BELLÉROPHON
TRAGÉDIE

1671

Philippe Quinault

Privilège du premier février 1671
Achevé d’imprimer le 6 mars 1671.

ACTEURS §

  • PROETUS, roi d’Argos.
  • LICAS, Confident de Proetus.
  • BÉLLÉROPHON, prince d’Ephyre réfugié auprès de Proetus.
  • STENOBÉE, fille aînée d’Iobas roi de Lycie.
  • MÉGARE.
  • PHILONOE, sœur de Stenobée.
  • LADICE, confidente de Philonoé.
  • TIMANTE, capitaine des gardes du roi de Lycie.
  • GARDES.
La scène est à Patare, capitale de Lycie.

ACTE I §

SCÈNE I. Proetus, Lycas. §

PROETUS.

Licas, il est certain, pour me favoriser
La fortune propice a semblé s’épuiser
C’était peu de jouir des droits héréditaires
De l’Empire d’Argos que m’ont laissé mes pères ;
5 L’hymen de tous mes jours éclairant le plus beau,
Va m’assurer les droits d’un empire nouveau.
J’épouse Sténobée, une aimable princesse
qui joindra sous mes lois la Lycie et la Grèce,
L’héritière d’un roi puissant et glorieux,
10 L’objet des vœux jaloux des plus ambitieux ;
Mais pour mettre le comble à mon bonheur extrême,
Pour tout dire en un mot, j’épouse ce que j’aime ;
Et pour me rendre heureux dans sa possession,
L’amour est de concert avec l’ambition.

LICAS.

15 Si de votre destin la gloire est peu commune,
Vous la tenez de vous plus que de la Fortune.
Combien de rois jaloux ont voulu vous l’ôter ?
Quels efforts pour les vaincre a-t-il fallu tenter ?
Le ciel même irrité plutôt que favorable,
20 A fait naître au-dessus de tout l’effort humain,
Un prodige au-dessus de tout l’effort humain,
Dont l’avide fureur porte un trépas certain ;
Qui tantôt dans nos bois, tantôt sur le rivage,
Détruit tout remplit tout d’horreur et de carnage,
25 Et par l’effroi public a fait jusqu’à ce jour
Retarder le bonheur qui flatte votre amour.

PROETUS.

La colère du Ciel par vos yeux adoucie
Commence à dissiper l’effroi de la Lycie ;
Et si l’on croit des Dieux les Oracles sacrés
30 Nous en seront bientôt pleinement délivrés.
Le peuple rassuré par cet espoir propice,
Content de notre hymen, presse qu’on l’accomplisse ;
Et ma princesse enfin favorable à mes vœux,
M’en laisse avec le roi choisir le jour heureux.
35 Mais, s’il faut dire tout, quelqu’heureux qu’on me voit,
Mon seul bonheur n’est pas ma plus parfaite joie,
L’ambition, l’amour n’en font que la moitié ;
Et j’en dois en effet le comble à l’amitié.
Un précieux ami dans son sort m’intéresse,
40 Et pour Béllérophon tu connais ma tendresse.
Chassé de sa patrie, errant, et sans appui,
Il trouva plus chez moi qu’il ne perdit chez lui.
La douceur dont me flatte un nouveau diadème,
N’est que pour en jouir dans un autre moi-même,
45 Et je ne puis au trône être heureux qu’à demi,
A moins que d’y pouvoir élever mon ami.
La couronne d’Argos à mes vœux peut suffire ;
C’est pour lui qu’en ces lieux je cherche un autre empire.
Iobas accablé du faix de ses vieux ans,
50 S’il peut régner encore, ne peut régner longtemps ;
A deux filles ici sa famille est bornée,
Et j’ose me promettre en épousant l’aînée,
De voir notre amitié pour comble de douceurs
Se serrer de nouveau par l’hymen des deux sœurs.
55 De cet espoir charmant en secret je me flatte,
Mais il n’est pas encore à propos qu’il éclate ;
Cette jeune princesse a des rois pour amants,
Dont il faut ménager les mécontentements.
L’aveu de Sténobée est sur tout nécessaire ;
60 C’est elle qui gouverne et l’état, et son père ;
L’hymen a commencé déjà de nous unir,
Et bientôt mon amour pourra tout obtenir.
Alors pour mon ami j’espère avec adresse...
Mais il vient.

SCÈNE II. Béllérophon, Proetus. §

BÉLLÉROPHON.

Trouvez bon, Seigneur, que l’on nous laisse.
Licas se retire

PROETUS.

65 D’où naissent ces soupirs, et ces regards troublés ?

BÉLLÉROPHON.

Seigneur...

PROETUS.

Béllérophon, expliquez-vous, parlez.
Apprenez-moi quel trouble ainsi vous peut surprendre.
B

BÉLLÉROPHON.

Héla ! Seigneur, comment pourrai-je vous l’apprendre,
Et malgré l’amitié qui m’attache en ce lieu,
70 Comment pourrai-je enfin, Seigneur, vous dire adieu.

PROETUS .

Adieu ! Dites-vous ?

BÉLLÉROPHON.

J’en frémis, l’en soupire,
J’en ai le cœur percé, mais il faut vous le dire :
Il le faut en dépit de mes plus doux souhaits,
Il vous faut même enfin dire adieu pour jamais.

PROETUS.

75 Ainsi, cruel ami, dans un temps d’allégresse
Vous voulez donc troubler ma joie et ma tendresse ?
Et ravir aux douceurs dont je m’étais flatté
Le témoin le plus cher de ma félicité ?
Quoi ? Si près d’un bonheur qui doit faire de vôtre,
80 Où vous devez avoir plus de part qu’aucun autre ?
D’un bonheur qui pour moi n’a rien qui soit si doux
Que l’espoir de pouvoir l’étendre jusqu’à vous ?
De vous faire épouser une princesse aimable...

BÉLLÉROPHON.

Ah ! Cessez de flatter un ami misérable ;
85 Philonoé mérite et peut choisir un roi,
Et son choix est un bien qui n’est pas fait pour moi.

PROETUS.

Mais quel dessein étrange à partir vous engage ?
Quel soin ...

BÉLLÉROPHON.

Dispensez-moi d’en dire davantage ;
Je vous quitte, il le faut, et pour comble d’ennuis,
90 Vous dire adieu, Seigneur, est tout ce que je puis.

PROETUS.

Est-ce là tout le prix d’une amitié si rare ?
Béllérophon ainsi d’avec moi se sépare ?
Il a quelque secret qu’il refuse à ma foi ?
Il me quitte, il me fuit, sans me dire pourquoi ?

BÉLLÉROPHON.

95 N’en prenez point, Seigneur, de soupçon qui m’offense ;
C’est votre intérêt seul qui m’engage au silence ;
Accablé de chagrins qui me font éloigner.
Je vous les cache exprès pour vous les épargner.
Jouissez d’un bonheur, et tranquille, et durable,
100 N’entrez point, s’il se peut, dans tout ce qui m’accable,
Goûtez en paix les biens qui vont combler vos vœux,
Et ne vous chargés point des maux d’un malheureux.

PROETUS.

En pouvez-vous avoir sans que je les partage ?
Entre de vrais amis toute réserve outrage,
105 Et la tendre amitié doit rendre plus jaloux,
Du partage des maux, que des biens les plus doux.
Ne me dérobez point la part que j’y dois prendre.
Pouvez-vous contre mou si longtemps vous défendre ?

BÉLLÉROPHON.

Encore un coup, Seigneur, gardez de trop savoir,
110 Et ne vous servez pas de tout votre pouvoir.
Je n’ai que trop de peine avec vous à me taire,
C’est un fardeau pour moi qu’une secret à vous faire,
Et mon cœur trop à vous pour vous être fermé,
N’est à suivre vos vœux que trop accoutumé.

PROETUS.

115 Dites donc tout.

BÉLLÉROPHON.

Hé bien...

PROETUS.

Votre âme encore hésite ?

BÉLLÉROPHON.

Le reine votre épouse approche, et je vous quitte.

PROETUS.

Quoi ? Vous me quitterez sans m’avoir éclairci ?

SCÈNE III. Sténobée, Proetus, Mégare. §

STÉNOBÉE.

Quoi ? Béllérophon vous me quitte ainsi ?

PROETUS.

Madame ...

STÉNOBÉE.

