REGULUS
TRAGÉDIE

PAR Mʳ PRADON.

A PARIS,
Chez THOMAS GUILLAIN98 , sur le Quay
des Augustins, à la descente du Pont-Neuf,
à l’image saint Loüis.
M. DC. LXXXVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Andrea Siani dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2012-2013)

Introduction §

Par quelques ouvrages connus,
Si j’ai su plaire à Melpomène,
Je prétends que mon Régulus,
M’immortalise sur la scène1.

Le souhait prêté à Pradon dans cet extrait n’a pas été exaucé. Le Régulus de Pradon n’est aujourd’hui ni lu, ni cité, sauf dans quelque histoire du théâtre classique. Presque un siècle est passé depuis la publication de la thèse de Bussom2 dédiée à Pradon. Entretemps un regain d’intérêt pour les auteurs dits mineurs du XVIIe siècle a conduit à reformuler parfois les jugements hâtifs portés sur ces écrivains par la critique des siècles passés. Toutefois, Pradon est resté à l’écarte de ce procès. Le discrédit qui pèse sur lui n’a pas été allégé d’un brin. Ce poète, venu à Paris de Rouen comme Corneille (mais quelle différence dans leurs sorts !), est encor puni, à distance de plus de trois siècles, pour l’impardonnable acte d’hybris qu’il commit en défiant Racine avec sa Phèdre. C’est bien par cette Phèdre que Pradon a été immortalisé, car la satire méprisante de Boileau a fermé la porte à toute redécouverte de son œuvre. Si un lecteur curieux avait le courage de braver ce Cerbère du Parnasse, il ne serait peut-être pas (trop) déçu. Son regard se poserait sur un médiocre poète, sur des thèmes et des mots usés et fades, car privés de l’éclat que surent leur donner les maîtres du genre, les Corneille et les Racine, sur des chevilles soutenant d’autres chevilles, sur des caractères plats. Mais un peu de patience le conduirait aussi à trouver ça et là des beaux morceaux, quelque vers digne de Corneille, une intrigue bien conduite. Surtout, ce lecteur se rendrait compte que ce qu’il lit n’est pas un affront au Muses, une ordure digne seulement d’être récitée dans une décharge, comme le voulait Boileau. Les meilleures tragédies de Pradon représentent la moyenne de la production tragique du XVIIe siècle, ni plus (sauf peut-être dans le cas de Régulus), ni moins, le produit standard d’une série de règle de composition et d’un imaginaire commun. Notre lecteur curieux se sentirait-il alors de destiner cet auteur à être la risée des générations à venir ? Le condamnerait-il non seulement à l’oubli, mais encore au mépris, l’ayant trouvé non pas mauvais, mais banale et médiocre ? Ne considérait-il pas que la médiocrité est le miroir d’une époque, que nulle part comme dans un des milliers de film mal conçus, mal tournés et vites oubliés qui passent sur nos écrans notre culture se présente nue, sans fard au regard de l’historien des civilisations ? Nous croyons pouvoir abandonner maintenant ce lecteur, sûrsqu’il voudra accorder à Pradon du moins le bénéfice du doute. S’il est possible, quoique non nécessaire, de lire Pradon, est-il bien raisonnable de l’étudier ? Nous en sommes fermement convaincu. Cueille-t-on mieux l’esprit, les règles de composition, les schématismes du Romantisme dans les œuvres des génies acclamés, avec leurs inspirations multiformes et leur touche irrépétible, ou dans les innombrables feuilletons et romans composés hâtivement par un écrivain au talent moyen ? Les deuxièmes ont l’avantage précieux de nous donner à voir le paradigme d’où les premiers se détachent, le fond monotone sur lequel ces derniers brillent. L’histoire de Pradon, de ses succès et de ses insuccès, est l’histoire des difficultés qu’affrontait tout écrivain assez brave pour s’engager sur une scène où paradaient des géants de la littérature. Les petites luttes, les jalousies mesquines qui émergent de ses préfaces nous livrent le spectacle des coulisses du théâtre, de l’influence des salons sur le langage poétique de l’écrivain. Chez Pradon, si l’amateur des belles lettres jeûne, l’historien du théâtre trouve son pain. Notre intention, dans le présent travail, n’est pas d’essayer une réhabilitation de Pradon, ce qui serait improductif et injustifié, mais nous voudrions rappeler, avant d’entrer en matière, que le public qui en 1688 remplit trois mois durant la salle de la Comédie française était un public habitué à applaudir Molière, Corneille, Racine. Peut-être qu’au jugement de ce public on pourrait faire plus de confiance, ne le traitant pas en mineur quand son goût ne coïncide pas avec le nôtre : c’est au contraire une opportunité à saisir pour cerner et comprendre cette distance.

Les principes que nous ont guidé dans l’établissement du texte sont exposés dans la « Note sur la présente édition ». Dans notre analyse, nous avons essayé de rendre compte de toutes les phases de l’existence du texte. Nous sommes donc remonté jusqu’à l’époque des faits que Pradon mit en scène, pour présenter la figure historique de Régulus, le protagoniste de la tragédie, et suivre la transfiguration de son histoire dans la tradition littéraire. Le passage suivant a consisté dans l’observation du travail mené par Pradon sur ses sources, qui a permis de mettre en évidence à la fois ce qui le texte doit à la tradition et la structure et les principes derrière sa composition. Pour faire émerger ces derniers, nous avons choisi de grouper nos observations autour de certains unités thématiques. Nous espérons ainsi d’avoir évité le danger d’une présentation schématique, qui envisagerait séparément la construction de chaque personnage ou épisode. En conclusion de cette introduction, nous voudrions exhorter le lecteur à ne pas passer à côté de la biographie de Pradon, pour pauvre et lacunaire qu’elle puisse être, car la vie du poète, les rythmes de sa production artistique, les milieux qu’il fréquenta sont autant de repères qui permettent une meilleure compréhension de sa poétique.

Quelques éléments biographiques §

La période rouennaise §

Pour un poète qui fut entre les plus prolifiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle, on possède étonnamment peu d’éléments biographiques. Comme le souligne Jal dans son Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, « nous n’avons pas une lettre, un billet, une signature de lui. »3. Nous devons presque tout ce que nous savons de la vie de Pradon avant son arrivée à Paris aux recherches de l’érudit rouennais Charles de Beaurepaire4. Jacques Pradon fut baptisé dans la paroisse de Saint-Godard, à Rouen, le 21 janvier 1644. Son père (1602-1676), dont il prit le prénom, exerçait comme avocat au Parlement de Normandie, sa mère, Marguerite Delastre (1626 ?5-1709) était fille d’un avocat. Tous deux, nous dit Beaurepaire, appartenaient à la bonne bourgeoisie de la ville. La naissance du poète fut suivie par celles de son frère Joseph (mort en 1711) et de ses trois sœurs Marguerite (1645-1714), Françoise (1645-1702) et Therèse (morte en 1729). Un autre fils, Claude, était mort en 1639. Malgré la bonne position sociale de la famille, la séparation des biens demandée par Marguerite Delastre en 1674, le fait qu’elle renonça à l’héritage de son mari et le testament dans lequel elle demandait à Joseph de laisser le peu qu’elle léguait à ses sœurs, font penser que l’argent ne dut pas abonder dans la maison du poète.

Beaurepaire ne donne pas de renseignements sur les études de Pradon. En revanche, il affirme que les Pradons, père et fils, « appartenaient à la congrégation de la Sainte Vierge, fondée aux Jésuites de Rouen »6, ce qui laisserait penser que le jeune Pradon ait pu fréquenter le collège qui avait déjà formé Corneille. Jacques Pradon fils, qui avait certainement été destiné à suivre les ormes du père, devint avocat comme ce dernier, mais il n’y a pas de traces qu’il ait jamais plaidé. Son frère Joseph se voua à la carrière ecclésiastique. Les deux frères firent preuve de talent poétique aux Palinods de Rouen : Jacques y fut couronné en 1664, Joseph en 1674, 1675 et 1677. Leur grand-père maternel, Charles Delastre y avait aussi participé plusieurs fois avec succès, mais il était probablement mort avant la naissance de ses petits-fils.

Les exodes parisiens. §

La date de l’arrivée de Pradon à Paris n’est pas connue. Niceron se limite à dire qu’il « y vint d’assez bonne heure »7, et Beaurepaire ne jette pas de lumière sur cette période. Bussom dans sa thèse8 arrive à préciser la fourchette de temps par l’analyse de l’épitre dédicatoire de Pirame et Thisbé (créée en 1674 à l’Hôtel de Bourgogne), adressée au duc de Montausier. Ce dernier, en qualité de gouverneur de Normandie (1663-1668), avait régulièrement honoré de sa présence les Palinods de Rouen, où il put assister en 1664 au succès de Pradon. En 1668, il fut appelé à Paris pour assumer la fonction de gouverneur du Grand Dauphin. Il est probable, selon Bussom, que Pradon ait composé pour cette occasion des vers inclus par la suite dans ladite épitre dédicatoire, dans laquelle il affirme aussi qu’il avait composé la pièce en Normandie. Le poète arriva donc à Paris quelque part entre 1668 et 1674, avec sa première pièce déjà prête, confiant dans la protection du duc. Ce fut grâce à Montausier, jadis un habitué de l’Hôtel de Rambouillet, qu’il parvint à se faire connaître dans les cercles mondains.

La création de Pyrame et Thisbé (entre décembre 1673 et janvier 1674) à l’Hôtel de Bourgogne fut saluée par un succès discret. Malgré des recettes médiocres, elle suffit à donner de la notoriété à son auteur. Elle fut remise en scène de nombreuses fois au cours du siècle et les compilateurs du XVIIIe et XIXe siècles, généralement très sévères à l’encontre de Pradon, la rangeaient habituellement parmi les meilleures tragédies du poète.

Le débutant rouennais ne tarda pas à mettre une nouvelle pièce sur les tréteaux. En 1675, Tamerlan, où la mort de Bajazet fut créée à l’Hôtel de Bourgogne, mais elle tomba après seulement quatre représentations. Dans la Préface de Tamerlan, Pradon se plaignit

[…] de la malice et du chagrin de quelques Particuliers: Ceux-cy ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes, pour la décrier et pour la perdre. A la vérité je ne croyois pas estre encor digne d’un si grand déchaînement, mais l’envie m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez.9

L’identité des « particuliers » n’était pas explicitée dans la Préface. Néanmoins elle est facile à deviner, puisqu’en 1675 la « cabale » par antonomase était la « cabale sublime » : Despréaux et Racine, donc10. Le titre seul de la pièce de Pradon témoigne du mauvais pari que son auteur dut faire, à savoir de se pencher sur l’Orient turc que Racine venait de traiter dans son Bajazet pour profiter de l’intérêt suscité par cette dernière pièce. Bien qu’il s’agissait de deux personnages historiques différents, la manœuvre de Pradon ne pouvait pas passer inaperçue, car elle équivalait à « […] mettre ses pas dans ceux de Racine. Grave erreur. »11. Plus que grave, nous dirions mortelle. Car ce fut le début d’une inimitié qui, par la virulence avec laquelle elle se manifesta, dépassa largement les bornes de la querelle littéraire. Boileau accabla si bien Pradon du poids de sa plume, que ce dernier n’en fut pas délivré même par sa propre mort. Sur l’autorité du satirique, il fut consigné au mépris sans appel de la postérité. Nous ne sommes pas en mesure de démentir ou confirmer les accusations contenues dans la Préface de Tamerlan. Il apparaît du moins peu vraisemblable que l’insuccès de Tamerlan, qui était l’unique tragédie de la saison, soit à imputer uniquement aux machinations d’une cabale. Il est au contraire probable que le milieu fréquenté par Pradon, le même qui le poussa par la suite à chercher la confrontation directe avec Racine, ait fait naître dans le poète, dont le Tamerlan avait du faire l’objet de quelque critique de la part de Racine et Boileau, la malheureuse idée de poser en rival de la « cabale sublime » dans sa Préface. Mais ce n’était que l’amorce d’une confrontation que prit de tons bien plus âpres lors de la bataille des Phèdres.

La bataille des Phèdres §

Le 3 janvier 1677 la troisième pièce de Pradon, Phèdre et Hippolyte, fut créé à l’Hôtel Guénégaud. Seulement deux jours auparavant, la Phèdre de Racine paraissait pour la première fois sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne. Longtemps, et en large mesure encore de nos jours, le nom de Pradon a été associé uniquement à cette malheureuse tragédie. Les circonstances et les différents épisodes de la querelle littéraire qui vit s’opposer partisans de Racine et partisans de Pradon autour des respectives Phèdres sont le seul aspect de la carrière de Pradon qui ait été indagué à fond par la critique. Il ne nous semble pas nécessaire, par conséquence, d’aborder cette célèbre histoire dans le détail, ni de relater tous les sonnets et les piques qui furent échangés en cette occasion12. Nous nous limiterons à rappeler brièvement les événements. En 1676, alors que Racine avait presque achevé sa pièce, Pradon décida de composer à la hâte une tragédie sur le même sujet. Cette tentative suicidaire de concurrencer directement le grand dramaturge, qui était alors à l’apogée de son succès, répondait probablement aux sollicitations du groupe de protecteurs du poète, un milieu marqué par l’hostilité envers Racine. Le poète et dramaturge Mme Des Houlières, née de la Garde, qui avait fréquenté jadis l’Hôtel de Rambouillet et que Pradon dut connaître chez le Duc de Montausier, avait introduit le protégé de ce dernier à l’Hôtel de Bouillon. La Duchesse de Bouillon et son frère, le Duc de Nevers participèrent activement à la querelle, et furent vraisemblablement, avec Mme Des Houlières, entre ceux qui poussèrent Pradon à descendre dans la lice de cette compétition inégale. Dans le Préface de sa Phèdre, Pradon accusa explicitement Racine d’avoir essayé d’empêcher la création de sa pièce, ainsi que d’avoir obtenu que les meilleures actrices (la Molière et la Du Brie) de la troupe de l’Hôtel Guénégaud en refusassent le premier rôle. La critique, prévenue en faveur de Racine, ne vit longtemps en ces accusations que la plainte mesquine d’un auteur méprisable. Aujourd’hui les jugements sont plus nuancés. Le renoncement des comédiennes ne fut peut-être pas le fait de la « cabale sublime », en revanche

Ce qui demeure certain, c’est que Racine est effectivement intervenu en haut lieu pour s’éviter la concurrence directe d’un auteur qui trois ans plus tôt avait commencé sa carrière par un succès honorable et avait ainsi prouvé qu’il connaissait bien les recettes de la tragédie galante13.

Il faut d’ailleurs rectifier l’image, aussi fausse que tenace, d’un Pradon triomphant lors du début de la confrontation dans les salles, à laquelle fait pendant celle de Racine au désespoir. Ce dernier serait arrivé au point de renoncer au théâtre, dégouté de ce public qui avait osé balancer entre lui et Pradon. Cette légende, née au XVIIIe siècle14 ne fera que se renforcer avec le temps. Ainsi, au XIXe siècle, elle fut reprise lors des célébrations de l’anniversaire de la naissance de Racine. La Phèdre de Pradon était envoyée sur le théâtre par son auteur oublié pour porter ses excuses à la Phèdre de Racine. À la première est imputé le « silence » de Racine dans les années suivantes15. La réalité est qu’il y eut un succès initial de Pradon, du moins dans la perception des contemporains. Il suffit de voir ce qui écrit Hansen dans sa lettre à Leibniz du février 1677 :

Deux Poëtes, dont l’un est Racine, qui vous est bien connu, et l’autre Pradon, qui avoit fait ci-devant jouer Pyrame et Thisbé à l’hôtel de Bourgogne et qui eut beaucoup d’approbation pour une première : ces deux poëtes, dis-je, ont travaillé sur le même sujet, qui est Phoedre et Hippolyte, mais le derniere [sic] l’emporte sur Racine, quoique celui-ci fasse representer sa pièce à l’hôtel où sont les meilleurs acteurs, et celle de Pradon se jouë à l’hôtel de Guenegaud, et même les meilleurs acteurs de la troupe ne paroissent point sur le théatre16.

Mais ce succès éphémère se borna au fait de tenir bon pendant quelque temps face à un adversaire nettement supérieur. Une lutte inégale, dans laquelle le dernier arrivé arrachant un succès momentané pouvait sembler, par un effet de perspective, menacer l’écrivain affirmé. Cet accomplissement dut beaucoup au feu de la polémique, qui attira aux deux spectacles les spectateurs voulant juger de la querelle. En revanche, il ne faut pas faire confiance au témoignage partisan de Louis Racine, qui faisait du tête-à-tête initial le simple résultat de l’action de la cabale de Pradon. La confrontation ne resta pas enfermée dans les salles des théâtres, mais se prolongea à l’extérieur par un échange de sonnets malveillants. Le dernier visait le Duc de Nevers, qui y recevait parmi d’autres qualifications celles d’athée et d’incestueux. Attribué au couple Racine – Boileau, il faillit leur coûter cher. Seule l’entremise du Grand Condé évita aux deux écrivains de subir la vengeance du duc. Le dernier acte de la polémique fut la composition par Pradon d’une pièce en un acte, Le jugement d’Apollon sur la Phèdre des anciens, où il parodiait la Phèdre de Racine. Cette pièce ne fut pas jouée, « par politique » dit-il dans les Nouvelles Remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***17.

De Phèdre à Régulus §

Le retour de Pradon à la scène après la querelle, le 17 décembre 1677 à l’Hôtel de Bourgogne avec Electre, fut un four et la pièce ne fut pas imprimée. La Troade, créé au même théâtre le 17 janvier 1679 fit un peu mieux, attirant l’attention de la presse ainsi que des nombreuses critiques. Nous ne disposons d’aucune information sur la réception de la pièce suivante, Statira, représentée en décembre 1679 à l’Hôtel de Bourgogne, si ce n’est qu’elle a été épargnée par la satire des ennemis de Pradon. Un Tarquin, créée à l’Hôtel Guénégaud le 9 janvier 1682, eut seulement quatre représentations et ne fut jamais imprimé. À partir de 1683, les feuilles d’assemblée des Comédiens du Roi attestent l’existence d’une nouvelle pièce de Pradon, Antigone. À la date du 18 janvier, on lit sur lesdites feuilles :

La Compagnie ne reffuse pas la piece de Mr Pradon intitulée Antigone on le prie de rectiffier beaucoup de vers negliges apres quoy on en fera une lecture et on luy donnera satisfaction pour la representation en luy donnant un temps pour cela.

Mais Antigone dut attendre longtemps avant de paraître sur scène. En 1683, les Comédiens se brouillèrent avec Pradon18, car le poète avait travaillé pour les Italiens à une parodie de Bérénice de Racine. Le froid avec les Comédiens atteint le comble lorsque la parodie fut jouée, le 11 octobre 1683, dans la pièce Arlequin Protée. À cette date, les feuilles d’assemblée reportent la décision des Comédiens français « [...] de deffendre la porte sans payer a Monsr Pradon s’il veut voir la comedie il payera comme un inconnu parce qu’il a desobligé la compagnie. ». Suite à ce différend, il ne fut plus question d’Antigone, du moins pour quelque temps. L’année suivante vit paraître, à Lyon, un petit ouvrage de Pradon, Le triomphe de Pradon sur les Satires du Sieur D***, dont le titre n’est pas une gage de modestie. Le livre s’attachait à décerner tous les défauts présents dans les œuvres de son ennemi Boileau. Il fut suivi par un deuxième ouvrage ayant le même but, les Nouvelles remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***, dont la publication, s’il faut en croire Pradon, fut empêchée pendant une année entière avant qu’il soit finalement imprimé en 1685 avec une fausse adresse hollandaise. Les deux ont attiré, à juste titre, les invectives de la critique. Quelque observation fondée se perd au milieu de remarques mesquines et insignifiantes. En 1685 le nom de Pradon réapparait sur le registre de la Comédie Française. Le 17 décembre 1685, ce dernier mentionne 4 francs et 10 sous donnés « a Lapierre [le copiste] pour la piéce de mr Pradon »19. Pour découvrir de quelle pièce il pouvait s’agir, il faut faire un saut jusqu’au 7 février 1686, date à laquelle les feuilles d’assemblée reportent la décision suivante : « On annoncera [ ?] doresnavans l’Antigone de Monsieur Pradon. ». Il s’agit de la même pièce que les Comédiens avaient acceptée en 1683 et qui n’avait finalement pas été jouée. Elle fut créée le 14 mars 1686, mais tomba après seulement trois représentations. Reprise en novembre, elle eut sept représentations, dont une à Versailles, pour lesquelles les recettes furent très maigres. Le problème posé par cette pièce, qui serait autrement à ranger sans commentaire parmi les autres insuccès de Pradon, c’est qu’elle fut publiée en janvier 1687 sous le nom de Pader d’Assézan et que la paternité de l’œuvre est généralement attribuée à Claude Boyer20. Il n’y a pas de doute que ce soit la même pièce qui avait été jouée en 1686, car Pader D’Assézan affirme dans sa Préface : « Plein des différentes idées que j’avois puisé dans ces sources, je conçûs & j’ay travaillé la Piéce qu’on a vu de moy cet Hiver sur le Theatre, & que j’ose exposer sur le papier. ». Il n’y a pas de doute non plus sur le fait que D’Assézan (en propre ou comme prête-nom de Boyer) avait donné quelque chose aux Comédiens en 1685, puisque le 20 novembre figure sur les feuilles d’assemblées la note suivante : « On entendra la piece de Mr d’Assezan lors qu’elle sera en estat et on luy donne jour au premier decembre ». Bussom refuse, sur la foi des frères Parfaict, de considérer cette pièce comme émanant de Pradon, malgré l’opinion contraire de Niceron. Il faut aussi remarquer que cette Antigone lui était attribué aussi par le quatrain du Père Ducerceau que nous reportons ici :

Sur le manteau de Regulus
On eut épargné sa personne,
Mais le pauvre homme n’avoit plus
Que le juste-au-corps d’Antigone.-21

La même image se retrouve sous la forme de bon mot dans un anecdote sur le poète. À front du cadre que nous avons rapidement esquissé, il nous semble permis d’affirmer avec certitude que Pradon écrivit réellement une Antigone. Quant à sa représentation, notre hypothèse est que Pradon ait confié son Antigone, que les Comédiens n’avaient pas créée en 1683, à Pader D’Assézan et/ou à Boyer (nous n’entrons pas ici dans la question des rapports entre ces deux personnages, puisqu’elle nous éloignerait de notre sujet), qui la remanie et la présente à la troupe en décembre 1685. Les Comédiens, ayant reconnu l’œuvre de Pradon, décident de la créer tout de même. Ils la désignent quand même sur leurs feuilles d’assemblée comme étant de Pradon, quand, en février 1686, ils décident de l’annoncer officiellement. Pradon et Boyer appartenant au même milieu galant, il ne semble pas invraisemblable qu’ils aient collaboré.

La vie de Pradon en dehors du théâtre §

Nous n’en savons pas beaucoup sur la façon dont Pradon se procurait de quoi vivre. Ses tragédies ne lui rapportèrent pas beaucoup, exception faite pour Phèdre et, surtout, pour Régulus, dont le succès fut colossal aussi du point de vue économique. En tout cas, aucun dramaturge du XVIIe siècle ne vivait des seuls revenus de son activité d’écrivain. Pradon rechercha la protection de plusieurs personnages du premier rang, comme en témoignent ses dédicaces, et il dut au moins en partie l’obtenir. Il « […] se fit même quelques protecteurs d’un rang distingué. », écrit Niceron22. Nous ignorons s’il parvint à obtenir de ses protecteurs une aide matérielle et, si oui, de quelle sorte. Par rapport à nos prédécesseurs, nous sommes toutefois en mesure d’ajouter quelque nouvel élément à ce sujet. Dans le journal de Dangeau, à la date de mercredi 16 août 1684, on trouve la remarque suivante : « On commença à voir Madame la Dauphine qui gardait encore le lit. Madame Pradon, sous-gouvernante des filles, eut permission de se retirer. Le roi ne voulut pas qu’elle vendit sa charge, mais il lui fit donner 8.000 francs : on devoit mettre en sa place deux sous-gouvernantes qui ne sont pas encore nommées. »23. S’interrogeant sur l’identité de cette Madame Pradon, Bussom fit l’hypothèse qu’il devait s’agir de la femme du poète. Le fait que sa femme servît auprès de la Dauphine aurait expliqué la démarche de Pradon dédiant Régulus à cette dernière. Un autre document, auquel Bussom ne doit pas avoir eu accès, nous permet toutefois de corriger son hypothèse et d’identifier cette Madame Pradon. Il s’agit d’un petit poème que Tallemant des Réaux reporte dans le Manuscrit 673 comme « Parodie par Madame des Houlieres sur Pradon qui n’avoit pu avoir un employ aus Farines du Roy »24 et que nous reproduisons ici :

Si l’on ne m’employe pas
Parghé je ne m’en soucy pas
Je ne crains point la misère
J’ay bouche a cour chez ma mere
Et quand je ne l’aurois pas
Parghé je ne m’en soucy pas
N’ay-je pas des piècé a faire ?
Bonné ou non il n’importe pas
Parghé je n’e m’en soucy gueres
Pargué je ne m’en soucy pas25.

Des Réaux nous donne trois informations essentielles, si son identification de l’auteur et du référent du texte est digne de confiance. La première concerne les rapports entre Pradon et Madame Deshoulières, qui devaient s’être sensiblement détériorés dans les années postérieures à la querelle des Phèdres pour qu’elle écrive un poème aussi vénéneux sur son ancien protégé. Deuxièmement, le texte fournit un exemple du type de charge que Pradon brigua, dans le cas en question sans succès, pour pourvoir à ses besoins matériels. Enfin, il affirme que Pradon avait « bouche a cour » (expression que Mme Maigne glose par « avoir table ouverte chez le Roi. ») chez sa mère. Nous pouvons donc conclure que la madame Pradon mentionnée par Dangeau n’était pas la femme, mais la mère du poète. Cette dernière aurait donc rempli à Cour l’emploi de sous-gouvernante des filles d’honneur de la Dauphine, du moins jusqu’en août 1684, et le Journal témoigne de la satisfaction du Roi pour son service. La présence de sa mère à Cour, dit le poème, garantissait Pradon de la misère. Elle dut également l’aider considérablement à obtenir l’appui de la Dauphine pour son Régulus.

À ces maigres informations sur la vie de Pradon en dehors des salles de théâtre, nous pouvons ajouter que, selon Franco Piva26, le poète eut une relation amoureuse avec l’écrivain Catherine Bernard. Nièce de Corneille et comme lui originaire de Rouen, elle connut Pradon encore dans sa ville natale. Quand elle vint à Paris, elle fréquenta les mêmes milieux que le poète, et notamment celui de Mme Des Houlières. Au-delà d’une possible relation sentimentale entre les deux, il y a un lien artistique prouvé. Pradon prit les privilèges pour deux des œuvres de Mlle Bernard, Frédéric de Sicile en 1680 et Le commerce galant en 1681, cette dernière étant une correspondance épistolaire galante dont Pradon, sous le nom de Timandre, serait un des protagonistes.

Le triomphe de Régulus §

La première mention de cette dernière pièce date de septembre 1687. Les feuilles d’assemblée des comédiens apportent, au 22 de ce mois-là, la décision suivante : « Mercredi 24 septembre on fera lecture de la pièce de Mr Pradon à dix heures sur peyne d’amande ». Pradon dut donc travailler à la composition en 1687, l’année après le relatif échec de l’Antigone qu’il avait confié à Boyer. Un tout autre destin attendait Régulus. La nouvelle tragédie de Pradon fut créée par les Comédiens du Roi le 4 janvier 1688, avec Baron (Régulus), Champmeslé (Métellus), La Tuillerie (Mannius), Dauvilliers (Priscus), Duperrier (Lépide), le petit Baron (Attilius), Mlle Champmeslé (Fulvie), Mlle Desbrosses (Faustine), Mlle Deshayes (Marcelle)27. La recette pour cette première journée fut de 980 livres, 12 francs et 6 sols. Le 7 janvier, seulement trois jours après sa création, Régulus fut joué à Versailles. La pièce tint la scène pour trois mois, avec 37 représentations en 1688 et un total de 101 représentations à la Comédie française. Les recettes furent extraordinaires : Lancaster28 assigne à Régulus la deuxième place (après Alcibiade) sur le podium des tragédies les plus rémunératoires pour leurs auteurs dans le dernier quart du XVIIe siècle. Régulus rapporta à son auteur 2696 francs et un sous. Elle fut imprimée quand elle était encore à l’affiche. La réception du public fut largement positive et Régulus semble même avoir échappé initialement à la satyre de Boileau, ce que Pradon ne manqua pas de souligner avec orgueil dans sa Préface, en affirmant que sa pièce « […] a trompé les Satyriques […] » (Préface, P. XIII). Nous présenterons la réception de la pièce dans le détail par la suite. Pour mesurer le succès foudroyant de Régulus, il suffit de remarquer que Madame la Dauphine, alors chargée de la direction de la politique royale au sujet des spectacles, en accepta la dédicace.

De Régulus à la mort §

Régulus représenta l’acmé de la carrière de Pradon. Les dernières années de sa vie le virent essayer de renouveler l’exploit de 1688 en puisant encore ses sujets dans l’histoire romaine. La création d’un Germanicus, le 22 décembre 1694, fut un échec et la tragédie, retirée de l’affiche après six représentations, ne fut pas imprimée. En revanche elle devint la cible d’une épigramme de Racine, dont l’hostilité était loin de s’éteindre. En cette même année 1694, Pradon revint à la charge contre Boileau29, embrassant dans La Réponse à la Satire X du Sieur D*** la défense du beau sexe attaqué par le satirique. Scipion l’Africain, dernière tragédie de Pradon, fut créée le 22 février 1697, après plusieurs remaniements exigés par les Comédiens. Elle arriva à seize représentations.

Le 14 janvier 1698, à Paris, Pradon mourut, « les cartes à la main »30. Le Mercure Galant de janvier 1698 en donna la notice, publiant le nécrologe suivant : « Il estoit de Rouën, & nous a donné plusieurs Piéces de Theatre, & entr’autres Pyrame et Thisbé & Régulus, qui ont paru avec beaucoup de succez. »31.

