Agrippa ou le Faux Tiberinus

Par Quinault.

Dédié au Roy.
A PARIS,
Chez GUILLAUME DE LUYNE,
Libraire-Juré, au Palais, dans la Salle
des Merciers, à la Justice.
M. DC. LXIII.
Avec Privilège du Roy.

Édition critique établie par Krysia Roginski dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (1999)

Introduction §

Quinault fut, de son vivant, un auteur à succès. De nos jours, si ses pièces ne sont plus jouées, il reste l’un des « minores » les plus connus. Il figure dans les ouvrages consacrés au XVIIe siècle, son nom généralement associé à celui de Thomas Corneille, et à la tragi-comédie. En outre, deux biographies et une bibliographie sont consacrées à sa vie et ses œuvres, et ses pièces sont, depuis une dizaine d’années l’objet d’éditions critiques1. Dans ces conditions, il ne nous a pas paru nécessaire de retracer, une fois de plus, la carrière brillante d’un auteur ayant su s’attirer les foudres de Boileau comme les louanges de Perrault. Nous avons voulu montrer comment, à l’apogée du classicisme, Quinault avait su capter les aspirations frivoles de ses contemporains.

S’inspirant de noms historiques, Quinault construit une intrigue fondée sur la reconnaissance. Assistant à la noyade accidentelle du roi Tibérinus, Tirrhene persuade son fils de prendre la place du roi dont il est le sosie et, pour cacher la supercherie, répand la nouvelle de l’assassinat de son fils par Tibérinus. Aussitôt se met en place un complot visant à la mort du roi, auquel participe l’amante et la sœur d’Agrippa. Après de nombreux quiproquos et une tentative d’assassinat durant lequel seul le chef des conjurés trouve la mort, la substitution est révélée, permettant le mariage du héros et de Lavinie, qui, détenant le pouvoir, légitime le règne d’Agrippa.

Ce sujet offrait la possibilité d’une réflexion sur la question de l’identité. Mais nous verrons en quoi, sous des apparences classiques propres à la tragédie, Agrippa se révèle comme une pièce galante, jouant des faux-semblants pour mieux séduire le public.

Contexte de la pièce §

Lorsque cette nouvelle tragi-comédie parut, Quinault était déjà un auteur à succès, et déjà, on se moquait des invraisemblances de ses intrigues et du traitement des sources historiques de ses pièces. Lorsque l’on connaît l’origine du sujet d’Agrippa, il paraît évident que Quinault ne s’est absolument pas préoccupé de ces critiques.

Aristote, en évoquant dans la Poétique le choix du sujet des tragédies, constate que généralement : « on s’attache aux noms d’hommes qui ont existé ». Quinault pour la construction d’Agrippa s’est donc contenté de choisir des noms de personnages cités par Tite-Live. Mais, il leur a attribué des actions et des liens de parenté imaginaires. Les noms des principaux personnages sont cités dans les trois premiers chapitres de l’Histoire romaine de Tite-Live2. Celui-ci évoque la fondation d’Albe par Ascagne, fils d’Énée et de Lavinie, et donne la liste de ses descendants, tous rois d’Albe, où figure celui de Tiberinus et de son fils Agrippa.

Latino Alba ortus, Alba Atys, Atye Capys, Capye Capetus, Capeto Tiberinus, qui in traiectu Albulae amnis submersus, celebre ad posteros nomen flumini dedit. Agrippa inde Tiberini filius3.

En choisissant d’intituler sa pièce Agrippa, Quinault ne pouvait ignorer qu’il entretenait une certaine confusion pour le spectateur. En effet, pour le public du XVIIe siècle, Agrippa fait référence au petit-fils d’Auguste, assassiné à la mort de ce dernier, probablement par Tibère et Livie, en 14 après J.-C., événement relaté par parle Tacite, dans les Annales4. Mézence, lui est également cité par Tite-Live puisqu’il s’agissait du roi de la puissante Estrurie, vers qui se tournèrent les Rutules, après leur défaite contre Albe5.

C’est donc avec ces données si minces que Quinault entreprend de bâtir une intrigue. Il fait d’Agrippa un parent de Tibérinus, garde l’épisode de la noyade, de la bataille contre les Rutules, et choisit un thème fort en vogue à cette époque, et qu’il a d’ailleurs traité à plusieurs reprises : le déguisement. Ce thème est évidemment lié à une intrigue amoureuse, impliquant Agrippa et Lavinie.

Agrippa fait suite à une série de tragédies et de tragi-comédies ayant rencontré un certain succès. Le roi appréciait ses œuvres et Quinault se permit donc de lui adresser la dédicace de sa nouvelle pièce. Comble d’honneurs, Sa Majesté lui avait permis de révéler qu’il prenait plaisir à collaborer à ses pièces.

Il n’y a pas, SIRE, jusques aux secrets des belles Lettres, où les Lumieres de VOSTRE MAJESTE ne s’estendent ; Elles n’ont pas desdaigné de m’esclairer dans la conduite de cét Ouvrage, & je suis obligé de confesser qu’Elles sont la source de ce que l’on y a trouvé de plus brillant.

On peut noter que Quinault, dès le début de son succès, s’était attaché à ne dédier ses œuvres qu’à des personnes de qualité. Ainsi, ses dédicaces concernent notamment : le Cardinal Mazarin, le surintendant Fouquet (puis sa femme), le Duc d’Anjou…

La dédicace d’Agrippa est un modèle du genre et la flatterie y est portée à son plus haut point : « la Personne Auguste du plus accomply de tous les Monarques, & d’y voir briller de prés ces Vertus éclatantes qui font aujourd’huy l’admiration de toute la Terre ». Il est certain que le lecteur du XXe siècle s’étonnera de tant de flagornerie, mais la flatterie était le passage obligé de toute dédicace et celles qui furent composées par Corneille, Racine ou Molière sont tout aussi édifiantes.

Datation de la pièce §

Agrippa, tout comme Les Rivales, a été l’objet de nombreuses discussions quant à l’exactitude de l’année de la première représentation. Boscheron, son premier biographe, mentionne 16606, tout comme D’Olivet et Titon du Tillet. Les Frères Parfaict, quant à eux, indiquent 16617, date reprise par Leris. Loret, lui, dans sa gazette, écrit que Agrippa a été représentée en 1662.

Etienne Gros8 retient la date de 1662 en avançant des arguments que nous trouvons des plus convaincants. Tout d’abord, puisque la pièce a connu un très grand succès, pourquoi avoir attendu 1663 pour la publier ? En effet, même s’il est quelques exceptions, dont La Comédie sans comédie et L’Amant indiscret, au début de la carrière de Quinault, la publication suivait la pièce. Ensuite, les œuvres rencontrant un large succès bénéficiaient généralement d’une édition (légale ou non) en Hollande. Or, Abraham Wolfgang, qui a édité toutes les pièces de Quinault appréciées du public, et cela dans de brefs délais, n’édite Agrippa qu’en 1663. Enfin, dernier argument et non des moindres, la dédicace de la pièce est adressée à Louis XIV et il eut été peu délicat d’adresser à ce jeune roi, dont Quinault loue l’orgueil, une pièce vieille de deux ans. William Brooks qui a réalisé une bibliographie critique des œuvres de Quinault se rallie également à cette théorie. Nous en concluons donc que, la même année, furent jouées Agrippa, le Faux Tibérinus de Quinault et Oropaste ou le Faux Tonaxare de Boyer.

Polémique au sujet de cette « coïncidence » §

Ces deux pièces ont déjà fait l’objet d’une comparaison dans l’édition critique de la tragédie de Boyer par G. Forestier. À notre tour, nous nous sommes intéressés à ces troublantes similitudes. Ces pièces traitent toutes deux d’une substitution d’un roi par un de ses sujets. Dans les deux cas également, cette usurpation d’identité n’est pas de leur propre initiative mais de celle d’un parent, père ou frère.

Dans Oropaste, Cambise, roi de Perse (frère d’Hésione et de Tonaxare), craignant l’avènement au pouvoir de son frère, le fait assassiner par Prexaspe et Patisite. Celui-ci, pour cacher ce crime, fait couronner son frère, Oropaste, en le faisant passer pour Tonaxare, mais sans l’avouer à Cambise. Ce dernier, fou de rage, tente d’assassiner Prexaspe mais se tue avec son épée. C’est le père d’Oropaste, Mégabise, qui rapporte ces faits, tout en les doutant de leur véracité, à Hésione (sœur de Tonaxare), Zopire (prince perse), Darie et Araminte. Darie décide de venger son ami Tonaxare en tuant Oropaste l’imposteur. Zopire lui conseille d’être sûr de la véracité des faits mais penche lui aussi pour l’hypothèse de la supercherie. Hésione ne sait qui croire tandis qu’Araminte, qui était aimée de Tonaxare, refuse catégoriquement d’envisager la substitution.

Le roi, épris d’Hésione, lui propose le mariage. Horrifiée, la jeune femme tente de savoir la vérité : elle demande au roi de sacrifier Patisite. Lorsqu’il le fait, elle est persuadée qu’il est réellement Tonaxare. Amarinte, toujours amoureuse du roi, le prévient de l’existence d’un complot. Mais il est trop tard et le roi, sous les coups de Darie, avoue la vérité avant d’expirer. Tout se termine par un double mariage : celui d’Amarinte et de Zopire et celui de Darie et d’Hésione, qui détient dès lors le pouvoir.

Si Quinault et Boyer ont choisi le même thème, celui de la substitution, les sources sont extrêmement différentes. Là où Quinault s’inspire, pour bâtir son intrigue, de quelques lignes puisées chez Tite-Live, plus que librement adaptées ; Boyer cherche à respecter des faits avérés sinon tenus pour tels. Et il n’échappe pas que son avis « Au lecteur » est une attaque contre Quinault.

Je suis obligé de t’advertir que le Nom de Tonaxare n’est pas un nom inventé, comme quelques uns ont crû [citation des sources : Justin, Hérodote, Xenophon]. J’ai crû te devoir cét Advis, afin que tu ne juges pas de moy sur l’exemple de quelques Autheurs de ce temps, qui prenans la licence de prester un Nom veritable à un sujet chimerique, pourroient faire croire, que j’ay donné un Nom inventé à un sujet historique.

Leur traitement du sujet est tout à fait différent. Oropaste est une tragédie, non pas seulement par la mort du héros. Le faux Tonaxare est affecté par ce changement d’identité au point de ne plus savoir qui il est vraiment. Il se sent devenir de plus en plus proche du roi dont il occupe la place et prend tellement goût au pouvoir qu’il préfère mourir plutôt que d’avouer la vérité.

De plus, dès le début de la pièce, la question de l’usurpation est posée aux protagonistes qui doivent alors tâcher de découvrir la vérité alors que seule Lavinie, dans la pièce de Quinault, manifeste des doutes. En outre, le sous-titre des deux pièces : ou le Faux Tiberinus, ou le Faux Tonaxare nous informe de l’existence d’une supercherie. Mais, si Quinault, dans les dialogues et les didascalies, a choisi de nommer le héros Agrippa, Boyer a décidé de conserver une légère incertitude, de se mettre au niveau des protagonistes et de mentionner « le roy ». Bien évidemment, cette subtilité de l’auteur n’était visible que pour le lecteur.

Le thème de l’inceste est également évoqué, bien que dans les deux cas, il n’y ait pas réellement de danger d’inceste. D’un côté, parce que Hésione n’est pas la sœur d’Oropaste, de l’autre, car Agrippa fait tout pour éloigner sa sœur. Enfin, la pièce de Boyer se termine par l’assassinat du héros tandis que celle de Quinault s’achève sur son mariage. Mais, la fin des deux pièces est tout aussi insatisfaisante, tant elle est traitée brièvement. Dès lors que la reconnaissance est entière, les auteurs traitent superficiellement les derniers vers de leurs pièces, dignes des contes de Perrault, en évoquant le mariage des survivants.

Les deux pièces furent différemment reçues : Oropaste est représentée par la troupe de Molière et comptera quinze représentations successives. La pièce ne sera plus reprise ensuite. Agrippa est jouée à l’Hôtel de Bourgogne. En 1675, la troupe Royale reprend la pièce et, en 1680, la pièce passe au répertoire de la Comédie Française pour n’en disparaître qu’en 1750, au terme de soixante-trois représentations. La pièce a été traduite en hollandais, transcrite en vers (toujours au Pays-Bas) et devient un opéra en Italie.

Boyer reçut, de la part des comédiens une somme importante9. Pourtant, la pièce ne connut pas le même succès, ni le même nombre de représentations que la pièce concurrente. On peut bien sûr évoquer la priorité donnée par Molière à sa dernière création L’École des Femmes. Mais, Boyer se plaignant, dans sa dédicace au Duc d’Espernon, du « degoust des Pieces serieuses » de ses contemporains, il est possible d’attribuer le retrait d’Oropaste à l’attrait de la pièce de Quinault, plus légère et conforme aux goûts de l’époque.

Reste à savoir qui, de Boyer ou de Quinault, s’est inspiré de l’œuvre de l’autre. Selon Étienne Gros, C’est Boyer qui a « doublé », comme il le dit, Quinault car il pense que l’abbé s’est contenté de développer une pièce déjà écrite ce que Georges Forestier dément totalement. Certes, chacun des critiques défend « son » auteur, Forestier écrivant que la pièce de Quinault repose sur « un traitement superficiel de l’intrigue » et révèle un « vide thématique10 », Étienne Gros, lui, reprenant à son compte la rumeur du XVIIe siècle, affirme que « l’abbé Boyer est un exemple de constance littéraire : nul auteur ne fut plus sifflé que lui et nul auteur n’écrivit davantage et plus longtemps11. »

Quelles que soient nos préférences, nous ne saurions oublier que l’auteur d’Agrippa s’est déjà rendu coupable de plusieurs plagiats. En effet, il avait dû reconnaître que Le Portait d’Isis était en réalité une création de son ami Perrault. En 1653 (la date est approximative) il réadaptait (sans signaler ses sources) Les Deux Pucelles, comédie de Rotrou qui devient sous le nom des Rivales une comédie de Quinault, fort appréciée du reste. Enfin, Visé lui reprocha de lui avoir « volé » le sujet de La Mère Coquette12.

Agrippa : tragi-comédie ? §

La question se pose d’emblée puisque la pièce ne comporte pas, sur la page de titre, de mention du genre auquel elle appartient. Si l’on s’en tient à la définition proposée par Etienne Gros13, « une tragi-comédie suppose, en dehors d’une intrigue d’amour, des complots politiques, des incognitos et des reconnaissances », Agrippa est effectivement une tragi-comédie. Toutefois, Etienne Gros lui-même classe Agrippa dans la catégorie des tragédies, puis, il la cite comme « pseudo-tragédie ».

Selon Hélène Baby-Litot, qui a consacré un passage de sa thèse14 à l’étude de la tragi-comédie chez Quinault, « la disposition des pièces correspond dans l’ensemble à l’habillage classique dessiné par le respect des unités de lieu et de temps ». Concernant Agrippa, il faut ajouter l’unité de ton, d’action et le respect des bienséances externes, bref, de toutes les doctrines classiques.

Examinons un peu cet « habillage classique ». La pièce, découpée en cinq actes, se déroule en un lieu unique, l’appartement de Lavinie, et un seul jour. Quinault cherche d’ailleurs à le prouver en multipliant, par le biais de ses personnages, les rappels : « Avant la fin du jour commandez qu’on m’arreste15 » ; « Tâchez aujourd’huy » ; « Ce jour est le dernier qui doit luyre à ses yeux »…

Tous les personnages étant de noble condition, et le déguisement ne transformant pas le héros en « inférieur », le ton de la pièce est grave et uni. L’humour y est absent, si l’on excepte l’ironie. La pièce ne mélange donc pas genre noble et genre bas, éclats de rire et tristesse.

L’action est unique, centrée sur la reconnaissance d’Agrippa dont découle le complot et les obstacles à ses amours. Comme le signale Hélène Baby-Litot, l’intrigue amoureuse et le complot mettent en cause la même personne, il n’y pas d’intrigue parallèle.

Si Quinault s’était permis quelques libertés avec la bienséance externe, au début de sa carrière, en faisant apparaître, par exemple, un cadavre sur scène, il s’était depuis assagi et dans Agrippa, la sanglante dépouille fait place à une saisissante description. Quinault a donc recours à l’hypotypose pour « faire voir » le suicide de Mézence. Il est vrai que ce procédé a l’avantage de retarder la reconnaissance. En outre, le cadavre du Prince aurait pu gâcher les instants de pure félicité des survivants.

S’il est vrai que la tragi-comédie chez Quinault arbore un aspect régulier, elle n’en est pas moins différente de la tragédie. Du moins, de la tragédie en général, car les tragédies de Quinault ne sont rien moins finalement que des tragi-comédies à fin malheureuse16. Ne nous y trompons pas, H. Baby-Litot n’a parlé que d’un « habillage ». En réalité, elle considère qu’il y a tragi-comédie parce que, bien que donnant des effets de réel, d’imitation, la pièce se moque éperdument de la vérité, de la vraisemblance. Quinault emmène ses personnages en une île coupée du monde extérieur, digne de Watteau. Une île consacrée à l’amour, seul sujet de pleurs ou de joies. Tragédie, tragi-comédie, Agrippa est une fois de plus chez Quinault, un prétexte pour parler d’amour sur tous les tons.

Agrippa, pièce galante §

Il écrit toujours tendrement :
Il conjugue Amo galamment.
Jamais auteur hormis lui-même,
N’a dit autant de fois je vous aime,
Et de plus, selon mon goût mien,
On ne l’a jamais dit si bien17.

Cette citation de Boursault illustre parfaitement bien l’enjeu des pièces de Quinault et notamment d’Agrippa où toutes les discussions concernent l’amour. Pour preuve, la récurrence de ce terme : plus de six cent fois. En outre, le mot de la fin revient à l’amour, le dernier vers étant « Vostre Fils de nouveau couronné par l’Amour ».

L’isotopie de l’amour est présente également par l’abondance des termes évoquant les sentiments amoureux : « flamme, cœur, plaire, feux ».

Les personnages ne cessent d’évoquer l’amour, d’en discuter, de comparer les différents degrés de la passion. Bien évidemment, le dessein de tout acte est l’amour, même l’ambition de Tirrhene est motivée par l’affection qu’il porte à son fils.

Dès la scène d’exposition, l’amour (ou plutôt l’Amour) entre en jeu, puisque la question est de savoir qui, de l’amante ou de la sœur, peut aimer le plus, après la mort d’Agrippa. Si les deux héroïnes évoquent la question de la tyrannie, Albine, très vite, replace l’amour au cœur du débat. Les deux femmes comparent l’intensité de l’amour « naturel » à l’amour passionnel. Ces deux notions « Amour » et « Nature » sont constamment en opposition dans cette pièce et seul Tirrhene met les liens du sang avant les sentiments amoureux, considérant plus fiable et moins sujet aux débordements l’attachement dû aux liens de parenté.

L’amour et l’ambition entrent également en conflit. Ce sont deux notions opposées pour la société galante en général, et pour les amants des pièces de Quinault en particulier. L’une étant l’aspiration noble, désintéressée des amants, l’autre ne représentant qu’une envie triviale de pouvoir. Pour la société galante, si l’on aime, tout désir de pouvoir pour le seul plaisir de régner doit être banni. Ainsi, Mézence, touché par l’amour, ne songe plus un seul instant à déloger du trône Tibérinus. S’il accepte de fomenter un complot, ce n’est jamais que pour se plier aux désirs de son exigeante maîtresse. Quant à cette dernière, le seul intérêt qu’elle voit au fait de posséder le pouvoir est la possibilité donnée à son amant d’accéder légitimement au trône.

Finalement, les seules personnes intéressées par le pouvoir sont Tirrhene et, bien que dans une moindre mesure, Albine. Celle-ci, en effet, se lamente au premier acte de constater le peu de chances d’accéder au trône, chances amenuisées par la disparition de son frère (on ne comprend pas pourquoi, la loi salique n’étant pas en vigueur à Albe). Cette situation, toutefois, lui paraît pénible dans la mesure où elle savait Tirrhene désireux de voir l’un de ses enfants régner. Il avait d’ailleurs fortement encouragé sa fille à accepter les marques d’affection de Tibérinus, parti pourtant peu recommandable pour une jeune fille vertueuse, à seule fin de se frayer une place sur le chemin du pouvoir. Pour Tirrhene, rien ne peut se placer au-dessus du pouvoir et de la fierté de régner. Il faut savoir réprimer les mouvements de son cœur lorsque l’on accède au trône.

Ah ! quittez ces erreurs : l’Amour, & ses chimeres,
Sont des amusements pour des Ames vulgaires,
La foiblesse sied mal à qui donne des loix,
Et la seule grandeur est l’amour des grands Rois18.

De ce point de vue, la pensée de Tirrhene s’inscrit dans une conception que l’on retrouve dans les pièces de Corneille et de Racine, et qui met en évidence la difficulté de concilier amour et devoir politique. Un monarque doit placer son devoir politique avant toute autre motivation personnelle. En outre, l’amour, comme toute autre passion, place les puissants en état de faiblesse. Or, garder le pouvoir étant un exercice périlleux, rien ne doit venir troubler celui qui le possède. C’est pourquoi Tirrhene tente de persuader son fils de renoncer à Lavinie, et de lui préférer des attaches plus superficielles.

Il est à noter que l’ambition est, pour les personnages d’Agrippa, Tirrhene excepté, une valeur triviale et négative. Pas un des personnages ne se représente le désir de régner comme une manière d’améliorer la vie de son peuple. Si Tirrhene tente de persuader Agrippa de rester au pouvoir, en lui démontrant que son règne serait plus juste et plus vertueux que celui de Mézence, il ne tient ce discours qu’à seule fin de toucher Agrippa, lui-même ne pense qu’au plaisir de voir sa descendance détenir la couronne. Le bonheur du peuple est accessoire comparé au bonheur personnel des amants. Aussi Agrippa évoque-t-il à nouveau la question de ses amours contrariées.