Allez, Seigneur, suivez-le sans contrainte ;
120 Je ne vous prétends pas retenir par ma plainte.
Je sais ce que je suis, et ce que je vous dois :
Des serments solennels vous engagent ma foi :
À votre ambassadeur pour vous je l’ai donnée,
Rien ne peut plus rien rompre notre hyménée ;
125 Et déjà comme époux vous pouvez librement
Vous dispenser pour moi des devoirs d’un amant.

PROETUS.

Connaissez mieux mon cœur, et l’ardeur qui le presse,
Si j’aime mon ami, j’adore ma princesse ;
Et ce que l’amitié sur moi peut en ce jour,
130 Vous doit faire juger tout ce qu’y peut l’amour.
Béllérophon, Madame, à partir se dispose,
Et pour dernière peine il m’en cache la cause.
Souffrez que je le suive.

STÉNOBÉE.

Épargnez-vous ce soin :
Vous pouvez tout apprendre, et sans parler plus loin.
135 Je sais ce qui e chasse, et sans aucun mystère,
Près d’être tout à vous je ne veux ne vous rien taire.

PROETUS.

Quoi, Madame, serait-ce un ordre exprès du roi ?

STÉNOBÉE.

Seigneur, vous le savez, le roi se fie à moi :
À me croire aisément sa bonté le dispose :
140 Sur moi des plus grands soins son âge se repose ;
Et si votre ami part, j’avouerai sans détour,
Que c’est moi qui l’oblige à quitter cette cour.

PROETUS.

Quoi ? Vous-même m’ôtez un ami si fidèle ?
A ce qui m’est si cher vous seriez si cruelle ?
145 Ah ! Que Béllérophon par un zèle discret,
Me cachait justement ce funeste secret,
Et que d’un coup fatal la blessure est aigrie,
Quand on se voit frappé d’une main si chérie.
Mais quel crime est le sien ? Pour vous, pour vos états,
150 Voyez ce qu’il a fait dans les derniers combats ?
Voyez quelle est sa gloire ? Et quelle haute estime...

STÉNOBÉE.

Je ne le vois que trop, Seigneur, et c’est son crime :
Son estime ne sait que trop bien éclater :
Sa gloire va si loin qu’elle est à redouter.
155 Il n’est point à la cour, il n’est point dans l’armée,
De cœur qu’il n’ait gagné, d’âme qu’il n’ait charmée,
Il n’est rien que du peuple il ne puisse obtenir,
N’en est-ce pas assez pour devoir le bannir ?
Du grand art de régner c’est l’ordinaire usage,
160 Ce qui s’élève trop doit donner de l’ombrage ,
L’excès de gloire est crime en matière d’État.
Et pouvoir trop tenter tient lieu d’un attentat.

PROETUS.

C’est pour Béllérophon une maxime veine ;
Je connais sa vertu, j’en répondrai sans peine ;
165 Et son crédit ici fut-il encore plus grand,
L’amitié qui nous lie en est un sûr garant,
Cette tendre amitié pour lui vous sollicite...

STÉNOBÉE.

Et c’est cette amitié qui contre lui m’irrite ;
Et sil faut que mon cœur s’ouvre entier à vos yeux,
170 Il est si cher pour vous, qu’il m’en est odieux.
Non, je ne puis, Seigneur, sans en être outragée,
Souffrir votre tendresse entre nous partagée.
Je vois d’un œil jaloux vos soins en sa faveur,
Comme autant de larcins que me fait votre cœur :
175 Je ne puis en partage l’empire avec personne ;
Je veux vous obtenir ainsi que je me donne :
Et mon cœur tout à vous prétend mériter bien
Un cœur où l’amitié ne me dérobe rien.
Pardonnez-moi, Seigneur, cette délicatesse :
180 J’en ai pris l’habitude, et n’en suis pas maîtresse.
J’eus toute la tendresse, et d’un père, et d’un roi ;
J’attendais d’un époux même bonté pour moi ;
Et je tiendrais à honte, et prendrais pour injure,
Qu’en ma faveur l’amour fit moins que la nature.

PROETUS.

185 N’accusez point l’amour, il a fait son devoir,
L’empire de mon cœur est en votre pouvoir ;
L’amitié n’ôte rien à vos droits sur mon âme,
C’est un surcroît d’ardeur qui fait croître ma flamme,
J’en sais mieux vous aimer, et toujours seulement
190 L’ami le plus sensible en est plus tendre amant.

STÉNOBÉE.

Non, non, pour m’éblouir c’est une vaine adresse :
On n’a qu’un fond borné d’ardeur, et de tendresse,
Et ce fonds pour aimer dans nos cœurs établi,
N’est jamais partagé qu’il ne soit affaibli.
195 Je ne puis endurer qu’une amitié si tendre
M’ôte au cœur d’un amant la part quelle veut y prendre.
J’y perds ce qu’elle a droit d’y prétendre à son tour,
Et la moitié d’un cœur est trop peu pour l’amour.

PROETUS.

Le mien est tout à vous.

STÉNOBÉE.

Pour m’en rendre certaine,
200 Qu’il souffre donc l’exil d’un ami qui me gêne.
Que ce cœur tout moi n’ait point d’attachement
Qu’il ne puisse à mon gré briser aveuglément :
Qu’il n’ait pour être heureux besoin que de moi-même,
Que l’heure de m’obtenir soit son bonheur suprême,
205 Un bien qui l’autorise à ne regretter rien,
Et qui lui tienne seul lieu de tout autre bien.
Allez, et cachez-moi le bonheur qui vous presse
Donnez à votre ami ce jour que je lui laisse :
Mais après vos regrets aujourd’hui consommés,
210 Ne m’en parlez jamais, au moins, si vous m’aimez.

SCÈNE IV. Sténobée, Mégare. §

STÉNOBÉE.

J’agis d’une manière à devoir te surprendre,
Tu ne la comprends pas.

MÉGARE.

Qui pourrait le comprendre ?
Voir en vous dont jamais le cœur ne se dément,
Pour un homme si rare un si grand changement ?
215 Y voir pour ce héros succéder tant de haine
Aux marques d’une estime et si juste, et si pleine ?
Après tant de faveurs dont vous l’avez comblé,
Le voir cruellement par vous-même accablé ?
Enfin pour le bannir vous voir tout entreprendre ?
220 Madame, à dire vrai, c’est de quoi me surprendre.

STÉNOBÉE.

Je ne condamne point ton juste étonnement :
Mais écoute, et t’étonne encore plus justement.
Ce héros autrefois l’objet de mon estime,
Contre qui tant de haine apparemment m’anime,
225 ne me force pas moins encore de l’estimer ;
Et si je le bannis c’est pour le trop aimer.

MÉGARE.

Vous, Madame ?

STÉNOBÉE.

Oui, c’est là son crime véritable,
À force de mérite il n’est que trop coupable ;
Pouvait-il l’être plus que d’avoir coupable ;
230 Pouvait-il l’être plus que d’avoir attenté
Et jusques sur mon cœur, et sur ma liberté :
Sur un cœur jusqu’ici sans honte, et sans faiblesse,
Un cœur si hautement dans la gloire affermi,
Un cœur que je devais entier à son ami,
235 Qu’il dérobe au devoir, à la reconnaissance,
Et dont il a troublé la paix et l’innocence.
Voilà ce qui m’engage enfin à la bannir ;
Son crime est de me plaire, et je l’en veux punir.

MÉGARE.

Il est vrai qu’il n’a pu s’attacher à vous plaire,
240 Sans trahir pour Proetus une amitié bien chère ;
En osant vous aimer il est méconnaissant...

STÉNOBÉE.

Ah ! C’est sur quoi l’ingrat n’est que trop innocent :
Il n’est dans son devoir que trop inébranlable,
Trop exempt des erreurs dont il me rend capable ;
245 Pour un ami fidèle il n’a que trop de foi,
Et c’est ce qui le rend plus coupable envers moi.
C’est par là qu’il accroît la honte qui m’accable :
Mon crime partagé serait plus supportable,
Et l’ingrat qui le cause en commet un nouveau,
250 D’en laisser sur mon cœur tomber tout le fardeau.
Cependant, pour te faire entière confidence,
C’était pour la bannir trop peu de cette offense ;
J’aurais eu peine à vaincre un charme encore trop doux,
Sans un dernier outrage, et le plus grand de tous :
255 Oui, qui surpasse encore tous ceux qu’il m’a pu faire,
Plus cruel mille fois que m’avoir su trop plaire,
Que m’avoir fait descendre à d’indignes d’erreurs,
Que n’avoir pu m’aimer, et c’est d’aimer ailleurs,
D’avoir choisi ma sœur pour l’objet de sa flamme.