Autour de la pièce §

La datation de l’œuvre §

Lancaster, en présentant Régulus, formulait l’hypothèse que la composition de cette pièce dut remonter à 1685, presque trois ans avant sa création en janvier 1688 : « [Régulus] may have been composed as early as 1685, for on Dec. 17 of that year the actors paid their copyist 4 ½ francs for a "piece de Pradon". »32. Nos recherches nous ont conduits à identifier la pièce à laquelle le registre consulté par Lancaster faisait référence : il s’agit d’Antigone, dont nous avons déjà eu occasion de parler33. L’hypothèse de faire avancer la date de composition de Régulus se trouve donc invalidée. Néanmoins, un problème de datation subsiste, quoiqu’il semble limité à la seule épître dédicatoire en vers. Aux vers 9-24, Pradon tisse l’éloge de l’aîné de Madame, Louis de France, le petit-fils de Louis XIV. L’éloge, qui reprend la topique de l’enfant montrant dès le plus bas âge sa propension aux occupations guerrières, est assez conventionnel. Un problème interprétatif apparaît toutefois aux vers 15-16, où Pradon écrit : « Ce merveilleux enfant qui n’a qu’un demy lustre, // Ne marque déja rien que de grand, que d’illustre ; ». Un demi-lustre, c’est-à-dire deux ans et demi. L’achevé d’imprimer de Régulus est daté du 3 mars 1688. À cette date l’aîné des trois enfants de la Dauphine, Louis duc de Bourgogne, était âgé de cinq ans et demi ! Son frère Philippe duc d’Anjou avait quatre ans et deux mois, et le dernier né, Charles duc de Berry, seulement un an et demi. Une possible désignation d’un enfant du couple autre que l’aîné est donc à exclure. Aucun des trois ne pouvait correspondre à l’enfant décrit par le poète. Dès lors, deux interprétations du phénomène sont possibles. La première consiste dans la dissociation des moments de la composition de l’épître et de celle de la pièce. Pradon, comme le montre le cas de Pyrame et Thisbé, avait déjà utilisé en guise de liminaires des poèmes de circonstance composés antérieurement. Il se pourrait que le même se soit produit lors de la publication de Régulus, et que le poète se soit ensuite limité à ajouter les quelques vers qui concernent la nouvelle pièce. Louis de France était âgé d’un demi lustre en février 1685 et certains éléments de l’épître trouvent pleinement leur sens dès qu’ils sont situés dans l’horizon culturel de 1685. Aux vers 61-62, Pradon fait référence au rôle de premier plan que la Dauphine jouait dans la politique royale concernant le théâtre, rôle que lui avait été confié par le roi en 168434. Un peu plus loin, aux vers 69-70, le poète évoque un autre fait de la première importance pour la vie théâtrale de l’époque : la mort de Pierre Corneille, survenue le 1 octobre 1684. Dans la mesure où ces événements étaient encor frais dans les premiers mois de 1685, l’importance qui leur est accordée par le poète se comprend mieux dans ce contexte que si le poème avait été composée en 1688. La deuxième hypothèse, plus simple, est que Pradon n’ait pas eu l’intention de désigner correctement l’âge de l’enfant. « Lustre » serait alors employé uniquement pour rimer avec « illustre » au vers suivant, et « demi » serait motivé par des banales raisons métriques. Les deux hypothèses présentent des points faibles. La première implique que Pradon ait négligé, sciemment ou pas, de remanier son poème pour le faire correspondre au contexte de 1688, alors qu’il serait intervenu pour inclure dans son texte la composition et la création de Régulus. La deuxième témoignerait d’une grande négligence de la part de Pradon dans le choix des mots. « Lustre » désigne rigidement une durée de cinq ans, comme l’atteste la définition qu’en donne la première édition du dictionnaire de l’Académie : « Lustre, est encore un espace de cinq ans, & en ce sens il n’est guere usité qu’en poësie. On dit, Aprés trois lustres, pour dire, Aprés quinze ans. ». Bien que rare, une utilisation du pluriel « lustres » pour indiquer une durée indéfinie est possible, mais ce n’est pas le cas pour le singulier. Un cas aussi frappant de mauvais emploi de la langue, émanant de Pradon, pourrait ne pas se faire remarquer parmi les nombreuses imprécisions et chevilles auxquels sa plume était accoutumée. Mais il est tout de même surprenant de le retrouver à un endroit si délicat. La qualité du personnage à qui l’épître était adressée aurait fait attendre une écriture plus soignée. Suivant la lex parsimoniae, la dernière hypothèse nous semble préférable. Elle a l’avantage d’éviter d’inutiles contorsions dans la datation de cette pièce liminaire. Quant aux éléments du contexte culturel que nous avons mentionnés, il n’est pas absurde, étant donné l’importance de ces événements, qu’un poète écrivant en 1687-1688 soit amené à les rappeler.

Histoire de l’édition de la pièce §

La première édition de Régulus fut publiée par Thomas Guillain peu de mois après la fin des représentations, l’achevé d’imprimer datant du 3 mars 1688. Les œuvres dramatiques de Pradon avaient paru jusqu’alors chez Jean Ribou, mais ce libraire, qui était frappé d’interdiction à l’époque de la création de Régulus (sentence du Châtelet du 12 mars 1683) fut embastillé en décembre 1688 pour n’être libéré qu’en mars 1689. Thomas Guillain, qui exerçait à la même adresse que Ribou, et parfois en association avec lui35, lui a ainsi probablement servi de prête-nom. Cette première édition fut suivie dans la même année d’une contrefaçon hollandaise, imprimée à Amsterdam par Abraham Wolfgang36, un libraire qui faisait partie de la « Drukkerij van Blaeu en de Compagnie »37, compagnie pour l’impression d’œuvres françaises. Du vivant du poète, Régulus fut réédité seulement une fois, en 1695, lorsque la veuve Mabre-Cramoisy fit paraître une édition des Le Théâtre de Mr. de Pradon. Cette édition aussi donna immédiatement lieu à une contrefaçon hollandaise, publiée par Antoine Schelte, libraire-imprimeur de Amsterdam qui avait succédé à son cousin Wolfgang. Après la mort de Pradon, une nouvelle édition de Régulus fut publiée par Pierre Ribou en 1700, en concomitance avec la parution, toujours chez Ribou, d’une réédition des Œuvres de Mr. Pradon. La veuve Mabre-Cramoisy donne une réimpression du Théâtre de Mr. de Pradon en 1732. En 1744 encore une édition, cette fois due à la Compagnie des Libraires associés.

Aux éditions en langue française, il faut ajouter les traductions. Regulus fut traduit une fois en italien38 par Girolamo Gigli pour être représenté à Rome, en 1711, et une fois en hollandais39.

La réception de Régulus §

Les recettes particulièrement riches (que nous avons déjà évoquées dans la biographie de Pradon) que la pièce fit entrer dans les caisses de la Comédie française donnent une première idée de l’accueil réservé à Régulus lors de sa création. Le Mercure Galant de janvier ne fut pas avare de louanges, tout en mentionnant les grands changements que Pradon avait appliqués à l’histoire :

On represente depuis un mois avec beaucoup de succés une Tragedie intitulée Regulus. Les plus grands hommes avoient tasté ce sujet, & quoy que l’action de ce Romain, qui retourna à Cartage, asseuré de la mort qui luy étoit preparée, leur eust paru fort touchante, ils avoient trouvé des obstacles qui leur sembloient invincibles à la reduire au Theatre. Monsieur Pradon a eu moins de scrupules, ou peut-estre plus de lumieres, & pour faire mieux briller une si belle action, il a presté à l’Histoire des choses qu’elle ne luy fournissoit pas, & il l’a méme changée dans les circonstances de l’action principale. Ce que fit Regulus est si éclatant & part d’une si grande ame, qu’on ne peut l’entendre sans l’admirer. Vous pouvez juger par là qu’il doit y avoir de grandes beautez dans cette piece40.

Mais le témoignage le plus éclatant du succès de Régulus est sans doute le fait qu’il ait été relativement épargné par la satire. Pour une pièce de Pradon ne pas encourir dans les moqueries cruelles de ses adversaires revenait implicitement à une promotion de la part de ces derniers. Le plus farouche des censeurs du poète, Boileau, se limita à suggérer que les pièces de Pradon qui était tenues pour être ses meilleures, Pyrame et Thisbé et Régulus, restaient invendues chez les libraires : « Vous irés à la fin honteusement exclus // Trouver au magazin Pyrâme, et Regulus, »41. Régulus recueillit généralement des opinions favorables, mais, une génération plus tard, un critique du calibre de Voltaire n’hésita pas à nier tout rapport entre succès de public et qualité dramatique et littéraire de la pièce, attribuant tout le mérite au jeu des comédiens :

D’un acteur quelquefois la séduisante adresse
D’un vers dur et sans grâce adoucit la rudesse ;
Des défauts embellis ne vous révoltent plus :
C’est Baron qu’on aimait, ce n’est pas Régulus42.

Affirmation critiquable, puisque d’autres pièces de Pradon, jouées par les mêmes acteurs, avaient échoué. Cependant il est vrai que la performance de certains d’entre eux, et notamment de Baron, dut être particulièrement frappante. En témoigne le fait que le rôle de Régulus fut choisi par ce dernier pour son retour au théâtre, en 1722. En cette occasion, le Mercure, présentant la tragédie, la qualifia comme étant « […] la meilleure de celles de Pradon »43. Le nombre de traductions de la pièce, que nous avons déjà cité, dans un délai relativement bref est aussi un indice de sa bonne fortune. Deux furent les principales reprises de l’histoire de Régulus au XVIIIe siècle. D’abord, en 1740, le mélodrame de Métastase que nous avons déjà eu occasion de mentionner. Quoique nous ne disposions pas d’informations certes en ce sens, il est possible que Métastase ait lu la tragédie de Pradon, à laquelle il avait aussi accès par les deux traductions italiennes du début du siècle, avant d’écrire son libretto. Il est certain, en revanche, que le Régulus de 1688 a été lu par Dorat, qui écrivit à son tour deux versions de Régulus (en 1765 et en 1773). Très critique à l’égard de la pièce de son prédécesseur, Dorat la commenta de la façon suivante :

Pradon a fait une tragédie de Régulus ; elle est même restée au théâtre pendant quelques temps ; on la joue encor en province44. Je ne peux attribuer ce succès passager qu’à la force du sujet qui a ébloui sur la faiblesse de l’exécution. Il y a quelque esprit dans la conduite ; mais d’ailleurs nul développement, nulle noblesse, nul pathétique. On nous y peint Régulus froidement amoureux, ayant toujours sa maîtresse à ses côtés ; Régulus amoureux ! une femme dans le camp de Régulus ! ce sont là des absurdités qu’on n’imagine pas, et qui prouvent bien l’indulgence des spectateurs de ce temps-là. Pour le style, tu sais comme Pradon écrit ; et la postérité ne s’avisera point sans doute de lever le sceau de réprobation que Racine a imprimé sur cet insipide écrivain45.

Malgré ces quelques avis contraires, les biographes et compilateurs qui ont perpétué l’image caricaturale de Pradon dans les siècles suivants ont souvent ressenti l’obligation d’exclure Régulus (parfois en couple avec Pyrame et Thisbé) de la condamnation sans appel qui frappait l’ensemble de l’œuvre du poète. Niceron, qui d’ailleurs est très modéré dans son jugement sur Pradon, la nomme « […] une des meilleures Piéces de Pradon »46. Saint-Surin, extenseur de l’article « Pradon » dans la Biographie universelle, doit reconnaître la valeur de Régulus malgré sa virulente condamnation du poète. Nous citons quelques lignes de cet article, car elles sont bien représentatives de l’attitude du XIXe siècle à l’égard de notre auteur :

Il n’est point d’auteur tragique dont la lecture soit plus insipide que celle de Pradon. […] si quelquefois il réveille l’attention fatiguée, ce n’est guère que par l’excès du mauvais goût et de la platitude. Ses moments d’inspirations sont si rares, et si peu soutenus par l’expression, qu’il serait difficile de découvrir chez lui un morceau irréprochable. Nous exceptons Régulus, dans lequel il s’est vraiment surpassé47.

Tout en reprochant à Pradon d’avoir voulu à tout pris mettre de l’amour dans le sujet, et une diction qu’il trouve faible, il reconnaît à cette dernière une certaine pureté et même de la noblesse48. La même qualité est reconnue à la versification de Régulus par la Nouvelle biographie générale :

La diction de Pradon, faible, incolore et sans accent, tombe à chaque pas dans la platitude ; il s’est néanmoins élevé quelquefois, par exemple dans Régulus, jusqu’à une sorte d’élégance et de noblesse49.

Résumé de la pièce §

Acte I §

Scène 1 : Les Romains ont débarqué victorieusement en Afrique et assiègent Carthage. Métellus accueille dans le camp romain Priscus, envoyé par le Sénat, et l’instruit du déroulement de la campagne d’Afrique et des exploits guerriers de Régulus, mentionnant aussi la couardise du tribun Mannius, que Régulus a dû forcer à s’embarquer. Priscus demande des nouvelles de la fille de Métellus, Fulvie, laissant entendre que Rome connaît l’amour de Régulus pour elle. Métellus lui avoue alors que Régulus et Fulvie doivent se marier une fois Carthage conquise, ajoutant qu’il peut se tenir honoré de cette union, puisque la première femme de Régulus, qui est décédée, était la fille du consul Scipion. De ce premier mariage, Régulus a eu un fils, Attilius, qui, malgré son très jeune âge, a suivi son père dans la campagne et maintenant se trouve aussi dans le camp. Scène 2 : Régulus aussi vient accueillir Priscus, et il annonce son dessein de déclencher l’attaque finale à Carthage ce même jour. Parlant de son fils, Régulus le désigne comme futur adversaire d’Hannibal. Enfin, il envoie Priscus se reposer avant l’attaque. Scène 3 : Une fois Priscus sorti, Régulus et Métellus évoquent le danger que courent dans le camp Fulvie et Attilius, et décident de les éloigner. Métellus met Régulus en garde contre Mannius, dont, à son avis, il faut se méfier. Régulus rejette cet avertissement et, ayant aperçu ce même Mannius, demande à Métellus de convaincre son fils de partir, tandis qu’il fera de même avec Fulvie. Métellus sort. Scène 4 : Mannius informe Régulus de ce qu’un endroit de l’enceinte de Carthage vient de tomber tout seul : il est temps d’attaquer. Régulus lui répond qu’il faut d’abord qu’ils aillent, ensemble, en reconnaissance. Après avoir affirmé au tribun qu’il ne nourrit plus de soupçons à son égard, il le laisse seul. Scène 5 : Mannius, monologuant, se dit d’intelligence avec le chef carthaginois Xantipus et prêt à trahir Régulus. Il étale aussi les raison de cette trahison, à savoir son amour désespéré pour Fulvie et l’humiliation que Régulus lui a infligée lors de l’embarquement.

Acte II §

Scène 1 : Fulvie est avec les femmes de sa suite, Faustine et Marcelle. Elle confesse à Faustine son amour pour Régulus, qui doit être bientôt couronné par le mariage, et lui retrace ses origines : elle l’aima depuis qu’elle le vit célébrer le triomphe à Rome. Tout en vantant les hauts faits de son amant, Fulvie se plaint des périls auxquels il s’expose constamment. Scène 2 : Sur ces mots entre Régulus, qui prie Fulvie de partir du camp pour trouver refuge au fort de Clypea. Après lui avoir déclaré ses craintes, Fulvie manifeste sa volonté de rester et assure à Régulus qu’elle ne cédera plus à l’appréhension. Scène 3 : Régulus demande à Métellus, qui vient d’arriver avec Lépide, gouverneur d’Attilius, d’user de son autorité pour convaincre Fulvie, mais Métellus l’interrompt pour avouer n’avoir pas réussi à persuader Attilius non plus. Régulus se dit content que son fils ait montré du courage et, avant de sortir, conjure encore une fois Métellus de faire partir Fulvie. Lépide sort également. Scène 4 : Métellus ordonne à sa fille d’obéir. Elle doit partir escortée du tribun Mannius, qui s’est offert de l’accompagner et que Métellus veut éloigner du camp. Fulvie proteste contre cet ordre et donne voix à ses inquiétudes au sujet du tribun. Finalement Métellus, frappé par le courage montré par sa fille, lui accorde de rester et sort. Marcelle aussi quitte la scène. Scène 5 : Fulvie s’interroge sur la conduite de Mannius, dont elle devine les raisons. Scène 6 : Mannius vient la chercher pour l’amener à Clypea, Fulvie l’interrompt et répond que son père lui a accordé le permis de rester. Avant de sortir avec Faustine, elle insinue que c’est pour fuir la bataille que le tribun s’est offert de l’escorter. Scène 7 : Mannius, déçu, promet de se venger et s’apprête à trahir Régulus.

Acte III §

Scène 1 : Priscus annonce à Métellus que Régulus, qui était allé inspecter les murs de Carthage avec Mannius, est tombé dans un piège de Xantipus et a été fait prisonnier. Les efforts faits par les soldats romains pour sauver leur commandant ont été vains, seul le tribun est parvenu à s’échapper des mains des ennemis. Priscus et Métellus s’accordent pour ne rien dire à Fulvie. Scène 2 : Fulvie entre en scène avec Faustine, et demande des nouvelles du combat, mais Métellus refuse de parler, refus qui augmente la crainte de sa fille. Scène 3 : Restée seule, Fulvie, inquiète, commence à s’interroger sur le sort de Régulus quand elle aperçoit Mannius. Scène 4 : Le tribun apprend à Fulvie le malheur de son promis et il l’invite à porter ailleurs ses vœux, puisque Régulus n’est pas le seul a en être digne. À Fulvie qui demande qui sont ces Romains dignes de son amour, le tribun répond en se désignant lui-même. Outrée, Fulvie l’accuse d’être un lâche et lui représente que le nom que l’on porte ne vaut rien sans la valeur militaire. Mannius quitte la scène en colère. Scène 5 : Fulvie réaffirme son mépris pour Mannius et sa fidélité à Régulus. Scène 6 : Lépide entre en scène et fait part à Fulvie de l’arrivée d’un messager de la part des Carthaginois. Scène 7 : Métellus, accompagné de Priscus le rejoint et annonce le retour imminent de Régulus, renvoyé dans le camp sur sa parole. Il envoie sa fille porter la nouvelle à Attilius et demande à Lépide de le laisser seul avec Priscus. Scène 8 : Métellus discute avec Priscus les enjeux du retour de Régulus : il prévoit les conditions inacceptables que les Carthaginois vont imposer pour obtenir la paix et sauver la vie au commandant. Priscus répond que rendre tout ce que les Romains avaient conquis en Afrique ne serait pas un prix trop cher pour la vie de Régulus. Métellus le reprend en lui rappelant que Régulus, tout héros qu’il est, reste un Romain comme les autres et que l’on ne peut pas lui sacrifier la gloire de Rome. Priscus voudrait alors attaquer les Carthaginois pour essayer de le libérer par les armes, mais Métellus est forcé par la trêve qu’il a conclue de s’opposer au projet. Scène 9 : Lépide avertit Métellus que Régulus est sorti des murs de Carthage et qu’il sera bientôt dans le camp.

Acte IV §

Scène 1 : Mannius s’étonne du retour de Régulus et craint que l’on découvre sa trahison. Scène 2 : Lépide demande au tribun pourquoi il ne participe pas à l’allégresse générale. Mannius se défend en argumentant que la paix dont la vie de Régulus va être payée coûte trop à Rome, et Lépide répond que toute l’armée souhaite cette paix. Les deux sont interrompus par l’arrivé de Métellus, Régulus et Priscus. Scène 3 : Régulus accuse le sort de son malheur et transmet les conditions de paix des Carthaginois, à savoir la restitution de toutes les conquêtes romaines en Afrique. Il demande aux Romains de ne pas accepter cette paix honteuse, même s’il devait lui en coûter la vie. Métellus le loue pour sa fermeté, mais il essaie, avec Lépide, de convaincre Régulus à ne pas retourner chez les ennemis. Régulus refuse, car il s’est engagé, et incite encore une fois ses compatriotes à attaquer Carthage. Ensuite il s’adresse à Mannius pour savoir comment il a fait pour échapper au piège. Il ne croit pas à la version des faits du tribun et lui fait comprendre qu’il le considère comme un traître, puis ordonne qu’on le laisse seul avec Métellus. Scène 4 : Régulus s’ouvre à Métellus et lui confie la douleur qu’il éprouve de devoir abandonner Fulvie et Attilius. Encore une fois, Métellus et Régulus décident de ne leur rien dire pour ne pas les inquiéter. Régulus sort. Scène 5 : Fulvie arrive avec Faustine, heureuse du retour de Régulus, et demande à le voir. Elle s’aperçoit toutefois que Métellus est troublé et l’interroge pour en connaître la raison. Métellus répond évasivement que Régulus est occupé par un projet glorieux et invite sa fille à ne plus enquêter sur son sort. Il sort. Scène 6 : Fulvie pèse les affirmations de Métellus et craint le pire, quand elle aperçoit Priscus qui arrive en pleurant. Scène 7 : Priscus révèle à Fulvie la décision de Régulus de retourner dans Carthage et ajoute que, pour l’instant, les soldats instruits par Lépide retiennent le commandant dans le camp. Il invite enfin Fulvie à essayer de fléchir Régulus.

Acte V §

Scène 1 : Régulus s’emporte contre les soldats qui l’empêchent de garder sa parole. Lépide lui confesse qu’il est le responsable du soulèvement. Il se justifie disant de l’avoir fait pour qu’Attilius ne reste pas orphelin. Régulus condamne son comportement comme indigne de celui qui doit élever son fils dans la vertu romaine. Scène 2 : Priscus annonce que Fulvie, en proie au désespoir, cherche Régulus. Ce dernier voudrait la fuir mais ne le fait pas à temps. Lépide sort. Scène 3 : Fulvie entre en scène accompagné de Faustine. Elle n’essaie pas de détourner Régulus de son dessein, mais lui annonce sa décision de le suivre dans la mort. Régulus veut la dissuader, mais elle est ferme et lui reproche de l’abandonner. Régulus oppose à ce reproche l’intérêt de Rome et de sa gloire et avoue toutefois que les pleurs de sa promise le touchent et le font chanceler. Il voudrait partir, mais il entrevoit Lépide qui amène Attilius. Scène 4 : Attilius aussi se plaint de ce que Régulus va l’abandonner, et l’implore de ne pas quitter le camp ou du moins de le saluer pour la dernière fois. Régulus demande que l’on éloigne son fils, mais il est ému. Scène 5 : Métellus annonce à Régulus que le stratagème qu’ils avaient conçu est réussi et qu’il peut finalement regagner Carthage. Régulus le remercie et dit adieu à ses proches. Il recommande à Fulvie de se montrer constante et confie l’éducation de son fils à Métellus, après avoir incité l’enfant à la fermeté. Fulvie et Attilius sont désespérés, Métellus se prépare à attaquer les Carthaginois pour sauver Régulus. Régulus, Priscus et Métellus sortent. Scène 6 : Attilius exige qu’on le laisse combattre avec Métellus. Lépide le lui accorde et ils sortent. Scène 7 : Faustine essaie de redonner de l’espoir à Fulvie, sans y réussir. Scène 8 : Marcelle apprend à Fulvie la fin de Mannius : il voulait fuir à Carthage mais, ayant été découvert par les soldats, a fini pour confesser sa trahison et a été dépecé sur-le-champ. Scène dernière : Priscus entre en scène et relate le sort de Régulus. Ce dernier, dit-il, était parvenu à sortir du camp en disant à ses soldats qu’il avait été empoisonné par les Carthaginois. Une fois arrivé aux murs de la ville ennemie, il a donné aux soldats le signal de l’attaque. Quand l’armée romaine semblait proche de la victoire, les Carthaginois ont montré le corps de Régulus mourant et ce spectacle a arrêté un moment le combat. Une fois Régulus mort, les Romains se sont jetés encore une fois à l’attaque, et Xantipus a été tué par Métellus. Les ennemis sont presque défaits, conclut Priscus et il invite Fulvie à assister à la fin du combat. Fulvie annonce qu’elle va chercher la mort sous les murs de Carthage.

Le personnage de Régulus dans la tradition §

Le personnage historique §

La date de naissance de Marcus Atilius Regulus50 est inconnue. La gens Atilia était une famille illustre, comptant à la fois des branches plébéiennes et patriciennes. Elle donna un nombre considérable de consuls à la République, notamment pendant les guerres puniques, et quelques-uns à l’Empire. Marcus Atilius Regulus, fut élu consul une première fois en 267 av. J.-C., avec Lucius Julius Libo. Il conduit alors une campagne contre les Salentins, population qui habitait la péninsule du Salento, aujourd’hui faisant partie de la région des Pouilles. Les Salentins étaient coupables d’avoir soutenu Pyrrhus, roi d’Épire, lors de sa guerre contre la République romaine. L’expédition de Régulus culmina dans la prise de Brundisium (aujourd’hui, Brindisi), l’un des principaux ports de la Magna Græcia, et assura à Rome le contrôle du sud de la péninsule italienne. Eutrope (II, 17) et les Fasti Triumphales affirment que Regulus obtint avec son collègue l’honneur du triomphe pour cette victoire, célébré le 23 janvier 266 av. J.-C.

Régulus fut consul une deuxième fois en 256 av. J.-C., avec Lucius Manlius Vulso, durant la première guerre punique (264-241 av. J.-C.). Consul suffectus pour l’année, Régulus avait remplacé à sa mort Quintus Caedicius. Les Romains, après une série de victoires en Sicile, avaient décidé de porter la guerre sur le sol africain. Ainsi les deux consuls, à la tête d’une énorme flotte (Polybe parle de 330 bateaux de guerre), affrontèrent le 10 mars 256 av. J.-C. au cap Ecnome, sur la côte sud-ouest de la Sicile, une flotte carthaginoise forte de 350 bateaux aux ordres des généraux Hamilcar et Hannon. La bataille, qui, pour le nombre de navires et de soldats impliqués demeure l’une des plus grandes batailles navales de tous les temps, se termina avec une écrasante victoire romaine. L’armée romaine fut ainsi libre de débarquer près de la ville de Clypea51, qui capitula après un court siège. Les Romains se livrèrent ensuite au pillage de la région. À l’approche de l’hiver, le consul Lucius Manlius Vulso retourna en Italie sur ordre du Sénat avec la flotte et une partie de l’armée, laissant en Afrique Régulus avec quarante bateaux et le reste des soldats pour poursuivre les opérations. Les Carthaginois, guidés par les généraux Bostar, Hamilcar et Hasdrubal, prirent la décision d’affronter directement Régulus pour mettre fin au pillage. La bataille, qui se déroula dans les alentours de la ville de Adys, vit encore une fois les Romains remporter une victoire triomphale. La menace des Numides, qui avaient profité des difficultés de Carthage pour en attaquer le territoire, jointe aux défaites subies de la main de Régulus força le Sénat carthaginois à demander la paix au général romain. Toutefois, les conditions posées par ce dernier furent si sévères que les Carthaginois aux abois préférèrent les rejeter pour continuer la guerre. Ils confièrent leur armée au mercenaire grec Xanthipus, qui la réorganisa et la guida en bataille contre les Romains. Cette fois-ci, ce fut le tour pour Régulus de connaître une défaite complète. Son armée fut presque entièrement détruite, et lui-même pris prisonnier. À ce point l’historien grec Polybe, dont les Histoires constituent la source la plus fiable sur la matière, cesse de s’intéresser à lui. La reconstruction des dernières phases de la vie de Régulus est de ce fait très incertaine et elle est régulièrement mise en cause par les historiens. La captivité de Régulus fut assez longue. La guerre entre Rome et Carthage continua en Sicile, avec des hauts et des bas pour les deux côtés. Cinq ans après la tragique conclusion de l’expédition de Régulus, les forces carthaginoises furent vaincues par le consul Metellus lors de la bataille de Panormus (aujourd’hui Palerme). Encore une fois, Carthage fut obligée à demander la paix, ou du moins un échange de prisonnier. Elle envoya une ambassade à Rome, à laquelle participa aussi Régulus, sous condition de revenir à Carthage en cas d’insuccès. Les gestes et les discours que fit Régulus à Rome varient selon les sources, mais tous concordent pour affirmer qu’il mit les Romains en garde contre la proposition carthaginoise et déconseilla l’échange de prisonniers. Une fois l’ambassade conclue, il retourna à Carthage comme il avait promis, et là il fut mis à mort.

On ne sait pas beaucoup sur la vie privée de Régulus. Il eut au moins deux enfants, Marcus Atilius Regulus et Caius qui furent à leur tour consuls. Le premier participa à la deuxième guerre punique (Polybe affirme, à tort, qu’il mourut dans la bataille de Cannes), le deuxième mourut en combattant contre les Gaulois.

Le personnage de Régulus dans l’antiquité païenne §

L’histoire de Régulus fit très rapidement l’objet d’un processus de mythologisation52. Elle répondait à une nécessité culturelle immédiate. Les guerres contre Carthage occupèrent Rome encore longtemps après la mort du consul, jusqu’en 146 av. J.-C. L’ennemi restant le même, l’image de Régulus assumait une fonction centrale dans la propagande patriotique. Les modifications de l’histoire, qui se concentraient sur la dernière partie de la vie du général, suivaient deux grandes directions. D’un côté, Régulus assumait graduellement tous les caractères de l’iconographie du héros républicain, de l’autre les Carthaginois étaient de plus en plus connotés comme cruels et indignes de confiance. Les auteurs latins, historiens et poètes confondus, commencèrent très tôt à rajouter des éléments de pathos aux faits historiques. La critique s’est longuement interrogée sur le silence que Polybe observe à propos de l’ambassade et de la mort de Régulus. Ce silence a parfois été utilisé comme argument par ceux qui ont questionné, à partir de Palmerius au XVIIe siècle, la véridicité de l’histoire léguée par la tradition. Quoi qu’il en soit, Tuditanus, un historien du IIe siècle av. J.-C. cité par Aulu-Gelle53, mentionne l’ambassade de Regulus, ajoutant que ce dernier avait dit au Sénat que les Carthaginois lui avaient donné un poison lent pour le faire périr une fois l’échange de prisonniers conclu, détail qui allait dans le sens de la construction d’une opposition entre la fides romana, incarnée par Régulus et la perfidia punica. Les versions de la mort de Régulus foisonnaient : Tuditanus, et successivement Silius Italicus et Augustin, voulaient qu’il mourut en étant privé de sommeil, Tubéron, historien du Ie siècle également cité par Aulu-Gelle54, affirme que les Carthaginois le forcèrent à fixer le soleil après l’avoir enfermé longtemps dans le noir et lui avoir cousu les paupières, version reprise par Cicéron et Live. D’autres versions font mourir Régulus en croix ou de faim. Parmi les traits qui vinrent se greffer sur le personnage de Régulus figure aussi, à partir de Tubéron, un combat contre un énorme serpent, ce qui le rapproche des figures héroïques de la mythologie gréco-latine. Un autre trait héroïque, plus spécifiquement liée à l’idéologie de la Rome républicaine, était celui du général-agriculteur. Régulus en pleine campagne africaine, dit entre autres Valère-Maxime55, demanda au Sénat que quelqu’un le remplaçât au commandement pour pouvoir s’occuper personnellement de son camp qui était en mauvaise condition. Par là l’iconographie de Régulus rejoignaient celle de Cincinnatus. Nous ne dénombrerons pas ici tous les auteurs qui imaginèrent le discours de Régulus devant le Sénat, ou le moment de sa séparation avec sa femme, quittes à revenir plus tard sur les plus importants d’entre eux, Horace et Silius Italicus.

Cette panoplie d’attributs héroïques dont Régulus se chargea progressivement occupait la plupart des récits qui le concernaient. Néanmoins, certains historiens faisaient état de traditions moins flatteuses pour les Romains. Une lignée d’historiens qui comprend entre autres Philinus, auteur philo-carthaginois, Tuditanus et Diodore de Sicile56 met par exemple en relief le fait que la femme de Régulus vengea son exécution par des sévices inhumains sur Hasdrubal et Bostar, généraux carthaginois prisonniers que le Sénat lui avait livrés. Ils sont aussi très critiques, comme l’avait été d’ailleurs déjà Polybe, vis-à-vis de Régulus lui-même. Le fait d’avoir imposé aux Carthaginois des conditions de paix honteuses et inacceptables le rendait coupable de la continuation de la guerre, et son sort était la juste punition pour son arrogance.