La pièce se déroule au gré de déclarations enflammées, de vengeances promises à l’être chéri, de dépits amoureux. Car l’amour chez Quinault n’est pas, malgré l’opinion de certains critiques, un sentiment tiède et fade. Nous nous inscrivons en faux contre l’avis de Buijtendorp19 qui prétend que dans toutes les pièces de Quinault, l’amour ne contient aucune violence, aucun affrontement. Le conflit opposant Mézence et Agrippa en est d’ailleurs la meilleure preuve.

L’intrigue amoureuse est le canevas de toutes les pièces de Quinault, il justifie tout, du mensonge au crime. Selon Michel Pelous20 « pour Quinault, le jeu consiste à confronter l’amoureux à des problèmes insolubles pour le seul plaisir de le voir obéir en aveugle à l’amour et lui sacrifier jusqu’aux valeurs les plus sacrées ». Pour Hélène Baby-Litot, ce qui est intéressant chez Quinault est que l’obstacle à l’amour des jeunes gens ne vient pas d’un ennemi ou d’une menace extérieure, il est en eux. C’est Agrippa qui lui-même a rendu impossible leur amour en endossant un rôle dont il ne peut se défaire.

Quinault est souvent associé aux Précieuses, dont il fut le favori au début de sa carrière. Mais s’il est vrai que, par certains côtés, les intrigues amoureuses de ses pièces sont conformes aux canons de l’amour précieux, il s’en détache peu à peu et, dans le cas d’Agrippa, on assiste même à un renversement des codes régissant les comportements amoureux.

Les amoureux voulant se conformer aux usages de l’amour galant sont confrontés à des situations apparemment inextricables. Le parfait amant n’est pas censé avouer ses sentiments passionnés, la femme trouvant choquant d’entendre de tels aveux, même si elle ressent la même inclination. Lors des tragi-comédies (ceci est valable pour d’autres auteurs que Quinault), le héros cherche désespérément à cacher sa passion qu’il finit toujours par avouer, tout en s’attendant aux réactions les plus vives de sa dame.

Les jeunes femmes se trouvent dans une situation plus délicate encore. En effet, leur pudeur suppose qu’elles taisent leur amour et ne peuvent se découvrir qu’à leur confidente qui, dans les tragi-comédies, n’existe généralement que pour recueillir les aveux amoureux. Dans le cas d’Agrippa, aucune incertitude pour le héros puisque Lavinie, pensant avoir affaire au meurtrier de son amant, l’assure de son amour.

Le code amoureux adopté par l’esthétique galante exigeait de l’amant qu’il se soumette à diverses épreuves avant de bénéficier d’une quelconque marque d’affection. Le comportement de Mézence est tout à fait conforme à ce code. Le jeune homme vénère Lavinie au point de tout supporter, même son mépris. La Princesse se montre cruelle, attendant tout de lui sans qu’il puisse espérer une seule marque de reconnaissance. A plusieurs reprises, elle met son amour à l’épreuve, s’indignant qu’il ait une seule seconde d’hésitation face à son obsession : venger son amant et pour cela, tuer le roi. Que cette exigence suppose, pour Mézence, de tuer un de ses parents, ne lui importe absolument pas et c’est avec véhémence qu’elle reproche son manque d’enthousiasme au malheureux amant. Mézence lui, se plie humblement aux contraintes de l’amour raffiné, accepte les colères de Lavinie, se soumet à toutes ses volontés sans qu’il ne lui soit même pas permis d’espérer quoique ce soit en retour. L’amant pousse même le zèle jusqu’à mourir pour sa maîtresse.

Si les rapports de Mézence et de Lavinie sont tout à fait conventionnels, adaptés aux exigences de raffinement et de galanterie de la Cour, ceux de Lavinie et d’Agrippa sont atypiques. En effet, il est tout à fait normal qu’elle se montre exigeante et cruelle avec Mézence mais il est singulier que son amant, Agrippa, se comporte de la même façon avec elle.

Il est admis que la femme peut (et doit) éprouver la valeur de l’amour de ses prétendants mais l’inverse surprend. Agrippa connaît l’authenticité de la tendresse que lui porte sa maîtresse puisque Lavinie est toujours éprise d’un homme tenu pour mort depuis un an. Elle-même, pensant s’adresser au meurtrier de son amant, proclame sa passion pour le défunt. Pourtant Agrippa, qui s’émerveille de la constance de l’amour de la jeune femme, ne peut s’empêcher de « tester » sa maîtresse en lui proposant la couronne. Et ce n’est que lorsqu’elle s’indigne de cette proposition, appelant sur lui toutes les malédictions divines, que le faux Tiberinus, rassuré, chercher à révéler son identité. Et il a beau jeu ensuite, de reprocher à son père de faire couler les larmes de Lavinie alors que son projet était de goûter la douceur de s’assurer de l’amour extrême de sa maîtresse, quitte à supporter sa souffrance.

L’amour est bien le sujet principal de la pièce mais trop d’amour tue l’amour et les personnages apparaissent bien seuls. Leur amour n’est pas un amour généreux. Il ne se tourne que vers l’aimé(e) et peut sembler bien égoïste. Dans leur quête de l’amour, les personnages oublient tout, excepté eux-mêmes dans la représentation qu’ils se font de leur personne.

Le déguisement §

Le thème du déguisement, source de quiproquos, de rebondissements, est fort en vogue au moment où Quinault compose Agrippa. Il a d’ailleurs traité ce thème à plusieurs reprises : Alamasonte en 1657, Le Feint Alcibiade en 1658. Mais, dans le cas d’Agrippa, il ne s’agit pas, pour le héros, de se faire passer pour un homme de classe inférieure21 ou de se travestir22. Le faux Tibérinus n’est pas dans l’obligation de modifier son apparence. En effet, il est « tout semblable » à Tibérinus.

Ce recours aux sosies est également répandu dans le théâtre de l’époque mais, contrairement aux Mechmenes de Rotrou ou même au Feint Alcibiade, il ne s’agit pas d’une vraisemblable ressemblance. Certes, Tibérinus et Agrippa sont issus du même sang, mais il n’existe entre eux qu’un vague lien de parenté23 ne justifiant pas une telle similitude de traits.

On peut s’étonner et nombre de critiques l’ont fait, de l’absence de doutes des proches d’Agrippa quant à sa réelle identité. Il est vrai que l’auteur a pris soin dès le début de la pièce de prévenir ces objections.

Ainsi, Mézence déclare que, pour sa part :

[…] apres les avoir cent fois considerez,

Je m’y trompois, moy mesme, à les voir separez.

N’ayant plus d’élément de comparaison, c’est tout naturellement qu’il accepte la substitution.

Dans le cas d’Albine, l’auteur avait également mis en place un possible changement d’attitude. En effet, Albine n’aimait déjà, en réalité, qu’une seule et même personne en deux corps. Le fait qu’elle aime un homme qui est la copie conforme de son frère est troublant. Albine, elle, inverse la situation : si elle aimait tant son frère, c’est qu’il ressemblait à son amant24.

Et la Nature exprès pour me le rendre aymable
Sceut même à mon Amant le former tout semblable.

L’amour qu’elle porte à son amant n’est qu’une réplique de celui qu’elle voue à son frère. Ou plutôt, elle a transféré sur un être identique cet amour excessif donc tabou :

Pour un frere jamais le sang avec chaleur,
Ne mit tant de tendresse en l’âme d’une sœur25,

Que celui qu’elle considère comme son amant soit ou non le vrai roi importe peu, son amour est là.

La reconnaissance se fait tout de même à la fin de la pièce26. Toutefois, cette manifestation de « la voix du sang » est surtout un moyen de sauver providentiellement le héros tout en sauvegardant la bienséance interne du personnage d’Albine. En effet, il était nécessaire de transformer la sœur dénaturée en une femme égarée recouvrant ses esprits et rachetant ses instants de faiblesse en évitant la mort à son frère. Selon Agrippa, « le sang dans ce péril s’éveille en ma faveur » mais il souligne toutefois l’ambiguïté de la réaction d’Albine tout en l’expliquant :

Comme pour un Amant, son cœur tremble & murmure ;
Elle impute à l’Amour, ce que fait la Nature27,

Il est évident que le héros, qui avait cru remarquer l’amour toujours vivant de sa sœur pour le roi, refuse d’admettre que, peut-être, il ne faut imputer qu’à la passion d’Albine ce geste miraculeux.

Quant à Lavinie, il est vrai que sa réaction première à la vue d’Agrippa est loin de correspondre à ce que le héros aussi bien qu’elle-même avait pû imaginer. C’est donc avec stupeur que le héros découvre l’absence de « transports de haine et de fureur »28 de sa maîtresse :

[…] mais ô Ciel ! Qu’aperçois-je, & quels charmes
Font que vos yeux aux miens ne montrent que des larmes29.

Cette réaction n’est d’ailleurs ni du goût d’Agrippa qui craint d’être supplanté par son pseudo-meurtrier, ni de celui de Lavinie qui justifie très vite cette attitude par la ressemblance des deux personnages. Il n’est guère possible de tenir cette manifestation de trouble comme une reconnaissance. En effet, elle est identique à celle d’Albine. Toutefois, lorsque le héros lui révèle son identité, elle n’émet guère d’objections, comme si elle était préparée à une telle révélation. Même lorsque Tirrhene cherche à la convaincre du contraire, elle manifeste des doutes jusqu’au dénouement.

Les invraisemblances sont elles-mêmes révélées puis justifiées. Ainsi, lorsque Lavinie s’étonne que le roi ait pu découvrir l’amour qu’elle portait à Agrippa alors que ce dernier n’en savait rien, (Lavinie, en héroïne type ayant, par orgueil, dissimulé sa tendresse) Albine s’émerveille de la capacité d’un homme jaloux à découvrir des « regards muets ».

Enfin, pour ce qui est de l’absence de doutes des gardes et de l’armée, Quinault a tout résolu en un procédé artificiel : Agrippa a eu la main transpercée (celle dont il se sert pour écrire, bien sûr) et, selon les protagonistes, ce fait est dû à une intervention du Ciel, heureuse intervention divine !

Nous ne sommes pas sans prétendre qu’une substitution si aisée ne soit pas marquée d’invraisemblance. Toutefois, elle est rendue crédible par la magistrale performance d’acteur de Tirrhene. Si les personnages voient le roi en Agrippa, c’est qu’ils ne sauraient mettre en doute la parole de Tirrhene. Comment un père si aimant chercherait à favoriser l’assassinat de son fils ? C’est d’ailleurs ce qu’avance Tirrhene comme preuve de la véracité de ses propos30 :

Vous sçavez pour la mort quels soins j’ay toujours pris ;
Et vous pourriez encor, penser qu’il fût mon fils
Luy dont je suis prêt d’aller trancher la trâme…

Cependant, si cette attitude justifie la réussite de la supercherie, elle est fort peu plausible. En effet, quoiqu’il fasse dire à Tirrhene (le complot aurait permis de détourner d’éventuels soupçons pouvant peser sur l’identité du roi), Quinault rend peu probable une telle prise de risque. En fait, le complot était nécessaire à la construction dramatique afin d’éliminer le successeur légitime et assurer ainsi la réussite de l’entreprise.

Agrippa, le succès du déguisement §

C’est Agrippa qui met lui-même en péril le succès de son déguisement lorsqu’il veut révéler sa véritable identité à Lavinie31. Il se trouve alors face à une situation inextricable et douloureuse : à la vue de son amante, Agrippa ne peut s’empêcher de lui parler d’amour. Or, son entreprise est vouée à l’échec. En effet, si elle répond à cet amour, il est trahi, si elle le rejette, il est malheureux. Or, si Agrippa a accepté l’usurpation d’identité, c’est à seule fin d’empêcher que « Mézence devenu roi, [il] aurait pû être heureux [en amour] ». Mais, lui-même sur le trône, ne peut accéder au bonheur.

Agrippa est prisonnier de son subterfuge. Il ne bénéficie d’aucun moyen pour se faire reconnaître en tant que lui-même, Agrippa. Nulle reconnaissance possible puisque le succès de son subterfuge est justement l’absence, d’une part d’indices compromettants, d’autre part, de témoins autres que son père.

Il est surprenant de constater que le héros ne semble guère effrayé à la perspective d’un complot et que la seule raison qui le pousse à révéler son identité est l’impossibilité de se faire aimer sous le déguisement du roi. Même lorsque sa sœur s’apprête à venger son frère et son honneur bafoué, il ne cherche pas à la détromper. Certes, elle aurait peut-être eu du mal à le croire mais il aurait suffi, comme pour Lavinie, de demander l’intervention de leur père pour l’assurer de la véracité de ses propos.

Bien sûr, il est possible d’attribuer ce non-recours à l’échec de la première tentative. Mais, face au danger réel encouru par son fils, Tirrhene aurait tout révélé ou, du moins, se serait arrangé pour trouver un stratagème permettant de contourner le danger. De plus, tout comme Oreste face à sa sœur dans Iphigénie en Tauride d’Euripide, Agrippa pouvait trouver quelque détail connu d’eux-seuls.

Mais, l’identité d’Agrippa dévoilée, le héros avait, certes, la vie sauve pour un temps mais c’était Mézence qui prenait le pouvoir. Or, ce dernier pouvait le punir pour crime d’usurpation dynastique et se débarrasser ainsi d’un rival qui l’avait humilié.

Le dénouement assure le succès total du déguisement : la reconnaissance n’intervient que lorsque toutes les conditions favorables au bonheur (et à la gloire) d’Agrippa sont réunies.

Après une scène d’une grande intensité dramatique, les remords de Tirrhene et de Lavinie, la fin laisse un peu perplexe. Puisque Lavinie et Agrippa sont réunis, tout va pour le mieux, nous dit Quinault. Qu’Albine ait souffert de la pseudo-mort d’Agrippa comme des mensonges de son frère et de son père ne compte pas. Que le complot ait provoqué la mort de nombreux conjurés et de soldats n’émeut guère. Même la mort de Mézence est traitée sur un ton badin. Apprenant que le prince s’est tué pour respecter la promesse qu’il lui avait faite ne suscite chez Lavinie que ces quelques mots :

Je le plains, mais le bien qu’en vous le Ciel m’envoye
Ne laisse dans mon cœur, de lieu que pour la joye32.

La princesse n’est pas non plus préoccupée de la supercherie d’Agrippa. Il semble pourtant qu’un règne et un mariage fondés sur le mensonge ne soient pas de meilleure augure. En outre, il y a eu tout de même usurpation dynastique.

En effet, la substitution pose le problème de la légitimité d’un tel acte : quelles qu’en soient les raisons, a-t-on le droit de s’approprier abusivement la place d’un roi ? Cette question se pose évidemment dans le contexte de l’époque de Quinault, non de celui des protagonistes. Au XVIIe siècle, l’usurpation dynastique est considérée comme un crime de lèse-majesté. Tirrhene, lui, évoque la question du mérite33 :

Regnez mieux qu’il n’eut fait, meritez la Couronne,
Mezence en est indigne, & le Ciel vous la donne ;

À cela, Agrippa rétorque qu’il n’y pas à juger de la valeur et des qualités des personnes destinées à régner. Étant élues de droit divin, les hommes n’ont qu’à les servir de leur mieux.

Le throsne eust pu changer les injustes maximes ;
Respectons sa naissance, en detestant les crimes ;
Noircy d’impietez, de meurtres, d’attentats,
Il sort tousjours d’Ænée34.

Pour sa part, Agrippa avait toujours loyalement servi son roi, ce que nous indique Lavinie lors de la première scène de la pièce :

Il35 sortait de son sang, & jamais plus de zelle
N’esclatta pour un Roy, dans un sujet fidelle.

Tiberinus, pourtant, ne passait pas pour un modèle de vertu. On le décrit même comme un compagnon de débauche de Mézence. Cette noirceur d’âme était nécessaire évidemment. Il fallait que le roi et son successeur fussent peu recommandables pour excuser l’action d’Agrippa (usurpation dynastique) comme celle des autres personnages (conspiration contre un roi). En outre, il était nécessaire de respecter la cohérence du personnage. Accuser un roi sage et honnête du meurtre d’un sujet loyal eut été difficile à faire croire, même pour un acteur consommé tel que Tirrhene, même pour un auteur peu attaché aux vraisemblances comme Quinault.

L’autre argument de Tirrhene face aux réticences de son fils à considérer leur supercherie comme une action juste est qu’elle est du fait, non de leur propre volonté mais de celle du Ciel :

Pour l’esloigner du Throsne, & pour le luy ravir,
C’est de vous que le Ciel a voulu se servir ;
Vous estes l’instrument sur qui son choix s’arreste,
Et puis qu’il veut enfin emprunter vostre teste,
Souffrez la Couronne, & vous representez
Que c’est à tous les Dieux à qui vous la prestez.

Selon Tirrhene, ce sont les dieux qui ont voulu la mort de Tiberinus comme ils ont voulu le règne d’Agrippa. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les signes d’une protection favorable : sa main transpercée n’est pas un châtiment car elle lui évite d’être découvert par son écriture, il a gagné la bataille opposant depuis si longtemps les Rutules aux habitant d’Albe et tous les témoins de son subterfuge ont péri providentiellement. En outre, Mézence était prêt à assassiner le roi. Que le héros ne soit pas légitime n’a aucune importance puisque Mézence n’en savait rien. À partir du moment où le Prince était capable de s’attaquer au symbole royal, il ne méritait pas de régner.

Les arguments de Tirrhene font mouche et Agrippa consent à rester sur le trône, sans trop se faire prier. Cette faible résistance provient d’une part, de la tonalité de la pièce qui se veut galante avant que d’être politique et, d’autre part, du héros lui-même qui prend conscience du pouvoir que lui confère la couronne. Bien évidemment, ce pouvoir est à l’usage exclusif de l’Amour, seul but noble de l’ambition. Mais, lors de l’entretien avec Mézence, il semble prendre un malin plaisir à humilier le Prince en lui rappelant sa condition de sujet. L’ironie mordante du faux Tiberinus envers Mézence n’était pas nécessaire, celui-ci lui ayant fait comprendre l’amour intact de Lavinie pour Agrippa, sinon à susciter son inimitié et à justifier l’appartenance de Mézence au complot.

En effet, Mézence était, pour sa part, attaché au roi et, lors d’une entrevue avec Lavinie, il tente de justifier le meurtre d’Agrippa. Le fait que Mézence accepte d’assassiner le roi peut être envisagé comme une preuve d’amour mais nous pensons, pour notre part, qu’il faut également tenir compte de l’attitude humiliante du roi comme facteur déterminant dans cette décision.

Les enjeux du complot §

Amour et amour-propre §

Les motifs avoués du complot sont liés à l’amour : Lavinie l’entend comme une preuve d’amour à son amant défunt, Mézence s’y résoud par amour pour Lavinie, Albine pour venger son frère. Mais la motivation des personnages provient en grande partie des offenses ressenties face à l’attitude du faux Tiberinus à leur égard. Pour s’en rendre compte, il suffit de relever les termes exprimant la colère et le mépris : « venger, sang, haine, dépit, honte, offense, colère, fureur » ; tous ces termes sont utilisés en abondance par le trio que forment Lavinie, Mézence et Albine. En quelques scènes, Agrippa semble agir et parler dans le seul but de s’attirer la haine de tous. Il est vrai qu’en cela, il est admirablement secondé par Tirrhene qui ne cesse d’exciter la colère des uns et des autres. Ainsi, c’est lui qui « révèle » le véritable motif du meurtre d’Agrippa : se débarrasser d’un rival, amoureux et politique, gênant.

Mézence, parfait amant, semble obéir aux ordres de sa maîtresse. Mais, il ne nous échappe pas que ce crime lui permettrait également de se laver de l’affront commis par le roi. C’est un véritable camouflet que lui a fait subir Agrippa, et Mézence est orgueilleux. Si son ambition a disparu du fait de son amour pour Lavinie, il ne supporte pas l’idée d’être « doublé » sur le plan amoureux :

Et dés que la Princesse a demandé sa vie,
A peine ay-je un moment senty fremir mon cœur,
Tant le nom de Rival traîne avec luy d’horreur36.

Et son suicide est aussi bien la réalisation d’une promesse solennelle que le refus de s’avouer vaincu devant le héros.

Lavinie, elle, se sent insultée par l’amour du roi. Cette jeune femme fière supporte difficilement de savoir qu’elle est l’objet de la convoitise du roi :

Sçavez-vous qu’un Tyran m’ose offrir ses soupirs ?
Et que mes tristes yeux, pour comble de misère,
Au plus lâche des cœurs ont la honte de plaire37 ?

Lavinie est blessée dans son orgueil de femme mais aussi de Princesse. Elle qui, par soucis de protéger sa gloire, avait dissimulé son amour pour un homme vertueux et admirable, ne peut que se sentir choquée par les tendres aveux de celui qu’elle considère comme un homme impie et sanguinaire. En outre, elle estime que la conduite infâmante du roi entache la réputation des descendants d’Énée dont elle fait partie. Laisser impuni un crime qui la met en cause, puisqu’elle fut, sans le vouloir, la motivation du meurtre d’Agrippa, serait indigne d’elle. N’ayant pu se résoudre à se donner la mort, il ne lui reste plus, pour laver son honneur, que la mort du roi.

L’amour du roi pour Lavinie offense également Albine. Cette dernière se sent doublement blessée dans son orgueil. D’une part, elle éprouve de la culpabilité du fait d’être éprise du meurtrier de son frère, ainsi qu’elle le confie à Julie :

Je ne t’ay dit mon mal que pour y resister,
Et seule estant trop foible à combattre ma flame,
J’appelle tes conseils au secours de mon ame38.