MÉGARE.

260 Un peu de jalousie éblouit bien une âme.

STÉNOBÉE.

En puis-je mal juger ? Je m’en fie à ta foi :
Toi-même, si tu peux, juges-en mieux que moi.
Tu sais que ce matin, de soucis travaillée,
Voyant avec le jour la nature éveillée,
265 J’ai voulu dissiper mon trouble en jouissant
Du doux et pur éclat du soleil renaissant.
Dans le bois du jardin, enfin étant entrée,
De mes gens, de toi-même, en rêvant séparée,
Pleine de cet amour, de ma gloire ennemie,
270 J’ai vu Béllérophon qui s’était endormi.
Le trouvant à telle heure en cette solitude ,
J’ai jugé par mes soins de son inquiétude :
Tout l’exprimait en lui, son cœur en soupirant
N’avait rien du repos d’un cœur indifférent ;
275 Et d’un reste de pleurs ses yeux sur son visage,
Des ses ennuis secrets avaient tracé l’image.
Seule, et faible, d’abord, pour chercher du secours,
je voulais m’éloigner, et j’approchais toujours.
Enfin, j’ai pris sans bruit ces tablettes ouvertes,
280 qui sortaient de ses mains, et semblaient m’être offertes.
J’ai fui sans être vue, et ces témoins surpris
M’ont bien punie, hélas par ce qu’ils m’ont appris.
Elle lit.
Je sais qu’en ma faveur rien ne vous sollicite,
Que pour vous mériter il faut être un grand roi ;
285 Mais si l’excès d’amour tenait lieu de mérite,
Vous ne seriez jamais qu’à moi.
Elle continue.
Parle, explique ces mots.

MÉGARE.

Ils font juger qu’il aime,
Mais ne pourraient-ils pas s’expliquer par vous-même ?

STÉNOBÉE.

Que me dis-tu ? Mégare, et pourquoi me flatter ?

MÉGARE.

290 Mais, Madame, quel lieu trouvez-vous d’en douter ?

STÉNOBÉE.

Mais où me réduis-tu si tu me le fais croire ?
Je n’ai que mon dépit qui soutienne ma gloire ;
Avec tout son secours, malgré tout mon effort,
Mon cœur contre un ingrat ne se sent pas trop fort ;
295 Et me défendant mal quand le dépit me presse,
Si cet ingrat m’aimait, juge de ma faiblesse.

MÉGARE.

Doutez, puisqu’il le faut.

STÉNOBÉE.

Ah ! Ne doutons de rien
Et quoiqu’il en puisse être, éclaircissons-nous bien.
Je n’ose lui parler pour m’éclaircir moi-même ;
300 On se laisse aisément surprendre à ce qu’on aime,
J’aurais peur de trop en dire, et dans notre entretien
De découvrir plutôt mon secret que le sien.
Parle-lui de ma part ; sonde, s’il est possible,
tout ce qu’au fonds de l’âme il a de plus sensible.
305 Dis-lui bien que toujours j’ai fait gloire d’avoir
L’entière autorité du souverain pouvoir.
Que sa faveur trop haute, et me choque, et m’étonne,
Qu’il peut trop sur l’esprit de l’époux qu’on me donne,
Que jusqu’à m’y détruire il s’en peut emparer,
310 Et qu’il n’est qu’un moyen qui puisse m’assurer :
Un nœud qui de sa foi me soit un sacré gage,
Qui nous unisse assez pour m’ôter tout ombrage
Qui fasse un sûr appui pour moi de sa grandeur,
Et que ce nœud propice est l’hymen de ma sœur.
315 Qu’il n’est point de milieu, que pour mon assurance
À moins de son exil, il faut son alliance ;
Et qu’entre ces deux choix en faveur d’un époux,
Je renonce au plus sûr pour pencher au plus doux.
Observe sa réponse, et vois s’il se déguise :
320 Remarque bien surtout, sa joie, ou sa surprise ;
S’il hésite en parlant, s’il change de couleur :
Tâche à travers ses yeux de voir jusqu’en son cœur,
Je laisse jusque-là tous mes vœux en balance.
Hâte-toi de répondre à mon impatience,
325 Et songe qu’en un cœur inquiet, et jaloux,
L’état d’incertitude est le pire de tous.

ACTE II §

SCÈNE I. Sténobée, Mégare. §

STÉNOBÉE.

Ne me flattes-tu pas ? Mégare, est-il possible ?
Béllérophon paraît pour ma sœur insensible ?
L’offre de son hymen est pour lui sans appas ?
330 Mégare, encore un coup, ne me flattes-tu pas ?
Ce refus est surprenant semble à peine croyable.

MÉGARE.

Tout surprenant qu’il est, rien n’est plus véritable.

STÉNOBÉE.

Mais avec soin, Mégare, as-tu bien remarqué
L’air, ou libre, ou contraint, dont il s’est expliqué ?
335 A-t-il rêvé longtemps avant que de répondre ?
N’a-t-il point témoigné, se troubler, se confondre ?

MÉGARE.

Quand j’ai parlé de vous sur tout ce que j’ai dit
Il a semblé d’abord incertain, interdit.
Mais offrant à son choix l’exil, ou l’hyménée,
340 Son âme a sans effort paru déterminée.

STÉNOBÉE.

Enfin as-tu connu qu’en refusant ma sœur,
Il ait fait voir pour elle ou mépris, ou froideur ?

MÉGARE.

Il a, sans l’offenser, en courtisan habile
Coloré son refus d’une excuse civil ;
345 A dit qu’en sa faveur il ne méritait pas
Qu’on forçat votre sœur à descendre trop bas,
Et puisque son exil pouvait vous satisfaire
Qu’il cherchait le moyen le plus sûr de vous plaire.
Mais voulez-vous, Madame, à présent le chasser ?

STÉNOBÉE.

350 Si je le veux ? Hélas ! Puis-je m’en dispenser ?
S’il n’aime point ma sœur, et si c’est moi qu’il aime ;
Au trouble où je me sens, dans ma faiblesse extrême
N’ayant plus contre lui rien qui m’aide à tenir,
Quel besoin plus pressant ai-je eu de la bannir ?
355 Si l’amour en est cru, si mes vœux le retiennent,
Que veux-tu que ma gloire et mon devoir deviennent ?
Pour mon mal, sans sa fuite, est-il quelque secours,
Et guérit-on jamais quand on se voit toujours ?

MÉGARE.

À son exil ainsi vous êtes résolue ?

STÉNOBÉE.

360 Je le devrais, au moins j’en suis bien convaincue ;
Ce soin n’est je le sais que trop de mon devoir,
Je doute seulement s’il est en mon pouvoir.
Quand même pour ma sœur j’ai cru son âme atteinte,
Je ne l’exilais pas sans peine et sans contrainte,
365 J’ai cent fois hésité d’en révoquer l’arrêt ;
Et s’il coûte à bannir un ingrat quand il plaît,
Quel effort n’est-ce point pour une âme charmée
De bannir ce qui plaît quand on s’en croit aimée ?

MÉGARE.

Cependant c’est demain qu’il part...

STÉNOBÉE.

Voici ma sœur :
370 Et pour Béllérophon il faut sonder son cœur.
Je veux que son refus lui dire la nouvelle.
Malgré ce que j’obtiens d’avantage sur elle,
Malgré les nœuds du sang, par un jaloux transport,
Je ne sais quoi toujours me trouble à son abord.

SCÈNE II. Sténobée, Philonoe, Mégare, Ladice. §

STÉNOBÉE.

375 Je brûlais de vous voir, j’avais en confidence
A vous dire ma sœur un secret d’importance.

PHILONOE.

Je cherche aussi, Madame, à pouvoir sans témoins
Vous donner un avis qui n’importe pas moins
Tout l’État y prend part.

STÉNOBÉE.

Mon avis cède au vôtre :
380 L’intérêt de l’État l’emporte sur tout autre.
Commencez donc, ma sœur, la première à parler,
et j’aurai soin après de ne vous rien celer.

PHILONOE.