Malgré ces quelques critiques, l’exemplum de Régulus avait généralement une valeur extrêmement positive, au point que Cicéron, en traitant la question dans le De Officiis, pouvait affirmer : « Quare ex multis mirabilibus exemplis haud facile quis dixerit hoc exemplo aut laudabilius aut praestantius. »57. Cicéron considérait Régulus un modèle non seulement pour sa fidélité à la parole donnée, mais aussi et surtout par l’identification, exprimée dans son sacrifice, du bien de la Patrie au bien suprême. Il devenait donc une incarnation de la vertu citoyenne et républicaine. Chez l’Arpinate, ces considérations sous-entendent un rapprochement entre la figure exemplaire de Régulus et la sienne propre. Pour emprunter les mots de Mix, « […] Cicero’s view of Regulus is essentially emblematic of his own self-esteem as a political conservative. »58. Cicéro mis à part, les grands admirateurs de Régulus furent, comme il était naturel, les Stoïciens. Qui mieux de Régulus pouvait illustrer l’anthropologie stoïcienne idéale ? Son exemplum en offrait tous les traits : une fermeté adamantine face aux revers de la Fortune, une constance inégalée dans le service à la Patrie, le désintérêt pour la souffrance du corps ainsi que pour les biens matériaux. Sénèque reprit l’histoire de Régulus dans plusieurs de ses ouvrages. Dans le De providentia, il appelait le général « [...] documentum fidei, documentum patientiae [...] »59. Le regard que les Stoïciens portèrent sur Régulus joua un rôle fondamental dans le passage de cet exemplum des auteurs païens aux Pères de l’Église et à la culture chrétienne en général. Chez Sénèque étaient déjà visibles les éléments qu’auraient ensuite permis la récupération de Régulus. Toujours dans le De providentia, nous trouvons un passage que pourrait s’appliquer sans modifications à un martyr chrétien : « […] quanto plus tormenti, tanto plus erit gloriæ. »60

Le personnage de Régulus des Pères de l’Église à Pradon §

Vis-à-vis de Régulus, le travail des Pères de l’Église, occupés à fixer la doctrine chrétienne, consista à mettre son exemplum en regard de celui des martyrs chrétiens. La confrontation entre le héros païen et les modèles héroïques de la Chrétienté avait le but de faire ressortir les points par lesquels le nouveau système de valeurs qu’ils soutenaient se démarquait de l’ancien. L’exercice était possible du fait des similarités que l’histoire de la mort de Régulus consignée par la tradition présentait avec les martyrologes chrétiens. La modalité de sa mort, une torture infamante, pouvait s’apparenter de celle du Christ et des martyrs. Régulus choisit de mourir, plutôt que de sauver sa vie en reniant ses serments, et supporta avec courage les tourments. Il aspirait à une vie de frugalité marquée par le travail dans les camps. La reproche que lui adressaient les auteurs chrétiens des premiers siècles de notre ère tenait aux motivations de son geste. Accusé par Tertulliane d’avoir recherché seulement l’approbation des hommes et par Lactance d’avoir voulu simplement se soustraire à une longue vie de prisonnier, Régulus ne trouva pas de faveur auprès d’eux, car il lui manquait la foi dans le vrai Dieu, qui seule rendait glorieuse la mort des martyrs.

Contrairement aux réflexions épisodiques des autres Pères sur l’histoire de Régulus, Augustin revint sur le sujet à plusieurs reprises, et dans des contextes variés. Mix61 estime que l’intérêt pour le personnage dut naître chez Augustin de la réflexion sur ce qu’en avait écrit Cicéron. Peut-être que ses années d’étude et d’enseignement à Carthage ont aussi joué un rôle dans l’attachement du doctor Gratiae à un exemplum tiré des guerres puniques. Augustin reconnaît à Régulus un haut degré de vertu. Si les auteurs chrétiens rabaissèrent les gestes de Régulus, ils donnèrent du relief à certains éléments de la tradition que les païens ne prisaient pas. Ainsi Augustin ajoute à la liste des traits héroïques qui caractérisaient le consul le respect pour sa propre vie, manifesté par le fait de n’avoir pas eu recours au suicide. Régulus figure souvent, par la suite, dans les listes d’exempla. Il est mentionné soit pour en blâmer la hybris, soit comme exemple de vertu citoyenne et patriotique.

En France, avant Régulus, le héros romain était présenté de façon admirative par Montaigne, qui en fait un modèle de frugalité (I, 52). Au théâtre, l’histoire de Régulus avait été abordée par Jean de Beaubrueil en 1582 dans une tragédie titrée Regulus62. Dans cette pièce, fort irrégulière, Beaubreuil présentait tous les épisodes de la tradition et en rajoutait même des nouveaux. Lors de son retour à Carthage, par exemple, Régulus est tourmenté par un magicien carthaginois. Il est intéressant de remarquer que, dans cette pièce, l’auteur n’esquive pas la proposition de paix des Carthaginois refusée par Régulus, épisode que donne matière au chœur pour porter un jugement moral non entièrement favorable sur le comportement du protagoniste. Desmarets de Saint-Sorlin publia, en 1671, Regulus, ou le Vray généreux63, un poème héroïque dont le contenu reste très proche de la tradition classique. Au collège des Jésuites de Rouen, où Pradon avait probablement fait ses études, un Régulus fut joué en 1681, mais nous ne possédons pas d’informations sur le contenu de la pièce.

Analyse de la pièce §

Les sources antiques dans la composition de Régulus §

La Préface de Régulus instruit le lecteur de la façon dont Pradon avait travaillé sur ses sources. Il y reconnaît volontiers que sa pièce devait une partie notable de son succès aux « […] beautez que le sujet m’a fournies […]. » (Préface, p. X). Peu d’éléments de la pièce relèvent de l’invention pure du dramaturge, personnages et épisodes lui ayant été pour la plupart suggérés par les différents auteurs antiques sur lesquels il s’était fondé, avec quelques exceptions sur lesquelles nous nous réservons de revenir par la suite. La réutilisation du matériel antique entraînait nécessairement un effort important de redistribution de ce matériel. Pradon déconstruit les données spatio-temporelles de ses sources pour isoler des épisodes qu’il déplace ensuite selon ses nécessités dramaturgiques. Nous analyserons en détail ce procédé dans les rubriques suivants. Ici, nous nous contenterons de faire remarquer que la motivation principale de ces remaniements, que Pradon choisit d’afficher dès la Préface était la fidélité aux unités de temps et de lieu.

Si le poète emprunte le tòpos de la modestie de l’auteur et avoue sa dette envers ses sources pour ce qui concerne le sujet de sa pièce, il revendique avec orgueil la paternité de l’intrigue et de la versification de Régulus : « Je n’ay rien imité ny emprunté de personne dans un sujet tout neuf, que les anciens & les modernes ont également respecté. » (Préface, p. XI). Notons en passant que l’affirmation de Pradon n’est pas correcte, puisque Jean de Beaubrueil avait déjà mis un Régulus sur les planches en 1582. Toutefois, le poète rouennais n’avait probablement pas lu cette tragédie, et les deux pièces sont profondément différentes. Considérons maintenant quelles sont les sources antiques utilisées par Pradon.

Pradon évoque explicitement deux sources dans son Régulus : Florus et Horace. À la première, l’historiographe Florus, le poète affirme avoir « […] pris mon sujet […]. » (Préface, p. XII). Il s’agit donc du texte de départ sur lequel Pradon intervient ensuite par soustractions, ajouts et autres remaniements. Lucius Annaeus Florus est un historiographe romain connu pour une Epitome de Tito Livio en deux livres, écrite dans la première moitié du IIe siècle. Comme indiqué dans le titre, il s’agit d’un compendium des Histoires de Tite Live, narrant les guerres externes et internes de Rome depuis sa fondation et jusqu’à l’âge d’Auguste. Du moment que l’endroit où Tite Live traitait la campagne africaine menée par Régulus se trouvait dans une partie de son ouvrage (livres 17 et 18) qui n’a survécu à l’Antiquité que sous la forme de Periochae, le passage chez les auteurs d’épitomés était obligé pour Pradon. Ce dernier puise donc le sujet de sa pièce dans le livre I, paragraphe 18 de l’Epitome. La fiabilité de Florus en tant qu’historien était déjà mise en question par les contemporains de Pradon. Tanneguy Le Fèvre, professeur de grec à l’Académie protestante de Saumur, s’exprime ainsi dans son édition de l’œuvre de Florus :

His addas & hoc licebit, quod huius elegantissimi & acutissimi scriptoris opus, non quasi Historicum legi debet, sed ut Declamatorium & Panegyricum, seu ut Laudatio Populi Romani : id quod & cogitandi & scribendi ratio facile probarit ; & si, quod sciam, id, ante me, monuit nemo64.

Florus reporte, en plus du tronc principale de l’histoire de Régulus (débarquement en Afrique, série de succès militaires, défaite et capture, ambassade à Rome et mort), l’épisode mythique du serpent géant tué près de la rivière Bagrada. Il est le seul à mentionner une opposition au projet d’invasion de l’Afrique, qui se matérialise par une révolte des soldats guidés par le tribun Nautius lors de l’embarquement. En revanche, il ne fait pas état de la vengeance exercée par les Atilii sur les prisonniers carthaginois et ne donne pas de détail sur l’ambassade de Régulus à Rome, en dehors de l’opposition de ce dernier à l’échange de prisonniers et à la paix. Nous donnons en appendice le texte de Florus en latin et en français, tiré de deux éditions auxquels Pradon pouvait vraisemblablement avoir accès, celle déjà citée de Tanneguy Le Fèvre pour le texte latin, celle du Père Coeffeteau65 pour sa traduction française. Les similitudes entre le lexique du Père Coeffeteau et celui qui se trouve dans la pièce de Pradon nous font penser que notre auteur dut utiliser cette édition-là, parue depuis peu, pour préparer sa tragédie. Le dramaturge trouva chez Florus les épisodes de la conquête de la Sardaigne et de la Corse (Acte premier, scène première), du naufrage de la flotte romaine victorieuse (II, 1), du butin du pillage de l’Afrique envoyé à Rome par Régulus (II, 1), et celui du serment de haine du jeune Hannibal (I, 2). Les incluant sous formes de récit dans les scènes d’exposition du premier et deuxième acte, Pradon changea les circonstances des deux premiers pour pouvoir les appliquer à Régulus et les amplifia tous considérablement. Par exemple, l’envoi du butin se transforme dans un triomphe célèbre à Rome par Régulus sous les yeux admirés de Fulvie, qui en fait la peinture au deuxième acte.

La place occupée par Horace, qui ne nécessite pas de présentation, dans la composition de Régulus est moins importante quantitativement mais assez relevante pour que Pradon cite le poète latin dans la Préface. Le texte cité provient des Odes (III, 5). L’histoire de Régulus est évoquée par Horace pour prendre position face à ceux qui auraient voulu payer la rançon pour les soldats de Crassus qui étaient tombés aux mains de Parthes, comme exemple de la nécessité pour un Romain de mourir héroïquement plutôt que de conserver la vie au prix de l’honneur. Chez Horace Pradon put trouver développé le thème de la résignation et de la fermeté stoïques montré par Régulus en se séparant de sa famille. C’est cette ode que le dramaturge allègue comme auctoritas pour justifier la présence sur scène du fils de Régulus. De façon plus générale, Pradon utilisa Horace pour donner au Régulus de Florus, montré seulement en chef de guerre et magistrat de la République, un intérêt lié à ses affections privées.

Florus et Horace sont les seules sources dont Pradon fait état, et les seules que nous pouvons tenir pour telles avec certitudes, car la pénurie d’informations sur notre auteur ne nous permet pas d’identifier les autres lectures qu’il put faire pour composer sa pièce. Néanmoins, il ne nous semble pas nous hasarder trop en présentant comme probable une autre source, les Punica de Silius Italicus, en considération des affinités non négligeables qu’ils présentent avec Régulus. Écrits au premier siècle de notre ère, les Punica sont un poème épique en dix-sept livres dont le sujet est la deuxième guerre punique. Au sixième livre le fils de Régulus, Serranus, blessé à la bataille du lac Trasimène, rencontre un ancien soldat de son père, Marsus, qui lui fait un long récit où il parcourt toute l’histoire de Régulus, depuis le débarquement en Afrique jusqu’à sa mort, avec des fortes accents pathétiques. Silius donne un nom, Marcia, à la femme de Régulus, et précise que ce dernier a deux enfants et qu’il mourut privé de sommeil. Mais l’ajout le plus important, de notre point de vue, est dans le récit de la capture de Régulus. À notre connaissance, Silius Italicus est le seul auteur à attribuer la défaite de Régulus à une ruse de Xantipus. Régulus, resté isolé de ses troupes lors de la bataille de Tunis à cause de son ardeur guerrière se retrouve entouré d’ennemis qui s’étaient tenus cachés. En dehors de cela, ce qui nous fait pencher pour ranger les Punica parmi les sources de Régulus est le fait que le texte de Pradon rappelle celui de Silius Italicus en plusieurs autres endroits. Le premier est la narration du combat contre le serpent, mais la ressemblance se limite ici à quelque détail (le javelot lancé par Régulus, la façon dont le monstre se tord avant de mourir) que Pradon pourrait avoir également inséré dans son texte en s’inspirant du récit de Théramène chez Racine. Les ressemblances dans les autres cas sont beaucoup plus marquées. Serranus, dans les Punica, se plaint, tout comme Attilius dans la scène 4 du dernier acte de ce que Régulus ne soit pas plus tendre dans ses adieux et, surtout, regrette de ne pas avoir obtenu de son père qu’il le serre une dernière fois dans ses bras : « Leviora forent haec uulnera quantum, // si ferre ad manes infixos mente daretur // amplexus, venerande, tuos. »66. Ensuite, Silius Italicus met dans la bouche de la femme de Régulus le désir de ne pas survivre à son mari, et lui reproche de garder sa foi aux Carthaginois qui en sont indignes et non pas à sa femme : « En, qui se iactat Libyae populisque nefandis // atque hosti seruare fidem ! Data foedera nobis // ac promissa fides thalamis ubi, perfide, nunc est ? »67. On retrouve les même arguments chez la Fulvie de Pradon (III, 5, V. 1281-1284).

Le travail du dramaturge sur son sujet procède dans la direction inverse à celle de la lecture, partant de la fin (le dénouement) pour arriver au début (l’exposition). Pour reconstruire la genèse de l’intrigue de Régulus, il faut donc se placer dans la même perspective68. Analyser les personnages et et la structure dramaturgique de la pièce revient donc à identifier les besoins dramaturgiques auxquels ils répondent et les effets visés par l’auteur. L’identification du noyau de l’histoire de Régulus, à partir duquel Pradon structura son intrigue est assez aisée : il était question de montrer le comportement héroïque de Régulus, prisonnier des Carthaginois et envoyé chez les Romains pour obtenir la paix, qui incite ces derniers à la guerre et revient dans Carthage, où l’attend une mort sûre, pour ne pas manquer à la parole donnée. « Victus de victoribus [...] de fortuna triumphavit » synthétise brillamment Florus.

Le matériel sur lequel il fallait travailler posait plusieurs problèmes à Pradon. Ayant fait le choix de se maintenir fidèle aux règles classique, le poète se trouvait confronté à l’impossibilité de mettre en scène l’histoire telle qu’elle lui était consignée par ses sources et par la tradition en général. La première impasse était évidemment liée à la contrainte des unités de lieu et de temps.

Les raisons du choix de Carthage : une adhésion stricte aux unités §

Régulus, fait prisonnier lors de la campagne d’Afrique, resta à Carthage pendant cinq années. Cette durée n’avait pas de place dans la dramaturgie classique. La première intervention du poète sur le texte devait donc le porter à opérer une manipulation de la chronologie, dans le but de condenser les événements historiques. Ainsi Pradon gomme les cinq années de captivité, et le général romain ne reste que quelques heures aux mains de ses ennemis. Ce n’était pas toutefois la seule solution qui lui était offerte par le sujet. En 1740, Métastase reprit la tragédie de Pradon pour la réécrire en mélodrame. Dans cet Attilio Regolo en trois actes, la scène est à Rome, où le général romain revient pour son ambassade. Cela permettait au librettiste d’exploiter le motif touchant de la longue absence de Régulus, tout en esquivant le problème chronologique. On peut alors se demander pourquoi cette solution n’ait pas été envisagée par Pradon. Le dramaturge aurait pu choisir de placer son action à Rome, mais où dans cette ville ? Quelques décennies plus tard, cette question ne se posait pas pour Métastase, à qui le genre du mélodrame permettait de faire changer plusieurs fois le lieu de l’action au cours de la pièce. Pradon, qui n’avait pas la même possibilité, se serait trouvé confronté à un choix binaire. Il lui aurait fallu placer la scène soit au Sénat, soit ailleurs dans la ville. La première option aurait permis de représenter le moment où la vertu du héros éclate plus splendidement. Le lieu du triomphe, pour Régulus, est le Sénat. Mais cette option aurait entraîné le sacrifice du moment le plus pathétique de la pièce, la scène des adieux de Régulus à sa famille. Il était impensable qu’une femme et des enfants puissent se trouver dans le Sénat lors d’une délibération politique majeure. Placer la scène en dehors du Sénat présentait le problème opposé. Pradon aurait pu mettre en scène les incitations de Régulus à continuer la guerre sous forme de discours rapporté, les confiant à un autre personnage, mais cela aurait affaibli considérablement le rôle du protagoniste. L’impossibilité de donner aux principaux épisodes de son sujet tout leur relief du fait de la préservation de l’unité de lieu était un argument très fort contre le choix de Rome. Mais ce n’était pas le seul.

La fidélité aux préceptes d’Aristote ne se bornait pas, chez Pradon, au respect des trois unités. Outre les contraintes liées au temps et à l’espace, un autre principe aristotélicien empêchait Pradon de faire dérouler sa tragédie à Rome, à savoir la nécessité que l’action tragique ait un commencement, un milieu et une fin. Le voyage à Rome et le discours devant le Sénat constituent pour Régulus le point d’arrivée d’un calvaire qui avait commencé cinq ans plus tôt avec sa défaite africaine. Cette défaite marque le début de la parabole descendante du général romain, fait prisonnier d’abord, cruellement exécuté ensuite. Pour le dramaturge, qui doit montrer la chute du héros du bonheur dans le malheur, il est hors de question d’introduire sur scène un Régulus déjà prisonnier, déjà malheureux. Il ne peut pas non plus être question d’escompter ce passage crucial par une simple scène d’exposition. L’attachement de Pradon aux règles se manifeste ainsi par le souci de faire à tel point sienne cette nécessité qu’il ne se limite pas à la garder à l’esprit durant la phase de composition, mais l’inscrit au sein même de l’œuvre, dans son texte. Ainsi, le changement de fortune de Régulus est expressément évoqué dans la pièce. Au premier acte, c’est le protagoniste en personne qui fait part du succès de ses armes

Jusqu’icy la fortune à nos armes fidele
Prés de nous en esclave a paru s’atacher, (I, 2, vv. 124-125).

Au quatrième, il revient dans le camp et annonce :

La fortune, Romains, vient de changer de face, (IV, 3, v. 933).

Rome étant ainsi exclue des lieux où l’action pouvait se dérouler, les possibilités de Pradon se réduisaient à deux : soit poser la scène dans un contexte spatio-temporel entièrement de son invention, ce qui l’aurait exposé à toute sorte de critiques fâcheuses, soit choisir l’Afrique. Cette dernière l’emporta, et pour des bonnes raisons. Faire dérouler l’action dans le camp des Romains signifie, au niveau théorique, saisir le tout dernier instant de bonheur de Régulus, quand il est si près de son objectif qu’il est certain de pouvoir l’atteindre dans la journée. D’un point de vue pragmatique, l’auteur bénéficie de ce choix par une plus grande liberté artistique. Dans un camp militaire on peut imaginer que les tentes des commandants se trouvent dans le même endroit, qu’ils soient obligés de se rendre toujours à l’endroit où l’on tient conseil, sans que l’auteur doive en justifier sans cesse les déplacements. La démarche de Pradon par rapport à ses sources consiste essentiellement à faire le choix d’un point, dans le continuum spatio-temporel de l’histoire, qui puisse s’accorder avec les règles de composition auxquels il est soumis. Ce point, une fois qu’il a été repéré, structure autour de lui tous les autres épisodes présents dans les sources. Le phénomène est en tout semblable au comportement d’un corps céleste à la masse très lourde, qui déforme l’espace et le temps autour de soi et attire dans son orbite les corps plus petits. Ainsi Pradon raccourcit les distances présentes dans les sources en créant une petite Rome à deux pas de Carthage. De même, des événements très éloignés dans le temps, ou se référant à d’autres personnages, entrent dans la sphère d’activité des personnages de la pièce. Le naufrage évoqué par Fulvie et Faustine au début de l’acte II, par exemple, était présenté par Florus après la campagne d’Afrique de Régulus, quand ce dernier était déjà prisonnier des Carthaginois. Ou encor, le triomphe de Régulus, qui datait de sa guerre contre les Salentins, se rapproche des événements d’Afrique pour fusionner avec l’envoi d’une partie du butin à Rome et former le tableau de la première rencontre entre Fulvie et le héros romain.

L’intrigue amoureuse et le personnage de Fulvie §

Le retour de Régulus dans Carthage, sacrifice de la vie à l’honneur de la part d’un héros généreux, constitue l’action de la pièce de Pradon. Le protagoniste est un héros « aux mains pures »69, conformément au modèle cornélien dont s’inspire l’auteur. Service de la Patrie et gloire personnelle ne font qu’un pour ce général accoutumé à vaincre. Ces principes de conduite ne sauraient être ébranlés par le simple souci de conserver la vie, la mort ne l’effrayant point. Si un tel caractère est tout à fait propre à éveiller l’admiration du public, et à prononcer des tirades vigoureuses et imbues de patriotisme, l’auteur ne parvient que difficilement à le rendre apte à susciter la pitié. Nous rappelons que « Dulce et decorum est pro patria mori »70 : celui qui meurt pour son Pays n’est pas à compatir, au contraire il doit être objet d’envie. Une tragédie des années quatre-vingts du siècle de Louis XIV ne saurait pas se soutenir sans donner à l’intérêt que le public naturellement attache au protagoniste de la pièce le ton de l’attendrissement. Cela était vrai pour tout dramaturge de l’époque, mais pour Pradon particulièrement, du moment que, malgré sa profession de foi cornélienne, il était le représentant attitré des ruelles galantes. Tout en s’efforçant de se débarrasser de l’excès de tendresse qui marquait ses productions précédentes, l’auteur se voit obligé d’assaisonner son héros granitique par l’introduction d’un intérêt amoureux. Il s’agit de lui donner quelque raison pour regretter la perte de la vie. Pour tirer de son sacrifice à la fois l’admiration du public et la juste intensité pathétique, Pradon doit mettre en scène les adieux de Régulus avec ses enfants et sa femme, qu’il trouve chez Horace et, peut-être, dans les Punica. L’unité d’espace, comme nous venons de le voir, oblige l’auteur à déplacer l’action en Afrique, ce qui le met dans l’impossibilité de suivre fidèlement ses sources. La présence dans ces dernières d’une femme et d’un enfant à la fois offre au poète des trop belles occasions de mettre de varier et moduler les effets de pathos pour qu’il se prive de l’un des deux personnages. Pradon doit donc inventer une raison vraisemblable pour qu’un enfant et une femme se trouvent dans un camp. Pour ce qui concerne l’enfant, la tâche est assez facile. Il apparaît raisonnable, au XVIIe siècle, que l’enfant de Régulus fasse l’apprentissage des armes dès son plus jeune âge. La seule intervention du poète sur ce point consiste à réduire le nombre d’enfants de Régulus. Horace affirmait que ce dernier en avait plusieurs à l’époque de son ambassade à Rome. Les ramener au seul Attilius répondait à la nécessité de contenir le nombre de personnages. Nous reviendrons par la suite sur la présence de cet enfant sur scène, qui ne manqua pas de frapper le public comme une nouveauté. Quant à la femme, la raison que Pradon lui donne pour se trouver dans le camp des Romains est qu’elle y est venue pour prendre soin de son père blessé, le consul Métellus. Mais pourquoi Pradon modifie ses sources et ne mets pas en scène la femme de Régulus (à qui Silius Italicus donnait le nom de Marcia71) ? Le poète nécessite d’un personnage féminin, les sources lui présentent un caractère déjà prêt, qui aurait de plus l’avantage d’être fidèle à l’histoire. Le comportement de l’auteur peut s’expliquer par la tension vers le sommet du pathétique. Faire de la femme mentionnée par Horace non pas la femme, mais la promise de Régulus, ouvre à Pradon la possibilité de parvenir à un plus haut degré d’intensité dramatique. D’abord parce que cela amène le veuvage de Régulus, qui dans la pièce a perdu sa première femme, et par conséquent rend Attilius orphelin de mère. La perspective du sacrifice de son père est pour ce dernier encore plus dramatique qu’elle ne l’était dans la tradition. Deuxièmement, en tant que fille de Métellus Fulvie représente un atout précieux pour resserrer les liens entre les personnages de la pièce. Mais surtout, le changement opéré permet au dramaturge d’exploiter le thème de la relation amoureuse brisée par la mort alors qu’elle était sur le point d’être couronnée par le mariage (« Ouy, ma main est le prix de Cartage conquise, // On couronne nos feux aprés cette entreprise, », V. 393-394), particulièrement apte à éveiller la pitié des spectateurs. Le personnage de Fulvie a vocation à alimenter le mécanisme de l’alternance entre crainte et espoir., mais les modalités avec lesquelles Pradon s’acquitte de cette tache dans ce personnage sont à mettre au nombre des points faibles de la pièces. Le même schéma se répète tout au long de la pièce : Fulvie est inquiète (de façon peu justifiée au début, plus vraisemblable par la suite) pour le sort de son amant, Métellus s’emploie à lui cacher la gravité de la situation et à la réconforter, un troisième personnage (Mannius, Priscus) arrive pour lui apprendre la vérité. Métellus « […] chaque fois dit assez pour la remplir de la plus grande anxiété, et ensuite refuse de dire davantage et s’en va aussitôt, lui défendant de s’informer ultérieurement »72 affirme Lockert, avant d’ajouter « Pourtant il prend en réalité si peu de soin pour l’empêcher de découvrir la vérité que, chaque fois, quelqu’un autre arrive tout de suite pour l’éclairer. Et, dans les intentions de l’auteur, il est un homme intelligent ! »73.

Le modèle cornélien et le goût des larmes §

Pradon ne fit jamais mystère de son admiration pour Corneille, qui dut naître avant même la venue de Jacques à Paris. Protégé du duc de Montausier, Pradon eu l’occasion de fréquenter tout le milieu qui tournait autour du grand dramaturge. Il est improbable que Corneille se soit jamais déclaré ouvertement favorable à son jeune admirateur, qui n’aurait manqué d’en faire état dans ses préfaces. Suivant l’hypothèse de Franco Piva, que nous avons déjà mentionnée dans la Biographie, Pradon aurait entretenu longtemps une relation sentimentale avec la nièce de Corneille, Mlle Bernard, relation qui touchait aussi à la production artistique de cette dernière, puisque Pradon prit un privilège pour deux œuvres de cette demoiselle. On voit bien par là quel dut être le cercle dans lequel le poète forgea son style. Les témoignages les plus explicites de l’adhésion de Pradon au modèle cornélien ne viennent pas de ses œuvres, où, tout en restant généralement fidèle à son parti pris poétique, il fait de larges concessions au style de Racine, mais de ses pièces liminaires, où elle est revendiquée avec fierté. Dans l’Épître dédicatoire de Régulus, Pradon fait appel à Corneille, qui était mort en 1684, comme à celui qui avait été « […] seul le maistre de la Scène » (Épître, V. 64). Quelques vers plus loin, l’auteur explicite au moins un des principes de composition impliqués par ce modèle, à savoir de s’écarter « du chemin de ces fades tendresses » (Épître, V. 95). Contre la « tendresse » supposée de Racine, il fallait donc construire un modèle antinomique où l’intérêt d’amour serait du moins excentré. Pradon revient sur ce point dans la Préface :

J’avoüe qu’il y a peu d’amour, mais je n’y en pouvois mettre davantage avec bienséance : Et j’ay fait cette reflection dans les representations de Regulus, que la grandeur d’ame frappe plus que la tendresse, & que le spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enleve, que par un fade amour qui languit, & qui fatigue & l’Auditeur & l’Acteur. » (Préface, P. XI).

L’aveu est, bien entendu, une prise de position. Pradon s’excuse de ne pas avoir donné assez de place à l’amour pour mieux faire remarquer cette carence dont il est fier. Bussom souligne l’importance pour la réussite de la pièce de la subordination de ce « fade amour » à l’action principale : « L’épisode amoureux est ici entièrement subordonné à l’histoire de Régulus accomplissant son devoir jusqu’au bout. […] L’amour de Régulus pour Fulvie, bien qu’il ne soit qu’une fiction comme c’est habituellement le cas chez Pradon, est acceptable parce qu’il est secondaire. »74. Il met à plusieurs reprises en évidence l’importance du modèle cornélien dans la composition de Régulus, où il apparaîtrait de façon plus transparente que dans les autres tragédies de Pradon. Cette influence se manifeste très nettement dans la construction du personnage principal : « This [Régulus] is Corneille’s hero. »75. Lancaster, comme Bussom, met en avant l’adhérence de Régulus à la leçon cornélienne, mais cette adhérence tient, selon lui, à l’imitation d’une pièce spécifique du corpus de Corneille, à savoir Horace. Il rapproche le couple Régulus – Métellus de celui constitué par Horace père et Horace fils, ainsi que le personnage de Sabine de celui de Fulvie, ou encore Priscus de Curiace et Mannius de Camille. Cette conviction a été critiquée par Lockert76, qui trouve les rapprochements opérés par Lancaster un peu tirés par les cheveux. En souscrivant aux doutes de Lockert, il nous semble important de rappeler que les similitudes dans la versification et dans la construction des caractères ne doivent pas nous étonner dès lors que les sujets traités étaient apparentés (les personnages principaux servent Rome aux frais de leur bonheur privé) et que Corneille est de l’aveu même de Pradon la source de son inspiration poétique : « Esprit du grand Corneille anime nostre veine, » (Épître, V. 63). Au-delà du désaccord sur l’existence d’un rapport direct entre la pièce de Pradon et Horace de Corneille, Lockert concorde avec Lancaster sur l’inspiration de Régulus, qui est pour lui un exemple d’une tradition cornélienne encore vivante, quoique en déclin77. L’influence de Corneille est visible d’emblée dans le sujet choisi par Pradon. Dès que la nouvelle de la capture de Régulus arrive dans le camp, une situation bloquée se met en place, puisque le personnage principal n’a pas de choix autre que le retour à Carthage s’il veut conserver son honneur intact.