D’autre part, cet amour est d’autant plus humiliant que le roi n’est plus amoureux d’elle. Enfin, dernière offense, il semble s’être aperçu de cet amour et le lui fait remarquer :

J’ay mesme, je l’avoue, eû peur, pour vostre gloire :
Il m’a semblé, d’abord, qu’un peu d’émotion
A trahy dans vos yeux vôtre indignation,
Et qu’encor, à ma veuë, un vieux reste de flame
S’est, à travers la haine, eschapé de vôtre ame39.

La conduite d’Agrippa est des plus offensantes pour Albine car il s’exprime sur un ton badin et feint d’ignorer les souffrances de la jeune femme. L’humiliation d’Albine est manifeste dans le registre utilisé pour exprimer ses sentiments : « honteuse estime, indignée, outrage, offensée… ».

Mensonges et mal-entendus §

Le mensonge est l’apanage de Tirrhene. Certes, Agrippa incarne la supercherie, mais il trompe par son apparence, non par ses mots. Aucun autre personnage ne ment et il n’y a pas véritablement de traître. En effet, si tous veulent la mort du roi (tout en feignant, comme Mézence, la soumission), personne ne veut la mort d’Agrippa et pas une seule personne ne vient révéler la supercherie. Même si Tirrhene ment et que, par son ambition forcenée, il manque provoquer la mort de son fils, il reste foncièrement un adjuvant puisque ses intentions sont destinées à cacher la substitution. Le jeu des apparences est d’ailleurs présent dans le registre lexical du regard et de la démonstration : « tu vas voir40, vous montrent41… »

Le déguisement d’Agrippa est prétexte à de nombreux quiproquos et autres jeux d’énoncés à double sens. Les quiproquos sont de deux ordres. Ainsi, lorsqu’Albine apparaît, acte V, scène 5, en confessant son « crime », les protagonistes, comme les spectateurs pensent qu’il s’agit de l’assassinat d’Agrippa, tandis que la jeune femme évoque le fait d’avoir épargné le roi. Aussi, lorsqu’elle annonçant la venue du meurtrier, apparaît Agrippa, la surprise est grande.

L’ironie dramatique est également présente. Cette figure de style ne se définit pas comme le fait d’indiquer à son interlocuteur, par un ton railleur ou des hyperboles, que les propos tenus doivent être interprétés différemment, mais le résultat d’une situation spécifique au théâtre où l’énoncé est destiné à la scène et à la salle. Le spectateur, en sachant souvent autant que le personnage qui parle, peut ainsi comprendre un signifié autre sous un même énoncé. Ainsi, lors de la conversation de Mézence et de Tirrhene, acte III, scène 5, ce dernier, évoquant l’heureuse initiative du Prince qui vient de l’informer du complot, tient ces propos :

Je doy tout, je l’avouë, à cette confiance,
Vous relevez par là ma plus chere esperance,
Et m’auriez fait un tort qui m’eut desesperé,
Si, sans m’en avertir, vous eussiez conspiré42.

Tirrhene ne ment pas : il aurait été tragique pour lui de ne pas être informé du complot visant à la mort du roi. Mais, là où Mézence entend la joie de Tirrhene à l’entente de la mort prochaine de l’assassin de son fils, le spectateur lui comprend le soulagement de Tirrhene à l’idée de pouvoir contrôler cette situation dangereuse L’ironie vient de la situation de Tirrhene à qui on réserve l’honneur de décider des modalités du meurtre de son fils. Si Agrippa était une comédie, cette situation aurait pu donner lieu à une scène outrée avec force clignements d’yeux et adresse aux public.

Il en est de même acte V, scène 5, lorsque Tirrhene se plaint de ne pouvoir assister le jour même à l’exécution du roi.

Tirrhene

Pleust au Ciel, seul recours d’un Pere miserable,
Que dés ce mesme jour, il m’eust ésté permis
D’offrir cette victime aux Manes de mon Fils.
C’est un tourment cruel, pour mon impatience,
De n’oser pas encor haster nostre vengeance.

Il n’y a pas une once de vérité dans les propos de Tirrhene. A cet instant, le spectateur en sait plus que les deux protagonistes. D’une part, il perçoit le sens caché de ces paroles : Tirrhene feint le ressentiment et la tristesse tandis qu’il se félicite de ce retard présumé. D’autre part, le spectateur n’est pas sans savoir que Lavinie vient de presser Mézence de devancer l’heure du meurtre. Tirrhene est donc pris à son propre piège, ses (hypocrites) vœux se trouvant malheureusement exaucés.

Agrippa, non plus, n’est pas en reste de sous-entendus. Ainsi, lors de son entretien, qui tourne plutôt à l’algarade, avec Albine, il lui tient innocemment ce langage :

Si la perte d’un frere est tout ce qui vous blesse,
Vous n’aurez rien perdu que vôtre douleur cesse ;
Je vous offre en moy-mesme un frere plein d’ardeur ;43

On assiste ici à un cas d’ironie liée au déguisement. C’est ce que Georges Forestier appelle le « Dire le vrai en disant le vrai qui paraît faux44 ».

En effet, Agrippa ne ment pas. Si Albine ne souffre que de la mort de son frère, la révélation de l’identité d’Agrippa lui ôtera tout sujet de douleur. En outre, il est bel et bien son frère. Mais, comme Albine ne met pas en doute l’identité du roi, elle ne peut tenir ces propos pour véridiques. Elle n’y voit que raillerie, une cruauté de plus du roi. Quinault n’a pas voulu se priver de cette connivence avec le spectateur mais ce jeu paraît bien cruel et indigne d’Agrippa. Que signifient ces propos, insultants pour Albine qui se voit proposer pour frère le meurtrier de celui-ci ? Si Agrippa se nommait Richard III, on pourrait parler d’audacieuse stratégie, mais, outre le fait qu’Agrippa est loin de ressembler au héros roué et retors de Shakespeare, il n’est guère de profit pour lui à s’exprimer ainsi, sinon, une fois de plus, s’attirer les foudres de son entourage. Agrippa voulait-il susciter des doutes quant à son identité ? Nous ne pouvons croire que le héros se moque de sa sœur. Il s’agit plutôt d’une part, d’entretenir une relation de complicité avec le spectateur, et d’autre part, de justifier la haine de la jeune femme pour le roi.

Si Agrippa fit les délices de la Cour du XVIIe siècle, les critiques de l’époque et des siècles suivants se montrèrent plus sévères. Les Frères Parfaict45, La Harpe46 et surtout Boileau47 reprochèrent à son auteur les invraisemblances des situations, l’insignifiance du héros, les quiproquos. L’examen de la pièce aura, nous l’espérons, apporté un éclairage plus nuancé. Les invraisemblances ne sont que le fruit d’un imaginaire contraint par les doctrines classiques.

Plus à l’aise dans le registre des Questions d’amour que dans celui du tragique, Quinault a su pourtant, approcher le pathétique lors, notamment, de la confrontation entre le héros, Tirrhene et Lavinie48. Mais il s’est contenté de laisser entrevoir une situation réellement tragique, sans se détacher de son goût pour la légèreté et les intrigues amoureuses. Il faut donc apprécier Agrippa pour ce qu’elle est, un marivaudage plaisant, un conte de fées, dont le dénouement est d’autant plus heureux que le péril fut grand.

Édition du texte §

Il n’existe aucun manuscrit des pièces de Quinault.

Nous avons reproduit l’édition princeps de 1663, d’après l’exemplaire, sous forme de micro-fiche, de la Bibliothèque de l’Arsenal :

Agrippa, Roy d’Albe ou le faux Tiberinus, Dédié au Roy. A Paris, chez Guillaume de Luyne, MDCLXIII.–In-12, X-72 p.

Cette édition comprend une dédicace au roi, le privilège du roi, l’achevé d’imprimer date du 25 janvier 1663. La page de titre ne porte ni mention de genre, ni indication d’auteur mais l’épître dédicatoire est signée Quinault.

Nous avons également consulté l’exemplaire, toujours sous forme de micro-fiche, présent à la Bibliothèque nationale. Cette version est quasiment identique à celle de l’Arsenal puisqu’elle comprend la dédicace, l’achevé d’imprimer, le bandeau caractéristique des éditions de Guillaume de Luyne, l’absence de classification et si le nom de Quinault apparaît, il a été ajouté à la main. En outre, les coquilles repérées dans l’édition de l’Arsenal sont également présentes. Par contre, nous avons pû remarquer une coquille qui n’existe pas dans l’édition de l’Arsenal, signalée dans la présente édition.

Une seule autre édition d’Agrippa a paru du vivant de l’auteur :

Agrippa, Roy d’Albe ou le faux Tiberinus, Dédié au Roy, suivant la copie imprimée à Paris [Amsterdam, Abraham Wolfgang] 1663 (quaerendo)

Elle fait partie d’un recueil factice qui est décrit dans les Elsevier mais qui, malheureusement, a disparu. Nous n’en avons pas trouvé trace dans les autres bibliothèques parisiennes.

Il existe une édition pirate, ne comprenant ni mention de date, ni auteur mais une indication de genre : tragédie. La Bibliothèque nationale en possède deux exemplaires49, qui sont quasiment identiques, exceptées les indications manuscrites sur la page de garde. Sur l’un, il est noté « d’après Quérard », sur l’autre « Parfait ». En outre, l’un des exemplaires est signalé sur le catalogue de la bibliothèque comme étant du fait de Pierre Ribou50. Étienne Gros n’avait pas pu consulter ces exemplaires, puisqu’ils n’appartenaient pas encore à la Bibliothèque, mais il signale que des éditeurs affirment qu’il existe une version antérieure à celle de 1663. C’est sans doute cette version que Cioranescu signale dans la bibliographie. Un examen attentif de ces exemplaires permet pourtant d’affirmer que cette version a été attribuée sans grande exactitude à l’année 1660.

William Brooks note ceci51 :

La désignation « tragédie » nous ferait peut-être conjecturer que cette édition date du 18e siècle, car il y a tout lieu de croire que même si la pièce manque d’indication de genre, elle fut considérée comme une tragi-comédie pendant le 17e siècle, et elle ne fut réclamée comme tragédie que par les éditions collectives du 18e. Mais une contrefaçon du 18e aurait-elle reproduit le privilège52 ? Nous croyons que non : et nous en concluons donc que cette édition date d’une époque peu postérieure à celle de la 1e edition.

Nous en arrivons à la même conclusion mais avec un raisonnement différent. En effet, l’orthographe de cette édition est plus moderne que l’édition de 1663 mais présente encore des caractéristiques non présentes dans les éditions datant du XVIIIe, telles que le « y » à la place du « i », l’absence d’accentuation des « e »…

Enfin, les exemplaires que possèdent les université du Minesota et et de la Floride ne portent aucune date.

Les éditions parues après la mort de Quinault ne contiennent pas de différences notables, mis à part la ponctuation et l’orthographe.

Nous avons fait la distinction moderne entre « u » et « v », « i » et « j ». Nous avons remplacé le tilde de par « m » ou « n », selon les cas. Nous avons toutefois conervé la ligature & et avons respecté la graphie et la ponctuation originales. Toutes les modifications qui nous ont semblé nécessaires sont signalées par des notes de bas de page.

Agrippa
Roy d’Albe
Ou le Faux
Tiberinus §

Epistre
Au Roy. §

Sire,

Il y avait lieu de croire que mon Ambition devoit estre entièrement satisfaite, de l’agréement avec lequel cette Piece a esté receue de vostre majeste. Aprés une grace si considerable, je Luy pouvois en effet espargner la fatigue d’une Epistre ; & l’avantage d’avoir sçeu Luy plaire ; estoit un honneur assez grand, sans chercher encore un nouveau moyen de l’accroistre. Cét emportement est une foiblesse naturelle aux habitans du Parnasse ; & comme la gloire est souvent l’unique fruict qu’ils recueillent de ce Pays sterile, il leur est pardon- nable d’en desirer quelquesfois avec un peu trop d’ardeur. On s’imagi- nera, peut-estre, que je devois estre exempt de ce defaut, parce que j’ay le bon-heur d’approcher la Personne Auguste du plus accomply de tous les Monarques, & d’y voir briller de prés ces Vertus éclatantes qui font aujourd’huy l’admiration de toute la Terre : mais qui ne sçait point, SIRE, que lors qu’il s’agit de gloire, ce n’est pas en VOSTRE MAJESTE que l’on peut trouver des Exemples de moderation ? Cét excés n’est pas de ceux dont Elle se veut deffendre, & c’est proprement là dessus qu’Elle est la plus difficile du monde à contenter. La fin de la Guerre n’a pû devenir la fin de ses Conquestes. La Paix n’a sçeu L’empescher d’en faire de nouvelles, & qui Luy sont d’autant plus glorieuses, qu’elles n’ont pas cousté une seule goutte de sang à ses Subjets, & qu’Elle n’en doit rien qu’à Elle-mesme. A dire vray, SIRE, à moins que d’estre comme nous sommes, les tesmoins de tant de Merveilles, y auroit-il apparence de les pouvoir croire ? Ne pourrions-nous pas avoir bien de la peine à nous persuader, qu’à vingt-quatre ans VOSTRE MAJESTE n’ait pas esté moins redoutable dans son cabinet, qu’à la teste de ses Armées ? Qu’Elle ait sçeu joindre des choses aussi peu compatibles que la Jeunesse florissante, & la Prudence consommée ? Qu’Elle ait eu des Qualitez que l’on n’acquiert que par la perte des plus belles années, dans un âge qui n’est d’ordinaire que pour les plaisirs ? Enfin qu’Elle ait trouvé l’Art de rassembler en Elle seule tous les Avantages que le Ciel a accoustumé de separer dans le reste des hommes ? Il n’y a pas, SIRE, jusques aux secrets des belles Lettres, où les Lumieres de VOSTRE MAJESTE ne s’estendent ; Elles n’ont pas desdaigné de m’esclairer dans la conduite de cét Ouvrage, & je suis obligé de confesser qu’Elles sont la source de ce que l’on y a trouvé de plus brillant. Cette inclination que VOSTRE MAJESTE témoigne pour les Muses, n’avoit garde de Luy manquer, puisque c’est de tout temps la passion des Heros. Les vers d’Homere furent autresfois les Delices du Vainqueur de l’Asie au milieu de ses triomphes ; & les Comedies de Terence receurent leurs derniers traits des mesmes Mains qui venoient de terrasser Annibal, & d’abattre la grandeur de Carthage. Ceux qui sont attachez particulierement à ce genre d’écrire, n’ont plus, SIRE, qu’une seule chose à craindre avec toute l’Europe ; C’est que la haute Valeur de VOSTRE MAJESTE, qui s’est fait tant de violence pour donner le repos à ses Peuples, ne trouve quelque juste occasion de l’interrompre. S’il faut qu’une fois elle reprenne les Armes, le bruit que nous prevoyons bien qu’elles feront, ne nous permettra plus de songer aux Roys les plus Illustres des Siecles passez, & pour nous laisser le loisir de representer leurs actions, Celles de VOSTRE MAJESTE nous donneront asseurément trop d’affaires. Je n’ay pas la hardiesse de promettre de travailler sur de si grands Sujets, avec autant d’esprit qu’une infinité de gens plus habiles que moy, & qui ne laisseront pas eschaper une si riche matiere. J’ose respondre seulement que je puis défier qui que ce soit au monde, de surpasser le zele ardent qui animera toûjours,

SIRE,

DE VOSTRE MAJESTE,

Le tres-humble, tres obeïssant, &
tres-fidelle serviteur & subjet

QUINAULT.

Extraict du privilege du Roy. §

Par Grace & Privilege du Roy, Donné à Paris le quatorzième Janvier mil six cens soixante-trois, Signé par le Roy en son Conseil, LE Mareschal. Il est permis à nostre cher & bien aymé PHILIPPE QUINAULT Nostre Valet de Chambre Ordinaire, de faire imprimer une Piece de Theatre de sa composition, intitulée : Agrippa Roy d’Albe, Ou le Faux Tiberinus, pendant le temps & espace de cinq années, finies & accomplies, à commencer du jour de l’achevé d’Imprimé. Et deffences sont faites à toutes personnes, de quelque qualité & condition qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre & debiter, sans le consentement dudit Sieur QUINAULT, à peine de cinq cens Livres d’amande, & de tous despens, dommages & interests, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Et ledit Sieur QUINAULT a cedé & transporté ces droits de Privilege à GUILLAUME DE LUYNE, Marchand Libraire, pour en jouyr le temps porté par iceluy.

Achevé d’imprimer le 25. Janvier 1663.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de cette Ville de Paris, le 24. Janvier 1663.

Signé, DUBRAY, Scyndic.

Acteurs §

  • LAVINIE, Princesse du Sang des Roys d’Albe.
  • ALBINE, Fille de Tirrhene, & sœur d’Agrippa.
  • CAMILLE, Confidente de Lavinie.
  • JULIE, Confidente d’Albine.
  • MEZENCE, Neveu de Tiberinus.
  • FAUSTE, Confident de Mezence.
  • TIRRHENE, Prince du Sang d’Enée, Pere d’Agrippa & d’Albine.
  • AGRIPPA, Fils de Tirrhene, regnant sous le nom et la ressemblance de Tiberinus, Roy d’Albe.
  • LAUZUS,
  • ATIS, Officiers d’Agrippa.
  • Gardes.
La scène est au Palais des Roys d’Albe, dans l’Appartement de Lavinie.
[p. 1]

Acte I §

Scène premiere §

Lavinie, Albine, Camille, Julie.

Lavinie

Vostre malheur au mien n’est pas à comparer,
Consolez-vous, Albine, & layssez-moy pleurer.

Albine

Que vous connoissez peu la douleur qui m’emporte,
Si vous croyez la vostre, & plus juste & plus forte ! 

Lavinie

5 Dans l’Illustre Agrippa massacré laschement, [p. 2]
Vous ne perdez qu’un frere, & j’y pers un amant.

Albine

J’y pers un frere unique, & le mal qui m’accable,
Est d’autant plus cruel, qu’il est irreparable : 
Mais pour vous en effet l’on doit vous plaindre moins ;
10 Le Prince à vous aymer a mis ses plus grands soins :
Et pour vous consoler vos yeux ont sceu vous faire
Beaucoup plus d’un amant, & je n’avois qu’un frere.

Lavinie

J’avois plus d’un amant avant ce dur revers,
Mais je n’en aymois qu’un, Albine, & je le pers ;
15 Le Roy jusques au jour qu’il perdit vostre frere,
Vous a parlé d’hymen, a tasché de vous plaire,
Et le devant haïr, peut-estre en vostre cœur,
Un frere ne fait pas toute vostre douleur.

Albine

Ne me soupçonnez point d’un sentiment si lasche ;
20 Ce coup d’avec le Roy pour jamais me destache ;
Et soüillé de mon sang, il me fait trop d’horreur,
Pour luy pouvoir laisser quelque place en mon cœur.
Le retour en ces lieux de ce Tyran53 infame,
Rouvre encor de nouveau cette playe en mon ame,
25 Et quelque juste ennuy54 qu’il renouvelle en vous,
Aupres de mes malheurs, les vôtres sont bien doux.
Pres d’un an escoulé depuis nostre disgrace,
Est pour vous consoler un assez long espace.

Lavinie

Dites, dites pour vous, c’est bien plus aisement
30 Que l’on peut oublier un frere qu’un amant.
L’amour est bien plus tendre, en pareille avanture,
Et n’est pas consolé si-tost que la nature.
Le sang dans ses transports, content d’un peu de deüil,
Ne va jamais plus loing que les bords du cerceuil :
35 On cesse d’estre sœur quand on n’a plus de frere ; [p. 3]
La nature s’arrête, & n’a55 plus rien à faire ;
Mais l’Amour qui penetre au creux d’un monument56,
Peut faire encore aymer, quand on n’a plus d’amant.

Albine

Pour regretter mon frere, & croistre ma tristesse,
40 L’interest de ma gloire est joint à ma tendresse :
Des vieux ans de mon pere estant l’unique appuy,
Toute nostre esperance expire avecque luy.
Nous descendons du sang dont Albe est l’heritage,
Mais c’est d’un peu trop loin pour en prendre avantage ;
45 Vous, vous touchez au throsne, & la Fortune un jour,
Pourroit vous consoler des rigueurs de l’amour.

Lavinie

Mon cœur est à l’amour, & non à la fortune ;
Je tiendrois maintenant la Couronne importune,
Et quand tout ce qu’on aime entre dans le tombeau,
50 La pompe57 est une peine, & le sceptre un fardeau.
Après Tiberinus, & son neveu58 Mezence,
L’empire icy m’est deu, par les droits de naissance ;
Mais le Roy trop cruel qui possede ce rang,
Soüille par ses forfaits, son throsne, & notre sang,
55 Et son ayeul Ænée59, en ses faits magnanimes,
Fit voir moins de vertus, qu’il n’a commis de crimes.
Le meurtre d’Agrippa massacré par ses coups,
Fut comme le dernier, le plus cruel de tous :
Il60 sortait de son sang, & jamais plus de zelle
60 N’esclatta pour un Roy, dans un sujet fidelle.
Cependant, mesme aux yeux d’un père infortuné,
Par ce Tyran barbare61 il fut assassiné,
Sans avoir pû jamais l’accuser d’autre offence,
Que d’avoir avec luy beaucoup de ressemblance.
65 Apres ce crime affreux, le sang ny le devoir,
N’ont rien en sa faveur qui puisse m’esmouvoir :
Je ne vois plus en luy de parent ni de maistre, [p. 4]
Je ne le connoy plus, ny ne le veux connoistre ;
Et l’injuste assassin de mon illustre amant,
70 Doit tout apprehender de mon ressentiment.
Mais qui s’approche,

Albine

Adieu, c’est le Prince Mezence,
Son amour prés de vous ne veut pas ma presence.

Scene II §

Lavinie, Mezence, Fauste, Camille.

Lavinie

Vous voyez de vos soins quel est pour moy le fruit,
Dés que vous m’abordez tout le monde me fuit62 ?

Mezence

75 Si c’est moy qui fais fuir Albine qui vous quitte,
J’oste à vostre douleur, un objet qui l’irrite63.

Lavinie

Le neveu du Tyran qui fait tout mon malheur
Doit bien plustot encor irriter ma douleur.

