que le poète s’explique par la bouche des Acteurs. […] [T]outes les pensées du Poète, soit pour les Décorations de Théâtre, soit pour les mouvemens de ses personnages, habillements et gestes nécessaires à l’intelligence du sujet, doivent être exprimées par les vers qu’il fait réciter55.

Il condamne ensuite l’usage des auteurs dramatiques de noter dans la marge les actions scéniques, c’est-à-dire ce que nous appelons didascalies ou indications scéniques externes. Corneille, dans son Discours sur les trois unités, publié en 1660, estimera quant à lui que le poème dramatique ne peut pas prendre en charge toutes les indications de mise en scène, et justifiera le recours aux notes dans la marge.

Les indications scéniques notées dans la marge sont peu nombreuses dans les Soupçons. En revanche, de nombreuses actions scéniques ou autres informations nécessaires à la compréhension de la pièce, sont signifiées dans le poème dramatique proprement dit. Si l’indication scénique liminaire traditionnelle nous apprend que l’action se déroule à Paris, c’est le discours des personnages qui indique que les deux premiers actes sont nocturnes et mentionnent une rue devant la maison d’Astrée, tandis que les trois derniers sont diurnes et se déroulent à l’intérieur de cette même maison.

Arreste, nous voicy dans la ruë, où demeure
L’inflexible beauté, qui consent que je meure ;56

tels sont les premiers vers de la pièce, qui situent immédiatement l’action. De même, la nuit et l’obscurité sont sans cesse rappelées dans ces deux premiers actes. Un agrandissement de l’espace est même suggéré à la scène 5 du premier acte. Au vers 150, Leandre dit à Filemon : « Vous vous delasserez, nostre logis est proche. » Neuf vers plus loin, on lit : « Il ne faut que heurter, voicy nostre maison. »

Entre ces deux vers, les amis ont donc dû franchir l’espace qui les séparait de la maison, et nous voyons que le chemin parcouru ne peut être suggérée que par les vers.

Il faudrait aussi signaler de nombreuses actions qui ont lieu sur la scène et qui ne sont pas indiquées dans la marge. Il en est ainsi à la scène 6 du premier acte :

ALCIPE.

Arrestez.

ASTRÉE.

Pour Alcipe.

ALCIPE.

Oüy, pour Alcipe, ingratte.
La force m’obtiendra ce qu’en vain les soûpirs
Ont tâché d’obtenir à mes ardens desirs.

ASTRÉE.

Au secours, justes Cieux ! pouvez -vous sans vangeance,
Souffrir d’un effronté la brutale insolence ?

FILEMON.

Deffends toy, temeraire, et reçoy de ma main,
De tes lâches efforts*, le chastiment soudain.

ALCIPE.

O Ciel, je suis blessé !

FILEMON.

C’est encor mon envie,
Que tu sois sans parole, et sans force, et sans vie.

SYLVAIN.

Fuyons, c’est le plus seur.

FILEMON.

Fuyez, lâches, fuyez,57

Nous voyons qu’une dizaine de vers suffit pour signifier le surgissement d’Alcipe de l’ombre, l’attaque d’Astrée par Alcipe, l’interposition de Filemon, lui-même sorti de l’ombre, entre eux, l’échange de coups d’épée entre Filemon et Alcipe, la fuite d’Alcipe : aucune indication scénique, seulement les paroles des personnages. Il en est de même pour les deux autres tentatives d’enlèvements d’Alcipe qui ne donnent lieu à aucune autres indications que celles données par le texte. Le traitement de la troisième et dernière tentative est particulièrement intéressant parce que nous apprenons les gestes opérés après coup. À la scène 5 du dernier acte, nous avons l’échange suivant :

ALCIPE.

Consentez…

ASTRÉE.

Insolent !

ALCIPE.

Consentez ou…

HYPPOLITE.

Madame,
Rentrez, et vous sauvez des mains de cét infame.58

L’intervention d’Hyppolite suffit à nous faire comprendre le geste menaçant d’Alcipe, mais ne nous en dit pas davantage. Or, deux scènes plus loin, à la scène 7, Astrée répond à sa cousine qui s’enquiert auprès d’elle de ce qui s’est passé :

Il a mesme passé jusqu’à la violence.
Il m’a dessus la gorge osé porter la main,
Et fait quelqu’autre effort plus grand ; mais aussi vain.59

C’est une indication a posteriori de mise en scène. L’action, qui n’était que suggérée dans les vers précédents, est ici explicitée.

Le décor §

Nous ne donnons qu’une hypothèse de ce qu’aurait pu être le décor des Soupçons, d’après le texte de la pièce et les conventions de l’époque. Toutefois, les Soupçons furent créés pendant la Fronde, et les moyens des comédiens royaux devaient être limités. On ignore donc si la pièce fut créée avec les mêmes moyens qu’elle l’aurait été dans une période plus prospère. Cette question se pose notamment à propos de l’éclairage. On sait que l’éclairage était très cher au XVIIe siècle. Pour éclairer la scène on utilisait des chandelles de suif qu’il fallait moucher toutes les demi-heures, pendant les entractes, pour éviter que la fumée n’envahisse la salle. Or, en plus de cet éclairage obligatoire à la chandelle de suif, les deux premiers actes des Soupçons sont nocturnes. Dans ses indications scéniques, d’Ouville note la présence de flambeaux et de lanternes. Ces accessoires étaient très prisés du public, en raison de leur caractère spectaculaire, mais aussi en raison de leur luxe.

L’unité de lieu commence à s’imposer chez les écrivains de théâtre dès les années 1640. À partir de ces années le décor unique tend donc à remplacer le décor à compartiments qui se justifiait par l’abondance des lieux représentés. Nous avons vu que l’action de notre pièce se déroule devant et à l’intérieur de la maison d’Astrée. Quand le rideau60 se lève au début de la pièce, la scène représente sans doute le carrefour traditionnel de la comédie. Il s’agit d’une toile peinte représentant un décor citadin : de part et d’autre de la scène, deux maisons, derrières lesquelles sont peintes en plus petit, pour créer un effet de profondeur deux autres maisons séparées par des intervalles représentant des rues ; entre ces deux groupes de trois maisons partant vers le fond, une rue centrale qui aboutit à une autre rue qui passe devant les deux premières maisons. Les deux premières maisons, à cour et à jardin, au premier plan, ou en « belle chambre », sont plus grandes que les suivantes qui ne sont là que pour planter le décor citadin et créer un effet de profondeur et de perspective. Elles ont chacune une porte et une fenêtre, à l’étage, qui peuvent s’ouvrir et se fermer. Astrée et le Voisin se montrent ainsi tous deux à la fenêtre de leur maison respective au premier acte, Leandre et Filemon frappent à la porte d’Astrée en faisant du bruit, on voit successivement Astrée sortir et renter de la maison, puis Filemon et Leandre y rentrer à la fin du premier acte avant d’en ressortir, alertés par les coups d’Alcipe. Au-dessus de ce décor, on devait trouver ce que les décorateurs appellent une « nuict », c’est-à-dire une toile peinte représentant un ciel nocturne généralement parsemé d’étoiles.

Pour passer du décor de rue à celui d’intérieur, on devait soulever la toile peinte qui représentait la façade de la maison d’Astrée. Lancaster évoque ce type de décor en ces termes :

[U]ne chambre était probablement faite d’un assemblage de planches de bois sur lequel on tendait une toile peinte. Quand le compartiment était fermé, cette toile représentait la façade de la maison où la chambre était située. Elle disparaissait quand il était nécessaire de voir à l’intérieur de la chambre.61

Il semblerait que ce soit ce type de décor qui ait été utilisé pour la dernière pièce de d’Ouville. En raison de sa situation sur un des côtés du théâtre, les acteurs devaient sortir de cette chambre, selon une convention utilisée à l’époque des compartiments, pour indiquer au public où se déroulait l’action qu’il allait voir, et venir jouer au milieu de la scène. Pour le changement de décor de la scène 6 du cinquième acte, on devait rebaisser la toile devant la chambre le temps de la scène, ou bien laisser la toile relevée et se contenter de faire apparaître Leandre et Filemon en « un coin du theatre », comme le note d’Ouville, c’est-à-dire de la rue, afin de signifier que l’action ne se situait non plus dans la chambre, mais dans la rue, à l’extérieur. Le décor de la chambre, soit de l’intérieur de la maison d’Astrée, devait être assez neutre en raison de l’imprécision de l’identité de cette pièce. Il fallait en tout cas une autre porte dans le fond pour permettre à Léandre d’enfermer Astrée avec lui à la scène 10 du quatrième acte, et à Filemon de frapper de l’extérieur à la porte, puis d’entrer dans la chambre une fois que Leandre lui a ouvert. Il faudrait ajouter que la toile peinte, à partir du troisième acte, devait représenter un ciel diurne, et non plus nocturne comme pour les deux premiers actes.

Les personnages portent des costumes de cour. Les trois personnages masculins, Alcipe, Filemon, et Leandre ont chacun une épée au côté. Il faut ajouter à la liste des accessoires la correspondance de Filemon et Florinde, le faux billet d’Alcipe, ainsi que des violons (et des violonistes).

Analyse dramaturgique des Soupçons sur les apparences §

L’action §

La dramaturgie de la comédie moderne se caractérise par un dénouement heureux, c’est-à-dire nuptial. Toute comédie se termine au moins par un ou deux mariages. Le dénouement nuptial de la comédie faisant office de règle, l’intrigue de la comédie est fondée sur les obstacles au mariage des jeunes gens amoureux, le plus souvent les parents ou plus largement l’autorité familiale, et sur la manière dont ces obstacles sont surmontés. Les Soupçons sur les Apparences d’Ouville appartiennent à un type de comédie où les parents ont pas ou peu de place dans l’intrigue. C’est le cas des premières comédies de Corneille qui font s’affronter des jeunes gens d’une même classe d’âge et d’un même milieu social. Dans la pièce de d’Ouville, l’action est construite autour de cinq jeunes gens, trois jeunes gens et deux jeunes filles, comme dans les premières comédies de Corneille dans lesquelles les jeunes gens étaient issus des quatre amants et du cavalier isolé de la pastorale. Au dénouement, face aux deux couples formés par Léandre et Astrée d’une part, et d’autre part Filemon et Astrée, Alcipe est isolé, et son isolement est symbolisé par son exclusion de la scène finale, du dénouement proprement dit. Enfin, l’action principale des Soupçons est du même type que celle des premières comédies de Corneille, c’est, en général, l’histoire de « deux amants en bonne intelligence, […] brouillés ensemble par quelque fourbe, et […] réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait ». Les amants dont le couple est mis en péril sont Léandre et Astrée, mariés quand commence la pièce, tandis qu’Alcipe est le fourbe, prêt à tout pour détruire cette union. À cette première intrigue, à ce premier « fil » s’en superpose un autre, celui qui conduit au mariage d’Orphise et Filemon. Ces deux « fils », qui tissent les Soupçons, ont tous deux leur but et leurs obstacles spécifiques, mais sont en réalité étroitement intriqués.

L’action principale ou le premier fil §

Le « fil » central de l’action pourrait être résumé comme suit : Leandre et Astrée sont mariés et forment un couple uni, la vertu d’Astrée est louée par son mari, mais aussi par Sylvain qui tente de persuader son maître que son amour n’est pas raisonnable. Alcipe, qu’Astrée traite avec mépris, persuade Leandre que sa femme lui est infidèle et le trompe avec Filemon. Au dénouement la perfidie d’Alcipe est découverte, Leandre reconnaît son erreur et les époux se réconcilient. L’intrigue est en réalité plus complexe : le véritable « fourbe » qui brouille les époux ne sont autres que les apparences, trompeuses, causes des soupçons de Leandre sur la fidélité de sa femme. Alcipe ne serait pas un obstacle à l’union des époux si les apparences ne jouaient pas en sa faveur. L’obstacle est donc double et fait de l’union d’un obstacle plein constitué par Alcipe, qui veut désunir les amants, et d’un obstacle vide, imaginaire, qui naît des apparences et aide le projet d’Alcipe.

Dans cette pièce, qu’on peut considérer comme un exercice de variation sur les apparences, nombreuses sont les « apparences » qu’Astrée est infidèle. Dès la scène 4 de l’acte I, avant même le retour de Leandre donc, Alcipe et Picart mettent en doute la vertu d’Astrée : Alcipe prend Picart, qui vient annoncer à Astrée que sa cousine est malade, pour un entremetteur ; Picart pense être pris pour « quelque galand […] autresfois en faveur »62 parce qu’il est mal reçu par Astrée qui le prend pour Alcipe. À la scène 5, se retrouvant devant une porte close, Leandre et Filemon croient à une escapade nocturne de la belle, et à la scène 6, Filemon se demande pourquoi Astrée ne veut pas faire part de l’attaque dont elle a été victime, si elle est innocente. Ces apparences sont souvent démenties après coup, n’empêche que le soupçon s’est insinué :

LEANDRE.

Vous avez, comme moy, mal pensé de ma femme.

FILEMON.

L’on garde comme vous un déplaisir en l’ame.63

La dernière réplique de Filemon est ambiguë : si comme Leandre il regrette de s’être fait prendre aux apparences, qui sait si ce « déplaisir » n’est pas un soupçon récalcitrant. On peut donc penser que dès cet instant la croyance de Leandre en la vertu de sa femme est entachée. Les apparences de l’infidélité d’Astrée se poursuivent. À la scène 1 de l’acte II, Alcipe, qui ignore le retour de Leandre mais a vu Filemon entrer chez Astrée, s’imagine qu’ils sont amants. À la scène 1 du troisième acte, Orphise se demande quelques instants si sa cousine n’est pas attirée par Filemon devant les propos élogieux qu’elle tient. De mêmes propos, à la scène 7, conduisent Leandre à se poser la même question, d’autant qu’il la surprend en train de cacher une lettre à son approche, ce qui se reproduit à la scène 2 du quatrième acte. Jusqu’ici, les soupçons de Leandre à l’égard de sa femme n’ont pas été éveillés par Alcipe, mais bien par une série d’apparences trompeuses. À la scène 6 de cet acte, les deux obstacles, les apparences d’une part, et les actes d’Alcipe d’autre part, se rejoignent enfin avec le faux billet dans lequel Alcipe accuse Astrée et Filemon de tromper Leandre. Le faux billet d’Alcipe vient confirmer les soupçons de Leandre : « J’en ay pour mon mal-heur plus d’une conjecture64 » dit-il, et plus loin, il ajoute : « En pourrois-je douter après tant d’apparences ?65 »

Les apparences seules permettent aux soupçons de s’insinuer dans l’esprit de Leandre, et Alcipe matérialise les craintes de celui-ci. À la scène 1 de l’acte V un nouveau palier est franchi, le mot de « vérité » est prononcé :

Je croy, je sçay, je voy son infidelité,
Ce n’est plus un soupçon, c’est une verité,
Leur lâche trahison, me paroist toute nuë,
Cette lettre convainc ma raison et ma veuë,66

Cette lettre, Leandre l’a trouvée tout seul dans le cabinet d’Astrée, ce n’est pas une perfidie de plus d’Alcipe. Mais cette lettre, authentique même si elle n’est en réalité pas adressée à Astrée, vient confirmer les accusations du billet d’Alcipe, qui venait lui-même confirmer les apparences. Toutes ces apparences conduisent presque tous les personnages à soupçonner à un moment de la pièce la vertu d’Astrée, et conduisent surtout Leandre à recevoir pour vraies les calomnies d’Alcipe.

Il faudrait ajouter un troisième obstacle à la réunion des époux, qui vient s’ajouter aux trahisons d’Alcipe et à tout l’engrenage des apparences qui, du premier acte au début du dernier, accusent Astrée. Cet obstacle réside dans le refus de Filemon de dévoiler qui, d’Orphise ou d’Astrée, il aime. En effet, si Filemon révélait dès l’acte III l’identité de la femme aimée, Leandre ne pourrait plus soupçonner sa femme de le tromper avec Filemon. Cette interrogation sur les sentiments du jeune homme laisse la place à d’autres soupçons sur les apparences, et nous amène à examiner l’autre « fil » de l’action, au cœur duquel est Filemon.

L’action accessoire ou le second fil §

Parallèlement à l’action principale de la pièce, qui obéit au schéma union-désunion-réunion, et qui aboutit à la réconciliation d’Astrée et de Leandre, se développe une autre intrigue qui mène au mariage de Filemon et d’Orphise. Il s’agit de l’intrigue menée, à partir du début du troisième acte, par Astrée pour que Filemon demande Orphise en mariage. Or ce projet initial est contrecarré par un obstacle : une rivale, Florinde. Cette femme, l’ancienne maîtresse de Filemon, est géographiquement éloignée du lieu de l’action, puisqu’elle est à Lyon, mais elle reste présente dans les propos de Filemon, et par la correspondance épistolière entre eux. En effet, si Filemon, à la scène 3 du troisième acte, révèle être tombé amoureux d’une femme depuis qu’il est arrivé à Paris, c’est-à-dire depuis la veille, et que cette femme ne peut être par déduction qu’une des deux cousines, son tempérament chevaleresque le tient à la disposition de son ancienne dame, et il peut à tout moment retourner à Lyon pour la protéger de la violence de son mari jaloux, si elle le lui demande. C’est pour parer à cette éventualité qu’Astrée imagine d’intercepter les lettres arrivant de Lyon au Courrier, et d’empêcher que celles de Filemon partent. On pourrait ajouter un second obstacle et qui consiste en réalité en une énigme, qui permet de faire se croiser les deux fils de l’action des Soupçons : à qui sont ces « deux beaux yeux »67 qui ont séduit Filemon à son arrivée à Paris, ou plus précisément, à laquelle des deux cousines ? Le dénouement de cette seconde intrigue ne consiste d’ailleurs pas en la réussite de l’entreprise d’Astrée pour séparer Filemon de Florinde. Filemon le dit aux vers 1595-1596 :

Il n’estoit pas besoin de prendre ce souci :
J’ay bien dedans le sein une autre ardeur aussi.

Son dénouement consiste bien en la révélation de l’unique inconnue de toute la pièce, l’identité de la femme aimée. Il s’agit d’une révélation et pour les personnages, et pour les spectateurs, quoi que les bienséances s’opposaient à ce qu’un homme « généreux », un « cavalier », allât déclarer son amour à l’épouse de son ami et hôte. Filemon n’est pas Alcipe. Pour ce qui concerne les autres soupçons sur les apparences, les spectateurs sont complices d’Astrée : ils l’ont vue aller chez sa cousine, ils savent pourquoi des lettres de Filemon se trouvent dans son cabinet.

L’unité d’action ou le croisement des deux « fils » §

Interrogations sur les sentiments réels de Filemon, lettres lues par les jeunes femmes en secret des hommes, de Filemon, mais aussi de Leandre qui est son ami, le second « fil » des Soupçons est nécessaire au développement du premier. L’intrigue d’Astrée pour aider sa cousine à conquérir le cœur de Filemon en le détournant de Florinde, permet le jeu des lettres lues en secret et cachées, et alimente donc les soupçons de Leandre sur les relations qu’entretient Astrée avec son ami de Lyon68. Or ce sont précisément les soupçons sur la nature de ces relations qui sont au cœur de la pièce et deviennent le principal obstacle à la réunion du couple initial, d’Astrée et de Leandre.

En liant aussi étroitement les deux « fils » de l’action, d’Ouville se conforme à une des règles fondamentales de l’unité d’action, qui a cours depuis 1640 environ : « chaque action accessoire doit exercer une influence sur l’action principale »69, et non l’inverse, et « aucune action accessoire ne doit pouvoir être supprimée sans rendre partiellement inexplicable l’action principale »70. L’action des Soupçons, comme l’a reconnu Lancaster, est très habilement construite.

Cependant, si l’action accessoire, l’intrigue menée par les femmes, est nécessaire à l’action principale, elle n’apparaît que tardivement dans la pièce. L’action principale commence in medias res : Alcipe courtise Astrée depuis des mois, Astrée est lasse des assiduités d’Alcipe71 ; soit juste avant la péripétie, le retournement de situation, que constitue, à la scène 5 du premier acte, le retour du mari, Leandre, qui ruine momentanément les desseins d’Alcipe. Le retour de Leandre permet en outre l’introduction d’un nouveau personnage indispensable pour la suite de l’action : Filemon. La pièce semble ainsi se diviser en deux moments distincts autour du troisième acte : d’un côté les deux premiers actes nocturnes tournent autour des tentatives d’Alcipe pour séduire Astrée, et ces actes sont d’ailleurs dominés par la présence d’Alcipe ; de l’autre, les deux derniers actes sont centrés sur la jalousie grandissante de Leandre et de nouvelles tentatives d’Alcipe pour enlever Astrée. Au centre, le troisième acte est plus serein, dominée par les femmes. Une nouvelle intrigue, galante celle-ci, vient se superposer à la première, l’intérêt du spectateur ne se porte plus sur les perfidies d’Alcipe, qui n’apparaît pas une seule fois dans cet acte, qui s’achève cependant sur les premiers soupçons de Leandre concernant l’honnêteté de sa femme. Les deux « fils » se sont rejoints.

Astrée et Filemon à l’intersection des deux fils §

Ainsi, l’action des Soupçons est composée de deux « fils » étroitement entremêlés. Or, quels sont les deux personnages ayant un rôle dans ses deux intrigues ? Astrée et Filemon, personnages autour desquels tournent les soupçons des trois autres personnages, et du spectateur, du moins en ce qui concerne les sentiments de Filemon. On pourrait dire qu’Astrée et Filemon forment presque un troisième couple, fantasmé celui-ci, mais qui s’il était réel mettrait en péril les deux couples tels qu’ils apparaissent au dénouement. Leandre considère Filemon comme un obstacle qui le sépare d’Astrée, tandis que cette dernière, bien plus que Florinde, fait peut-être de l’ombre à Orphise. Astrée et Filemon apparaissent bien alors comme les héros de la pièce. Astrée est le personnage central de la pièce, celui qui est présent dans le plus grand nombre de scènes, même si elle parle beaucoup moins que Leandre et Filemon. Elle est convoitée par Leandre et Alcipe, et ne laisse pas indifférent Filemon. On a enfin montré que beaucoup des soupçons des personnages tournaient autour de ses agissements. Qu’Astrée apparaisse comme le personnage central de la pièce n’a rien d’étonnant.

En revanche, il est plus intéressant de constater que le personnage masculin qui lui fait pendant est non pas Leandre, le mari, mais Filemon, l’ami du mari. Des trois personnages masculins le moins présent sur scène72, il est celui qui prononce le plus grand nombre de vers, et à qui sont attribuées les deux récits qui constituent les deux plus longues tirades de la pièce. Si c’est à la maîtrise de la parole qu’on mesure l’importance d’un rôle dans une pièce de théâtre, Filemon est le personnage central. Peu présent sur scène, il est néanmoins présent dans la scène maîtresse, la plus longue, de chaque acte : arrivée de Leandre et Filemon (I,5) ; récit de Filemon à Leandre devant Alcipe, mettant en abyme la tentative d’enlèvement de ce dernier (II,6) ; récit de Filemon à Astrée et Orphise de ses aventures avec Florinde et des raisons pour lesquelles il a fui Lyon (III,3) ; explication mensongère de Leandre après avoir été pris en flagrant délit de vouloir assassiner Astrée par Filemon alerté par Hyppolite (IV,11) ; explication finale entre Leandre et Filemon (V,6)73. À ces scènes maîtresses, il faudrait ajouter la première scène du troisième acte, une des plus longue de la pièce, où Filemon, absent, est cependant l’objet des confidences d’Astrée et d’Orphise.

Le lieu §

En plaçant son action à Paris, d’Ouville inscrit sa pièce dans la ligne des comédies contemporaines où est mise en scène la bonne société parisienne. Les hauts lieux de la mondanité parisienne sont évoqués : la Place Royale, le Théâtre, le bal. Le lieu de l’action est cependant beaucoup plus restreint que ne le laisse entendre l’indication liminaire : l’action est circonscrite dans un périmètre comprenant le carrefour devant la maison d’Astrée et une pièce de l’intérieur de la maison de cette dernière. L’unité de lieu, au sens large, est respectée dans les Soupçons. Même la demeure d’Orphise, bien que hors scène, se situe à proximité, et cette proximité est importante car elle justifie aux spectateurs le fait qu’Astrée puisse partir de chez elle pour se rendre chez sa cousine à la scène 4 du premier acte, et en revenir deux scènes plus loin, et de même que Leandre s’y rende à la fin de la scène 5 et soit de retour à la scène 7. Les allées et venues des personnages d’un lieu à l’autre dans un temps restreint peuvent ainsi se faire sans invraisemblance. C’est également sans invraisemblance que les époux ne se croisent pas lors de leurs allées et venues, d’Ouville prend le soin de faire dire à Leandre qu’Astrée est venue : « Par ce chemin, sans doute, et moi par cette ruë.74 »

De même, au cinquième acte, la rue dans laquelle Leandre attend Filemon pour le provoquer en duel est dite à plusieurs reprises la « prochaine ruë ». C’est indiquer au spectateur que même si l’action se déroule dans deux, ou trois, lieux différents75, ces lieux restent proches.

Si le premier lieu, le carrefour comique, ne pose pas de problèmes quand à la vraisemblance, il n’en est pas de même de la chambre représentant l’intérieur de la maison d’Astrée. D’Ouville ne nous donne pas d’éléments sur celle-ci, mais nous devons vraisemblablement penser que la chambre représente la même pièce dans les trois derniers actes. On pourrait dire qu’il s’agit d’une pièce « à volonté », pour reprendre le mot des décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne à propos des palais de la tragédie. En effet, cette pièce que nous pourrions considérer au début du troisième acte comme étant l’appartement d’Astrée, car celle-ci et sa cousine s’y livrent à des confidences intimes, est aussi un lieu de passage pour aller au Courrier. De plus Astrée et Orphise se retirent pour poursuivre ailleurs leur entretien, et Filemon, Leandre, et Alcipe y entrent sans cérémonie. Leandre vient y faire ses monologues, parle de la lettre qu’il a trouvée dans le « cabinet » d’Astrée. Il faut en conclure que la pièce dans laquelle se déroule l’action des trois derniers actes n’a pas d’identité propre, est une pièce neutre.

Le temps §

La règle des 24 heures est strictement respectée76. L’action commence à la nuit tombée et s’achève le lendemain, vraisemblablement dans l’après midi. La proximité des lieux que nous avons évoquée précédemment contribue à cette concentration du temps. Le temps des trois derniers actes par rapport aux deux premiers est rapporté à l’arrivée de Filemon qui a eu lieu la veille. Astrée à la scène 1 du troisième acte fait allusion à la messe du matin à laquelle a assisté Orphise. Cette indication constitue le seul élément qui permette de scander la journée. Les deux premiers actes, nocturnes, semblent se succéder assez près dans le temps. Pas d’événement majeur n’a lieu dans l’entracte77 qui sépare le premier acte du second. La même atmosphère nocturne règne dans les deux actes. La seule réelle rupture temporelle a lieu entre le deuxième et le troisième acte : la nuit a passé, Orphise s’est remise. Nous avons vu que cette rupture temporelle s’accompagnait d’une rupture spatiale78, et surtout d’une rupture d’intérêt : les entreprises d’Alcipe pour obtenir les faveurs d’Astrée sont momentanément laissées de côté, Astrée et Orphise sont au cœur de l’action. Les trois derniers actes s’enchaînent comme les deux premiers, sans que la division actancielle soit pleinement justifiée : aucune action significative n’a lieu dans les entractes. Entre le troisième et le quatrième acte, Hyppolite a remis la lettre, qu’elle a prise à Valentin à la fin du troisième acte, à sa maîtresse ; entre le quatrième et le cinquième acte, Leandre a découvert dans le cabinet d’Astrée cette même lettre qui achève de convaincre Leandre de la culpabilité de sa femme.

La concentration de l’action dans le temps montre que l’action des Soupçons commence in medias res, au moment du retour de Leandre à Paris avec Filemon. Alcipe harcèle Astrée depuis déjà six mois.

La correspondance par lettres §

Lancaster, dans sa notice sur les Soupçons, écrit que la seule peinture de mœurs dans la dernière pièce de d’Ouville, serait à chercher, éventuellement, dans la manière qu’ont les personnages d’ouvrir et lire les lettres qui ne leur sont pas destinées. La correspondance par lettres tient un rôle important dans la pièce et participe de l’esthétique de la dissimulation. On compte cinq lettres dans les Soupçons. Ecrites en prose, elles rompent le rythme des alexandrins, et introduisent une autre dimension dans la pièce. Toutes ces lettres ont pour caractéristique soit de ne pas être lues par leur véritable destinataire, soit d’être mensongères. Astrée, à la scène 6 du troisième acte, lit la lettre de Florinde à Filemon qu’Hyppolite a été chercher au Courrier, et à la scène 1 du quatrième acte, celle que Filemon envoie à Florinde pour lui demander de se méfier car leur correspondance est surveillée. À la scène 1 du cinquième acte, Leandre a trouvé cette même lettre dans le cabinet d’Astrée et imagine qu’elle en est la destinataire, à la scène 4 du quatrième acte, Leandre lit la lettre qu’Alcipe adresse à Filemon avant son ami pour voir ce qu’elle contient. La lettre apparaît ainsi comme un instrument privilégié de la feinte. En substituant au Courrier les lettres de Filemon et de Florinde, Astrée espère détourner Filemon de son ancienne maîtresse. Elle se justifie au dénouement en arguant de la fausseté, ou au moins de l’exagération, des sentiments dans les lettres79. Une lettre n’est finalement qu’un bout de papier avec des mots écrits dessus, sincères ou mensongers, auxquels on peut faire dire tout ce que l’on veut. La lettre fait figure de témoin pour Leandre de l’infidélité de sa femme : à deux reprises, il la surprend en train de cacher une lettre, et quand il trouve celle que Filemon adressait à Florinde dans le cabinet de sa femme, il la prend pour ultime preuve. Instrument de la feinte, la lettre l’est surtout pour Alcipe, dont la première lettre adressée à Filemon n’est qu’un mensonge pour obtenir à nouveau les faveurs de Leandre et le persuader de ses bonnes intentions, tandis que le billet qu’il adresse à Leandre calomnie sa femme et l’ami qu’il reçoit. Filemon réfute d’ailleurs facilement les deux lettres qui l’accusent lors de son face à face avec Leandre.