Les commentateurs que nous avons cités se sont penchés sur la construction du héros pour affirmer la nature profondément cornélienne de cette pièce. Les rapports entre la poétique cornélienne et la dramaturgie de Pradon apparaissent cependant beaucoup moins limpides dès que l’analyse se concentre sur l’intrigue amoureux. Tout d’abord, la question s’impose de savoir à quel modèle cornélien Pradon s’abreuverait, puisqu’il est difficile de trouver une règle dans la façon dont le « Maître de la Scène » traite les intrigues amoureuses tout au long de sa carrière. L’épisode amoureux de Régulus est élaboré sur le thème de l’abandon de la femme aimé par un héros, au nom d’un intérêt politique supérieur. À partir de cette considération, prend forme un axe sur lequel Pradon devait situer sa nouvelle composition, ayant pour extrêmes la Bérénice de Racine d’un côté et Suréna de Corneille de l’autre. Le paramètre qui oriente cet axe est le différent approche à la dramatisation de l’élégie78. Chez Corneille la tension élégiaque est entretenue par les personnages eux-mêmes, qui attachent au maintien de cette dynamique dans le temps leur seule possibilité de bonheur et, en même temps, la manifestation de leur gloire. Dans la pièce de Racine, au contraire, « […] la gloire consiste à surmonter la tension élégiaque. »79 Les personnages issus du premier modèle se caractérisent par le refus explicite des larmes, ceux du deuxième s’y adonnent volontiers. « Vous êtes Empereur, Seigneur, et vous pleurez. »80 s’exclame Bérénice (IV, 5) et Suréna (V, 4) répond :

La tendresse n’est point de l’amour d’un Héros,
Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots,
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grands âmes.81

Sur l’axe tracé entre ces deux points, la position de l’auteur de Régulus ne recoupe aucun des deux extrêmes. Pradon se tient dans une zone intermédiaire entre Racine et celui qu’il affichait pourtant comme son seul point de repère. Dans Régulus, à l’exception de Mannius près, tout le monde pleure. Métellus pleure, Fulvie est présentée systématiquement ou presque en pleurs ou sur le point de s’y abandonner, Attilius pleure, Priscus fait le même, une armée romaine toute entière pleure abondamment. Pour s’en tenir au simple décompte des occurrences, « pleurs » /« pleurer » revient dix-huit fois dans la pièce et « larmes » onze fois. Quant au personnage principal, il fait preuve d’une fermeté que Titus ne possède pas, ce qui tient en partie au fait que ce dernier doit se priver de Bérénice au moment même où il touche au pouvoir suprême, alors que Régulus abandonne Fulvie en étant prisonnier des Carthaginois, mais il n’est pas complètement immun aux larmes. S’il n’en verse pas sur scène, il affirme vouloir en donner à son fils (V. 1076), veut fuir celles des autres (V. 1106) et ne supporte pas les pleurs de Fulvie, qui, dit-il, « ébranlent ma conscience » (V. 1293). En même temps, il qualifie d’« indignes allarmes » (V. 1334) les pleurs de son fils. Cette attitude ambiguë est encore plus évidente chez Fulvie. Proche du modèle d’élégie de l’abandon incarné par Bérénice et, avant cette dernière, par les protagonistes des Heroïdes d’Ovide, elle est l’image même de l’héroïne éplorée. La scène 3 de l’acte IV la voit pourtant commencer son discours d’un ton ferme : « Ne croyez pas, Seigneur, que pour vous attendrir, // Je pousse devant vous quelque indigne soupir ; » (V. 1255-1256). Une résolution qu’elle démentit dans l’espace de quatre répliques. Ce que ces exemples nous montrent, c’est qu’il y a bien un refus de la tendresse et des larmes, mais que ce refus verbal n’est pas accompagné, ou du moins pas toujours, par un comportement cohérent. À notre avis, cette distance entre le modèle cornélien et la pratique de Pradon, qui se trouve finalement être plus proche de celle de Racine que ne l’aurait souhaité l’auteur, se configure moins comme un écart entre modèle théorique de référence et pratique dramaturgique que comme l’adaptation au modèle cornélien d’une sensibilité aux larmes désormais paradigmatique. « Si Corneille », écrit Carine Barbafieri, « les [les larmes] fait couler avec une extrême parcimonie dans son théâtre sérieux, c’est […] parce qu’elle renvoient selon lui inévitablement à une galanterie de comportement, qu’il trouve excessive et dont il ne veut pas pourvoir ses héros. »82. Cette équivalence entre larmes et galanterie n’est évidemment pas aussi stricte aux yeux de Pradon, d’autant plus que les pleurs des personnages de Régulus, même ceux de Fulvie, tiennent plus à l’action principale, donc à la mort de Régulus, qu’à l’intrigue amoureux. Ils recouvrent aussi la fonction fondamentale de manifester le tragique dans une pièce qui, comme nous verrons par la suite, procède très souvent sur le registre épique. La méfiance cornélienne à l’égard de larmes survit en partie dans le souci de Pradon de tenir son « principal acteur » un peu à l’écart de cette véritable inondation, le présentant à la fois comme sensible aux larmes des autres (quoi qu’en puisse dire Fulvie au V. 1258) mais dépourvu quant à lui de cette faiblesse. Il faut enfin rappeler que les concessions que Pradon fait aux larmes et à la galanterie dans Régulus sont beaucoup moins importantes si cette pièce est mise en regard de sa production précédente, où l’auteur malgré sa profession de foi cornélienne allait jusqu’à ravaler l’éthos de personnages comme Ulysse et Pyrrhus (dans la Troade), ou encor Tamerlan (dans la pièce homonyme) pour en faire des conteurs de fades galanteries. Reprenant l’axe tracé plus haut entre modèle cornélien et pratique racinienne, on peut conclure que, tout en ne pouvant pas se réclamer intégralement du premier, Régulus représente un avancement dans ce sens par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Pradon.

Parfait héros et registre épique §

La doctrine aristotélicienne ne voulait pas d’un héros qui soit parfait, exempt de défauts, tout comme, au contraire, elle proscrit les protagonistes vicieux ou méchants. Il doit y avoir une faute de la part du héros, mais une faute qui relève d’une erreur excusable. Il doit être un homme, selon les mots d’Aristote, « […] qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchancété, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur […]. »83Régulus se démarque de ce paradigme théorique, sur les traces de Corneille. Ce dernier, persuadé que l’attachement du public pour le premier acteur devait être sans défaillances, avait expérimenté avec un nouveau type de héros, absolument innocent d’un point de vue éthique subjectif, mais coupable objectivement vis-à-vis du pouvoir politique. Le précepte d’Aristote était formellement maintenu, mais il était réinterprété dans ses fondements. Pradon suivit son auteur de référence sur ce point, mais allant bien plus loin que ce dernier, car dans l’éthos du personnage de Régulus il n’y a aucun défaut. Pradon n’a d’ailleurs pas cherché d’en introduire un. Quels comportements de Régulus pourraient être considérés comme fautifs ? L’amour que Pradon lui a prêté ne le pousse à aucune lâcheté. À aucun moment il ne lui fait envisager de conserver sa vie au prix de son honneur. Il s’agit d’un amour légitime, approuvé par l’autorité familiale, dans la personne de Métellus, père de Fulvie, et par l’autorité politique suprême, le Sénat, qui a l’avantage de donner une mère à l’orphelin Attilius. Régulus n’est pas pressé de célébrer le mariage et le remet volontiers à la conclusion de la campagne militaire. L’amour pour Fulvie ne constitue donc pas une faute pour lui, quoique ce soit, selon beaucoup de commentateurs, un élément de faiblesse de la pièce. Il est possible de voir une faute dans l’imprudence montrée par Régulus en voulant reconnaître seul les positions ennemies, ce qui pourrait en faire un téméraire :

Hé quoy ? dés qu’au combat on vous voit attacher
Des murs des ennemis il faut vous arracher ;
Seigneur dans nostre Camp je n’ay souffert Fulvie
Que pour charger ses yeux du soin de vostre vie,
Pour moderer l’ardeur qui vous mene trop loin (I, 3, v. 205-209)

Le passage que nous venons de citer semble toutefois relever plus de l’admiration du proconsul pour la bravoure de Régulus, à peine voilée par son inquiétude pour le sort de ce dernier, que d’un reproche réel. De même dans le reste du texte aucune fois Régulus n’est blâmé comme téméraire, ce qui n’aurait pas manqué de se produire si ce trait devait devenir la justification, dans son éthos, de la chute tragique. L’excès d’assurance de Régulus est repris par Pradon comme trop grande confiance dans la vertu de son concitoyen romain Mannius:

Sur vous d’aucun soupçon je n’ay plus l’ame atteinte,
D’ailleurs la défiance est l’effet de la crainte,
Je ne puis un moment douter de vôtre foy
Et crois que tout Romain est Romain comme moy. (I, 4, v. 271-274)

L’image du commandant se refusant de croire à la lâcheté de celui qui va le trahir, quoique elle puisse donner un peu dans l’ingénuité, renforce la magnanimité du personnage. Pradon ne se borna pas toutefois à ne pas inventer des défauts à son protagoniste. Il intervint aussi sur le personnage que lui consignaient les sources, afin de le purger d’un comportement controversé que la tradition relatait. Dans notre examen des sources antiques, nous avons montré que, outre à la célébration presque hagiographique de la figure de Régulus, mettant en avant sa fermeté, sa fidélité à la parole donné, ses vertus citoyennes, il existait un autre emploi de son histoire : ce même héros était utilisé aussi comme cas de figure des malheurs dérivants de l’arrogance et du manque de clémence vers les vaincus, puisque seules les rudes conditions de paix qu’il avait posées aux Carthaginois l’empêchèrent de signer la paix après la bataille de Adys. Sa défaite était donc considérée une juste punition pour son hybris. Ce défaut n’aurait pas été de sorte à aliéner à Régulus la sympathie des spectateurs. Pradon aurait pu le limer quelque peu pour le faire sembler, par exemple, le fruit d’un emportement excusable. S’il ne le fit pas, c’est que sa tragédie obéissait en partie à des règles différentes. Cette soustraction d’un trait présent dans les sources ne constitue pas une preuve, car chez Florus cet exemple négatif était absent et nous ignorons l’ampleur des lectures de Pradon (moindre, à en croire ses ennemis), mais un indice, oui. Si Pradon avait été ardemment en quête d’un défaut à prêter à Régulus, il n’aurait pas manqué de retrouver ce détail. L’imposition de conditions de paix insupportables est d’ailleurs attribuée par Pradon aux Carthaginois (IV, 3, v. 953-960). L’absence de défauts dans Régulus fait de lui un personnage non pas tragique, mais épique. Les contrastes sont tous extériorisés. Georges Forestier affirme, à propos du modèle de héros cornélien « aux mains pures », que « […] après Horace, le héros de la tragédie devra se rapprocher autant que possible de la perfection du héros épique.84 ». « Autant que possible », car il existait aussi un limite à ne pas passer, faute de quoi la tragédie disparaissait pour laisser la place à l’épopée. Il fallait que le héros tragique se rapproche de celui épique mais de façon asymptotique, pour qu’il n’y ait pas recoupement. Cette distance minimale n’a pas été observée par Pradon en construisant le personnage de Régulus. Pour être trop pur, il faillit être tragique, ce qui ne manquèrent pas de relever les spectateurs de l’époque, pour lesquels Régulus présentait « […] l’action la plus héroïque, et peut-être la moins théâtrale qui soit dans l’histoire. »85.

Mannius, une occasion manquée §

Le choix de faire de Régulus un héros parfait ne pouvait qu’entraîner de lourdes conséquences dans la construction de son adversaire. Le statut de ce dernier est fonction de celui du protagoniste, car plus le héros semble tomber dans le malheur sans que cette chute lui soit aucunement imputable, plus celui qui l’y précipite apparaît méchant. Chez Corneille la tendance à former des caractères extrêmes, dans le bien comme dans le mal, donne le héros parfait mais aussi le criminel parfait. La perfection de ce dernier n’est pas morale, bien entendu, mais esthétique86. Le risque de créer un personnage plat est très concret, quand le dramaturge ne s’appelle pas Corneille. L’adversaire peut tirer toute son épaisseur de celle du héros, par un effet de miroir, mais ce n’est pas le cas chez Pradon.

Notre auteur n’a pas su éviter le risque de la platitude en construisant Mannius. Le personnage que le poète trouvait dans Florus était peu plus qu’un nom. L’épisode de l’embarquement donnait à Pradon exactement ce qu’il lui fallait, la lâcheté. Le vice dont Régulus est le plus éloigné devait être au cœur de la nature de son adversaire. Tout en s’en défendant (V. 303-304), Mannius donne bien de preuves de ce défaut impardonnable : il évite d’affronter Régulus ouvertement, il ne réagit pas lorsque son honneur est mis en cause par ce dernier (V. 1061-1062), essayant au contraire de quitter le camp sans être vu.

Le personnage de Mannius servait aussi à cimenter l’union entre intérêt amoureux et action principale : c’est sa jalousie, connue dès la dernière scène du premier acte, qui a corrompu sa nature et permis la trahison : « Fulvie a corrompu mon cœur, mon innocence, // Par toutes les fureurs ce cœur est déchiré, » (V. 288-289). Mais Pradon n’a pas su modérer les traits. Mannius montre un tout petit moment d’hésitation, mais il ne dure que l’espace de deux vers : « Qu’entens-je Regulus en moy seul se confie, // Et je pourray trahïr mon chef & ma patrie ? » (V. 279-280). Le premier monologue de Mannius, un exemple intéressant de discours délibératif qui a comme auditoire les Dieux, laisse entrevoir que, moyennant un travail un peu plus soigné de la part de l’auteur, le matériel pour une caractérisation plus profonde du personnage était disponible. Nous avions mentionné plus haut les éléments de l’histoire de Régulus qui pouvaient donner lieu à un rapprochement de son personnage avec une figure christique. Ce rapprochement, qui n’est évidemment pas évoqué ouvertement mais qui contribue à donner le ton de certaines répliques de Régulus (lorsqu’il est question de sacrifice de soi, de pardon des ennemis qui le tuent etc.) en amène un autre, celui de Mannius avec Judas, trahissant celui dont il a la confiance et le livrant aux ennemis. L’aveu que Mannius fait de sa faute (V. 1386-1387) peut aussi évoquer (en simple écho et non pas dans ses modalités) la fin de Judas. Dommage dès lors que Pradon n’ait pas jugé nécessaire de lui donner une épaisseur qui aurait consenti à la pièce toute entière de trouver des accents réellement tragiques.

L’enfance sur scène §

L’histoire des enfants dans la tragédie classique française est l’histoire d’une absence. Le dernier quart du XVIIe siècle et le premier du XVIIIe n’en voient pas sur les tréteaux, à quelques exceptions près. Régulus, tragédie par ailleurs très conventionnelle est dans ce sens porteuse d’un important élément de nouveauté: Attilius, le fils de Regulus, est présent sur scène. Lancaster donne bien la mesure de cette originalité : « [...] Pradon adds an element of pathos by introducing the ten-year old son of Regulus, a daring innovation, for it had been many year since a child had appeared in a secular tragedy without “machines”. »87. « Le jeune Attilius », comme il est mentionné dans la liste des acteurs, est présent dans les discours des autres personnages dès le début de la pièce. Régulus et Métellus manifestent à plusieurs reprises leur inquiétude au sujet de sa présence dans le camp. Ainsi Régulus affirme :

Je ne sçay d’où me vient cet importun soucy,
Mais souvent je voudrois qu’il ne fust point icy.
(I, 2, v. 169-170)

La formule initiale (« Je ne sçay d’où [...] ») met à jour la complexité de la caractérisation psychologique de Régulus dans sa dimension paternelle. L’aménagement dans le même personnage d’un dévouement sans hésitations à la patrie et de l’affection naturelle pour son fils, orphelin de mère, réussit de façon inégale dans la pièce. L’inquiétude qui lui ferait souhaiter l’éloignement de son fils se dissipe sans aucune vraisemblance dans l’espace de quelques scènes, de telle sorte qu’à la scène 3 de l’acte II, Régulus se félicite du refus de son fils de quitter le camp :

Il ne veut point partir, je l’avois pressenty,
Et son cœur, grace au Ciel, ne s’est point démenty,
Puisqu’il veut demeurer, Seigneur, je vous avoüe
Qu’un pareil sentiment mérite qu’on le loüe,
(II, 3, v. 503-506)

Au vers 504, Régulus sous-entend même que tel avait été son souhait dès le début, en ouverte contradiction avec tout ce qu’il avait dit et fait au premier acte. Pradon ne parvient pas à accorder le souci de la gloire et celui des affections à l’intérieur du personnage de Régulus. Le but était évidemment de présenter les deux en lutte, comme le voulait le modèle de héros cornélien. Le résultat obtenu par Pradon tombe toutefois loin de la cible, puisque le plus souvent les différents mouvements des passions chez un personnage semblent juxtaposés. C’est le cas pour Régulus dans ses rapports avec son fils, mais aussi pour Fulvie. Elle passe de la plainte désespérée à des professions d’héroïsme et d’abnégation de façon abrupte, parfois à l’intérieur d’une seule scène (p.e. en II, 2). Pradon a su bien nouer l’intérêt privé à l’intérêt public et ne mettre qu’une seule action sur scène, mais cette cohérence de l’intrigue est gâchée par les carences dans la caractérisation psychologique des personnages.

La préoccupation des commandants tient surtout du souci de sauvegarder la vie de l’enfant (Régulus : « Il n’est pas temps encor qu’il hazarde des jours // Qui nous serons dans peu d’un utile secours. », I, 3, vv. 225-226), mais ce n’est pas la seule motivation qui leur fait souhaiter l’éloignement de ce dernier. Régulus craint aussi que la présence d’Attilius ne le pousse pas à avoir trop d’égard pour sa propre vie (Régulus : « J’ay peut-estre pour eux trop de soin de ma vie, // Et Rome, Metellus, n’en est pas mieux servie. », I, 3, vv. 203-204). L’une des raisons tient donc à la tendresse paternelle de Régulus, l’autre à sa gloire. Les deux étant alliées, il ne devrait pas y avoir de conflit. Pourtant, malgré ces raisons plus que valides, une seule tentative est faite pour faire partir Attilius, tentative qui s’achève par le net refus de ce dernier. Regulus et Metellus estiment qu’il temps (l’enfant à dix ans) qu’il apprend du père l’art militaire: et en effet Attilius semble s’en tirer bien, du moins si l’on considère autrement que comme de la flatterie envers Regulus les louanges qu’on tisse de son fils. De fait, la conduite d’Attilius et celle des autres personnages à l’égard de celui-ci est justifiée et vraisemblable seulement à condition de voir dans cet enfant non pas le fils d’un consul romain du IIIe siècle av. J.-C., mais celui d’un roi français du XVIIe siècle. Ses caprices sont exaucés même quand ils risquent de lui coûter la vie, comme à la fin de la pièce, lorsqu’il force Lépide à l’amener à la bataille. L’armée même non seulement le laisse combattre, mais en fait son étendard. À moins de passer par ce transfert culturel de la France absolutiste sur la Rome républicaine, Attilius risque d’apparaître comme un personnage ridicule.

La grande nouveauté de Régulus tient à ce que Attilius ne se limite pas à faire l’objet des récits des autres personnages. À l’Acte V, Attilius est amené directement devant le public et se trouve intégré à l’action principale de la pièce. Il apparaît dans trois scènes consécutives (Acte V, scènes IV à VI), et précisément au moment où la tragédie atteint le sommet de la tension.Tout en étant un personnage passif, ayant pour seule fonction d’exciter la compassion des spectateurs, il ne se limite pas à être paradé sur scène pour fléchir son père, comme le seront quelques décennies plus tard les enfants d’Inès dans la tragédie de De La Motte qui porte ce nom. Attilius ne reste pas muet: Pradon lui fait prononcer 30 vers, étalés sur cinq répliques, et c’est là la grande nouveauté de ce rôle. Pourquoi il fallut attendre Régulus pour avoir des enfants sur le théâtre ? Et pourquoi il faudra attendre encore longtemps après la pièce de Pradon pour en revoir ? Les raisons de cette absence sont d’ordre éminemment pratique. Mettre un enfant sur scène implique tout d’abord la nécessité de trouver un acteur pour le jouer: si le rôle est muet, ou presque, la tâche reste somme toute raisonnable. S’il comporte au contraire, un nombre important de répliques, il devient nécessaire de se tourner du côté des enfants des comédiens de la troupe. Il faut donc qu’au moins un des enfants de la troupe ait un âge qui lui permette de jouer le rôle avec vraisemblance. Le rôle d’Attilius, par exemple, était d’abord tenu par le fils de Baron88, Étienne. Le garçon reçut à peu près un franc pour chaque performance, en plus du remboursement que Baron obtint pour le costume de son fils. Étienne tint le rôle pour les premières vingt-huit représentations. Un autre garçon, le «  petit Champagne  » prit sa place lors de la représentation de Regulus à Versailles, en février. Après Pâques, Attilius fut joué par le fils de Duperrier. Le problème de trouver un enfant capable de bien dire ses répliques n’était pas le seul, ni le plus grave, que la nouveauté de Pradon amenait. Si cette dernière était si risquée, si la présence d’enfants sur scène resta longtemps sporadique, c’était à cause des risques présentés par la réaction du public. Le parterre du XVIIe siècle n’était pas réputé pour être particulièrement policé, et l’apparition d’un enfant au milieu d’une tragédie pouvait entrainer des fâcheuses conséquences. Les plaisanteries auxquelles le garçon s’exposait (l’enfance ne jouait pas à l’époque d’une très grande considération) pouvaient avoir l’effet de tuer le pathos, donc d’obtenir exactement l’effet envers de celui que l’auteur recherchait en mettant un enfant sur la scène. Nous avons à cet égard le témoignage de La Grange-Chancel. En 1703, ce dramaturge créa Alceste. L’auteur avait initialement envisagé d’y introduire des enfants, mais finalement il ne le fit pas. Près d’un demi-siècle plus tard, lors de l’édition de 1758 de ses Œuvres, La Grange-Chancel ajouta une préface à cette Alceste, où il revenait sur les raisons de son choix, affirmant que son « [...] premier dessein étoit d’introduire sur la scene les enfans d’Alceste, comme Euripide l’a pratiqué »89, mais qu’il y avait renoncé sur conseil de ses amis, qui, dit-il, « […] me représenterent que [...] peut-être la vûe de ces enfans feroit-elle un effet contraire, & que souvent il ne falloit qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour faire avorter un succès presque assuré. »90. Comment s’explique alors la démarche de Pradon ? À notre avis, il faut mettre cette nouveauté en relation avec le dédicataire de la pièce. L’enfant de Régulus se trouvait avoir seulement quelques années de plus que l’enfant de la Dauphine. L’insistance dans l’épître dédicatoire sur les précoces qualités militaires de ce dernier pose un terrain commun entre le petit-fils de Louis XIV et le jeune Attilius. Les deux sont présentés comme héros naissants, caractérisés selon la topique du puer senilis91, l’enfant possédant des vertus propres d’un autre âge que le sien. Ainsi Attilius qui revendique son droit à se battre et qui devient l’étendard des légions, combattant dans les premiers rangs de l’armée, serait aussi une célébration de Louis de France : « Ce Prince encor à peine a l’usage des bras, // Qu’il s’en sert pour montrer l’exercice aux soldats ; » (Épître V. 17-18). Certes, Pradon trouvait ce personnage dans les sources et sa création n’avait donc pas un but explicite de célébration du petit Louis, mais il est évident que sans cette vocation encomiastique Attilius n’aurait pas pris la forme qu’il a dans la pièce.

La structure de la pièce : un équilibre mal respecté §

Confronté à la nécessité de distribuer sur cinq actes une matière mince, Pradon s’acquitte de la tâche de façon inégale. Il s’accommode assez bien de l’exposition. L’arrivée de Priscus, envoyé par le Sénat, rend vraisemblable que Métellus retrace l’histoire de la campagne d’Afrique pour le mettre au courant de la situation. Seul « Vous le sçavez » (V. 100) signale la présence d’informations dont les deux personnages sont déjà en possession, mais le poète justifie ce défaut par la nécessité de faire part à Priscus de la présence d’Attilius dans le camp romain. L’exposition de Régulus se trouve à répondre à presque toutes les caractéristiques que demandaient pour cette partie de la pièce les théoriciens du XVIIe siècle, à savoir d’être « entière, courte, claire, intéressante et vraisemblable »92. Si elle ne possède pas la vertu de la concision, Pradon arrive assez efficacement à contrer le manque d’action en donnant à ces scènes la vivacité d’un conseil militaire. Le deuxième acte présentera de ce point de vue beaucoup plus de problèmes, et le dramaturge l’avoue dans sa préface : « On m’a reproché qu’il n’y avoit pas assez d’action dans mon second Acte. J’avoüe qu’il ne fait que preparer aux trois derniers, sur qui tombe93 toute l’action & tous les interests de la piece ». Régulus présente une distribution très inégale de l’action sur les cinq actes, comme l’admet le poète dans sa Préface. En effet, les deux premiers actes ont pour ressort dramaturgique la crainte éprouvée par Régulus et Métellus pour le sort de Fulvie et Attilius, qu’ils veulent éloigner du camp. En parallèle, Mannius annonce sa trahison, mais ce thème, essentiel pour déclencher l’action principale, est développé sur peu de scènes, placées en conclusion des deux actes. L’intérêt réel de la pièce, le sort de Régulus dans sa guerre contre Carthage, a le dessus seulement dans la fin de la pièce. Pradon a concentré d’ailleurs toutes ses forces dans l’élaboration des discours des derniers actes, le reste de la pièce tombant souvent dans un badinage sans force. Il faut néanmoins exempter de ce jugement le premier monologue de Mannius, ainsi que la scène 4 de l’acte III, où se trouve une peinture réussie de la fierté de Fulvie. De même le tableau du triomphe, placé en début de l’acte II, parvient à varier l’éternel cercle espoir – crainte, donnant matière à des descriptions assez vivantes. Malgré ces exceptions, l’ensemble de la pièce est très disproportionné.

Note sur la présente édition §

Exemplaires consultés §

L’exemplaire de la première édition (Thomas Guilain, 1688) de Régulus qui a servi de base pour l’établissement du texte de la présente édition est consultable à la BNF – Tolbiac sous la cote Z ROTSCHILD-4136. Pour les variantes issues de la deuxième édition (Veuve Mabre-Cramoisy, 1695), l’exemplaire qui nous a servi de base est conservé sous la cote 8-YF-1329 à la BNF94.

Nous avons également consulté, pour la première édition, les exemplaires :

  • – YF-6671 à la BNF - Tolbiac ;
  • – YF-3640 (recueil factice des Oeuvres de Pradon) à la BNF-Tolbiac ;
  • – GD-1501 (recueil factice des Oeuvres de Pradon) à la BNF-Arsenal ;
  • – 8-BL-14037 à la BNF-Arsenal .

Description de l’exemplaire §

I VOL., In-12°, 47 ff. signés ã10, ẽ4, A-F12, G8 ; paginé [14], 1-7795, [1].

[I] REGULUS, / TRAGEDIE. / PAR Mr PRADON. / [corbeille de fleurs] / A PARIS, / Chez THOMAS GUILLAIN, sur le Quay / des Augustins, à la descente du Pont-Neuf, / à l’image saint Loüis. / [filet] / M. DC. LXXXVIII. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] [blanc]

[III-V] [épître] A MADAME / LA DAUPHINE

[VI-IX] [épître en vers] A MADAME / LA DAUPHINE. / EPISTRE.

[X-XIII] PREFACE.

[XIV] ACTEURS.

1-77 [le texte de la pièce]

[XV] EXTRAIT DV PRIVILEGE / du Roy.

Corrections apportées §

Nous avons fait le choix d’intervenir le moins possible sur le texte originel de la pièce, tel qu’il est donné par l’exemplaire Rothschild de la première édition. Ainsi, seuls les endroits manifestement fautifs ont été corrigés. La possibilité de manier le matériel linguistique authentique de l’époque où la pièce a été publiée nous a semblé compenser largement les quelques difficultés de lecture que cette démarche a pu engendrer.

L’orthographe §

Pour assurer une plus grande lisibilité du texte nous avons aboli la différence entre « ſ » et « s », dénasalisé les voyelles marquées par un tilde (Épître V. 27, 70 ; V. 54, 613, 720, 753, 778, 938, 1082, 1184, 1319) et distingué « ou » /« où » (V. 445, 664, 1021) et « a » /« à » (V. 241, 310, 358, 508, 911, 1066). Nous avons aussi procédé à rétablir le tiret dans les formes de l’impératif (V. 1327, 1328), correction déjà présente dans l’édition de la veuve Mabre-Cramoisy.

Coquilles corrigées §

Ma (P. VIII) ; lepizode (P. X) ; quelle (V. 114) ; notre (V. 115) ; tde (V. 120) ; jevoudrois (V. 170) ; n’est (V. 204) ; REGULUS, (Acte I, scène 4, liste des personnages) ; riviendrez (V. 276) ; d’aigle (V. 345) ; REGULUS nommé deux fois (Acte II, scène 2, liste des personnages) ; àpartir (V. 427) ; fart (V. 994) ; rendons-les (V. 1001) ; sont la la fleur (V. 1002) ; soient (V. 1050) ; serez tou jours (V. 1051) ; de si barbare (V. 1103) ; pourqnoy (V. 1164) ; des sanglots (V. 1251) ; contant (V. 1291) ; dumoins (V. 1312) ; REUGLUS (avant la réplique du V. 1319).

La ponctuation §

Le lecteur moderne d’une tragédie imprimée à la fin du XVIIe siècle se trouve confronté à une ponctuation qui lui est largement familière. Il a pourtant la sensation que quelque chose lui échappe : il trouve des points d’interrogation où il s’attendait à des points d’exclamations, des virgules qui coupent le verbe de son sujet et ainsi de suite. Le dernières décennies du XVIIe siècle jouent en effet une fonction de césure entre deux différents conceptions du rôle de la ponctuation. La conception moderne selon laquelle la fonction de la ponctuation est de manifester au lecteur la structure syntaxique du texte est en train de s’installer, mais elle partage encore le champ avec une conception plus ancienne, pneumatique. Cette dernière fait de la ponctuation un outil pour guider la respiration et l’intonation du lecteur96. Un point d’interrogation en fin d’une phrase affirmative ou exclamative indique par exemple que la correcte déclamation de ce vers un profil intonatif ascendant. La première édition de Régulus, parue en 1688 chez Thomas Guillain, est tributaire de cette deuxième conception du rôle de la ponctuation, comme le montrent, pour ne citer que les occurrences les plus évidentes, les endroits suivants: V. 230, 429, 472, 585, 590, 658, 765, 796, 889, 1146, 1148, 1346, 1456. On remarquera en passant que le cas d’une proposition interrogative se terminant par un point ferme, signe que l’intonation doit être descendante, est décidément plus rare : on en trouve seulement deux exemples dans notre texte, aux vers 723 et 1346.

La co-présence de ces deux conceptions se traduit par les pratiques différentes des ateliers d’imprimerie, qui manifestent une plus ou moins grande propension à utiliser la ponctuation comme marqueur syntaxique. Il se peut de ce fait que deux éditions d’une œuvre, imprimées à peu d’années d’intervalle par des ateliers différents, présentent des variations significatives de la ponctuation. C’est le cas de la deuxième édition de Régulus, parue en 1695 chez la veuve Mabre-Cramoisy, qui corrige largement la ponctuation de la première édition, presque toujours dans le sens d’une cohérence syntaxique accrue. Elle emploie presque systématiquement le point d’interrogation pour signaler les questions, contrairement à ce qui se passait dans la première. Font exception les vers 230, 472, 585, 590, 765, 796 et 889, dans lesquels on retrouve la ponctuation de la première édition. Non seulement l’édition de 1695 corrige la première quand manque un point ferme en fin de réplique (V. 350, 679, 887), elle ajoute ce même point ferme lorsque surviennent des changements d’interlocuteur à l’intérieur d’une réplique97 (V. 1330, 1334, 1350, 1359). Enfin, l’édition Veuve Mabre-Cramoisy isole entre virgules les apostrophes (V. 171, 235, 252, 287, 295, 309, etc.), ce que l’édition de Guillain ne faisait pas systématiquement.

Le travail d’établissement du texte ne se trouve pas facilité de la présence dans l’usage de deux conceptions différentes. C’est d’autant plus vrai quand, et c’est le cas pour Pradon, on ne dispose pas d’informations sur le modus operandi de l’auteur. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer le rôle, s’il en a eu un, qu’il a joué dans la deuxième édition de sa pièce et, en général, dans l’impression de son œuvre. Ainsi nous n’avons pas les moyens pour déterminer si les corrections que la deuxième édition apporte relèvent de la volonté de l’auteur ou d’une diverse habitude de travail de l’atelier qui a travaillé à son impression. C’est pourquoi nous avons estimé plus prudent de nous en tenir, pour l’établissement du texte, à la première édition, sauf pour les endroits manifestement fautifs, que nous signalons plus bas. Les corrections apportées à la ponctuation par l’édition plus tardive, quelle qu’en soit la provenance, présentent toutefois un double intérêt : d’un côté, elles permettent au lecteur de mieux comprendre les lieux du texte où la ponctuation originelle se prêterait à ambiguïté, de l’autre elles représentent un témoignage précieux des pratiques de l’imprimerie du XVIIe siècle. Nous les avons donc reportées dans les notes de bas de page.

Corrections apportées à la ponctuation §

Vers corrigés dans VMC §

Que ton sort est heureux ? qu’il te doit estre doux ? (Épître V. 5) ;

Quelle grande victoire il remporte sur soy ? (V. 1148) ;

Mon pere & Regulus me quittent, quel effroy ? (V. 1367).

Vers non corrigés dans VMC §

Que Rome toute entiere occupe nostre cœur ? (V. 230) ;

Envain vous vous parez de cet honneur supréme ? (V. 765) ;

Lepide, ce sont là mes plus ardans souhaits ? (V. 796).

Abréviations §

Dictionnaires §

Les définitions empruntées au dictionnaire de l’Académie, première édition (1694), seront marquées par l’abréviation « Acad. », « Acad. 9 » pour la neuvième édition, « Rich. » pour celles empruntées à Richelet (1680), « Fur. » pour Furetière (1690).

Éditions §

Nous faisons référence à l’exemplaire que nous a servi de base avec le nom du fonds où il se trouve à la BNF, le fond « Rothschild ». L’édition de la Veuve Mabre-Cramoisy (1695) des Œuvres de Pradon est indiquée par l’abréviation VMC.