Béllérophon ici s’est acquis tant de gloire
Qu’on peut malaisément en perdre la mémoire,
385 Et qu’on a peine à voir sans en être surpris
Que tant de mérite un exil soit le prix.
On murmure, on s’émeut, chacun ose le plaindre,
Mais le peuple sur tout paraît le plus à craindre ;
Il pourrait s’emporter à trop d’émotion,
390 Et passer du murmure à la sédition.
C’est à vous d’en juger, d’en prévenir la suite.
Je laisse avec le roi tout votre conduite,
Et sans prétendre en rien choquer votre pouvoir
C’est un sincère avis que j’ai cru vous devoir.

STÉNOBÉE.

395 Il est donc juste aussi, ma sœur, que sans mystère
Je réponde à mon tour, à votre avis sincère.
Je veux m’ouvrir à vous d’un esprit ingénu ;
Vous ne m’avez rien dit qui ne me soit connu ;
Béllérophon sans doute est digne qu’on l’estime :
400 L’ardeur qu’on a pour lui n’est que trop légitime.
Son mérite est bien grand, rien n’est plus glorieux ;
Je le sais comme un autre, et peut-être encore mieux :
Mais le trop de mérite, et d’estime publique,
Sont des excès craindre en bonne politique,
405 Et son exil fit-il encore plus d’éclat
Les rois n’écoutent rien que les raisons d’État.
Cependant, s’il vous faut avouer ma faiblesse,
La politique en vain sur cet exil me presse :
En faveur d’une ami Proetus m’a su toucher :
410 Toute ma fermeté se laisse relâcher,
Et malgré de l’État les raisons légitimes
Je sens qu’il est encore de plus fortes maximes.
Mais si j’osais vous dire à quel prix j’ai voulu
Révoquer cet exil que j’avais résolu,
415 Quelque intérêt pour moi que votre amitié prenne,
Peut-être à m’excuser auriez-vous de la peine.

PHILONOE.

Il n’est guère de prix quoi qu’il doive coûter
Qu’ici Béllérophon ne puisse mériter.

STÉNOBÉE.

Mais si ce prix plus grand que vous ne pouvez croire
420 Était même aux dépens de votre propre gloire ?

PHILONOE.

Se peut-il que ma gloire ait rien démêler...

STÉNOBÉE.

Je me suis engagée à ne vous rien celer,
Et j’avouerai quel tort j’ai prétendu vous faire
En dussai-je attirer votre juste colère.
425 J’ai voulu faire grâce à l’ami d’un époux ;
J’ai trouvé son exil aussi cruel que vous,
Et contre sa faveur suspecte et dangereuse
Chercher quelque assurance un peu moins rigoureuse.
J’ai cru la rencontrer dans le nœud le plus doux,
430 Mais j’ai pu trouver ce nœud charmant qu’en vous.
Vous vous troublez, ma sœur ; ce choix vous doit surprendre,
Vous êtes née au trône et digne d’y prétendre :
Ce rang vous est offert dans les plus grands États,
Et tout autre au-dessous vous doit sembler trop bas.
435 Aussi ne veux-je point par aucun sacrifice
De ce choix trop abject colore d’injustice.
Je n’ai point de raison qui put l’autoriser,
Et je laisse à l’amour de soin de l’excuser.

PHILONOE.

Je vous l’avouerai, Madame, un trône a de quoi plaire ;
440 Et s’il vous faut ici céder celui d’un père,
Peut-être est-il des rois qui perdront le souci
De ma donner ailleurs ce que je cède ici.
Mais il n’est point d’appas dont la couronne brille
Que je ne sacrifie au bien de ma famille,
445 Toujours les plus hauts rangs ne sont pas les meilleurs
Et vivre près de vous vaut bien régner ailleurs.

STÉNOBÉE.

Ah ! C’en est trop, ma sœur, tant d’amitié m’accable.
Je sens mon injustice encore moins excusable,
Et de tout votre sort j’ai pu disposer,
450 Plus j’ai dû prendre soin de n’en pas abuser.
Jusqu’au bout, à ma honte, il faut tout apprendre,
J’ai pressé cet hymen qui vous fait trop descendre,
J’en ai fait proposer l’offre de Béllérophon...
Je vous en vois rougir, et c’est avec raison.
455 Mais cessez d’en paraître interdite, et confuse,
Béllérophon, enfin, par bonheur, vous refuse ;
Et le ciel qui vous garde un sort plus glorieux,
Sur tout votre mérite a su fermer les yeux.
Quitte ainsi vers Proetus par ce refus propice,
460 Ma tendresse à son tour vous veut rendre justice,
Et va presser mon père, en m’offrant un époux,
De faire en même temps un choix digne de vous.

SCÈNE III. Philonoe, Ladice. §

LADICE.

Recevez-vous, Madame, avec tant de tristesse
Une si favorable et si belle promesse ?
465 Quoi l’espoir le plus doux de l’hymen d’un grand roi,
Ne peut vous inspirer que chagrin et qu’effroi ?

PHILONOE.

Si le trouble ou je suis te fait peine à comprendre,
Tu n’as qu’à bien ouï ce qu’on a fait entendre ;
Tu sais peu quel dépit un mépris peut causer,
470 Et ce qu’on de honte à se voir refuser.

LADICE.

Quel honte, Madame, avez-vous lieu de croire,
Dans un mépris heureux qui sauve votre gloire ?
Voyez qui vous refuse : un prince infortuné,
Persécuté par tout, des siens abandonne,
475 Et dont sans son refus l’alliance importune,
Vous eût fait épouser la mauvaise fortune.

PHILONOE.

Ladice, tu dis vrai, je dois m’en souvenir,
Béllérophon n’est pas d’un rang digne à m’obtenir :
Il n’est rien en effet qui pour lui sollicite
480 Qu’un peu de renommée avec trop de mérite ;
Et tout prince qu’il est à moins que d’être toi,
Il n’en eut pu sans audace aspirer jusqu’à moi ;
Il n’en eut pu trouver de légitime excuse ;
Ladice, cependant, c’est lui qui me refuse
485 Et le peu qu’entre nous on voit d’égalité
D’un refus si cruel accroît l’indignité.

LADICE.

Mais, Madame, en montrant tant de délicatesse
N’est-ce point trop sentir que ce refus vous blesse ?

PHILONOE.

Ah Ladice !

LADICE.

Mon zèle est peut-être indiscret ?

PHILONOE.

490 Non achève, pénètre, et vois tout mon secret.
Vois quel trouble odieux me presse et me surmonte ;
Fais m’en frémir d’horreur, fais m’en rougir de honte ;
Et du moins si mon cœur n’en peut plus revenir
En me le reprochant commence à m’en punir.
495 Je devrais en effet recevoir cette offense
Avec moins de colère, et plus d’indifférence ;
C’est un bonheur pour moi que son aveuglement,
L’outrage est moins honteux que le ressentiment :
L’affront vient de trop bas pour men laisser atteindre,
500 J’honore trop l’ingrat d’avoir daigné m’en plaindre,
D’avoir tant de regret de son heureux refus,
Et j’ai trop de dépit pour n’avoir rien de plus.

LADICE.

Si votre âme en secret était déjà séduite,
Songez sans son refus où vous étiez réduite ?
505 Songez où son hymen eut pu vous engager ?

PHILONOE.

Hélas j’aurais... Mais non, ne m’y fais pas songer.
Méprisons cet ingrat comme il m’a méprisée :
Mais crois-tu que ma sœur ne m’ait point abusée.
Ne pourrait-elle point par des déguisements,
510 Avoir voulu sonder mes secrets sentiments ?
Pénétrer mon espoir, voir quel désire me presse,
Et pour Béllérophon jusqu’où je m’intéresse ?
Son refus me fait peine encore à concevoir.

LADICE.

Madame le voici, vous allez tout savoir.

SCÈNE IV. Béllérophon, Philonoe, Ladice. §

BÉLLÉROPHON.

515 Prêt à quitter ces lieux par un ordre sévère,
Sur le point d’y laisser tout ce qui peut me plaire,
Un malheureux banni sans secours, sans espoir,
Pour dernière douceur peut-il oser vous voir ?
Puis-je espérer de vous un moment pour m’entendre ?

PHILONOE.

520 Après ce qu’on vois doit, vous pouvez tout prétendre.

BÉLLÉROPHON.

La reine vous a vue, et j’ai lieu de trembler.

PHILONOE.

Elle ne m’a rien dit qui vous doive troubler.
J’aurais tort de m’en plaindre.

BÉLLÉROPHON.