Les caractères §

Les onze personnages, ou « acteurs », des Soupçons sur les Apparences peuvent se diviser en deux catégories : d’une part les cinq jeunes gens autour desquels tourne l’action, d’autre part les comparses, composés des valets des jeunes gens et de personnages plus ponctuels, comme Picard80, les Violons81, et le Voisin82, ce dernier n’apparaissant même pas dans la liste initiale des « Acteurs »83.

L’action repose donc uniquement sur les cinq jeunes amoureux issus de la pastorale. Chose intéressante, les parents sont absents de la comédie. La seule mention de l’autorité familiale en tant qu’obstacle traditionnel à l’amour des jeunes gens intervient dans le récit de Filemon de la scène 3 du troisième acte, et n’a donc pas d’emprise sur l’action. L’autorité familiale est ici incarnée dans la figure du mari. Les Soupçons se caractérisent en effet par la mise en scène d’un couple déjà marié au début de la pièce. Cette situation est rare dans la comédie d’après 1630, et s’explique par la volonté des auteurs de distinguer la grande comédie renaissante de la farce, qui mettait en scène le trio mari cocu/femme infidèle/amant. Dans les Soupçons, ce trio apparaît bien d’ailleurs en filigrane : Leandre craint d’être fait cocu, Astrée est accusée d’être infidèle, et Alcipe et Filemon, tous deux pour des raisons différentes, peuvent apparaître comme les amants potentiels : Alcipe voudrait que ce trio soit effectif, tandis que Leandre se persuade qu’Astrée et Filemon sont amants. C’est donc le trio de la farce qui est réactivé, et l’originalité de la pièce  est de faire de la femme mariée une femme vertueuse. Pour rester dans le ton de la comédie, le couple formé par Leandre et Astrée ne doit pas être brisé. Si Leandre était réellement trompé, la pièce deviendrait une farce ; si Leandre tuait réellement sa femme vertueuse et donc innocente, par jalousie, la pièce deviendrait une tragi-comédie ou une tragédie du type d’Othello84. Si dans la comédie du milieu du XVIIe siècle le thème du « change » est fréquent, et si les couples de jeunes gens se font et se défont selon la loi de la nature, la bienséance s’oppose aux errements d’un couple marié. L’Hymen est sacré. Filemon, en revanche, peut être inconstant car il n’est pas marié : il a aimé Florinde, il aime à présent Orphise. Enfin, outre le spectre de la farce, la présence d’un couple marié est d’autant plus rare dans ces années là, que la scène française est dominée par la comedia. Or, en Espagne, en raison de leur caractère sacré, jamais mères et épouses ne sont montrées sur le théâtre.

Tous les personnages des Soupçons sont ce que Roger Guichemerre appelle des « caractères conventionnels », caractérisés par leur rôle dramaturgique : le ou les jeunes premiers et jeunes premières, le rival, les auxiliaires. Les « types traditionnels », tels que valets bouffons, capitans, et autres docteurs sont absents de la dernière pièce de d’Ouville.

Nous allons maintenant étudier ces différents caractères dans l’ordre dans lequel ils sont mentionnés dans la liste des « Acteurs ».

Les jeunes gens §

Leandre, le mari d’Astrée, conjugue les fonctions de mari et de jeune homme. Avant tout mari, Leandre en a la caractéristique comique fondamentale : la hantise d’être fait cocu. Il y est fait référence explicitement à deux reprises dans la pièce85 : la tradition veut que des cornes poussent sur le front du mari trompé, et la rougeur du front irrité par la poussée des cornes en est le premier signe. Parallèlement, en tant que mari, il représente la figure de l’autorité. Il a le pouvoir sur sa femme et peut la répudier, comme le lui suggère d’ailleurs Alcipe. L’autorité familiale, traditionnellement dédiée au père est ici conférée au mari. Sous l’Ancien Régime, la femme passe de l’autorité du père à celle de l’époux, et ne devient libre qu’une fois veuve (sauf en Espagne, où elle retourne sous l’emprise familiale, comme le personnage d’Angélique, veuve cloîtrée chez elle par son frère dans les Fausses veritez !). Orphise, sa parente, est également sous sa tutelle. Alcipe, puis Filemon, doivent passer par lui pour obtenir sa main. Leandre a cependant aussi les caractéristiques d’un jeune homme au sens de l’honneur très poussé : devoir d’hospitalité (I, 5), importance du « point d’honneur »86, maniement de l’épée (il suit Filemon parti à la poursuite des prétendus « filoux » qui ont blessé Alcipe). Leandre a pourtant un comportement contradictoire : du jeune homme il a la fougue et la passion, et si l’honneur lui interdit de tuer Filemon à l’intérieur de sa maison, dans sa fureur il est prêt à poignarder sa femme. Il ne peut d’ailleurs pas reconnaître cette action honteuse devant témoins, et prétend à Hyppolite, qui a surpris ses menaces, de les avoir mal interprétées. Leandre est le personnage qui évolue le plus au cours de la pièce. Aveuglément persuadé de la vertu de sa femme, tellement que Filemon s’en moque, au début de la pièce, il est tout aussi convaincu de sa trahison à la fin de la pièce. Leandre est le seul personnage à avoir des monologues, si on exclut celui d’Hyppolite qui a une valeur plus morale. À cinq reprises seul en scène, à partir de la fin de l’acte III, Leandre passe du soupçon à la certitude et le spectateur est témoin du mouvement de sa pensée. Leandre, plus qu’Alcipe, donne sa tonalité sombre, tendue, à la pièce. Son caractère de jaloux ne lui attire pas la sympathie du spectateur, d’autant plus qu’il est mis en parallèle avec le mari jaloux de Florinde.

Filemon est l’héritier du caballero de la comedia. Caractérisé par sa « generosité », la noblesse de son sang et surtout de son âme, c’est le « Cavalier ». Comme le chevalier médiéval, il se met au service de sa Dame, ou de ses Dames, généralement mariées, sans rien attendre de retour. Il promet protection à son ancienne maîtresse, défend Astrée à deux reprises, d’abord contre Alcipe qui tente de l’enlever, puis contre son mari prêt à la tuer, et serait prêt à venir secourir Orphise s’il était besoin. Cavalier, il est un homme de « cœur » et de « courage » qui n’hésite pas à manier l’épée. Écoutons Astrée :

Genereux Cavalier, je ne sçaurois moins faire
Que de vous appeler mon Ange tutelaire ;
Encor que le peril ne fut que supposé
Pour l’eloigner de moy, vous avez tout osé :
Le pouvoir d’un mari, ses fureurs, son ombrage,
N’ont point intimidé vôtre illustre courage.87

C’est un « honneste homme »88, comme il se présente lui-même dans son récit. Astrée vante ainsi ses mérites à sa cousine :

Il n’ignore pas un des termes à la mode,
A tout ce que l’on veut son esprit s’accommode.
Qu’on le mette au cageol ou sur le serieux,
Il s’en rencontre peu qui s’en demèlent mieux.
Vous parlez de son port ; que voit-on qui n’agrée ?89

Cette capacité de discourir de tous les sujets, n’est-ce pas la première qualité de l’honnête homme ? D’autre part, le récit de ses amours contrariées avec Florinde donne à ce personnage une grande profondeur romanesque. Filemon est aussi une figure de l’amant, à la fois inconstant et passionné, tombant immédiatement amoureux, galant90. On peut enfin considérer Filemon comme une figure de l’ambiguïté dans la pièce. Filemon demeure un personnage énigmatique pour les deux jeunes femmes, ses propos sont ambigus :

Il n’est point de danger que je n’affronte ainsi
Pour vous servir, Madame, et vous Madame aussi.91

Filemon maîtrise l’ironie, le langage à double sens. Il n’est pas dupe du portrait trop parfait que fait de sa femme son ami à la scène 5 du premier acte, il s’amuse de la colère d’Alcipe dont il a révélé à Leandre l’entreprise malheureuse.

Alcipe est la figure du rival perfide, tel qu’on le trouve dans les premières comédies de Corneille. C’est l’ami qui trahit son ami par amour, qui se laisse envahir par la passion plus forte que la raison et l’amitié. Cette situation est posée dès la première scène. À son valet Sylvain, qui veut le rappeler à la raison et à son devoir, il rétorque :

L’on ne respecte rien en pareille rencontre.
Les plus parfaits amis, les plus proches parents
Ne passent en amour que pour indifférents.92
Puis seul, il s’adresse à Leandre absent :
Tu m’opposes la loy d’une amitié jurée,
J’oppose à ceste loy tous les charmes d’Astrée.
Selon les sentimens d’un cœur comme le mien,
Où l’on void tant d’appas, un amy n’est plus rien93

Alcipe légitime la trahison de l’ami par des forces supérieures contre lesquelles l’homme est impuissant. Le rival perfide est donc le personnage qui crée le conflit au sein de l’harmonie du début de la pièce, symbolisée par le couple uni. Méprisé par la femme qu’il aime, il décide d’utiliser la force pour la vaincre. L’usage du billet anonyme pour dénoncer les agissements d’autres personnages et donc tromper son rival, est un procédé fréquent dans la comédie préclassique, avec l’usage des fausses lettres. Si Alcipe présente donc quelques-unes des caractéristiques fondamentales du rival perfide cornélien, il s’en distingue en ce qu’il est dénué d’évolution dans le cours de la pièce. Du début à la fin, Alcipe reste le même, il n’éprouve à aucun moment du remord à trahir son ami, et il est finalement banni de la scène, seul personnage absent du dénouement. De nombreuses scènes se terminent sur l’expression de sa volonté à persévérer dans son entreprise et à vaincre Astrée. Alcipe est donc un personnage bas, dénué de scrupules. S’il connaît une gradation au cours de la pièce, c’est bien dans la radicalité de ses procédés pour vaincre Astrée, et non dans une quelconque rédemption. Après avoir essayé de la séduire pendant l’absence de son mari, il décide de passer à l’agression physique à la fin du premier acte. Le retour du mari ne le ramène pas à la raison. Après avoir feint la soumission devant Astrée, il obtient ses entrées chez Leandre en faignant d’aimer Orphise, et en profite pour tenter une nouvelle fois d’enlever Astrée, mais il est arrêté dans son entreprise par l’arrivée de la cousine et de la servante. Le summum est atteint avec l’avant-dernière scène, où Alcipe ne craint plus de montrer son vrai visage devant elles. Parallèlement à cette évolution, alors qu’il n’espérait au début de la pièce que de faire Léandre cocu, il suggère à Leandre de répudier sa femme, avant d’envisager la situation où Leandre pourrait être tué en duel par Filemon et Astrée devenir veuve. L’objet de la convoitise d’Alcipe est bien le « lict » d’Astrée, et il ne s’en défend plus devant elle. Alcipe apparaît ainsi comme l’antithèse exacte de Filemon. À sa bassesse d’âme se joint la lâcheté. S’il se sert de sa force contre les plus faibles, Astrée en l’occurrence, il refuse de se battre, envoyant les autres à sa place, et prend à deux reprises la fuite, d’abord devant Filemon au premier acte, puis au dénouement. Son valet, Sylvain, est supérieur à lui. Se retrouvant dépourvu devant Leandre dont il ignorait le retour à la scène 2 du deuxième acte, il simule la folie conseillé par Sylvain et tient donc des propos incohérents, pendant que le valet invente pour lui un mensonge cohérent et mène l’action.

Astrée est la figure centrale de la pièce, l’astre94 autour duquel gravitent les autres personnages, et elle illumine en effet la pièce par sa beauté95 et son esprit. De même que la « generosité » est l’apanage de Filemon, la « vertu » est la qualité d’Astrée, et c’est autour de ce thème que tourne la pièce. La vertu d’Astrée est affirmée dès le début de la pièce, par son mari, bien sûr (I, 5), mais aussi par Sylvain qui tente de détourner Alcipe de son entreprise :

L’amour qu’elle luy porte, est sans comparaison.
En quelque lieu qu’il soit [le mari], il possede son âme,
Et la vertu du sexe, est toute en cette femme ;96

Et à sa cousine qui lui fait remarquer l’ambiguïté des ses propos sur Filemon, elle répète :

Ma vertu se soutient, sans que l’on la soutienne,
Au prix de mon mari l’estranger ne m’est rien.97

Cependant, si nous ne remettons pas en doute la vertu d’Astrée, nous ne pouvons que sourire au portrait idéalisé qu’en fait Leandre98. Bien que mariée, Astrée appartient à la catégorie des jeunes filles intrépides et hardies, meneuses d’intrigues, de la comédie à l’espagnole, affectionnées par d’Ouville. Elle met au point tout un stratagème pour retenir Filemon auprès de sa cousine :

Nous mettrons tant la ruse, et l’intrigue en usage,
Que nous l’empêcherons de faire ce voyage99

sans jamais le révéler à son mari, ce qui pourtant la disculperait. Elle inspire à sa servante, Hyppolite, ses considérations sur les « ressors divers100 » de l’esprit féminin. Cette jeune femme, brillante dans tous les sens du terme, et vertueuse, n’en est pas moins montrée sensible au charme et à la courtoisie de Filemon, seul, finalement, parmi les trois personnages masculins de la pièce à la respecter. Et peut-être n’est-elle pas loin d’éprouver pour l’ami de son mari des sentiments semblables à ceux que la Comtesse du Mariage de Figaro éprouve pour Chérubin, à la différence que Filemon est un homme accompli. Toujours est-il qu’Astrée, jeune mariée, est en bute à la brutalité de son mari et reçoit les hommages ambigus d’un Cavalier. Les jeunes filles des comédies à l’espagnole ne tombent-elles pas souvent amoureuses de celui qui leur a sauvé la vie ? Tandis que sa cousine craint que Filemon ne l’aime pas, Astrée craint qu’il ne l’aime, et elle répond à sa cousine :

Vôtre soupçon, cousine, est juste, je l’avouë,
Dans le doute où je suis, je le blâme et le loue ;
S’il m’aime, il se méprend : s’il vous aime, il fait bien ;
D’Orphise il aura tout, d’Astrée il n’aura rien.101

La tension atteint bien sûr son comble au dénouement, quand Astrée, après avoir demandé à Filemon de dévoiler son secret, ne veut plus l’entendre102. La tension est telle que lorsque Filemon dévoile enfin son amour à Orphise, Astrée a cette exclamation magnifique : « O Ciel ! quelle surprise ?103 » L’exclamation104 finale montre à quel point Astrée est surprise, soulagée… ou déçue ? Pour finir, nous citerons l’hommage que rend Roger Guichemerre  à cette dernière :

Dans toute ces pièces [qui mettent en scène un couple marié], on ne rencontre guère qu’une femme mariée qui échappe à l’insignifiance ou à la convention, et dont le caractère présente quelque originalité.105

Il s’agit d’Astrée.

Orphise est plus effacée que sa cousine, sans laquelle elle ne paraît jamais sur scène. Dans l’intrigue, elle n’est qu’un personnage secondaire, et la seule initiative qu’elle prend est d’aller trouver sa cousine pour lui avouer son amour, même si cette initiative est importante pour la suite de l’action, puisqu’elle est le point de départ de la seconde intrigue. À côté de sa cousine, mariée et intrépide, Orphise est conforme au type de la jeune fille amoureuse, et si sa participation à l’action est réduite, la peinture de son caractère est assez subtile, au point que Guichemerre la considère comme l’un des personnages de jeunes filles les plus originaux, aux côtés de Dorotée ou de Flore106, autres personnages de d’Ouville par ailleurs107. Orphise a la pudeur de l’ingénue qui ne veut d’abord pas avouer son amour, mais se révèle ensuite amoureuse passionnée :

ORPHISE.

Ah ! ma chère cousine excusez moy de grace,
Je brûle, et j’essayois de paraître de glace,
J’ay veu ce Cavalier, son visage m’a pleu.

ASTREE.

En un mot vous l’aimez ?

ORPHISE.

Non pas, mais je l’ay veu.108

Elle trouve présomptueux de convoiter le cœur de Filemon qui est certainement pris109, et devant l’attitude étrange de Filemon est en proie aux mêmes doutes que sa cousine, avance tous les arguments tendant à prouver que Filemon aime Astrée, craint de ne pas être aimée, et quand Filemon révèle enfin à tous son amour, en jeune fille faussement obéissante, elle se soumet au choix de son tuteur, Leandre.

Les comparses §

Les valets, dans les Soupçons, sont cantonnés au rôle d’adjuvants de leurs maîtres. Ils ne correspondent ni au zanni de la commedia dell’arte, caractérisé par son habileté, sa ruse et son absence de scrupule, ni au gracioso de la comedia, aimant boire et manger, souvent peureux, bouffon, source de comique.

Sylvain, le valet d’Alcipe, est le plus important des trois : le plus individualisé, et le plus présent sur scène. Du zanni de la commedia dell’arte, il a hérité l’habileté et la ruse. Après avoir tiré son maître d’embarras à la scène 2 de l’acte II en faisant le récit de son combat contre les filous pendant que son maître faisait semblant de retrouver ses esprits, il se présente comme « habille homme »110 :

Il se trouve des Clercs, plus ignorans à Rome.
Et sans faire du vain, je jurerois ma foy,
Qu’on en void dans Paris de plus badauts que moy.
Mon esprit a paru dedans mon personnage,
Lors que de ces filoux j’ay supposé l’outrage.111

Il se distingue cependant du zanni par sa moralité. Il réprouve les entreprises de son maître, tâche de l’en dissuader, et quand il n’y parvient pas, le met en garde contre les suites. Et même quand à la fin Alcipe se croît proche du but, Sylvain est là pour lui rappeler le cours incertain des événements. Au dénouement, après la fuite d’Alcipe, il confirme à Leandre les accusations de Filemon, ainsi que sa complicité envers son maître, mais finit par ces mots :

Et bien-tost en ce jeu l’on m’eut veu le trahir,
N’eust esté qu’un valet doit toûjours obeïr.112

Valentin, le valet de Filemon, serait plus du genre du gracioso de la comedia par son parler imagé, son aspect lourdaud, et l’esquisse de son caractère peureux. Sa partition n’est cependant pas assez importante, et les scènes avec son maître quasiment absentes, pour en faire un digne héritier de ce type espagnol généralement haut en couleurs.

Hyppolite est la servante d’Astrée. Tout comme Valentin, elle est réduite au rôle d’auxiliaire de sa maîtresse. Elle est cependant caractérisée par le même esprit que sa maîtresse, à laquelle elle s’associe d’ailleurs dans son monologue de louange de l’esprit féminin.113 Elle appliquera ses maximes avec Valentin à la scène suivante pour obtenir de lui les lettres de Filemon.

En dépit de leur place infime dans l’action, le mot de la fin revient aux valets. Cela n’a rien d’original. Dans la comédie du XVIIe siècle, les serviteurs sont très souvent présents dans la scène finale, comme la plupart des personnages de la pièce, sauf quand ils ont été volontairement exclus, comme Alcipe. La tradition veut que chaque personnage dise quelque chose à la fin de la pièce, d’où les apartés de Valentin114. Les derniers mots de comédie sont souvent prononcés par les valets, sous forme d’une réflexion morale et plaisante. Si Valentin et Hyppolite ne rompent pas l’illusion comique en s’adressant directement à la salle, comme dans la tradition latine du valete et plaudite, ce sont tout de même eux qui sont chargés par l’auteur dramatique de clore la comédie :

VALENTIN.

Hyppolite di moy si tu m’aimes encore ?

HYPPOLITE.

Non, c’est peu de t’aimer, Valentin, je t’adore.

VALENTIN.

Je pensois échapper de tes mignons appas.

HYPPOLITE.

Tu le peu faire encore ; car je ne t’aime pas.115

Après la conclusion de la comédie par le traditionnel double mariage, même s’il s’agit dans les Soupçons de la consolidation d’un mariage déjà accompli et d’un vrai mariage116, les valets, toujours selon la tradition, semblent former un troisième couple. Hyppolite et Valentin reprennent leur badinage là où ils l’avaient laissé à la scène 10 du troisième acte, et, originalité dans la comédie du XVIIe siècle, se renvoient mutuellement. C’est l’occasion pour d’Ouville de finir sa pièce légèrement et de provoquer le sourire du spectateur. C’est l’occasion aussi, toujours selon la tradition de la comédie latine, de le faire réfléchir. Cette pirouette finale peut donner lieu à de multiples interprétations. S’agit-il seulement d’un badinage amoureux inoffensif, ou s’agit-il aussi de la mise en abyme de sentiments plus profonds qui se jouent entre leurs maîtres, et plus généralement peut-être du sentiment amoureux même ? Les derniers mots, « je ne t’aime pas », closent une pièce dans laquelle le couple formé par Leandre et Astrée a été fortement compromis, et dans laquelle l’amour de Filemon pour Orphise n’a pas été une évidence. De quoi se demander à la fin, avec Filemon, « si tout ce bon-heur n’est pas illusion ». Quelle que soit la réponse, la question des apparences est une dernière fois posée. Ce doute final ouvre un éventail d’interprétations au metteur en scène.

Une héroïco-comédie §

Un hapax dans les sous-genres dramatiques du XVIIe siècle §

Les Soupçons sur les apparences sont l’unique héroïco-comédie de la production dramatique du XVIIe siècle117. Il apparaît donc que le terme « héroïco-comédie » a été non seulement forgé par d’Ouville en 1650 pour définir sa nouvelle et dernière pièce, mais représente en plus un hapax parmi toutes les dénominations qui ont été données aux pièces de théâtre au XVIIe siècle. Cette étrangeté a d’ailleurs contribué à nourrir de nombreuses confusions. Ainsi, Maupoint, Beauchamps et les Frères Parfaict parlent d’« héroï-comédie », mais étant donné que ce terme est lui-même un hapax, il ne représente pas un contresens. Plus grave apparaît la confusion opérée par Leiris, Clément et Laporte, qui parlent de « comédie héroïque ». Ce terme, inventé en 1650 par Pierre Corneille pour qualifier sa pièce Dom Sanche d’Aragon, recouvre une réalité toute autre. Corneille, dans l’épître qui précède sa pièce, explique et justifie la nécessité d’un nom spécifique pour un nouveau type de pièce dont l’action ne présente pas de grand péril118 pour les personnages, mais dont le personnel est illustre. L’action de Dom Sanche, en dépit du caractère illustre de ses personnages, reste une action de comédie, et ce n’est que le statut de ses personnages qui justifie l’épithète « héroïque » qu’il lui accole, pour la distinguer de la simple comédie. Nous voyons que l’héroïco-comédie de d’Ouville n’est en aucun cas une comédie héroïque : les personnages mis en scènes ne sont pas des rois ou des héros mi-homme, mi-dieu, mais des jeunes gens de la bonne société parisienne, et lyonnaise, contemporains, comme on en trouve de nombreux exemples dans la comédie du milieu du XVIIe siècle.

La confusion, ou du moins l’analogie, avec la comédie héroïque, et plus largement la tragi-comédie persiste au XXe siècle. Jacques Scherer considère que l’héroïco-comédie, et donc la pièce de d’Ouville puisqu’il n’y en a pas d’autre, est à ranger parmi la production tragi-comique du XVIIe siècle, il en est de même pour Hélène Baby qui fait rapidement allusion à l’héroïco-comédie en début de son chapitre intitulé « La tragi-comédie, et le désaveu cornélien : la comédie héroïque »119. Il faut noter cependant que ces classifications sont opérées à partir du sous-titre des œuvres dramatiques, et non de ce qu’elles sont réellement. Les auteurs dramatiques du XVIIe siècle se sont caractérisés par leur recherche incessante de nouvelles dénominations, et d’Ouville s’inscrit dans cette lignée. Mais de ces regroupements nous pouvons conclure que dans l’histoire de la production dramatique du XVIIe siècle, l’héroïco-comédie d’Ouville est jugée comme un sous-genre de la tragi-comédie. Lancaster définit les Soupçons comme « a sort of tragi-comedy of treachery and jealousy120, though he [d’Ouville] classified it as an ‘heroïco-comedie’. »121 Pour arguments, il cite l’atmosphère sombre des deux premiers actes, le fait qu’un homme soit blessé dans un combat sur la scène, les nombreuses menaces de mort, la tonalité peu comique de l’ensemble, et les personnages du type de ceux mis en scène par Shakespeare dans Othello, Tragédie : la femme vertueuse (Astrée / Desdémone), le mari jaloux (Leandre / Othello), le jaloux perfide (Alcipe / Iago). Ces arguments sont repris par Roger Guichemerre, qui parle lui de « drame ». Au sujet d’Alcipe, James Wilson Coke parle lui aussi d’un « Iago-like character » particulièrement bien peint, et considère les Soupçons comme une comédie morale.

D’Ouville et la tragi-comédie §

L’âge d’or de la tragi-comédie en France se situe autour des années 1630-1640. Genre caractérisé par son irrégularité, son absence de règles, par rapport à la comédie et à la tragédie, elle décline à partir du moment où les règles et le respect des unités de la dramaturgie classique s’imposent sur la scène d’une part, et d’autre part quand la tragédie, à partir de Cinna, peut avoir un dénouement heureux. La tragi-comédie n’étant plus à la mode en 1650, d’Ouville aurait pu donner le nom d’« héroïco-comédie » à sa dernière pièce pour ne pas lui donner celui de « tragi-comédie », passé de mode. Ce n’est pas le cas. D’Ouville a écrit et fait représenter deux tragi-comédies quand il publie les Soupçons. La dernière, les Morts Vivants, 1646, n’a pas eu beaucoup de succès. Elle mettait en scène un épisode tiré du roman pastoral d’Achille Tatius, Clitophon et Leucipe, de nombreuses fois adapté à la scène122. Nous nous intéresserons davantage à sa première tragi-comédie, les Trahizons d’Arbiran, parce qu’elle présente une parenté de sujet avec notre comédie, mais aussi parce qu’elle permet de voir en quoi les Soupçons ne relèvent pas de l’esthétique de la tragi-comédie.

À Salerne, Arbiran aime Leonide, la femme de Rodolphe. Arbiran découvre que Rodolphe est amoureux de Doralice, la femme de son ami Cleonte, et qu’il s’apprête à envoyer ce dernier à la cour pour avoir le champ libre. Arbiran révèle à Leonide que son mari aime Doralice et fait croire à Cleonte que sa femme lui est infidèle. Cachés par Arbiran, ils assistent à une entrevue où Doralice, influencée par Arbiran, cède à Rodolphe et lui promet qu’elle sera sienne le lendemain, car elle est sûre que Cleonte, qu’elle croit parti à la cour, sera de retour le lendemain et la sauvera. Arbiran convainc ensuite Leonide et Cleante de se venger en envoyant au Roi des lettres qui accusent Rodolphe de trahison, pendant que lui-même va trouver le Roi à Naples pour lui annoncer les complots de Rodolphe. Cleonte poignarde Doralice et s’en va à la Cour, le Roi fait venir Rodolphe. En chemin celui-ci est surpris en train de dire qu’il est opposé au Roi, il est arrêté alors qu’il porte des armes, et emprisonné. Le Roi envoie chercher Leonide, restée à Salerne, et la demande en mariage. Craignant de perdre Leonide, Arbiran obtient une entrevue avec elle, mais est traité avec tant de mépris qu’il décide de faire sortir son mari de prison pour l’empêcher d’épouser le Roi. Il va trouver le Roi, retire ses accusations contre Rodolphe et prétend avoir été induit en erreur par Leonide et Cleonte qui voulaient se débarrasser de Rodolphe pour pouvoir se marier. Mais Leonide, qui n’est pas dupe, prend au piège Arbiran en lui faisant croire qu’elle l’aime et est d’accord pour tuer le Roi, alors qu’elle a caché ce dernier pour qu’il soit témoin de l’hypocrisie d’Arbiran. Arbiran est arrété et emprisonné, Rodolphe est remis en liberté et rendu à Leonide. À la fin, Doralice réapparaît, en armes, pour demander vengeance de son meurtre, mais devant les remords de Cleonte, elle lui pardonne.

Lancaster et Wilson Coke font tous deux état de la parenté d’inspiration de la première et de la dernière pièce de d’Ouville. Les deux pièces diffèrent cependant en plusieurs points. Le premier est que la première relève de l’esthétique de la tragi-comédie, et la dernière de la comédie. Dans les Trahizons, l’action s’étale sur plus de 24 heures, et se déroule à Salerne, puis Naples, tandis que dans les Soupçons l’action est concentrée dans l’espace et le temps. La figure du Roi, la femme tuée par son mari dans un accès de rage, et son ultime apparition en armure à la fin de la pièce pour réclamer vengeance sont également typiques de la tragi-comédie. On ne trouve rien de tel dans les Soupçons : aucun personnage extérieur aux cinq protagonistes ne vient troubler l’action, aucun emprisonnement, aucun mort. En proie à la jalousie et la fureur, Leandre veut certes tuer sa femme pour laver son honneur, mais il n’y parvient justement pas. Le rapport qui unit les cinq personnages principaux diffère enfin. Le schéma actanciel des Trahizons est strictement conforme à celui des amours en chaîne de la pastorale : Arbiran aime Leonide qui aime Rodolphe qui aime Doralice qui aime Cleonte, et est aimée de lui. Il faudrait ajouter à ce schéma, à partir du quatrième acte, le thème de l’amour du Roi pour la bergère citadine. Le schéma actanciel des Soupçons est à la fois plus complexe et plus simple. Plus complexe parce qu’il comporte une, voire plusieurs inconnues123, plus simple parce qu’en définitive si on reconstruit le schéma actanciel après coup, cela donne  d’un coté Alcipe qui aime Astrée qui aime et est aimée de Leandre, de l’autre, Orphise qui aime Filemon qui avoue être effectivement tombé amoureux d’elle. Ces deux pièces diffèrent enfin dans leur but. Le personnage d’Arbiran permet à d’Ouville de faire une satire de la Cour et des Courtisans :

Tout Recors est Sergeant, tout Sergeant est huissier,
Tout mestier est estat, un petit despensier
D’un Courtisan croté plus gueux qu’un rat veut être
A la halle et par tout nommé Monsieur le Maistre.
Tout Courrier envoyé se dit Ambassadeur,
L’habit y fait l’honneur, car à la Cour on nomme
Tout maraut bien vestu, Monsieur le Gentil-homme […]
Un Athée aujourd’hui passe pour esprit fort,
Bref, j’abhorre la Cour cent fois plus que la mort.124

On ne trouve pas de satire de la sorte dans les Soupçons, dont la leçon est plus abstraite, morale : les apparences sont trompeuses. La confrontation de ces deux pièces montre en quoi les Soupçons ne sont pas qu’une réécriture des Trahizons, comme l’écrit injustement Lancaster. Si le fondement de l’intrigue dans les deux pièces consiste dans les fourberies d’un rival perfide pour obtenir la femme d’un ami, Arbiran est beaucoup plus habile qu’Alcipe qui ne profite finalement que des circonstances, et l’intérêt du spectateur se porte principalement, non pas sur les fourbes d’Alcipe, mais bien sur les soupçons sur les apparences. Le titre des deux œuvres est en cela révélateur.