REGULUS, TRAGEDIE. §

[p. III ]

A MADAME LA DAUPHINE99 §

MADAME,

Souffrez* que Regulus paroisse à vos yeux sur le papier, aprés avoir parû sur le Theatre100avec assez de bon- [p. IV ã iij] heur. Le caractere de ce fameux Romain ne pouvoit pas manquer de fraper une ame comme la vostre, dont les sentimens sont si grands & si nobles : Mais, MADAME, sans vous repeter icy ce que toute la France admire en vostre auguste Personne, c’est à vous a qui la Tragedie doit uniquement ses beautez ; c’est par le goust exquis que vous en avez, par ces lumieres* penetrantes à qui101rien n’échape, que vous animez encore ceux qui sont capables de faire de ces sortes d’Ouvrages, à en produire de nouveaux ; C’est, MADAME, ce qui va me faire redoubler mes soins*, pour me rendre un peu moins indigne de l’honneur de vos applaudisemens, & sans vous fatiguer de la lecture d’une plus longue Epistre en Prose, permettez- [V] moy d’en ajoûter une en Vers, que j’ay eu l’honneur de vous presenter, & de me dire avec le plus profond respect,

MADAME,

Vostre tres-humble & tres-obeïssant serviteur,

PRADON.

[p. VI]

A MADAMELA DAUPHINE EPISTRE. §

Toy, dont le sang auguste & fecond à la fois,
Promet à l’Univers des Heros & des Rois ;
Princesse incomparable, écoute, & daigne entendre
Ce que tout l’avenir de ce sang doit attendre.
5 Que ton sort* est heureux ! qu’il te doit estre doux !
Que le plus grand Monarque102 & le plus digne époux103,
L’un & l’autre à l’envy te cherisse, t’honore104,
(Eux devant qui tout tremble & que le monde adore*.)
Leurs desirs & nos vœux par toy sont accomplis,
10 Un premier rejeton de l’empire* des Lis105
A comblé les souhaits de l’ayeul* & du Pere,
Il fait tous les plaisirs & l’espoir de sa Mere,
Et déja sur son front ennemy du repos
Brillent les premiers traits* qui forment les Heros ;
15 Ce merveilleux enfant qui n’a qu’un demy lustre,
Ne marque déja rien que de grand, que d’illustre ;
Ce Prince encor106 à peine a l’usage des bras,107 [p. VII]
Qu’il s’en sert pour montrer l’exercice aux soldats ;
Déja pour commander sa langue se dénoüe,
20 Et sa main foible encor d’armes seules se joüe108 ;
Préludes dangereux pour nos fiers* ennemis,
Si son auguste ayeul* ne les avoit soûmis.
Voila de sa grandeur l’infaillible présage,
Hercule ainsi jadis se joüoit à son âge.
25 Pour Toy, que de plaisirs Monarque trop heureux !
De faire triompher ton fils & tes neveux*,
Quand ils suivront grand Roy l’exemple que tu donnes,
Je crains que l’Univers n’ait trop peu de Couronnes.
Princesse, c’est par eux que tu tiens dans tes mains
30 Le destin de la France, & celuy des humains ;
Ils auront la grandeur de l’ayeul* & du pere,
Ils auront les vertus* & l’esprit* de la mere109,
Dont le brillant merite , & les charmes si doux,
Font toujours un Amant* de son illustre époux110 ;
35 Epoux cher, qui l’adore*, & qui sçait toujours plaire,
Affable, liberal*, enfin tel que son pere :
Ce Prince impatient d’imiter les hauts faits*,
Déja semble gemir des longueurs de la paix111,
Attendant que son bras fasse trembler la terre,
40 La chasse qui l’occupe au defaut de la guerre,
Et luy fait éviter la molle oisiveté,
Marque dans ses plaisirs sa noble activité.
Des monstres des forests la fureur menaçante
N’est que l’amusement de sa force agissante,
45 Sans cesse infatigable il exerce sur eux
Des traits* qui deviendront un jour plus dangereux,
Et si nos ennemis irritent sa colere,
Il sçaura les domter sur les pas de son Pere ;
Et son bras à son tour par des faits* inouïs
50 Soutiendra bien la gloire & le nom de Loüis.
Toy seule sçais charmer ce Prince magnanime ; [p. VIII]
Mais que dirais-je encor de ton esprit* sublime,
Son goust pour les beaux Arts & la solidité,
Qui soutient le brillant de sa vivacité112
55 De ce charmant esprit* l’extréme politesse
Font dans ses jugemens voir sa delicatesse.
Ouy, divine Princesse, il faut que les concers
Des enfans d’Apollon113 pour toy frapent les airs ;
Et tandis que Loüis écarte son tonnerre114,
60 Qu’il impose des loix au reste de la terre,
Suivant notre devoir & nos justes desirs,
Nous devons travailler du moins à ses plaisirs115.
Esprit* du grand Corneille116 anime nostre veine,
Toy, qui fus toujours seul le maistre de la Scene117,
65 Dont le sçavoir profond & les nobles écrits
Touchent toujours les cœurs, enlevent les esprits*,
Tous ces traits* immortels en te faisant revivre,
Nous inspirent l’envie & l’ardeur de te suivre.
La mort118 impitoyable éteignant son119 flambeau,
70 Tient Melpomene120 en pleurs aux pieds de son tombeau.
C’est donc à toy, Princesse, à ton noble genie*,
Qui121 des vers épurez distingues l’harmonie
A le ressusciter par de nouveaux Concers,
Sois le premier mobile & l’appuy de nos vers ;
75 Sur ses traces prenons des desseins magnifiques,
Faisons renaistre encor des Poëtes tragiques,
L’ardeur de te servir nous doit seule exciter
A faire nos efforts du moins pour l’imiter.
Pour moy, tout penetré de tes rares merveilles,
80 Quoique foible, je veux te consacrer mes veilles,
Bien que depuis un temps122 dans un profond oubly,
Tranquille j’aye esté toujours ensevely,
Sur mes écrits enfin daigne jeter la veuë,
Ma Muze* au Grand Loüis ne fust pas inconnuë,
85 Tamerlan123 et Tisbé124 par un sort* glorieux, [p. IX]
Eurent tous deux l’honneur de paroistre à ses yeux :
Phedre qu’on étoufoit mesme avant* que de naître,
Par l’ordre de Loüis sçeut se faire connoître125 ;
Aujourd’huy Regulus malgré les envieux
90 Vient de fraper ton cœur, vient de plaire à tes yeux ;
La grandeur de son ame a sceu toucher la tienne,
C’est ce qui fait sa gloire aussi bien que la mienne,
Il faut la soutenir, & ces beaux mouvemens
Qu’inspire la vertu* par de grands sentimens,
95 S’écartant du chemin de ces fades tendresses,
Semblent estre formez pour les grandes Princesses ;
Heureux si mes Heros toujours par leurs vertus*
S’attirent ton sufrage ainsi que Regulus.
[p. X]

PREFACE §

Le succés de Regulus a esté si grand126, que son titre seul pouroit servir d’Apologie & de Préface pour répondre à quelques Critiques. Cependant* sans me prévaloir des beautez que ce sujet m’a fournies, & des larmes que le public y a répanduës, j’ose dire que je me sçais un peu de gré d’avoir trouvé une route que plusieurs Auteurs avoient vainement cherchée. J’ay changé quelques circonstances à l’histoire127, & j’ay mis la Scene dans le Camp des Romains devant Cartage, & non pas dans Rome, pour conserver l’unité du temps & du lieu. Mais il eût esté bien fascheux de laisser dans un eternel oubly,128 la plus grande action qui se soit faite dans l’ancienne Rome, faute d’un peu d’invention. J’ay donc renvoyé Regulus dans le Camp des Romains, pour les porter à la guerre, qu’il va payer de sa vie, plutost qu’à la paix ; & cela a produit un si grand effet, que je voudrois faire souvent de pareilles fau- [p. XI ] e] tes. On m’a reproché qu’il n’y avoit pas assez d’action dans mon second Acte. J’avoüe qu’il ne fait que preparer aux trois derniers, sur qui tombe129 toute l’action & tous les interests de la piece ; mais les Peintures que fait Fulvie du triomphe de son Amant*, ont paru assez belles, & mesme les plus fins connoisseurs m’ont applaudy d’avoir pû faire cinq Actes complets d’un sujet aussi simple qu’est celuy-cy130. J’ay tâché de conserver ce caractere de grandeur & de fermeté dans le plus austere Romain qui ait jamais parû, & l’on me flate de l’avoir fait voir dans toute son étenduë. Je n’ay rien imité ny emprunté de personne dans un sujet tout neuf, que les anciens & les modernes ont également respecté131. J’avoüe qu’il y a peu d’amour, mais je n’y en pouvois mettre davantage avec bien-sceance : Et j’ay fait cette reflection dans les representations de Regulus, que la grandeur d’ame frappe plus que la tendresse, & que le spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enleve, que par un fade amour qui languit, & qui fatigue & l’Auditeur & l’Acteur. Quelques uns132 ont trouvé à redire que j’ay mis un enfant sur la Scene133, mais j’ay suivy mot à mot l’histoire, & ce qu’en dit le fameux Horace,

Fertur pudicæ conjugis osculum                         [p. XII]
Parvosque natos, ut capitis minor
A se removisse, & virilem
Torvus humi posuisse vultum134 .

Ces Vers me doivent fort justifier de cette nouveauté, qui a produit un si grand effet, & qui a fait dire des choses si touchantes à Regulus, qu’elles font toute la beauté du cinquiéme Acte. Le caractere de Mannius est fondé dans l’histoire135 ; & Florus, dans lequel j’ay pris mon sujet, nous apprend la revolte de ce Tribun qui fis soulever tout le Camp des Romains contre Regulus. Je luy ay donné un interest d’amour & de jalousie qui sert à mon action principale. J’avoüe que le caractere de Fulvie est entierement de mon invention, & qu’elle fait l’epizode136 de ma Piece, on l’y trouve amenée avec bien sceance, & elle a des sentimens assez dignes d’une Romaine, pour ne pas faire rougir Regulus du dessein qu’il a de l’épouser aprés la prise de Cartage. Enfin sans faire une plus longue discution, je puis dire que cét Ouvrage a frapé si vivement tout le public, & les Acteurs en ont remply si dignement les caracteres, que cela me doit encourager à l’avenir à travailler avec plus d’ap- [p. XIII] plication que jamais, & à chercher des sujets dont la grandeur soutienne celuy de Regulus, qui a trompé les Satyriques137, puisqu’il a eu un sort* à Paris moins cruel que celuy qu’il eut à Cartage.

ACTEURS138 §

[p. XIV]
  • REGULUS ATTILIUS Consul, Commandant l’armée des Romains devant Cartage.
  • METELLUS, Proconsul de l’Afrique, pere de Fulvie.
  • FULVIE, fille de Metellus, promise à Regulus.
  • Le jeune ATTILIUS, fils de Regulus, amené dans le Camp par son pere.
  • PRISCUS, Chef de deux Legions envoyé à Regulus par le Senat.
  • MANNIUS, Tribun militaire, ennemy caché de Regulus, & son rival.
  • LEPIDE, Gouverneur du jeune Attilius.
  • FAUSTINE, Confidente de Fulvie.
  • MARCELLE, autre Femme de la suite de Fulvie.
La Scene est dans le Camp des Romains devant Cartage.
[p. 1 A]

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

SEIGNEUR, je suis charmé de vous voir prés de nous,
Regulus considere un Romain tel que vous,
Dans peu vous le verrez, il doit icy se rendre,
Cependant* vous pouvez me parler & l’attendre.

PRISCUS

[p. 2]
5 Oüy, Seigneur, le Senat qui m’envoye en ces lieux
Croit que de Regulus le bras victorieux,
Secondé par vos soins* & par vôtre courage
Doit se rendre bien-tost le maître de Cartage,
Et pour mieux asservir ces fiéres* Nations
10 J’amene dans ce Camp encore deux Legions.
Nous esperons dans peu voir ce grand Capitaine
Sur ses superbes murs planter l’Aigle Romaine ;
Les Salentins défaits & rangez sous nos loix139,
Préludes glorieux de ses autres exploits,
15 Tant de peuples soûmis, l’Isle de Corse prise,
En moins de quinze jours la Sardaigne conquise140
Font croire à l’Univers par ses faits* éclatans,
Que Cartage à son tour ne tiendra pas long-temps.

METELLUS.

Jusqu’icy Regulus n’a rien eu de contraire,
20 Ce qu’il a fait répond de ce qu’il sçaura faire,
Mais Rome ne sçait pas encor par quels combats
Ce Heros dans l’Afrique141 a signalé son bras ;
Pour l’apprendre au Senat, il faut vous en instruire,
A peine croira-t-on ce que je vais vous dire.
25 Les Soldats éfrayez de nôtre embarquement
Sembloient nous menacer d’un grand soûlevement ;
Tous les Romains saisis d’une terreur panique
Redoutoient & les Mers & les Monstres d’Afrique,
Le Tribun Mannius authorisoit leurs cris,
30 Regulus s’avança sans parôitre surpris,
Et l’épée à la main, & d’un air intrepide
Aborde le Tribun, le saisit, l’intimide,
Jusques sur un vaisseau l’entraîne, & sur ses pas [p. 3 A ij]
On vit sans murmurer marcher tous les Soldats.
35 Nos vaisseaux firent voile, & les vents favorables,
Faisoient voir sur ses bords nos armes redoutables,
Quand un Serpent affreux, d’une énorme grandeur,
Et dont les sifflement répandoient la terreur142
Parut, étincelant de fureur & de rage
40 Et voulut contre nous défendre le rivage ;
Le Soldat étonné* n’ose entrer dans le port,
Le Monstre y fait trouver une infaillible mort143,
Le Romain éfrayé, redoutant sa colere
Le croit des Africains le demon tutelaire,
45 Tout le monde pâlit : Regulus à l’instant
Avecque un fier* soûris vers le Monstre avançant,
Luy lance un javelot dont la mortelle atteinte
Rend bient-tost de son sang toute la plaine teinte ;
Il siffle, il se debat, on le voit se rousler
50 Dans sons sang qui boüillonne & qu’on voit s’écouler,
Mais d’un dernier effort qui l’éleve & l’entraîne
Il bondit, & demeure étendu dans la plaine ;
Percé du trait* fatal qu’il ne peut arracher
Il meurt ; mais nos Soldats qui n’osoient l’approcher
55 Admirent Regulus, & par des cris de joye
Celebrent le bonheur que le Ciel nous envoye.

PRISCUS

Ce prodige, Seigneur, ce succés surprenant
A l’Afrique, aux Romains, doit paroître étonnant*,
Mais d’un si grand Heros nous devons tout attendre.

METELLUS

60 Oüy, contre sa valeur rien n’a pû se défendre,
Contre elle on a tenté d’inutiles secours, [p. 4]
Le Fort de Clypea144 n’a tenu que trois jours ;
Cette rapidité de conqueste en conqueste
Sans qu’il ait rien trouvé jusqu’icy qui l’arreste,
65 Trois cents Villes ou Forts145 en peu de temps conquis,
Dont les uns sont gardez, & les autres détruits
Ont conduit nos Soldats jusques devant Cartage ;
Asdrubal146, Xantipus147, semblent perdre courage,
Leurs escadrons batus & toûjours dispersez,
70 Et jusques dans leurs murs si souvent repoussez
N’osent plus contre nous hazarder de sorties,
A l’abry de ces murs leurs troupes rallenties*
Ayant abandonné déja tous leurs travaux*,
N’atendent que l’effort de nos derniers assauts.

PRISCUS

75 Ces nouvelles, Seigneur, font un plaisir extreme
Mais j’en attens de vous & d’une autre vous-mesme,
De vôtre Fille enfin, dont le cœur tout Romain
De son Pere a suivy le genereux dessein148,
Seigneur, Rome l’admire, & Regulus l’adore*
80 Fille de Metellus que le Senat honore....

METELLUS.

Rome a donc à la fin penetré mon secret,
Et j’ose devant vous l’avouër sans regret ;
Lors que je fus nommé Proconsul de l’Afrique
Pour maintenir les droits de nôtre Republique,
85 Fulvie avecque ardeur voulut suivre mes pas
Je l’aime, elle est ma Fille, & n’y resisté149 pas,
Clypea fust d’abord sa premiere retraite*,
Je fus icy blessé, sa tendresse inquiéte
L’amena dans ce Camp, & pour me secourir [p. 5 A iij]
90 Partagea les perils où je semblois courir ;
Elle n’a point encore voulu quitter son pere,
Regulus qui l’adore* & n’en fait plus mistere,
Espere celebrer sur les bords Africains
Un hymen qui fera triompher les Romains ;
95 Je me fais un honneur des feux* de ce grand homme,
Qui serviront sans doute à la gloire de Rome,
Le Consul Scipion150 s’en tient fort honoré,
A peine pour sa fille il se fust declaré
Que Regulus dans Rome épousa Thermantie,
100 Mais bien-tost par la mort elle luy fust ravie,
Vous le sçavez ; elle eut le jeune Attilius
De qui toute l’armée admire les vertus*,
Il est avec ma Fille, & malgré son jeune âge
Il a voulu venir dans le Camp de Cartage,
105 A peine a-t-il encor deux lustres accomplis,
Que déja de son Pere il est le digne Fils.
[p. 6]

SCENE II. §

REGULUS, METELLUS, PRISCUS.

PRISCUS à Regulus.

Je viens remplir le choix dont Scipion m’honore,
Seigneur, je viens marcher sous un chef qu’il adore*,
Ranger mes legions sous vos drapeaux heureux
110 Et partager enfin vos travaux* glorieux ;
Mais souffrez* que mon cœur fasse éclater sa joye,
Et qu’à vos yeux....

REGULUS.

            Priscus quand Rome vous envoye
Je dois vous recevoir comme un de ses enfans
Qu’elle honora toûjours d’emplois* tres importans ;
115 Icy vôtre valeur va hâter la victoire,
Vous allez partager nos perils, nôtre gloire ;
Mais parlez-nous de Rome & du grand Scipion,
A-t-il dans le Senat rétably l’union ?

PRISCUS.

Oüy, Rome reünie est pour vous sans allarmes*,
120 Scipion attend tout de l’effort de vos armes ,
On fait pour leur succés des vœux aux immortels, [p. 7 A iiij]
Et l’encens en tous lieux fume sur leurs Autels.

REGULUS.

Il faudra (s’il se peut) seconder ce beau zele,
Jusqu’icy la fortune à nos armes fidele
125 Prés de nous en esclave a paru s’atacher,    
Mais il est des revers qu’elles peut nous cacher.
C’est aujourd’huy qu’il faut achever cet ouvrage,
Je periray, Priscus, ou je prendray Cartage,
Et je ne puis souffrir* que le peuple Romain
130 Soit jaloux plus long-temps de l’Empire* Africain ;
Rome en veut à Cartage où son espoir se fonde,
Rivalles toutes deux pour l’Empire* du Monde,
L’une a des Amilcars, l’autre des Scipions,
Dont l’Univers a veu les grandes actions,
135 Et dont les noms fameux au Temple de memoire151
De Rome & de Cartage éternisent la gloire.

METELLUS.

On attend vostre nom aprés de si grands noms,
Regulus peut marcher avec les Scipions.

REGULUS.

Un discours si flateur a dequoy me confondre ;
140 Seigneur, & si j’osois je pourois vous répondre
Que déja Metellus par cent exploits fameux
A signalé son nom pour le moins autant qu’eux ;
Mais tandis qu’Amilcar est encore en Espagne,
Hastons-nous de finir cette heureuse Campagne,
145 Il amene son fils, c’est le jeune Annibal [p. 8]
Qui doit-estre (dit-on) aux Romains si fatal ;
Ouy, ce jeune Heros éloigné de l’Afrique,
En naissant ennemy de nostre Republique,
Par l’ordre d’Amilcar nous jura dans ces lieux
150 Une haine eternelle à la face des Dieux ;
Et si l’on croit152 l’augure, & ce qu’on en publie*,
Il fera quelque jour l’éfroy de l’Italie.
Prevenons* cet augure, & hastant nos desseins,
Dans Cartage faisons triompher les Romains.
155 Heureux153 ! si quelque jour mon fils pouvoit pretendre154
D’éteindre un feu* naissant qui doit tout mettre en cendre,
Et que l’on vit combattre avec quelques vertus*
Contre un jeune Annibal un jeune Attilius.
Prés de moy de la guerre il fait l’aprentissage,
160 Il murmure déja de la lenteur de l’âge,
Et le fils d’Amilcar qui sert à l’exciter,
Luy fait prendre le fer qu’il a peine à porter ;
Il cherche les perils, il aime les allarmes*,
Souvent mes yeux de joye en ont versé des larmes ;
165 Mais, Seigneur, pardonnez ce transport trop humain
D’un pere pour un fils digne du nom Romain.

METELLUS.

Seigneur, avec plaisir on voit la noble audace
De ce jeune Heros qui suivra vostre trace.

REGULUS.

Je ne sçay d’où me vient cet importun soucy,
170 Mais souvent je voudrois qu’il ne fust point icy.
Allez vous reposer Priscus155 dans vostre tente, [p. 9]
Nous allons (s’il se peut) rendre Rome contente,
Et quand il sera temps nostre zele & nos soins*
N’en156 prendront aujourd’huy que vos yeux pour témoins.

SCENE III. §

REGULUS, METELLUS.

REGULUS.

175 Cartage nous fournit une illustre matiere
Pour finir avec gloire une longue carriere :
Seigneur, le monde entier attentif & jaloux
Dans ce siege fameux fixe les yeux sur nous ;
Tout semble maintenant flater nostre esperance,
180 La moitié de l’Afrique est sous nostre puissance,
Preparons à Cartage un assaut general,
Il faut que ce grand jour luy devienne fatal,
Mesme avant157 qu’Amilcar puisse revoir ses portes
Conduisons à ses murs nos plus braves cohortes ;
185 Si nous tardons encor il peut les secourir,
C’est aujourd’huy qu’il faut triompher ou perir ;
Mais avant que d’aller ou l’honneur nous convie,
Eloignons de ce Camp & mon fils & Fulvie.

METELLUS.

Il ne tiendra qu’à vous de les faire partir158
190 Seigneur. [p. 10]

REGULUS.

        Malgré mes feux* il y faut consentir    159.
Tous les jours vostre fille augmente nos allarmes*,
A nos moindres perils elle donne des larmes ;
Que seroit-ce grands Dieux ! si de pressans malheurs
Meritoient quelque jour de plus justes douleurs ?
195 Mon fils (vous le sçavez) veut me suivre sans cesse,
L’un & l’autre à son tour m’arreste, m’interesse*160,
Et je sens mon panchant & l’amour paternel
Qui livrent à mon cœur un combat eternel ;
J’en rougis, & j’en fais un aveu trop sincere,
200 J’ay le foible souvent d’un amant* & d’un pere,
Loin d’eux j’irois tranquille affronter les hazards,
Je n’aurois point pour moy de si tendres égards,
J’ay peut-estre pour eux trop de soin* de ma vie,
Et Rome, Metellus, n’en est pas mieux servie.

METELLUS.

205 Hé quoy ? dés qu’au combat on vous voit attacher161
Des murs des ennemis il faut vous arracher ;
Seigneur dans nostre Camp je n’ay souffert* Fulvie
Que pour charger ses yeux du soin* de vostre vie162,
Pour moderer l’ardeur qui vous mene trop loin,
210 Pour ménager un Chef de qui Rome a besoin,
Et j’ay crû vostre fils prés de vous nécessaire
Pour aider aux Romains à conserver le pere.

REGULUS.

Ah ! Seigneur dés ce jour il faut les écarter
Ces objets trop touchans pouroient nous arrester,
215 Au fort de Clypea renvoyons l’un & l’autre, [p. 11]
C’est l’interest de Rome, & le mien, & le vostre.

METELLUS.

Seigneur, il en est temps, je voy trop qu’il le faut,
Que feroient-ils icy dans le jour d’un assaut ?
Allez trouver Fulvie en ce peril extréme,
220 A ce depart, Seigneur, disposez-la vous-mesme,
Pour resoudre son cœur par l’amour agité,
La douceur fera mieux que mon authorité,
J’iray voir vostre fils, & d’un front moins severe
Je luy veux expliquer163 les ordres de son pere,
225 Il n’est pas temps encor qu’il hazarde des jours
Qui nous seront dans peu d’un utile secours.

REGULUS.

Ainsi, libres, Seigneur, de ce soin* domestique
Avec tranquilité servons la Republique,
Sans qu’aucun interest partage nostre ardeur,
230 Que Rome toute entiere occupe nostre cœur !
Il est temps de finir cette grande entreprise,
Il faut qu’à cet assaut la gloire nous conduise,
Le tribun Mannius doit marcher aujourd’huy,
Et je veux....

METELLUS.

        Gardez-vous de combattre avec luy,
235 Seigneur164 laissez-moy faire, & n’allez pas vous-mesme,
Exposer vostre teste à quelque stratagesme.
Xantipus ne combat qu’en trompant l’ennemy,
On le sçait. Mannius n’est à vous qu’à demy,165
De ce Tribun encor j’ay quelque défiance, [p. 12]
240 Je doute de sa foy, si j’en croy l’apparance166
Tous vos plus grands succés il les voit à regret,
Rien n’est plus dangereux qu’un ennemy secret ;
L’affront que vôtre bras luy fit sur le rivage
Avant l’embarquement destiné pour Cartage
245 Peut encor dans son cœur n’estre pas oublié.

REGULUS.

Il me semble depuis qu’il s’est justifié,
J’avois un sentiment, Seigneur, pareil au vôtre,
Mais il fait tous les jours son devoir comme un autre,167
Il vient, & son ardeur rassure mes esprits*,
250 Je verray vôtre Fille, allez trouver mon Fils.

SCENE IV. §

MANNIUS, REGULUS.

MANNIUS.

Tout flate vos desseins, & tout vous favorise,
Seigneur168 dans peu de temps Cartage sera prise,
Je viens pour vos donner cet avis important,
Vous devez ménager ce precieux instant,
255 Vous allez triompher, & je viens vous l’apprendre ;
L’endroit que Xantipus prenoit soin* de défendre
Vient tout d’un coup, Seigneur, de tomber à nos yeux169
Bien moins par nos efforts que par l’ordre des Dieux ;
Oüy, sans aucun secours de nos fortes machines [p. 13 B]
260 Il s’est ensevely sous ses propres ruïnes,
Avant que l’ennemy le remette en état
Allons, Seigneur, courons l’engager au combat,
Ce poste sera pris si vous voulez paroître.

REGULUS.

Avant que170 l’attaquer il faut le reconnoître171
265 Mannius, & je veux que ce soit avec vous
Malgré tous les soupçons....

MANNIUS.

                Seigneur, quelque jaloux
M’auroit-il prés de vous noircy....

REGULUS.

                    Pour les détruire
Combattez prés de moy, c’est assez vous en dire,
Quand de nous dans un Camp on peut se défier
270 Une grande action sçait nous justifier ;
Sur vous d’aucun soupçon je n’ay plus l’ame atteinte,
D’ailleurs la défiance est l’effet de la crainte,
Je ne puis un moment douter de vôtre foy172
Et crois173 que tout Romain est Romain comme moy.
275 Remplissez dignement une si belle attente,
Dans peu vous reviendrez me trouver dans ma tente,
Que la gloire de Rome anime vôtre espoir,
Vous m’entendez, Tribun, faites vôtre devoir.
[p. 14]

SCENE V. §

MANNIUS.

Qu’entens-je Regulus en moy seul se confie,
280 Et je pourray trahïr mon chef & ma patrie ?
Il ne veut plus douter, m’a-t-il dit, de ma foy,
Cependant* Xantipus est d’accord avec moy ;
Si Regulus me suit sa perte est infaillible,
Avec l’Afrique il perd le titre d’invincible,
285 Tous ses plus grands succés deviennent superflus,
Mais Dieux perdant Fulvie il perd encore plus.
Pardonnez-moy grands Dieux ! une telle vengeance,
Fulvie a corrompu mon cœur, mon innocence,
Par toutes les fureurs ce cœur est déchiré,
290 Je suis amant* jaloux, rival desesperé ;
Je sçais trop qu’un secret d’une telle importance
N’admet point en ce Camp la moindre confidence,
Je ne l’ay jusqu’icy confié qu’à ma foy
Et mon secret demeure entre les Dieux & moy.
295 C’est donc vous justes Dieux ! à qui je le confie,
C’est à vous seuls aussi que je me justifie,
Vous avez veu l’affront que Regulus m’a fait,
Et si pour m’en vanger je commets un forfait,
Il osa m’insulter & menacer ma teste
300 Sur la sienne je fais retomber la tempeste*,
Cet affront est gravé trop avant174 dans mon cœur175 ;
Le sang des Manlius ne connoît point la peur,
Regulus, ne croy pas qu’une terreur panique [p. 15 B ij]
M’écartât176 lâchement des rives de l’Afrique ;
305 Mais je ne voulois pas que mon amour caché
Te suivit en triomphe à ton char attaché :
Que dis-je ? dans ce jour si tu prenois Cartage
L’Hymen seroit le prix de ce fameux Ouvrage,
Fulvie177 ah Dieux ! Non, non, je n’ay plus de remords,
310 Cet hymen à mes yeux presente mille morts,
Détruisons (s’il se peut) cette belle esperance,
Je le dois à ma flamme autant qu’à ma vengeance ;
Allons sans balancer servir nos ennemis,
Et leur tenir enfin tout ce que j’ay promis.
[p. 16]

ACTE II §

SCENE PREMIERE. §

FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

FULVIE.

315 PRISCUS est dans ce Camp, enfin Rome est instruite
Du dessein de mon pere & de nostre conduite,
De la part du Senat il a veu Metellus,
Rome connoît pour moy l’amour de Regulus ;
Pardonne, jusqu’icy si je l’ay voulu taire,
320 Mais178 Faustine, l’amour se plaist dans le mistere ;
Je t’ay caché long-temps que mon cœur en secret
A prevenu* le choix que mon pere en a fait,
Je n’en dois point rougir, il est temps qu’il éclate.
A Regulus, à toy, je deviendrois ingrate179,
325 Je puis te découvrir mes mouvemens divers
Quand Rome les approuve avec tout l’Univers.
Tu sçais que premier Chef de la guerre punique
Il défist Amilcar sur les costes d’Afrique180,
Que Regulus obtint par l’ordre du Senat, [p. 17 B iij]
330 Les honneurs du triomphe avec le Consulat.
Tu n’estois pas à Rome où je fus amenée,
Je veux te rapeller cette grande journée,
Où je vis ce Heros pour la premiere fois
Vainqueur des Africains & digne de mon choix.
335 Ce brillant appareil, cette pompe de guerre,
Ce débris* de vaisseaux qu’on traînoit sur la terre,
Spectacle à nos regards surprenant & nouveau,
Où la terre portoit les dépoüilles de l’eau ;
Ces lions enchaïnez, ces monstres de l’Afrique,
340 Dont la ferocité dans Rome pacifique
Sembloit s’estre adoucie en quittant leurs desers
De leurs rugissemens n’osoient fraper les airs ;181
Mille & mille captifs dans un triste silence
Precedoient le vainqueur, annonçoient sa vaillance,
345 D’aigles & de faisceaux un mélange confus
Dans toute sa splendeur182 nous fist voir Regulus.
Ce front majestueux, cet air grand & modeste
Soudain de ma memoire effaça tout le reste,
L’applaudir, l’admirer, fust mon unique employ*
350 Enfin, il triompha de l’Afrique & de moy ;

FAUSTINE.

Madame, il me souvient qu’une grande tempeste*
Déroba la moitié d’une telle conqueste183 ;
Et qu’en l’Isle de Corse où j’abordois alors
Tant de Vaisseaux brisez parurent dans nos Ports....

FULVIE.