Ah ! Quoi qu’elle vous die,
De grâce au moins songez qu’elle est mon ennemie,
525 Et que de mon exil la rigoureuse loi
Doit rendre un peu suspect son rapport contre moi.

PHILONOE.

La rapport de la reine est trop à votre gloire.

BÉLLÉROPHON.

Ah Madame !

PHILONOE.

Parlez, ne l’en dois-je pas croire ?
En a-t-elle trop dit ? J’en croirai votre aveu.

BÉLLÉROPHON.

530 Ah plutôt je crains bien qu’elle en ai trop peu.
Oui, Madame, je crains qu’elle n’ait su vous taire,
La raison qui m’engage au choix que j’ose faire,
Et me fait préférer à votre hymen charmant
L’affreuse cruauté de mon bannissement.
535 Après tant de rigueur, une offre si propice
M’a du me faire d’abord craindre quelque artifice :
J’ai dû me défier d’un si grand changement,
D’une haine si forte éteinte en ce moment,
J’ai craint en m’engageant dans un choix téméraire
540 Que me trouvant sans crime on ne voulut m’en faire,
J’ai craint un piège offert sous un appas si doux,
Mais si j’ai craint pour moi, c’est bien moins que pour vous.
La reine votre sœur peut être assez cruelle
Pour aimer à vous voir toujours au dessous-d’elle,
545 Et pour songer plutôt à chercher un moyen
D’abaisser votre sort que d’élever le mien.
Je me suis fait justice, et j’ai dû vous la rendre.
Je sais qu’à moins d’un trône on vous fait trop descendre,
J’ai mieux aimé pour moi voir tout espoir perdu,
550 Qu’être heureux aux dépens du rang qui vous est dû
Je n’ai pu jusqu’à vous rejeter ma disgrâce,
Et quelque affreux que soit le sort qui me menace,
Si vous en accablant je l’avais évité,
Je me reprocherais de l’avoir mérité.

PHILONOE.

555 Un juste étonnement me laisse peu capable
De vous dire à quel point je vous suis redevable :
Je sens comme je dois de si généreux soins,
Et veux bien avouer que j’en attendais moins,
Je n’avais pas prévu ce grand effort de gloire ;
560 De tout autre que vous j’eusse eu peine à la croire,
Et jusqu’à votre aveu, j’avais presque douté
Qu’on put porter si loin la générosité.

BÉLLÉROPHON.

On doit peu me louer d’un choix si magnanime.
La générosité n’est pas ce qui m’anime ;
565 Je n’en sens point assez pour perdre un bien si doux,
Et tenir contre un charme aussi puissant que vous.
Je n’ai pas tant de force, et si j’ose tout dire,
Il n’est point de vertu qui seule y put suffire,
Et pour ce grand effort, dans mon cœur en ce jour,
570 La gloire avait besoin du secours de l’amour.
Ce nom fatal m’échappe m’échappe, il vous trouble, il vous blesse ;
De grâce pardonnez ce reste de faiblesse,
Un amour qui s’immole, et qui n’espère rien,
Croit être dispensé de se cacher si bien.
575 Du moins, si cet aveu contre moi vous anime,
Songez que le supplice a précédé le crime :
Qu’avec le châtient le courroux doit finir,
Et qu’on plaint un coupable en le voyant punir.
Vous ne répondrez point ? Est-ce pour me confondre ?

PHILONOE.

580 Vous écoutez toujours, n’est-ce point trop répondre ?

BÉLLÉROPHON.

Hélas ! Vous m’écoutez pour la dernière fois.

PHILONOE.

Il n’a tenu qu’à vous de faire un autre choix.

BÉLLÉROPHON.

M’en pourriez-vous blâmer . Et se pourrait-il faire
Que mon choix méritât d’avoir pu vous déplaire ?
585 Qu’en secret votre cœur n’en fut pas satisfait ?

PHILONOE.

Que sert de s’expliquer sur un choix déjà fait ?

BÉLLÉROPHON.

Hé ! M’était-il permis d’en oser faire un autre ?
D’oser à mon bonheur sacrifier le vôtre ?
Et quand je me verrais digne d’un sort si doux,
590 Devais-je oser jamais le tenir que de vous ?
C’est un bien dont je sais le prix mieux que personne ;
À peine en est-on digne avec une couronne,
Sans un trône à donner on ne peut l’acquérir,
Et je n’ai que mon cœur à vous pouvoir offrir.

PHILONOE.

595 Mais qui vous avait dit que quoi que l’on pût fait
Le seul charme du trône eut le droit de me plaire ?
Que mon âme attachée à l’ardeur de régner
Crut d’un illustre cœur l’empire à dédaigner ?
Et malgré le penchant qu’un tendre amour excite
600 Fit tout pour la grandeur et rien pour le mérite ?

BÉLLÉROPHON.

Que dites-vous, Madame ? Et n’avez-vous point peur
Qu’un aveu si charmant ne tente trop mon cœur ?
Vous assurez-vous tant d’un choix dont je soupire ?
Et ne craignez-vous point que je n’ose m’en dédire ?
605 Mon devoir est sans force, il vient de s’épuiser ;
Et si d’une autre main j’ai pu vous refuser,
Je ne répondrais pas de mon amour extrême
Jusques à vous pouvoir refuser de vous-même ?
Dieux ! Comment à ce choix ai-je pu consentir ?
610 Hélas ! Si vous pouviez m’en laisser repentir ?
Si pour prix de l’effort que s’est fait ma tendresse
Je pouvais obtenir l’aveu de ma faiblesse....

PHILONOE.

Adieu.

BÉLLÉROPHON.

Vous me quittez sans me rien dire...

PHILONOE.

Hélas !

BÉLLÉROPHON.

Que me dit ce soupir ?

PHILONOE.

Ah ! Ne l’entendez pas.

BÉLLÉROPHON.

615 Obtiens-je enfin de vous l’aveu que je désire ?

PHILONOE.

Ne vous obstinez point à m’en faire trop dire,
Allez, et me laissez, s’il se peut, souvenir
Que ce n’est pas de moi qu’il me faut obtenir.

ACTE III §

SCÈNE I. Proetus, Sténobée, Mégare. §

PROETUS.

Enfin le roi, Madame, a choisi la journée
620 Où se doit achever notre heureux hyménée :
Il veut que dans trois jours le grand jour que j’attends
Rende ma joie entière et tous mes vœux contents.
Les Dieux mêmes d’accord du bonheur que j’espère
Ont promis de nouveau d’apaiser leur colère,
625 Et de nous garantir du monstre furieux
Dont la rage a versé tant de sang en ces lieux.
Avec soin à l’envi toute la cour s’apprête
A redoublé l’éclat d’une si belle fête,
Chacun de mon bonheur semble faire le sien...

STÉNOBÉE.

630 Mais que fait votre ami ? Vous n’en m’en dites rien.

PROETUS.

Je sais l’excès d’honneur que vous lui vouliez faire.
Je connais tout le prix d’une faveur si chère ;
Mais je n’ose, Madame, oublier qu’aujourd’hui
Vous m’avez défendu de vous parler de lui.
635 J’ai cru que vos bontés après cette défense
Pour tout remerciement demandaient mon silence,
Et j’ai craint d’être ingrat plus que reconnaissant
Si je répondais mieux qu’en vous obéissant.
Je ne vous dirai rien dont vous puissiez vous plaindre,
640 Et puisque votre haine a tant pu se contraindre,
Il est bien juste aussi qu’en mon cœur à son tourne
L’amitié se contraigne en faveur de l’amour.

STÉNOBÉE.

C’est trop faire souffrir une amitié si tendre,
Et je souffrirai moins peut-être à vous entendre.

PROETUS.

645 Non, Madame, pour peu que vous puissiez souffrir...

STÉNOBÉE.

Que vous connaissez bien comme il faut m’attendrir.

PROETUS.

Si mon soin déplaît, je consens à ma taire.

STÉNOBÉE.

Parlez-Seigneur, parlez, vous savez trop me plaire.

PROETUS.

Béllérophon m’est cher, et je plains son malheur...

STÉNOBÉE.

650 Mais que vous a-t-il dit de l’offre de ma sœur ?

PROETUS.

Que sachant votre haine il avait peine à croire
Que vous l’eussiez jugé digne de tant de gloire,
Et craignait d’abuser dans un espoir si doux
D’un effort que pour moi vous faisiez malgré vous.

STÉNOBÉE.

655 Craint-il si fort ma haine ?

PROETUS.