Les Soupçons sur les Apparences, pièce héroïco-comique §

Pourquoi d’Ouville sous-titre-t-il sa dernière pièce « héroïco-comédie », lui qui jusqu’ici n’a écrit, à l’exception de deux tragi-comédies, que des comédies ?

Si les Soupçons sont la seule héroïco-comédie, ou encore héroï-comédie125, comme elle est indiquée dans la plupart des catalogues, l’adjectif « héroï-comique » est attesté dès 1640126. Cet adjectif, issu de l’haplologie de l’adjectif héroïco-comique (de héroïco-, issu du latin heroicus « relatif au héros », c’est-à-dire aux demi dieux de la mythologie, « relatif à la poésie qui célèbre les héros », et de comique), se dit dès le milieu du XVIIe siècle d’un genre littéraire qui tient de l’héroïque et du comique, et s’apparente au burlesque (genre littéraire parodique qui traite en style bas un sujet noble).

L’honneur, l’amitié, la générosité : valeurs héroïques §

L’honneur et l’amitié, valeurs essentielles au XVIIe siècle, le sont aussi dans les Soupçons. Les fourbes d’Alcipe mettent tout autant en péril l’amitié qui unit Leandre et Filemon, que l’amour ou le mariage de Leandre et Astrée. Leandre doit se venger

d’une femme infidelle,
D’un lâche et faux ami qui m’outrage avec elle ;
De deux objets aimez, de qui je suis hai,
De qui je suis trompé, de qui je suis trahi :
De Filemon, d’Astrée […]127

L’amitié est un lien très fort entre deux personnes qui se mettent l’une à la disposition de l’autre et se doivent fidélité. Filemon, de même qu’Astrée, est un « perfide », il rompt la foi jurée à Leandre. La rupture de l’amitié, au même titre que celle de l’Hymen, est ressentie comme une trahison. Au XVIIe siècle l’amitié est un sentiment plus fort que l’amour. Sa constance, son caractère raisonné s’oppose à celui irraisonné et passionné du sentiment amoureux. Cette dialectique entre ces deux sentiments est exprimée dès la première scène de la pièce. Entre son amour pour Astrée et son amitié pour Leandre, Alcipe, le véritable « perfide », c’est-à-dire le traître de la pièce, a tranché. Le devoir que lui impose son amitié pour Leandre est en revanche plus fort pour Filemon que l’amour qu’il ressent pour Orphise, ou Astrée. S’il aime la première, il ne le peut que s’il reçoit le consentement de Leandre, s’il aime la seconde, Filemon, en véritable Cavalier, ne pourra qu’étouffer cette passion128.

La pièce peut également être qualifiée d’héroïque par les sentiments exaltés des personnages. Comme dans la comedia espagnole les sentiments sont grands, la conscience de l’honneur est poussée à son extrême.

Le comique §

Comédie et comique, c’est-à-dire comédie et rire ne vont pas nécessairement de pair au XVIIe siècle. La comédie se définit d’abord par rapport à la tragédie : ses personnages sont de condition moyenne, son action ne présente pas de « grand péril », comme nous l’avons vu précédemment. Il faut ajouter à cela que la grande comédie qui renaît dans ces années là veut se démarquer de la farce. Au rire grossier de la farce, les auteurs de comédies, depuis Corneille, préfèrent le sourire, l’« enjouement ». Corneille écrira en 1660 :

[La tragédie] veut pour son sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse ; [la comédie] s’arrête à une action commune et enjouée.129

La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf qui faisait une peinture des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur assez surprenant qui fit alors tant de bruit. On n’avait jamais vu jusque là que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étaient que des marchands.130

Les perfidies d’Alcipe et la jalousie grandissante de Leandre, qui mettent en péril la vertu et la vie d’Astrée, créent une forte tension dramatique et contribuent à assombrir la pièce. Le troisième acte, consacré à l’intrigue galante des jeunes filles, instaure une parenthèse plus légère dans la pièce : Orphise ouvre son cœur à sa cousine, Astrée imagine des stratagèmes pour retenir Filemon auprès d’Orphise, les lettres sont subtilisées, lues en secret et cachées, les deux cousines badinent avec Filemon.

Lancaster ne dénombre qu’une seule scène véritablement comique : la scène 10 du troisième acte, qui clôt l’acte, et qui met en scène la rencontre sur le chemin du Courrier Valentin, valet de Filemon, et Hyppolite, servante d’Astrée. Dans cette scène, très rapide, où la servante obtient du valet qu’il lui remette la lettre qu’il porte, on assiste à un véritable duo amoureux, même si Hyppolite profite de la naïveté de Valentin pour arriver à ses fins. Leur langage, imagé et reprenant des expressions populaires, contraste avec le langage plus pompeux de leurs maîtres131. Cette scène est certes une exception, qui vient du rôle peu important des valets, traditionnellement sources de comique, dans la pièce, et de leur rôle peu typé, à part dans cette scène. On trouve également quelques réflexions émanant des valets qui peuvent faire sourire. Il en est ainsi du « Je vous l’avois bien dit »132, que Sylvain adresse à Alcipe, à l’avant dernière scène, quand la traîtrise de ce dernier est découverte, et de l’aparté de Valentin, au dénouement, après que Sylvain a écopé du soufflet à la place de son maître :

Voilà pauvres valets, comme on nous traitte tous,
Quand nostre sort permet que nous servions des fous.133

La pièce présente cependant un grand nombre de situations comiques, si on la regarde de plus près, qui peuvent donner lieu à des jeux de scène intéressants et provoquer sinon le rire, du moins l’amusement du spectateur. D’Ouville a recours pour cela à des procédés comiques très utilisés dans la comédie préclassique.

À deux reprises, Alcipe croit triompher, et se retrouve pris au piège. À la scène 2 du deuxième acte, il se retrouve nez à nez avec Leandre, dont il n’a pas été témoin du retour comme le spectateur, alors qu’il pensait prendre Astrée en flagrant délit d’adultère avec Filemon. Pris au dépourvu, il ne peut que prononcer des propos incohérents et simuler la folie134, et quand il feint enfin de reconnaître Leandre, il laisse à Sylvain le soin de le disculper135 tandis que le Sylvain peint un portrait d’Alcipe en Matamore :

Il presse, il est pressé ; mais luy seul contre eux tous,
Comment se pourroit-il garantir de leurs coups ?
On le blesse à la main dont il tient son épée.
Elle tombe, aussi-tost la mienne est occupée ;
Il la prend, il s’en sert, et chaud en ce combat,
Les attaque en lyon, et les charge et les bat.136

Alcipe est doublement ridiculisé dans cette scène. Non seulement il est incapable de prononcer des propos sensés, mais le portrait que fait Sylvain de lui contraste avec la vérité du personnage, caractérisé par sa lâcheté. Alcipe est une sorte de Matamore sans panache, dont les déclarations contrastent comiquement avec son comportement. La mention de son « épée » ou de son « bras » revient souvent dans la pièce, mais toujours pour exprimer ensuite son incapacité à s’en servir.137

Un second renversement de situation intervient à la fin de la pièce, et sa force comique vient essentiellement de l’effet visuel produit par le jeu des acteurs. Alcipe annonce la mort de Leandre à Astrée au moment même où celui-ci et Filemon arrivent, probablement en fond de scène, derrière Alcipe. Astrée et le public ne peuvent donc que s’amuser de l’arrogance d’Alcipe :

ALCIPE

Leandre ne vit plus, la mort vous le ravit,
Et je veux obtenir sa place en vostre lit.

ASTRÉE.

S’il ne vit plus, méchant, le Ciel le ressuscite138
Pour prendre une vengeance égale à son mérite.

SYLVAIN.

Filemon l’accompagne.139

La scène 6 du deuxième acte permet également un jeu intéressant, et dévoile la virtuosité de Filemon. Toute cette scène est construite selon le principe de la double énonciation. Filemon, qui sait pertinemment qu’Alcipe n’a pas été attaqué par des brigands pour la bonne raison que c’est lui qui l’a mis en fuite, décide de jouer le jeu de ce dernier. Après avoir fait mine de partir à leur poursuite, il revient muni de l’épée et la remet lui-même, non sans malice, à Alcipe, qui s’exclame, en parlant vraisemblablement de Filemon et Leandre : « Les filoux ! », ce sur quoi Filemon rebondit en feignant de croire que les « filoux » sont les supposés brigands : « Ha ! toubeau, vous sçavez mal leur nom.140 »

S’ensuit toute une scène où Alcipe et Filemon se parlent par troisième personne interposée, au plus grand plaisir du spectateur.

À ces situations comiques, il faut compter également le quiproquo du premier acte, où Astrée prend Picard pour Alcipe, et l’admoneste vertement. Le public s’amusait certainement plus de la méprise d’Astrée et de la surprise de Picard d’être ainsi reçu, qu’il ne voyait en cet épisode une variation sur les apparences. Enfin, peuvent contribuer au comique des situations qui se répètent, comme les trois tentatives d’enlèvements toutes vouées à l’échec, ou encore les scènes de commentaire de l’action, entre Alcipe et Sylvain, qui ponctuent la pièce.

Les Soupçons ne sont donc pas si sombres qu’il y paraît, et de nombreuses situations relèvent bien de la comédie. Le terme d’héroïco-comédie convient donc particulièrement bien à cette pièce, où alternent moments de forte tension dramatique, et confrontation de personnages faisant ressortir le ridicule des uns et la noblesse des autres.

Style de la pièce §

La dernière pièce de d’Ouville se caractérise par l’importance des tirades et monologues dans l’économie de la pièce. Véritables récits de plus d’une centaine de vers chacun, les deux tirades de Filemon contribuent à donner de la profondeur au personnage. Si le premier141 montre la virtuosité et l’esprit du Cavalier, le second142 constitue un moment lyrique, et pose Filemon comme le jeune homme mélancolique de la pièce. À l’inverse, les monologues de Leandre sont plus sombres et tendus dramatiquement. Il ne s’agit plus de raconter, mais de déplorer, délibérer, et se poser en homme abandonné par le sort et se retrouvant face à un dilemme.

La vivacité de certains échanges est un autre trait de la pièce à noter, et résulte de la tension dramatique amenée par la mise en jeu de sentiments très forts comme la jalousie et la violence. De nombreux vers sont distribués entre plusieurs personnages, la suspension est très souvent utilisée. Les tirades et monologues peuvent être considérées comme des pauses à l’intérieur d’une action très rapide, marquée par des rebondissements et le retour rapide de mêmes événements : il en est ainsi pour les deux tentatives d’enlèvement d’Astrée tentées par Alcipe au cinquième acte.

Une mise en soupçon systématique des apparences §

Une pièce en forme de démonstration §

Le dénouement comme résolution de toutes les énigmes §

Le dénouement est par définition le lieu de la pièce où le nœud de l’intrigue se défait. Le dénouement des Soupçons consiste essentiellement en la résolution de toutes les énigmes soulevées dans la pièce, et causes des soupçons des différends personnages. Ainsi, tout rentre dans l’ordre. La scène 6 du cinquième acte se terminait sur ces mots de Filemon :

Allons donc la trouver [Astrée] et nous éclaircissons
Sur les divers motifs de nos fâcheux soupçons.
Qu’aujourd’huy nôtre erreur tout à fait se dissipe [.]143

C’est annoncer le dénouement. Quels sont ces « divers motifs de nos fâcheux soupçons », sinon d’une part la perfidie d’Alcipe, et de l’autre l’aveu d’Astrée d’avoir intercepté les lettres de Filemon pour le rendre disponible à l’amour d’Orphise. Le dénouement consiste bien en l’éclaircissement de soupçons, dont celui qui n’est pas le moins important pour le bonheur des quatre jeunes gens : qui Filemon aime-t’il ? Ces soupçons des divers personnages dissipés, Leandre et Astrée peuvent se réconcilier, Orphise et Filemon se marier, et le valet et la servante envisager de les imiter.

Trop soupçonneux mari, j’ay pris à contre sens,
Ses pensers [d’Astrée] les plus saints et les plus innocens.

Les derniers mots de Leandre condamnent une dernière fois les apparences qui l’ont fait soupçonner injustement sa femme.

L’éclaircissement doit également être compris au sens propre. Le thème de la lumière associée à la raison, et de l’obscurité associée aux apparences traverse toute la pièce. La pièce présente en effet un cheminement vers la lumière. La pièce commence de nuit, et s’achève de jour, mais de l’obscurité de la nuit, et donc sensible des deux premiers actes, on passe à une obscurité figurée, liée à l’incompréhension de Leandre. À la fin de la pièce il s’agit de lever le voile de l’obscurité, de l’obscurantisme dans lequel plongent les apparences.

Une démonstration §

L’analyse dramaturgique a montré que les soupçons sur les apparences constituaient l’obstacle principal au développement des deux intrigues de la pièce, et on peut en effet lire la pièce comme un essai de démonstration de l’aphorisme suivant : les apparences sont trompeuses, il ne faut pas s’y fier. Le titre de la pièce est en cela programmatique de son contenu qui constitue un véritable exercice de variation sur les apparences et les illusions. Les deux termes clefs du titre sont repris régulièrement et non seulement les personnages sont victimes des apparences, mais ils en sont conscients et tirent fréquemment la morale de leur erreur, rappelant par là même au spectateur le titre de la pièce. En superposition des deux fils qui composent l’action proprement dramaturgique, on peut lire la pièce comme une succession d’exemples au sens rhétorique du terme qui développeraient et prouveraient la thèse présentée initialement dans le titre. Ces exemples sont construits sur le même schéma. Dans un premier temps, l’apparence va conduire un ou des personnages à concevoir des soupçons, qui vont s’avérer dans un deuxième temps avoir été non fondés. Dans un troisième et dernier temps, les victimes de l’apparence tirent la morale de leur erreur et se promettent de ne jamais s’y laisser reprendre. Ces trois moments peuvent se dérouler dans un temps très court. À la scène 4 du premier acte, Alcipe, en voyant Picard frapper à la porte d’Astrée de nuit, croit d’abord qu’il s’agit d’un entremetteur, avant d’entendre qu’il est juste venu la conduire chez sa cousine malade, devant quoi Sylvain conclue :

[…] Vostre esprit quand j’y pense,
Establit un soupçon dessus peu d’apparence.

L’exemple est plus développé à la scène suivante, même s’il reste condensé dans une scène. Les étapes sont chaque fois soulignées par la reprise des deux thèmes clefs. D’abord, aux vers 191-194 :

L’on ne vient point ouvrir ; surpris, triste, confus,
Et troublé de soupçons, si jamais je le fus,
Je croy trop convaincu d’une telle apparence,
Qu’Astrée indignement me traitte en mon absence.

Puis, aux vers 209-210 :

Je n’en doy plus douter, l’apparence l’asseure,
Et je l’apperçoy trop dans cette nuit obscure.

Et enfin, aux vers 219-220 :

Que d’un doutte fâcheux, mon ame est éclaircie !
Soupçon injurieux, mensonge que je hays !
Va, sors de mon esprit et n’y rentre jamais.

Et aux vers 225-226 :

[…] qu’aisément dessus peu d’apparence,
Il nous arrive à tous d’accuser l’innocence.

On a ici le développement complet d’un petit exemple. On trouve aussi des exemples, réduits à un échange de réplique, mais suffisants à mettre en relation les deux termes. À la question d’Astrée, au vers 648 : « Mais d’où naist ce soupçon que vous avez de moi ? » Orphise répond deux vers plus loin : « […] Il naist de l’apparence. »

On pourrait multiplier les exemples. La déclinaison des « soupçons » et des « apparences » se retrouve dans tout le texte, et aussi bien dans la scène la plus légère opposant Valentin et Hyppolite à la scène 10 du troisième acte, que dans les deux récits de Filemon. Si dans le récit de l’acte II, scène 6, ces deux termes ne sont pas employés, le supposé honnête homme de Filemon admoneste celui-ci en le prenant pour Alcipe avant de se rendre compte que « [l]’ombre a fait [s]on abus », et que c’est en réalité à un honnête homme qu’il s’adresse. Cette confusion est anecdotique et n’est pas l’objet du récit, mais elle permet une variation de plus dans la pièce.

On peut en revanche considérer le récit des aventures lyonnaises de Filemon (III, 3) comme une mise en abyme du sujet de la pièce. De même qu’Astrée est soupçonnée injustement par Leandre de lui être infidèle, le mari de Florinde soupçonne cette dernière d’avoir pour amant Filemon, et le principal défaut du mari est d’être « ombrageux », d’avoir de l’« ombrage », c’est-à-dire des soupçons. Écoutons Filemon :

Son mari trop enclin aux jalouses erreurs,
En conçoit contre nous de secrettes fureurs.
Toutes nos actions, luy donnent de l’ombrage[.]144

Et plus loin, il retranscrit leur échange :

[…] Monsieur, quel caprice est le vostre ?
Faut-il que vous suiviez ces ombrages légers ?
Faittes mieux, n’ayez plus ces indignes pensers.
Et n’en venez jamais à de telles violences,
Pour des soupçons fondez dessus des apparences.
[-] L’apparence est trop claire, et mon bras irrité
En vange le soupçon comme une verité.145

Nous voyons que ce récit constitue un exemple de plus dans la démonstration de d’Ouville. Il n’a d’autre but que de mettre en abyme l’action de la pièce et de montrer au spectateur comment les apparences trompent et combien les soupçons sur celles-ci peuvent être dangereux. Cette mise en abyme ne s’adresse pas aux deux cousines, qui sont les destinataires immédiates de ce récit, mais bien aux spectateurs. Leandre aurait pu tirer, en tant que personnage, une leçon de ce récit. On aurait eu alors un procédé semblable à celui dont use d’Ouville dans le premier récit de Filemon, où celui-ci raconte à Leandre sans le nommer dans l’histoire, comment Alcipe a voulu enlever la femme d’un de ses amis alors que le mari de cette dernière était absent. L’introduction de Florinde comme obstacle aux amours de Filemon et Orphise, permet également à la fois une variation sur le thème des apparences, et une mise en abyme de l’action de la pièce.

Apparences et soupçons : ces deux termes mettent en relation ce que l’on voit, ou plus généralement ce que livre les sens, et le mécanisme de la pensée, soit le sensible et l’intelligible. L’immédiatement sensible doit être interprété, n’est pas une vérité en soi. Le problème de l’interprétation est au centre du texte, et ce mot apparaît d’ailleurs pour la première fois très tôt dans la pièce, bien avant les premiers soupçons sur les apparences proprement dits. Après avoir rejeté Alcipe venu la solliciter à sa fenêtre, Astrée se retire en le prévenant :

Adieu, nourrissez-vous d’esperances frivolles,
Mais interpretez bien mes dernieres parolles.146

Il s’agit donc bien d’une élucubration de la pensée à partir de choses sensibles, et le problème vient justement du fait que ces deux domaines sont confondus. Cette confusion est à son paroxysme dans le monologue de Leandre qui ouvre le cinquième acte : « Je croy, je sçay, je voy son infidelité147 » et quelques vers plus loin : « Cette lettre convainc ma raison et ma veuë,148 ».

Croire, savoir et voir sont mis sur le même plan, il en est de même pour la raison et la vue. On peut même dire qu’à chaque fois c’est la vue, le sens, l’apparence donc, qui fait office de preuve.

Par cette démonstration affichée et soulignée que les apparences sont trompeuses, la pièce de d’Ouville diffère de ses précédentes comédies à l’espagnole où les jeux sur les apparences et les illusions sont avant tout source de plaisir. Plaire et instruire, tel est le principe classique qui semble avoir guidé d’Ouville dans sa dernière pièce. Pourtant, malgré ce ton démonstratif, dont on ne peut savoir s’il est voulu ou si c’est maladresse d’écrivain, la pièce reste baroque dans la prolifération des exemples, dans l’usage qu’il est fait de la nuit, dans les deux premiers actes, qui permet de voir sans être vu ou d’avancer sans voir, ainsi que les jeux d’ombre et de lumières permis grâce aux éclairages au flambeau ou à la lanterne, mais aussi dans ses contre exemples.

Les apparences, dans notre pièce, ne sont pas toujours trompeuses. À la scène 11 du quatrième acte, Leandre, empêché à temps par Filemon de tuer sa femme, nie avoir eu ce dessein, et à Hyppolite qui a entendu Leandre menacer Astrée, il dit :

Propos mal entendus, discours mal digerez,
Soupçon injurieux, et mal conjecturez !149

Leandre tient ici le même discours que lorsque lui-même se fait prendre par les apparences. Or, cette fois-ci les apparences n’étaient pas trompeuses, et le spectateur, qui assiste depuis le début de la pièce à la progression des soupçons de Leandre, sait que la menace de mort contre Astrée était bien à prendre au sens propre, et non au figuré comme il le prétend. Ce contre-exemple nous invite à nous interroger sur ce que nous voyons, sur ce qu’est une apparence.

La feinte, la dissimulation, et le jeu au cœur des Soupçons §

Comme dans beaucoup de comédies préclassiques, la feinte est au cœur de la pièce. Alcipe est un hypocrite, un fourbe, qui vient insinuer le doute dans les certitudes de Leandre. La dichotomie entre son cœur et sa langue est plusieurs fois soulignée150. Face à face avec Leandre à l’acte II, alors qu’il espérait trouver Astrée, il feint la folie ; à la scène 4 du même acte, il feint d’aimer Astrée purement et de ne rien prétendre ; au quatrième acte, il feint de se réconcilier avec Filemon, d’aimer Orphise et de sauver l’honneur de Leandre en lui dévoilant l’infamie à laquelle se livre Astrée et Filemon. Alcipe n’est cependant pas le seul personnage de la pièce à recourir à la feinte et à dissimuler ses sentiments. Astrée et Orphise recourent à la feinte quand elles empêchent Florinde et Filemon de communiquer en dérobant au Courrier leurs lettres. Quant à Filemon, il dissimule ses véritables sentiments jusqu’à la fin.

La mise en œuvre de la feinte et de la dissimulation nous amène à considérer l’importance du jeu dans les Soupçons. Si les apparences sont constamment dénoncées, les personnages jouent, au sens du comédien qui joue un rôle.

Car enfin les filoux n’estoient qu’imaginaires,
Leurs coups que fiction, nos clameurs que chimeres :
Et bien-tost en ce jeu l’on m’eut veu le trahir […]151

Tels sont les derniers mots de Sylvain avant de quitter le plateau dans la dernière scène. Or, à cette « fiction » orchestrée par Alcipe et Sylvain au deuxième acte, répond le « conte » de Filemon152. Le premier récit de Filemon, qu’Alcipe voudrait faire passer pour un conte, c’est-à-dire un mensonge, constitue en effet un petit conte à l’intérieur de la pièce :

Que l’on void peu d’amis veritables et fermes !
Alcipe en avoit un qui le vouloit trahïr ;
Il en aimoit la femme, et c’estoit le haïr.
Pour elle, il eut au cœur une illicite flame.
Il creut en triompher, parce qu’elle estoit femme.
L’absence d’un mari flatta son lâche espoir,
Il en venoit toûjours, ou toûjours l’alloit voir.
Tout ce que l’Art d’aimer, ou plustost de seduire,
Peut en un tel dessein suggerer et prescrire :
Tout ce qu’un lâche Amant sçauroit s’imaginer
Pour plaire, pour surprendre, enfin pour suborner,
Alcipe le pratique, Alcipe l’execute.
Sans relâche il poursuit, sans cesse il persecute ;
Aujourd’huy les soûpirs parlent pour son amour,
Ce sont demain les dons, la plainte un autre jour,
Mais la beauté qu’il aime, en espouse fidelle
S’oppose, et répond mal aux pensées qu’il a d’elle.153

Ainsi commence le récit dans le récit de Filemon. L’exclamation à portée gnomique initiale, le passage de l’imparfait narratif, qui pose la situation de départ, au passé simple, qui marque le déclenchement de l’action, et le passage de ce passé simple au présent de narration, qui donne de la vie au récit, sont des procédés stylistiques que l’on retrouve dans le conte ou la fable. En présentant la tentative d’enlèvement d’Alcipe de la sorte, Filemon dresse celle-ci au statut d’exemple. C’est un conte qu’il fait dans le but de mettre en garde, indirectement, Leandre contre les manœuvres d’Alcipe, mais aussi Alcipe lui-même. Filemon a reconnu Alcipe, si celui-ci réitère ses agissements sur la femme de son ami, il révèlera la vérité à Leandre. Il conclut ainsi son récit, en faisant dire à l’« honneste homme »154 qui n’est autre que lui-même :

Si son courage imite et seconde le mien,

L’ami qu’il trahissoit n’en sçaura jamais rien.155

L’emploi du « je » est double : première personne du récit rapporté pour Leandre, véritable première personne qui se rapporte à l’énonciateur, Filemon, pour Alcipe, et le spectateur.

La remise en cause de toutes les certitudes §

La confiance de Leandre en sa femme reposait sur la certitude de sa vertu. À partir du moment où il remet la vertu de sa femme en cause, c’est du même coup l’ordre du cosmos qui est bouleversé. La vertu d’Astrée était aussi sûre que le géocentrisme. Si elle est remise en cause, alors on peut croire les élucubrations de Copernic et de Galilée qui présentent le soleil et la Terre comme un astre et une planète parmi d’autres, et qui remettent du même coup en cause la place centrale de l’homme dans l’univers :

Tu te méprends Alcippe, ou le flambeau des Cieux,
N’est qu’un Comete en l’air qui paroist à nos yeux :
L’air un rien complaisant, et la terre une boulle
Qui se meut de tout temps, et que le destin roule :
L’Ocean un amas de feux et de buchers ;
Ses poissons des oyseaux ; des hommes ses rochers ?156

L’hypothèse de l’infidélité de sa femme plonge Leandre dans un désarroi semblable à celui qu’ont connu ou connaissent encore les contemporains de d’Ouville devant les découvertes de Copernic et Galilée. Si ce qui paraissait la vérité immuable par excellence se révèle être en réalité une mystification, alors la marche du monde en son entier s’en trouve bouleversée, toutes les apparences doivent être soupçonnées de fausseté. De l’incertitude sur les choses, on passe ensuite à l’incertitude sur les êtres, tous accusés de dissimulation. À Alcipe qui demande à la scène 2 du cinquième acte de quoi Leandre veut se venger, ce dernier lui répond :

L’ignorez-vous ? d’une femme infidelle,
D’un lâche et faux ami qui m’outrage avec elle ;
De deux objets aimez, de qui je suis hai,
De qui je suis trompé, de qui je suis trahi :
De Filemon, d’Astrée, et s’il vous faut tout dire,
De celle qui sur vous s’est acquis de l’empire :
D’Orphise, d’Hyppolite, enfin de tous les miens[.]157

Une pièce sur l’interprétation qui invite à se poser la question de son interprétation §

C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté […]. Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ses illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même en mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succèderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir toutes les ténèbres des difficultés qui viennent d’êtres agitées.158

Ainsi Descartes concluait sa première méditation, en insistant sur la paresse de l’esprit humain qui préfère conserver ses illusions plutôt que d’interroger ses certitudes, après avoir démontré dans toute cette première méditation que les sens étaient trompeurs. Les Soupçons s’achèvent sur l’espoir de Filemon que tout ce bonheur n’est pas illusion et sur les piques finales des valets. Bien que le dénouement heureux soit constitutif du genre comique, ne pourrait-on pas se demander si une paresse semblable à celle qui saisit Descartes à la fin de sa première méditation, alors qu’il s’est acharné à monter que les sens sont trompeurs, nous fait préférer croire à cette apparence de dénouement heureux, après que d’Ouville s’est acharné à nous montrer que les apparences étaient souvent trompeuses ? Cette interprétation ne vise pas à remettre en cause le sens de la pièce ou toute autre interprétation, mais il nous semble qu’en regard de l’époque dans laquelle les Soupçons ont vu le jour, et surtout en regard du message qu’ils nous livre cinq actes durant, la question de son interprétation mérite d’être soulevée.

Les Soupçons peuvent être considérés, comme le fait Wilson Coke159, comme une pièce morale. En plus de développer une intrigue complexe captivant l’attention du spectateur, les actions des différents personnages amènent le spectateur à méditer sur son rapport aux choses qu’ils voient et sur sa manière de les interpréter trop rapidement. Nous avons vu que d’Ouville soulignait à maintes reprises cette intention moralisatrice à travers les conclusions que tiraient ses personnages après avoir été victimes des apparences. À la fin d’une pièce en forme de démonstration, il serait donc légitime que le spectateur soit amener à se poser à son tour la question des apparences. Or, qu’est-ce qu’un dénouement, et à plus forte raison, une pièce de théâtre, qu’une apparence, une illusion, un jeu d’optique ? Le théâtre, étymologiquement, est d’abord un lieu qui donne à voir, où le spectateur regarde, et par le regard se laisse prendre à l’illusion que ce qu’il voit est vrai160. De manière indirecte, et très probablement non voulue par l’auteur, les Soupçons peuvent inviter le spectateur ou le lecteur moderne à ce poser la question de la nature du théâtre.