355 Tu te trompes, la mer jalouse de sa gloire
Ne fit que rehausser l’éclat de sa victoire ;184
La tempeste* parut favorable aux Romains, [p. 18]
Utile à Regulus, honteuse aux Africains ;
Car de tant de Vaisseaux toute la Mer couverte
360 Augmentoit son triomphe, & redoubloit leur perte,
Et ce vaste débris flotant de mers en mers,
En étaloit la pompe aux yeux de l’Univers.
Voila, comme je vis ce vainqueur de l’Afrique,
Ce fameux défenseur de nostre Republique ;
365 J’arresté sur luy seul mes regards curieux,
Et mon cœur paya cher le plaisir de mes yeux.
Non, il faut l’avoüer à la gloire des armes185
Faustine, les guerriers ont pour nous plus de charmes,
Leur mérite à nos yeux brille avec plus d’éclat
370 Que ceux de qui la pourpre est toujours au Senat,
On veut voir un Heros qui commande une Armée,
Qui de mille hauts faits* remplit la Renommée,
Tout parle en sa faveur, nostre esprit* prévenu
Nous donne de luy plaire un desir inconnu ;
375 Mais lors qu’un air si grand brille sur son visage,
Que toute sa personne égale son courage,
Qu’un mortel si parfait comblé de tant d’honneurs
Trouve facilement le chemin de nos cœurs.186

FAUSTINE.

Madame, ce Heros répond à vostre attente,
380 Vostre ame de ses feux* doit paroître contente.

FULVIE.

Te vanter Regulus, t’avoüer mon ardeur,
Puis-je mieux t’expliquer que je regne en son cœur ?
Ouy, ma main est le prix de Cartage conquise,
On couronne nos feux* aprés cette entreprise,
385 Je veux donc que mes yeux allument tour à tour [p. 19 B iiij]
Le flambeau de la guerre & les feux* de l’amour,
Que mes tendres regards témoins de sa victoire
Animent ce Heros & partagent sa gloire.

FAUSTINE.

On le connoît187, Madame, & l’on doit à vos yeux
390 La moitié de ses faits* si grands, si glorieux ;
Mais pourquoy les frayeurs dont vostre ame est atteinte ?
J’ay connû vostre amour en voyant vostre crainte,
Toûjours pour Regulus vostre esprit* allarmé....

FULVIE.

Ne craint-on pas toujours pour un Heros aimé ?
395 Quand je voy les perils qu’il affronte sans cesse,
Faustine en rougissant j’avouray ma foiblesse ;
Je voudrois que sensible à mes empressemens
Il moderât188 l’ardeur de ses grands sentimens,
Qu’aprés avoir tout fait pour luy, pour sa patrie,
400 Pour moy, pour ma tendresse, il menageât sa vie ;
Hé que veut-il de plus ? son nom vole en tous lieux,
Regulus est connu presque autant que les Dieux,
Il est craint, reveré,189 l’Afrique, l’Italie
Admirent ses exploits, l’Univers les publie*,
405 Tant de monstres défaits, tant de peuples soumis,
Le rendent la terreur de tous nos ennemis ;
Il va prendre Cartage & remplir nostre attente,
Aprés cela sa gloire en doit estre contente,
Regulus est trop seur de l’immortalité,
410 Et n’en a que trop fait pour la posterité.
[p. 20]

SCENE II §

REGULUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

REGULUS.

NON, non, je n’ay rien fait si je ne prens Cartage190,
C’est par-là que je dois couronner mon Ouvrage,
Ce jour va décider, Madame, de mon sort*,
Ces murs vont éprouver nôtre dernier effort ,
415 Mais dans une action d’une telle importance :
Souffrez* que je vous dise icy ce que je pense,
Madame, il faut du Camp vous resoudre à partir
Pour moy, pour vous, pour Rome, il y faut consentir.

FULVIE.

Moy, partir ? moy Seigneur, un tel discours m’étonne* ?191

REGULUS.

420 Vôtre pere le veut, la gloire nous l’ordonne,
L’amour s’accorde mal avec de grands desseins,
Et cette austerité de nos premiers Romains ;
Vous ne pouvez au Camp demeurer d’avantage,
On va bien-tôt donner un assaut à Cartage,
425 Le tumulte, les cris, & l’horreur des combats, [p. 21]
Ce mélange confus d’armes & de Soldats,
Ce terrible apareil vous rendroit trop timide*,
Souffrez* malgré l’amour que la gloire vous guide192
Madame, au nom des Dieux partez avec mon Fils.

FULVIE.

430 Quoy ? Seigneur, vous allez joindre les ennemis ?
Ah ! je ne croyois pas que l’heure en fût si proche,
Que je crains pour mon cœur cette fatale aproche ?
Mon Pere & mon Amant* vont s’exposer tous deux ;
Que seroit-ce grands Dieux ! si ce jour malheureux
435 Alloit dans ce combat me ravir l’un ou l’autre,
Differez-le, Seigneur, mon interest... le vôtre...
Non.... Cartage ne peut tenir encor long-temps,
Et sans vous exposer tous deux....

REGULUS.

                Je vous entends ;
Mais, Madame, est-il temps de parler de tendresse,
440 De grace cachez-moy toute vôtre foiblesse,
Vôtre cœur me tient mal ce qu’il m’avoit promis,
Il devroit me presser d’aller aux ennemis,
S’il m’aimoit en effet193 prendre soin* de ma gloire,
Et hâter aujourd’huy ma derniere victoire.

FULVIE.

445 Hé ? ne craignez-vous point Seigneur194 de trop oser ?
Est-ce qu’un General doit ainsi s’exposer ?
Que dis-je ! en ce moment une nouvelle crainte,
De noirs pressentimens dont mon ame est atteinte
Me font pâlir pour vous ; c’en est assez195 Seigneur,
450 Vous devez vous fier aux troubles de mon cœur,
Des volontez du Ciel ces muets Interpretes [p. 22]
Présagent nos malheurs par des craintes secretes,
Et ces pressentimens plus seurs que nos Devins,
Nous marquent quelquefois les Arrests des destins.

REGULUS.

455 Je crains peu du destin le caprice funeste,
Je feray mon devoir, les Dieux feront le reste196
Madame, & je rougis de tarder si long-temps
A remplir des devoirs à ma gloire importans ;
Cartage sera prise, ou bien mes funerailles
460 Se feront aujourd’huy surs ses propres murailles ;
Plaise aux Dieux que ma mort en cause le débris197 !

FULVIE.

Grands Dieux ! ne payez pas l’Afrique d’un tel prix ?
Y dussiez-vous encore joindre la terre & l’onde,
Ce seroit trop payer la conqueste du monde.

REGULUS.

465 Au nom des Dieux, partez, éloignez-vous de nous,
Le fort de Clypea sera plus seur pour vous ;
Retournez-y, Madame, & par l’ordre d’un pere,
Par les vœux d’un Romain à qui vous estes chere,
Vos jours sont exposez dans un Camp.

FULVIE.

                    Non, Seigneur,
470 Dissipez pour mes jours cette injuste terreur,
Auprés de Regulus je n’ay point ces foiblesses,
Vostre Camp est plus seur que mille forteresses,
Je seray plus tranquille auprés de vostre bras [p. 23]
Que dans Rome, Seigneur, où vous ne serez pas.

REGULUS.

475 Madame....

FULVIE.

Si ma crainte a trop osé paroître,
D’un premier mouvement un cœur n’est pas le maître,
Foible comme je suis dans ces perils pressans,
Si je n’ay pas gardé d’empire* sur mes sens,
Pardonnez-moy, Seigneur. Courez à la victoire,
480 J’ay de quelques momens retardé vostre gloire ;
C’est un crime (il est vray) que mon cœur a commis,
Il estoit le plus grand de tous vos ennemis,
Pour l’en punir partez, oubliez sa tendresse,
Et que la gloire soit vostre unique maîtresse*.
[p. 24]

SCENE III. §

METELLUS, REGULUS, FULVIE, FAUSTINE, LEPIDE.

REGULUS.

485 Ah ! Seigneur, servez-vous de vostre authorité,
Je ne puis rien gagner sur son cœur agité,
Mon fils partira seul, & malgré nostre envie.....

METELLUS.

Vostre fils veut partir encor moins que Fulvie,
J’ay parlé, mais en vain j’ay voulu preparer
490 Son cœur à ce départ qui l’a fait soûpirer*,
Protestant que plutost il cessera de vivre,
Loin de partir, Seigneur, il s’appreste à vous suivre.

REGULUS.

Il ne veut point partir, je l’avois pressenty,
Et son cœur, grace au Ciel, ne s’est point démenty,
495 Puisqu’il veut demeurer, Seigneur, je vous avoüe
Qu’un pareil sentiment mérite qu’on le loüe,
Il est digne de moy, qu’il demeure ; mais Dieux !
Conjurez-la, Seigneur, d’abandonner ces lieux,
J’adore* sa vertu*, je cheris sa tendresse,
500 Je cours où mon devoir m’appelle, & je vous laisse,
à Lepide198.
Adieu, Madame, vous prenez soin* de mon fils.
[p. 25 C]

SCENE IV. §

METELLUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

METELLUS.

He’ quoy ? donc nous serons tous deux desobeïs,
Regulus vous parloit à ma seule priere199
Ma fille, & vous dictoit l’ordre de vostre pere ;
505 Mais je veux qu’en ce jour mes ordres soient suivis,
Ne prenez pas pour vous d’exemple sur son fils,
Il a charmé mon cœur osant me contredire,
Nous devons de bonne heure à la guerre l’instruire,
Et lorsque dans ce Camp tout doit le retenir,
510 De contraires raisons vous en doivent bannir.

FULVIE.

Le fils de Regulus ne quitte point son pere ;
Je suis auprés de vous, Seigneur, puis-je mieux faire ?
Et quand Attilius fait voir un cœur si grand,
Me croyez-vous, Seigneur, plus foible qu’un enfant ?

METELLUS.

515 Ne soyez plus ma fille200 à mes desseins contraire,
Partez dés ce moment si vous voulez me plaire,
Le Tribun Mannius s’offre à vous escorter,
De l’armée aujourd’huy je voudrois l’écarter,
J’ay mes raisons. Allez, je vous donne ma garde, [p. 26]
520 Et sans plus refléchir sur ce qui vous regarde,
Croyez que je travaille à vostre seureté.

FULVIE.

Seigneur, je sçay pour moy quelle est vostre bonté :
Mais si j’osois encor vous faire une priere,
Sans blesser le respect que je dois à mon pere,
525 Sensible à mes desirs souffrez* au nom des Dieux,
Pour admirer vos faits* que je sois dans ces lieux :
D’ailleurs, à ce refus Mannius m’authorise,
Veut-on qu’à Clypea ce Tribun me conduise,
Luy que j’ay vû toujours envieux & jaloux...

METELLUS.

530 Si vous le haissez, nous le haissons tous ;
Je l’honore, il est vray, mais c’est par politique,
Ah ! que n’est-il plutost à Rome qu’en Afrique ?201
Sous l’apas specieux de conduire vos pas,
Je voudrois qu’en ce Camp Mannius ne fust202 pas,
535 Qu’il fust à Clypea quand nous prendrons Cartage,
Je l’ay mesme tantôt fondé sur ce voyage ;
Et bien qu’il m’ait paru quelque temps agité,
Il a receu cette offre avecque avidité.

FULVIE.

Seigneur, si vous m’aimez épargnez-moy des larmes.

METELLUS.

540 Ma fille, ignorez-vous le caprice des armes ?
Sans attendre du sort l’evenement* douteux, [p. 27 C ij]
Allez à Clypea pour nous faire des vœux.

FULVIE.

Exilée, incertaine, importune à moy-mesme,
Quel Dieu puis-je implorer dans ce desordre extrême ?
545 Ce n’est point par des vœux qu’il faut vous secourir,
Je dois prés de vous vivre, ou prés de vous mourir.

METELLUS.

Puisque vous faites voir un si noble courage
Demeurez, vous verrez l’attaque de Cartage ;
Mais de cette vertu* ne vous démentez pas,
550 Encore un coup, songez au destin des combats,
De ses evenemens* le caprice est extresme,
Quoy qu’il arrive enfin soyez toujours la mesme ;
Mannius doit venir pour vous prester la main,
Dites-luy que pour vous j’ay changé de dessein ;
555 Adieu, mais oubliez toute vostre foiblesse.
[p. 28]

SCENE V. §

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Ciel ! que ne dois-je point à sa juste tendresse,
Nous ne partirons point, nous serons les témoins....
Mais pourquoy Mannius prend-il de nouveaux soins* ?
Pourquoy pour m’escorter s’offre-t-il à mon pere ?
560 Pourquoy ?....mais j’en sçay trop penetrer le mistere.
[p. 29 C iij]

SCENE VI. §

MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE.

MANNIUS.

Madame, tout est prest si vous voulez partir,
A ce juste départ vous devez consentir,
Les crainte, les perils... sur tout l’amour d’un pere
M’ont honoré d’un choix....

FULVIE

                Il n’est pas necessaire,
565 Je demeure en ce Camp, & n’en veux point partir203,
Mon pere a la bonté d’y vouloir consentir ;
Mais vous, quand tout s’apreste, & que pour la patrie
Chacun avecque ardeur court exposer sa vie,
Par quel motif, Seigneur, bizarre ou généreux
570 Prenez-vous un dessein si contraire à mes vœux ?
Lorsque de tous costez le fer commence à luire,
Vous voulez vous charger du soin* de me conduire ;
Certes, un tel employ* qui cherche le repos
Dans cette occasion sied mal au grands Heros ;
575 Que vos empressemens cessent de me contraindre ?
Où mon pere est, Seigneur, je ne vois rien à craindre,
Je sçauray partager les perils avec luy ;
Allez à Clypea nous attendre aujourd’huy.
[p. 30]

SCENE VII. §

MANNIUS.

Ah ! sans aller si loin, vous iriez à Cartage,
580 Vous qui m’osez tenir ce superbe langage ?
Justes Dieux ! je touchois au bien-heureux moment,
Où j’allois enlever la Maîtresse* & l’Amant* ;
Du jaloux Metellus la haine & la prudence,
Avecque mon amour estoient d’intelligence ;
585 Il me livroit Fulvie en voulant m’éloigner,
Et j’allois mettre aux fers qui m’ose dédaigner ;
Mais du moins assurons ma premiere entreprise,
Regulus qui m’attend la flatte & l’authorise,
Tandis que pour l’assaut il donne ordre aux soldats,
590 Il faut vers Xantipus que je guide ses pas ;
Ouy, ce poste qu’il veut avec moy reconnoître,
Luy va couter le jour, ou luy donner un maître.

Fin du second Acte.

[p. 31 C iiij]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

Est-il donc vray, Priscus ?

PRISCUS.

                Vous en estes surpris ;
Mais il n’est que trop vray que Regulus est pris,
595 Xantipus est vainqueur, & par son artifice
Il a fait à Cartage un si grand sacrifice204 ;
J’ay peine à r’assurer tout le Camp étonné*,
Le soldat est confus, abatu, consterné ;
Xantipus laissoit voir un endroit de Cartage,
600 Dont il avoit exprés fait tomber tout l’ouvrage205 ;
Il estoit découvert, facile & mal gardé,
Regulus pour le voir de prés s’est hazardé,
(Vous sçavez que luy-mesme il veut tout reconnoître)
Il défend qu’on le suive, & l’on n’ose paroître ;
605 Enfin par le conseil du Tribun qui le perd, [p. 32]
Il avance pour voir ce poste à découvert ;
A peine ont-ils marché, que la terre s’entr’ouvre,
Par des lieux soûterrains l’ennemy se découvre ;
A chaque instant la terre enfante des soldats,
610 Qui courent tous en foule au devant de ses pas,
Regulus est surpris du nombre qui l’acable ;
C’est envain qu’il se sert de son bras redoutable,
Quand le destin jaloux contraire à son grand cœur
Fait briser son épée & trahit sa valeur,
615 (A combien d’Africains eut elle esté funeste ?)
Seigneur, il est aisé de deviner le reste,
Au cry des Ennemis nous avons fait alors,
Pour sauver Regulus d’inutiles effors ;
Mais enfin on connoît leur fatal artifice,
620 Aussi-tôt qu’on avance on trouve un précipice ;
Tout s’ébranle, tout tombe, & s’ouvre sous nos pas,
Et nous aurions trouvé mille & mille trépas,
N’estoit206 que pour garder ce qu’il venoit de prendre,
Xantipus a gagné ces murs sans nous attendre ;
625 Cependant* Mannius s’est sauvé de ses mains,
Et seul est revenu dans le Camp des Romains.

METELLUS.

Qu’entens-je Dieux cruels ! la prise d’un tel homme
Va faire le destin de Cartage & de Rome ;
J’attendois nouvel ordre à marcher sur ses pas,
630 J’y disposois les cœurs des Chefs & des soldats,
Quand je me preparois à combattre, à le suivre,
Aux mains des ennemis la fortune le livre ?
Pour ce Heros, pour nous, quel étrange revers ?
Sa chûte entraînera celle de l’Univers.
635 Toy, demon des combats qui des armes decides, [p. 33]
Dans un abysme affreux toy-mesme tu le guides ?
Cartage est aux abois, & tu veux la sauver,
Abaisser les Romains pour la mieux relever ;
Quel retour impréveu pour nous, pour sa famille ?
640 Que deviendra son fils ? que deviendra ma fille ?
Et quand ils apprendront cet accident affreux,
Ah ! Priscus207 j’en soupire & pour nous & pour eux.

PRISCUS.

Seigneur, j’ay défendu, sur peine de la vie,
Qu’aucun n’en annonçât la nouvelle à Fulvie ;
645 Elle est triste, inquiete, & semble pressentir
Les malheurs que son cœur sçaura trop ressentir.

METELLUS.

De quels maux sa douleur va-t’elle estre suivie ?
Mais Dieux ?208 j’en entrevoy de grands pour la patrie ;
Que ferons-nous,209 Priscus, tentons un autre assaut,
650 Pour vanger cet affront tout est prest, il le faut ;
R’animons les soldats, & courons à leur teste,
Pour chasser loin de nous la prochaine tempeste*,
Et l’épée à la main, bien loin d’estre vaincus,
Mourons devant Cartage ou sauvons Regulus.

PRISCUS.

655 Seigneur, voicy Fulvie, ah ! cachons luy de grace
Du sort de Regulus la cruelle disgrace,
D’un funeste recit épargnons luy l’éclat.
[p. 34]

SCENE II. §

FULVIE, FAUSTINE, METELLUS, PRISCUS.

FULVIE.

Seigneur, apprenez-moy le succés du combat,
Je cours pour m’en instruire, & n’en puis rien apprendre,
660 Le soldat interdit* refuse de m’entendre,
Ma voix impose à tous le silence & l’éfroy,
On n’ose me répondre, on s’éloigne de moy ;
Mais quoy ? Mon pere mesme évite ma presence,
Seigneur de tant d’horreurs que faut-il que je pense ?
665 Qu’est-il donc arrivé de funeste pour nous,
Et pourquoy Regulus n’est-il pas avec vous ?

METELLUS.

Ne me demandez rien, cessez de nous contraindre,
Laissez-nous, pour ses jours vous ne devez rien craindre,
Allons Priscus,210

FULVIE.

            Souffrez* que je suive vos pas,
670 Seigneur.

METELLUS.

[p. 35]
    Non, demeurez, & ne me suivez pas,
Ce qu’exige aujourd’huy le sort de ce grand homme,
Tout ce qu’attend de nous & le Senat & Rome
Demande un prompt conseil à nous seuls reservé211
Ma fille, où le secret sur tout soit observé.

FULVIE.

675 Ah ! Je n’entens que trop ce secret qu’on veut taire,
Il ne l’est que pour moy, j’en perce le mistere ;
Envain vous r’assurez mes timides* esprits*,
Je voy la verité sur vos fronts interdits*,
Pour m’épargner des pleurs vostre tendresse exige...
680 Ah ! Regulus est mort ?

METELLUS.

            Il est vivant, vous dis-je,
R’assurez-vous, ma fille ;

FULVIE.

            Il est vivant212 Seigneur,
Devant moy, cependant*, vous changez de couleur ;
Si vous me dites vray, s’il faut que je vous croye,
Dés ce mesme moment souffrez* que je le voye,
685 N’attestez* point icy les hommes & les Dieux,
Mon cœur n’en croira plus desormais que mes yeux.

METELLUS.

[p. 36]
Vous le verrez dans peu, nous allons dans sa tente,
Soyez moins inquiete, ou soyez plus constante,
Ayez pour Regulus moins de crainte & d’ennuy*,
690 Montrez-vous à nos yeux aussi ferme que luy ;
Il est quelques perils où la guerre nous livre,213
Je sors, & vous défens214, ma fille, de nous suivre.

SCENE III. §

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Mon pere de ces lieux me défend de sortir
De cet ordre cruel que dois-je pressentir ?
695 Fortune, je ne vois aux lieux où tu me guides
Que des yeux égarez, des visages timides*
Où regne la pâleur, le silence, & l’effroy ;
Tu trahis Regulus, c’en est fait, je le voy,
Mon pere affecte envain des dehors de Constance,
700 Et Priscus a paru moins ferme en ma presence,
Pour épargner mes pleurs, ah ! mortels déplaisirs,
On me cache ou sa mort ou ses derniers soûpirs ;
Mais on m’ordonne envain de paroistre constante
Faustine, allons, suivons mon pere dans sa tente,
705 Le respect ne peut rien sur un cœur plein d’effroy,
Si Regulus est mort tout est perdu pour moy.

FAUSTINE.215

[p. 37 D]
Non, de trop de douleur vostre crainte est suivie,
Metellus & Priscus répondent de sa vie,
A cette vaine erreur pourquoy vous attacher ?

FULVIE.

710 Et s’il estoit vivant pourquoy me le cacher ?
On nous trompe, te dis-je, allons, courons nous rendre....
Mais je voy Mannius, que venez-vous m’apprendre
Mannius.216

SCENE IV. §

MANNIUS, FULVIE, FAUSTINE.

MANNIUS.

        Des malheurs où217 je n’ose penser,
Et je tremble, Madame, à vous les annoncer,
715 Pour Regulus enfin vostre tendresse est vaine,
Et nous venons de perdre un si grand Capitaine.

FULVIE.

Il est mort, me trompais-je, helas !

MANNIUS.

[p. 38]
                    Il n’est pas mort
Madame.

FULVIE.

        Où donc est-il, parlez, quel est son sort ?

MANNIUS.

Guidé par son grand cœur, il alloit reconnoître
720 L’endroit qui de Cartage eut pût le rendre maître,
Quand un piege fatal dont il s’est vût surpris,
L’a fait tomber vivant aux mains des ennemis.

FULVIE.

Regulus n’est pas mort, Faustine, je respire,
Il est vivant encor pour nous, & pour l’Empire* ?

MANNIUS.

725 Cessez de vous flater malgré tous nos souhaits,
Nos cruels ennemis ne le rendront jamais ;
De la prise, Madame, ils sçavent l’importance,
Pour le rendre aux Romains ils ont trop de prudence,
Et vos vœux & vos pleurs pour luy sont superflus,
730 Il n’y faut plus penser.

FULVIE.

            Je ne le verray plus ?
Ah juste Dieux !

MANNIUS.

[p. 39 D ij]
            Je sens le coup qui vous acable,
Mais sa perte pour vous n’est pas irreparable,
Il est tant de Romains dont le sang, les vertus*,
Pouroient encor, Madame....

FULVIE.

                Arrestez Mannius ;
735 Qu’osez vous avancer, d’où vous vient tant d’audace ?
Hé quoy ? sans respecter sa nouvelle disgrace,
Couvrant adroitement vos insolens propos,
Vous osez comparer quelqu’un à ce Heros ;218
Je sçay que de tout temps une maligne envie
740 A tâché de noircir tout l’éclat de sa vie,
Qu’il est quelques Romains jaloux de sa grandeur,
Sans estre compagnons de sa haute valeur....
Mais où sont ces Romains dont le nom peut me plaire ?

MANNIUS.

Ouy, Madame, il en est de race Consulaire*219,
745 Du sang des Scipions, du sang des Manlius,
Qui ne cederoient pas au sang d’Attilius.

FULVIE.

Je vous entens, Seigneur, il est d’illustres races,
Mais quand leurs décendans s’écartent de leurs traces,
Que du sein du repos il faut les arracher,
750 Qu’il faut dans le peril les contraindre à marcher,
(Pardonnez-moy, Seigneur, si ma juste memoire
De semblables Romains me r’apelle l’histoire ;)
Mais quand de ses ayeux* on n’a pas les vertus*,220 [p. 40]
C’est envain que l’on sort du sang des Manlius ;
755 Envain vous vous parez de cet honneur supréme !
Non, Tribun, il faut estre illustre par soy même,
Sans se mettre à l’abry de ces noms glorieux,
Il faut compter ses faits*, & non pas ses ayeux*.

MANNIUS.

Madame, c’en est trop, & mon ame agitée....
760 Mais on doit excuser une amante* irritée,
Dont les premiers transports toujours impetueux,
Forment ces sentimens fiers* & tumultueux ;
Ainsi, sans repousser un si sanglant outrage,
J’en remets la vengeance aux armes de Cartage221,
765 Je sens,222 comme je dois ces mépris éclatans,
Et vous me connoîtrez, Madame, avec le temps.

SCENE V. §

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Lasche, pour te punir d’une telle insolence,
Les plus sanglants mépris serviront ma vengeance ;
Quand tu vois Regulus des Dieux abandonné,
770 Aux fers des Africains ce Heros enchaîné ;
Perfide, tu pretens en tirer avantage,
Quand pour luy la fortune a changé de visage,
Sa disgrace affermit mes sermens & ma foy, [p. 41 D iij]
Et redouble aujourd’huy l’horreur que j’ay pour toy ;
775 Ah ! Lepide, parlez, dites, que fait mon pere,
Que dois-je craindre, helas ! que faut-il que j’espere ?

SCENE VI. §

LEPIDE, FULVIE, FAUSTINE.

LEPIDE.

Ah ! Madame, esperez que dans peu les Romains
Reprendront Regulus des mains des Africains,
On va mettre en usage & le fer & la flâme,
780 Nous entreprendrons tout. Mais apprenez, Madame,
Qu’un Heraut est venu de la part d’Asdrubal,
Qu’on l’a fait avancer en suite du signal,
Qu’il est dans le Conseil.

FULVIE.

                Ah ! je tremble, & je n’ose
Esperer....

LEPIDE.

        On ne sçait encor ce qu’il propose.

FULVIE.

785 Plaise aux Dieux qu’en ce jour il propose la paix
Lepide, ce sont là mes plus ardans souhaits !
[p. 42]

SCENE VII. §

METELLUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, LEPIDE.

METELLUS.

Pour épargner vos pleurs & vostre ame étonnée*,
J’avois de Regulus caché la destinée
Ma fille, il estoit pris, mais calmez vostre éfroy,
790 Regulus est vivant & revient sur sa foy223.

FULVIE.

Il revient ? pour son fils, & pour nous que de joye ?

METELLUS.

Asdrubal prés de nous dans ce camp le renvoye,
Dans peu nous l’y verrons, r’assurez vos esprits* ;
Allez, & portez en la nouvelle à son fils.

FULVIE.

795 J’obeïs,224

METELLUS à Lepide.

Laissez-nous.
[p. 43 D iiij]

SCENE VIII. §

METELLUS, PRISCUS.

METELLUS.

                Mon ame est allarmée,
Regulus sur sa foy vient rejoindre l’armée,
Mon cœur en est content & chagrin tour à tour,
J’ay pleuré de sa prise,225 & je crains son retour.
Tout le Camp est charmé de revoir ce grand homme,
800 Mais il en va couter à la gloire de Rome ;
Et sans plus refléchir sur mon premier dessein226,
J’estime Regulus, mais je parle en Romain ;
Ouy, magré nos projets & le nœud qui nous lie,
Que faudra-t’il donner pour le prix de sa vie ?
805 Et bien qu’il ait pour luy mes plus tendres souhaits,
Il faudra la payer d’une honteuse paix,
Il faudra qu’il en coûte à nostre Republique
Pour prix de sa rançon la perte de l’Afrique ;
Asdrubal en vainqueur ne nous doit imposer
810 Que des conditions qu’on ne peut refuser227 ;
Ah ! Seigneur, aujourd’huy que de prises de Villes,
Que des combats donnez, que d’assauts inutilles ?
Xantipus à son gré va nous donner des loix,
Et l’on perd en un jour l’ouvrage de six mois ;
815 Ainsi, sans regarder ny moy, ny ma famille,
Ny mon propre panchant, ny celuy de ma fille,
J’avoüe en ce moment que je suis combatu [p. 44]
Par ces grands interests & ceux de ma vertu*,
Je payrois de mon sang une si belle vie,
820 Pourveu qu’elle coutât moins cher à ma patrie.

PRISCUS.

Ces sentimens, Seigneur, dignes de Metellus,
Me font vous admirer & plaindre Regulus ;
Pardonnez si je suis d’un sentiment contraire.
Quoy qu’on fasse pour luy, l’on n’en sçauroit trop faire,
825 Rome pour sa rançon ne doit rien refuser,
Si l’Afrique est son bien228, il en peut disposer ;
S’il faut aux ennemis remettre quelques Villes,
Quelques forts, leurs desseins par là sont inutilles ;
Renvoyant dans ce Camp Regulus à ce prix,
830 Ils nous rendent le bras qui les avoit conquis,
De leur tout accorder, on ne peut se défendre,
Et si nous rendons tout, il sçaura tout reprendre.

METELLUS.

Non, je ne doute point de ses faits* éclatans,
Mais il faut du bon-heur, des troupes & du temps ;
835 J’ay le mesme penchant pour luy qui vous entraîne,
Vous parlez en soldat, je parle en Capitaine ;
Mais dans l’art de la Guerre, il faut tout déferer*
A l’interest public que l’on doit reverer ;
1 ses vertus*, & je parle pour Rome,
840 Quelque soit ce Heros, un Heros n’est qu’un homme ;
Priscus, & quelques soient ses genereux desseins,
Le doit-on préferer au reste des Romains ?
J’ignore cependant* le dessein qui l’ameine, [p. 45]
Mais s’il parle de Paix nostre honte est certaine ;
845 Il faut rendre l’Afrique, & recevoir des loix
De Xantipus vaincu, de Cartage aux abois,
Voir triompher de nous la fortune & l’envie ?
Ceder au temps, & voir nostre gloire flétrie.

PRISCUS.

Ah ! pour la relever, Seigneur, avecque éclat,
850 Souffrez*-moy de parler & d’agir en soldat :
Enfin sans balancer r’animons nostre audace,
Par un dernier effort emportons cette Place,
Attaquons à l’instant ses plus forts bastions,
J’entreprens cette attaque avec mes legions ;
855 C’estoit vostre dessein, il en est temps encore,
Le soldat fera tout pour un Chef qu’il adore*,
Remplissons les destins qui nous furent promis,
Arrachons Regulus des mains des ennemis ;
Il faut ne rendre rien, & hazardant nos testes,
860 Conquerir ce Heros pour garder ses conquestes.

METELLUS.

J’y souscrirois, Seigneur, vos genereux avis
Secondez par nos bras seroient bien-tôt suivis ;
Mais j’ay donné parole, & la treuve est concluë,
Il nous faut dans ce Camp en attendre l’issuë,
865 Regulus la demande & l’exige de nous,
Il faut le voir, l’entendre, & suspendre nos coups ;
De mille mouvemens je sens mon ame atteinte
De joye & de douleur, d’esperance & de crainte,
Je crains pour luy, pour Rome, & j’aime tous les deux,
870 Pour l’un & l’autre enfin je partage mes vœux,
Mon sentiment, Seigneur, s’accorde avec le vostre, [p. 46]
Et je voudrois donner mes jours pour l’un & l’autre.

SCENE IX. §

LEPIDE, METELLUS, PRISCUS.

LEPIDE.

Seigneur, Regulus vient, j’ay dû vous avertir
Que des murs de Cartage on l’avoit vû sortir ;
875 Sur sa foy l’Africain prend tant de confiance,
Que seul & sans escorte on le voit qui s’avance,
Il marche vers ces lieux,229

METELLUS.

                Faisons nostre devoir,
A la teste du Camp allons le recevoir.

Fin du troisième Acte.

[p. 47]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

MANNIUS.