MEZENCE

Par quelle cruauté, puny par vostre haine,
80 Sans avoir part au crime, ay-je part à la peine ?
Quand j’aurois de ma main fait perir vostre amant,
Pourriez-vous ma traitter plus inhumainement ?

Lavinie

Et qui peut m’asseurer que vostre jalousie,
N’ait point poussé la main qui termina sa vie ?
85 Le Roy contre Agrippa n’estoit point irrité : [p. 5]
Que sçay-je si son bras n’estoit pas emprunté ?
Et n’a point immolé cette illustre victime,
Pour vous metre en estat de joüir de son crime ?

Mezence

Hier64 le Roy sur ce point s’expliquant hautement,
90 Fit voir qu’il soupçonna la foy de vostre Amant,
Qu’il l’avoit fait si grand qu’il luy fut redoutable,
Et qu’enfin avec luy le treuvant trop semblable
Il voulut, pour s’oster tout sujet de terreur,
Prevenir par sa mort quelque funeste erreur.
95 Pour les bien discerner, quelque soin qu’on put65 prendre,
Leur rapport estoit tel qu’on pouvoit s’y meprendre,
Et qu’apres les avoir cent fois considerez,
Je m’y trompois, moy mesme, à les voir separez.

Lavinie

La Nature oublia sans doute, en leurs visages,
100 Ce dehors different qu’on void dans ses ouvrages,
Et contre sa coustume elle ne mit jamais
En deux corps separez, de si semblables trais.
Mais la diversité qui distingue nos trames66,
Au défaut de leurs corps, se trouvoit dans leurs ames,
105 Et la Nature en eux, avec des soins prudents,
L’oubliant au dehors, la mit toute dedans.
Mon Amant eut une Ame, aussi noble, aussi belle,
Que celle du Tyran est perfide, & cruelle,
Et ce Heros receut bien plustost le trepas,
110 Parce qu’à ce Barbare, il ne ressembloit pas.

Mezence

Ce transport violent n’a rien de condemnable ;
Le Roy mesme envers vous sent bien qu’il est coupable :
Hier, pour le recevoir, m’estant fort avancé,
Il me parla de vous, dés qu’il m’eut embrassé,
115 Et lors que je luy dis la profonde tristesse
67 la mort d’Agrippa vous plonge encore sans cesse,
Je l’oüis soupirer, je le vis s’esmouvoir, [p. 6]
Et pour vous consoler, il promit de vous voir.

Lavinie

Ah ! C’est le dernier mal qui me restoit à craindre !
120 Ce cruel à le voir pretend donc me contraindre !
Et pour nouveau tourment, veut offrir à mes yeux
Une main teinte encor d’un sang si précieux !

Mezence

Dans le premier combat, au gré de votre haine,
Un trait fatal perça cette main inhumaine ;
125 Et le Destin fit voir par ce coup mérité,
Qu’on ne peut vous déplaire avec impunité.

Lavinie

Les Dieux justes vengeurs du sang de l’Innocence,
N’ont fait encor sur luy, qu’esbaucher leur vengeance ;
Et le trait dont sa main a senty le pouvoir,
130 N’est qu’un premier esclat du foudre prest à choir.
Vous mesme qui suivez ses barbares maximes,
Et qu’avec luy le sang unit moins que les crimes,
Redoutez que ces Dieux, dans leur juste couroux,
N’estendent leur vengeance & leurs traits jusqu’à vous.
135 Mais vous n’en croyez point68, & vous en faites gloire.

Mezence

Si je n’en ay pas cru, je commence d’en croire :
Je me sens convaincu, graces à vos beautez,
Que l’on doit de l’encens à des Divinitez :
De vos charmes divins l’esclat tout admirable
140 Force assez de connoistre un pouvoir adorable,
Et quand j’aurois tousjours douté qu’il fust des Dieux,
Pour en croire, il suffit d’avoir veu vos beaux yeux :
Du moins, quand en effet, j’aurois l’erreur encore
De ne pas connoistre tous les Dieux qu’on adore,
145 Pres de Vous, quelque erreur dont on soit prevenu,
L’Amour n’est pas un Dieu qui puisse estre inconnu. [p. 7]

Lavinie

Quoy qu’il en soit, Prince, à ne rien vous taire ;
Agrippa n’estant plus, rien ne me sçauroit plaire,
Le Ciel dans ce69 Heros prit soin de renfermer
150 Les vrais & seuls appas qui me pouvoient charmer ;
L’invincible pouvoir d’un destin tout de flame
N’attacha qu’à luy seul tous70 les vœux de mon Ame ;
On ne doit à l’Amour qu’un tribut à son choix,
Et c’est trop pour un cœur d’aymer plus d’une fois.

Mezence

155 Je n’en sçaurois douter, inhumaine Princesse :
Cet amant seul a pris toute vostre tendresse,
Et reservant pour moy toute votre rigueur,
Son ombre encor suffit pour m’oster votre cœur :
Vostre couroux s’accroist, plus mon amour esclatte.

Lavinie

160 Perdez donc cet amour.

Mezence

Le perdre ! Helas ingratte !
Plustost tousjours pour moy, gardez ce fier couroux,
Et laissez moy du moins l’amour que j’ay pour vous,
Deussay-je voir tousjours vos beaux yeux en colère,
Ils ont beau s’irriter, ils ne sçauroient deplaire.
165 Pour des Destins divers, le Ciel nous sceut former.
Le vostre est d’estre aymable, & le mien est d’aymer :
Mais vous n’escoutez point, & vos yeux qui s’agittent
Lassez de mes regards, avec soin les evitent.

Lavinie

Voicy de mon amant le Pere infortuné,
170 Quelque soucy le presse71, il paroit estonné72.

Scène III. §

[p. 8]
Tirrhene, Lavinie, Mezence,Fauste, Camille.

Tirrhene à Mezence

Ne vous offencez73 pas, Seigneur, si je m’avance,
J’apporte à Lavinie un advis d’importance :
Et je viens l’avertir que l’on m’a fait sçavoir,
Que le Roy va sortir à l’instant pour la voir.

Lavinie à Mezence

175 Ah ! Prince, si vostre Ame à ma peine est sensible,
Empeschez qu’on m’expose à ce tourment horrible,
Et tâchez par vos soins d’espargner à mes yeux,
Le supplice74 de voir cet objet odieux.

Mezence

Mon plus ardent desir est celuy de vous plaire,
180 Et de tout mon pouvoir je cours vous satisfaire.

Scène IV. §

Tirrhene, Lavinie, Camille.

Tirrhene

Le Prince entreprendra de l’arrester en vain ;
Je ne connois que trop ce Tiran75 inhumain :
Son ame violente en ses desirs persiste,
Et sa fureur s’accroist pour peu qu’on luy resiste.
185 Pour mieux vous en deffendre, il faut vous retirer.
Je doute que chez vous par force il ose entrer,
Il ne passera point à cette audace extréme.
Ce Meschant76 craint le peuple, & le peuple vous ayme.

Lavinie

Mais pour vous … [p. 9]

Tirrhene

Que peut craindre un Pere desolé ?
190 Le plus beau de mon sang par ses mains a coulé ;
Pour le peu qui m’en reste, il faut peu me contraindre,
Je suis trop mal-heureux pour avoir rien à craindre.
Je veux luy reprocher son crime aux yeux de tous …
Gardez qu’il ne vous voye, il vient, retirez-vous.

Scène V. §

Agrippa, sous le nom de TiberinusMezence, Lauzus, Atis, Tirrhene

Agrippaà Mezence

195 Qu’on ne m’en parle plus, je veux voir Lavinie.
Mezence se retire
A Lauzus77
Vous, allez donner ordre à la ceremonie.
Faites tout preparer pour rendre grace aux Dieux,
D’avoir mis par mes soins le calme dans ces lieux.
A Atis
Que le reste s’esloigne, & devant que je sorte78
200 Qu’aucun n’entre en ce lieu …quoy ! l’on ferme la porte !

Tirrhene

Ouy, l’on la ferme, Ingrat, & c’est par mes avis.

Agrippa

Mon Pere …

Tirrhene

A peine en vous je reconnoy mon Fils79.
Nous sommes sans tesmoins, je parle en asseurance.
Quoy ! chercher Lavinie, & contre ma deffence !
205 Oubliez vous ainsi, ce qu’avoit ordonné [p. 10]
Un Pere, dont les soins vous ont seuls couronné ?
Ne vous souvient-il plus que c’est par ma prudence,
Que vous tenez icy la supresme puissance ?
Et que vous ne vivez, ny regnez que par moy ?

Agrippa

210 Je n’ay rien oublié de ce que je vous doy.
Lorsque pour r’assurer la Frontiere alarmée,
Tiberinus pressé de joindre son armée,
N’ayant que nous, pour suitte, avec trois de ses gens,
Passant l’Albule à gué, fut abismé dedans,
215 Ce fut vous, dont le soin m’inspira l’assurance
De regner apres luy , par notre resssemblance,
Et sceut persuader les tesmoins de sa Mort
De m’assister à prendre & son nom, & son sort80.
Tandis que sous ce nom qui m’a fait mesconnoitre81,
220 J’ay trompé tout le Camp, & m’y suis rendu maistre,
Pour mieux feindre, en ces lieux retournant sur vos pas,
Vous avez au Roy mesme imputé mon trépas …

Tirrhene

Mais lorsque pour tenir l’entremise couverte,
Je vous quitay, pour feindre encor mieux vôtre perte,
225 Et pour en accuser la main mesme du Roy,
L’ordre le plus pressant que vous eustes de moy,
Pour conserver le Sceptre, & vos jours, & ma vie,
Ne fut-ce pas, sur tout, d’oublier Lavinie ?
Cependant, aussi-tost qu’on vous void de retour,
230 Je vois encor pour elle esclatter vostre amour ?
Vous venez hazarder qu’un soupçon, qui peut naistre
Par l’esclat de vos feux, vous fasse reconnoitre,
Et qu’un œil esclairé par cette vieille ardeur,
Dessous les traits du Roy, decouvre un autre Cœur ?
235 Il faloit sur le Throne estouffer cette flame ;
Il faloit commencer à regner dans vostre ame,
Estre Roy tout à fait & sçavoir reprimer… [p. 11]

Agrippa

Pour estre Roy, Seigneur, est-on exempt d’aymer !
Pour avoir pris un Sceptre en est-on moins sensible ?
240 Le Throne aux trais d’Amour est-il inaccessible ?
Pensez-vous qu’à ce Dieu les Rois ne doivent rien ?
Et qu’il soit quelqu’Empire independant du sien ?

Tirrhene

Ah ! quittez ces erreurs : l’Amour, & ses chimeres,
Sont des amusements pour des Ames vulgaires,
245 La foiblesse sied mal à qui donne des loix,
Et la seule grandeur est l’amour des grands Rois.
Agissez comme eust fait Tiberinus luy mesme.

Agrippa

Mais il aymoit ma Sœur, voulez-vous que je l’ayme ?
Que je presse82 un himen horrible, incestueux ?

Tirrhene

250 Non, un crime de vous n’est pas ce que je veux.
L’heur de vous voir au thrône à mes vœux peut suffire ;
Mais ne hasardez point cette gloire où j’aspire,
Je veux que mon sang regne, & c’est ma passion.

Agrippa

Quel mal fait mon amour à vostre ambition ?
255 Lavinie est le charme où mon âme est sensible,
Son Cœur avec le Sceptre est-il incompatible ?
Quel peril voyez-vous à luy tout reveler ?

Tirrhene

Elle est jeune, elle est fille, & pourroit trop parler.
Fiez-vous à moy seul : tout m’alarme, & me blesse,83
260 Tout m’est suspect d’ailleurs, l’Amour, vous, la Princesse,
Les Amants osent trop, l’Amour est indiscret,
La Nature est plus seure, & plus propre au secret,
Quand mesme Lavinie auroit l’art de se taire,
Vous ne vous pourriez pas empescher de luy plaire,
265 Et si vous luy plaisiez, on verroit aisement, [p. 12]
Que Lavinie en vous reconnoit son Amant.
Pour mieux garder le sceptre, il faut soufrir sa haine,
Et payer à ce prix la grandeur Souveraine.

Agrippa

Ah ! Vous n’estimez point ce prix si grand qu’il est,
270 Et le Sceptre n’est pas si doux qu’il vous paroist.
Depuis que votre soin à qui je m’abandonne,
A voulu sur ma teste attacher la Couronne,
Je n’ay point ressenty cette felicité,
Et ces vaines douceurs, dont vous m’aviez flatté.
275 Je vois incessament le Ciel qui me menace :
Les tesmoins de la mort du Roy pour qui je passe,
Et qui m’aydoient à prendre un rang si glorieux,
Dans le premier Combat perirent à mes yeux ;
Sur cét objet encor ma veuë estoit baissée,
280 Lors que d’un trait fatal j’eus cette main percée,
Comme si le Ciel juste eust voulu la punir
Du Sceptre desrobé qu’elle osoit soutenir.

Tirrhene

Ne craignez rien du Ciel, il vous est favorable,
Bien qu’à Tiberinus vous soyez tout semblable :
285 Les tesmoins de sa mort pouvoient vous descouvrir,
Et le Ciel vous fit grace en les faisant perir.
Vostre main sans ce coup eust mesme pû vous nuire,
On vous eust pû connoistre à la façon d’escrire,
Et pour vous donner lieu de regner sans frayeur,
290 Le coup qui le perça fut un coup de faveur.
Le sort comble avec soin vostre regne de gloire ;
Vous avez entassé victoire sur victoire.
Et venez de forcer les Rutules deffaits,
Apres cent vains efforts, à demander la Paix.
295 Si du Prince en regnant vous occupez la place,
La Justice du Ciel vous y met, & l’en chasse,
Noircy de cent forfaits qui l’ont dehonoré, [p. 13]
Au dernier attentat il s’estoit preparé ;
Et sans l’amour qu’il prit depuis pour Lavinie,
300 Par qui l’ambition de son cœur fut bannie,
Malgré le nœud du sang, de fureur transporté,
Sur Tiberinus mesme il auroit attenté.
Regnez mieux qu’il n’eut fait, meritez la Couronne,
Mezence en est indigne, & le Ciel vous la donne ;
305 Et puis qu’icy les Roys sont les portraits des Dieux,
Faites en un en vous qui leur ressemble mieux.

Agrippa

Le throsne eust pu changer les injustes maximes ;
Respectons sa naissance, en detestant ses crimes ;
Noircy d’impietez, de meurtres, d’attentats,
310 Il sort tousjours d’Ænée84.

Tirrhene

Et n’en sortons nous pas ?
Le sang des Dieux qu’Ænée a transmis à sa race,
Dans le cœur de Mezence & s’altere & s’efface ;
Quoy que plus loin en nous l’esclat s’en soustient mieux,
Et s’il est de plus pres sorty du sang des Dieux,
315 Le pur sang des Heros, quand la vertu l’anime,
Vaut bien le sang des Dieux corrompu par le crime :
Il85 se mocque des loix, se rit des immortels,
Ses forfaits ont passé jusques sur les Autels,
Et les Dieux offencez pour en tirer vengeance,
320 Avec eux contre luy vous font d’intelligence,
Pour l’esloigner du Throsne, & pour le luy ravir,
C’est de vous que le Ciel a voulu se servir ;
Vous estes l’instrument sur qui son choix s’arreste,
Et puis qu’il veut enfin emprunter vostre teste,
325 Souffrez y la Couronne, & vous representez
Que c’est à tous les Dieux à qui vous la prestez.

Agrippa

Accomodez86 ma flame avec le Diademe. [p. 14]
Je consens à regner, mais consentez que j’aime.

Tirrhene

L’amour de Lavinie expose trop nos jours,
330 Si vous voulez aimer, prenez d’autres amours.

Agrippa

Je ne sçaurois rien voir de plus aimable qu’elle.

Tirrhene

Regardez la Couronne, elle est encor plus belle.

Agrippa

Je suis amant, Seigneur, & vous ambitieux,
Et nous ne voyons pas avec les mesmes yeux.
335 Le Sceptre que j’ay pris ne m’a jamais sceu plaire
Qu’autant qu’à mon amour je l’ay cru necessaire :
Mezence estoit amant, en mesme lieu que moy,
Et pouvoit estre heureux s’il fût devenu Roy.

Tirrhene

Il garde encor ses feux, gardez le Diadesme.

Agrippa

340 Mais sous le nom du Roy du moins soufrez que j’aime.

Tirrhene

Sous ce nom odieux vous serez mesprisé87.

Agrippa

Ah ! qu’un mespris est doux, sous un nom supposé !
Caché sous les faux trais d’un Prince, où Lavinie
Ne croit voir qu’un Tyran qui m’arracha la vie,
345 Sa rigueur n’aura rien que de charmant pour moy,
Ses dédains me seront des garants de sa foy.
Comme assassin ensemble, & rival de moy-mesme,
Son couroux me doit estre une faveur extreme,
Et pour mieux m’exprimer sa tendresse, en ce jour,
350 La haine servira d’interprette à l’amour.

TIRRHENE

Hé bien, flattez vos feux de cette douceur vaine, [p. 15]
Et perdant son amour joüissez de sa haine,
Sondez jusqu’où pour vous son cœur est enflamé,
Et sous un nom hay goustez l’heur d’estre aymé.
355 J’ay d’importans secrets dont je vous doy instruire,
Mais un long entretien icy nous pourroit nuire.
Tirant le corps du Roy, sous vostre nom, des flots,
A ses Manes errans je rendis le repos ;
Je fis seul son Bucher, & ramassay sa cendre ;
360 Et chacun dans mon deüil s’est si bien sceu mesprendre ;
Que tous les factieux88 trompez par mes regrets,
Se sont ouverts à moy de leurs complots secrets.
Pour nous revoir, feignez d’en vouloir à ma Teste,
Avant la fin du jour commandez qu’on m’arreste ;
365 Vous m’examinerez, & je prendray ce temps
Pour vous dire le nom de tous les mescontens.
Cependant contre moy, paroissez en furie,
Dites que mes conseils ont fait fuir Lavinie,
Menacez, & d’abord m’ordonnez en couroux,
370 De n’aprocher jamais ny d’elle ny de vous.

Agrippa

De ce que je vous doy faire si peu de conte !

Tirrhene

Un mepris qui vous sert ne me peut faire honte :
Je vous deffends moy-mesme icy de m’espargner ;
Ma veritable gloire89 est de vous voir regner.

Fin du premier Acte.

[p. 16]

Acte II §

Scène première §

Albine, Julie.

Julie

375 Ce Palais n’est pour vous qu’un objet de tristesse.
Pouvez-vous y rentrer ?

Albine

C’est pour voir la Princesse.
L’amitié, tu le sçais, nous unit fortement,
Au frere que je pers, elle perd un amant,
Et meslant nos ennuis, qui par là s’adoucissent,
380 Outre notre amitié, nos malheurs nous unissent.
Mezence m’a trop tost contrainte à la quitter ;
Et sentant aujourd’huy tous mes maux s’augmenter,
J’en veux aller chez elle adoucir l’amertume.
Mais la porte est fermée, & contre la coutume.

Julie

385 Peut-être, que le Roy de son deüil adverty,
Est entré pour la voir, & qu’il n’est pas sorty.

Albine

S’il est vray, je l’attens, & pleine de furie,
Je veux luy reprocher sa lasche barbarie,
Et dans l’ennuy mortel dont mon cœur est pressé,
390 Luy demander raison du sang qu’il a versé.
Je veux enfin : mais Dieux ! puis-je bien t’en instruire ?

Julie

Qui vous fait hesiter , craignez-vous de me dire
Que vous le hayssez ? & qu’un couroux puissant …

Albine

Pour dire que l’on hait90 l’on n’hesite pas tant. [p. 17]

Julie

395 Le meurtrier d’un frere à qui le sang vous lie,
Pourroit vous plaire encor ?

Albine

J’en ay bien peur, Julie :
Et mon mal à tes yeux cherche à se découvrir,
Afin que tes conseils m’aident à m’en guérir.
L’ingrat ! qu’il me fut doux autrefois91 de luy plaire !

Julie

400 Songez que maintenant il vous prive d’un frere.

Albine

Il m’oste beaucoup plus encor que tu ne crois ;
Il m’a ravy mon frere, & son cœur, à la fois.
Depuis le coup fatal dont mon Pere l’accuse,
Je n’ay point de sa part receu la moindre excuse,
405 L’ingrat pour m’appaiser, n’a pris aucun soucy,
Et si mon frere est mort, son amour l’est aussi.

Julie

Vous ne devez pleurer qu’un frere plein de gloire.

Albine

Il m’estoit cher, Julie, & plus qu’on ne peut croire.
Pour un frere jamais le sang avec chaleur,
410 Ne mit tant de tendresse en l’âme d’une sœur,
Et la nature exprès, pour me le rendre aymable,
Sçeut mesme à mon Amant le former tout semblable.
Je l’aymois cherement, & sensible à son sort,
J’offre encor tous les jours des larmes à sa mort ;
415 Mais l’Amant que je pers n’ayant que trop de charmes,
Mon frere, à dire vray n’a pas toutes mes larmes,
Et son Tiran encor trop cher à mes désirs,
Luy desrobe en secret beaucoup de mes soupirs.
J’ay beau les refuser à cét Amant si lache,
420 Quand j’en donne au devoir, le dépit92 m’en arrache :
Et l’amour, malgré moy, meslé dans mes douleurs, [p. 18]
Partage, avec le sang, mes soupirs & mes pleurs.

Julie

Rappellez, pour hair cet assassin d’un frere,
Ce que de ses fureurs93 raconte vostre Pere.