Le traitement de l’apparence est d’ailleurs ambigu dans la pièce. Si elles trompent le plus souvent les personnages, certaines n’en sont pas moins à prendre au sérieux. Que ce soit d’Astrée dont Filemon est tombé amoureux en arrivant à Paris ne fait presque aucun doute en lisant la pièce. Nous pourrions énumérer nombre d’indices : Astrée est la première femme que voit Filemon en arrivant à Paris, et il la défend contre Alcipe avant même de savoir qu’il s’agit de la femme de son ami. On ne choisit pas d’aimer, ce que l’on choisit c’est de céder ou non à cet amour. Ainsi s’exprime Filemon au supposé Cavalier qui aurait sauvé la femme qu’Alcipe voulait enlever, dans le récit qu’il fait à Leandre :

Mais le flambeau d’amour nous peut tous ébloüyr.
Qu’est-ce qu’un bel objet me peut tenter, luy dis-je,
Et n’aimer pas l’aimable, est-ce pas un prodige ?
Sans lâcheté l’on cede à de divins appas ;
Si l’on manquoit de cœur, on n’y cederoit pas.
Alcipe à dire vray, me semble peu coupable ;
Et puis qu’elle est d’amour, sa faute est excusable.161

C’est avouer indirectement que Filemon est tombé sous les charmes d’Astrée. Ne finit-il pas par accepter l’hospitalité de Leandre, « sans compliment »162, à la fin du premier acte, après l’avoir refusé tout au long de l’acte ? Vont dans ce sens également les propos équivoques que Filemon adresse aux deux cousines et qui mettent celles-ci dans l’embarras. Il faudrait citer enfin le récit des aventures lyonnaises de Filemon163. Nous avons vu que ce récit mettait en abyme le sujet de la pièce en faisant de ce récit un exemple de plus que les apparences sont trompeuses, et en montrant que les soupçons et la jalousie du mari ne sont pas fondés. Ce récit met encore d’une autre manière le sujet des Soupçons en abyme. Filemon aime une femme mariée Florinde, avec laquelle il entretient des relations innocentes, mais dont la complicité entraîne la jalousie du mari, fondée sur les apparences. On remarque que si Filemon aime effectivement Astrée, et non Orphise, dans notre pièce, alors l’adéquation entre le sujet du petit récit de Filemon et la grande pièce est totale. Du point de vue de la bienséance et du caractère « genereux », c’est-à-dire noble, de Filemon, celui-ci ne peut que combattre son amour pour Astrée, de même qu’il a dû étouffer celui qu’il éprouvait pour son ancienne maîtresse, Florinde, du moment qu’elle était mariée. Alcipe, qui nous l’avons vu, constitue l’antithèse exacte de Filemon, n’a aucun scrupule à vouloir séduire une femme mariée. Deux attitudes face à l’amour s’affrontent ici : d’une part l’amour courtois représenté par Filemon, de l’autre l’amour brutal, sans considération pour l’objet aimé et qui ne s’occupe que de son propre plaisir164.

Le dénouement reste pourtant heureux : Orphise épouse celui qu’elle aime, Leandre refait confiance à sa femme. Les deux couples traditionnels de la comédie sont formés ou reformés au dénouement, mais comme souvent dans la comédie de cette époque, le temps, la feinte, la jalousie a fait son œuvre, et les personnages peuvent finalement obéir davantage aux lois de la raison, qu’à celles de la passion. Au dénouement de Mélite, aux côtés du couple d’amoureux formé par Mélite et Tircis, Cloris refusait la main de Philandre, qui l’avait trompée, et acceptait celle d’Eraste, l’amoureux éconduit de Mélite. Le dénouement des Soupçons est peut-être ainsi plus noir qu’il n’y paraît au premier abord.

La force de la dernière pièce de d’Ouville est, selon nous, de donner lieu à de multiples lectures, et de là à de multiples interprétations. Puisque les apparences doivent être soupçonnées, puisqu’elles peuvent, mais pas toujours, induire en erreur, le sens de la pièce diffère selon l’interprétation que l’on fait de l’apparence. C’est en cela qu’on peut considérer les Soupçons sur les apparences comme une pièce baroque. Si l’aspect démonstratif que lui donne d’Ouville peut lui donner l’apparence d’une comédie morale, dont le dénouement serait l’apothéose avec la résolution des tous les soupçons et des énigmes qui demeurent pour les personnages, le phénomène constant de mise en miroir en fait une pièce éminemment baroque, dont le sens doit être interrogé, et n’est en tout cas pas évident, au sens cartésien, c’est-à-dire clair et distinct.

Jugements critiques §

Nous reproduisons quelques critiques des Soupçons sur les Apparences. Nous n’avons pas trouvé de critiques antérieures au XVIIIe siècle, et donc contemporaines de la pièce. Si nous ignorons quelle fut la réception de la pièce à sa création, celle-ci a connu deux impressions, ce qui témoigne un certain succès.

Plus d’un millier de pièces ont été écrites au XVIIe siècle. Dès la fin du XVIIe siècle, les chefs d’œuvres de ce que nous considérons désormais comme les trois grands « classiques », Corneille, Molière et Racine, font rapidement sombrer dans l’oubli tous les autres auteurs contemporains, et notamment ceux de la période préclassique. Au cours du XVIIIe siècle, le paysage théâtral du siècle précédent se réduit encore. Les quelques autres auteurs encore représentés comme Thomas Corneille, Du Ryer ou Tristan Lhermitte sont de moins en moins joués, les comédies de Corneille ne sont plus jouées. La production théâtrale préclassique est victime du triomphe du classicisme, qu’elle a pourtant contribué à construire, à partir des années 1660. Ce n’est qu’à partir du milieu du XXe siècle que ces œuvres sont redécouvertes, notamment à partir des travaux de Jean Rousset sur le baroque littéraire165.

Les, ou plutôt la critique que l’on va lire, puisqu’il s’agit en fait de la même, ne témoignent donc pas de la réception qu’a connue la dernière pièce d’Ouville à sa création. Les mentalités ont changé en un siècle, et la conduite de Filemon, que les Frères Parfaict jugent irrégulière, n’est en rien immorale au milieu du XVIIe siècle : le change, l’inconstance dans l’amour de la jeunesse est un lieu commun, qui se trouve au fondement de nombre de comédies de l’époque, basées sur les jeux de l’amour, du hasard et de la feinte, et où une certaine cruauté n’est pas absente du dénouement. Le temps fait son œuvre.

Jugement des Frères Parfaict166 : LES SOUPCONS SUR LES APPARENCES, heroico-comédie (de M. D’Ouville). §

C’est sur la foi des Catalogues que nous mettons cette Pièce sur le compte de M. d’Ouville, n’en ayant aucune preuve certaine. On pourroit même en douter, si l’on vouloit en juger par conjecture, attendu qu’elle est plus foible par l’intrigue et la conduite que les autres du même Auteur, qui certainement entendoit mieux le Théâtre ; quoi qu’il en soit, voici le sujet de cette Pièce qui est très-médiocre ;

Alcipe, amoureux d’Astrée, femme de Léandre, fait tout son possible pour la séduire pendant l’absence de son mari ; le retour de ce dernier, ne fait point cesser son odieuse poursuite ; au contraire, il tâche de semer des soupçons sur sa fidélité. À la vérité, les démarches imprudentes d’Astrée, et la foiblesse de l’esprit de Léandre, ne donnent que trop de prise aux calomnies d’Alcipe ; sa fuite précipitée, le sauve à la catastrophe167 des reproches, et peut-être des coups qu’il a si bien mérité : au reste, si la Piéce est embrouillée et mal conduite, il est très-aisé de s’apercevoir que les personnages en sont détestables. Astrée que l’on qualifie de femme vertueuse, sert trop gratuitement Orphise, son amie, dans une intrigue galante, où Filemon, ami de Léandre, se laisse entraîner comme un jeune sot, sans expérience, et rompt les engagements qu’il a avec une première Maîtresse ; on conviendra que cette conduite n’est guéres régulière. Orphise est une fille oisive, qui ne demande qu’à faire une inclination ; le rôle d’Alcipe est celui d’un scélérat impudent et sans esprit ; c’est tout ce qu’on peut dire d’une Piéce aussi foible ; on va juger de la versification : Léandre, soupçonnant la fidélité d’Astrée, et ne pouvant cependant la croire coupable, s’exprime ainsi :

Tu te méprends Alcippe, ou le flambeau des Cieux,
N’est qu’un Comete en l’air qui paroist à nos yeux :
L’air un rien complaisant, et la terre une boulle
Qui se meut de tout temps, et que le destin roule :
L’Ocean un amas de feux et de buchers ;
Ses poissons des oyseaux ; des hommes ses rochers ?
Tu te trompes, te dis-je, et ton advis offence
Et la sagesse mesme et la méme innocence. […]
Mais mon honneur le veut, sois y donc preparée ;
Je tiendray ma parole, et tu mourras Astrée ! 168

SOUPÇONS SUR LES APPARENCES (les), comédie en cinq actes, en vers, par Douville, aux Français, 1650169. §

Alcipe profite de l’abscence de Léandre, pour séduire Astrée, sa femme. Loin de lui faire cesser ses poursuites, le retour du mari ne fait au contraire qu’en accroître l’ardeur : en conséquence, il tâche de semer des soupçons sur la fidélité de Léandre : il est vrai que la sottise de ce dernier, et les démarches imprudentes d’Astrée ne donnent que trop de prise à ses calomnies. Au dénouement, il se sauve, pour éviter les reproches, et peut-être des coups de bâton, qu’il a si bien mérités.

Cette pièce est embrouillée et mal conduite. Astrée, que l’on qualifie de femme vertueuse, sert trop gratuitement Orphise, son amie, dans une intrigue galante, où Philémon, ami de Léandre, se laisse entraîner comme un jeune sot sans expérience, et où il rompt les engagements qu’il a contractés envers une première maîtresse. Orphise est une fille oisive qui ne demande qu’à faire une inclination ; enfin le rôle d’Alcipe est celui d’un scélérat imprudent et sans esprit.

On constate qu’on retrouve des passages textuellement cités de l’analyse des Frères Parfaict dans cette critique du début du XIXe siècle. Il paraît évident que les auteurs de cette notice n’ont eu connaissance de la dernière pièce de d’Ouville que par l’ouvrage des précédents, et ne sont pas allés la lire.

Le jugement des lecteurs du XXe siècle contraste avec les précédents. James Wilson Coke, qui a étudié l’œuvre de d’Ouville, considère au contraire les Soupçons sur les Apparences, avec les Trahizons d’Arbiran, comme la pièce la plus intéressante de l’auteur, par leur intrigue très bien menée, la peinture non stéréotypée et humaine de ses caractères, et notamment de celui qu’il appelle le « Iago-like character », Alcipe.170 Lancaster insiste également sur la grande complexité d’une intrigue très bien menée où l’unité d’action n’est jamais compromise.171 Guichemerre ne porte pas de jugement général sur les Soupçons, mais considère ses deux figures féminines, Astrée et Orphise, comme méritant d’être remarquées parmi les personnages féminins de la comédie préclassique172.

Quant à tous les reproches que les Frères Parfaict adressent aux personnages des Soupçons, et qu’un lecteur moderne peut effectivement considérer comme fondés : imprudence d’Astrée et interrogations sur ses motivations, ils ne contribuent qu’à enrichir la pièce en soulevant des interrogations chez le lecteur, puis le spectateur. Au lieu de les prendre comme des faiblesses de la pièce, mieux vaut désormais les considérer comme points de départ de multiples interprétations.

Note sur la présente édition §

On ne connaît à ce jour qu’une seule édition des Soupçons sur les Apparences de d’Ouville, exécutée en 1650 à Paris par le libraire Toussainct Quinet.

Cette édition a connu deux impressions : l’une datée de 1650, l’autre de 1651. Les pages de titre des deux impressions ne comprennent pas de nom d’auteur.

Les coquilles de l’impression de 1650 ne sont pas corrigées dans celle de 1651. L’impression de 1651 est même plus fautive que celle de 1650. Nous avons relevé les erreurs suivantes, la version de 1650 est entre parenthèses : v.1200 : Soupçon (Soupçons), v.1220 : il sont (ils sont), v.1229 : soiez (sois), v.1236 : des (ses), v.1265 : Sacrez (sacré), v.1278 : infamie, (infamie ?), v.1279 : front, (front ?). Nous constatons aussi des variantes graphiques ou de ponctuation : v.1220 : entretiens, (entretien.), v.1223 : tresors (thresors), v.1224 : morts, (morts.), v.1269 : trahyson (trahison), v.1270 : convaint (convainc). Toutes ces variantes et coquilles supplémentaires se trouvent dans le cahier O, c’est-à-dire entre les pages 105 et 112. Nous émettons l’hypothèse suivante : au moment de la réimpression des Soupçons en 1651, la forme du cahier O était manquante ou abîmée. Les protes auraient alors réutilisé une forme primitive et fautive du cahier O, qu’ils avaient laissée de côté en 1650. L’impression de 1650 nous semble donc plus fiable pour l’établissement du texte que celle de 1651.

Nous avons suivi l’exemplaire de 1650 de la Réserve des Livres Rares de la Bibliothèque nationale de France (RES-YF-237), qui a été microfiché (P89/1561)173. Sur la page de titre on trouve la mention manuscrite Attribuée à Douville.

Autres exemplaires consultés §

Impression de 1650 §

Bibliothèque de l’Arsenal : 4-BL-3486 (4). Reliure XVIIIe siècle. Théatre de Douville Tom. III sur le dos. Exemplaire comprenant dans l’ordre : Aymer sans scavoir qui, Jodelet Astrologue, La Coifeuse à la mode, Les Soupçons sur les Apparences.

Bibliothèque Mazarine : 4° 10918-20. Reliure XVIIe siècle. Recueil de div. comed. Tom. XX sur le dos. L’exemplaire a d’abord appartenu à la collection de pièces de théâtre de Nicolas Joseph Foucault (1643-1721), membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (ex-libris sur le contre-plat supérieur), puis à celle de Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre (1725-1793), dont les armes ont été rajoutées sur la reliure. Le volume comprend dans l’ordre : L’Amant libéral, Tragi-comédie (1637), Perside ou la Suitte d’Ibrahim Bassa, tragédie (1644), Alcidiane ou les Quatre Rivaux, Tragi-comédie (1644), Les Soupçons sur les Apparences (mention manuscrite à l’encre sur la page de titre : par d’Ouville). Toutes les pièces sont éditées chez Toussainct Quinet.

Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne : RRA 8 = 478-2. Ex-libris d’Am. Berton sur le contre-plat supérieur. Theatre de D’Ouville T. 2. sur le dos. Le volume comprend dans l’ordre : Jodelet Astrologue, Les Morts Vivants, La Coifeuse à la mode, Aymer sans savoir qui, Les Soupçons sur les Apparences. Les Soupçons sont la seule pièce du volume à n’avoir pas été remontée.

Impressions de 1651 §

Réserve des Livres Rares de la Bibliothèque nationale de France : RES-YF-1519. Reliure parchemin du XVIIe siècle. Ex-libris de Jacques Aubert, du Mans, et du collège de Saint Eloi des Barnabites à Paris. Cet exemplaire présente des annotations manuscrites à l’encre marron : v.407 : un c est superposé au t dans le mot presente ; v.541 : retirer est barré de deux traits, et remplacé au dessus par reciter ; v.606 : le e final de encore est raturé (le vers faisait en effet treize syllabes) ; v.1051 : ce est rajouté dans l’interligne entre seroit et par (le vers faisait sinon onze syllabes) ; v.1229 : le ez de soiez est raturé (vers sans cela de treize syllabes. Il s’agit en outre d’une coquille qui ne figure pas dans les impressions de 1650 que nous avons consultées, où on trouve sois) ; v.1640 : le e final de encore est raturé (vers de treize syllabes).

Arts du Spectacle (BnF) : 8-RF-6618. Fonds Auguste Rondel. La coquille soiez est attestée au v.1229.

Autres exemplaires repérés dans le Catalogue collectif de France et le Karlsruher Katalog Virtueller KVK :

– 1650 : Bibliothèque municipale Rouen : m 2624, Fonds Cas ; Bibliothèque municipale Angers : 2225 (11.3) ; Trinity College Dublin : OLS L-5-969 no.3 ; Universitäts und Landesbibliothek, Münster : 6 MS : ULB.

– 1651 : British Library : 86.i.6.(10.)

Description de la collation §

[II]-141[142]p. -in 4°, signé A-S

Le Privilège a été obtenu le 9 juillet 1650. L’achevé d’imprimer est daté du 28 juillet 1650.

[I] Titre

[II] Acteurs

1-141 Texte de la pièce

[142] Extrait du Privilège du Roi.

Description de la page de titre §

LES / SOVPÇONS / SVR LES / APPARENCES / HEROICO-COMEDIE. / [fleuron du libraire : une corbeille de fruit] / PARIS, / Chez TOVSSAINCT QVINET ; au Palais, / sous la montée de la Cour des Aydes. / [filet] / M. DC. L. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.

Établissement du texte §

Nous avons conservé la ponctuation et l’orthographe originales du texte.

La graphie des mots n’est pas fixée au XVIIe siècle, il est donc fréquent de trouver un même mot graphié differemment : vostre / vôtre ; tousjours / toûjours ; mari / mary… Nous avons conservé les différentes graphies utilisées pour le nom du personnage Hyppolite, tantôt orthographié Hipolite, Hyppolite, Hyppolyte, ou encore Hypolite, ces graphies étant récurrentes dans le texte. Nous avons également maintenu la graphie Alcippe pour Alcipe, quand elle se présentait.

Nous avons cependant, pour la lisibilité du texte, systématiquement :

– modernisé le grand s en s et β en ss.

– distingué i voyelle de j consonne, et u voyelle de v consonne.

– résolu la ligature & en et.

– décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde en un groupe voyelle-consonne.

– rétabli l’accent diacritique, les rares fois où il manquait, pour distinguer à préposition de a verbe, et adverbe de ou conjonction, dans les cas suivants : 115 : a / 1172 : a tort

Le texte présentait de nombreuses coquilles, sans doute dues à l’inadvertance de l’imprimeur, que nous avons corrigées :

– Rubrique Acteurs : VALENTIN valet d’Alcipe. / SYLVAIN valet de Filemon.

– Acte I : v.14 : peine. / 45 : l’admire / rubrique personnage au milieu du v.55 : ASCIPE / 111 : Orphile / 115 : cousine ? / 137 : prompte / rubrique personnages de la scène V : FLERIMONT / rubriques personnage entre les vers 148-149 ; 152-153 ; 159-160 ; 161-162 ; 164-165 ; 166-167 ; 180-181 ; 186-187 ; 194-195 ; 210-211 : FLERIMON / 164 : Flerimon / 152 : traittté / 181 : merveille. / 189 : tonnerre. / 214 : heur / 220 : Va sort / rubriques personnage entre les vers 238-239 ; 241 ; 243 ; 260-261 : FLERIMON

– Acte II : v.279 : Prend / 301 : adversaire / 306 : A ton jamais / 347 : avec / 348 : avec / rubrique personnage entre les vers 352-353 : FILEMON / 362 : discoursn’est / 388 : yeux174 / 405 : jusq’uà / 407 : presente / 421 : suprends / 457 : un attaque / 511 : matelots. / 534 : Et genereusement ; conrroux / 539 : répends

– Acte III : v.606 : encore / v.633 : qui voit-on / 626 : tout ce qui m’a dit / 648 : n’aist / 671 : dedans ! / 710 : fuis / 815 : peu temps / 818 : dautant / 858 : où175 / lettre de la scène VI : peine, / 881 : ouvvre / 920 : le seconde fois176 / 933 : diverties / 938 : tarde. La page 96 est notée 64.

– Acte IV : chapeau de la lettre de la scène I : Florimon / 1045 : que / 1051 : seroit par dessein / 1076 : à l’égard de la mort / 1159 : s’imagner / 1248 : osé (point en haut). Après le v. 1000 : SCENE IV. / après le v.1049 : SCENE V. / entre les deux segments du v.1101 : SCENE VI. / après le v.1108 : SCENE VII. / après le v.1120 : SCENE VIII. / après le v.1136 : SCENE IX. / après le v.1176 : SCENE X. / après v.1245 : SCENE XI. / après le v. 1252 : SCENE XII.

– Acte V : v.1534 : ton / après le v.1524 : SCENE VII. / rubrique personnage entre les vers 1590-1591 : SYLVAIN / 1640 : encore

L’indication scénique Il luy donne la lettre qu’il a trouvée dans le cabinet d’Astrée est en vis-à-vis du v.1493, à la page 129.

Lorsque des personnages, muets mais présents sur la scène, n’apparaissent pas dans la rubrique des personnages de la scène correspondante, nous les avons rétablis entre crochets.

Contrairement à la graphie, la ponctuation relève de règles stables, et joue un rôle essentiel dans la lecture des vers. La poésie est destinée à la lecture à voix haute, et même, dans le cas du poème dramatique, à la déclamation. La ponctuation a donc moins un rôle syntaxique que rythmique et d’indication d’intentions pour l’acteur. Pour la compréhension de la phrase, nous avons cependant remplacé les points-virgules qui fermaient les v.1081 ; 1143 et 1145 par des virgules, et nous avons supprimé les deux points qui se trouvaient à la fin des v. 107, 231 et 233, ceux-ci ne se justifiant que par l’indication d’une respiration obligatoire en fin de vers, respiration, par ailleurs obligatoire à la fin de chaque vers pour le comédien. Nous avons enfin rétabli les points de suspension dans leur forme actuelle dans les cas suivants :

89 : priois…….. / 581 : reproche….. / 581 : Ailleurs….. / 953 : Cachez…. / 1433 : Consentez.. / 1433 : Consentez ou …. / 1525 : envie ?….

Les astérisques renvoient au lexique qui se trouve à la suite du texte de la pièce.

LES
SOUPÇONS
SUR LES
APPARENCES
HEROICO-COMEDIE. §

ACTEURS. §

  • LEANDRE mary d’Astrée.
  • FILEMON amy de Leandre.
  • ALCIPE Amoureux177 d’Astrée.
  • ASTREE femme de Leandre.
  • ORPHISE parente de Leandre.
  • HIPOLITE servante d’Astrée.
  • SYLVAIN valet d’Alcipe.
  • VALENTIN valet de Filemon.
  • PICART laquais.
  • [UN VOISIN]
  • VIOLONS.
La Scene est à Paris.

ACTE  I. §

SCENE PREMIERE. §

ALCIPE, SYLVAIN tenant un flambeau.

ALCIPE.

Arreste, nous voicy dans la ruë, où demeure [A ; 1]
L’inflexible beauté, qui consent* que je meure ;
J’apperçoy son logis.

SYLVAIN.

Appercevez aussi
Que de vostre tourment elle a peu de soucy.
5 Depuis cinq ou six mois que vous brûlez pour elle, [ 2]
Ne vous est elle pas également cruelle ?
L’absence d’un mari vous flate sans raison,
L’amour qu’elle luy porte, est sans comparaison.
En quelque lieu qu’il soit, il possede son ame,
10 Et la vertu178 du sexe, est toute en cette femme ;
Je ne suis qu’un valet ignorant et brutal,
Mais si vous me croyez179, vous ne feriez pas mal,
Cessez 180d’une poursuite injuste* autant que vaine,
Vous ferez plus ailleurs avecques181 moins de peine
15 Et n’offencerez pas dans vostre passion,
D’un ancien amy la pure affection.

ALCIPE.

Oüy, tu n’es qu’un valet, ce propos me le montre ;
L’on ne respecte rien en pareille rencontre*.
Les plus parfaits amis, les plus proches parents
20 Ne passent en amour que pour indifferents.
Leandre, je l’avouë, est bien dans mon estime ;
Mon bras pour le servir tiendroit tout legitime :
Mais au terme182 où sa femme aujourd’huy m’a rendu ;
Croy que pour en joüyr, rien ne m’est deffendu.
25 Suy moi sans repliquer, je m’en vais à sa porte
Prendre l’occasion que quelqu’un entre ou sorte.
Esteind donc le flambeau.

SYLVAIN.

Cela vaut fait183. [p. 3]

ALCIPE.

Allons,
Mais ciel qu’heureusement j’entens des violons !
Ils ne sont au plus loin qu’en la place prochaine :
30 Si tu m’aimes Sylvain, cours viste et les ameine :
De ces doux instrumens les sons melodieux
Divertiront l’objet* qui plaist tant à mes yeux.184
Leandre c’est trop tard que tu me fais reproche,
J’aime trop mes plaisirs, et je m’en croy trop proche.
35 Donne tréve à la plainte, et c’est un vain discours
Qui ne peut m’empécher d’arriver où je cours.
Tu m’opposes la loy d’une amitié jurée,
J’oppose à ceste loy tous les charmes* d’Astrée.
Selon les sentimens d’un coeur comme le mien,
40 Où l’on void tant d’appas*, un amy n’est plus rien.
Son respect peut beaucoup ; mais sa force est petite,
Où la beauté se treuve185 avecque le merite ;
Astrée a l’une et l’autre, et cét objet* charmant*
Me rend traistre envers toy sans mon consentement186 :
45 Quelque attrait qu’en ses yeux je découvre et j’admire, [p. 4]
Je ne m’y porte pas, leur vif éclat m’attire,
Et vouloir resister à leurs puissans efforts*,
C’est m’estreindre187 de noeuds plus preignants* et plus forts.

SCENE II. §

ALCIPE, SYLVAIN, les violons.

ALCIPE.

Amis concertez188 vous, et que vostre harmonie
50 Soulage, s’il se peut ma langueur infinie,
Par vos divers accords essayez de toucher
Un esprit insensible ou plûtost un rocher.
(Les violons joüent.)
C’est assez, quelqu’un vient d’ouvrir une fenestre :
Retirez vous, Sylvain songe à les reconnoistre189.

SCENE III. §

ASTRÉE, ALCIPE, SYLVAIN.

ASTRÉE à sa fenestre.

55 N’est-ce pas vous Alcipe ? [p. 5]

ALCIPE.

Oüy, Madame, c’est moy,
Avec tout le respect et l’amour que je doy.

ASTRÉE.

Puis qu’en un fol espoir vostre coeur persevere,
Retenez les avis d’une femme en cholere190 :
Alcippe191, je suis lasse, et vos vaines ardeurs
60 Bien loing de m’enflamer augmentent mes froideurs.
J’ay long-temps par mépris negligé vostre peine ;
Mais ce mépris se change en une forte haine.
Evitez-en l’effet, en vous ostant du sein192
L’espoir d’executer vostre lâche dessein :
65 Pour estre sans mari, ma vertu n’est pas moindre.
A vostre vain effort*, l’enfer se pourroit joindre ;
Tout l’Univers enfin me viendroit assaillir, [p. 6]
Sans qu’en ce grand assaut mon honneur pût faillir.
Apres un tel discours qu’avez-vous à pretendre*193 ?
70 Craignez, craignez plustost le retour de Leandre.
Il viendra pour punir vos projets insensez,
Plustost194 que je ne dis, et que vous ne pensez.
Adieu, nourrissez-vous d’esperances frivolles195 ;
Mais interpretez bien mes dernieres parolles.
(Elle ferme la fenestre et se retire.)

SYLVAIN.

75 Qu’en dites-vous, Monsieur ?

ALCIPE.

Menace ni mépris,
Ne me peut destourner du chemin que j’ay pris,
Deussè-je196 avec l’honneur y perdre la lumiere197,
Je veux aller au bout, et franchir la carriere198.

SYLVAIN.

Comment le pourrez vous, si Leandre revient ?

ALCIPE.

80 L’on m’en a menacé, Sylvain, il m’en souvient,
Mais je connois assez que199 l’ingratte que j’aime,
Pour esprouver mon coeur, trouve ce stratagéme.
C’est pour mieux s’asseurer si je suis resolu, [p. 7]
Et ne me dédis point de ce que j’ay voulu.
85 Mais que Leandre vienne ; et qu’apres tout sa femme,
D’un langage indiscret* luy découvre ma flame,
Je n’ignore pas l’art de luy persuader200
Que je m’en tenois prés, afin de la garder201 ;
Que je ne la priois…

SYLVAIN.

Monsieur, quelqu’un s’avance.

ALCIPE.

90 Tirons nous à l’écart, et gardons le silence.

SCENE IV. §

PICARD, ALCIPE, SYLVAIN, ASTRÉE.[HYPPOLITE.]

PICARD tenant un flambeau.

Malgré l’ombre et l’horreur de cet air obscurcy, [p. 8]
Je ne me trompe pas : heurtons* fort, c’est icy.

ALCIPE.

A voir de ce garçon l’habit et la posture*,
Il semble un officier* du Bureau* de Mercure202.

PICARD.

95 Déja dans ce logis chacun est endormi,
Redoublons toutesfois en Maistre, ou comme ami.

ALCIPE.

Ah ! je n’en doute plus, c’est un de ces infames,
Qui vendent la jeunesse et la beauté des femmes ;
L’infidelle à dessein m’a traitté rudement ;
100 Pour s’aller divertir avec un autre amant.

ASTRÉE à la fenestre.

Insolent c’en est trop, vostre impudence est telle, [p. 9 ; B]
Qu’un propos de mépris, n’est pas assez pour elle :
Je ne sçay qui me tient, qu’en mon juste* courroux
Je ne fasse sortir les voisins dessus* vous.
105 Heurter* violemment, et de nuit à ma porte !
Traitte-t’on de cét air les femmes de ma sorte ?
Retirez-vous, ou bien.

PICARD bas.

Cette male-façon
Fay naistre en mon esprit je ne sçay quel soupçon ;
Mais desabusons-la.

ASTRÉE.

Quelle audace est la vostre ?

PICARD.

110 Madame, appaisez-vous, vous prenez l’un pour l’autre,
Je suis valet d’Orphise.

ASTRÉE.

Ah ! bon Dieu que j’ay tort !
Pourquoy viens-tu si tard, et heurtes*-tu si fort ?

PICARD.

Pour vous donner advis de venir tout à l’heure*, [p. 10]
Autrement sans vous voir, il faudra qu’elle meure.

ASTRÉE.

115 Quel mal à ma cousine est-il donc survenu ?

PICARD.

Je ne vous le puis dire, il ne m’est pas connu.

ASTRÉE.

Attends moy, je m’en vay.

SYLVAIN à ALCIPE.

Vostre esprit quand j’y pense,
Establit un soupçon dessus* peu d’apparence.

ALCIPE.

Que veux-tu, tout me choque203, et quiconque aime bien,
120 Craind, pense mal de tout, et ne se fie à rien.