Quel retour impréveu ? j’ay peine à me connoître,
880 Devant moy dans ces lieux Regulus va paroître ;
Quel destin le r’ameine ? Et d’où vient qu’Asdrubal
Renvoye en nostre Camp son ennemy fatal ?
On va tenir conseil, il faut que je m’y rende,
J’y verray Regulus ? Dieux ! que je l’apprehende ?
885 N’aura-t’il point sur moy jetté quelque soupçon
Du trait* de Xantipus & de ma trahison ?
Abandonnons le Camp & fuyons dans Cartage ;
Non.... il faut demeurer sans changer de visage,
Je découvrirois tout à mon fier* ennemy,
890 Ce seroit le sauver que le perdre à demy ;
Xantipus me r’assure, & me sera fidele,
Hé ! qui pouroit douter de ma foy, de mon zele ?
Il faut m’abandonner en aveugle à mon sort,
Je perds Fulvie, helas ! & je cherche la mort.
[p. 48]

SCENE II. §

LEPIDE, MANNIUS.

LEPIDE.

895 Seigneur, quand tout le Camp marque tant d’allegresse,
Qu’à revoir Regulus tout le monde s’empresse,
Que le moindre soldat de chaque legion
Court luy marquer son zele en cette occasion,
Je vous trouve vous seul, triste & mélancolique,
900 Qui semblez dédaigner l’allegresse publique.

MANNIUS.

Chacun a ses raisons, ainsi que ses chagrins ;
Mais quoy ! de son retour que pensent les Romains ?

LEPIDE.

De son retour, Seigneur, c’est la paix qu’on espere.

MANNIUS.

à part.
La paix ? ah justes Dieux !.... mais non, je dois me taire,
905 Vous estes peu Romain, Lepide, je le voy,
Vous n’en230 penetrez pas les suittes comme moy,
Et c’est estre ennemy de nostre Republique, [p. 49 E]
De parler d’une paix qui couteroit l’Afrique.

LEPIDE.

Pour sauver Regulus nous la souhaitons tous,
910 Et nous sommes Romains, Seigneur, autant que vous.

MANNIUS.

Quoy ? souhaiter à Rome une paix si honteuse ?

LEPIDE.

A Rome elle ne peut estre que glorieuse,
Puisqu’une telle paix va luy rendre aujourd’huy
Son plus grand défenseur, & son plus ferme apuy,
915 Le bras qui l’agrandit par plus d’une victoire,
L’auteur de son triomphe, & celuy de sa gloire.

MANNIUS.

Vous estes bien zelé, mais tous les vrais Romains
Auront peine à souscrire à de pareils desseins.

LEPIDE.

Seigneur toute l’armée est preste d’y souscrire,
920 Et vous serez le seul qui l’ose contredire,
Nous le verrons bien-tôt, & déja Metellus....

MANNIUS.

Juste Ciel ! il avance avecque Regulus.
[p. 50]

SCENE III. §

REGULUS, METELLUS, PRISCUS, LEPIDE, MANNIUS.

REGULUS.

La fortune, Romains, vient de changer de face,
On en doit fierement soûtenir la disgrace ;
925 Si vous voyez en moy par un bizarre effort231
Un exemple fameux des caprices du sort ;
Si mon bras a manqué la prise de Cartage,
C’est dans un grand revers qu’on voit un grand courage ;
Mille & mille succés sembloient m’avoir promis
930 Que je devois dompter tant de fiers* ennemis,
Les entraîner un jour au pied du Capitole,
Vous me voyez captif ; mais ce qui me console,
J’ay remply mon devoir, & si je suis vaincu,
C’est la faute du sort & non de ma vertu*.
935 Apprenez donc icy le sujet qui m’ameine,
Si l’on ne fait la paix ma disgrace est certaine ;
Xantipus la demande & l’exige de moy,
Asdrubal me renvoye en ce Camp sur ma foy ;
Si la paix dans ce jour avecque eux n’est concluë,
940 Par eux à mon retour ma mort est resoluë,
Il n’en faut point douter, j’en ay vû les aprêts,
Mais sçachez à quel prix ils veulent cette paix.
D’un coup d’oeil vous voyez tout ce qu’ils nous demandent232,
Et vous ne doutez pas de tout ce qu’ils pretendent ;
945 Le fort de Clypea par nos armes conquis, [p. 51 E ji]
De mes jours malheureux doit devenir le prix :
Que dis-je,233 ils reprendront pour garantir ma teste
L’Afrique qui se voit déja nostre conqueste ;
Ils demandent encor pour fruit de cette paix
950 Tant d’illustres captifs que sur eux on a faits ;
Envain j’ay demandé qu’on deputât un homme
Pour avoir les avis du Senat & de Rome ;
Ils veulent que le Camp, & non pas le Senat,
Decide en cet instant d’un point si delicat ;
955 Et comme ils estoient prêts d’entrer dans l’esclavage,
Ils veulent que l’armée abandonne Cartage ;
Voila ce qu’on propose, & ce qu’on veut de nous :
Que pensez-vous Romains que j’exige de vous ?
Ils demandent la paix, qu’on leur fasse la guerre,
960 Que la flâme & le fer desolent cette terre,
Et quoy qu’à Regulus il en puisse couter,
Continuez la guerre, il vient vous y porter.
Romains, je vous l’avouë en ce peril extréme,
Pour vous persuader je suis venu moy-mesme,
965 La paix plus que la mort m’a donné de l’effroy,
J’ay tremblé des bontez que vous auriez pour moy ;
Ainsi, je vous défens de racheter ma vie
Par cette paix honteuse & pleine d’infamie.

METELLUS.

Je ne suis point surpris de cette fermeté
970 Qui vous fait voir la mort avec tant de fierté*234*
Seigneur, depuis long-temps vostre ame accoutumée
A soutenir l’éclat de vostre renommé,
Vous imposa toujours les plus austeres loix,
Et c’est un vray Romain qu’en vous je reconnois ;
975 Mais, Seigneur, il y va de l’interest de Rome, [p. 52]
De conserver toujours pour elle un si grand homme ;
Je ne puis, sans fremir, seulement écouter
La perte qu’aux Romains l’Afrique doit couter ;
J’en répons, le Senat malgré la noire envie,
980 Ne veut point la payer d’une si belle vie,
Je suis seur de la paix.

REGULUS.

            Metellus, arrestez,
Et parlez autrement si vous vous consultez ;
Un homme tel que vous, un homme Consulaire*
Doit parler en Romain sans fard & sans mistere,
985 L’amitié sur l’état ne doit point prevaloir,
Vous sçavez en secret que je fais mon devoir,
Vous m’en applaudissez dans le fonds de vostre ame,
Et sans donner les mains* à cette paix infame,
Quoy que vous m’imposiez une contraire loy
990 Metellus, j’en suis seur, vous feriez comme moy.

METELLUS.

Rendons235 les prisonniers, ou qu’ils soient vostre ostage
Tant d’illustres captifs sont la fleur de Cartage,
Ces braves Africains.....

REGULUS.

            Non, je vous le défens,
Ce seroit leur laisser de braves combatans,
995 Des Chefs dont la valeur peut servir contre Rome,
Et perdant Regulus, vous ne perdez qu’un homme.

PRISCUS.

[p. 53 E iij]
Un homme tel que vous dans l’ardeur des combats,
Sçait conduire, animer plus de cent mille bras ;
Enfin nous perirons plûtôt que de vous rendre,
1000 Que l’adroit Xantipus vienne icy vous reprendre ?
Qu’Asdrubal de nos mains vienne vous arracher ?
Cette prise, Seigneur, leur poura couter cher.

REGULUS.

Non, je retourneray malgré vous dans Cartage,
J’ay donné ma parole, elle est mon seul ostage ;
1005 Je la tiendray, Priscus, ainsi que j’ay promis,
Et je vais me livrer aux mains des ennemis.

LEPIDE.

Quoy ? de tant de vertus* mesme en nostre presence,
Une cruelle mort seroit la recompense ?

REGULUS.

Il faut tranquillement obeïr à son sort,
1010 Voir d’un visage égal & la vie & la mort,
Et l’on doit préferer le trépas à la vie,
Aussi-tost qu’il devient utile à la patrie.

PRISCUS.

Hé quoy ? Seigneur, faut-il qu’un lâche Xantipus236....

REGULUS.

[p. 54]
Parlez-en mieux, sans doute il a quelques vertus* ;
1015 Ouy, la finesse & l’art de ce grand Capitaine
Egalent la valeur & la force Romaine ;
Une ruse est permise, on doit en profiter,
Il s’en est pû servir, je devois l’éviter ;
Et me voyant surpris avec tant d’avantage,
1020 J’ay cedé sans murmure au destin de Cartage.

METELLUS.

Ah ! Seigneur, demeurez, commandez les Romains.

REGULUS.

Non, le Commandement a passé dans vos mains ;
Dans ces fidelles mains Regulus le dépose,
C’est sur vostre valeur que mon cœur se repose :
1025 Continuez la guerre, & remplissez mon rang,
Je vais en cimenter la gloire de mon sang237 ;
Et puisque je ne puis achever cet ouvrage,
De servir ma patrie, & de prendre Cartage,
Du moins par mes conseils & vostre noble effort,
1030 Je détruiray Cartage encor aprés ma mort.

METELLUS.

O vertu* sans exemple ! ô courage heroïque !

REGULUS.

Il n’en coutera pas la perte de l’Afrique ;
Sans vous embarrasser du sort de Regulus, [p. 55 E iiij]
Pressez, pressez Cartage, & ne differez plus,
1035 Je l’ordonne en Consul pour servir ma patrie,
C’est le Commandement, le dernier de ma vie.

LEPIDE.

Nous n’obeïrons point à ce Commandement,
Seigneur, nous partirons....

REGULUS.

                Ecoutez un moment,
Qu’on cache mon depart sur tout, & que l’armée
1040 De mes secrets desseins ne soit pas informée,
Servez toujours bien Rome, & laissons faire aux Dieux
Enfin, en vrais Romains recevez mes adieux.
à Mannius238.
Pour vous Tribun, dont l’art, l’esprit*, & la prudence
Gardent dans ces momens un si profond silence,
1045 Vous estiez comme moy par tout envelopé,
Comment des ennemis estez-vous échapé ?

MANNIUS.

J’ay long-temps combatu, Seigneur, par un miracle,
Contre un nombre inégal... mais trouvant peu d’obstacle,
Ils vous ont reconnu, tous sont tombez sur vous,
1050 Et mon bon-heur a sceu me soustraire à leurs coups.

REGULUS.

Dans un pareil discours qu’on a peine à comprendre,
On s’accuse souvent en voulant se défendre.

MANNIUS.

[p. 56]
Quoy ? Seigneur.

REGULUS.

        Mannius, soyez un peu moins fier*,
Il seroit dangereux de vous justifier ;
1055 C’est vous....quoy qu’il en soit, allez, je vous pardonne,
A vos propres remords mon cœur vous abandonne.

MANNIUS.

Moy, Seigneur ? je pourois....

REGULUS.

                Ne me répondez plus,
Allez, & qu’on me laisse avecque Metellus.
[p. 57]

SCENE IV. §

REGULUS, METELLUS.

REGULUS.

Seigneur, nous sommes seuls, & je puis sans contrainte
1060 Vous confier les maux dont mon ame est atteinte.
J’ay fait ce que j’ay dû pour Rome, & pour l’Etat,
Vous en pourez un jour rendre compte au Senat ;
Je puis donc maintenant vous parler de Fulvie,
Luy donner les momens les derniers de ma vie,
1065 Et sans vous déguiser le desordre où je suis,
Donner en mesme temps quelques pleurs à mon fils.
De Fulvie aujourd’huy, les craintes veritables
M’avoient marqué des Dieux les ordres redoutables ;
Elle a tout pressenty, quoyque l’on fasse enfin,
1070 On ne peut éluder les Arrests du destin.
De mon fils, de Fulvie, évitons la rencontre,
Ce n’est point à leurs yeux qu’il faut que je me montre,
Leurs soûpirs & leurs pleurs ne pouront m’arrester,
Et j’en verse pour ceux que je leur239 vay coûter.

METELLUS.

1075 Seigneur, dans cét estat je ne sçay que vous dire,
Pere, amant*, je vous plains, Romain240 je vous admire ;
Je suis charmé, je pleure, & je sens dans mon cœur [p. 58]
Un mélange confus de joye & de douleur ;
Vous allez acquerir une immortelle gloire,
1080 Vaincu vous remportez une illustre victoire,
Je ferois comme vous, & tant de fermeté
Consacre vostre nom à la posterité ;
Mais lorsque je regarde & vous & ma famille,
Que je vois vostre fils aussi bien que ma fille,
1085 Que je sçais à present vostre fatal dessein,
Je ne suis plus Consul, je ne suis plus Romain,
Pour vous, pour eux, pour moy, je sens mon ame atteinte
Du moins autant que vous de douleur & de crainte,
Et connoissant que rien ne peut vous détourner,
1090 Je n’ay que des regrets, Seigneur, à leur donner.

REGULUS.

Evitons-les, partons, fuyons cette entreveuë,
Mon ame en ces momens paroîtroit trop émeuë ;
Mais dois-je m’imposer de si barbares loix ?
Pourquoy ne les pas voir pour la derniere fois ?
1095 Non, pour leur épargner de mortelles allarmes*,
Il faut fuir, ne point voir leurs soûpirs, & leurs larmes,
Qu’on ne leur parle point de depart, ny de mort,
Et vous-mesme ayez soin* de leur cacher mon sort.

METELLUS.

Hé Seigneur ? ils verront sur mon triste visage
1100 De quelque grand malheur l’infaillible présage,
Retiendrais241-je des pleurs qu’ils viendront m’arracher ?
Et je devrois songer moy-mesme à me cacher.

REGULUS.

[p. 59]
Seigneur déguisons mieux toute nostre tristesse,
Et tâchons d’épuiser icy nostre foiblesse ;
1105 Il faut pour achever un si noble dessein
Reprendre le visage & le cœur d’un Romain ;
Vostre fille pouroit disputer la victoire,
Je craindrois d’oublier ma patrie & ma gloire,
Je dois la fuir, Seigneur, aussi bien que mon fils,
1110 Elle paroît, tâchez de calmer ses esprits*.
Il sort.

SCENE V. §

FULVIE, FAUSTINE, METELLUS.

FULVIE.

Où donc est Regulus, Seigneur, toute l’armée,
De son heureux retour & surprise & charmée,
Avecque impatience espere de le voir ;
Pourquoy tarde-t’il tant à remplir cét espoir ?
1115 Aux Dieux de Rome, helas242 ! que de graces à rendre ?
Que des larmes sans eux nous allions tous répandre ?
Si nostre heureux destin ne nous l’avoit rendu,
Ou s’il avoit esté plus long-temps attendu,
D’une infaillible mort je devenois la proye,
1120 Mais je ne dois verser que des larmes de joye ;
Pardonnez-moy, Seigneur, ces transports innocens,
Vous daignez partager les plaisirs que je sens ;
Mais je lis dans vos yeux de nouvelles allarmes*, [p. 60]
Vous poussez des soûpirs, vous me cachez vos larmes.

METELLUS.

1125 Non, je n’en verse point, & qu’aurois-je à pleurer ?
Je suis tranquille, & rien ne me fait soupirer ;
Regulus à vos yeux ne peut encor paroître,
J’en connois les raisons.

FULVIE.

            Faites-les moy connoître
Ces raisons.... ah ! Seigneur, ne me déguisez rien :
1130 Ciel ! que dois-je augurer de ce triste entretien ;
Parlez, expliquez-vous.

METELLUS.

            Les interests de Rome,
Avec ceux de Cartage, occupent ce grand homme,
Il medite un dessein si grand, si genereux....
Non, jamais il ne fust plus digne de vos feux* ;
1135 Aujourd’huy ce Heros met le comble à sa gloire,    
Qu’à jamais l’avenir en garde la memoire ?243

FULVIE.

Quelle gloire244 Seigneur ? de grace apprenez-moy....

METELLUS.

Quelle grande victoire il remporte sur soy !

FULVIE.245

[p. 95 F]
Ah ! j’y dois prendre part, & quand sa gloire brille..

METELLUS.

1140 Helas ! vous n’y prendrez que trop de part246 ma fille ;
Mais si vous m’en croyez, faites-vous cet effort,
Ne vous informez plus, ma fille, de son sort.

SCENE VI. §

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Que veut-il dire, ah Ciel ! je passe de la joye
A de mortels chagrins où247 mon ame est en proye,
1145 Je croy voir Regulus au devant de mes pas,
Et lors que je le cherche, il ne me cherche pas ;
Mon pere est interdit*, son discours nous menace,
Il veut me preparer à quelque autre disgrace ?248
Dequoy me parle-t’il ? quel projet aujourd’huy
1150 A conceu Regulus de si digne de luy ?
Quelle victoire, ah Dieux ! quelle gloire nouvelle
Redouble dans mon cœur une crainte mortelle ;249
Faustine, explique-moy les pleurs de Metellus,
Pourquoy dans ces momens se cache Regulus ?
1155 Mais que me veut Priscus qui paroît tout en larmes ?
[p. 60b]

SCENE VII. §

PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE.

PRISCUS.

Ah ! Madame, je viens augmenter vos allarmes*,
De Regulus peut-estre ignorez-vous le sort,
Il veut partir, Madame, & courir à la mort.

FULVIE.

Quoy ? Seigneur, Regulus....

PRISCUS.

                Il veut quitter l’armée,
1160 Sa vertu* va remplir toute la renommée,
Il retourne à Cartage, & malgré nos souhaits,
Victime de la guerre, il refuse la paix :
Il fuit son fils & vous, par tout il nous évite,
Et tâchant de cacher le moment de sa fuite,
1165 Il a voulu sortir du Camp ; mais les soldats
Malgré luy sont venus au devant de ses pas,
Instruits de son dessein par le brave Lepide,
Tous se sont opposez à l’ardeur qui le guide,
En bataillons serrez sans observer de rang,
1170 Ils ont alors fermé le passage du Camp ;    
Ce spectacle nouveau le surprent & nous touche,
Il nous a regardez avecque un œil farouche ;
Et d’un visage austere, en s’adressant à moy, [p. 61 F ij]
Quoy ? vous voulez d’un Chef sans honneur & sans foy
1175 (M’a t’il dit) laissez-moy dégager ma parole
Priscus, soûtenons mieux l’honneur du Capitole ;
Mais tous l’interrompant par des cris douloureux,
Ont protesté cent fois de mourir à ses yeux,
Plutôt que de souffrir* son retour dans Cartage ;
1180 Alors il est rentré, mais son air, son visage
Nous menace... empeschez ce funeste retour,
Parlez, faites agir la nature & l’amour,
Allez trouver son fils, unissez-vous ensemble,
Peut-estre en vous voyant tous deux...

FULVIE.

                    Helas ! je tremble,
1185 Pourons-nous empescher un si cruel départ ?
Allons... mais que je crains de luy parler trop tard.

Fin du quatrième Acte.

[p. 62]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

REGULUS, LEPIDE.

REGULUS.

Quoy ? l’on me veut livrer à la noire infamie,
Qui poura démentir tout le cours de ma vie ;
Je trouve nostre Camp soûlevé contre moy !
1190 On veut aux Africains que je manque de foy ?
On s’oppose à mes pas, on veut ternir ma gloire,
On m’arrache en un mot ma plus grande victoire,
Et leur fausse tendresse, & leur fausse pitié,
Des transports que je sens redouble la moitié250 ;
1195 Ah Dieux ! Si de ce Camp on ne m’ouvre un passage,
Si dans quelque momens je ne suis dans Cartage,
Je periray sans doute, & de mes propres mains
J’iray vanger ma gloire aux yeux des Africains ;
Mais c’en est trop, Lepide, il faut nommer le traître
1200 Qui doit avoir instruit....

LEPIDE.

[p. 63 F iij]
            Vous voulez le connoître ;251
C’est moy, Seigneur, c’est moy, qui viens de vous trahir,
Et qui jure à vos yeux de vous desobeïr,
Pour vos precieux jours ayant l’ame allarmée,
J’ay pris soin* contre vous de soûlever l’armée ;
1205 Mais vostre fils en pleurs est venu me trouver,
Et je n’ay plus songé, Seigneur, qu’à vous sauver ;
Aprés m’avoir commis le soin* de son enfance,
J’ay dû sauver en vous son unique esperance ;
Traitez mon zele ardant du plus noir des forfaits,
1210 D’un tel crime mon front ne rougira jamais,
Pour ne pas reveler vostre cruel mistere,
Aurois-je vû perir & le fils & le pere ?
Non, & si je sçavois quelque secours plus fort
Pour attendrir vostre ame ou changer vostre sort,
1215 Ma foy s’en serviroit, & si je suis un traitre ;
Ah ! Seigneur, à ce prix je fais gloire252 de l’estre.

REGULUS.

Aprés t’avoir comblé de biens, d’honneurs, d’emplois*,
Est-ce là donc ingrat le prix que j’en reçois,253
Lorsque j’ay confié mon fils à ta prudence,
1220 Et quand tu dois l’armer d’une noble constance,    
Tu l’instruis à gemir, à craindre, à s’estonner*,
Sont-ce là les leçons que tu dois luy donner ?
Mais enfin Metellus me sera plus fidelle,
Il sçaura ramener* tout ce Camp si rebelle,
1225 Et par mon artifice...ah ! qu’il254 tarde long-temps ?
Cartage attend la paix, c’est la mort que j’atens ;
Dieux ! lorsque Mannius fit soulever l’armée,
Qu’elle estoit contre moy de fureur animée, [p. 64]
Un coup d’oeil me fit craindre & me fit obeïr,
1230 Et pour sauver mes jours vous osez me trahir
Cruels, qui m’empeschez de courir à Cartage ?
Vous vous repentirez d’un si sanglant outrage,
Vous attaquez ma gloire empeschant mon retour,
Je vous pardonnerois si vous m’ostiez le jour.

SCENE II. §

PRISCUS, REGULUS, LEPIDE.

PRISCUS.

1235 Seigneur, ayez pitié de la triste Fulvie,
Vostre cruel depart luy255 va couter la vie,
Un mortel desespoir sur son visage est peint,256
Une sombre pâleur qui regne sur son teint
Nous fait trembler, Seigneur, & pour vous & pour elle.

REGULUS.

1240 Que dites-vous Priscus ?

PRISCUS.

            Que sa frayeur mortelle
Par des pleurs, des sanglots souvent entrecoupez,
Nous marque la douleur dont ses sens sont frapez,
Interdite*, tremblante, elle marche avec peine, [p. 65 F iiij]
Elle vous cherche.

REGULUS.

        Ah Dieux ! fuyons. Mais on l’ameine.
Lepide sort.

SCENE III. §

FULVIE, FAUSTINE, REGULUS, PRISCUS.

FULVIE.

1245 Ne croyez pas, Seigneur, que pour vous attendrir,
Je pousse devant vous quelque indigne soupir ;
Je connois vostre cœur, vostre vertu* farouche,
Je sçay que les soupirs, les pleurs, rien ne vous touche,
Je viens vous aplaudir de vostre grand dessein ;
1250 Vous estes, il est vray, veritable Romain,
Je seray comme vous veritable Romaine ;
Partez, Seigneur, allez où la gloire vous mene,
Vous aurez à mes yeux un cœur prest à percer257,
Et j’auray comme vous du sang prest à verser.

REGULUS.

1255 Dieux ! que me dites-vous ? je fremis, ah ! Madame,
Quel chemin prenez-vous pour ébranler mon ame,
N’estoit-ce pas assez258.... [p. 66]

FULVIE.

            Non, j’ay pris mon party,
Et mon cœur à vos yeux ne s’est point démenty ;
Je marche sur vos pas, l’amour & la patrie
1260 Feront verser le sang de la triste Fulvie ;
Ce seul nœud vous retient sans doute, allez, Seigneur,
Je réponds de mon bras, je réponds de mon cœur.

REGULUS.

Et moy, je ne réponds de rien. Qu’allez-vous faire ?
Epargnez une vie, helas ! qui m’est si chere ;
1265 Pourquoy me cherchez-vous ? qui259 vous amene icy ?
Et que vous ay-je fait pour me traiter ainsi ?
Mais quoy ? consolez-vous, genereuse Fulvie,
Avant que d’estre à vous, je suis à ma patrie ;
J’ay donné ma parole, & je dois la tenir,
1270 Regardez d’un œil ferme un illustre avenir.

FULVIE.

Fidelle aux Africains, à Fulvie infidelle,
Vous osez la quiter, & vous brûlez pour elle ?
Vous m’abandonnez donc & gardez vostre foy
A nos fiers* ennemis, Seigneur, plutost qu’à moy.260

REGULUS.

1275 Il falloit servir Rome, & je la sers, Madame,
Elle a dû l’emporter sur vous & sur ma flâme ;
Ne me regardez plus comme amant*, comme époux, [p. 67]
Un malheureux esclave est indigne de vous261 ;
Aujourd’huy cependant* envisagez* ma gloire
1280 Esclave, je remporte une grande victoire,
Et je mouray content en songeant que mes fers
Pouront aprés Cartage enchaîner l’Univers.
Mais, Madame, vos pleurs ébranlent ma constance,
Je tâchois d’éviter vos yeux, vostre presence,
1285 Je sens que ma vertu* dans le trouble où je suis
Pouroit....sortons ; mais Dieux ! l’on m’ameine mon fils :
Voila le dernier trait* que me gardoit Lepide.

SCENE IV. §

Le jeune ATTILIUS, LEPIDE, REGULUS, PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE.

Le jeune ATTILIUS.

Seigneur, où courez-vous ? quel dessein parricide*
Vous fait fuir sans pitié, vous fait m’abandonner,
1290 Et chercher une mort que vous m’allez donner.
Avez-vous oublié pour moy vostre tendresse,262
Et qui prendra le soin* d’élever ma jeunesse ?
Que ferais-je sans vous ? si je ne vous voy pas,
Qui sçaura donc m’instruire à marcher sur vos pas ?
1295 Qui poura me tracer le chemin de la gloire ? [p. 68]
Vous ne partirez point, non, je ne le263 puis croire
Mon pere... mais helas ! vous détournez les yeux,
Et j’attendois de vous de plus tendres adieux ;
Pourquoy me cachez-vous vostre auguste visage,264
1300 Mon pere265 au nom des Dieux n’allez point à Cartage,
Vous refusez d’entendre une timide* voix,
Du moins embrassez-moy* pour la derniere fois.

REGULUS.

Eloignez cet enfant, Lepide, & qu’on me laisse,
Justes Dieux ! ah ! mon fils !

FULVIE.

                Seigneur, tant de tendresse
1305 Ne peut-elle toucher ?...
[p. 69]

SCENE V. §

METELLUS, REGULUS, FULVIE, PRISCUS, LEPIDE, Le jeune ATTILIUS, FAUSTINE.

REGULUS.

            Ciel ! je voy Metellus,
Je respire, Seigneur, ne me retient-on plus,
L’artifice ?...

METELLUS.

        Ouy, Seigneur, & tout vous est propice,
Je vous rends à regret ce funeste service,
Vous pouvez retourner.

REGULUS.

            Ah ! que ne dois-je-pas
1310 A ces soins* genereux ? quel funeste embarras 266 ?
Un peu plus tard... ah Dieux ! auriez-vous pû le croire,
Vous me rendez la vie en me rendant la gloire,
Maîtresse*, fils, Romains267 je ne vous connois plus,
Et ne vois de Romain icy que Metellus.

Le jeune ATTILIUS.

[p. 70]
1315 Mon pere ?

FULVIE.

Vous partez.

REGULUS.

            Il en est temps268 Madame,
Il est temps de marquer la grandeur de vostre ame ;269
Armez-vous de vertu*, sans plaindre Regulus,
Montrez-vous aujourd’huy fille de Metellus,
Imitez sa constance, & si je perds la vie,
1320 Songez qu’il me regarde avec des yeux d’envie270
à son fils.
Mon fils, rassurez-vous, soyez digne de moy,
Faites-moy voir un cœur incapable d’éfroy,
Sans vous acoutumer à répandre des larmes,
Dissipez devant moy ces indignes allarmes*,271
à Metellus.
1325 Je mets entre vos mains sa jeunesse, Seigneur,
Dés ce jour servez-luy de pere, de tuteur ;
Ce gage m’estoit cher, & je vous le confie,
Qu’il demeure toujours fidelle à sa patrie ;
Et qu’il songe avec vous, remplissant mes desseins,
1330 Bien moins à me vanger qu’à servir les Romains,272
à son fils.
Respectez Metellus. Puissent les destinées
Vous accorder, mon fils, de plus longues années ;
Ou s’il273 les doit finir par quelque coup du sort,
Qu’il prenne pour modelle & ma vie & ma mort.
Il sort avec Priscus.

FULVIE.

[p. 71 G]
1335 Faustine, soûtiens-moy274.

Le jeune ATTILIUS.

            Mon pere, il faut vous suivre,
Je vous perds pour jamais, pourais-je vous survivre.275

METELLUS.

Lepide, retenez cet enfant dans ces lieux,
Demeurez, attendez la volonté des Dieux ;
Je ressens vivement ma douleur & la vôtre,
1340 Il court où son devoir l’appelle, & nous au nôtre.
Esperez cependant*, Priscus, moy, les Romains,
Nous allons l’arracher aux cruels Africains.
[p. 72]

SCENE VI. §

FULVIE, FAUSTINE, Le jeune ATTILIUS, LEPIDE.

FULVIE.

Quel espoir justes Dieux !

Le jeune ATTILIUS.

            Ah ! sans verser des larmes,
Le fils de Regulus doit recourir aux armes,
1345 Pourquoy m’arretez-vous ? un Romain, quoy qu’enfant,
Ne doit-il pas apprendre à combattre en naissant ?

LEPIDE.

Ah ! Seigneur.

Le jeune ATTILIUS.

        Est-ce ainsi que vous devez m’instruire,276
Vous devez au combat vous-mesme me conduire,
Je suivray Metellus, marchant à son costé,277
à Fulvie.
1350 Je combatray, Madame, en pleine seureté ;
Mais helas ! vous pleurez. Ah ! genereux Lepide,
Hé quoy ? n’est-il pas temps que la vertu* me guide ?
Et que mon pere enfin puisse voir aujourd’huy, [p. 73 G ij]
Qu’il laisse à sa patrie un fils digne de luy.278

LEPIDE.

1355 Hé bien ? Seigneur, allons, il faut vous satisfaire,
Ah ! trop genereux fils d’un trop malheureux pere !

SCENE VII. §

FULVIE, FAUSTINE.

FULVIE.

Mon pere & Regulus me quittent, quel effroy !
Il retourne à Cartage & luy garde279 sa foy,
Pour conserver à Rome une fatalle terre,
1360 Par le prix de sa vie il achete la guerre,
Et refusant la paix qu’il arrache à mon cœur,
De l’Afrique en mourant il veut estre vainqueur.

FAUSTINE.

Rassurez-vous, Madame, on va tout entreprendre,
Du bras de Metellus vous devez tout attendre ;
1365 Priscus & les Romains, le jeune Attilius,
Tous veulent s’immoler pour sauver Regulus,
Vous devez esperer....

FULVIE.

[p. 74]
            Que veux-tu que j’espere ?
Tu connois Regulus, & tu connois mon pere.

SCENE VIII. §

MARCELLE, FULVIE, FAUSTINE.

MARCELLE.

Ah ! Madame, apprenez le plus grand des forfaits
1370 Que l’on vient de punir au gré de nos souhaits ;
Le traitre Mannius vouloit fuir dans Cartage,
On a vû son dessein sur son triste visage,
Et les yeux égarez, & le cœur agité
Il sortoit, nos soldats l’ont soudain arresté ;
1375 Voyant que son départ faisoit tout reconnoître,
Hé bien, leur a-t’il280 dit, venez punir un traître,
Par mon funeste amour j’ay trahy Regulus,
Et livré ce Heros au cruel Xantipus.

FULVIE.

Qu’entens-je ? justes Dieux ! Faustine, le perfide,
1380 A-t’il pû concevoir ce dessein parricide* ?

MARCELLE.

A ces mots mille bras luy servant de boureaux,
L’ont presque en un moment déchiré par morceaux,
Pour vanger Regulus chaque soldat avide [p. 75 G iij]
Vouloit teindre son bras du sang de ce perfide,
1385 Ils ont marqué leur joye & leur juste douleur,
De connoître le crime, & d’en punir l’autheur.

FULVIE.