Albine

425 Mon Pere à le haïr tâche de m’animer ;
Mais luy mesme autrefois m’ordonna de l’aymer.
Si j’ayme injustement, j’aimay d’abord sans crime,
J’en receus de sa bouche un ordre legitime,
Et d’ordinaire on sçait beaucoup mieux obeïr,
430 Lorsqu’il s’agit d’aymer que lorsqu’il faut haïr.
Je l’aimay par devoir, je l’ayme par coutume :
Et dés qu’on a soufert qu’un premier s’allume,
Julie, on s’aperçoit qu’il est si doux d’aymer,
Qu’on peut malaisément s’en desacoutumer.

Julie

435 Je n’ose avoir pour vous l’injuste complaisance,
D’excuser laschement un feu qui vous offence,
Ce seroit vous trahir que vouloir vous flatter.

Albine

Je ne t’ay dit mon mal que pour y resister,
Et seule estant trop foible à combattre ma flame,
440 J’appelle tes conseils au secours de mon ame.

Julie

Pour fuir ce feu funeste, & trop honteux pour vous,
Il faut…

Albine

N’acheve pas, mon Pere vient à nous.

Scene II §

Tirrhene, Albine, Julie.

Tirrhene

O dure tirannie ! ô rigueur inhumaine !
Viens prendre part, Albine, à l’excez de ma peine.

Albine

445 Qui peut causer, Seigneur94, le trouble où je vous voy ? [p. 19]

Tirrhene

Un outrage nouveau que j’ay receu du Roy.
Mais, Julie, observez si l’on peut nous entendre,
Sans plainte & sans transports je ne puis te l’aprendre,
Et pour perdre les siens, si tost qu’il95 l’entreprend,
450 La plainte la plus juste est un crime assez grand.
Lavinie a tantost refusé sa visite ;
Et croyant, qu’en secret, contre luy je l’irrite,
Si j’ose la revoir, il vient de m’assurer,
Qu’à perir aussi-tost, je dois me preparer.
455 Sa fureur cherche encor à me joindre à ton frere,
Tout le sang de mon fils ne l’a pû satisfaire,
Et la soif qu’il en a ne se peut appaiser,
Si jusques dans sa source il ne vient l’espuiser.
Ce n’est pas que la vie ait pour moy quelques charmes,
460 Je n’ouvre plus les yeux que pour verser des larmes ;
Mais te voyant encor, & jeune, & sans secours,
Je doy prendre pour toy quelques soins de mes jours.

Albine

Puis qu’on ne vous deffend que de voir Lavinie,
Daignez donc prendre encor ce soin pour vostre vie ;
465 Ou si vous la voyez, engagez la, Seigneur,
A voir du moins le Roy pour calmer sa fureur,
Et de peur que sur vous, sa cruauté n’esclatte,
Par quelques faux respects soufrez qu’elle le flatte.

Tirrhene

Tu veux que je l’engage à flatter son amour !

Albine

470 Son amour !

Tirrhene

Ce secret enfin paroist au jour.
Il vouloit aborder la Princesse sans suitte ;
Et brulant de depit de voir qu’elle l’evite,
Dans son premier transport il ne m’a pû cacher, [p. 20]
Que pour elle en secret l’amour l’a sceu toucher ;
475 Qu’il n’immola mon fils qu’à cette ardeur couverte,
Que sur leur ressemblance il pretexta sa perte,
Mais que ce fut l’amour qui seul luy fut fatal,
Et qu’il ne le perdit que comme son Rival.
Veux-tu me voir servir, aupres de Lavinie,
480 Un feu qui de ton frere a fait trancher la vie,
Et mettre enfin, de peur de le suivre au Tombeau,
Le cœur de sa Maitresse aux mains de son boureau96 !

Albine

Non, cette lacheté, Seigneur, seroit infame ;
Opposez vous plustost à cette indigne flame,
485 Irritez Lavinie, & tâchez aujourd’huy,
De redoubler encor l’horreur qu’elle a pour luy.

Tirrhene

C’est aussi maintenant le soucy qui me presse.

Albine

Mais c’est vous exposer que de voir la Princesse ;
Le Tiran vous perdra, s’il vient à le sçavoir,
490 Et sans aucun peril je puis encor la voir.
Laissez moy tout le soin d’animer son courage.

Tirrhene

Va donc, parle, agis, presse ; & mets tout en usage
Pour nuire à ce Barbare, & le faire haïr.

Albine

Je vous respons97, Seigneur, de vous bien obeïr98.
495 Ouy, Julie, en effet je vais me satisfaire,
Et servir à la fois mon depit, & mon pere,
Si la Princesse en croit mon violent transport…
Mais on ouvre chez elle, & je la voy qui sort.
[p. 21]

Scene III. §

Lavinie, Albine, Camille, Julie.

Lavinie

J’allois vous voir, Albine, & confuse & troublée,
500 Vous dire un nouveau mal dont je suis accablée.
Le fier Tiberinus contre moy declaré,
Soüillé qu’il est du sang d’un Heros adoré,
Par une cruauté qui toujours continuë,
Veut encor m’exposer à l’horreur de sa vuë.

Albine

505 Sa fureur va plus loin que d’offrir à vos yeux,
Le bras qui fit couler un sang si precieux :
Il porte plus avant son injuste extreme.

Lavinie

Que peut-il faire plus le Barbare ?

Albine

Il vous aime.

Lavinie

Ah ! de quel coup affreux frappez-vous99 mes esprits !

Albine

510 Mon pere qui l’a sceu me l’a luy-mesme apris ;
Et sans un ordre exprés de fuir vostre presence,
Il vous en eust donné la fatale asseurance.
Ce feu perdit mon frere, & luy cousta le jour.

Lavinie

Helas ! luy-mesme, Albine, ignoroit mon amour.
515 Tousjours, un fier orgueil, tant qu’a vescu ton100 frere,
S’il m’a permis d’aymer, m’a contrainte à le taire,
J’ay caché tous mes feux avec des soins trop grands…

Albine

Ah ! qu’un Rival jaloux à les yeux penetrans !
Il aura, malgré vous, esclairé par sa flame, [p. 22]
520 Surpris dans vos regars, le secret de vostre Ame,
Et si dans le Tombeau mon Frere est descendu,
C’est pour l’avoir aymé, que vous l’avez perdu.
Cette flame fatale aujourd’huy découverte,
Vous coustant vostre Amant, vous charge de sa perte ;
525 Et pour trancher ses jours, cét Amour odieux
Fut un foudre mortel allumé par vos yeux.
Le Tiran, à se feux donnant cette victime,
Vous a sceu malgré vous, engager dans son crime,
Et perdant ce Heros par un jaloux transport,
530 A rendu vostre amour complice de sa mort101.

Lavinie

A ce penser horrible, à cette affreuse Image,
Vous me voyez fremir & d’horreur, & de rage.
Ah Barbare ! ah Tiran ! tremble, & crains ma fureur.

Albine

Vous ne sçauriez pour luy, concevoir trop d’horreur.
535 Il est digne en effect de toute vostre haine.
Ouy, pour cét inhumain rendez-vous inhumaine.
Vostre colere est juste, & loin d’y resister,
Contre un si lasche amant j’ayme à vous irriter :
Puisque son crime vient de l’amour qui l’anime,
540 Faites son chastiment de ce qui fit son crime ;
D’un eternel mespris payant ses cruels vœux,
De l’autheur de vos maux faites un mal-heureux.
Vostre vengeance est seure & dépend de vous même ;
Pour punir ce Tiran il suffit qu’il vous ayme,
545 Et l’amour dont son Cœur suit l’empire aujourd’huy,
Est du moins un Tiran aussi cruel que luy.

Lavinie

Ce n’est pas où je veux que ma haine en demeure,
Elle ira bien plus loin, Albine, il faut qu’il meure.
Le sang qu’il a versé demande tout le sien,
550 Si je respire encor, c’est pour ce dernier bien.
Apres mon Amant mort102, il m’est honteux de vivre, [p. 23]
Mon Cœur dans le tombeau tarde trop à le suivre ;
Mais je luy doy vengeance, & mon cœur affligé
N’ose le suivre encor qu’apres l’avoir vengé.
555 Le Tiran de retour à mes fureurs se livre,
Au bien qu’il m’a fait perdre, il a sceu trop survivre ;
Et si mes vœux ardents sont exaucez des Dieux,
Ce jour est le dernier qui doit luyre à ses yeux.
Je brule dans sa mort de gouster l’avantage…
560 Mais quel soudain effroy paroist sur ton103 visage ?

Albine

Je tremble des perils où vous semblez courir.

Lavinie

Quoyque que puisse un Tiran, du moins il peut mourir.
L’Amour au desespoir ne void rien d’impossible.
Tiberinus n’a pas un cœur inaccessible ;
565 Tant de bras contre luy s’uniront avec moy,
Qu’il ne te doit rester aucun sujet d’effroy104.
J’ay fait des Partisans, Mezence est temeraire,
Et pour servir ma haine ayme assez à me plaire.
Fais que de son costé, ton Pere prenne soin
570 De tenir ses amis preparez au besoin.
Mais le Roy va passer.
Les gardes paroissent.

Albine

Evitez ce Barbare.
Lavinie rentre & Albine continuë.
L’ingrat merite assez le sort qu’on luy prepare,
Et toutefois…

Julie

Songez vous mesme à l’eviter,
Il vient.

Albine

Si je le voy, c’est pour mieux m’irriter.
[p. 24]

Scene IV. §

Agrippa, Albine, Julie, suitte.

Agrippa

575 Le sort m’offre un bonheur où je n’osois pretendre,
Je sçay quels sentimens pour moy vous devez prendre,
Madame, & j’avoüeray que le bien de vous voir,
Estoit une douceur qui passoit mon espoir.

Albine

Il n’est pas mal-aisé de connoistre à mes larmes,
580 Ce qu’au bien de me voir vos yeux trouvent de charmes :
Et d’un frere meurtry105 tout le sang épanché
Montre à quel poinct pour moy, vôtre cœur est touché.

Agrippa

Je ne suis point surpris de voir vostre colere,
Je vous ay fait outrage en vous ostant un frere ;
585 De ses traits & des miens le merveilleux106 raport
Ne sçauroient envers vous justifier sa mort ;
Tout ce que d’une erreur on avoit lieu de craindre,
Ny l’interest d’Estat…

Albine

Non, non, cessez de feindre.
Je sçay quel interest fut en vous le plus fort ;
590 L’Estat moins que l’amour eut part à cette mort ;
Et vous sacrifiant cette illustre victime,
L’Estat fit le pretexte, & l’amour fit le crime.
Vos feux pour Lavinie armerent vostre bras.

Agrippa

Je voy qu’on vous l’a dit, & ne m’en deffens pas ;
595 Aussi bien, si j’en croy le sang qui vous anime,
Pretendre à vostre cœur seroit un nouveau crime ;
Et tout ce qu’a l’amour d’innocent & de doux,
N’auroient rien desormais, que d’affreux parmy nous.

Albine

J’ay dû peu m’étonner que vostre ame inhumaine, [p. 25]
600 Pour se donner ailleurs m’ait pû quitter sans peine ;
Vous trouvastes d’abord dans ce change fatal,
Un grand crime à commettre en perdant un Rival,
Et n’eussiez eû jamais, ne cherchant qu’à me plaire,
De Rivaux à détruire, & de crimes à faire.
605 De vôtre amour pour moy, vous fustes rebuté
Par le trop d’innocence, & de facilité ;
Vous ne pouviez m’aymer que d’un feu légitime ;
Mais rien ne vous est doux, s’il ne vous coûte un crime
Et vôtre ame aux forfaits unie estroitement,
610 Se fut fait trop d’effort d’aymer innocemment.

Agrippa

Esclattez, & traittez mon feu pour Lavinie,
De noire trahison, de lasche Tyrannie,
Nommez moy criminel d’adorer ses apas,
Le crime en est si beau, que je n’en rougis pas.
615 Mon cœur se treuve exempt, dans des flâmes si belles,
Des remors attachez aux flâmes criminelles,
Et quoy qu’auparavent noircy de trahison,
Mon amour, est en paix, avecque ma Raison.

Albine

L’absence des remors est, dans un cœur coupable,
620 D’unTyran achevé la marque indubitable,
Et c’est où peut monter la dernière fureur
D’estre au comble du crime, & n’en voir plus l’horreur.
Apres les noirs forfaits que cet amour vous couste,
Vostre ame doit fremir de la paix qu’elle gouste.
625 Tant qu’un remords demeure en l’ame d’un meschant,
Il a vers l’innocence encore quelque penchant107 ;
C’est toûjours dans un cœur où la fureur domine,
De la vertu bannie un reste de racine,
Mais ce reste est destruit quand on est sans combas [p. 26]
630 Et l’on ne guerit point d’un mal qu’on ne sent pas.

Agrippa

Si la perte d’un frere est tout ce qui vous blesse,
Vous n’aurez rien perdu que vôtre douleur cesse ;
Je vous offre en moy-mesme un frere plein d’ardeur ;
Vous aurez mon estime au deffaut de mon cœur.

Albine

635 Vôtre estime ? ah du moins, distes moy par quel crime,
J’ay pû la meriter cette honteuse estime ?
Et puis que les forfaits ont pour vous tant d’apas,
Dequoy108 m’accusez vous pour ne me haïr pas ?
Pour m’offrir un barbare, un Tyran pour mon frere ?

Agrippa

640 Mon estime s’augmente avec vôtre colere :
Et, quelqu’indignité qu’il m’en faille souffrir,
Loin de m’en irriter je m’en sens attendrir.
Le sang fait plus en vous, que je ne l’osois croire ;
J’ay mesme, je l’avoue, eû peur, pour vostre gloire :
645 Il m’a semblé, d’abord, qu’un peu d’émotion
A trahy dans vos yeux vôtre indignation,
Et qu’encor, à ma veuë, un vieux reste de flame
S’est, à travers la haine, eschapé de vôtre ame.

Albine

Je n’ay pour vous qu’horreur, n’en doutez nullement,
650 Si mes yeux ont osé vous parler autrement,
S’ils ont rien avancé109 dont vôtre orgüeil se louë,
Ce sont des imposteurs que mon cœur desavouë.
Ce cœur, fut, pour ma honte, offert à vos souhaits ;
Mais la mort d’Agrippa vous l’osta pour jamais,
655 Si tost que vos fureurs eurent coupé sa trame,
L’Amour, tout indigné, s’arracha de mon ame.
La Nature outragée en vint en briser les nœuds,
Et dans le sang d’un frere, esteignit tous mes feux.
Peut-estre, qu’en effet, vôtre premiere veuë [p. 27]
660 A surpris, dans mes yeux, mon ame encore esmeuë ;
Mais, sçachez que la haine, agissant à son tour
A ses émotions, aussi bien que l’amour :
Que l’abord odieux du Tyran qui m’outrage
A pû d’un frere mort me retracer l’image,
665 Et qu’il est naturel, que le sang offencé
S’esmeuve en approchant du bras qui l’a versé.

Agrippa

Je n’inviteray point vôtre haine à s’éteindre ;
Ces mouvemens du sang, sont trop beaux pour m’en plaindre,
Et vôtre cœur par eux, se montre esgalement,
670 Digne d’un frere illustre, et d’un illustre amant.
Apres ce que pour vous j’ay conceu de tendresse,
Dans vostre gloire encor mon ame s’interesse,
Vous devez me haïr, & j’aurois peine à voir,
Qu’un cœur qui me fut cher soûtint mal son devoir.
675 Je veux mesme vous fuïr, de crainte que ma veuë
N’altere dans ce cœur la haine qui m’est deuë,
Et qu’au fonds de vôtre ame, un charme encor110 trop doux,
N’excite rien pour moy qui soit honteux pour vous.
Je sçay bien qu’une offence irrite un grand courage,
680 On s’arrache à l’amour quand ce qu’on aime outrage ;
Mais tant qu’on se peut voir, l’amour a des retours
Où tout cœur court hazard de retomber toûjours.
Je veux en m’éloignant vous sauver cette peine,
Et mettre en seureté l’honneur de vôtre haine.
[p. 28]

Scene V §

Albine, Julie

Albine

685 Pour te faire haïr, va ne prens aucun soin,
Graces à tes forfaits, tu n’en a plus besoin.
Ne crains plus mon amour, Tyran, crains ma vengeance ;
Croy que j’en veux encore à ton cœur qui m’offence,
Non plus pour l’attendrir, mais pour le déchirer,
690 Et goûter la douceur de le voir expirer.
Ah ! Julie, à ce coup, je sens mourir ma flame111,
C’en est fait, le dépit l’estouffe dans mon ame,
Et ce que j’eus de feux ne sert plus seulement,
Qu’à grossir les ardeurs de mon ressentiment.
695 Le Tyran me fait grace en me trouvant sans charmes,
Je ne veux plus de luy de soûpirs ny de larmes,
C’est à verser son sang que tendent tous mes vœux,
Et ses derniers soûpirs, sont les seuls que je veux.
Allons prester nos soins pour hâter son suplice,
700 Mon frere & mon dépit veulent ce sacrifice ;
Et le sang, & l’amour, à la fois outragez,
Sont trop forts, estants joints, pour n’étre pas vangez.

Fin du second Acte.

[p. 29]

Acte III §

Scene I §

Fauste, Mezence

Fauste

Quoy ! tant de mécontens qui s’offrent dans l’armée
Dont la valeur paroist du repos allarmée,
705 Et dont les bras hardis sont mal accoustumés
A se voir par la paix oisifs & des-armés,
Joints aux secrets amis dont pour vous Albe est pleine,
Tous, pour vos interests prests d’éclater sans peine,
N’éveillent point en vous l’ambitieuse ardeur
710 Qui jadis pour le trône animoit vostre cœur ?

Mezence

Fauste, je suis amant, & depuis qu’on soûpire, [p. 30]
A peine à l’amour seul tout un cœur peut suffire,
Et cette impetueuse & fiere passion
A du mien malgré moy chassé l’ambition.
715 Pour m’élever au Thrône, avant que la Princesse
M’eut forcé de me rendre au beau traict112 qui me blesse,
La honte d’obeïr, & l’ardeur de regner
M’eut fait tout entreprendre & ne rien épargner ;
J’eusse aux derniers forfaits abandonné mon ame :
720 Mais, depuis que ses feux ont allumé ma flame,
Mon cœur purifié par leurs feux tout-puissants
N’a plus formé que des vœux innocens :
Tout mon bon-heur depend du cœur de ce que j’aime,
Et s’il pouvoit se rendre à mon amour extreme,
725 Je ne changerois pas un bien si precieux,
Pour la felicité ny des Rois, ny des Dieux.

Fauste

Le Roy vient vers l’endroit où loge la Princesse.

Mezence

Il s’arreste en resvant, quelque soucy le presse.

Scene II. §

Agrippa, Atys, Mezence, Fauste.

Mezence

Sans paroistre indiscret puis-je estre curieux,
730 Seigneur ? Quel noir chagrin113 se monstre dans vos yeux ?
Tout conspire114 à l’envy115 pour remplir vôtre attente,
Vous revenés vainqueur d’une guerre sanglante,
Et ramenés ensemble au gré de vos desirs [p. 31]
La Victoire116 & la Paix, l’Honneur & les Plaisirs117.
735 Dans un destin si beau quelle humeur sombre & noire,
Ose aller jusqu’à vous à travers tant de gloire ?
Où trouvés vous encore à former des souhaits ?
Et qui peut vous troubler dans le sein de la Paix ?

Agrippa

Tout paroist en effect m’applaudir sur la terre,
740 Je reviens glorieux d’une sanglante guerre,
Après d’heureux exploicts j’ay fini nos combats,
Tout est tranquile icy, mais mon cœur ne l’est pas.
Je ne sçaurois joüir du repos que je donne,
Rarement on le gouste avec une Couronne,
745 Et le calme qu’on trouve apres d’heureux exploits,
Est fait pour les Sujets, & non pas pour les Rois.

Mezence

Les Rois heureux n’ont pas des soucis sans relache,
La fortune sans cesse à tous vos voeux s’attache,
Et tout exprés pour vous, sans jamais se lasser,
750 A sa propre inconstance a semblé renoncer.

Agrippa

Il est vray, jusqu’icy la Fortune constante
A prevenu mes vœux & passé118 mon attente :
Mais la Fortune seule a t-elle entre ses mains
Dequoy pouvoir remplir tous les voeux des humains ?
755 Nous sommes dépendans par des loix éternelles
De deux Divinités aveugles & cruelles ;
On les voit rarement nous flater tout à tour,
Et seur de la Fortune, on doit craindre l’Amour.

Mezence

Je suis surpris qu’Albine encor puisse vous plaire,
760 Elle dont vous avés sacrifié le Frere.

Agrippa

Mon amour vient d’ailleurs, & vous l’ayant appris [p. 32]
Je m’attens à vous voir encore plus surpris ;
Ma flame pour Albine est pour jamais finie,
Mais, pour vous dire tout, j’ayme enfin119 Lavinie.

Mezence

765 Lavinie !

Agrippa

A ce mot j’entends vostre douleur,
Je connoy que ce coup vous perce jusqu’au cœur,
J’entends tous vos soupirs se plaindre de ma flame ;
Je sçay que Lavinie a sçeu charmer vôtre ame,
J’ay regret de l’aymer quand vous l’aimés aussi,
770 Mais il plaist à l’Amour d’en ordonner ainsi.