PICARD.

A qui pouvoit Astrée addresser ses menaces ?
Peut-estre à quelque Amant hors de ses bonnes graces.
Quelque galand possible* autresfois en faveur, [p. 11]
Est aujourd’huy puni d’avoir esté causeur,
125 L’apparence à cela donne quelque ouverture.
L’absence de Leandre en croist la conjecture,
Toutesfois, tels soupçons souvent sont mal conceus,
Et d’ailleurs je n’ay rien à gloser là dessus.

ALCIPE bas.

Voyez l’opinion de ce dernier des hommes.

ASTRÉE.

(Sortant de son logis, et suivie d’Hypolite portant une petite lanterne.)
130 Allons, ce n’est pas loing : en trois pas nous y sommes.

ALCIPE.

L’occasion est belle, agissons sans parler.

SYLVAIN le retenant.

Monsieur, que pensez-vous ? où voulez vous aller ?204

ALCIPE.

Sylvain, je la veux suivre, et puisque la prière
Ne peut rien m’obtenir de cette femme altiere,
135 Je me sens resolu dans mes brûlans transports*,
Pour vaincre son orgueil, d’en venir aux efforts*.

SYLVAIN.

Surmontez cette humeur205, et si chaude et si prompte. [p. 12]
Vous verrez vos efforts* tourner à vostre honte.
Les voisins sortiront au moindre de ses cris,
140 Et vous aurez l’affront de fuyr, ou d’estre pris.

ALCIPE.

Il ne m’importe pas ; cette fiere ennemie
Aura du moins sa part dedans cette infamie.
Allons sans plus tarder, au poinct de son retour,
Contenter à la fois ma haine et mon amour.

SYLVAIN.

145 Monsieur, encor un coup.

ALCIPE.

Tay toy.

SYLVAIN.

Pour vous je tremble.

ALCIPE.

Retirons nous d’icy, quelqu’un vient, ce me semble.

SCENE V. §

LEANDRE, FILEMON.

LEANDRE.

Je rends graces au Ciel, nous sommes arrivez ; [p. 13]
J’en sens plus de plaisir que vous n’en concevez.

FILEMON.

Je me trouve lassé206 du chemin et du coche.

LEANDRE.

150 Vous vous delasserez, nostre logis est proche.
Avec affection, nous vous y recevrons,
Et vous serez traitté le mieux que nous pourrons.

FILEMON.

Sans autre compliment*, cher amy, je vous prie ;
Permettez moy d’aller en mon Hostellerie*.
155 Ne vous opposez pas à ce juste* desir.

LEANDRE.

J’Escoute ce discours avec peu de plaisir.
Quoy j’auray fait chez vous si long-temps ma demeure, [p. 14]
Et vous iriez ailleurs ? non ferez207, ou je meure208,
Il ne faut que heurter*, voicy nostre maison.
(Il frape à la porte.)

FILEMON.

160 Adieu.

LEANDRE.

De tels Adieux ne sont pas de saison,
Vivons avec franchise*, et méprisons la mode.

FILEMON.

Faut-il qu’à mon sujet, chez vous l’on s’incommode ?

LEANDRE.

Certes vous agissez d’autre air* que je n’agis :
Ce propos, Filemon, me pique*, et j’en rougis.

FILEMON.

165 Mais me dois-je produire en habit de campagne ?

LEANDRE.

La grace et l’air* de Cour toûjours vous accompagne.

FILEMON.

Leandre encor un coup, s’il vous plaist, consentez.

LEANDRE.

Je m’offence à la fin de vos civilitez. [p. 15]
Aucun209 ne nous répond, ma femme est endormie.

FILEMON.

170 Il se peut faire en ville avecques quelque amie. 210

LEANDRE.

Des maximes qu’elle a, vous estes mal instruit,
Elle sort peu de jour, et point du tout de nuit :
Quoy que belle, que jeune, et que Parisienne,
L’on trouve peu d’humeurs* semblables à la sienne ;
175 Elle aime la retraitte, et fait son entretien
D’un Livre, dont l’Autheur à son gré parle bien.
Elle ne fut jamais jusqu’à ce point hardie,
De voir sans mon aveu*, ni bal, ni Comedie* ;
Et croit trop accorder à ses yeux innocens,
180 Quand par une fenestre, elle void les passans.

FILEMON.

De son sexe elle est donc l’exemple et la merveille,
Et Paris n’en a pas encor une pareille ;
Cependant, entre nous, je diray, s’il vous plaist
Qu’on tarde à demander qui heurte*, et ce que c’est.

LEANDRE.

185 Je m’en vay redoubler, mais d’une main si forte, [p. 16]
Que s’ils ne sont tous morts, ils viendront à la porte.

FILEMON.

Certes apres ce bruit, il nous sera permis
De les estimer morts aussi-tost qu’endormis.
Les vitres ont tremblé de ces coups de tonnerre,
190 Et j’ay dessous* mes pieds senty fremir la terre.

LEANDRE.

L’on ne vient point ouvrir ; surpris, triste, confus,
Et troublé de soupçons, si jamais je le fus,
Je croy trop convaincu d’une telle apparence,
Qu’Astrée indignement me traitte en mon absence.

FILEMON.

195 N’ayez pas ce penser d’un miracle211 d’amour,
Qui ne sort point de nuit, et rarement de jour ;
D’une Parisienne, et jeune, et bien aimable,
Dont le bon naturel n’eut jamais de semblable ;
Qui se plaist d’estre seule, et qu’un Livre bien-fait
200 Du soir jusqu’au matin instruit et satisfait.
D’une femme soûmise, et qui vous idolatre,
Jusqu’à vous consulter pour aller au Theatre ;
Et qui croit qu’à ses yeux c’est beaucoup accorder, [p. 17 ; C]
De souffrir qu’en la ruë ils puissent regarder.212

LEANDRE.

205 Est-ce ainsi qu’en raillant, amy, tu me consoles ?
Pourquoy m’adresses-tu ces piquantes paroles ?
Il est vray que l’ingratte avec son suborneur,
Sans respect de l’Hymen*, me blesse dans l’honneur.
Je n’en doy plus douter, l’apparence l’asseure,
210 Et je l’apperçoy trop dans cette nuit obscure.

FILEMON.

Heurtez* encor un coup.

LEANDRE.

Je le feray sans fruit.
(Il heurte.)

UN VOISIN à la fenestre.

Qui sont ceux qui là bas font si long-temps du bruit ?

LEANDRE.

Mon amy, c’est Leandre, ou le mari d’Astrée.

LE VOISIN.

Un quart-d’heure plustost213, vous l’eussiez rencontrée ;
215 Elle est sortie alors, pour aller secourir [p. 18]
Sa cousine malade en danger de mourir.

LEANDRE.

Il me suffit, voisin, je vous en remercie ;
Que d’un doutte fâcheux, mon ame est éclaircie !
Soupçon injurieux, mensonge que je hays !
220 Va, sors de mon esprit, et n’y rentre jamais.
Vous avez comme moy, mal pensé de ma femme.

FILEMON.

L’on garde comme vous un déplaisir en l’ame.214

LEANDRE.

Vous plaist-il demeurer215 icy seul un moment,
Je vay chez ma parente, et reviens promptement.

FILEMON.

225 Volontiers, qu’aisément dessus* peu d’apparence,
Il nous arrive à tous d’accuser l’innocence !
Mais où va cette Dame, il me le faut sçavoir,
Et sans qu’elle me voye, essayer de la voir.

SCENE VI. §

ASTRÉE, HYPPOLITE, PICARD,ALCIPE, SYLVAIN, FILEMON.

ASTRÉE.

Retourne t’en Picard, c’est assez d’Hypolite : [p. 19]
230 Ma frayeur de ce soir n’a pas esté petite.
Ma cousine toûjours sentant le moindre mal
M’allarme, et me remplit d’un trouble sans égal.
Mets la clef à la porte, Hyppolite, et te haste.

ALCIPE.

Arrestez.

ASTRÉE.

Pour Alcipe.

ALCIPE.

Oüy, pour Alcipe, ingratte.
235 La force m’obtiendra ce qu’en vain les soûpirs
Ont tâché d’obtenir à mes ardens desirs.

ASTRÉE.

Au secours, justes Cieux ! pouvez -vous sans vangeance, [p. 20]
Souffrir d’un effronté la brutale insolence ?

FILEMON.

Deffends toy, temeraire, et reçoy de ma main,
240 De tes lâches efforts*, le chastiment soudain.

ALCIPE.

O Ciel, je suis blessé !

FILEMON.

C’est encor mon envie,
Que tu sois sans parole, et sans force, et sans vie.

SYLVAIN.

Fuyons, c’est le plus seur.

FILEMON.

Fuyez, lâches, fuyez,
Vous faites des affronts, mais vous les essuyez.216
245 Heureux en ce combat autant qu’on le peut estre217,
J’ay vangé vostre affront, et desarmé ce traistre.

ASTRÉE.

Genereux Cavalier218, sçauray-je vostre nom ? [p. 21]

FILEMON.

Ceux qui le sçavent bien, me nomment Filemon.

ASTRÉE.

Lyonnois ?

FILEMON.

Lyonnois.

ASTRÉE.

Grand amy de Leandre ?

FILEMON.

250 Nous venons d’arriver, et je suis à l’attendre.

ASTRÉE.

Si pour mes interests, je puis vous émouvoir,
Taisez luy l’action que vous venez de voir.
Quoy qu’en moy quelquesfois se forment des chimeres,
Et conçois des soupçons de choses plus legeres ;
255 Cavalier, je vous croy discret jusqu’à ce poinct.

FILEMON.

Pour de plus grands secrets, je ne parlerois point ; [p. 22]
Mesme pour éviter qu’en voyant cette espée
De quelque faux ombrage*, il ait l’ame occupée,
Je la sçauray fort bien dérober à ses yeux.

ASTRÉE.

260 Hyppolite, prends-la, c’est encor pour le mieux.

FILEMON.

Tant de precaution que pareille occurence
N’est pas en mon avis de fort bonne apparence.
J’interprete sa peur de mauvaise façon,
Et rentre, peu s’en faut, dans mon premier soupçon.

SCENE VII. §

LEANDRE, FILEMON.

LEANDRE.

265 Je ne l’ay pas trouvée. [p. 23]

FILEMON.

Elle est aussi venuë219.

LEANDRE.

Par ce chemin, sans doute, et moi par cette ruë :
Ma cousine n’est pas si preste de mourir.
Semblable maladie est promte à se guarir220,
J’ay sçeu du Medecin et de l’Appoticaire ;
270 Que ce n’estoit qu’un mal aux femmes ordinaire.
Entrons sans compliment*.

FILEMON.

Je n’en sçay faire aucun.

LEANDRE.

Passez-donc. [p. 24]

FILEMON.

Je le veux, de peur d’estre importun221.

Fin de l’Acte premier.

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

ALCIPE, SYLVAIN.

ALCIPE.

Donne moy ton espée, il faut que mon courage* [p. 25 ; D]
Me vange hautement de ce sensible outrage.
275 Avant que le Soleil nous rameine le jour,
J’esteindray dans leur sang leur criminelle amour.
L’insolent, dont la main plus heureuse qu’adraitte222
M’a de son premier coup contraint à la retraitte,
Pend au bras223 de l’ingratte, et reçoit à l’envy*
280 Le doux contentement qu’en vain j’ay poursuivy !
C’est le second mary224 de cette ame infidelle ;
Auroit-il autrement entrepris* sa querele* ?
L’apparence en ce poinct, marque sa trahison,
Persuade mes yeux, et convainct ma raison.

SYLVAIN.

285 Il est vray qu’à juger de chaque circonstance, [p. 26]
Astrée avec cét homme a de l’intelligence*.
Entrer dans son logis ! Et pour son interest,
Estre à vous attaquer et si prompt et si prest,
Montre aux moins avisez et clairement explique,
290 Qu’ils fomentent225 entr’eux une ardeur226 impudique.

ALCIPE.

Il est entré le traistre ! Et celle qu’il seduit,
Le croit faire sortir, et dans l’ombre et sans bruit ;
Mais d’un semblable espoir en vain elle se flatte,
Il faut que mon dépit* et que sa honte éclatte ;
(Il heurte* à la porte.)
295 Sors, lâche, je t’attends, et mon coeur irrité*
Prepare un chatiment à ta temerité.

SYLVAIN.

Hé de grace, Monsieur, voyez ce que vous faites ;
L’appeler au combat tout blessé que vous estes ?

ALCIPE.

Si pour tirer raison de227 cét audacieux,
300 Mon bras ne me sert bien, je le tuëray des yeux.

SYLVAIN.

L’on sort. [p. 27]

ALCIPE.

Ciel, c’est Leandre avec mon adversaire !
En cette occasion qu’imaginer ? que faire ?

SYLVAIN.

Continuez toûjours vos menaçants propos ;
Asseurez vous du reste, et soyez en repos.

SCENE II. §

LEANDRE, FILEMON,ALCIPE, SYLVAIN.

LEANDRE.

305 En des maisons d’honneur apporter du scandale ! [p. 28]
A t’on jamais parlé d’une insolence égale ?

ALCIPE.

Les lâches, les marauts, les traitres, les filoux,
Ils seroient bien hardis, s’ils ne craignoient les loups !
Me prendre à l’impourveuë*, et saisir mon espée ?
310 D’un mortel déplaisir* j’en ay l’ame occupée ;
Je me meurs, je deteste, et du dépit* que j’ay,
Je ne me connois plus, et suis pis qu’enragé.

LEANDRE.

Je ne me trompe pas, c’est Alcipe luy-méme.
Qu’en cét évenement, ma surprise est extréme !

ALCIPE.

315 N’estes vous pas encor de ces courages* bas228, [p. 29]
Qui, s’ils ne voloient229 point, ne subsisteroient pas ?
Rien que deux contre moy, vous sçaurez tout à l’heure*
Qu’il n’arrive jamais qu’un affront me demeure230.

LEANDRE.

Ces propos envers nous ne vous sont pas permis ;
320 Alcipe, connoissez231 vos anciens amis.

ALCIPE.

Infames, mes amis n’ont rien qui vous ressemble.

FILEMON bas.

C’est luy que j’ay tantost* desarmé, ce me semble.

LEANDRE.

Vos propos à la fin sont trop injurieux.

SYLVAIN.

Excusez les transports* d’un homme furieux*.
325 Monsieur, r’entrez en vous, et me veüillez entendre,
C’est Leandre.

ALCIPE.

Est-il vray ! seroit-ce vous, Leandre ? [p. 30]

LEANDRE.

Oüy, c’est moy.

ALCIPE.

Pardonnez, ce qu’un juste* courroux
Me faisoit addresser à tout autre qu’à vous.

LEANDRE.

Dittes-nous le sujet de ce desordre extréme ?

ALCIPE.

330 Sylvain vous le peut dire aussi bien que moy-méme :
Cependant232 j’essayray de rappeller mes sens,
Et sortir tout à fait de ces transports* puissans.

SYLVAIN.

Mon Maistre revenoit de faire une visite :
Je vous laisse à penser si l’objet* le merite ;
335 Quand au coin de la ruë il se trouve surpris
De cinq ou six filoux des mieux faits de Paris :
Ils demandent d’abord* ou la bourse ou la vie ;
Mais son coeur et son bras combattent cette envie.
Il presse, il est pressé ; mais luy seul contre eux tous, [p. 31]
340 Comment se pourroit-il garantir de leurs coups ?
On le blesse à la main dont il tient son épée.
Elle tombe, aussi-tost la mienne est occupée ;
Il la prend, il s’en sert, et chaud en ce combat,
Les attaque en lyon, et les charge, et les bat.
345 Au signal d’un sifflet, leur troupe se dissipe,
Et je me vois alors tout seul avec Alcipe.

LEANDRE.

D’où vient donc qu’il s’emporte avecque233 tant d’excez ?
Si ton recit s’accorde avecque le succez,
Sa valeur en ce choc, n’a pas esté trompée.

SYLVAIN.

350 C’est qu’un de ces filoux emporte son espée ;
(Icy Filemon rentre chez Leandre.)
Et qu’il est affligé plus que tous les humains,
De sçavoir qu’elle passe en de si viles mains.

[LEANDRE.]234

Le sujet est petit, pour de si grandes plaintes.

ALCIPE.

J’en ressens toutesfois de mortelles atteintes,
355 Et ne sçaurois penser à ce sanglant affront,
Qu’avec la rage au coeur, et la rougeur au front.

LEANDRE.

Mais pourquoy rudement heurter* à cette porte ? [p. 32]

SYLVAIN.

Pour vous mieux obliger à nous prester main-forte.

LEANDRE.

De qui donc sçaviez-vous mon retour à Paris ?

SYLVAIN.

360 D’un Marchand de Lyon, qui nous l’avoit apris.

SCENE III. §

ASTRÉE, LEANDRE, ALCIPE,SYLVAIN.

ASTRÉE.

Voulez-vous demeurer toûjours dans cette ruë ? [p. 33 ; E]
Pour de si longs discours n’est-il pas heure induë ?
Vous avez des secrets au moins un million ;
Mais où peut estre allé vostre amy de Lyon ?

LEANDRE.

365 Il n’en faut pas douter, ce genereux* courage*
Court apres les filoux, pour vanger vostre outrage,
Je vay le secourir.

ALCIPE.

Les miens suivroient vos pas ;
Mais mon coeur seroit mal secondé de mon bras.

LEANDRE.

Alcipe demeurez ; tout le pouvoir des charmes*
370 Ne le peut empécher de tomber sous nos armes.

SCENE IV. §

ALCIPE, ASTRÉE, HYPPOLITE[,] [SYLVAIN].

ASTRÉE.

Je rentre. [p. 34]

ALCIPE.

Je vous suy.

ASTRÉE.

N’allez pas plus avant.

ALCIPE.

Madame !

ASTRÉE.

C’est donner des paroles au vent ;
Quoy dedans ma maison j’introduirois un homme
Que l’impudique ardeur d’un fol amour consomme ?
375 Et qui depuis long-temps sans crainte et sans respect,
Tient ma vertu forcée, et mon honneur suspect ?
Un infidele ami, de qui l’ame est si noire, [p. 35]
Qu’il tâche de soüiller de son amy la gloire ;
Et contre tous les droits d’amour et d’amitié,
380 Voudroit ingratement luy ravir sa moitié :
C’estoit peu d’employer d’inutiles amorces.
Vous en estes venu jusqu’à d’injustes forces ;
Mais le Ciel favorable, en ce besoin pressant,
Oüy le Ciel a rendu vostre effort* impuissant.

ALCIPE.

385 Madame, ce reproche est juste, je l’avouë :
Le principe en est noble, et méme je le louë.
Je fus trop insolent, et trop audacieux
De me flatter du bien d’agréer à vos yeux,
Rien d’impur ne peut plaire à ces Astres sans tache.
390 Ils penetrent un coeur, ils voyent ce qu’on y cache.
Dans son aveuglement, il en est éclairé :
S’il a quelque soüillure, il en est espuré.
Et si sa passion s’accroist et persevere,
Ils sçavent l’en guerir d’un regard de colere.
395 Je ressens dans le mien, ce prompt et rare effet ;
Mes illicites feux sont esteints tout à fait ;
Je ne suis plus pressé de ces transports* estranges,
Et je vous aime enfin comme on aime les Anges,
D’un amour pur et saint, exempt de tout remorts,
400 Franc* des impressions qui nous viennent du corps :
Et s’il faut qu’en un mot, je m’exprime, Madame, [p. 36]
Plus pur que le Soleil, aussi pur que vostre ame.

ASTRÉE.

Si vous parlez sans fard, mon courroux affoibly
Possible* avec le temps mettra tout en oubly :
405 Mais jusqu’à ce moment, ou par grace, ou par crainte,
Redoutez de mes yeux une seconde atteinte.
Evitez ma presence, et vous affermissez
Dedans le repentir de vos projets passez.

ALCIPE.

Quoy m’imposer, Madame une Loy si severe ?

ASTRÉE.

410 Le soin* de vostre bien m’ordonne de le faire ;
C’est pour vostre repos que j’en dispose ainsi,
Ne trouvez pas mauvais que je vous laisse icy.

SCENE V. §

ALCIPE, SYLVAIN.

ALCIPE.

Ne trouvez pas mauvais que j’en tire vangeance : [p. 37]
Mon feu conserve encor toute sa violence.
415 Ma langue avec mon coeur, ne s’accordoit pas bien,
Lors que je vous disois, qu’il ne m’en restoit rien.

SYLVAIN.

Estouffez-en plûtost, et le tout, et le reste :
Vous vous delivrerez, d’un poison, d’une peste,
D’un mal de tous les maux le plus contagieux
420 Que l’on reçoit dans l’ame, et qu’on prend par les yeux.

ALCIPE.

Sylvain, tu me surprends, tu parois habille homme.

SYLVAIN.

Il se trouve des Clercs235, plus ignorans à Rome.
Et sans faire du vain, je jurerois ma foy, [p. 38]
Qu’on en void dans Paris de plus badauts236 que moy.
425 Mon esprit a paru dedans mon personage,
Lors que de ces filoux j’ay supposé l’outrage.

ALCIPE.

Oüy certes, tu t’en es dignement acquitté ;
J’ay connu ton Genie, et ta dexterité :
Mais quelque bon succez qu’ait eu nostre mensonge,
430 Un soupçon dissipé dans un autre me plonge ;
Leandre est abusé ; mais l’ami de Lyon
N’est pas asseurément de mesme opinion :
Il m’a connu237 sans doute, et s’est fait violence
De me voir, de m’oüyr* et garder le silence.

SYLVAIN.

435 Ils reviennent tous deux, nous serions bien trompez,
S’ils avoient en courant nos filoux attrapez.

SCENE VI. §

FILEMON, LEANDRE, ALCIPE,SYLVAIN.

FILEMON.

Ma peine, grace au Ciel, n’a pas esté trompée ; [p. 39]
Ne vous affligez plus, j’apporte vostre espée.

LEANDRE.

Tout cede, tout se rend au brave Filemon.

ALCIPE.

440 Les filoux !

FILEMON.

Ha ! toubeau238, vous sçavez mal leur nom.
Et comme les objets se grossissent dans l’ombre,
A vos sens estonnez* un seul homme a fait nombre.

ALCIPE.

Un seul homme !

FILEMON.

Un seul homme. [p. 40]

ALCIPE.

Ils estoient plus de six.

FILEMON.

Cavalier, parlez-en d’un esprit plus rassis239,
445 Vous nous feriez juger dedans cette occurence,
Que la peur vous osta jusqu’à la connoissance ;
Qu’en des temps seulement240 vous estes genereux*,
Et que la mort pour vous est d’un aspect affreux.
Un seul avantagé de sa bonne conduite241,
450 Vous a mis sans deffence, et contraint à la fuitte.

LEANDRE.

Vous me parlez icy d’un langage inconnu.

FILEMON.

Nous estions separez quand vous estes venu,
Et celuy dont je parle, et pour qui je respire,
M’avoit dit à peu prés ce que je vay vous dire.
455 Vous vous méprenez trop, de crier aux filoux,
Arrestez, et m’oyez* Alcipe, si c’est vous.
La mortelle frayeur d’une attaque impreveuë [p. 41 ; F]
Vous a troublé l’esprit aussi bien que la veuë.
De tous les gens d’honneurs je professe la Loy ;
460 Si vous estes blessé, sçachez que c’est de moy.
Je n’ay pû supporter l’extréme violence
Dont vostre aveugle amour usoit en ma presence ;
Et crois avoir agi comme un homme de coeur,
D’avoir pris le parti d’une femme d’honneur.

ALCIPE.

465 Ce brave est fanfaron.

FILEMON.

Ce brave a du courage,
Et je ne pense pas qu’il change de langage,

LEANDRE.

Vous vous piquez, ce semble, Alcipe, à quel sujet ?
Il ne dit rien de luy, c’est un recit qu’il fait.

ALCIPE.

C’est un conte242 ennuyeux*.

FILEMON.

Achevez de m’entendre.

ALCIPE.

470 Je ne puis. [p. 42]

FILEMON.

En tout cas, je m’adresse à Leandre,
Je laisse quelque temps l’inconnu dans l’erreur.
Il parle en menaçant, j’écoute sans terreur :
Mon silence le choque, il veut que je réponde,
Il demeure à ma voix le plus surpris du monde,
475 Six en attaquer un, le prendre en trahison ;
Il faut qu’en ce moment vous m’en fassiez raison,
Luy dis-je, et si la mort n’a point pour vous de charmes*,
Que vous vous disposiez à me rendre les armes.
Vous me redoutez peu, mais en vous assaillant,
480 Vous sçaurez si je suis temeraire ou vaillant.
S’il vous est plus aisé de me vaincre qu’un autre ;
Je prends son interest, soustenez bien le vostre.
Lors l’oeil bon, le pied ferme, et le bras prompt et fort ;
Je luy porte, il s’écrie, ah ! Cavalier, j’ay tort,
485 L’ombre a fait mon abus que vostre voix dissippe,
Je vous ay creu d’abord, et traitté comme Alcippe.
L’abus est pardonnable où la nuit vous a mis,
Je le connois, luy dis-je, et nous sommes amis.
J’en ressens, répond-il, un plaisir incroyable : [p. 43]
490 Je vous feray de tout un recit veritable. 490
Si mon juste motif n’est pas raison pour vous,
Je porte à mon costé de quoy la faire à tous243.
Cela dit, il commence à peu prés en ces termes.
Que l’on void peu d’amis veritables et fermes !
495 Alcipe en avoit un qui le vouloit trahïr244 ;
Il en aimoit la femme, et c’estoit le haïr.
Pour elle, il eut au coeur une illicite flâme.
Il creut en triompher, parce qu’elle estoit femme.
L’absence d’un mari flatta son lâche espoir,
500 Il en venoit toûjours, ou toûjours l’alloit voir.
Tout ce que l’Art d’aimer245, ou plustost de seduire246 ;
Peut en un tel dessein suggerer et prescrire :
Tout ce qu’un lâche Amant sçauroit s’imaginer
Pour plaire, pour surprendre, enfin pour suborner,
505 Alcipe le pratique, Alcipe l’execute.
Sans relâche il poursuit, sans cesse il persecute ;
Aujourd’huy les soûpirs parlent pour son amour ;
Ce sont demain les dons, la plainte un autre jour ;
Mais la beauté qu’il aime, en espouse fidelle
510 S’oppose, et répond mal aux pensées qu’il a d’elle.
Et comme en l’element où vont les matelots,
Une Roche resiste à la fureur des flots ;
Elle repousse Alcipe, et sa vertu s’explique ;
Plus ce brutal courage*, ou s’échauffe, ou se pique*.
515 Cette rare vertu qu’il devroit respecter, [p. 44]
Loin de guerir son mal, ne fait que l’irriter*.
Privé de tout espoir d’obtenir ce qu’il pense,
Il le veut emporter avecque violence.
Il choisit le temps propre à ce honteux dessein,
520 Il tient à cette Dame un poignard sur le sein :
Et la nuit secondant sa criminelle envie,
Il tâche à luy ravir247, ou l’honneur, ou la vie.
Lors vers luy par le Ciel heureusement conduit,
Je voy cette action plus noire que la nuit :
525 Dedans le mesme instant ma main paroist armée,
Et sert plus promptement qu’elle n’est reclamée.
Le nom de Cavalier, mon courage*, mon rang,
Pour satisfaction me demandent du sang.
Je donne à ce brutal une soudaine allarme ;
530 J’attaque, je poursuis, je blesse, je desarme :
Il fuit pour éviter de plus funestes coups,
Et se croit bien vangé de crier aux filoux.
Voila sans déguiser* le recit veritable
Du glorieux motif d’un courroux équitable248 ;
535 Voila pourquoy ce coeur jamais noble à demi,
Si vous n’approuvez pas cét Acte magnanime,
Vous me voyez tout prest à soûtenir mon crime.
Je ne m’en repends point, de si nobles forfaits
540 N’apportent point de honte à ceux qui les ont faits.

ALCIPE.

Vous avez bonne grace à retirer un conte.249 [p. 45]

FILEMON.

Qui fait qu’un peu de sang au visage vous monte ;
Mais sans plus vous aigrir250, puis que ce nom vous plaist,
Je m’en vais achever le conte comme il est.

LEANDRE.

545 Soit conte, soit histoire251, Alcipe faites tréve ;
Et pour l’amour de moy permettez qu’il achéve.

FILEMON.

Estonné* des propos que tient le Cavalier,
Si je fay des efforts*, c’est à le supplier ;
Obligé par raison d’estouffer ma colere :
550 Du parler arrogant, je passe à la priere,
Cavalier j’ignorois ce que je viens d’oüyr* ;
Mais le flambeau d’amour nous peut tous ébloüyr.
Qu’est-ce qu’un bel objet* me peut tenter, luy dis-je,
Et n’aimer pas l’aimable*, est-ce pas un prodige ?
555 Sans lâcheté l’on cede à de divins appas* ;
Si l’on manquoit de coeur, on n’y cederoit pas.
Alcipe à dire vray, me semble peu coupable ; [p. 46]
Et puis qu’elle est d’amour, sa faute est excusable.
Devenez bons amis, cherissez-vous tous deux.
560 Et faites un accord sincere, et genereux*.
Ma haine, répond-il, est toute dissipée ;
Pour vous en asseurer, je vous rends son espée.
Si son courage* imite et seconde le mien,
L’ami qu’il trahissoit n’en sçaura jamais rien.
565 Là ses adieux se font, les miens se font de mesme,
Resolu de l’aimer, et d’aimer ce qu’il aime252.

LEANDRE.

Alcippe à vostre ami, faire un pareil affront !
Ce discours me regarde autant qu’il me confond.

ALCIPE.

Me soupçonneriez-vous d’une telle insolence ?

LEANDRE

570 Oüy, si j’estois d’humeur à croire l’apparence.
Quel autre en peut avoir de plus justes* soupçons ?

ALCIPE.

Des soupçons qu’a fait naistre un conteur de chansons.

FILEMON.

Ce nom luy convient mal, on le tient honneste* homme ; [p. 47]
Je le connois fort bien et sçay comme il se nomme.
575 Que si le moindre mot vous choque en mon recit,
Il vous le soutiendra, je vous l’ay déja dit.