Ce n’est point Mannius qui trahit sa patrie,
C’est le fatal amour de la triste Fulvie :
Ah ! Seigneur, qu’a-t’on fait ? & Regulus enfin....

SCENE DERNIERE. §

PRISCUS, FULVIE, FAUSTINE, MARCELLE.

PRISCUS.

1390 Du plus grand des Heros aprenez le destin.281
Voyant que tout le Camp luy fermoit le passage,
Metellus pour servir sa gloire & son courage
Vient par son ordre apprendre au soldat mutiné
Que Regulus enfin estoit empoisonné282 ;
1395 Qu’Asdrubal, Xantipus redoutant ce grand’homme
Pour le rendre inutile au service de Rome,
S’il manquoit une paix utile aux Africains,
Avoient d’un poison lent avancé ses destins,
Que leur zele par là demeuroit inutile ;
1400 Alors toute l’armée interdite*, immobile    
Par un triste silence accompagné de pleurs,
Promet en soupirant de vanger ses malheurs.
Regulus s’est servy de ce noble artifice, [p. 76]
D’un crime glorieux vostre pere complice,
1405 Trompe toute l’armée, & conduit Regulus
Jusqu’aux murs de Cartage auprés de Xantipus ;
A peine ce Heros a-t’il gagné leurs portes,
Que se tournant alors vers nos tristes cohortes,
J’ay dégagé ma foy, Romains, c’en est assez,
1410 Achevez les projets que je vous ay tracez,
(A-t’il dit) aussi-tost nous plantons des échelles
Chacun prend de l’ardeur & des forces nouvelles,
On saute sur les murs, & l’épée à la main
On presse, & l’on est prest de forcer l’Africain ;
1415 Le jeune Attilius amené par Lepide,
Porté par des soldats monstre un air intrepide,
Et pour sauver son pere, affrontant les hazards,
Sçait nous servir de Chef, d’aigles, & d’étendars ;
Mais283 Ciel ! Dans cet instant Xantipus l’ame émeuë,
1420 Presente Regulus mourant à nostre veuë ;
Il fait voir ce Heros déchiré, tout sanglant,
Tout le Camp est frapé d’un long saisissement ;
L’horreur & la pitié nous glace284, nous arreste,
Nous ressentons les coups qui tombent sur sa teste,
1425 Et ces cruels lassez de le percer de coups,
Semblent dans leur fureur moins le fraper que nous285 ;
De nos tremblantes mains on voit tomber les armes,
Loin de verser du sang nous répandons des larmes ;
Cependant* ce grand homme en ces derniers momens
1430 Sembloit nous animer par ses regards mourans,
Et prodiguant pour Rome & sons sang & sa vie,
Il meurt tranquillement pour sa chere patrie.

FULVIE.

Hélas !

PRISCUS.

[p. 77]
    Dans cét instant tout le Camp des Romains
Pousse des cris affreux contre les Africains ;
1435 Les soldats animez par ce touchant spectacle,
A leur premier effort ne trouvent point d’obstacle,
Et du haut des rampars le cruel Xantipus
Est tombé sous les traits* du brave Metellus ;
Cartage est aux abois. Vostre pere, Madame,
1440 M’a confié le soin* de r’assurer vostre ame,
Craignant un desespoir.... Mais venez, qu’à vos yeux
Nous vangions Regulus à la face des Dieux.

FULVIE.

Hé bien ? cruel destin acheve ton ouvrage,
Je cours m’ensevelir sous les murs de Cartage ;
1445 La mort de Regulus luy286 poura coûter cher,
Qu’elle nous serve, au moins ! à tous deux de bucher ?287

FIN.

[p. XV]

EXTRAIT DV PRIVILEGE du Roy. §

Par Grace & Privilege du Roy, donné à le jour de 1688. Signé Par le Roy en son Conseil, Du Gono. Il est permis au Sieur Pradon, de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Regulus, Tragedie, pendant le temps de six années, à compter du jour que ladite Piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois : Pendant lequel temps faisons tres-expresse inhibition* & deffense à toute personnes , de quelque qualité & condition qu’elles soient, de faire imprimer, vendre & debiter par tous les lieux de nostre obeïssance d’autre Edition que celle du Sieur Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mil livres d’amende payables sans deport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, & autres peines plus au long contenuës dans lesdites Lettres.

Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le 1688. suivant l’Arrest du Parlement du 8. avril 1653. celuy du Conseil Privé du Roy, du 17. Fevrier 1665. & l’Edit de la sa Majesté donné à Versailles au mois d’Aoust 1686.

                            I. B. COIGNARD, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 3. Mars 1688.

Glossaire §

Adorer
« Reverer, honorer d’une maniere pleine de respect et d’estime » Rich.
Épître V. 8, 35 ; V. 108, 499, 856
« Aimer d’un amour violent et respectueux » Rich.
V. 79, 92.
Allarme
« Signal qu’on donne par des cris, ou des instruments de guerre, pour faire prendre les armes dans l’arrivée impreveuë d’un ennemy » Fur.
V. 163
« Se dit aussi figurément de toutes sortes d’apprehensions bien ou mal fondées » Fur.
Amant
« Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse » Fur.
Épître V. 34 ; Préface P. XI ; V. 200, 290, 433, 582, 760, 1076, 1277
Attester
Outre au sens de « Rendre témoignage de la verité d’un fait » (Fur.), qu’il conserve aussi de nos jours, ce verbe peut aussi signifier en français classique « Invoquer, appeller à témoin » Fur.
V. 685
Ayeul
« Pere, ou mere de ceux qui ont des enfants, à l’égard desquels on les nomme aussi Grand-pere, ou Grand-mere » Fur.
Épître V. 11, 22, 31
« Se dit quelquefois en general des hommes qui nous ont precedé, soit dans nostre famille, soit dans nostre nation » Fur.
V. 753, 758
Cependant
« Pendant cela, pendant ce temps-là » Acad.
V. 4, 625, 1429
« Neantmoins, toutefois, nonobstant cela » Acad.
Consulaire
« Ce mot se dit en parlant des Consuls Romains, et signifie qui a été consul, qui est de consul. [Homme consulaire. Médaille consulaire. Famille consulaire. Abl. Tac.] » Rich.
V. 744, 983
Débris
« Se dit plus particulierement des vaisseaux qui perissent sur la mer » Fur., et dans ce sens il est employé aussi au singulier.
V. 336
Déferer
« Rendre des respects, des soûmissions à quelqu’un, se ranger à son advis, luy complaire » Fur.
V. 837
L’usage a progressivement restreint le sens de ce verbe à la sphère juridico-administrative.
Donner les mains
« C’est céder » Rich.
V. 988
Embrasser
« Serrer, estreindre avec les deux bras » Acad.
V. 1302
Empire
« Domination, Monarchie » Acad.
Épître V. 10 ; V. 130, 132, 724
« Se dit figurément en Morale, de la domination, du pouvoir qu’on a sur quelque chose » Fur.
V. 478
Employ
Au XVIIe siècle ce mot signifie génériquement « Ocupation, commission » (Rich.) et n’implique pas nécessairement que l’occupation dont il est question soit rémunérée
V. 114, 349, 573, 1217
Ennuy
« Fascherie, chagrin, deplaisir, souci » Acad.
V. 689
Envisager
Au XVIIe siècle ce verbe est encore utilisé dans son sens étymologique de « Regarder, jetter les yeux sur le visage d’une personne » (Rich.). De ce fait, le sens figuré « Considérer atentivement » (Rich.) a plus de force que de nos jours.
V. 1279
Esprit
Au singulier, l’usage de ce mot en français classique ne diffère pas de son usage moderne
Épître V. 32, 52, 55, 63, 66 ; V. 373, 393
« Esprits », au pluriel, peut faire (mais ne le fait pas toujours) référence à une tradition psycho-physiologique dans laquelle les « esprits » sont définis comme des « atomes legers et volatils, qui sont les parties les plus subtiles des corps, qui leur donnent le mouvement, et qui sont moyens entre le corps et les facultez de l’ame, qui luy servent à faire toutes ses operation » (Fur.) et peut donc désigner par extension tout le domaine de l’activité psychique de l’homme.
V. 249, 677, 793, 1110
Étonner
« Épouvanter, surprendre d’une certaine maniere qui touche » Rich.
V. 41, 58, 419, 597, 787, 1221
« Étonné » au XVIIe siècle a un sens plus fort que de nos jours.
Evenement
« Issuë, succés bon ou mauvais de quelque chose » Fur.
V. 541, 551
Faits
« Au plurier, signifie des actions heroïques » Fur.
Épître V. 37, 49 ; V. 17, 372, 390, 526, 758, 833
Feu
« Celuy des quatre Elements qui est chaud et sec » Acad. (V. 156) ; « Feu se dit poët. pour sign. La passion de l’amour » Acad.
V. 95, 156, 190, 380, 384, 386, 1134
Fier
« Hautain, altier » Fur.
Épître V. 21 ; V. 9, 762, 889, 1053
« Cruel, barbare » Acad.
V. 930, 1274
« Il se prend quelquefois en bonne part » Fur.
V. 46
Fierté
« Qualité de celuy qui est hautain, et altier. [...] Il se prend aussi en bonne part » Acad.
V. 970
Genie
« Inclination naturelle d’une personne » Rich.
Épître V. 71
Inhibition
« Deffense faite par autorité de justice » Fur.
Extrait du privilège
Interdit
« Étonné, troublé, qui ne peut répondre, ou qui ne sait ce qu’il fait, ce qu’il dit » Acad.
Interesser
« Engager quelqu’un par son Interest à soustenir, à faire quelque affaire » Fur.
V. 196
Liberal
« Qui donne avec raison et jugement, en sorte qu’il ne soit n’y prodigue, ni avare » Fur.
Épître, V. 36
Lumiere
« Pénétration, clarté, belles connoissances » Rich.
Maîtresse
« Celle qui est particulierement aimée de quelque homme. Celle pour qui on a un atachement particulier, soit que cét atachement soit galant, ou sincere » Rich.
V. 484, 582, 1313
Muze
« On se sert quelquefois du nom de Muse dans la signification de verve ou veine poëtique » Acad.
Épître, V. 84
Neveu
Au singulier ce mot a le même sens que dans le français moderne, de « fils du frere ou de la sœur » Acad., mais « On dit, Nos neveux, dans le genre sublime, et en poësie, pour dire, La posterité, ceux qui viendront aprés nous » Acad.
Épître, V. 26
Parricide
La sphère des crimes qui peuvent justifier l’emploi de ce mot était plus ample au XVIIe siècle que de nos jours. Ainsi, si les crimes commis contre des consanguins restent le principal domaine d’application, on pouvait qualifier de parricide tout crime particulièrement exécrable. Richelet définit l’adjectif « parricide » de la façon suivante : « Scélerat qui a commis quelque meurtre horrible. [Main parricide.] »
Prevenir
« Estre le premier à faire la même chose » Fur.
V. 322
« Remedier aux maux qu’on a preveus, les empêcher, s’en garentir » Fur.
V. 153
Publier
« Rendre public. Dire, clairement, hautement et publiquement. Divulguer » Rich.
V. 151, 404
Rallentir
« Rendre plus-lent, moins ardent, moins vigoureux » Rich.
V. 72
Au XVIIe siècle le sens de ce verbe est moins strictement lié au mouvement physique que de nos jours.
Ramener
« Remettre dans l’état où l’on étoit avant que d’être excité de quelque passion, reduire doucement au devoir » Acad.
V. 1224
L’emploi de ce verbe sans complément d’objet second est marqué comme vieilli par le TLFi.
Retraite
« Signifie aussi un asyle, un lieu de refuge où on se met en seureté » Fur.
V. 87
Soin
« Diligence qu’on apporte à faire reüssir une chose, à la garder et à la conserver, à la perfectionner » Fur.
« Se dit aussi des soucis, des inquietudes qui émeuvent, qui troublent l’ame » Fur.
V. 227
Sort
« Il se prend aussi, pour La Destinée, dans le sens des Anciens : Et pour l’enchaisnement et la suite des bonnes ou mauvaises avantures des hommes » Acad.
Épître V. 5, 85 ; Préface P. XIII (dernière phrase)
Souffrir
« Permettre » Acad.
« Tolerer, n’empescher pas, quoy qu’on le puisse » Acad.
V. 129, 1179
Soûpirer
Le mot a un sens plus fort que de nos jours : « Pousser son haleine, sa respiration avec violence, quand on est esmeu de douleur, d’affliction, ou de quelque autre passion qui oppresse le cœur » Fur.
V. 490
Tempeste
« Orage, violente agitation de l’air causée par l’impetuosité des vents, et souvent meslée de pluye, de gresle, d’esclairs, de tonnerres […]. Il se dit plus ordinairement en parlant de la mer. » Acad.
V. 351, 357
« Se dit figurément en choses morales, des troubles, des persecutions qui se font ou contre le general, ou contre le particulier. » Fur.
V. 300, 652
Timide
Ce mot était employé au XVIIe siècle au sens fort de « Craintif, peureux » Acad.
V. 427, 677, 696, 1301
Trait
« Un bon ou mauvais office qu’on rend à quelqu’un » Acad.
V. 886, 1287
« Se dit aussi, Des lineaments du visage » Acad.
Épître V. 14
« Se dit [...] de ce qu’on pousse, de ce qu’on chasse au loin par quelque arme ou machine » Fur.
Épître V. 46 ; V. 53, 1438
« Se dit aussi, Des beaux endroits d’un discours, de ce qu’il y a de vif, et de brillant dans une pensée, dans une expression » Acad.
Épître V. 67
Travaux
« Au pluriel se dit Des ouvrages que l’on fait pour l’attaque et pour la deffense des places, ou pour la fortification d’un camp ou d’un poste » Acad.
V. 73
« Signifie aussi, Les peines qu’on a prises, qu’on s’est données, a quelque entreprise glorieuse, dans l’execution de quelque chose de difficile » Acad.
V. 110
Vertu
« Habitude de la volonté gouvernée par la raison. Droiture de l’ame. Qualité loüable » Rich.
Épître V. 32, 94, 97 ; V. 102, 157, 499, 549, 733, 753, 818, 839, 934, 1007, 1014, 1031, 1160, 1247, 1285, 1317, 1352
Le mot est moins strictement connoté en sens moral que de nos jours et peut signifier, par exemple, « valeur militaire ».

Appendices §

Le texte de Florus §

Les passages de Florus concernant l’histoire de Régulus sont ici reproduits en latin suivant l’édition de Tanneguy Le Fèvre288 (1672) et en français dans la traduction du Père Coeffeteau289. L’édition critique moderne que nous avons utilisée est celle parue aux Belles-Lettres en 1967290. La principale différence que l’on peut remarquer entre les deux éditions du texte latin concerne le nom du tribun ramené à l’ordre par Régulus. Jal donne la forme « Nautio », alors que Le Fèvre reporte la leçon, « Mannio », que a été suivie par Pradon.

Florus, I, 20291  :

« Sallentini Picentibus additi, caputque regionis Brundisium cum inclyto portu, Marco Atilio duce. Et in hoc certamine, victoriæ pretium templum sibi pastoria Pales ultro poposcit ».

Les Salentins suivirent aprés, & Brindes capitale de leur Province fut prise avec son beau havre, Marcus Attilius conduisant l’armée. En ce combat la Déesse des Bergers Palés, demanda instamment, que pour salaire de la victoire on luy bâtist un Temple.

Florus, II, 2292 .

[Lucio Cornelio Scipione <consule>] […] serpente latius bello, Sardiniam annexamque Corsicam transit : ubi & sic Caralæ urbis excidio incolas terruit, adeoque omneis terra, mari Pœnos expugnavit, ut iam victoriaæ nihil nisi Africa ipsa restaret. Marco Attilio Regolo duce iam in Africam navigabat bellum. Nec deerant, qui ipso Punici maris nomine ac terrore deficerent, augente insuper Tribuno Mannio metum ; in quem, nisi paruisset, securi districta, Imperator metu mortis navigandi fecit audaciam. Mox ventis remisque properatum est : tantusque terror hostici adventus Pœnis fuit, ut apertis pene portis Carthago caperetur. Prima belli præmio fuit civitas Clypea : prima enim à Punico littore quasi arx & specula procurrit. Et hæc, & trecenta amplus castella vastata sunt. Nec cum hominibus, sed cum monstris quoque dimicatum est ; quum quasi in vindictam Africæ nata miræ magnitudinis serpens, posita apud Bragadam castra vexaret. Sed omnium victor Regulus, quum terrorem nominis sui late circumtulisset ; quumque magnam vim iuventutis, ducesque ipsos, aut cecidisset, aut haberet in vinculis ; classemque ingenti præda onustam, & triumpho gravem in Vrbem præmisset ; iam ipsam belli caput Carthaginem urgebat obsidio, ipsisque portis inhærebat. Hic paululum circumacta fortuna est ; tantum, ut plura essent Romanæ virtutis insignia : cuius fere magnitudo calamitatibus approbatur. Nam conversis ad externa auxilia hostibus, quum Xanthippum illis ducem Lacedæmon misisset, à viro militiæ peritissimo vincimur. Tum fœda clade Romanisque usu incognita, vivus in manus hostium venit fortissimus imperator. Sed ille quidem par tantæ calamitati fuit. Nam nec Punico carcere infractus est, nec legatione suscepta. Quippe diversa, quam hostes mandaverant, censuit ; ne pax fieret, nec commutatio captivorum reciperetur. Sed nec illo voluntatio ad hostes suos reditu, nec ultimo, sive carceris, sive crucis supplicio deformata maiestas, imo his omnibus adirabilior, quid aliud quam victus de victoribus, atque etiam, quia Carthago non cesserat, de fortuna triumphavit ? Populus autem Romanus multo acrior infestiorque pro ultione Reguli, quam pro victoria fuit. Metello igitur consule spirantibus altius Poœnis, & reverso in Siciliam bello, apud Panormum sic hostes cecidit, ut nec amplius eam insulam concitarent. Argumentum ingentis victoriæ, centum circiter elephantorum captivitas : sic quoque magna præda, si gregem illum non bello, sed venatione cepisset. [...] Marco Fabio Buteone consule, classem hostium in Africo mari apud Ægimurum, iam in Italiam ultro navigantem cecidit. Quantus ô tunc triumphus tempestate intercidit, quum opulenta prædâ classis, adversis acta ventis, naufragio suo Africam & Syrtes, omnium imperia gentium, insulam littora, implevit ! Magna clades, sed non sine aliqua principis populi dignitate ; interceptam tempestate victoriam, & triumphum periisse naufragio ; & tamen quum Punicæ prædæ omnibus promontoriis insulisque frustrarentur & fluitarent, populus Romanus triumphavit.

Sous Scipion, lors que la Sicile étoit déja réduite en Province, & faite comme le fauxbourg de Rome, la guerre s’épandant plus au loi, le peuple Romain passa en Sardagne [sic], & en l’Isle de Corse qui luy est voisine, & là il jetta une extraordinaire frayeur en l’ame des habitans de ces Isles, par la desolation des villes d’Olbia & de Valeria. Il défit par mer & par terre tous les Cartaginois ; de maniére qu’il ne restoit plus pour comble de la victoire, que la conquête de l’Afrique mesme. La guerre faisoit déja voile en Afrique sous la conduite d’Attilius Regulus : toutesfois il y en avoit plusieurs, qui au seul nom de la mer d’Afrique pâlissoient & trembloient de peur, & avec cela le Tribun Mannius augmenta leur terreur : mais le Chef de l’armée tenant la hache nuë, & le menaçant de le tuer, s’il n’obéïssoit à ses commandements, fit venir à luy & aux autres la hardiesse de s’imbarquer. Incontinent aprés l’armée se hâta à force de vent & de voiles. Les Carthaginois voyant les ennemis sur leurs bras, furent tellement épouvantez, qu’il s’en fallut bien peu que Cartage ayant ouvert ses portes pour recueillir ceux qui fuyoient, ne fust prise par les Romains. Clypea fut le premier salaire de cette guerre, comme aussi est-ce la premiére ville qui se presente à l’abord sur le rivage d’Afrique, où elle est bâtie, comme pour luy servir de citadelle [p. 63] & de sentinelle, afin de découvrir tout ce qui veut entrer en ses havres. Elle fut donc ruinée avec plus de trois cents autres forteresses. Cependant il ne fallut pas seulement combattre contre des hommes, mais aussi contre des monstres ; dautant [sic] qu’à Bragada il se trouva un serpent de prodigieuse grandeur, qui comme pour deffendre & venger les Africains, fit beaucoup de mal, & donna beaucoup de peine à nostre armée. Attilius Regulus pleinement victorieux, aprés avoir épandu au loin la terreur de son nom ; aprés avoir fait passer par le fil de l’épée, & réduit en captivité toute la fleur de la jeunesse des ennemis, & mesme les Chefs ; aprés avoir aussi envoyé devant à Rome une flotte de vaisseaux remplis de dépoüilles, & chargez de l’appareil d’un triomphe, commença à assieger Cartage mesme, Chef de cette guerre, & se logea dans ses portes. En cét endroit la Fortune varia un peu, & donna un revers aux Romains : mais ce ne fut seulement que pour leur fournir une occasion de laisser de plus célebres monuments de leur vertu, qui ordinairement a montré son éclat & sa force au milieu des grandes calamitez. Les Cartaginois donc contraints d’avoir recours aux Estrangers, dépescherent devers les Lacedemoniens, qui envoyerent à leurs secours Xantippus, excellent Chef de guerre, par qui nous avons été vaincus. La défaite fut honteuse, & les Romains n’avoient jamais receu un si signalé affront, vû que le vaillant Chef de leur armée tomba vif en la puissance des ennemis. Mais quant à luy, il avoit le cœur assez grand pour supporter cette infortune. Ny la prison de Cartage, ny l’Ambassade qu’on luy fit entreprendre, ne pûrent briser sa constance ; car étant arrivé à Rome, il fut d’avis tout contraire aux demandes des ennemis, empeschant qu’on n’entendist à la paix, & qu’on ne fist un échange des prisonniers. Mesme aprés son retour volontaire vers les Cartaginois, ny la prison, ny l’indignité du supplice de la Croix, ne pûrent rien ravaler de la grandeur de son courage : au contraire paroissant plus admirable parmy les tourmens, quoy que vaincu, n’a-t’il pas remporté un glorieux trophée sur les vainqueurs ? Et pour avoir failly à prendre Cartage, n’a-t’il pas triomphé de la Fortune ? Cependant le Peuple Romain fust bien aspre & plus ardent à venger l’injure faite à Regulus, qu’à poursuivre la victoire.Les Cartaginois faisans de trop hauts desseins, & ayans rejetté la guerre dans la Sicile, le consul Metellus en fit un tel massacre, qu’ils ne pensérent plus à entreprendre sur cette Isle. Pour témoignage d’une si insigne victoire, les vainqueurs emmenérent prés de cent Elephans ; de sorte que par un si grand nombre de ces animaux il sembloit qu’on les eust pris plûtost à la chasse qu’à la guerre. [...] Marcus Fabius étant Consul, défit prés d’Ægimonte une flote de Cartaginois qui cingloit sur la mer d’Afrique, & s’en venoit à toutes [p. 65] voiles passer en Italie. O quel grand triomphe se perdit en cette occasion-là par la violence de l’orage, lors qu’un prodigieux nombre de vaisseaux chargez d’un riche butin, agitez de la tempête & des vents contraires remplit de son naufrage l’Afrique & les sablons de la mer, les Empires de toutes les Nations, & les rivages de toutes les Isles ! Cette perte fut extrême ; mais elle contribua à l’accroissement de la dignité du Prince des Peuples, à qui ce ne fut pas une petite gloire que la victoire luy fust dérobée par la tempête, & que le triomphe qu’il devoit remporter, fust dispersé par le naufrage ; car parmy cela le bris & les dépoüilles des Africains, flottans ainsi par tous les Caps, & par toutes les Isles, le peuple Romain triomphoit en toutes les parties du monde […].

Table de présence §

Les cases blanches indiquent que le personnage est absent de la scène, les O qu’il est présent mais qu’il n’a pas de répliques, les X qu’il est présent et parle.


Scène I, 1 I, 2 I, 3 I, 4 I, 5 II, 1 II, 2 II, 3 II, 4 II, 5 II, 6 II, 7 III, 1 III, 2 III, 3 III, 4 III, 5 III, 6 III, 7 III, 8 III, 9 IV, 1 IV, 2 IV, 3 IV, 4 IV, 5 IV, 6 IV, 7 V, 1 V, 2 V, 3 V, 4 V, 5 V, 6 V, 7 V, 8 V, 9
Régulus X X X X X X X X X X X X
Métellus X X X X X X X X X X X X X X
Fulvie X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X
Attilius X X X
Priscus X X X O O X O X X X O O O X
Mannius X X X X X X X X
Lépide O X O X X X X O O O X
Faustine X O O O O O O X O O O O O O O O O O O X O
Marcelle O O O X O

Bibliographie §

Sources §

Œuvres de Pradon293 §

Pradon, Jacques,L’Attilio Regolo, tragedia dal franzese rappresentata in Roma nel teatro domestico dell’illustrissimo principe di Cerveteri nel carnevale del 1711, trad. Girolamo Gigli, Sienne, F. Quinza, s.d.
Pradon, Jacques,Attilio regolo tragedia ridotta dal franzese dal sig. Girolamo Gigli rappresentata nel teatro del Seminario romano nel carnevale del MDCCXI, trad. Girolamo Gigli, Roma, Zenobj, s.d.
Pradon, Jacques, Nouvelles Remarques sur tous les Ouvrages du Sieur D***, La Haye, Jean Strik, 1685.
Pradon, Jacques, Les œuvres de Mr Pradon, Paris, Pierre Ribou, 1700.
Pradon, Jacques, Regulus, treurspel. Uit het Fransch van de Heer Pradon., Amsterdam, chez les héritiers de J. Lescailje, 1699.
Pradon, Jacques, Tamerlan, où la mort de Bajzet, tragédie, éd. Marine Souchier, Mémoire de Master soutenu en 2008 à l’université Paris-Sorbonne, disponible en ligne à l’adresse http://www.crht.paris-sorbonne.fr/matrice/wp-content/uploads/2008/08/tamerlan-ou-la-mort-de-bajazet.pdf.
Bernard, Catherine, Pradon, Jacques, Le commerce galant, ou lettres tendres et galantes de la jeune Iris, et de Timandre, éd. Franco Piva, Fasano di Brindisi, Schena et Paris, Nizet, 1998.

Autres œuvres §

Aubignac, abbé de, La pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657.
Beaubreuil, Jean de, Regulus, éd. Jole Morgante, dans La tragédie à l’époque d’Henri III: (1579-1582). Deuxième série, vol. 2, Florence, L.S. Olschki et Paris, PUF, 2000.
Boileau-Despréaux, Nicolas,Nouvelles epistres du Sieur D***, Paris, Denys Thierry, 1698.
Caylus, Madame de, Les souvenirs de Madame de Caylus, Maestricht, Jean-Edme Dufour & Philippe Roux, 1778.
Coeffeteau, Nicolas, Histoire romaine, Rouen, Antoine Maurry, 1680.
Corneille, Jean, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980.
Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, Regulus, ou le Vray généreux, poème héroïque, Paris, L. Rondet, 1671.
Dorat, Claude-Joseph, Les deux Régulus de Dorat, éd. Jean-Noël Pascal, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1996.
La Grange-Chancel, Oeuvres de monsieur de La Grange-Chancel. Nouvelle Edition revue & corrigée par lui-même, Paris, Les libraires associés, 1758.
Leibniz, Gottfried Wilhelm, Erste Reihe. Zweiter Band, Berlin, Akademie-Verlag, 1986.
Racine, Jean, Œuvres complètes. Théâtre – poésie, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999.
Sévigné, Madame de, Recueil des lettres de Madame de Sévigné. Nouvelle édition, éd. S.J.B. Vauxcelles, Paris, Bossange, Masson et Besson, 1801.
Tallemant des Réaux, Gédéon, Le manuscrit 673, éd. Vincenette Maigne, Paris, Klincksieck, 1994.
Vaugelas, Claude Favre de, Remarques sur la langue françoise, éd. Zygmunt Marzys, Genève, Droz, 2009.
Voltaire, Œuvres complètes. Théâtre, Paris, Garnier frères, 1877.
Argument de Régulus, s.a., s.l., s.d., cote 16899 à la BNF – Arsenal.

Œuvres antiques §

Aristote, La Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980.
Aulu-Gelle, Les nuits attiques, éd. et trad. René Marache, 4 vol., Paris, Les belles lettres, 1978.
Cicéron, Les devoirs, éd. et trad. Maurice Testard, Paris, Les belles lettres, 1970.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, éd. et trad. Paul Goukowsky, Paris, Les belles lettres, 2006.
Florus, Lucius Annaeus, L. Iulius Florus, éd. Tanneguy Le Fèvre, Saumur, René Péan, 1672.
Florus, Lucius Annaeus, Œuvres, éd. et trad. Paul Jal, Paris, Les belles lettres, 1967.
Gaius, Institutes, éd. Julien Reinach, Paris, Les belles lettres, 1991.
Horace, Odes et épodes, éd. F. Villeneuve, Paris, Les belles lettres, 1990.
Polybe, Histoires, livre I, éd. et trad. Paul Pédech, Paris, Les belles lettres, 1989.
Sénèque, Dialogues, éd. et trad. René Waltz, Paris, Les belles lettres, 1970.
Silius Italicus, La guerre punique, éd. et trad. Pierre Miniconi, Georges Devallet et Josée Volpilhac (livre V), Paris, Les belles lettres, 1981.
Valère-Maxime, Faits et dits mémorables, 2 vol., éd. et trad. Robert Combès, Paris, Les belles lettres, 1997.

Œuvres postérieures à 1800 §

Truffier, J., La Phèdre de Pradon, A-propos en vers dit à la Comédie-Française par M.lle L. Bartet le 21 Décembre 1885 À l’occasion du 246e Anniversaire de la naissance de Racine, Paris, Tresse & Stock, 1885.

Sources manuscrites et presse §

Mercure, Paris, Guillaume Cavelier, Guillaume Cavelier fils, André Cailleau, Noel Pissot, 1722 (juin).
Mercure galant, Lyon, Thomas Amaulry, 1688 (janvier).
Le Mercure Galant, Paris, Michel Brunet, 1698 (janvier).
Feuilles d’assemblée de la Comédie Française, consultables à la Bibliothèque Musée de la Comédie Française.
Registre journalier de la Comédie Française, consultable à la Bibliothèque Musée de la Comédie Française.

Instruments de travail §

Dépouillements bibliographiques généraux §

Cioranescu, Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, Éd. du CNRS, 1965 – 1966.
Rancoeur, René, [Pernoo-Bécache, Marianne, à partir de 1997], Bibliographie de la littérature française294, Armand Colin, 1953 – 1985 ; depuis 1986 le volume constitue une livraison de la Revue d’histoire littéraire de la France.
Klapp, Otto, [Klapp-Lehrmann à partir de 1986], Bibliographie der französichen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann (depuis 1960).

Dictionnaires et encyclopédies §

Jal, Auguste, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Plon, 1872 (Genève, Slatkine Reprints, 1970).
Mellot, Jean-Dominique, Queval, Élisabeth, Répertoire d’imprimeurs/libraires XVIIe-XVIIIe siècle. État en 1995 (4000 notices), Bibliothèque nationale de France, Paris, 1997.
Moréri, Louis, Le grand dictionnaire historique, ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et prophane, Lyon, Jean Girin, Barthelemy Riviere, 1681.
Niceron, Jean-Pierre, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres, Paris, Briasson, 1727-1745 (Genève, Slatkine Reprints, 1971).
Parfaict, Claude et François, Histoire du theatre françois, Paris, Le Merciet et Saillant, 1747.
Smith, William (éd.), Dictionary of greek and roman Biography and Mythology, Boston, Little, Brown, and company, 1867.
Nouvelle biographie générale, sous la dir. de Hoefer, Paris, Firmin Didot frères, 1862.
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Grammaires §

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Littérature critique §

Histoire, études générales sur la littérature et le théâtre §

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Études sur Pradon et sur Régulus §

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