Il ne m’est pas possible
D’exprimer à quel point il y paraît sensible.
Quelques peines qu’il trouve en son bannissement,
Vous voir son ennemie, est son plus grand tourment.
Il est au désespoir d’avoir pu vous déplaire,
660 Il sent tous ses malheurs moins que votre colère ;
Et vous l’auriez, Madame, à demi consolé
Si sans l’avoir haï vous l’aviez exilé.

STÉNOBÉE.

Il se plaint bien de moi ? Je l’avouerai sans feindre,
Il doit peut-être avoir quelque lieu de s’en plaindre.

PROETUS.

665 Malgré votre rigueur, il ne parle de vous
Que d’un air à fléchir le plus mortel courroux.
Il n’échappe à sa plainte aucun mot qui n’exprime
Le plus profond respect, et la plus haute estime ;
Et sans vous accuser de lui faire aucun tort
670 Il se plaint moins de vous que de son mauvais sort.

STÉNOBÉE.

Dans l’ardeur que pour lui l’amitié vous inspire
N’en dites-vous point trop ?

PROETUS.

Je n’en suis assez dire.
Madame, plut aux Dieux qu’avant qu’il dut partir
Vous-même à l’écouter vous puissiez consentir ;
675 Je suis sûr que votre âme en serait attendrie,
Fut-elle contre lui mille fois plus aigrie :
Vous ne le pourriez voir sans le croire innocent...

STÉNOBÉE.

Ha ! Vous êtes, Seigneur, un ami bien pressant ?

PROETUS.

Vous semblez vous troubler ?

STÉNOBÉE.

N’en soyez point en peine,
680 Mon trouble ne vient pas du côté de la haine.
C’est un reste de gloire, et je rougie, Seigneur,
Que vous trouviez si bien le faible de mon cœur.

PROETUS.

Que mon bonheur est grand ! Quelle douceur parfaite
De voir avec l’amour l’amitié satisfaite !

STÉNOBÉE.

685 Vos soins pour votre ami n’ont que trop de pouvoir.
Mais souhaite-t-il tant en effet de ma voir ?

PROETUS.

Près de traîner ailleurs une mourante vie
Il n’a point de plus forte et de plus chère envie.
S’excuser près de vous est tout ce qu’il prétend ;
690 S’il part sans votre haine il part assez content.
Chassez-le s’il le faut, mais souffre qu’il vous voit.
Et qu’il emporte au moins cette dernière joie :
Pour unique faveur c’est tout ce qu’aujourd’hui
L’amour et l’amitié vous demandent pour lui.

STÉNOBÉE.

695 Contre des droits si forts le moyen que l’on tienne.

PROETUS.

Peut-il venir enfin, Madame ?

STÉNOBÉE.

Hé bien, qu’il vienne.

PROETUS.

Par quels remerciements...

STÉNOBÉE.

Il n’en est pas besoin,
Et s’il en faut, Seigneur, l’amour en prendra soin.

SCÈNE II. Mégare, Sténobée. §

MÉGARE.

J’admire avec quel art vous l’avez su réduire
700 À prendre en sa faveur tout ce qui peut lui nuire.
À se trahir lui-même, et par un soin fatal
À presser le bonheur de son propre rival.
À voir Béllérophon il vous a résolue ?

STÉNOBÉE.

Que je la crains, ô Dieux, cette funeste vue !

MÉGARE.

705 Quoi, vous craignez de voir un amant qui vous plaît,
Et surtout, dans l’État où vous savez qu’il est.
Tendre, amoureux, soumis, souffrant sans s’oser plaindre.

STÉNOBÉE.

Mégare, en cet état, qu’un amant est à craindre !

MÉGARE.

Il est vrai qu’entre vous l’amour a peu d’espoir,
710 Vous devez redouter Proetus et son pouvoir ;
Votre père aura peine à rompre un hyménée
Fondé sur une foi publiquement donnée :
Je crains mille périls que je vois trop certains.

STÉNOBÉE.

Je ne m’étonne pas des périls que tu crains.
715 Je puis ce que je veux sur l’esprit de mon père ;
Tu vois depuis quel temps mon hymen se diffère.
Le monstre jusqu’ici m’a procuré ce bien,
Et le malheur public a détourné le mien.
Après tant de détails je sis trop la manière
720 De passer s’il le faut à la rupture entière,
Et quand Proetus voudrait troubler notre repos,
La Licie a de quoi braver un roi d’Argos
Ce n’est pas là ma crainte, et ce qui fait le trouble
Que je sens dans mon cœur que chaque instant redouble.

MÉGARE.

725 Qui peut donc vous troubler, et d’où naît votre effroi
Si vous ne craignez rien des scrupules du roi,
Du pouvoir de Proetus, de son dépit externe...

STÉNOBÉE.

Ah n’ai-je rien, Mégare, à craindre de moi-même ?
Prête à m’abandonner sans espoir de retour,
730 À l’aveugle transport d’un criminel amour,
Crois-tu qu’un premier crime, au moins, sans violence,
Puisse au fond de l’âme arracher l’innocence,
Et qu’il ne trouve pas dans mon cœur abattu
Quelque dernier effort de gloire et de vertu ?
735 Je ne sais que trop bien qu’un fatal hyménée
À la face des Dieux à Proetus m’a donnée,
Et ne me permet plus de disposer de moi
Sans blesser mon devoir et sans trahir ma foi.
Je connais ma faiblesse, et je l’ai condamnée.
740 Je vois le précipice où je suis entraînée,
Et le vois d’autant mieux qu’à force d’y pencher,
Je m’en sens sur le bord et près d’y trébucher.
Ma chute ne vient pas de défaut de lumière.
Je sens à mon secours ma raison tout entière,
745 J’approuve ses conseils ; trop heureuse, en effet,
Si le secours qu’elle offre était moins imparfait :
Si ses conseils trop vains quand l’amour est le maître,
Savaient faire pouvoir tout ce qu’ils font connaître,
Et si montrant l’abîme où l’on va se jeter
750 Ils donnaient de la force assez pour l’éviter.

MÉGARE.

Je ne m’étonne plus que votre cœur s’alarme,
Et d’un objet si cher appréhende le charme.
Vous deviez bien sans doute éviter de la voir.
Et si vous le pouviez...

STÉNOBÉE.

Et comment le pouvoir !

MÉGARE.

755 Sans attendre qu’il vienne, et devant qu’il vous voit,
Il n’est pas possible encore qu’on le renvoie.
Et si vous le voulez j’airai de votre part.

STÉNOBÉE.

Je le voudrais assez s’il n’était trop tard.
Il est si près, peut-être...

MÉGARE.

On peut en diligence
760 Prendre encore le temps d’empêcher qu’il n’avance.

STÉNOBÉE.

Plus je crois qu’il approche et plus je sens d’effroi.

MÉGARE.

Irai-je ?

STÉNOBÉE.

Il n’est plus temps, Mégare, je le vois.

SCÈNE III. Béllérophon, Stenobee, Mégare. §

BÉLLÉROPHON.

Ne m’a-t-on point flatté d’une vaine espérance ?
Pourrez-vous bien, Madame, endurer ma présence ?
765 Que me veut dire encore le trouble où je vous vois !
Peut-être avez-vous cru voir Proetus avec moi.
Parlez, pour me souffrir souhaitez vous qu’il vienne ?
Sa présence à vos yeux peut adoucir la mienne,
Je n’en dois pas douter, je vous entends trop bien...

STÉNOBÉE.

770 Pourquoi m’entendez-vous quand je ne vous dis rien ?
Proetus ici peut-être eut été nécessaire,
Mais il a fait pour vous tout ce qu’il pouvait faire,
Et si je vous vois seul avec peine aujourd’hui,
Je n’en aurais pas moins à vous voir avec lui.

BÉLLÉROPHON.

775 Si Proetus ne vient pas ce n’est qu’à ma prière.
J’ai voulu vous laisser liberté toute entière,
Et ne pas abuser de ce qu’en ma faveur
L’intérêt d’un ami pourrait sur votre cœur.
Si l’on m’a près de vous noirci de quelque crime
780 Qui vous ait fait juger mon exil légitime,
Je sens trop d’innocence, et m’y dois trop fier
Pour prendre aucun secours pour me justifier.
Et si vous m’exilez par votre propre haine
Je ne veux exiger rien qui vous fasse peine,
785 Je pars quoi que je quitte en partant de ces lieux
Ce qui m’est le plus doux et le plus précieux.