ALCIPE.

Je vous l’ay dit aussi, quoy qu’on se persuade,
Qu’il sçait la raillerie et la rodomontade253.

FILEMON.

Nous voyons toutesfois, et vous le confessez,
580 Que l’on vous compte au rang de ceux qu’il a blessez.

ALCIPE.

Ah ! ce reproche…

LEANDRE.

Alcipe où va vostre colere ?

ALCIPE.

Ailleurs…

FILEMON.

Le mesme bras toûjours prest à bien faire.

LEANDRE.

De grace, Filemon, terminez ce propos. [p. 48]

FILEMON.

Cavalier autre part nous en dirons deux mots.
585 Adieu.

LEANDRE.

Je sçauray bien adoucir ce courage*.

ALCIPE.

C’est assez.

LEANDRE.

Je le suy, montrez-vous le plus sage.

SCENE VII. §

ALCIPE, SYLVAIN.

SYLVAIN.

Il vous a balotté d’une estrange façon, [p. 49 ; G]
Dessus le bout du doigt il sçavoit sa leçon :
Apres ce traittement pretendez* vous encore
590 D’entretenir254 long-temps le feu qui vous devore ?
Voulez vous abusé d’un espoir decevant*,
Dessus* la mer d’amour cingler à contre-vent ?

ALCIPE.

Oüy, je veux persister malgré tous les obstacles,
En faveur des amants le temps fait des miracles :
595 J’auray par l’artifice*, y deusse-je perir,
Ce qu’en vain mes soûpirs ont tâché d’acquerir.

Fin de l’Acte second.

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

ASTRÉE, ORPHISE[, HYPPOLITE].

ASTRÉE.

Cousine à quel propos vous donner cette peine ? [p. 50]
Ne me le celez* point, autre chose vous meine,
Apprenant vostre mal, j’ay deu vous visiter ;
600 Et rien ne vous oblige à vous en acquiter.

ORPHISE.

Sans paroistre incivile, et manquer de conduitte ;
Je ne pouvois d’un jour differer ma visite.
Mon devoir m’obligeoit de respondre à vos soins,
Et pour n’y pas manquer pouvois-je faire moins ?
605 Mais de grace cousine, ostez moy d’une peine,
Quelle autre chose encor255 croyez vous qui m’ameine ?
Quelque secret penser que vous puissiez avoir, [p. 51]
N’en imaginez rien que l’honneur de vous voir.

ASTRÉE.

Hyppolite au matin vous a dit à l’Eglise,
610 Qu’un jeune Cavalier, vous rougissez Orphise !

ORPHISE.

Qu’un jeune Cavalier, et bien qu’en pensez-vous ?

ASTRÉE.

Arrivé d’hyer au soir estoit logé chez nous.
Si le vray s’accommode avec ma conjecture,
Elle vous en a fait l’agreable peinture ;
615 Et le desir secret de voir l’original,
Vous a fait, je m’assure, oublier vostre mal.

ORPHISE.

Cousine, vostre esprit se forme une pensée,
Dont toute autre que moy se tiendroit offencée ;
Ce Cavalier a-t’il tant, et de tels appas*,
620 Que pour les admirer on doive faire un pas ?

ASTRÉE.

Cousine avecques moy, soyez plus ingenuë*,
Ne l’avez vous pas veu quand vous estes venuë ?
C’estoit luy qui lisoit, et dont le compliment*, [p. 52]
Vous a semblé d’abord* si doux et si charmant*.

ORPHISE.

625 Vous en dittes beaucoup, je ne m’y connois guere,
Ou tout ce qu’il m’a dit est d’un stile ordinaire.
Que voit-on dans son port qu’on ne remarque ailleurs ?

ASTRÉE.

Vostre oreille et vos yeux ne sont pas des meilleurs.
Il n’ignore pas un des termes à la mode,
630 A tout ce que l’on veut son esprit s’accommode.
Qu’on le mette au cageol256, ou sur le serieux,
Il s’en rencontre peu qui s’en demélent mieux.
Vous parlez de son port ; que voit-on qui n’agrée ?
Cousine avoüez-le, vous faites la sucrée257 ;
635 Ou si vos sentimens se produisent sans fard,
Vous n’aimâtes jamais et n’en sçavez pas l’Art.

ORPHISE.

Si ce discours Cousine explique bien les vostres,
Je vous y croy sçavante autant et plus que d’autres :
Cét hoste si bien fait au rapport de vos yeux,
640 S’il garde le secret, ne sçauroit estre mieux.
Cousine vous l’aimez, afin que je m’exprime ;
Si l’amour n’accompagne, il suit de prés l’estime.

ASTRÉE.

C’est aller trop avant, cousine je m’en plains, [p. 53]
Je regle mieux mes yeux, mon coeur et mes desseins.
645 Quoy qu’en ce Cavalier l’on trouve d’agreable :
Leandre est l’homme seul qui me paroist aimable*.
J’expireray devant que258 lui manquer de foy ;
Mais d’où naist le soupçon que vous avez de moy ?
Respondez ma cousine.

ORPHISE.

Il naist de l’apparence ;
650 Vous loüez l’Estranger avec trop d’eloquence.
Celles que l’Hymenée* attache à des maris,
Ne parlent en ce sens que de leurs favoris.

ASTRÉE.

Que vostre intention explique mal la mienne !
Ma vertu se soûtient, sans que l’on la soûtienne,
655 Au prix de mon mari l’estranger ne m’est rien,
C’est pour l’amour de vous que j’en ay dit du bien ;
C’est à vostre sujet que j’ay voulu moy-méme
Vous parler hautement de son merite extréme :
Ses parens dans Lyon peuvent tout aujourd’huy,
660 Et je voulois de loing vous incliner pour luy.

ORPHISE.

Ah ! ma chere cousine excusez moy de grace ; [p. 54]
Je brûle, et j’essayois de paroistre de glace,
J’ay veu ce Cavalier, son visage m’a pleu.

ASTRÉE.

En un mot vous l’aimez ?

ORPHISE.

Non pas259, mais je l’ay veu.

ASTRÉE.

665 Avant que de ceder, vous ne resistez guere :
Quoy ce jeune Estranger a pû si-tost vous plaire ?
Ce Cavalier a-t’il des charmes* si puissans,
Qu’ils triomphent d’abord* de l’esprit et des sens ?

ORPHISE.

Honteuse d’avoüer le foible de mon ame,
670 Je montrois des glaçons et cachois de la flâme ;
Mais helas les brasiers que j’avois au dedans 
Pour estre plus secrets, n’estoient pas moins ardens.

ASTRÉE.

A ce mal si pressant il faut trouver remede.

ORPHISE.

Puis-je sans vanité me promettre de l’aide ? [p. 55]
675 Ce noble Cavalier si chery dans Lyon,
N’y passoit pas le temps sans inclination :
Et ma presomption sembleroit bien estrange
De croire qu’il voulut pour moy courir au change260.

ASTRÉE.

Ne desesperez rien261, menageons vos amours ;
680 Encor qu’on soit aimé, l’on aime pas toûjours.
Le Lyonnois possible* et sans fers et sans flâme,
Est venu dans Paris afin d’y prendre femme ;
Son valet à propos dresse ses pas icy,
Il rendra sur ce point nostre doute éclaircy.

SCENE II. §

VALENTIN, ASTRÉE,ORPHISE, HYPPOLITE.

ASTRÉE.

685 Escoute un mot. [p. 56]

VALENTIN.

Le temps ne me le peut permettre,
Je vay voir au Courier s’il n’a point quelque lettre.

ASTRÉE.

De Lyon ?

VALENTIN.

De Lyon.

ASTRÉE.

Pour ton Maistre ?

VALENTIN.

Pour luy. [p. 57 ; H]

ASTRÉE.

De la part ?

VALENTIN.

D’un objet* qui l’enflame aujourd’huy.

ORPHISE.

Ah ! je meurs à ces mots.

ASTRÉE.

Qu’ont-ils de si funeste ?
690 Venez l’entretenir, je conduiray le reste.
(Astrée parle à Hyppolyte bas à l’oreille.)

ORPHISE.

Les lettres sont dis-tu de la part d’un objet*
Dont ton Maistre amoureux est esclave et sujet,
De qui depuis long-temps il supporte les chaisnes ;
Et seul aujourd’huy fait ses liens et ses peines.

VALENTIN.

695 Il est ainsi, Madame, et permissent les Cieux
Qu’il portast autre part sa pensée et ses yeux !

ASTRÉE bas à Hyppolyte.

Va viste, et fay si bien que tu me les apporte262. [p. 58]

ORPHISE.

Qui t’oblige à former des souhaits de la sorte ?
Celle de qui ton Maistre est si fort enflammé,
700 A-t’elle rien263 qui soit indigne d’estre aimé ?
N’est-elle pas bien noble, et bien riche, et bien belle ?

VALENTIN.

Toutes ces qualités se rencontrent en elle ;
Mais.

ORPHISE.

Explique ce mais.

VALENTIN.

Ce poinct m’est deffendu,
Mon Maistre le sçauroit, et je serois perdu.

ASTRÉE.

705 Nous ignorons de tout264 ; et nos bouches sont closes ; [p. 59]
Apres qu’on nous a dit en secret quelques choses.
Parle.

VALENTIN.

Mon Maistre vient, Ciel quel est mon soucy*,
Que ne dira-t’il pas de me trouver icy !

SCENE III. §

FILEMON, ASTRÉE, ORPHISE.VALENTIN.

FILEMON.

Quoy maraut, quoy coquin, quoy perfide, quoy traistre ? [p. 60]
710 C’est ainsi que tu suis les ordres de ton Maistre ;
Mes Dames pardonnez, si mon juste* courroux
Envers ce miserable éclate devant vous :
J’attends par le Courrier des lettres d’importance,
Pour qui j’ay des desirs et de l’impatience ;
715 Va viste mal-heureux, mille coups aujourd’huy,265

ASTRÉE.

Nous sommes elle et moy, plus coupables que luy :
Nous l’avons retenu, soyez luy moins severe.

FILEMON.

Mes Dames à ce mot, je suis hors de colere,
Rends grace à ces beautez de qui je suy les Loix, [p. 61]
720 Et sois à me servir plus prompt une autre fois.266

ORPHISE.

Nous ne demandons pas si c’est quelque Maistresse
Que vostre éloignement retient dans la tristesse ;
Et qui pour soulager son tourment amoureux
Vous doit dans ses écrits exaggerer ses feux.

FILEMON.

725 Je veux bien l’avoüer, les lettres que j’espere
Sont de douces faveurs d’une main qui m’est chere ;
D’un objet* plus aimable* encor qu’il n’est aimé :
Mais pour qui vainement mon coeur est enflammé.

ORPHISE.

Pourrions nous Cavalier sçavoir cette avanture ?

FILEMON.

730 Elle est certainement bien estrange et bien dure.
Oüy vous sçaurez l’estat de mes tristes amours
Que la suitte du temps vous aprendroit toûjours.
J’aimay dedans Lyon, et fus aimé de mesme,
D’une Dame charmante* et de merite extréme,
735 Jeune, de noble sang, et mesme dont les biens
S’ils ne les surpassoient, ne cedoient pas aux miens ;
Elle souffroit pour moy, si je brûlois pour elle ; [p. 62]
Nous avions en un mot une amour mutuelle.
Mais une vielle haine entre nos deux maisons,
740 S’oppose au doux Hymen* que nous nous proposons.
Nous tâchons vainement de reünir nos peres ;
Plus nous les en prions, plus ils nous sont contraires,
Ainsi n’esperant rien que du sort et des Cieux,
Je quitte pour six mois le charme* de mes yeux.
745 Rome, Naples, Venize, et Padoüe, et Florence ;
Furent pendant ce temps, tesmoins de ma souffrance.
L’Esté quand je partis commençoit ses chaleurs,
L’Hyver quand je revins, exerçoit ses rigueurs :
Florinde à mon abord* ne fut pas oubliée ;
750 L’on m’asseura d’abord* qu’elle estoit mariée,
(Florinde, c’est le nom de l’objet* souverain267,
A qui j’ay tant rendu de services268 en vain)
Si j’en sentis au cœur, une mortelle atteinte,
Si mon ressentiment s’exprima par la plainte ;
755 Et si mes vains regrets furent si-tost269 passez,
Je ne vous le dy pas, vous le jugez assez.
Je revoy cependant cette aimable* personne,
Toûjours dans les respects que le devoir ordonne.
Son mari trop enclin aux jalouses erreurs,
760 En conçoit contre nous de secrettes fureurs.
Toutes nos actions, luy donnent de l’ombrage*, [p. 63]
Il croit que nous parlons de tout nostre visage.
Que nos yeux concertez s’entretiennent d’amour,
Qu’ils se marquent le lieu, qu’ils se donnent le jour.
765 Cela n’arreste pas le cours de mes visites,
Je revere toûjours Florinde, et ses merites ;
Enfin qu’arriva-t’il ? nous estions elle et moy
A nous entretenir de je ne sçay plus quoy ;
Quand son petit Laquais contre son ordinaire,
770 Ferma sur nous la porte, et creut beaucoup nous plaire.
La clef tombe en fermant : il ne l’avise pas270,
Nous demeurons en haut, et luy descend en bas.
Par un nouveau mal-heur, nostre jaloux arrive,
Florinde est à sa voix aussi morte que vive :
775 Il heurle, l’on ne peut ouvrir par le dedans.
Il redouble, et tout bas murmure entre ses dents.
Enfin cét ombrageux* à tel excez s’emporte,
Que d’un grand coup de pied il enfonce la porte.
Il entre, et sans parler, cét homme furieux*
780 Vient donner à Florinde un souflet à mes yeux.
Il relevoit la main pour en donner un autre,
Quand je luy dis : Monsieur, quel caprice271 est le vostre ?
Faut-il que vous suiviez ces ombrages* legers ?
Faittes mieux, n’ayez plus ces indignes pensers. 
785 Et n’en venez jamais à telles violences,
Pour des soupçons fondez dessus* des apparences.
L’apparence est trop claire, et mon bras irrité*272 [p. 64]
En vange le soupçon comme une verité.
Il me porte à ces mots un ou deux coups d’espée ;
790 La mienne en ma deffence est soudain occupée.
Je passe, et plus adroit, ou plus aimé du sort,
Je le mets sur la place273, et le laisse pour mort.
Sa cheute fait du bruit, j’entends quelqu’un qui monte,
Si l’accident est prompt, ma retraitte est plus prompte.
795 Le coup se fit le soir, je partis le matin.
Voila de mes amours l’histoire et le destin ;
Les lettres que j’attends sont de l’infortunée,
Qui seule à tant de maux se void abandonnée.

ASTRÉE.

Que peut-elle esperer de vostre affection ?

FILEMON.

800 Je m’en retourneray s’il le faut à Lyon ;
Et si pour cette mort la justice l’arreste,
Jusques sur l’échaffaut j’iray porter ma teste.

ORPHISE.

Mais avez vous tué ?

FILEMON.

Je n’en suis pas certain, [p. 65 ; I]
Mon courage* en ce cas desavouëroit ma main.

ORPHISE.

805 Et cette veufve un jour deviendroit vostre femme ?

FILEMON.

Elle craint autrement les soupçons et le blâme,
Elle aimoit son espoux ; et feroit son effort274
D’immoler le vivant sur la tombe du mort.

ASTRÉE.

N’esperant donc plus rien que vangeance et que larmes,
810 Que ne devenez-vous sensible à d’autres charmes* ?
Que ne faites-vous choix de quelque digne objet*,
Dont vous soyez ensemble275 et Monarque et Sujet ?

FILEMON.

Je n’ay pas tant tardé de276 perdre ma franchise* ;
Presque dés mon abord* elle vous fut surprise277 :
815 Depuis le peu de temps que je suis dans Paris,
On m’a volé mon coeur : deux beaux yeux me l’ont pris.

ORPHISE.

Ne connoistrons-nous point ces voleurs admirables, [p. 66]
Qu’on aime d’autant plus qu’on les trouve coupables ?

FILEMON.

M’en plaindre et les nommer, il ne m’est pas permis ;
820 Ils touchent de trop prés à l’un de mes amis.
Que ce mot soit assez, le temps et mes affaires
M’empéchent de parler en paroles plus claires ;
Vous connoistrez un jour ces yeux remplis d’appas*,
Si je voy que mes feux ne leur deplaisent pas.

SCENE IV. §

VALENTIN, FILEMON, ASTRÉE,ORPHISE.

FILEMON.

825 Et bien m’apportes-tu les lettres desirées ? [p. 67]

VALENTIN.

Ah ! Monsieur.

FILEMON.

Qu’est-ce donc ?

VALENTIN.

On les a retirées,
Quelqu’un de vostre part les est allé querir.

FILEMON.

Ce coup est suffisant de278 me faire mourir.
Voila, méchant coquin ! l’effet de ta paresse.

ASTRÉE.

830 Vous nous avez promis. [p. 68]

FILEMON.

Je tiendray ma promesse,
Permettez cependant que changeant de propos,
J’aille sur ce sujet écrire un ou deux mots.
Je veux donner avis de cette procedure,
Afin qu’une autre fois l’on change d’écriture,
835 D’adresse, de cachet, de qualitez, de nom,
Et que ce soit Alcandre, au lieu de Filemon.

SCENE V. §

ASTRÉE, ORPHISE.

ASTRÉE.

Vous estes, ma cousine, à present soulagée ; [p. 69]
Son ame dans Lyon ne s’est point engagée ;
J’espere que l’Hymen*, vous fera son lien.

ORPHISE.

840 Je le souhaitte helas ! Et n’en espere rien.
Ne vous souvient-il pas des choses qu’il a dittes ?
Qu’il adore un objet* sans égal en merites ;
Qu’il n’estoit presque pas arrivé dans Paris,
Qu’il apperceut des yeux dont son coeur fut espris.

ASTRÉE.

845 Ce n’est que d’hyer au soir qu’il est en cette ville ;
Ainsi de son discours le sens est bien facile.
Il n’a pû voir encor personne que nous deux.
Conjecturez de-là, que vous causez ses feux.

ORPHISE.

Il vous a veuë aussi. [p. 70]

ASTRÉE.

Mais l’Hymen* qui me lie,
850 Dit trop qu’il n’en peut rien esperer sans folie.

ORPHISE.

Il aima bien Florinde, et mesme noeud pourtant.

ASTRÉE.

Vous me vaincrez enfin, si vous en dittes tant.
A juger toutesfois selon les apparences,
Vous seule asseurément fondez ses esperances.

ORPHISE.

855 Cousine, que ce mot me soit encor permis,
Vous touchez de plus prés à l’un de ses amis.

ASTRÉE.

Vous me mettez, Orphise, en une peine extréme,
Je doute si c’est vous ou si c’est moy qu’il aime.
L’apparence est égale, et de tous les costez,
860 J’y vois de mesmes nuicts et de mesmes clartez.

SCENE VI. §

HYPPOLITE, ASTRÉE, ORPHISE.

HYPPOLITE.

J’ay le paquet, Madame, et si279 j’ay fait promettre [p. 71]
Qu’on me reconnoistra s’il vient quelqu’autre lettre.

ASTRÉE.

Voyons en le secret, et si le Cavalier
N’a rien au fond du coeur de plus particulier.

Lettre de Florinde à Filemon.

MONSIEUR.

Le Ciel a voulu pour ma joye et pour vostre repos, que mon mary ait presque esté aussi-tost guary que blessé ; si une demarche280 qu’il fit, ne le garentit pas tout à fait du coup que vous lui portâtes, il le rendit leger. Le pied luy manqua, non la force, ni la resolution. Il se porte aussi bien qu’auparavant ; mais [p. 72] j’en suis plus mal-traittée que jamais : Ses Soupçons le travaillent sans tréve, et luy me persecute sans relasche. S’il continuë, je vous le manderay* ; mais partez aussi-tost, et si vous estes genereux*, venez delivrer de peine l’innocente autant qu’affligée

FLORINDE.

ASTRÉE apres avoir leu.

865 Nous mettrons tant la ruse, et l’intrigue en usage,
Que nous l’empécherons de faire ce voyage.

ORPHISE.

Destournez ce papier, Leandre vient à nous.

SCENE VII. §

LEANDRE, ASTRÉE, ORPHISE.[HYPPOLITE.]

LEANDRE.

Que craignez vous de moy, quel écrit cachez vous ? [p. 73 ; K]
A voir vostre maintien vous paroissez surprise.
870 Qu’est-ce ?

ASTRÉE.

Ce sont des vers qu’on a fait pour Clorise281.

LEANDRE.

D’Amour ?

ASTRÉE.

Peut estre bien.

ORPHISE.

Vous voulez tout sçavoir ?

LEANDRE.

Ne vous en fâchez point, je ne les veux pas voir ; [p. 74]
Mais je desirerois d’entendre282 de vous mesme,
Si nostre nouvel hoste est indigne qu’on l’aime.

ORPHISE.

875 Il n’est pas hayssable, il le faut avoüer,
Mais qu’a-t’il tant aussi que l’on doive loüer ?

ASTRÉE.

Vous vous connoissez mal au merite des hommes ;
Il est un doux aimant du sexe que nous sommes.283
Vous ne vistes jamais de Cavalier mieux fait ;
880 Il n’est point d’agreement, ni de vertu* qu’il n’ait.
S’il parle, on est ravy dés qu’il ouvre la bouche.
Il charme* sur le luth lors que sa main le touche,
Aux armes il est craint, il ravit dans le bal ;
Et le Dieu des combats284 n’est pas mieux à cheval.

LEANDRE.

885 Quelle naïveté se compare à la vostre ?
Ce discours seroit mieux en la bouche d’une autre.
Madame, une autre fois parlez d’autre façon,
Un mary plus credule en auroit du soupçon.

ASTRÉE.

Mais vous n’estes pas homme à prendre de l’ombrage*. [p. 75]
890 Je vous diray de plus, que je crains qu’on l’outrage,
Il a des ennemis qui conspirent sa mort,
On ne les connoist pas, il est perdu s’il sort.

LEANDRE.

Comment le sçavez-vous, pourquoy faut-il qu’il craigne ?

ASTRÉE.

Des hommes inconnus, sous une fausse enseigne,
895 Ont surpris aujourd’huy ses lettres au Courrier.

LEANDRE.

Vostre crainte est prudente, il s’en faut deffier.

ASTRÉE.

Ce sont quelques amis du mary de Florinde.

LEANDRE.

Je prise285 Filemon plus que tout l’or de l’Inde. [p. 76]

ASTRÉE.

Faites donc qu’on le cele*, et qu’il ne sorte pas.

LEANDRE.

900 Je vay touchant ce poinct le trouver de ce pas.

SCENE VIII. §

ASTRÉE, ORPHISE, HYPPOLITE.

ASTRÉE.

Connoissez vous le but de ce prompt stratagéme ? [p. 77]
Il iroit s’il sortoit, chez le Courrier luy mesme ;
Recevroit ses paquets, feroit response aussi,
Et possible* demain s’eloignera d’icy.

ORPHISE.

905 J’admire vostre esprit.

ASTRÉE.

Ce n’est pas tout encore,
Le Lyonnois écrit à l’objet* qu’il adore ;
Il faut avoir sa lettre, et pour n’y pas manquer,
Hyppolite, écoutez, ce qu’il faut pratiquer.
(Elle luy parle à l’oreille.)

ORPHISE.

Amour qui sçait mon mal aide à nostre entreprise.

ASTRÉE.

910 Mes ordres sont donnez, retirons nous Orphise.

SCENE IX. §

HYPPOLITE.

[HYPPOLITE.]

Que l’esprit d’une femme a de ressors divers ! [p. 78]
Qu’il sçait de faux sentiers et de chemins couverts,
Qui croit nous voir dedans, ne nous void qu’en l’écorce,
Nous faisons plus par air que les hommes par force.
915 Les plus ruzez d’entr’eux s’y trouvent confondus,
Et se prennent aux rets que nous avons tendus.
Filemon le sçaura ; mais son valet s’approche,
Et tire en mon avis286 des lettres de sa poche :
Elles sont de la part du jeune Lyonnois.
920 Il les faut attrapper pour la seconde fois,
Et pour y reüssir, me servir de l’addresse*,
Dont me vient en secret d’instruire ma Maistresse.

SCENE X. §

HYPPOLITE, VALENTIN.

VALENTIN.

Adieu belle Hyppolite ! [p. 79]

HYPPOLITE.

Adieu beau Valentin.

VALENTIN.

Ce que c’est qu’en un mois me peigner un matin287 ;
925 Encor un coup, adieu, je vay porter ma lettre.

HYPPOLITE.

En quel mortel danger, ne te vas tu pas mettre ?
Tu n’en reviendras pas, songe à ton testament,
J’en pleure de douleur.

VALENTIN.

Hyppolite, comment ?

HYPPOLITE.

Comment pauvre garçon ? es-tu sans conjecture, [p. 80]
930 De te voir accueilly d’une triste avanture,
Où t’allois-tu jetter, où t’es-tu presque mis ?
Ton Maistre n’a-t’il pas de secrets ennemis.
N’a-t’on pas aujourd’huy ses lettres diverties* ?
Que l’on fait contre luy de funestes parties288,
935 Je te plains s’il avient289 qu’une fois tu sois pris :
Ils t’assassineront pour avoir ses écrits,
Qu’en croy-tu Valentin ?

VALENTIN.

Hyppolite, je pense
Qu’on garde des soupçons dessus moins d’apparence ;
Mais ce paquet tout seul, ira-t’il au Courrier.

HYPPOLITE.

940 Reçoit de mon amour ce plaisir tout entier,
Donne.

VALENTIN.

Tu m’aimes donc ?

HYPPOLITE.

O la belle demande !

VALENTIN.

J’aurois tort d’en douter, l’apparence en est grande, [p. 81 ; L]
Parlons de nostre amour.

HYPPOLITE.

Non, disons-nous adieu,
Ton Maistre pesteroit s’il venoit en ce lieu.

VALENTIN.

945 J’y suis depuis ce mot pied-nuds sur des espines.
Le retour, comme on dit, seroit pis que matines290 ;
Adieu donc, Hyppolite !

HYPPOLITE.

Adieu donc Valentin,
Que sois-tu291 quelque jour mon réveille-matin.292

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

ASTRÉE, ORPHISE.

ASTRÉE.

Il faut de plus en plus que nostre esprit s’exerce [p. 82]
950 A prendre leurs écrits, et rompre leur commerce.
L’addresse* d’Hypolite a secondé vos veux,
Deplions cette lettre, et lisons toutes deux.

Lettre de Filemon à Florinde.

MADAME.

Je vous donne avis que vostre mari a mis ordre de surprendre nos lettres. Ce procedé me fait croire que [p. 83] les soupçons qu’il a pû concevoir, s’augmentent d’heure à autre ; S’il est ainsi, quoy que vous n’en soiez pas mal traittée maintenant vous le pourrez estre un jour. Je le crains

FILEMON.

SCENE II. §

LEANDRE, ASTRÉE, ORPHISE.

ORPHISE à ASTRÉE.

Cachez… [p. 84]

LEANDRE.

Encor un coup, ce procedé me fâche ;293 
Que puis-je presumer d’un écrit qu’on me cache ?
955 Dissimulons pourtant, et nous fermons les yeux ;
L’on est souvent puny d’estre trop curieux.
J’ay fait ce que j’ay pû, sans le pouvoir reduire :
Filemon ne croit rien capable de luy nuire.
Son coeur* pour le peril ne s’est point dementy ;
960 Il sortira bien-tost s’il n’est déja sorty.

ASTRÉE.

Il faut l’en empécher quelque soit son envie,
C’est à vous plus qu’à luy de conserver sa vie.
Il est logé chez vous, vous l’avez amené.
Du destin qu’il auroit vous seriez soupçonné.
965 Ma priere possible* aura plus d’efficace, [p. 85]
J’en obtiendray ce poinct ou de force ou de grace ;
Ma cousine venez, en ce pressant danger,
Nous avons tout à craindre, et rien à negliger.

SCENE III. §

LEANDRE seul.

[LEANDRE.]

A mille autres ces soins donneroient de l’ombrage* ;
970 Mais le Ciel n’est pas dur, ou bien294 Astrée est sage.
Ses plus secrets desirs se conforment aux miens.
Elle suit mon humeur, mes pensers sont les siens.
J’estime Filemon, Astrée en fait de mesme :
Et l’aime seulement à cause que je l’aime.

SCENE IV. §

SYLVAIN, LEANDRE.

SYLVAIN.

975 Il me faut aquiter de ma commission. [p. 86]

LEANDRE.

Sylvain, qui cherche tu ?

SYLVAIN.

Vôtre amy de Lyon.

LEANDRE.

Pourquoy ?

SYLVAIN.

Pour luy donner le billet que je porte.

LEANDRE.

De la part ?

SYLVAIN.

De mon Maistre. [p. 87]

LEANDRE.

En user de la sorte !
Donne le moy.

SYLVAIN.

Je crains.

LEANDRE.

Donne sans resister,
980 Il luy fait un deffi ; je n’en doy pas douter.
En voicy le cartel295, tout semble me le dire :
J’en ferois un serment avant que de le lire.
Alcipe, vos respects sont feints et dangereux ;
Ce n’est pas là le trait d’un homme genereux*.
985 Appeler mon amy ! je commence à connoistre
Que vous ne l’estes pas, ou ne voulez plus l’estre.
Je liray ce billet, non pour m’en asseurer ;
Mais pour en voir le style, et puis le déchirer.

Lettre d’Alcipe à Filemon. [p. 88]

MONSIEUR .

J’ay fait reflexion sur le sujet de nôtre different ; j’eus tort de m’emporter, et j’avoüe que vôtre recit fut plus obligeant qu’outrageux. Je vous recherche d’amitié, si vous n’estes moins genereux* que je me le persuade, vous ne refuserez pas qu’ayant aujourd’huy à visiter Leandre pour quelque chose de secret, nous nous entrevoyons, et estouffions toute nôtre haine dans nos embrassemens296, je vous en prie, et suis vôtre tres affectionné serviteur, et si vous le voulez dés maintenant,

Vostre tres intime amy Alcipe.