Mezence

Malgré l’ennuy profond que je vous fais paroistre,
Et dont tout mon respect est à peine le Maistre,
Je sçay qu’en ma faveur je ne pourrois qu’à tort
Pretendre que mon Roy se fist le moindre effort.
775 Je ne vous feray point de plaintes indiscrettes120,
Je sçay trop qui je suis, je sçay trop qui vous estes,
Et ce que la hauteur du rang où je me voy
Laisse encore de distance entre un Monarque & moy.
Quoy que je sois sorty du sang qui vous fit naistre,
780 Je suis toûjours sujet, quoy qu’enfin je puisse estre ;
Et les fronts couronnés dans leur sort glorieux,
N’ont pour leurs vrais parens que les Rois ou121 les Dieux.
Le sang n’est entre nous qu’une chaîne imparfaite
Qui rend ma dépendance encore plus étraitte,
785 Et le thrône est si haut, Seigneur, qu’aupres des Rois
La Nature est sujette & le sang est dans sans droits.
Ce n’est donc pas pour moy qu’il faut que je vous presse
D’étouffer, s’il se peut, vos feux pour la Princesse,
Et si j’ose en parler, je ne vous diray rien [p. 33]
790 Que pour vostre interest sans regarder le mien.
Daignés vous épargner l’indignité cruelle
De voir payer vos soins d’une horreur éternelle.
L’amant de la Princesse immolé par vos coups
Vous a fait pour jamais l’objet de son courroux ;
795 Pour vous en faire aymer vostre puissance est vaine,
Son ame n’est pour vous capable que de haine,
Et c’est souffrir, Seigneur, mille maux tour à tour,
D’exciter de la haine où l’on prend de l’amour.
La rigueur dont l’ingratte a payé ma constance
800 M’en a fait faire assés la triste experience,
Et d’un feu si fatal vous serés peu tenté,
Si vous considerés ce qu’il m’en a cousté.

Agrippa

La rigueur où pour vous la Princesse se porte
Loin de me rebutter rend ma flame plus forte ;
805 Forcé de soupirer il doit m’estre bien doux
Que ce soit pour un cœur qui ne puisse estre à vous.
C’est un bien où mon ame est d’autan plus sensible,
Que pour vous la conqueste en paroist impossible,
Plus je vous voy hay, plus je suis enflammé,
810 Et n’aymerois pas tant si vous estiés aymé.

Mezence

Mais sa rigueur pour vous est encor plus certaine ;
Vous ne vaincrés jamais les fureurs de sa haine,
Et jamais un grand Roy par la gloire animé
Ne doit paroistre amant s’il n’est seur d’estre aymé.
815 Il est de la grandeur de vostre rang supreme
De menager en vous l’honneur du Diademe,
Et de n’exposer pas par d’inutiles vœux
La majesté du trône à des mepris honteux.

Agrippa

Je connois sur ce point tout ce que doy croire ; [p. 34]
820 Ne craignés rien pour moy j’auray soin de ma gloire,
Et l’honneur de mon rang dans mes vœux empressés
Ne court pas un peril si grand que vous pensés.
La Princesse me hait, mais il est peu de haines
Qui ne se laissent vaincre aux grandeurs souveraines,
825 Et le sceptre en mes mains peut estre assés charmant,
Pour luy faire oublier tout le sang d’un amant.

Mezence

Ah ! ne vous flattés point d’une si vaine attente,
Seigneur, pour Agrippa son ame est trop constante,
Et dans son cœur pour vous à la haine obstiné
830 Cét amant quoy que mort est trop enraciné.
Vouloir l’en arracher c’est tenter l’impossible ;
C’est l’objet de tendresse où seul elle est sensible,
Et vous ne sçauriés croire à quel ardent couroux
Un sang si precieux l’anime contre vous.
835 Vostre couronne encor fut elle plus charmante,
Teint d’un sang si chery tout de vous l’épouvante,
A vostre nom ses yeux sont de rage allumés,
Et sa fureur est telle…

Agrippa

Ah ! que vous me charmés !
Qu’il m’est doux de trouver tant de fermeté d’ame,
840 Tant d’amour, tant de foy, dans l’objet de ma flame !
Et de voir que l’amour en m’imposant des loix
Ayt pris soin de me faire un si glorieux choix !
Ah ! Prince ! que d’un cœur si tendre & si fidelle
La conqueste doit estre precieuse & belle !
845 Et qu’un si rare prix sous l’amoureuse loy
Est digne d’occuper tous les vœux d’un grand Roy !

Mezence

Mais songés vous qu’un cœur si fidelle & si tendre
Est un prix que jamais vous ne pouvés pretendre ?
Que vos feux vont encor redoubler sa fureur ? [p. 35]
850 Qu’en vain…

Agrippa

Que j’ay pitié, Prince, de vostre erreur !
L’espoir de voir sur moy tomber toute sa haine
Flatte déjà sans doute en secret vostre peine,
Et vous fait presumer que son cœur en courroux
En s’aigrissant122 pour moy s’adoucira pour vous.
855 Mais sçachés qu’à mon gré je puis m’en rendre123 maître,
Que pour le devenir je n’ay qu’à vouloir l’estre,
Que j’ay des moyens seurs d’obtenir tant d’appas,
Et ne vous reponds point de ne m’en servir pas.
Pour vous épargner, Prince, une vaine esperance,
860 Ma pitié se hazarde à cette confidence ;
Et pour vos bons avis offerts à mon amour,
J’ay crû vous en devoir quelque chose à mon tour.

Scene III. §

Mezence, Fauste.

Mezence

Fauste, as tu bien compris jusqu’où va ma disgrace ?
Et le barbare effort124 dont le Roy me menace ?

Fauste

865 Il en dit trop, Seigneur, à ne vous point flatter125,
Pour nous laisser encor quelque lieu d’en douter :
Il ne vous a donné que trop connoissance126
Qu’il pretend se servir de toute sa puissance,
Contraindre la Princesse à luy donner la main,
870 Et faire agir la force où l’amour seroit vain,
Vos feux vont recevoir cette atteinte cruelle : [p. 36]
Mais la Princesse sort, je vous laisse avec elle.

Scene IV. §

Lavinie, Mezence.

Lavinie

Vous a127-t’on dit, Seigneur, mes nouveaux deplaisirs ?
Sçavés vous qu’un Tyran m’ose offrir ses soupirs ?
875 Et que mes tristes yeux, pour comble de misere,
Au plus lâche des cœurs ont la honte de plaire ?

Mezence

Helas ! je sçay bien plus, je sçay que malgré vous
Ce fier Rival pretend devenir vostre époux.

Lavinie

Le barbare ! ah, Seigneur ! s’il est vray que sans feinte
880 Pour moy d’un pur amour vostre ame soit atteinte,
M’abandonnerés vous dans cét estat fatal
Aux attentats affreux d’un si cruel Rival ?

Mezence

Quoy que ce pur amour où je suis si sensible
N’ayt jamais eu pour prix qu’une haine invincible,
885 Il ne balance point, & pour vous secourir
Aux plus mortels dangers il est prest à courir.
Commandés seulement.

Lavinie

Cette entreprise est grande ;
C’est la mort du Tyran enfin que je demande ;
Vous hesités ! & bien ; ne me secourés pas,
890 Je sçauray bien sans vous braver ses attentats :
Pour eviter sa rage, & fuïr sa tyrannie,
Je sçay trop au besoin comme on sort de la vie,
Et contre les Tyrans qui voudront m’attaquer
La mort est un secours qui ne peut me manquer128.

Mezence

895 Ah129 ! plustost mille fois, vivés, belle inhumaine [p. 37]
Au prix fatal du sang qu’exige vostre haine,
Du moins à son déffaut vous aurés tout le mien,
Et je suis trop à vous pour vous refuser rien.
Si j’hesite d’abord130 d’immoler une vie
900 A qui le sang m’attache & le devoir me lie,
C’est bien le moins qu’ont dû ce sang & ce devoir
Que de ne ceder pas d’abord sans s’émouvoir.
Mais en vain à l’effort où mon cœur se dispose
Des droits les plus sacrés la puissance s’oppose131,
905 Il n’est rien sur mon cœur de si puissant que vous,
Et les droits de l’amour sont les premiers de tous.

Lavinie

Ah ! que de cette mort l’agreable promesse
Flatte132 déjà ma haine & suspend ma tristesse !
J’ay fuy toûjours vos soins, mais ce bien m’est si doux,
910 Que je consens, sans peine, à le tenir de vous.
Non pas pour le peril dont ce coup me degage
Je crains peu du Tyran ny l’amour, ny la rage,
Je vous l’ay déjà dit, quoy qu’il puisse attenter,
Qui ne craint pas la mort n’a rien à redouter,
915 Vanger l’illustre amant dont j’adore la cendre
Est toute la douceur que j’en ose pretendre,
Et luy pouvoir donner du sang apres mes pleurs
Est l’unique avantage où tendent mes douleurs.
Tous mes vœux sont comblés, si j’ay l’heur que j’espere
920 D’offrir cette victime à cette ombre si chere,
Et si je puis gouster le plaisir infiny
De voir sa mort vangée & son Tyran puny.
C’est un grand bien encor dans un malheur extréme
De perdre ce qu’on hait, & vanger ce qu’on ayme,
925 La fureur assouvie a du charme à son tour,
Et la vangeance est douce au deffaut de l’amour.

Mezence

Je vous entends, Madame, il faut toûjours m’attendre [p. 38]
A me voir mépriser pour un Rival en cendre,
Et vous offrant mon bras vous avés déjà peur
930 Que quelque espoir leger n’ose flatter mon cœur.
Hé bien, cruelle, & bien, je prens vostre deffense
Sans exiger de vous aucune recompense,
Mon cœur depuis le temps qu’il a pû vous aymer
A servir sans espoir a dû s’accoustumer.
935 Ce n’est pas peu pour moy que l’ingratte que j’ayme
Fie au moins sa vangeance à mon amour extréme,
Et qu’elle engage enfin son insensible cœur
A former une fois des voeux en ma faveur.
Le plus mauvais succés n’a rien qui m’epouvante,
940 Vous m’allés voir perir ou remplir vostre attente,
Et mon sort, quel qu’il soit, ne peut estre que doux,
Par l’heur de vous servir, ou de perir pour vous.
Je cours de mes amis solliciter le zele.

Lavinie

Gardés de vous fier à quelque ame infidelle ;
945 Sur tout asseurés vous Tirrhene133 qui paroit,
Au coup que je demande il doit prendre interest ;
Mais ma veuë en ces lieux empesche qu’il n’avance,
L’ordre expres du Tyran luy deffend ma presence,
Et je vous laisse seuls resoudre des moyens
950 De combler promptement tous mes vœux & les siens.

Scene V. §

Tirrhene, Mezence.

Mezence

Venés sçavoir134 pour vous combien on s’interesse,
Et quel remede on cherche à l’ennuy qui vous presse.

Tirrhene

En est-il pour les maux où l’on me voit plongé ? [p. 39]
Mon fils peut-il revivre ?

Mezence

Il peut estre vangé :
955 La mort du Roy cruel qui termina sa vie
Fait sans doute aujourd’huy vostre plus chere envie,
Et je viens vous promettre en secondant vos coups.
Tout ce que la vangeance eut jamais de plus doux.

Tirrhene

Vous, Seigneur, sur le Roy vous pourriés entreprendre ?

Mezence

960 Pensés vous que je feigne afin de vous surprendre ?
N’avés vous135 pas appris qu’il me veut arracher
L’aymable & seul objet qui seul m’a pû toucher ?
Et ne sçavés vous pas quand l’amour est extréme
Qu’on perd tout mille fois plustost que ce qu’on aime ?

Tirrhene

965 Je condamne avec vous vostre injuste Rival,
Et cét indigne amour luy doit estre fatal :
Mais se peut-il, Seigneur, estant fils de son frere
Que l’amour force en vous la nature à se taire ?
Ne pourra-t’elle rien sur vostre ame à son tour ?

Mezence

970 Et que peut la Nature opposée à l’Amour ?
Je ne sens plus les noeuds par qui le sang nous lie ;
Et dés que la Princesse a demandé sa vie,
A peine ay-je un moment senty fremir mon cœur,
Tant le nom de Rival traîne avec luy d’horreur.
975 Son ordre exprés m’engage & veut ce sacrifice,
Quelque devoir qu’il blesse il faut que j’obeïsse,
Et ne dépendant plus que de son seul pouvoir
Son ordre me tient lieu du plus sacré devoir :
Quand ce qu’on ayme ordonne et presse d’entreprendre, [p. 40]
980 En vain la voix du sang tâche à se faire entendre ;
L’objet aimé peut tout sur quiconque ayme bien,
Et dés que l’amour parle on n’écoute plus rien.

Tirrhene

Le peril qui suivroit l’entreprise avortée,
La peur de la voir sçeue ou mal executée,
985 La vengeance136 d’un Roy qui sçait peu pardonner,
Forceront vostre cœur peut-estre à s’étonner.

Mezence137

Non, non, ne craignés point qu’aucun danger m’étonne,
Et me force à trahir l’espoir que je vous donne ;
Un objet trop puissant m’engage à ce trépas,
990 J’en voy tous les perils, & ne m’en emeus pas :
La crainte dans mon cœur ne sçauroit trouver place,
Et le Dieu qui l’occupe est un Dieu plein d’audace.

Tirrhene

Je vous laisse à juger dans des desseins si grands,
L’effort que je doy faire, & la part que j’y prens :
995 Mais, Seigneur, comme aux Rois on ne peut faire outrage
Sans s’attaquer aux Dieux dans leur plus noble image,
Peut-estre que l’horreur qui suit ces attentats
Prés du coup malgré vous retiendra vostre bras.
Si vous meprisés tout du costé de la Terre,
1000 Peut-estre craindrés vous les éclats du tonnerre ;
Les plus grands criminels s’en treuvent efrayés.

Mezence

Les criminels toûjours ne sont pas foudroyés ;
Quand le Ciel en courroux gronde contre la Terre,
C’est sur les malheureux que tombe le Tonnerre,
1005 Et souvent, quand les Dieux le lancent avec bruit,
Au sortir de leurs mains le Hazard le conduit.
Mais quand, pour me punir du crime où je m’appréte,
Tout le Ciel ébranlé menaceroit ma teste,
Quand tous les Dieux vangeurs à ma perte animez [p. 41]
1010 Feroient gronder sur moy leurs foudres allumez,
S’agissant de servir cette beauté charmante,
Soyez seurs qu’en effet, ny la foudre grondante
Ny tous les Dieux vangeurs armez pour mon trépas,
Ny le Ciel ébranlé ne m’ébranleroient pas.
1015 Conduisez seulement ce que j’ose entreprendre,
Faites voir l’interest qu’un Fils vous y fait prendre.

Tirrhene

Si vous pouviez sçavoir, Seigneur, jusqu’à quel poinct
Cét interest me touche…

Mezence

Ah ! je n’en doute point ;
J’ay bien crû que c’estoit vous faire vive injustice
1020 Que vous refuser part à ce grand sacrifice ;
Et que je ne pouvois, pour conduire mes coups,
Me confier icy plus seurement qu’à vous.

Tirrhene

Je doy tout, je l’avouë, à cette confiance,
Vous relevez par là ma plus chere esperance,
1025 Et m’auriez fait un tort qui m’eut desesperé,
Si, sans m’en avertir, vous eussiez conspiré.

Mezence

Decidez donc de l’heure & du lieu qu’il faut prendre,
J’ay des amis puissans & tous prests d’entreprendre,
Qui dés mon premier ordre oseront tout tenter.

Tirrhene

1030 Ah ! sur tout gardez vous de rien precipiter.
Le Roy s’est fait icy suivre par son armée,
Le Fort est bien gardé, la ville est enfermée,
Et si le dessein manque, ou s’il est découvert,
Nul espoir de salut ne peut nous estre offert.
1035 Ce peril de plusieurs peut estonner le zele,
Et parmy nos amis nous faire quelque infidelle,
Cet obstacle en ces lieux ne sera pas toûjours, [p. 42]
Et l’armée au plustost doit partir dans six jours.
Nos conjurez alors les plus forts dans la place
1040 Voyant moins de peril en prendront plus d’audace.
Un grand dessein dépend d’en bien choisir le temps.

Mezence

Puisque c’est vostre advis, differons, j’y consens,
L’entreprise vous touche, & vostre experience
Doit icy prevaloir sur mon impatience :
1045 Nous tiendrons cependant mes amis preparez ;
Je vay mander les miens, & vous en jugerez :
J’attens tout de vos soins, c’est en eux que j’espere138.

Tirrhene

Ah, Seigneur ! pour un fils que ne fait point un pere !
Pour peu que par le Ciel mes soins soient secondez,
1050 Ils pourront faire encore plus que vous n’attendez.

Fin du troisième Acte.

[p. 43]

Acte IV. §

Scene I. §

Lavinie, Mezence

Lavinie

Quel malheur impreveu venez vous de m’apprendre !
Tirrhene est arresté !

Mezence

Ce coup vous doit surprendre.
Ainsi que vous, Madame, il m’a beaucoup surpris.
J’attendois tout du Pere allant venger le fils ;
1055 J’avois fondé sur luy ma plus forte esperance.
Il a beaucoup d’amis, de cœur, d’experience ;
Il avoit desja veu mes partisans secrets ; [p. 44]
Les avoit exortez à se tenir tous prests ;
Et chacun, à l’envy, jurant d’estre fidelle,
1060 Avoit pris à l’entendre une audace nouvelle :
Lors qu’Atis l’ayant veu qui sortait de chez moy,
Est venu l’arrester, par les ordres du Roy.

Lavinie

Jamais un prompt secours ne fut plus necessaire.
Du sang de mon Amant, ce barbare s’altere :
1065 Et veut en perdre encor, d’un courroux obstiné,
Jusqu’aux veines du Pere, un reste infortuné.
Courez precipiter, sans que rien vous arreste,
La perte du Tyran pour sauver cette Teste ;
Prevenez, par vos coups, un coup si plein d’horreur,
1070 Et dérobez, du moins, ce crime à sa fureur.
Il n’a que trop vescu, trop de cœurs en gemissent,
Et c’est tousjours trop tard que les Tyrans perissent.
Puisque vos Partisans sont tous prests d’esclatter,
De leur premier transport songez à profiter :
1075 Par des reflexions, craignez qu’il ne s’altere ;
Et ne leur donnez pas le temps d’en pouvoir faire.
Si Tirrhene perit, sur tout139, considerez
Quel trouble peut alors saisir vos Conjurez ;

Mezence

Ce sont vos seuls desirs qu’icy je considere ;
1080 Je cours sans differer oser tout pour vous plaire :
Et sans voir les raisons que vous examinez,
La mienne, est seulement, que vous me l’ordonnez.
L’heure mesme où le Roy doit faire un sacrifice,
Est celle que mon cœur choisit pour son suplice :
1085 Et je jure vos yeux, ou de perdre le jour,
Ou de vous apporter la teste à mon retour.
Mais il vient.

Lavinie

Je le fuis. [p. 45]

Mezence

Contraignez vostre haine ;
Il s’est trop avancé, la fuite seroit vaine.
Pour l’amuser140 icy, faites vous quelque effort,
1090 Et donnez ces momens aux aprests de sa mort.

Scene II. §

Agrippa, Lavinie, Atis, Suite.

Agrippa

Il se peut donc, Princesse, enfin que je vous voye ?
Mais, helas ! c’est pour vous, un tourment que ma joye :
Et tout l’ardent amour dont vous touchez mon cœur,
N’ose attendre aujourd’huy que mepris & qu’horreur.
1095 Mais je voudrois en vain, l’empescher de paroistre
Cét amour, trop puissant, dont je ne suis plus maistre :
C’est dans les maux communs qu’on peut dissimuler,
Et l’Amour n’est pas grand, quand on le peut celer.
J’ay preveu, quels transports de haine, & de colere141,
1100 Doit attirer sur moy cét aveu temeraire :
Vous m’allez accabler de rigueurs, de mepris,
Mais mon amour encor, m’est trop doux, à ce prix.
Eclatez : mais, ô Ciel ! qu’aperçois-je ? & quels charmes,
Font que vos yeux, aux miens, ne montrent que des larmes ?
1105 Ma veuë attendrit elle un cœur si rigoureux ?
Helas ! le puis-je croire ?

Lavinie

Oüy, cruel, tu le peux.
Mon cœur ne fait rien moins que ce qu’il croyait faire ; [p. 46]
Je croyais que ta veuë aigriroit ma colere,
Je croyois sans horreur, ne te pouvoir souffrir,
1110 Cependant, je te vois, & me sens attendrir :
La haine dans mon cœur à peine à treuver place…

Agrippa

Quoy , Madame, Agrippa de vôtre cœur s’efface ?
Et vous pourriez aymer un Roy trop fortuné ?

Lavinie

Et mon cœur d’un tel crime est par toy soupçonné ?
1115 Aymer le Meurtrier de l’objet de ma flame ?
D’un Heros que la mort respecte dans mon ame ?
Aymer de tous mes maux l’autheur injurieux ?
Si tu m’entends si mal, je vais m’expliquer mieux.
Avec toy mon Amant eut tant de ressemblance,
1120 Que je n’ay pû sans trouble endurer ta presence :
Et sous les mesmes traits qui m’ont esté si doux,
Tu t’es pû dérober d’abord à mon couroux.
Ouy, cette chere image, a sçeu d’abord, sans peine,
Amortir142 ma colere, & suspendre ma haine :
1125 Et mon cœur à ce charme engagé d’obeïr,
A presque en sa faveur, eu peur de te haïr.
Ces trait accoustumez à surprendre mon ame,
Ne m’ont rien retracé que l’objet de ma flame,
Ils n’ont pû me souffrir ny haine ny fureur,
1130 Et l’amour est, tout seul, demeuré dans mon cœur.
Mais desja cet amour dont mon ame est si pleine,
Rappelle ma fureur & fait place à ma haine ;
Et mon couroux honteux d’estre trop suspendu
Grossit, pour regagner le temps qu’il a perdu.
1135 Tu vas voir à son tour la fureur implacable,
Que m’inspire le sang d’un amant adorable ;
Tu vas voir tant de haine esclatter dans mes yeux…

Agrippa

Helas ! Princesse, helas ! je n’attendois pas mieux.
Armez vous d’une haine encore plus esclattante, [p. 47]
1140 Vous n’en paroistrez point à mes yeux moins charmante.
Vous pouvez d’Agrippa m’imputer le trepas,
M’en blâmer, m’en haïr, je ne m’en plaindray pas.
Je veux bien vous aymer sans espoir de vous plaire,
Sans murmurer jamais contre vôtre colere,
1145 Sans presser vôtre cœur d’estre moins animé ;
Et n’aymeray pas moins pour n’estre pas aimé.