STÉNOBÉE.

Vous êtes bienheureuse de vous trouver capable
D’avoir toujours sans peine une âme inébranlable :
Quoi qu’il faille quitter et de cher et de doux,
790 L’effort n’en coûte guère aux héros comme vous,
Et pour s’en consoler la grandeur du courage
Aux cœurs comme le vôtre est un grand avantage.

BÉLLÉROPHON.

Je ne me pique pas de tant de fermeté,
Et ne suis point héros jusqu’à la dureté.
795 Je sens si bien l’horreur du sort qui me menace,
Qu’au lieu de mon exil la mort me ferait grâce ;
Et peut-être en dépit de votre inimitié
Si vous saviez mes maux en auriez-vous pitié.

STÉNOBÉE.

Je n’eus jamais pour vous une assez forte haine
800 Pour vous pourvoir bannir sans regret, et sans peine :
Mais je ne jugeais à plaindre qu’à demi,
Croyant que vous n’aviez à quitter qu’un ami ;
Et quelque affreux tourment, quelque peine cruelle
Que souffre dans l’absence une amitié fidèle,
805 Il est des maux plus grands que ceux de l’amitié,
Et qui rendent encore plus digne de pitié.

BÉLLÉROPHON.

Toute votre pitié ne m’est que trop bien due,
Et rien ne manque aux maux dont j’ai l’âme abattue
Plaignez un malheureux qui ne peut l’être plus.

STÉNOBÉE.

810 Que pourriez-vous ici regretter que Proetus ?
Si vous étiez amant... mais j’ai peine à le croire,
Vous autres grands guerriers vous n’aimez que la gloire ;
Et vous tenez l’amour trop au-dessous de vous
Pour abaisser votre âme à céder à ses coups.

BÉLLÉROPHON.

815 On peut être à la guerre intrépide, invincible,
Et n’être que trop tendre ailleurs et trop sensible.
Où le cœur est charmé la valeur perd ses droits,
Et l’âme la plus forte a de faibles endroits.

STÉNOBÉE.

vous avez su longtemps aimer avec mystère :
820 Et l’amour n’est pas fort qui sait si bien se taire.

BÉLLÉROPHON.

Quand on se sent touché d’une téméraire amour,
Le respect permet-il de l’oser mettre au jour ?

STÉNOBÉE.

Le respect fait souvent des lois trop rigoureuses.
Et les témérités sont quelquefois heureuses.

BÉLLÉROPHON.

825 Ah si vous excusiez l’audace de mes vœux,
Ils n’auraient rien à craindre, ils seraient trop heureux ;
Mais si vous m’exciter que faut-il que j’espère ?

STÉNOBÉE.

Ne craignez plus d’exil, je n’ai plus de colère ;
Puisqu’ici tant de nœuds ont pu vous attacher
830 Il serait trop cruel de vous en arracher.

BÉLLÉROPHON.

C’est beaucoup d’engager votre piété propice
À révoquer l’arrêt d’un si cruel supplice :
Mais n’en puis-je espérer rien encore de plus doux ?

STÉNOBÉE.

N’en fais-je pas assez ? Mon espérance est vaine

BÉLLÉROPHON.

835 Que ne pouvez-vous point ? Mon espérance est vaine
Si votre haine encore...

STÉNOBÉE.

Ne parlons plus de haine ;
Vous pouvez désormais vous croire tout permis,
Et vous ne devez plus craindre ici d’ennemis.

BÉLLÉROPHON, à genoux.

Ah souffrez qu’à vos pieds après cette assurance,
840 J’ose exprimer ma joie, et ma reconnaissance ;
Que j’y laisse éclater mes transports les plus doux ;
Qu’enfin, pour votre sœur mon amour..

STÉNOBÉE.

Levez-vous.

BÉLLÉROPHON.

Après tant de bontés que je n’osais attendre,
De mes remerciements vouez-vous vous défendre ?
845 Lorsque je vous dois tout puis-je avec moins d’excès...

STÉNOBÉE.

Pour me remercier attendez le succès.

BÉLLÉROPHON.

Je sais votre crédit sur le roi votre père,
Ne craignant rien de vous qui peut m’être contraire ?
Quel obstacle nouveau peut troubler mon bonheur ?

STÉNOBÉE.

850 Mais ne craignez vous rien du côté de ma sœur !
Pour moi, vous le savez, cette même journée
Je vous en ai déjà fait offrir l’hyménée.
Et mes soins les plus grands ne font que trop de foi
Que j’ai voulu toujours vous attacher à moi :
855 Mais l’orgueil de ma sœur aura peine, peut-être,
À descendre au rang où les Dieux l’ont fait naître,
Et je crois qu’à ses yeux dans le chois d’un époux
Le défaut de couronne est le plus grand de tous.
Je craindrais d’en venir jusques à la contrainte.

BÉLLÉROPHON.

860 Ah n’appréhendez rien si c’est là votre crainte ;
J’avais le même effroi tous mes vœux incertains
N’osaient même accepter mon bonheur de vos mains
Et vous pardonnez bien à mon amour extrême
De l’avoir attendu du choix ce que j’aime.
865 Votre adorable sœur, enfin, a la bonté
De vouloir faire grâce à ma témérité ;
Elle renonce au trône où son destin l’appelle
Pour régner sur un cœur amoureux et fidèle,
Et l’excès de l’amour que j’ai pour ses appas
870 Répare le défaut du rang que je n’ai pas.
C’est à vous maintenant qu’il faut que je m’adresse ;
Et si dans mon bonheur votre âme s’intéresse,
Si du plus tendre amour les transports les plus grands...

STÉNOBÉE.

Allez, vous connaîtrez l’intérêt que j’y prends.

BÉLLÉROPHON.

875 Je dois tout espérer et vous m’êtes propice ;
Mais de grâce empêchez que mon espoir languisse ;
Pressez l’heureux effet que j’attends de vos soins ;
C’est beaucoup aux amants qu’un moment plus ou moins.
Si vous saviez l’ardeur qu’un si beau feu m’inspire...

STÉNOBÉE.

880 Je l’imagine assez sans vous l’entendre dire ;
J’en sais plus qu’il ne faut pour faire mon devoir,
Allez, mes soins pour vous passeront votre espoir.

SCÈNE IV. Stenobee, Mégare. §

STÉNOBÉE.

Hé bien Mégare, hé bien, où suis-je enfin réduite ?
J’expliquais mieux que toi ces mots qui t’ont séduite.
885 Je ne sentais que trop dans le fond de mon cœur
Que l’amour de l’ingrat n’était que pour ma sœur.
Mais ô Dieux ! Que amour ! Et qu’il a de tendresse !
As-tu bien vu l’excès de l’ardeur qui le presse ?
Ce qu’il sent de transports, ce qu’il prend de souci.
890 Ah sans ma sœur, peut-être, il m’aimerait ainsi.

MÉGARE.

Si ses vœux n’ont osé s’élever à vous-même,
Tout vous doit être égal qui que ce soit qu’il aime.

STÉNOBÉE.

Ah que tu conçois mal lors que l’on manque un cœur
Ce qu’il coûte à le voir dans les mains d’une sœur.
895 Plus ma rivale touche, et plus le dépit presse,
L’injure de plus loin moins vivement nous blesse,
Le sang aigrit l’outrage entre proches parents,
Et les coups de plus près sont les plus pénétrants.
Surtout si tu savais quelle rage secrète
900 Une aînée a de voir triompher sa cadette ?
Ce qu’on souffre à céder ce qu’on aime. Ah plutôt,
Osons tout, perdons tout, perdons nous s’il le faut.
Faisons des malheureux , partageons nos supplices.
Je suis femme, et ma force est dans les artifices.
905 Allons Mégare, allons, songeons à ménager
Tout ce que notre sexe a d’art pour se venger.

ACTE IV §

SCÈNE I. Philonoe, Proetus, Ladice, Licas. §

PHILONOE.

Si vous cherchez ma sœur, nous la pouvons attendre,
Elle est avec mon père.

PROETUS.

On vient de me l’apprendre.
Et si j’ose en juger sur ce que je lui dois
910 C’est pour Béllérophon qu’elle entretient le roi.
Mais après ses bontés, je devrai tout aux vôtres.

PHILONOE.

Ne pouvant rien pour moi, que ne pourrais-je pour d’autres ?
Vous savez mon devoir , et que jusqu’à mon cœur
Tout dépend de mon père, ou plutôt de ma sœur.