Je demeure confus, ma surprise est estrange.
990 Alcipe, mon regret me punit et vous vange ;
Je meurs de déplaisir* qu’un soupçon si tost pris
M’ait fait parler de vous avec tant de mépris.
Indices decevants*, clartez fausses et sombres.
C’est la derniere fois que je suivray vos ombres,
995 C’est la derniere fois que je seray deceu*,
Et mon repos troublé d’un soupçon mal conceu.
Va retrouver ton Maistre, et luy dis qu’avec joye [p. 89 ; M]
J’ay receu de ta main le billet qu’il envoye.
J’attends icy qu’il vienne, au reste cele* luy
1000 Ce qu’un trompeur soupçon m’a fait dire de luy.

SCENE V. §

ALCIPE, LEANDRE, SYLVAIN.

ALCIPE portant le bras droit en écharpe.

Mon secret est pressant, et ne m’a pû permettre
D’attendre pour venir, response de ma lettre.
Au surplus cher amy ! voyez moy d’un bon œil.
J’ay salüé vostre hoste, et luy m’a fait accueil :
1005 Nos petits differens sont esteins sans reserve,
Et j’entreprendray tout s’il faut que je le serve.

LEANDRE.

Les grands coeurs d’ordinaire ont de prompts mouvements ;
Mais ces nobles chaleurs297 ne durent pas long-temps.
Un important secret vous amenoit encore ?

ALCIPE.

1010 Ce secret est l’aveu d’un feu qui me devore, [p. 90]
Et qui rendu plus grand depuis vostre retour,
Ne sçauroit differer à se produire au jour ;
N’osant rien esperer de ma propre personne,
Si ce feu ne vous plaist, tout espoir m’abandonne ;
1015 Et si vôtre credit* n’agit en ma faveur,
Je mourray du beau trait qui m’a blessé le coeur298.

LEANDRE.

Pour vos felicitez si je puis quelque chose,
Il n’est rien que je craigne, il n’est rien que je n’ose ;
Il n’est rien où mes soins ne veüillent témoigner
1020 Qu’un amy me fait tort, qui pense m’épargner299 ;
Declarez moy d’où naist vostre amoureux martyre :
J’employeray le credit*, la priere et l’empire.
Je n’entreprends jamais une chose à demy,
Et sçay bien le devoir d’un veritable amy.

ALCIPE.

1025 La divine beauté dont mon ame est esprise ;
C’est et sera toûjours l’incomparable Orphise ;
Mais qu’avecques raison, je crains que ses attraits
Soient peu d’intelligence avecques mes souhaits !
Cher Leandre vous seul favorable à ma plainte, [p. 91]
1030 Pouvez facilement dissiper cette crainte :
Orphise vous est proche, et si vous l’y portez,
Son inclination suivra vos volontez.

LEANDRE.

Oüy je vous le promets, je feray mon possible
Pour la rendre à vos voeux exorable* et sensible* :
1035 Un plus noble party ne se peut proposer ;
J’essairay dés tantost* de la l’y disposer.

ALCIPE.

Je croy qu’il vaudroit mieux, avant que300 luy rien dire,
Tâcher de m’acquerir sur elle quelque empire ;
Luy faire les doux yeux, luy marquer mon tourment ;
1040 L’incliner à l’amour sans qu’elle sçeut comment ;
Et par la complaisance aux Amants ordinaire,
Avant que de parler301, m’asseurer de luy plaire.

LEANDRE.

L’avis est raisonnable, et me fait presumer
Que vous composeriez un nouvel Art d’aimer302.

ALCIPE.

1045 Cependant303 à l’objet* qui mes ardeurs excite [p. 92]
Chez vous sous vôtre aveu*, je puis rendre visite.

LEANDRE.

Vous y pouvez venir comme en vôtre maison.

ALCIPE.

Adieu ; cette faveur est sans comparaison,
Mon esperance croist, et ma peur se dissipe.
(Il laisse tomber un billet.)

SCENE VI. §

LEANDRE seul.

[LEANDRE.]

1050 Ce papier est tombé de la poche d’Alcipe, [p. 93]
Seroit-ce à son insceu, seroit ce par dessein ?
Je n’en sçaurois former un jugement certain.
Liray-je cét écrit, dois-je ne le pas lire ?
Secret empressement, ne me le peux tu dire ?
1055 Mouvement curieux ne sçaurois-tu juger
S’il doit me satisfaire ou s’il doit m’affliger ?
Enfin quelque en mon coeur en puisse estre l’atteinte ;
La curiosité l’emporte sur la crainte.

Billet d’Alcipe à Leandre.

LEANDRE.

Connoissez mieux vos veritables amis, des deux que vous croyez avoir, l’un vous sert et l’autre vous trahit. Je ne nomme personne ; mais je suis asseuré que si vous estiez revenu seul de Lyon, vôtre femme vivroit avecques plus d’honneur, et vous avec moins d’infamie.

Apres avoir leu.
Tu te méprends Alcippe, ou le flambeau des Cieux, [p. 94]
1060 N’est qu’un Comete304 en l’air qui paroist à nos yeux :
L’air un rien complaisant, et la terre une boulle
Qui se meut de tout temps, et que le destin roule :305
L’Ocean un amas de feux et de buchers ;
Ses poissons des oyseaux ; des hommes ses rochers ?
1065 Tu te trompes, te dis-je, et ton advis offence
Et la sagesse mesme et la méme innocence.
Astrée et la vertu s’accordent en ce poinct,
Qu’où l’une ne peut estre, aussi l’autre n’est point.
Alcipe toutesfois mon interest te touche,
1070 Ce n’est qu’un envers moy que ton coeur et ta bouche ;
Tu me cheris sans fard, et ta sincerité
M’apprend que cét écrit n’est pas sans verité.
Mais que mal-aisément, et qu’avec peine extréme
Un homme se resoult à blâmer ce qu’il aime !
1075 Que difficilement il demeure d’accord
Des choses qu’il redoute à l’égal de la mort !
Astrée, il est trop vray que vous m’estes parjure ;
J’en ay pour mon mal-heur306 plus d’une conjecture :
J’en rencontre à regret dedans mon souvenir
1080 Trop d’indices puissants, que j’en voudrois bannir.
Par deux diverses fois surprise à l’impourveuë*,
N’avez vous pas caché des écrits à ma veuë ?
N’avez vous pas loüé d’un air, que j’ay repris [p. 95]
L’insolent qui me traitte avec tant de mépris,
1085 Le temeraire amy, l’ame perfide et noire,
Qui soüille ingrattement et mon lict et ma gloire ?
C’estoit peu, lâche femme, infidelle moitié ;
Seul et digne sujet de mon inimitié !
Tu m’as enveloppé dans tes sales* pratiques,
1090 J’ay servi d’instrument à tes feux impudiques.
J’ay moy-méme à ton gré supplié ton Amant
Qu’il se tint au logis, ou sortit rarement307.
C’estoit pour le mieux voir, et selon ton envie
Estre en ta sale* ardeur à toute heure assouvie.
1095 Si tu crois t’excuser, tu le pretends en vain ;
Rien ne peut m’arracher le poignard de la main.
De tes brutalitez j’ay trop de connoissances,
En pourrois-je douter apres tant d’apparences ?
Non non, je ne le puis, et je ne le doi pas ;
1100 Mais vanger mon affront et haster son trépas :
Tu mourras, il le faut.

SCENE VII. §

LEANDRE, HYPPOLITE.

HYPPOLITE.

De qui parle Leandre, [p. 96]
Son discours est obscur, tâchons à308 le comprendre.

LEANDRE.

Rien ne te peut parer de ce funeste coup,
Je te plainds toutesfois, et je me plainds beaucoup ;
1105 Mais mon honneur le veut, sois y donc preparée ;
Je tiendray ma parole, et tu mourras Astrée !

HYPOLITE à l’écart.

Qu’a-t’il dit, qu’ay-je oüy*, Ciel quelle est sa fureur !
Allons par nos avis empécher ce mal-heur.

SCENE VIII. §

LEANDRE seul.

[LEANDRE.]

Amy qui mieux que moy decouvres l’artifice*, [p. 97 ; N]
1110 Que ne te dois-je pas pour un si bon office* ?
Tous deux m’assassinoient par un si lâche tour ;
Puisque le poinct d’honneur309 m’est plus cher que le jour.
Tu brûles pour Orphise, ah deviens froid pour elle !
Elle est d’intelligence avec mon infidelle ;
1115 Tu courrois mesme sort, et bien-tost mesme affront
Noirciroit ta memoire, et rougiroit ton front310.
De ce pressentiment le motif est bien ample,
Elle frequente Astrée, elle en suivroit l’exemple.
Elle vient la perfide, avec une chaleur311
1120 Qui montre assez les feux qu’elle cache en son coeur.

SCENE IX. §

LEANDRE, ASTRÉE, HYPPOLITE.

ASTRÉE.

Monsieur informez moy de l’outrage ou du crime, [p. 98]
Pour qui312 ma mort vous semble aujourd’huy legitime ?
Je viens sçavoir de vous le sujet du dessein
Qui vous porte à me mettre un poignard dans le sein.
1125 De quoy vous plaignez vous, de quoy suis-je coupable ;
Quel crime ay-je commis, m’en croyez vous capable ?
Expliquez-vous, Leandre, ou mes justes* douleurs
Previendront en ce lieu, l’effet de vos fureurs.

LEANDRE bas.

L’innocente personne ! il est juste, Madame,
1130 Que je vous ouvre icy jusqu’au fond de mon ame ;
Mais qu’Hyppolite sorte, un homme est peu discret*,
Qui declare à plusieurs un semblable secret.

HYPPOLITE bas en s’en allant.

Je le comprends assez sans que l’on me le die313, [p. 99]
Il la veut poignarder, Cieux quelle perfidie !
1135 A quel aveuglement s’est-il abandonné ?
Mais détournons ce coup avant qu’il soit donné.

SCENE X. §

LEANDRE, ASTRÉE.

ASTRÉE.

Hyppolite est sortie. [p. 100]

LEANDRE.

Il faut fermer la porte,
Aucun314 ne doit entendre un secret de la sorte.

ASTRÉE.

Il va trancher mes jours, l’indice en est trop grand.
1140 J’en voy venir le coup que mon courage* attend ;
Quel desespoir le meut, quelle fureur l’inspire ?

LEANDRE.

Ne vous doutez vous point de ce que je veux dire ?

ASTRÉE.

Vôtre trouble present d’où procede le mien, [p. 101]
Est un fâcheux Enigme315 où je ne comprends rien :
1145 Toutesfois ma memoire en ce mal-heur heureuse,
Mais pour le croistre aussi peut-estre ingenieuse,
Me propose qu’Alcipe estoit tantost icy.
J’augure que luy seul cause vôtre soucy* ;
Et que ce faux amy dissimulant sa haine,
1150 Vous a fait des discours qui vous mettent en peine.

LEANDRE.

Madame apprenez moy de qui vous le tenez.
Vous en estes instruite, ou vous le devinez :
Ce que j’ay sçeu de luy, trouble en effet ma joye,
Et vous fera mourir, si le Ciel n’y pourvoye.

ASTRÉE.

1155 Il invente, il suppose et ce méchant esprit
Ne tend qu’à vous tromper de parole ou d’écrit.
Ne vous y fiez pas, jugez mieux de son ame ;
Que l’amitié defere à l’amour d’une femme.
La malice316 qu’il a, ne peut s’imaginer,
1160 Alcipe me veut perdre, et vous veut ruïner317.

LEANDRE.

Ni vostre opinion, ni vostre médisance, [p. 102]
Ne sçauroit en ce poinct affoiblir ma croyance.
Alcipe est veritable, il ne suppose rien,
Mon interest le touche, il veille pour mon bien ;
1165 S’il songe à mon honneur, je songe au sien de mesme ;
Il me sert, je le sers ; il me cherit, je l’aime.
Bref entre mes amis il n’est pas le dernier :
Mais que sers ce discours ? vous m’allez tout nier.

ASTRÉE.

Oüy je vay tout nier ; pour plaire à son envie,
1170 Accorderay-je un poinct si fatal à ma vie ?

LEANDRE.

Vous le confessez-donc, vous en devez mourir.

ASTRÉE.

Oüy, le Ciel mesme à tort me voudroit secourir :
Sans marquer mon regret par des ruisseaux de larmes,
Mes mains mes propres mains auroient recours aux armes.

LEANDRE.

1175 L’Arrest en est donné, c’est fait de vostre sort ;
Mon honneur m’y contraint, attendez donc la mort.

SCENE XI. §

FILEMON, ORPHISE, ASTRÉE,LEANDRE, HYPPOLITE.

FILEMON.

Cruel, impitoyable, inhumain, sanguinaire ! [p. 103]
Ouvrez, ou vous verrez, ce qu’un effort* peut faire.

LEANDRE.

User de violence !

FILEMON.

Ouvrez vous dis-je, ouvrez.

LEANDRE.

1180 Que je sçache pourquoy ?

FILEMON.

Tantost* vous le sçaurez. [p. 104]
(Leandre ouvre.)
(Estant entré.)
Quelle aveugle fureur, quelle soudaine rage
Vous conseille aujourd’huy ce criminel outrage ?
Par quelle aversion, par quelle inimitié
Vostre bras s’arme-t’il contre vostre moitié ?
1185 Et pour dire en un mot, quelle brutale envie,
Vous fait, mari barbare, attenter sur sa vie ?

LEANDRE.

Moy vouloir accourcir la trame de ses jours ?
D’elle, sans qui des miens j’arresterois le cours ?
D’où vous naist ce soupçon, d’où vous vient cette crainte ?

FILEMON.

1190 C’est inutilement recourir à la feinte,
C’est nous cacher en vain ce que nous connoissons ;
Un indice trop fort establit nos soupçons,
Hyppolite parlez, et dittes à sa honte
Les propos qu’a tenus sa colere trop prompte.

LEANDRE.

1195 Qu’est-ce donc que j’ay dit, qu’as-tu donc entendu ?

HYPPOLITE.

Ces mots dont mon esprit est resté confondu ; [p. 105 ; O]
Mais mon honneur le veut, sois y donc preparée 
Je tiendray ma parole, et tu mourras Astrée.

LEANDRE.

Propos mal entendus, discours mal digerez,
1200 Soupçons injurieux, et mal conjecturez !
J’ay prononcé ces mots, je ne m’en puis deffendre,
Mais elle, Astrée et vous les deviez mieux entendre318.
Escoutez seulement, vous serez convaincus :
Alcipe m’est venu demander mil écus,
1205 Il les doit, on le presse, il les faut sans demeure* ;
Par mal-heur je n’ay pas cette somme pour l’heure ;
L’amitié toutesfois qui m’a parlé pour luy,
M’a fait la luy promettre au plus tard aujourd’huy.
Je ne sçay d’où l’avoir ; dans le temps où nous sommes
1210 Emprunter de l’argent, c’est poignarder les hommes.
L’on ne preste plus rien, et moins que mille écus
Feroient qu’un honneste homme auroit mille refus :
Obligé neantmoins de tenir ma promesse,
Je me suis en révant* avisé d’une adresse*,
1215 C’est de faire tantost* venir des joüailliers,
Leur proposer bijous, bagues, pendants, coliers,
Ce qu’Astrée en un mot peut avoir de plus rare, [p. 106]
Et dont selon son gré parfois elle se pare ;
Je sçay comment son sexe aime ces petits biens,
1220 Qu’ils sont tous ses plaisirs, et tous ses entretiens.
J’ay crû que pour Alcipe executant mon Zele*,
Astrée en souffriroit une peine eternelle,
Et que la dépoüiller de ces petits thresors,
Ce seroit d’un seul coup luy donner mille morts.
1225 L’ame de ce penser diversement émeuë,
Je me deliberois319 d’en éviter l’issuë,
Quand l’objet320 d’un ami nuisible à mon repos,
M’a fait, je m’en souviens prononcer ce propos ;
Mais mon honneur le veut, sois321 y donc preparée,
1230 Je tiendray ma parole, et tu mourras Astrée ;
Voila de vos soupçons les indices puissans ;
Mais de ce que j’ay dit, le veritable sens.

FILEMON.

Certes nous avons tort.

ASTRÉE.

Leandre est seul coupable,
Et si je l’oze dire, il n’est pas excusable ;
1235 A-t’il deu presumer qu’estant ce que je suis,
Un absolu refus augmentast ses ennuys ?
Recevez cette clef, allez sans plus attendre, [p. 107]
Prendre en mon cabinet, les choses qu’il faut vendre,
Satistaites Alcipe avant la fin du jour,
1240 Et recevez de moy cette preuve d’amour.

LEANDRE.

O femme genereuse ! ô femme complaisante,
Que ce consentement me plaist et me contente,
Que ce trait de bonté remplit bien mes souhaits :
Ami, parole, honneur vous serez satisfaits.

SCENE XII. §

FILEMON, ASTRÉE, ORPHISE.HYPPOLITE.

ASTRÉE.

1245 Genereux* Cavalier, je ne sçaurois moins faire [p. 108]
Que de vous appeler mon Ange tutelaire ;
Encor que le peril ne fut que supposé
Pour l’eloigner de moy, vous avez tout osé.
Le pouvoir d’un mari, ses fureurs, son ombrage*,
1250 N’ont point intimidé vôtre illustre courage*.

FILEMON.

Il n’est point de danger que je n’affronte ainsi
Pour vous servir, Madame, et vous Madame aussi.

SCENE XIII. §

ASTRÉE, ORPHISE, HYPPOLITE.

ORPHISE.

Qu’en dirons nous cousine, et qu’en devons nous croire, [p. 109]
Laquelle de nous deux occupe sa memoire ?
1255 Vous servir luy seroit un glorieux employ ;
Il dit en mesme temps, mesme chose de moy.
Qu’en devons nous juger, laquelle est ce qu’il aime ?
Si mon amour est grand, mon soupçon est extréme,
Il me parloit de feux, mais pour vous secourir,
1260 L’a-t’il fallu presser, a-t’il craint de mourir ?

ASTRÉE.

Vôtre soupçon, cousine, est juste, je l’avouë,
Dans le doute où je suis, je le blâme et le louë ;
S’il m’aime, il se méprend : s’il vous aime, il fait bien ;
D’Orphise il aura tout, d’Astrée il n’aura rien.

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

[LEANDRE.]

LEANDRE seul tenant une lettre.

1265 Sacré respect d’Hymen*, sentimens de tendresse, [p. 110]
Silence, abandonnez une espouse traistresse,
Je croy, je sçay, je voy son infidelité322,
Ce n’est plus un soupçon, c’est une verité,
Leur lâche trahison, me paroist toute nuë,
1270 Cette lettre convainc ma raison et ma veuë,
Cét infidelle écrit dit tout fidellement,
Et quoy qu’il soit müet il parle hautement,
J’y lis leur lâchetez, j’y voy leur artifice,
Chaque trait de leur plume, en est un de malice,
1275 Le Ciel à qui nos coeurs ne sçauroient rien cacher,
Me fournit ce témoin qu’on ne peut reprocher323.
(Il lit.)

Lettre de Filemon à Florinde. [p. 111]

MADAME.

Je vous donne avis que vostre mari a mis ordre de surprendre nos lettres. Ce procedé me fait croire que les soupçons qu’il a pû concevoir, s’augmentent d’heure à autre ; s’il est ainsi quoy que vous n’en soiez pas mal-traittée maintenant vous le pourrez estre un jour. Je le crains, mais si ma crainte est vraye, declarez le moy, rien ne m’empéchera de vous voir, et de trouver si vous y consentez, le moyen de vous delivrer de sa tyrannie ; au reste comme vostre réponse nous importe à tous deux également, ne la confiez qu’à Hyppolite, qui me la fera tenir, et pour chercher en tout nostre seureté, que la suscription soit d’autre main que de la vôtre, changez de cachet, et faittes l’adresse non plus à Filemon, mais au Cavalier Alcandre chez Arimant dans la Place-Royale324.

Traistre ami, qui me rend mon espouse ennemie,
Pourquoy m’as-tu jetté dedans cette infamie325 ?
Pourquoy de cét opprobre as-tu chargé mon front ?
1280 Ah ! je me vangeray de ce sensible326 affront,
Ma colere sera pleinement assouvie ; [p. 112]
Tu m’as osté l’honneur, je t’osteray la vie,
Quand on noircit ainsi les hommes de mon rang,
Pour laver cette tâche, ils demandent du sang327.
1285 Et toy perfide femme autre fois tant aimée !
Pourquoy si lâchement trahir ta renommée ?
Pourquoy jusqu’à ce poinct dementir ta vertu ?
Qui t’en peut excuser, quel sujet en as-tu ?
N’as-tu pas dessus moy toûjours eu cét Empire*,
1290 Que l’amour nous demande et que l’Hymen* desire ;
T’ay-je rien refusé, qu’est-ce en quoy mes désirs
Ont jamais négligé de suivre tes plaisirs ?
Quelque reste d’amour en ta faveur s’exprime,
Je tâche de trouver quelque excuse à ton crime ;
1295 Mais je n’en trouve point, et puis je dois sçavoir
Qu’un tel aveuglement328 n’en peut jamais avoir ;
Ta faute est sans excuse, elle sera sans grace.
J’apprends de mon honneur ce qu’il faut que je fasse ;
Son rigoureux desir s’accorde à mon souhait,
1300 Il demande ta mort, il sera satisfait.

SCENE II. §

ALCIPE, LEANDRE, SYLVAIN.

LEANDRE.

O vous ami parfait accourez à mon aide ! [p. 113 ; P]
Par vous j’ay sçeu mon mal, donnez y du remede.
Toute chose est commune aux amis genereux*,
Joignons donc nos efforts* et nous vangeons tous deux.

ALCIPE.

1305 Dequoy ?

LEANDRE.

L’ignorez-vous ? d’une femme infidelle,
D’un lâche et faux ami qui m’outrage avec elle ;
De deux objets aimez, de qui je suis hai,
De qui je suis trompé, de qui je suis trahi :
De Filemon, d’Astrée, et s’il vous faut tout dire,
1310 De celle qui sur vous s’est acquis de l’empire :
D’Orphise, d’Hyppolite, enfin de tous les miens ; [p. 114]
Voyez ce qu’en depose un écrit que je tiens.

ALCIPE apres avoir leu.

Apres ce témoignage on ne peut que respondre.
Quelque excuse qu’on cherche, il la sçaura confondre,
1315 Orphise toutesfois n’est point nommée ici.

LEANDRE.

L’amour parle pour elle, et vous aveugle aussi.
Ignorez vous encor qu’elle et ma lâche femme
Semblent dedans deux corps n’avoir qu’une seule ame ?
Que l’une ne fait rien que l’autre ne l’ait sçeu ?
1320 Elle vous decevroit* comme elle m’a deceu*.

ALCIPE.

Il n’en faut plus parler, j’ay l’ame trop outrée :
J’aime dés maintenant Orphise moins qu’Astrée ;
Mais comment cét écrit qui les accuse tous,
A-t’il pû de leurs mains passer jusques à vous ?

LEANDRE.

1325 Mon ingratte moitié, seul objet de ma haine,
A le tenir secret mettoit toute sa peine ;
Mais dans son cabinet introduit par bon-heur, [p. 115]
Je l’ay veu, je l’ay pris, j’ay leu mon dés-honneur.

ALCIPE.

Que pretendez vous faire en cette conjoncture ?

LEANDRE.

1330 Ce que veut un affront de pareille nature,
Ce que le poinct d’honneur conseille aux nobles cœurs ;
Esteindre dans leur sang leurs coupables ardeurs.

ALCIPE.

Joignez le jugement avecques le courage* :
Filemon doit tout seul perir dans cét orage ;
1335 Les autres ne sont pas pour supporter vos coups,
Il faut que le sujet se mesure au courroux.
Qu’il ait pareille force, et que la resistance
Soit cause que le coup ait plus de violence ;
Abandonnez Astrée : Un genereux* dédain,
1340 Luy sera plus mortel qu’un coup de vostre main.

LEANDRE.

J’écoute vôtre avis que je pourray bien suivre ;
Mais mon perfide ami demain ne doit plus vivre.
Quelque Dieu qu’à son aide il invoque aujourd’huy,
Mes sanglantes fureurs doivent fondre sur luy.
1345 Oüy le juste dessein de chatier ce traistre, [p. 116]
Est tout prest d’éclatter, s’il sçavoit où paroistre.
Car de me l’immoler dedans nôtre maison,
Cét acte auroit des traits de quelque trahison.
Pour perfide qu’il soit, pour lâche qu’on le nomme,
1350 Je le voudrois pourtant traitter en honneste* homme.
Le voir hors de chez moy, l’y punir, me vanger ;
Contenter mon dépit, ou du moins l’alleger.
Mais quoy ce criminel, si digne de ma haine,
Est par cette raison à couvert* de sa peine.
1355 Il ne sort point du tout, et simple que je suis,
J’ay moy-mesme adjousté ce comble à mes ennuis* !

ALCIPE.

Si c’est ce sujet seul qui s’oppose au tonnere
Dont l’éclat foudroyant le doit jetter par terre ;
Je sçais et rien du tout ne l’en peut garentir,
1360 L’infaillible moyen de l’en faire sortir.
Allez, d’un seul moment n’en differez l’issuë,
Vous n’avez qu’à l’attendre en la prochaine ruë.

LEANDRE.

J’y vay dans le dessein de ne rien pardonner,
D’y recevoir la mort, ou bien de la donner.

SCENE III. §

ALCIPE, SYLVAIN.

ALCIPE.

1365 Courage, mon amour augmente et persevere : [p. 117]
La fortune329 se rend, tout me devient prospere330.
Je touche au doux moment si long-temps attendu,
Je m’en vais tout gagner, où j’avois tout perdu.
Soit que Leandre tuë, ou soit tué luy mesme ;
1370 L’un et l’autre trespas rend mon bon-heure extréme.
La fin de ce combat ne peut trahir mes voeux,
D’un et d’autre costé j’obtiens ce que je veux.
S’il tuë il faut qu’il fuye, et cependant331 ma flâme
Pourra tout à loisir solliciter sa femme.
1375 S’il est tué, mon sort ne sera pas moins doux,
J’aime Astrée et pourrois devenir son espoux.
Toy, Sylvain, qui tantost reprenois ma conduitte ;
Tiens un autre discours, admires-en la suitte ;
Si j’avois écouté tes conseils et ta peur,
1380 Je ne me verrois pas si prés de mon bon-heur.

SYLVAIN.

On se trompe parfois, et contre l’apparence, [p. 118]
Un orage impreveu destruit nôtre esperance.
On eschouë à la rade, et vos pareils souvent,
Croyans tenir un corps, n’embrassent que du vent.
1385 Quelque soit vôtre joye332, elle est mal asseurée,
Et crains qu’elle ne soit de fort peu de durée.

ALCIPE.

Tay-toy, tu me déplais de tenir ce discours ;
Tout me rit333, j’apperçoy l’objet de mes amours.
Filemon la conduit, feignons de bonne grace,
1390 Et l’obligeons par ruse à nous ceder la place.

SCENE IV. §

FILEMON, ASTRÉE, ALCIPE,SYLVAIN[, HYPPOLITE].

ALCIPE.

Ah ! Madame, j’allois, il y va, je l’ay veu, [p. 119]
Sans second334, on le dit, il est vray, je l’ay sçeu ;
C’est pour tirer raison d’une injure receuë :
Ils se doivent trouver dans la prochaine ruë,
1395 Inhumain envers vous, à soy-mesme cruel
Leandre.

ASTRÉE.

Qu’est-ce donc ?

ALCIPE.

Va se battre en duel,
Si j’avois la main libre, on verroit mon espée
En cette occasion volontiers occuppée.

FILEMON.

Il suffit de la mienne, et d’un zele* aussi grand [p. 120]
1400 Je feray repentir quiconque l’entreprend335.

SCENE V. §

ALCIPE, ASTRÉE.[HYPPOLITE, SYLVAIN.]

ALCIPE.

Leandre a de l’adresse autant que de courage ;
Mais le sort en ce poinct imite le visage336.
Qu’il paroist different, qu’il est souvent trompeur,
Qu’il dement la pensée et qu’il trahit le coeur !

ASTRÉE.

1405 Son bon droict maintenu de la faveur celeste,
Détournera de luy tout accident funeste.

ALCIPE.

Mais enfin, si le Ciel permettoit son trespas ?

ASTRÉE.

Je le suivrois de prés, j’irois dessus ses pas. [p. 121 ; Q]

ALCIPE.

Quoy cedant à l’excez d’une douleur profonde,
1410 D’un si rare ornement vous priveriez le monde ?
Vous laisseriez perir tant de divins attraits ?
Toute la terre en dueil en feroit des regrets,
Tous les yeux pleureroient cette perte commune,
Et Charon337 passeroit cent milles ames pour une.
1415 Formez d’autres desseins, tenez d’autres discours,
Et souhaittez plustost d’eterniser vos jours.
De quelle vaine crainte estes vous allarmée ?
Une galante veuve est toûjours estimée.
C’est toûjours un objet cherissable et cheri,
1420 Qui ne manque jamais d’amant ou de mari.

ASTRÉE.

Alcipe gardez bien338 d’en dire davantage.
De quel front osez vous me tenir ce langage ?
Est-ce là le respect que vous m’avez promis ?
Qu’est devenu ce coeur si pur et si soûmis ?
1425 Vos illicites feux se r’allument sans doute ;
Vôtre flâme renaist ; mais estouffez la toute.
Ma vertu continuë, et mes severitez [p. 122]
Vous puniroient enfin de vos temeritez.

ALCIPE.

N’importe, à vostre gré soyez douce ou severe.
1430 Oüy, ma flame renaist, elle croist, et j’espere :
La douceur ne peut rien, la force pourra tout,
J’entreprends rarement que je n’en vienne à bout.
Consentez…

ASTRÉE.

Insolent !

ALCIPE.

Consentez ou…

HYPPOLITE.

Madame,
Rentrez, et vous sauvez des mains de cét infame.

ALCIPE.

1435 Vous fuyez ; mais en vain, j’irois pour vous trouver,
Où le flambeau du jour ne sçauroit arriver.

SYLVAIN.

Monsieur.

ALCIPE.

Ne me di rien. [p. 123]

SYLVAIN.

Mais Leandre peut estre…

ALCIPE.

Leandre ne vit plus, ou n’ose plus paroistre.