Lavinie

C’estoit donc pour mes yeux trop peu que de mes larmes,
Sans la honte & l’horreur, d’avoir pour toy des charmes.
Ce feu dans un Tyran tombé mal à propos,
1150 Ne devoit enflamer que l’ame d’un Heros.
Qu’il fut fatal ce feu que ton cœur deshonore
A ce Heros destruit, qui m’est si cher encore !
Cet amour fut pour luy funeste autant que beau,
Et sembla naistre exprés pour ouvrir son Tombeau.
1155 Fasse au moins, s’il se peut, la vengeance celeste
Que cet amour pour toy, soit encor plus funeste ;
Que la fatalité de ce feu malheureux
T’expose à tout l’effort du sort le plus affreux ;
Que cette mesmes flame, avec plus de Justice,
1160 Ne t’esclaire à ton tour, qu’à choir au precipice ;
Qu’elle attire sur toy tout le couroux des Cieux,
Qu’elle allume la foudre entre les mains des Dieux.
J’obtiendray de ces Dieux dont tes crimes abusent…

Agrippa

Ne les pressez point tant, ces Dieux qui vous refusent.
1165 Ils sçavent mieux que nous d’où despend nôtre bien,
Princesse, croyez moy, ne leur demandez rien.
Vous n’avez pas songé, peut-estre, à l’avantage
Du Thrône dont mes yeux vous offrent le partage.
Un tendre souvenir d’un amant malheureux,
1170 A touché jusqu’icy vôtre cœur genereux :
Vos beaux yeux de leurs pleurs ont honoré sa perte ;
Mais quel deüil ne console une Couronne offerte ?
Le sceptre est un doux charme aux plus vives douleurs, [p. 48]
Et le bandeau Royal seche aisément des pleurs.

Lavinie

1175 Dans les mains des Tyrans le Sceptre doit déplaire.
Et l’ombre d’Agrippa m’est encore si chere,
Qu’on me verroit choisir, avec bien moins d’effroy,
Le cercueil avec luy que le Trône avec toy.

Agrippa

Quoy ! haïr jusqu’au Thrône ! helas ! le puis-je croire ?
1180 Et que vous preferiez une ombre à tant de gloire ?
C’est un exemple rare, encor jusqu’à ce jour,
De n’avoir plus d’amant & d’avoir tant d’amour.
Qu’il est commun de voir dans le cœur le plus tendre,
Le feu bien tost esteint, quand l’objet est en cendre !
1185 Et qu’apres quelqu’esclat de regrets superflus,
On oublie aisement un amant qui n’est plus !

Lavinie

Connoy donc mieux, par moy, ce que la gloire inspire
Aux Cœurs où l’Amour prend un legitime empire.
La cendre sans chaleur de l’objet de mon deüil
1190 Nourrit encor mes feux du fonds de son cerceüil,
Et mes soupirs, perçants dans la nuit la plus sombre,
Vont jusques chez les morts, rendre hommage à son ombre.
Rien n’arreste le cours d’un feu bien allumé ;
Qui peut cesser d’aimer n’a jamais bien aimé.
1195 Apprens enfin, Barbare, aprens qu’une belle ame
Peut perdre ce qu’elle aime, & conserver sa flame :
Et que dans les grands Cœurs, en dépit du trépas,
L’amour fait des lïens que la mort ne rompt pas.
Ah ! devant qu’au Tombeau mon amant put descendre,
1200 Que n’a t’il-pû sçavoir ce que tu viens d’apprendre !
Helas ! d’un fier orgüeil l’effort imperieux
A peine en sa faveur laissoit parler mes yeux :
J’affectois des froideurs, quand je brûlois dans l’Ame,
Et j’ay tant sçeu contraindre une innocente flame,
1205 Qu’il n’a pas en mourant emporté la douceur, [p. 49]
De sçavoir quel empire il avait sur mon cœur.
Dieux ! s’il eust pleinement joüy de ma tendresse
S’il eust préveu mes pleurs…

Agrippa

Ah ! c’en est trop, Princesse ;
Je ne puis plus tenir contre un charme si doux.
1210 Faites venir Tirrhene, Atis : Vous, laissez-nous ;
Atis r’entre, & les autres se retirent.
C’est trop vous abuser, & c’est trop me contraindre,
Mon amour veut parler, je ne sçaurois plus feindre.
Mon secret trop pesant commence à devenir
Un fardeau que mon cœur ne peut143 plus soûtenir.
1215 Cessez, cessez enfin, ô Beauté trop fidelle,
De chercher Agrippa dans la Nuit eternelle ;
Tiberinus fut seul dans le Fleuve abismé,
Et vous voyez en moy cét Amant trop aymé.

Lavinie

Vous ! ô Ciel…mais douter d’un Pere qui m’asseure !…

Agrippa

1220 Je voy que vous m’allez soupçonner d’imposture,
Et je vous fais si tard ce surprenant aveu,
Que j’ay bien merité qu’on me soupçonne un peu.
Aussi ne croy-je pas pouvoir tout seul suffire,
A vous persuader ce que j’ose vous dire ;
1225 J‘obligeray mon Pere à ne déguiser rien,
Croyez en son rapport, n’en croyez pas le mien :
Je m’en vais le forcer de nous rendre Justice,
De finir144 vostre erreur, d’avoüer l’artifice,
Et de ne chercher plus du moins, à l’avenir,
1230 A separer deux cœurs que l’Amour veut unir.
Essayez cependant vous mesme à me connoistre,
Croyez-en vostre cœur.

Lavinie

J’en croirois trop, peut-estre ; [p. 50]
Mon cœur se peut mesprendre ; interdit comme il est
Je n’ose l’écouter.

Agrippa

Tirrhene enfin paroist.
1235 Connoissez qui je suis par l’aveu qu’il va faire.

Lavinie

Taschez d’estre son fils, si vous me voulez plaire.

Scene III §

Agrippa, Tirrhene, Lavinie

Agrippa

Il fait signe à Atis de se retirer.
Seigneur, à la Princesse, enfin, j’ay tout appris :
Vous m’en pouvez blâmer, vous en serez surpris ;
Mais enfin, c’en est fait, l’amour m’a fait connoistre,
1240 Mon cœur de mon secret n’a pas esté le maistre,
Je n’ay pû vous tenir ce que j’avois promis,
J’ay tout dit.

Tirrhene

Quoy ? Seigneur.

Agrippa

Que je suis vostre fils.

Tirrhene

Vous, Seigneur ! vous, mon fils ! que pouvez-vous pretendre ?
Mon fils est au Tombeau, laissez en paix sa cendre,
1245 Helas ! c’est par vos coups…

Agrippa

Vos soins sont superflus,
Un secret échapé ne se r’appelle plus.
Avoüez qu’en faveur de nostre ressemblance, [p. 51]
Depuis la mort du Roy, j’ay gardé sa puissance ;
Que noyé par mal-heur, son corps tiré de l’eau
1250 Eust de vous, sous mon nom, les honneurs du tombeau.
Que pour fuir tout soupçon, & pouvoir vous instruire
De ce qu’entre-prendroient ceux qui me voudroient nuire,
Vous avez accusé le Roy de mon trespas.

Tirrhene

Je vois ou je m’expose en ne l’avoüant pas ;
1255 Il y va de ma vie, & desja je m’appreste,
Seigneur, à vous payer ce refus de ma Teste.
Trahir le sang d’un fils pour m’entendre avec vous !

Agrippa

Quoy ?…

Tirrhene

Non, en vain vos yeux éclattent de courroux :
Vous m’avez mal connû si vous l’avez pû croire ;
1260 De cette lascheté l’infamie est trop noire,
Et le sang mal-heureux qui peut m’estre resté,
Ne vaut pas l’acheter145 par cette indignité.

Agrippa

Que vous estes cruel, de chercher tant d’adresse
Pour tromper une illustre & fidelle Princesse !
1265 Ses beaux yeux dans les pleurs sans cesse ensevelis
N’en ont-ils pas assez honoré vostre fils ?

Tirrhene

Je vous entends, Seigneur, vous ne sçauriez encore
Souffrir que de ses pleurs la Princesse l’honore ?
Et que, jusqu’au cercueil, un cœur si genereux
1270 Donne quelques soûpirs à ce fils mal-heureux ?
Il ne vous suffit point qu’il ait cessé  de vivre
Au delà du trépas vous le voulez poursuivre ?
Et dans le tombeau mesme où146 vous l’avez jetté,
Il n’est pas à couvert de vostre cruauté147.
1275 Ah ! revenez, Seigneur, de cette injuste envie : [p. 52]
Vous avez eu son sang, vous avez eu sa vie,
Ne sçauriez vous laisser à cét infortuné ;
Un cœur que pour luy seul l’Amour a destiné ?

Agrippa

Ah ! n’empeschez donc pas que je le desabuse,
1280 Ce cœur que je possede, & que l’on me refuse :
Ce cœur qui pour le mien est plus cher mille-fois
Que toutes les douceurs du sort des plus grands Rois ;
Ce cœur à qui toujours tout mon bon-heur s’attache ;
Ce cœur que l’Amour m’offre, & qu’un Pere m’arrache,
1285 Un Pere qui pour fils veut ne m’avoüer148 pas.

Tirrhene

J’avoürois pour mon fils l’autheur de son trepas !
Sa mort, vous le sçavez, n’est que trop veritable,
Et mon rapport, helas ! n’en est que trop croyable.
J’en fus tesmoin, Seigneur, vous ne l’ignorez pas ;
1290 Tout percé de vos coups, il tomba dans mes bras :
Son sang, à grands boüillons, rejaillit149 sur son Pere150.
Mais, Madame, admirez ce que l’amour peut faire,
Vostre Amant expiroit, lors qu’apres de vains cris,
Prononçant vostre nom, j’arrestay ses esprits ;
1295 Quoy que desja ses yeux, en baissant leur paupiere,
Eussent pris pour jamais congé de la lumiere ;
Malgré le voile espais dont la mort les couvrit,
A ce nom adoré, l’Amour les entrouvrit.
Son ame, avec son sang, desja toute écoulée,
1300 Dans sa bouche mourante encor fut rapellée
Mais à peine sa flâme eust en vostre faveur,
Commencé151 d’exprimer sa derniere chaleur,
Que le Roy s’irritant de ce reste de vie,
L’arracha de mes bras avecque barbarie,
1305 Et l’ayant fait jeter à la mercy des flots…
Ah !152 Princesse, d’un Pere excusez les sanglots,
Ma parole s’estouffe à cét endroit funeste, [p. 53]
Je n’ay plus que des pleurs pour vous dire le reste,
C’est le sang qui s’émeut, & pour s’expliquer mieux,
1310 Au deffaut de ma bouche, il parle par mes yeux.

Lavinie

Reçoy153 donc à la fois, Ombre qui m’es si chere,
Les larmes d’une Amante, avec les pleurs d’un Pere,
Et sois sensible encore, ayant perdu le jour,
A ces derniers tributs du sang, & de l’Amour.
1315 Pardonne cher Amant, aux troubles qu’en mon ame,
Ton Tyran, souz ton nom, a surpris à ma flâme,
A ces doux mouvemens, qu’en mon premier transport,
De ses traits & des tiens a produit le rapport.
Maintenant que mon cœur éclairé par ton Pere
1320 Connoist ton assasin, & reprend sa colere,
Pour vanger à la fois, ton sang, & mon erreur,
Je vais porter si loin le cours de ma fureur,
Je vais par tant de vœux, si le Ciel peut m’entendre,
Presser sur ce Tyran la foudre de descendre,
1325 Et pour voir à mon gré tous les crimes punis.
En regardant Agrippa.
Mais, Seigneur, mais, helas ! s’il estoit vostre fils ?

Tirrhene

Quoy ! vous écouterez l’erreur qu’on vous inspire ?

Agrippa

Quoy ! vous n’entendrez pas ce que l’amour veut dire ?
N’est-il pas un tesmoin assez digne de foy,
1330 Pour l’entendre un moment, s’il veut parler pour moy ?
Et puis qu’en vostre cœur sa voix m’est favorable…

Tirrhene

L’Amour parle en aveugle, & n’en est pas croyable.

Agrippa

Suivrez vous, ma Princesse, une si dure loy ?
Ne me croirez vous point ?

Lavinie

Helas ! tient-il à moy ? [p. 54]

Tirrhene

1335 Vostre cœur n’a-t’il pas, contre cette imposture,
Assez bien entendu la voix de la nature ?
En a-t’il dit trop peu, ce sang tout interdit,
Dont le trouble…

Lavinie

Ah ! Tirrhene, il n’en a que trop dit154.
Il ne m’oste que trop, sur un trepas si rude,
1340 La flatteuse155 douceur d’un peu d’incertitude.
Vostre fils ne vit plus, je ne puis m’en flatter,
La nature le dit, & je n’ose en douter :
Mais ce doute est si doux, que l’Amour qui murmure
Voudroit bien, s’il osoit, démentir la Nature.

Tirrhene

1345 Quoy que le Roy vous die, asseurez vous si bien…

Lavinie

Regardant encore Agrippa.
Ah ! si je ne le fuis, je ne respons de rien.
Ses traits ressemblent trop à ceux qui m’ont charmée,
Pour les voir sans fremir, & sans estre allarmée.
Ce n’est pas que de vous je n’aye assez appris,
1350 Qu’il n’est qu’un imposteur, qu’il n’est point vostre fils,
Avec trop de clarté vos raisons me le montrent ;
Mais, pour peu que ses yeux & les miens se rencontrent,
Ce regard, malgré moy, vous, & ses trahisons,
Est seul presqu’aussi fort que toutes vos raisons.

Tirrhene

1355 Fuyez-le donc, Madame, & pour mieux vous deffendre…

Agrippa

Ah ! Princesse, arrestez un moment pour m’entendre.

Lavinie

Cruel, qui que tu sois, jusqu’où va ta rigueur ?
N’es-tu pas satisfait des troubles de mon cœur ?

Agrippa

Quoy ! fuir sans m’écouter ? [p. 55]

Lavinie

Est-ce peu pour ta gloire ?
1360 Va, si je t’escoutois, j’aurois peur de te croire.

Agrippa

Je ne vous quitte point, que vous n’ayez pû voir…

Scene IV. §

Tirrhene, Agrippa.

Tirrhene

Retenant Agrippa.
Arreste, aveugle, arreste, & rentre en ton devoir156 :
Sois mon fils en effet, songe à me satisfaire.

Agrippa

Et vous ne voulez plus, Seigneur, estre mon Pere !

Tirrhene

1365 A cét aveu fatal trop de peril est joint :
C’est estre Pere icy, que de ne l’avoüer point.
Puisque la guerre a pû nous oster les complices
De vostre heureuse audace, & de mes artifices ;
Et qu’en vostre faveur, le Ciel a pris le soin
1370 De ne vous en laisser que moy seul pour tesmoin,
Obligé d’esmpescher ce secret de paroistre,
Pour en répondre mieux, j’en veux seul estre maistre ;
Et j’aime mieux dans l’heur de vous voir commander,
Des-avoüer mon fils, que de le hazarder.
1375 Je voudrois, pour vous voir sans crainte au rang suprême,
En vous cachant à tous, vous cacher à vous mesme,
Et le sang, seul tesmoin de tout vostre bon-heur,
S’applaudiroit157 assez dans le fonds de mon cœur.
Voyez où nous reduît desja vostre foiblesse.
1380 Vous deviez si bien feindre, auprés de la Princesse ; [p. 56]
Sçavoir bien vous taire, & nourrir son erreur ;
Vous l’aviez tant promis.

Agrippa

Et l’ay-pû, Seigneur ?
Prés d’un Objet aimé vostre Esprit trop severe,
Connoist mal un Amant, sil croit qu’il se peut taire.
1385 On n’est pas seur toûjours de feindre autant qu’on veut ;
Et l’amour bien souvent promet plus qu’il ne peut.
J’avois pû me flatter que mon amour, sans peine,
Seroit, dans son erreur, satisfait de sa haine,
Et ses mespris trompez, en effet trop charmans,
1390 M’ont donné cent plaisirs inconnus aux Amans.
J’ay gousté la douceur si chere, & si nouvelle,
D’estre seur d’estre aimé d’un cœur vrayment fidelle,
D’un cœur qu’on ne peut perdre, ayant perdu le jour,
Et d’où mesme la Mort ne peut chasser l’Amour.

Tirrhene

1395 N’estoit-ce pas assez de ce bon-heur extréme ?

Agrippa

Peut-on estre en effet heureux sans ce qu’on aime ?
Et quand on est charmé d’un Objet plein d’appas,
Est-ce un bon-heur qu’un bien qu’il ne partage pas ?
Voir souffrir ma Princesse, & d’une ame inhumaine,
1400 Luy desrober ma joye, & joüir de sa peine,
C’estoit pour mon amour un plaisir trop cruel :
Le bon-heur des Amants est d’estre mutuel.

Tirrhene

Je plains des feux si beaux ; mais il faut les contraindre,
Nous avons maitenant trop sujet de tout craindre,
1405 Nos secrets, n’ont jamais esté plus importants ;
Que vostre amour se taise au moins pour quelque temps.
Le moindre éclat nous perd ; Mezence enfin conspire, [p. 57]
Pour vous ravir le jour, la Princesse, & l’Empire,
Et l’Empire pour vous, la Princesse, & le jour,
1410 Valent bien tout l’effort que fera vostre amour.
Les autres Conjurez sont Volcens, Corinée,
Antenor, Serranus, Sergeste, Ilionée158,
Tous Mescontents secrets, parmy le Peuple aimez,
Et tous, sans vous connoistre, à vous perdre animez.
1415 Grace à l’heureuse erreur que ma feinte autorise,
Mezence m’a rendu maistre de l’entreprise.
Sans doute, en ma faveur, il parlera d’abord ;
Accordez luy ma grace & sans beaucoup d’effort,
Par mes soins, pour six jours, l’attentat se differe.
1420 Mesnagez bien un temps pour vous si necessaire ;
Donnez aux conjurez, des emplois specieux159,
Qui leur faisant honneur les oste de ces lieux.
Feignez quelques avis pour retenir l’Armée,
Et redoublez du Fort, la garde accoustumée.
1425 Sur tout, flattez Mezence, & de toutes façons,
Par une fausse estime, endormez ses souçons ;
En suitte, asseurez vous sans bruit de sa personne,
Et dans un lieu bien seur…Quoy ! vostre ame s’étonne !

Agrippa

Sans scrupules à ce prix peut-on donner des loix ?

Tirrhene

1430 Le scrupule doit estre au dessous des grands Rois.
Mezence veut vous perdre, & s’y resoud sans peine,
Le crime n’est pas moindre, encor qu’il se méprenne,
Et sur ce qu’il vous croit, jugeant de ses desseins,
Cest dans un sang sacré qu’il veut tremper ses mains.
1435 Le Ciel veut l’en punir, par vostre ministere,
Les Dieux vous font regner, il faut les laisser faire,
Et sans approfondir leurs secrets, ny vos droits,
Leurs soins doivent en vous répondre de leur choix.
Si dans ce haut degré, vostre vertu peut craindre [p. 58]
1440 Que quelque ombre de crime encor vous puisse atteindre,
Tenez-vous ferme au Thrône, & gardez d’oublier
Qu’il faut n’en pas sortir pour vous justifier :
Quand on monte en ce rang, quelle qu’en soit l’audace,
Le crime est d’en tomber, & non d’y prendre place ;
1445 On n’a jamais failly qu’au poinct qu’on en descend,
Et qui regne tousjours est tousjours innocent160.
Regnez donc. Ah ! mon fils, si vous pouviez connoistre,
Combien est beau le droit de n’avoir point de Maistre…

Agrippa

Ah ! si vous connoissiez combien l’Amour est doux,
1450 Seigneur…

Tirrhene

J’entends du bruit ; on vient : songez à vous.

Scene V. §

Tirrhene, Agrippa, Lauzus, Atis.

Tirrhene

He bien ! par tout mon sang, contentez vostre haine.

Lauzus

Tout est prest dans le Temple.

Agrippa

Allons, qu’on le rameine161.

Tirrhene

Va, barbare.

Atis

Ah ! Seigneur, craignez d’estre entendu.

Tirrhene

Que peut-on craindre, helas ! quand on a tout perdu !

Fin du quatrième Acte.

[p. 59]

Acte V. §

Scene premiere. §

Fauste, Lavinie, Camille.

Fauste

1455 De quel effroy, Madame, estes vous agitée
Au poinct162 que l’entreprise est presque executée ?
On a surpris le Prince, en luy faisant sçavoir
Qu’avec empressement vous cherchez à le voir.

Lavinie

Oüy, Fauste, je le cherche, & luy veut faire entendre
1460 Qu’il seroit bon encor de ne rien entreprendre ;
Que je voy tout à craindre à trop tost éclater ;
Qu’un peu trop de chaleur sceut d’abord m’emporter ;
Qu’un attentat si grand veut moins de promptitude :

Fauste

Le Prince s’est douté de vostre inquietude ; [p. 60]
1465 Et se trouvant au Temple engagé prés du Roy,
Pour vous tirer de peine, il s’est servy de moy.
Je viens vous asseurer que pour vostre vengeance,
Le Ciel mesme avec Nous, paroist d’intelligence :
Jamais un grand dessein ne s’est veu mieux conduit.
1470 Le Prince a r’assemblé ses Conjurez sans bruit,
Il a joint avec eux les amis de Tirrhene ;
Et tous les partisans que s’est fait vostre haine,
Qui, tous ensemble unis, brûlent de partager
Dans la mort du Tyran, l’honneur de vous vanger.
1475 Par de vaines frayeurs cessez d’estre allarmée ;
Je sçay que l’on peut craindre, & le Fort, & l’Armée,
Mais, Tiberinus mort, Mezence est icy Roy,
Et chacun en tremblant en recevra la loy.
La Ville en sa faveur, doit estre soûlevée,
1480 Et l’on est seur de voir l’entreprise achevée,
Avant qu’aucun des Chefs du contraire Party
Au Fort, ny dans l’Armée, en puisse estre averty.
Tout nous rit, & sans doute, apres le sacrifice,
Tiberinus surpris ne peut füir son supplice.
1485 Le Palais de Tirrhene en est le lieu marqué ;
C’est là, qu’à son retour, il doit estre attaqué,
Pour mieux apprendre à tous, que suivant vostre envie,
Aux Manes d’Agrippa l’on immole sa vie.
On diroit, à le163 voir flatter les Conjurez,
1490 Qu’il s’offre mesme aux coups qui luy sont préparez.
Pour Mezence, sur tout, tant d’estime le touche,
Qu’à peine pour Tirrhene a-t’il ouvert la bouche,
Que le Roy, tout à coup, cessant d’estre irrité,
L’a fait en sa faveur remettre en liberté.

Lavinie

1495 Puisque Tirrhene est libre, il est plus seur d’attendre ;
Il faut le consulter avant que d’entreprendre. [p. 61]
Tout m’effroye en ce jour, je sens secrettement
D’un funeste destin l’affreux pressentiment.
Helas ! si pour servir mon aveugle colere…
1500 Ah !164 si Mezence m’ayme, obtenez qu’il differe :
Hastez-vous.

Fauste

J’obeïs, mais vous courez hazard
Que cét ordre impreveu n’arrive un peu trop tard ;
Madame, nous touchons à l’heure qu’on a prise ;
On doit sortant du temple estre prest sans remise ;
1505 Le signal est donné, les ordres sont receus.

Lavinie

Empeschez qu’on n’acheve ; allez, ne tardez plus.

Camille

Que pourra-t’on165 penser du desordre ou166 vous estes ?
De ces troubles pressants, de ces craintes secretes ?
Si ce n’est que le Roy par un doux entretien…

Lavinie

1510 Qu’on pense tout, pourveu qu’on n’execute rien.
Dieux ! si le coup fatal qu’a tant pressé ma haine
Tomboit…mais qu’on me laisse entretenir Tirrhene.
[p. 62]

Scene II. §

Lavinie, Tirrhene.

Lavinie

Venez, Seigneur, venez, s’il se peut, dissiper
Les mortelles frayeurs dont je me sens frapper167.
1515 Par une voix secrette, en mon cœur eslevée,
Ma vengeance s’estonne, & craint d’estre achevée.
J’ay fremy quand d’abord j’ay sceu l’amour du Roy,
Et j’avois aussi-tost caché ce fer sur moy,
Pour pouvoir au besoin m’en servir de deffence,
1520 Et sur tout, pour tascher d’en haster ma vengeance :
Cependant, l’ayant veu, sans suitte & sans soldats,
Une tendresse aveugle a retenu mon bras.
Le voyant si semblable à l’objet de ma flâme,
Mon couroux en tremblant, est sorty de mon ame,
1525 Et jusqu’en un Tyran tout noircy de forfaits,
Ma main de ce que j’ayme a respecté les traits.
Toute autre à vous entendre eust esté convaincuë ;
Mais tous mes sens m’estoient attentifs quà sa veuë,
Et quand vous me parliez, dans mon cœur à tous coups,
1530 Je ne sçay quoy pour luy ! parloit plus haut que vous.
Profitons maintenant maintenant icy de son absence ;
S’il n’est point vostre fils, resveillez ma vengeance,
Et tandis que de luy rien ne me peut toucher,
Rendez moy mon courroux qu’il vient de m’arracher.
1535 De ses discours encor mon ame est toute pleine,
Et des vostres, Seigneur, il me souvient à peine.

Tirrhene

J’ay preveu tout l’excés du trouble où je vous voy : [p. 63]
Et si-tost que Mezence a pû fléchir le Roy,
Et que de ce Tiran l’âme aujourd’huy moins fiere,
1540 A bien voulu donner ma grace à sa priere,
J’ay fait mon premier soin de vous desabuser,
Quelque nouveau peril où ce soit m’exposer.
On peut connoistre assez à l’ennuy qui m’accable,
Si la mort que je pleure, est feinte ou veritable :
1545 Mes déplaisirs sans fin, par le temps mesme aigris,
Ne vous disent que trop que je n’ay plus de fils.
S’il vivoit, s’il regnoit, quoy que je pusse faire,
La Nature contente auroit peine à s’en taire ;
Le sang comme l’Amour, inspire des transports,
1550 Qui tousjours tost ou tard, échapent au dehors.
Mais il me reste encore une preuve plus sure,
Pour convaincre entre nous le Tiran d’imposture :
C’est la pressante ardeur que j’ay pour son trépas,
Dont tantost devant luy, je ne vous parlois pas.
1555 Mézence est un témoin, dont vous pouvez apprendre
Si contre ce barbare, il m’est doux d’entreprendre,
Et si des Conjurez dont on connoist la foy,
Aucun est de son sang plus altéré que moy.
Ne m’avez vous pas veu plein des vœux que vous faites,
1560 Chercher des mécontens les factions secretes,
Entrer dans leurs complots, me rendre chef de tous,
Et briguer ardemment l’honneur des premiers coups ?
Je vous ay du Tyran cent fois dépeint le crime,
Pour aigrir contre luy l’horreur qui vous anime ;
1565 Vous sçavez pour la mort quels soins j’ay tousjours pris ;
Et vous pourriez encor, penser qu’il fût mon fils.
Luy dont je suis prest d’aller trancher la trâme…

Lavinie

Que vous rendez, Seigneur, un doux calme à mon ame. [p. 64]
Pour fuir l’affreux desordre en mon cœur excité,
1570 Je prens cette asseurance avec avidité ;
J’ecarte de mes sens, j’étouffe en ma memoire,
Tout ce qui me pourroit détourner de vous croire.
Je ne veux plus ouïr ce que mon cœur me dit ;
Un Pere est moins suspect qu’un cœur tout interdit ;
1575 L’amour est trop aveugle auprès de la Nature ;
Et sur168 l’aveu du sang ma haine se r’asseure.
Tout mon courroux revient plus ardent que jamais ;
La perte du Tyran fait mes plus chers souhaits.
Je n’ay plus d’autres soins que ceux de ma vengeance :
1580 J’en goûte avec transport les douceurs par avance
Je m’abandonne entiere à la felicité
D’oster au moins la vie, à qui m’a169 tout osté,
Au barbare assassin d’un Heros adorable…

Tirrhene

Pleust au Ciel170, seul recours d’un Pere miserable,
1585 Que dés ce mesme jour, il m’eust ésté permis
D’offrir cette victime aux Manes de mon Fils.
C’est un tourment cruel, pour mon impatience,
De n’oser pas encor haster nostre vengeance.
Pressant un si grand coup, on l’eust trop hazardé :
1590 L’Armée est autour d’Albe, & le Fort bien gardé.
Il faut encor languir, il faut encor attendre.

Lavinie

Non, non, consolez-vous, j’ay fait tout entreprendre.

Tirrhene

Quoy ! sans considerer…

Lavinie

Vous sçachant arresté,
J’ay voulu sans delay, que l’on ait éclaté,
1595 Et vous pouvez flatter dés ce jour vostre haine,
De toutes les douceurs d’une vengeance pleine.

Tirrhene

Ah, Madame ! empeschons ce coup precipité. [p. 65]

Lavinie

Sans doute, il n’est plus temps, tout est executé.

Scene III. §

Fauste, Lavinie, Tirrhene.

Lavinie à Fauste.

Avez-vous assez tost pû rejoindre Mezence ?

Fauste

1600 J’ay couru par vostre ordre avecque diligence ;
Et dans vos interests le Ciel prend tant de part,
Qu’enfin heureusement, je l’ay rejoint trop tard.

Tirrhene

Ciel ! qu’entens-je !

Fauste

Admirez un bonheur sans exemple.
Je n’ay pas eu besoin d’aller jusques au Temple ;
1605 J’ay trouvé le Tyran au retour attaqué,
Prés de l’endroit fatal pour sa perte marqué.
Pressé du Prince enfin, sans espoir, hors d’haleine,
Et se trouvant fort prés du Palais de Tirrhene,
Il a pris, malgré nous, le temps de s’y jetter171,
1610 Tandis que tous les siens ont sceu nous arrester.
Leur sang a satisfait nostre troupe animée ;
Mais le Tyran entré, la porte s’est fermée,
On a craint les fureurs d’un Peuple soûlevé,
Et le Roy seul…

Tirrhene

O Dieux ! se seroit-il sauvé ?

Fauste

1615 Chacun s’est, comme vous, senty l’ame allarmée : [p. 66]
Nous avons craint le Fort, nous avons craint l’Armée,
Et perdant tout, enfin, à beaucoup differer,
Par force, après le Roy, l’on s’apprestoit d’entrer ;
Lors que d’une Terrace172, Albine, toute émeuë,
1620 A tasché d’arrester nos efforts par sa veuë ;
Et son sexe, & son rang, la faisant respecter,
Nous avons fait silence, afin de l’escouter.
Seigneur, a-t’elle dit, s’adressant173 à Mezence,
La Princesse me doit ma part dans sa vengeance ;
1625 L’Amour a commencé, c’est au sang d’achever ;
Le Roy s’est mieux perdu, quand il s’est creu sauver,
Mes Gens l’ont immolé par mon ordre à mon Frere,
Tout son sang à mes yeux, vient de me satisfaire.
C’en est fait, il est mort.

Tirrhene

Dieux !

Fauste

Ces mots, tout d’un temps,
1630 Ont fait pousser au Ciel mille cris éclatants.
Chacun admire Albine, & le Prince s’appreste
A venir du Tyran vous presenter la teste :
Vous l’avez demandée, & pour vous contenter,
De sa main à vos pieds, il la veut apporter.
1635 Albine doit la rendre. Il l’attend, & m’envoye
Pour preparer vostre Ame à cét excés de joye.

Lavinie à Tirrhene.

Ainsi donc, tous nos voeux sont comblez pleinement.
Vous vengez vostre Fils, je venge mon Amant,
Albine venge un frere, & nous goûtons les charmes…
1640 Mais, d’où naissent, Seigneur ces soudaines allarmes ?
Ce trouble où174 vous tombez ?

Tirrhene

Je tremble, je fremis. [p. 67]

Lavinie

Quoy ! le Roy mort !

Tirrhene

Helas ! Madame, c’est mon fils.
Elle tombe sur un siege, & Fauste se retire.

Lavinie

Vostre fils !

Tirrhene 

Je sens trop icy que je suis Pere :
La voix du sang m’échape, & ne peut plus se taire :
1645 La Nature à ce coup, laisse la feinte à part :
Elle parle.

Lavinie

Ah ! pourquoy parle-t’elle si tard ?
Enfin, il est donc vray, j’ay perdu ce que j’ayme,
J’en recherchois la cause, & la trouve en moy mesme ;
J’en poursuivois le crime, & viens de m’en charger ;
1650 Et j’ay versé le sang que je voulois venger.
J’ay tant sollicité, tant demandé sa perte,
Que le Ciel trop propice, à la fin l’a soufferte :
De mes vœux importuns, les Dieux se sont lassez,
Et c’est pour m’en punir qu’ils les ont exaucez.
1655 Que ces Dieux sont cruels, quand ils sont trop faciles175 !
Helas ! que leur refus sont quelquefois utiles !
Et qu’on trahit souvent ses plus chers interests,
En fatiguant le Ciel, par des vœux176 indiscrets !
Mais, c’est à vous, Barbare, à qui je me doy prendre
A Tirrhene
1660 Du sang de mon Amant que je viens de respandre.
Je l’ay persecuté, sous un nom decevant ;
J’ay creu l’adorer mort, & l’ay haï vivant ;
Sa perte estoit la mienne, & j’ay pû l’entreprendre ;
Mais, Pere ingrat, c’est vous qui m’avez fait meprendre, [p. 68]
1665 Et, si je l’ay perdu, persecuté, haï,
C’est sur la foy du Sang, que l’Amour s’est trahy.
Vous avez aveuglé ma passion extréme ;
Vous avez revolté mon feu contre luy mesme ;
Vous avez corrompu tous les vœux de mon cœur ;
1670 De ma flame innocente envenimé l’ardeur,
Et fait cruellement, par vos dures maximes,
Du plus pur des Amours, le plus affreux des crimes.
Politique177 inhumain, qu’un soin ambitieux
Rend, pour perdre son fils assez ingenieux :
1675 Si le jour vous esclaire, apres ce parricide,
Si pour vous en punir, mon bras est trop timide,
Rendez graces, cruel, dans mon juste courroux,
Au sang de vostre fils que je respecte en vous.

Tirrhene

Quand un Pere a fait choir son fils au precipice,
1680 Il n’a guere besoin qu’on aide à son supplice ;
Et pouvant d’Agrippa me reprocher la mort,
Le Sang pour m’en punir, est tout seul assez fort.
Ouy, pour ce fils trop cher, ma tendresse trahie
N’a rien fait qu’il n’ait veue tourner contre sa vie,
1685 Et l’Amour paternel, par trop d’ardeur seduit,
L’a jusqu’au coup mortel, en victime, conduit.
J’ay sceu rendre avec moy, par tous mes artifices,
Son Amante, & sa Sœur, de son trépas complices,
Et j’ay pû soûlever pour le perdre aujourd’huy,
1690 L’Amour & la Nature à la fois contre luy.
Soit crime, soit mal-heur178, il cesse enfin de vivre,
Je l’ay tousjours perdu, c’est assez pour le suivre.

Lavinie

Suivons-le, mais du moins par nos derniers efforts,
Entraisnons avec nous Mezence chez les morts.
1695 Le crime est assez grand pour luy coûter la vie, [p. 69]
D’avoir trop bien servy mes vœux qui m’ont trahie.

Tirrhene

Rien ne me couste à perdre, après ce que je pers,
Avec mon Fils & nous, perisse l’Univers ;
Que ma Fille elle-mesme évite ma colere.
[p. 70]

Scene IV. §

Albine, Tirrhene, Lavinie,Camille, Julie.

Tirrhene

1700 Mal-heureuse ! où viens-tu ?

Albine

Me livrer à mon Pere ;
Luy déclarer mon crime, & m’offrir à ses coups ;
Le remords me deffend d’éviter son courroux.

Tirrhene

Sçais-tu ce que ton crime en effet vient de faire ?

Lavinie

Sçais-tu, cruelle Sœur, que tu trahis ton Frere ?

Albine

1705 Je sçay que j’ay trahy mon Frere, & mon devoir.
Son meurtrier vainqueur…Mais vous allez le voir.
Il vient.

Tirrhene

Tournons sur luy la fureur qui nous presse.

Scene V. §

Agrippa, Tirrhene, Lavinie,Albine, Camille, Julie, Suite.

Agrippa

Ay-je encor, contre moy, mon Pere, & ma Princesse ?

Tirrhene

Mon Fils respire encore !

Lavinie

Agrippa void le jour !
1710 Quel favorable Dieu le rend à mon Amour ?

Agrippa

L’instinct sacré du sang est le Dieu tutelaire,
Par qui ma Sœur…

Albine

Seigneur, vous estes donc mon Frere ?

Tirrhene

Oüy, loin de faire un crime, empeschant son trépas,
Tu nous a tous sauvez… Mais ne l’interromps pas.

Agrippa à Lavinie.

1715 Par vostre ordre, Madame, attaqué par Mezence,
J’ay contre luy d’abord fait peu de resistance,
Et voulu témoigner jusqu’aux plus cruels coups,
Que je sçay respecter tout ce qui vient de vous.
J’ay pourtant creu devoir quelques soins à ma vie,
1720 Seur, qu’en effet ma mort n’estoit pas votre envie,
Et vostre tendre amour qui m’est venu flatter,
Au Palais de mon Pere enfin m’a fait jetter.
Le desordre où l’on craint qu’un Peuple émeu s’emporte, [p. 71]
Dés qu’on me void entré, force à fermer la porte.
1725 Ma Sœur qui m’apperçoit de son appartement,
Et qui ne croit, en moy, voir qu’un perfide Amant,
S’avance avec transport, & me fait en attendre
Ce qu’une aveugle erreur luy peut faire entreprendre :
Mais contre mon attente, & malgré son erreur,
1730 Le sang dans ce peril s’éveille en ma faveur.
Comme pour un Amant, son cœur tremble, & murmure ;
Elle impute à l’Amour, ce que fait la Nature,
Et la Nature ardente à me sauver le jour,
N’a pas honte d’agir sous le nom de l’Amour.
1735 Albine cede enfin à l’instinct qui la guide :
Va, dit-elle, en tremblant, va, sauve-toy, perfide.
J’obeïs sans replique, & passe sans effort,
A travers des jardins qui touchent presqu’au Fort.
J’y cours, & je m’y rends sans rien voir qui m’arreste ;
1740 J’y trouve des Soldats, je m’avance à leur teste ;
Le nombre en croist sans cesse, & dés le premier bruit,
L’élite de l’Armée, & les joint & me suit.
J’approche, & trouve encor, pleins de joye, & d’audace,
Les Conjurez espars avec la Populace,
1745 Qui trompez par ma Sœur, trop credules, & vains,
N’attendoient plus qu’à voir ma teste entre leurs mains.
Chacun d’eux à ma veüe, & fremit & s’égare ;
La consternation de tous leurs cœurs s’empare,
Et n’osant mesme fuir, ny faire aucun effort,
1750 Tous laissent à mon choix, ou leur grace, ou leur mort.
Je fais saisir les Chefs, & je pardonne au reste.
Mezence seul s’obstine en cét estat funeste.
Je deffends qu’on le presse, & retiens les Soldats ;
Mais en vain on l’épargne, il ne s’épargne pas. [p. 72]
1755 Animé par vostre ordre, & n’ayant pû le suivre,
Par les soins d’un Rival, il dédaigne de vivre,
Ne peut se pardonner, & sans monstrer d’effroy,
Tourne sur luy, les coups qu’il a manquez sur moy.
Je meurs pour vous, Princesse, est tout ce qu’il peut dire :
1760 Je cours pour l’arrester : mais il tombe, il expire ;
Et fait dans son trépas, voir tant d’amour pour vous,
Qu’avec tout mon bon-heur, j’en suis presque jaloux.

Lavinie

Je le plains, mais le bien qu’en vous le Ciel m’envoye
Ne laisse dans mon cœur, de lieu que pour la joye.

Tirrhene à Lavinie

1765 C’est à vous que le sceptre est dû par ce trespas.

Lavinie

De mes droits pour regner, ne vous allarmez pas.
Si le sceptre m’est doux, ce n’est pas pour moy-mesme,
C’est pour mieux l’asseurer aux mains de ce que j’ayme.
Venez, aux yeux de tous, voir dés ce mesme jour,
1770 Vostre Fils de nouveau couronné par l’Amour.

Fin du cinquième & dernier Acte.

Bibliographie §

Sources §

Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques de Poche », 1990.

Ouvrages du XVIIe siècle §

BOYER, Oropaste ou le faux Tonaxare, éd. Georges Forestier et Christian Delmas, Genève, Droz, 1990.
RACINE, Œuvres complètes, vol. I, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.
Théâtre du XVIIe siècle, t. II, éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986.
BOILEAU, « Le Lutrin », dans Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1996.
Fénelon, Lettre à l’Académie, Paris, J.-B. Coignard, 1716.
ROTROU, Les Mechmenes, dans Œuvres, t. I, Slatkine Reprints, Genève 1967.

Bibliographies §

Les Frères parfaict, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, Paris, Le Mercier & Saillant, 1735-1749, 15 volumes.
Alphonse Willems, Les Elsevier. Histoire et annales typographiques, Bruxelles, G. A. van Trigt, 1880.
Alexandre Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du dix-septième siècle, Genève, Slatkine reprints, 1994, 3 volumes.
William BROOKS, Bibliographie critique du théâtre de Quinault, Papers on French Seventeen Century Litterature, Biblio 17.38, 1988.

Biographies §

Boscheron, La vie de Monsieur Quinault de l’Académie Françoise avec l’origine des opera en France, en tête de l’édition de la Petite Bibliothèque des Théâtres, 1783.
[Anonyme], « Notice sur la vie et les ouvrages de Quinault », dans Œuvres choisies de Quinault, 2 volumes, in-8, Paris, Crapelet, 1824 [tome I, p. IXXXIV et 1-40].
Étienne GROS, Philippe Quinault, sa vie et son œuvre, Paris, Champion, 1926.
Johanes B. A. Buijtendorp, Philippe Quinault : sa vie, ses tragédies et ses tragi-comédies, Amsterdam, H.J. Paris, 1928.
Edmund J. Campion, « La signification de l’amour dans les tragédies parlées de P.Quinault », dans Les Visages de l’amour au XVIIe siècle, Toulouse, Université de Toulouse-le-Mirail, 1984.

Travaux sur le XVIIe siècle §

Hélène BABY-LITOT, L’Esthétique de la tragi-comédie en France de 1628 à 1643, Thèse pour le nouveau doctorat, dir. Georges Forestier, 1993, 3 vol.
Roger Zuber et Micheline Cuénin, Le Classicisme, Paris, Flammarion, collection « Histoire de la littérature française », 1998.
Jacques SCHERER, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1951.
Jacques Truchet, Recherches de thématique théâtrale. L’exemple des conseillers des rois dans la tragédie classique, Tübingen/Paris, Gunter Narr/Jean-Michel Place, 1981.
Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Georges Forestier, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, 1993.
LANCASTER, History of French Dramatic Litterature in The Seventeenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1929-1942, 9 volumes.
Michel PELOUS, Amour précieux, amour galant. Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaine, Paris, Klincksieck, 1980.
J.-F. de la Harpe, Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, Paris, H. Agasse, 1799-1805, 16 volumes.

Sur l’esthétique théâtrale §

Anne UBERSFELD, Lire le théâtre, Paris, Belin, 1996.
Michel Corvin (dir.), Le Théâtre, Paris, Bordas, 1991.