SCENE VI. §

LEANDRE, FILEMON.
(Pour lier la Scene, il faut que Leandre paroisse en un coin du Theatre. )339

LEANDRE.

Je le voy le perfide, il vient le suborneur. [p. 124]
1440 Mourons dans ce combat, ou vangeons nôtre honneur :
Deffends-toy, lasche ami.

FILEMON.

Leandre.

LEANDRE.

L’artifice*
Ne sçauroit d’un moment reculer ton supplice.

FILEMON.

Vous me méconnoissez.

LEANDRE.

Non, infidele, non.

FILEMON.

Considerez, je suis… [p. 125]

LEANDRE.

Le traistre Filemon.

FILEMON.

1445 Je m’offence à ce mot, Leandre que je sçache,
Qui vous fait me traitter d’infidelle et de lasche ?

LEANDRE.

Tu ne le sçais que trop ; mais sans plus repliquer,
Ce n’est que par ce fer que je veux m’expliquer,
Deffends-toy donc.

FILEMON.

Le sang au visage me monte,
1450 Tout autre esprouveroit ma colere plus prompte.
Je vous satisferay n’en doutez nullement :
Mais ne me niez* pas cét éclaircissement.
Que je connoisse au moins la nature du crime
Qui m’acquiert vostre haine, et m’oste vostre estime.

LEANDRE.

1455 Ce crime est le plus noir qu’on ait jamais commis ; [p. 126]
Horrible et detestable à tous les vrais amis.
Attenter sur mon lict, abuser de ma femme !
Sus l’espée à la main, ce penser seul m’enflamme.

FILEMON.

Je ne la l’y mets point, l’innocent opprimé
1460 Se tient plus fort tout nud, qu’un criminel armé ;
Tenez voila mon sein, faites une ouverture :
Vous verrez dans mon coeur une amitié plus pure.

LEANDRE.

A la fin j’auray tort !

FILEMON.

Vous l’aurez en effet,
Avec le repentir de l’affront qui m’est fait.
1465 Quel indice avez vous qui marque mon offence ?

LEANDRE.

J’en ay plus d’une preuve et plus d’une apparence ;
Mais pour n’en faire pas un importun recit :
Consultez ce billet, et voyez ce qu’il dit.
(Il lit le billet qu’Alcipe a laissé tomber.)
[p. 127]
Vous demeurez confus.

FILEMON.

(Apres que Filemon a leu.)
J’imagine, je songe
1470 Qui peut avoir écrit cét horrible mensonge ?
Quiconque l’a pû faire, est certain de sa mort :
Ce projet de mon coeur est un Arrest du sort.

LEANDRE.

C’est,

FILEMON.

Poursuivez.

LEANDRE.

Alcipe.

FILEMON.

Alcipe, le perfide !
Fut-il un Gerion, je seray son Alcide.340
1475 Je ne vous ay jamais à ce point offencé ;
C’est un traistre imposteur.

LEANDRE.

Je l’avois bien pensé.

FILEMON.

Ne m’osant attaquer avec la force ouverte, [p. 128]
Sa malice en secret tente tout pour ma perte :
Mais le lâche qu’il est, se le promet en vain.
1480 Sçachez que sa blesseure est un coup de ma main.
Que vous estes celuy dont il aimoit la femme,
Et que pas un que moy n’a puni cét infame.
Vous apprendrez un jour cette histoire à loisir.

LEANDRE.

Alcipe m’auroit fait ce sanglant déplaisir !
1485 Non cela ne se peut, si je l’aime, il m’honore.
A cét autre témoin que direz vous encore ?
(Il luy donne la lettre qu’il a trouvée dans le cabinet d’Astrée.)

FILEMON.

Ce témoin me convainct bien moins que le premier.
Cét écrit est de moy ; je ne le puis nier,
Je l’adresse à Florinde, et mande* à cette belle,
1490 Que j’ay le mesme coeur qu’autre fois j’eus pour elle ;
Et que si son mari la traitte rudement,
J’en meditte et resous le dernier chatiment.

LEANDRE.

Mais en ce grand dessein que peut faire Hyppolite ? [p. 129 ; R]

FILEMON.

Qu’aisement un soupçon dans vôtre ame s’excite !
1495 Hyppolite est parente et confidente aussi
De la belle affligée à qui j’écris ceci :
Ressouvenez vous en, vous l’avez cent fois veuë
Dans le bal, au Theatre, au Temple341, et dans la ruë.

LEANDRE.

Oüy je m’en ressouviens, et reçois des clartez
1500 Qui dissipent mon doute et mes obscuritez.

FILEMON.

Leandre à vôtre tour tirez moy d’une peine.
D’où vous vient cét écrit ? faittes que je l’apprenne.
Vous avez au rapport qu’Alcipe vous a fait,
Corrompu le Courrier, ou gagné mon valet.
1505 L’apparence le dit, et m’oblige à le croire.

LEANDRE.

Vous m’accusez à tort d’une action si noire.
J’use moins d’artifice*, et ma sincerité
Ne me permit jamais une infidelité.

FILEMON.

Mais cette lettre enfin ? [p. 130]

LEANDRE.

Consultez en Astrée ;
1510 C’est dans son cabinet que je l’ay rencontré*.

FILEMON.

Allons donc la trouver et nous éclaircissons342
Sur les divers motifs de nos fâcheux soupçons.
Qu’aujourd’huy nôtre erreur tout à fait se dissipe ;
Hastons nous, nous pourrons y rencontrer Alcippe ;
1515 Et le traistre avoüera, s’il n’aime mieux perir,
Qu’un autre plus que moy, ne vous sçauroit cherir.

LEANDRE.

Justes Cieux accordez à mon ame tremblante,
Qu’Alcipe soit coupable, et ma femme innocente !
Que j’apprenne de l’un le Zele* dangereux,
1520 De l’autre l’innocence et l’amour genereux*.

SCENE VII. §

ORPHISE, ASTRÉE, HYPPOLITE.

ORPHISE.

L’insolent vous parloit avec tant d’impudence ? [p. 131]

ASTRÉE.

Il a mesme passé jusqu’à la violence.
Il m’a dessus la gorge343 osé porter la main,
Et fait quelqu’autre effort* plus grand ; mais aussi vain.

SCENE VIII. §

ALCIPE, ASTRÉE, ORPHISE,HYPPOLITE, SYLVAIN.

HYPPOLITE.

1525 Il revient. [p. 132]

ASTRÉE.

Temeraire avez vous donc envie ?…

ALCIPE.

D’obtenir vos faveurs, ou d’avoir vostre vie.

ASTRÉE.

Ah ! le lâche courage*.

ALCIPE.

Ah ! le coeur sans pitié.

ASTRÉE.

Le genereux* amour ! la parfaitte amitié ! [p. 133]

ALCIPE.

Ne parlez plus d’ami, quand la vie est esteinte,
1530 Le coeur le plus zelé* n’a qu’une amitié feinte ;
Leandre ne vit plus, la mort vous le ravit,
Et je veux obtenir sa place en vostre lit.

ASTRÉE.

S’il ne vit plus, méchant, le Ciel le ressuscite
Pour prendre une vangeance égale à son merite.

SYLVAIN.

1535 Filemon l’accompagne.

ALCIPE.

Ah ! je suis découvert.

SYLVAIN.

Je vous l’avois bien dit.

ALCIPE.

Tout me nuit, tout me perd ;
Mais que tarday-je plus ? évitons leur colere,
Fuyons Sylvain. [p. 134]

SYLVAIN.

Fuyons, nous ne sçaurions mieux faire.

SCENE IX. §

LEANDRE, FILEMON, ASTRÉE,ORPHISE, HYPPOLITE,SYLVAIN, VALENTIN.
(Hyppolite retient Sylvain.)

LEANDRE.

Tien le bien Hyppolite.

FILEMON.

Arreste.

SYLVAIN.

J’obeïs.

FILEMON.

1540 Au brave qui s’enfuit, tu donnois des avis,
Et suivant d’aujourd’huy le Proverbe vulgaire*, [p. 135]
Estois de ses secrets le grand depositaire344 ?

SYLVAIN.

Monsieur, s’il eust voulu suivre mes sentimens,
Je ne recevrois pas ces mauvais traittemens.
1545 Luy dedans la chaleur d’une indiscrette* flame,
N’auroit pas attenté sur l’honneur de Madame ;
Ni de ce bras vainqueur, le juste et prompt secours,
Presque esteind dans son sang le flambeau de ses jours ;
Car enfin les filoux n’estoient qu’imaginaires,
1550 Leurs coups que fiction, nos clameurs que chimeres :
Et bien-tost en ce jeu l’on m’eut veu le trahir,
N’eust esté qu’un valet doit toûjours obeïr.

FILEMON.

Apres un tel aveu, quel soupçon vous demeure ?
Meritay-je de vivre, ou faut-il que je meure ?
1555 Suis-je un perfide ami ?

LEANDRE.

Mais ne le suis-je pas ?
Pour ma punition, est-ce assez d’un trespas ?
Hymen*, ami, vertu que j’ay tant offencée ;
Remarquez de quel trait j’en ay l’ame blessée,
Et que vostre Justice ait égard aujourd’huy [p. 136]
1560 A ne me punir pas des malices d’autruy.
Toy de mon faux ami confident et complice,
Tu devrois esprouver un rigoureux supplice ;
Mais puis qu’avec regret tu suivois ses desseins,
Ton mal ne sera pas si grand que tu le crains.
1565 Cependant à mes yeux n’oze jamais paraistre,
Et porte de ma part ce soufflet à ton Maistre.

VALENTIN.

Voila pauvres valets, comme on nous traitte tous,
Quand nostre sort permet que nous servions des fous.345

LEANDRE.

La verité connuë a dissipé mes douttes ;
1570 Et comme eux, cher ami, mes craintes le sont toutes :
Je joüis maintenant d’un repos accomply.

FILEMON.

Pour moy, je n’ay pas mis cette lettre en oubly.
Son secret m’inquiette, et je prirois Madame
De donner sur ce poinct quelque jour à mon ame.

ASTRÉE.

1575 Je le veux ; aussi bien de vostre part aussi,
Il me reste un soupçon qui doit estre éclairci :
Vous estes noble, riche, adroit en toute chose : [p. 137 ; S]
Qui vous void une fois vous aime ou s’y dispose.
Je vous connois discret*, modeste et genereux*,
1580 Je souhaittois de plus de346 vous voir amoureux,
Mais d’un digne sujet, et de qui l’Hymenée*
Avecque vôtre sort joignit la destinée.
J’ay creu, (vostre coeur mesme en a fait un aveu)
Que vous pouviez nourrir en secret quelque feu ;
1585 Et qu’ayant le merite égal à la fortune347,
Vous vous faisiez partout cent Maistresses pour une.
J’ay pensé d’autre part que dans l’éloignement
Une lettre entretient l’Amante avec l’Amant :
Que c’est où leur amour à bien feindre s’exerce,
1590 Et j’ay fait mon pouvoir d’en rompre le commerce.

[VALENTIN]348 bas.

Je suis perdu, Madame.

FILEMON.

Encor à quel dessein ?

ORPHISE.

Cousine.

ASTRÉE.

De vous mettre une autre ardeur au sein.

FILEMON.

Il n’estoit pas besoin incomparable Astrée ! [p. 138]
Admirable en beauté plus encor qu’admirée ;
1595 Il n’estoit pas besoin de prendre ce souci :
J’ay bien dedans le sein une autre ardeur aussi.
Dois-je la declarer, non non je la doy taire :
Dans cette passion, je suis trop temeraire.
Leandre, s’il le veut, m’y pourroit bien aider ;
1600 Mais l’en prier aussi, c’est trop se hazarder.
Toutesfois

ASTRÉE.

Filemon, n’achevez pas de grace.

ORPHISE.

Il l’aime et non pas moy.

FILEMON.

Que faut-il que je fasse ?
Escoutez un Amant à demy consumé
D’un feu que vous avez en partie allumé.

LEANDRE.

1605 Que pourroit-il pretendre ?

ASTRÉE.

Encor un coup silence. [p. 139]

FILEMON.

Ami, souscrirez-vous à cette violence ?
C’est me donner la mort, que me nier* ce bien.

LEANDRE.

Vous tenez un propos où je ne comprends rien.

FILEMON.

Il faut donc m’adresser à la divine Orphise :
1610 Elle en prendra le sens, ainsi que ma franchise*.
C’est elle qui m’enchaine, et qui me fait brûler ;
C’est le souverain bien dont je voulois parler.

ASTRÉE.

O Ciel ! quelle surprise ?349

ORPHISE.

Cousine qu’elle est douce !

FILEMON.

Vostre visage change, est-ce qu’il se courrouce ?
1615 Astrée, Orphise, ami favorisez mes feux, [p. 140]
Et n’éconduisez pas un discret amoureux.

LEANDRE.

Orphise est trop prudente, et trop respectueuse,
Pour contrefaire ici la fille dédaigneuse.
Ma cousine parlez, vainquez vôtre pudeur* ;
1620 Ne repondez vous pas à cette noble ardeur ?

ORPHISE.

Estant vostre parente et sous vostre tutele,
Si cette ardeur vous plaist, elle me semble belle.

ASTRÉE.

Ce mot a mon soupçon tout à fait éclairci.
Vous vous aimiez tous deux, et m’en doutois aussi ;
1625 Mesme pour mieux former ces douces harmonies,
Qui composent un tout de deux ames unies ;
Et de peur qu’en sortant vous ne vinssiez à voir
Quelque agreable objet qui peût vous émouvoir ;
J’ay sçeu sur un soupçon d’une noire entreprise,
1630 Vous retenir toûjours aupres de vostre Orphise.

LEANDRE.

Trop soupçonneux mari, j’ay pris à contre sens,
Ses pensers les plus saints et les plus innocens.

FILEMON.

Vous m’avez fait, Madame, une faveur insigne* ; [p. 141]
Je ne l’esperois pas, et je m’en crois indigne ;
1635 Mais si tout ce bon-heur n’est pas illusion,
Allons tout quatre ensemble en écrire à Lyon.

VALENTIN.

Hyppolite di moy si tu m’aimes encore ?

HYPPOLITE.

Non, c’est peu de t’aimer, Valentin, je t’adore350.

VALENTIN.

Je pensois échapper de tes mignons appas.

HYPPOLITE.

1640 Tu le peu faire encor ; car je ne t’aime pas.

FIN.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy donné à Paris le 9. jour de Juillet 1650. Signé, Par le Roy en son Conseil, LEBRUN. Il est permis à Toussainct Quinet Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre et distribüer une piece de Theatre intitulée, Les Soupçons sur les Apparences, pendant le temps de cinq ans entiers et accomplis351. Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires et autres, de contrefaire ledit Livre, ni de vendre ou exposer en vente d’autre impression que de celle qu’il a fait faire, à peine de trois mil livres d’amende, et de tous dépens, dommages et interests, ainsi qu’il est plus amplement porté par lesdittes Lettres, qui seront en vertu du premier Extraict tenuës pour bien et deuëment signifiées, à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 28. Juillet 1650.

Les exemplaires ont esté fournis.

Lexique §

Les lettres A., F. et R. entre parenthèses renvoient respectivement aux Dictionnaires de l’Académie française, de Furetière et de Richelet. Quand cela a été nécessaire, nous avons eu recours au Dictionnaire de la Langue française du XVIe siècle de Huguet, nous le signalons par la lettre H. entre parenthèses. Nous avons modernisé l’orthographe. Pour l’établissement de ce lexique, nous avons souvent suivi les définitions proposées par Gaston Cayrou352. Nous avons également consulté le Dictionnaire historique de la langue française de Rey. Les numéros renvoient aux vers correspondants.

Abord
Arrivée.
V. 749 ; 814.
Abord (d’)
Aussitôt, immédiatement.
V. 337 ; 624 ; 668 ; 750.
Adresse
Artifice, ruse, finesse.
V. 921 ; 951 ; 1214.
Aimable
Digne d’être aimé (Rey).
V. 554 ; 646 ; 727 ; 757.
Air
Façon, manière de se comporter (Rey).
V. 163 ; 166.
Appas
Attraits physiques, en poésie.
V. 40 ; 555 ; 619 ; 823.
Artifice
« Ruse, déguisement, fraude » (A.).
V. 595 ; 1109 ; 1441 ; 1507.
Aveu
Autorisation, permission.
V. 178 ; 1046.
Bureau
Agence, magasin.
V. 94.
Celer
Cacher.
V. 598 ; 899 ; 999.
Charme
« Puissance magique par laquelle, avec l’aide des démons, les sorciers font des choses merveilleuses, au-dessus des forces ou contre l’ordre de la nature […]
V. 369
Sign. fig. Attrait, appât, qui plait extrêmement, qui touche sensiblement » ( A.).
V. 38 ; 369 ; 477 ; 667 ; 744 ; 810.
Charmant : v. 43 ; 624 ; 734.
Charmer : v. 882.
Cœur
Peut signifier « Courage ».
V. 959.
Comedie
Théâtre (la Comédie est le lieu où l’on joue des comédies, pièces de théâtre sans distinction de genres).
V. 178.
Compliment
« Civilité ou honnêteté qu’on fait à autrui, soit en paroles, soit en actions » (F.)
V. 153 ; 271 ; 623.
Consentir
Reconnaître, approuver.
V. 2.
Courage
Peut signifier « Coeur », c’est-à-dire la force d’âme, l’énergie, la volonté, la force vitale.
V. 273 ; 315 ; 365 ; 514 ; 527 ; 563 ; 585 ; 804 ; 1140 ; 1250 ; 1333 ; 1527.
Couvert de (à)
Sous l’abri, la protection de.
V. 1354.
Credit
Considération.
V. 1015 ; 1022.
Decevoir
Tromper.
V. 591 ; 993 ; 995 ; 1320.
Deguiser
Défigurer, déformer, dénaturer.
V. 533.
Demeure
Délai, retard.
V. 1205.
Depit
Irritation violente, causée par une marque de mépris, par un affront.
V. 294 ; 311.
Deplaisir
Désespoir.
V. 310 ; 991.
Dessous
Sous.
V. 190.
Dessus
Sur.
V. 104 ; 118 ; 225 ; 592 ; 786.
Discret
Peut signifier Raisonnable, prudent.
V. 1131 ; 1579.
Divertir
Signifie aussi Détourner.
V. 933.
Effort
Action énergique, violente. Désigne toute activité d’un être conscient qui utilise ses forces pour vaincre ou résister à une résistance (Rey).
V. 66 ; 136 ; 138 ; 240 ; 384 ; 548 ; 1178 ; 1304 ; 1524.
Effet puissant, violent.
V. 47.
Empire
Pouvoir souverain, supériorité.
V. 1289.
Ennuy
« Fâcherie, chagrin, déplaisir, souci » (A.).
V. 1356.
Ennuyeux
Détestable.
V. 469.
Entreprendre
Quereller.
V. 282 ; 536.
Envy (à l’)
« Adv. A qui mieux mieux. » (F.).
V. 279.
Estonner
« Ebranler, faire trembler par quelque grande, […] violente commotion » (A.).
V. 442 ; 547.
Exorable
« Qui se laisse vaincre et persuader par les raisons, les prières et la compassion » (F.).
V. 1034.
Franchise
Liberté, en poésie et en parlant d’amour.
V. 161 ; 813 ; 1610.
Franc : 400.
Furieux
Fou, insensé, égaré par une passion.
V. 324 ; 779.
Genereux
De noble race, noble. « Qui a l’âme grande et noble, et qui préfère l’honneur à tout autre interêt. […] Sign. aussi, Brave, vaillant, courageux. » (F.).
V. 365 ; 447 ; 560 ; lettre (III) ; 984 ; lettre (IV) ; 1245 ; 1303 ; 1339 ; 1520 ; 1528 ; 1579.
Genereusement : 536.
Heurter
« Sign. aussi, Frapper à la porte pour se faire ouvrir » (F. ), plus précisément frapper le marteau de la porte.
V. 92 ; 105 ; 112 ; 159 ; 184 ; 211 ; entre-vers 294-295 ; 357.
Honneste
« Qui mérite de l’estime, de la louange » (F.).
V. 573 ; 1350.
Hostellerie
Demeure.
V. 154.
Humeurs
L’ensemble des fluides circulant dans le corps et conditionnant notre caractère.
V. 174.
Hymen
Lien du mariage.
V. 208 ; 740 ; 839 ; 849 ; 1265 ; 1290 ; 1557.
Hyménée : 651 ; 1581.
Impourveu (à l’)
« Avec surprise ». (F.)
V. 309 ; 1081.
Indiscret
« Qui agit par passion, sans considérer ce qu’il dit ni ce qu’il fait » (F.), inopportun.
V. 86 ; 1545.
Ingenu
Naturel, loyal, sans déguisement dans ses propos.
V. 621.
Insigne
« Remarquable, excellent, qui se fait distinguer de ses semblables » (F.).
V. 1633.
Intelligence
« Sign. aussi Union, amitié de deux ou plusieurs personnes qui s’entendent bien ensemble » (F.).
V. 286.
Irriter
« Exciter, rendre plus vif et plus fort » (F.).
V. 516.
Irrité : 295 ; 787.
Juste
« Se dit aussi de […] choses qui ont la mesure et la proportion requise, qui est tout à fait convenable » (A.)
V. 103 ; 155 ; 327 ; 571 ; 711 ; 1127.
Injuste : 13.
Mander 
Communiquer une nouvelle par lettre ou par messager.
Nier
« Sign. aussi, Refuser » ( F.).
V. 1452 ; 1607.
Objet
« Se dit aussi poëtiquement des belles personnes qui donnent de l’amour » (F.)
V. 32 ; 43 ; 334 ; 553 ; 688 ; 691 ; 727 ; 751 ; 811 ; 842 ; 906 ; 1045.
Office
Service.
V. 1110.
Officier
Titulaire d’une charge, d’un office. « Celui qui est pourvu de quelque office, grand ou petit, dans la robe, dans l’épée ou dans quelque autre condition de la vie » (R.).
V. 94.
Ombrage
« Sign. fig. Défiance, soupçon » ( F.).
V. 258 ; 761 ; 783 ; 889 ; 969 ; 1249.
Ombrageux : 777.
Ouïr
Entendre.
V. 434 ; 456 ; 551 ; 1107.
Piquer
Affliger.
V. 164.
Irriter, passionner, émouvoir vivement.
V. 514.
Possible
Peut-être.
V. 123 ; 404 ; 681 ; 904 ; 965.
Posture
Maintien, port.
V. 93.
Preignant
« Pressant, décisif » (H.).
V. 48.
Pretendre
« Aspirer à quelque chose, avoir espérance de l’obtenir […] Signifie encore Avoir intention, avoir dessein » (F.)
V. 69 ; 589.
Pudeur
Confusion, embarras, « Honnête honte » (A.).
V. 1619.
Querele
Cause. « Se dit aussi de l’intérêt d’autrui quand on en prend la défense » (F.).
V. 282.
Rencontre
Circonstance, occasion.
V. 18.
Rencontrer
Peut signifier Trouver.
V. 1510.
Resver
« Signifie aussi, Appliquer sérieusement son esprit à raisonner sur quelque chose, à trouver quelque moyen, quelque invention » ( F.)
V. 1214.
Sale
« Se dit figurément en choses morales, de choses qui sont criminelles, deshonnêtes ou obscènes » (F.).
V. 1089 ; 1094.
Sensible
Signifie aussi Qui frappe les sens.
V. 1034.
Soin
« Se dit aussi des soucis, des inquiétudes qui émeuvent, qui troublent l’âme » (F.).
V. 410.
Soucy
« Inquiétude, soin fâcheux » (R.).
V. 707 ; 1148.
Tantost
À l’instant.
V. 322 ; 1036 ; 1180 ; 1215.
Tout à l’heure
« Sur l’heure, présentement » (R.).
V. 113 ; 317.
Transport
Violente agitation de l’esprit, vive émotion.
V. 135 ; 324 ; 332 ; 397.
Vertu
Qualité. «  Sign. encore, Force, vigueur, tant du corps que de l’âme » (F.).
V. 880.
Vulgaire
Qui est relatif à la foule.
V. 1541.
Zele
Vive ardeur à servir une personne, une cause.
V. 1221 ; 1399 ; 1519.
Zélé : 1530.

Bibliographie §

Ressources numériques §

Catalogue collectif de France : http://www.ccfr.bnf.fr (juillet 2005)

Karlsruher Katalog Virtueller KVK : http://www.ubka.uni-karlsruhe.de/kvk.htlm (janvier 2006)

César : Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien régime et sous la Révolution : http://cesar.org.uk/cesar2 (mars 2006)

Centre de recherche sur l’histoire du théâtre (Paris IV-Sorbonne) : http://www.crht.org

Pour le lexique §

ACADÉMIE FRANÇAISE, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (réimp. Genève, Slatkine Reprints, 1968).
CAYROU, Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1923.
FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; réed. Paris, SNL-Le Robert, 1978.
GODEFROY, Frédéric, Dictionnaire de l’ancienne langue française, et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, New York, Kraus Reprint Corporation, 1961.
HUGUET, E., Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Champion, 1925-1967.
REY, Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995.
RICHELET, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise…. avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680.

Pour la grammaire §

FOURNIER, Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
SPILLEBOUT, Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Paris, Picard, 1985.

Ainsi que pour les notes §

GRIMAL, Pierre, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1996.
HILLAIRET, Jacques, Dictionnaire historique des rues de Paris, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1963.
FORESTIER, Georges, « Lire Racine », dans : Racine, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1999, pages LXI-LXVIII.
LABORDERIE, Noëlle, Précis de phonétique historique, Nathan, 1994.

Textes de référence §

BROSSE, Les Songes des hommes esveillez, texte établi, présenté et annoté par Georges Forestier, Paris, STFM, 1998.
CORNEILLE, Pierre, Mélite ; Clitandre ; La veuve ; La galerie du palais ; La suivante ; La place royale ; L’illusion comique ; Le menteur ; La suite du menteur ; Don Sanche d’Aragon ; Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique ; Discours des trois unités d’action, de jour, et de lieu, dans Œuvres complètes, Éditions du Seuil, 1963.
DESCARTES, René, « Première Méditation », Méditations métaphysiques, GF.
MONTAIGNE, Essais, III, 2, Pochothèque, 2001.
OUVILLE d’, Antoine, Les Trahizons d’Arbiran, BnF Rez-de-Jardin cote YF-557 (microfiche MFICHE YF-557).
SHAKESPEARE, William, Othello, 1622. Nombreuses rééditions.

Éditions critiques consultées §

Voir http://www.cellf.paris-sorbonne.fr/

OUVILLE, Les Fausses veritez, 1643, texte établi, présenté et annoté par Farida Maria Höfer y Tuñón, sous la direction de Georges Forestier, 2000.
OUVILLE, L’Esprit folet, 1642, texte établi, présenté et annoté par Elsa Jollès, sous la direction de Georges Forestier, 2000.
OUVILLE, La Coifeuse à la mode, 1646, texte établi, présenté et annoté par Pauline du Chayla, sous la direction de Georges Forestier, 2003.

Sources imprimées §

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PARFAICT, François & Claude, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Rozet, 1767, vol. 5.
PARFAICT, François & Claude, Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent, Genève, Slatkine Reprints, 1967, t. 2.

Ouvrages sur l’histoire matérielle des théâtres §

[DEIERKAUF-]HOLSBOER, Sophie Wilma, L’Histoire de la mise en scène dans le théâtre français de 1600 à 1657, Genève, Slatkine Reprints, 1976.
DEIERKAUF-HOLSBOER, Sophie Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Paris, Nizet, 1968-1970 (2 vol.).
HOWE, Alan, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Paris, Archives nationales, 2000.
Le Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, éd. H.C. Lancaster, Paris, Champion, 1920.
MONGREDIEN, Georges, La Vie quotidienne des comédiens au temps de Molière [plus largement au XVIIe siècle], Paris, Hachette, 1992.

Sur d’Ouville §

ARMAS Frederick A. de, « Antoine Le Métel, Sieur d’Ouville : The "Lost Years" », Romance Notes, n° XIV, 1972-1973, p. 538-543.
CHARDON Henri, Scarron inconnu et les types des personnages du roman comique, t. I, Genève, Slatkine Reprints, 1970.
GRENTE, Georges, Dictionnaire des lettres françaises, t. III Le Dix-septième siècle, Paris, Fayard, 1954.
ILINE, Anastasia, « François Le Métel de Boisrobert (1592-1662), écrivain et homme de pouvoir », thèse de l’Ecole nationale des Chartes, soutenue en 2004.
WILSON COKE, James, « Antoine Le Métel, Sieur d’Ouville : His Life and his Theatre » [Thèse Indiana University], Dissertation Abstracts, n°19, 1958/59, p. 2344.

Ouvrages sur la période §

ADAM, Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Belin, 1996, t.2. 
GHEERAERT, Tony, « L’Eden oublié : le brouillage des signes dans l’Astrée », Etudes Epistémè, n°4, automne 2003.
MOREL, Jacques, Histoire de la littérature française – De Montaigne à Corneille, Paris, Flammarion, 1998.
ROUSSET, Jean, La Littérature de l’âge baroque en France, Corti, 1954.

Ouvrages sur le théâtre en France au XVIIe siècle §

BABY, Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2002.
CONESA, Gabriel, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, Paris, SEDES, 1989.
CORVIN, Michel, Lire la comédie, Dunod, 1994.
EMELINA, Jean, Les Valets et les servantes dans le théâtre comique en France de 1610 à 1700, Presses universitaires de Grenoble, 1975.
GUICHEMERRE, Roger, La Comédie avant Molière 1640-1660, Paris, Armand Colin, 1972.
GUICHEMERRE, Roger, « Le personnage du rival perfide dans les premières comédies de Corneille », dans Visages du théâtre français au XVIIe siècle, Klincksieck, 1994.
LANCASTER, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, part 1 et 2.
SCHERER, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 2001 (nouvelle édition).
VOLTZ, Pierre, La Comédie, Paris, Armand Colin, 1964.
VUILLERMOZ, Marc, Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du XVIIe siècle, Paris, Champion, 1998.
« Esthétique de la comédie », Littératures classiques, 27, 1996.
Théâtre du XVIIe siècle, éd. Jacques Schérer, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975, t.1.
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