PROETUS.

915 Votre sœur favorable, enfin, à ma prière
À mon heureux mai rend son estime entière.
Et si dans sa colère elle même aujourd’hui
A bien pu proposer votre hymen avec lui,
Après avoir forcé sa colère à s’éteindre,
920 S’il ne craint rien de vous, il n’ plus rien à craindre.

PHILONOE.

Je ne puis qu’obéir, mais s’il le faut, Seigneur,
Au moins, j’obéirai sans peine en sa faveur.

PROETUS.

Et c’est maintenant qu’il m’est permis de dire
Qu’il ne manque plus rien à ce que je désire.
925 Et qu’enfin s’il peut être un bonheur achevé,
C’est moi qu’aujourd’hui les Dieux l’ont réservé.
Je sens dans tous mes vœux mon âme satisfaite ;
Mais puisque c’est par vous que ma joie est parfaite,
J’aurai soin du bonheur de qui me rend heureux
930 Et qu’il ne manque rien au comble de vos vœux.
En faveur d’un ami je veux que tout conspire,
Il n’a qu’un seul défaut, c’est qu’il est sans empire.

PHILONOE.

Je vrai bonheur n’est pas dans le rang le plus haut,
Et tout ce qui sait plaire est toujours sans défaut.

PROETUS.

935 Un si parfait ami m’est plus cher que moi-même,
C’est être heureux deux fois que l’être en ce qu’on aime,
Et j’espère obliger votre charmante sœur
À souffrir que je cède un trône en sa faveur.
Je prétends couronner une flamme si belle...
940 Mais j’aperçois la reine , allons au devant d’elle.

SCÈNE II. Sténobée, Proetus, Philonoe, Mégare, Ladice, Licas. §

PROETUS.

Enfin vous avez vu Béllérophon.

STÉNOBÉE.

Ô Dieux !

PROETUS.

Madame, quel chagrin se montre dans vos yeux ?
Mon amour ne peut-il être encore sans alarmes !
Vous fuyez mes regards, vous me cachez vos larmes !
945 Peut-on savoir d’où naît le trouble où je vous vois ?

STÉNOBÉE.

Non, Seigneur, ce n’est rien, Mégare, soutiens-moi.

PHILONOE.

On doit appréhender un mal que l’on néglige,
Et si c’est...

STÉNOBÉE.

Non, ma sœur, non, ce n’est rien vous dis-je.

PROETUS.

Quel déplaisir secret peut donc tant vous saisir ?

STÉNOBÉE.

950 Ah ! Que ne suis-je morte avec ce déplaisir !

PHILONOE.

Ne pouvons-nous, Madame, espérer de l’apprendre ?

PROETUS.

Vous savez l’intérêt que nous y devons prendre ?

STÉNOBÉE.

Vous avez trop de part, tous deux, dans mes ennuis.
Ah ma sœur ! Ah Seigneur !

PROETUS.

Achevez !

STÉNOBÉE.

Je ne puis.

PHILONOE.

955 Mégare, peut savoir d’où ce chagrin peut naître ?

MÉGARE.

J’ai peine, ainsi que vous, Madame, à le connaître.
Mais si j’osais, Seigneur, former quelque soupçon,
Il ne pourrait tomber que sur Béllérophon.

PROETUS.

Qu’a-t-il pu dire enfin ? Vous pouvez nous l’apprendre ?

MÉGARE.

960 Il avait trop de peur que l’on ne peut entendre :
Il m’a fait retirer avant qu’il ai rien dit :
Je l’ai vu seulement sortir tout interdit.

PROETUS.

Et la reine...

MÉGARE.

Avec soin elle a voulu se taire.
Elle s’est fait un effort pour cacher sa colère ;
965 Mais un écrit fatal qu’on lui vient d’apporter
A su contraindre enfin son courroux d’éclater.
C’est d’où naît la douleur qui de son cœur s’empare...

STÉNOBÉE.

Ne sauriez-vous taire indiscrète Mégare ?

PROETUS.

Quoi ! Ni le nom de sœur, ni le titre d’époux,
970 N’obtiendront rien...

STÉNOBÉE.

Hélas ! Que me demandez-vous ?
Je vous chéris tous deux avec trop de tendresse,
Ne me pressez point tant et craignez ma faiblesse.
De mon cœur contre vous je ne réponds pas bien,
De peur d’obtenir trop, ne me demandez rien.

PROETUS.

975 Il m’importe, il est doux avec ce que l’on aime,
De pouvoir partager jusqu’à la douleur même.

STÉNOBÉE.

Encore un coup, craignez vous deux d’en savoir plus ;
Les malheurs ne sont rien quand ils sont inconnus.
Préférez à l’horreur d’une clarté fâcheuse
980 La douce obscurité d’une ignorance heureuse.

PROETUS.

Non Madame, avec vous il nous plaît de souffrir.

PHILONOE.

C’est adoucir ses maux que de les découvrir.

PROETUS.

Au nom du feu sacré qui déjà nous assemble.

STÉNOBÉE.

Que le sang et l’amour sont puissants joints ensemble,
985 Je vous l’avais bien dit, je n’y puis résister,
Et j’ai pitié des maux qu’il vous en va coûter.
Au moins, promettez-mois quelle que soit l’offense,
Que vous me laisserez le soin de la vengeance ;
Que vos ressentiments ne pourront s’en mêler.

PROETUS.

990 Nous vous promettons tout, vous n’avez qu’à parler.

STÉNOBÉE.

Qui se serait douter de cette perfidie !
Ciel ! À qui faut-il donc désormais qu’on se fie ?
Et qui peut se garder du crime revêtu
Des trompeuses couleurs d’une fausse vertu !
995 Qu’un ingrat ! Au mépris d’une amitié si rare
Qu’elle aurait pu gagner le cœur le plus barbare,
Au mépris de ma sœur avec tous ses appas,
Même avec des bontés qu’il ne méritait pas ;
Insensible aux honneurs qu’on s’empresse à lui faire,
1000 Sans respect d’un hymen dont la loi m’est si chère,
Par un lâche attentat digne d’étonnement...
Ah, Seigneur, je frémis d’y penser seulement,
Le crime a tant d’horreur que je tremble à le dire.
Mais pour vous l’expliquer ce témoin peut suffire.
1005 Il vient de votre ami.
Elle donne à Proetus les tablettes de Béllérophon.

PROETUS.

Dieux ! Rien n’est plus certain,
Je reconnais ce chiffre, et ces mots de sa main.
(Il lit)
Je sais qu’en ma faveur rien ne vous sollicite,
Que pour vous mériter il faut être un grand roi ;
Mais si l’excès d’amour tenait lieu de mérite,
1010 Vous ne seriez jamais qu’à moi.

STÉNOBÉE.

Je l’avais bien prévu, cet amour si coupable
Vous trouble, vous confond, vous frappe et vous accable.
C’est un mal qu’à regret je vous ai découvert,
Je vous l’eusse épargné si vous l’aviez souffert ;
1015 Vous deviez sur mes vœux prendre un peu moins d’empire.

PHILONOE.

Béllérophon ainsi peut oser vous écrire ?

STÉNOBÉE.

Plut au Dieux que l’ingrat pour vous moins endurci,
Eut sans crime, ma sœur, pu vous écrire ainsi.
Je ne veux point vous dire avec quelle insolence
1020 Il se vante d’avoir surpris votre innocence,
Et su l’art d’éblouir et Proetus, et le roi,
Feignant des feux pour vous qu’il ne sent que pour moi.

PHILONOE.

Le perfide !

PROETUS.

L’ingrat !

STÉNOBÉE.

Vous pouvez voir sans peine
Dans cet indigne amour la source de ma haine.
1025 Souvent de ces regards l’indiscrète langueur
M’avait fait soupçonné l’audace de son cœur ;
Ce fut de son exil le sujet véritable,
Et sans votre amitié toujours trop favorable,
Seigneur, sans votre soin trop aveugle, et trop doux,
1030 Il aurait emporté ses crimes loin de nous.
En vain j’ai cru qu’ailleurs j’engagerais mon âme
Pour me débarrasser des horreurs de sa flamme ;
Malgré tous mes efforts l’excès de sa fureur
Ferme toujours ses yeux aux charmes de ma sœur.
1035 Votre bonté n’a fait qu’irriter son audace,
Et que lui donner lieu d’abuser de ma grâce.
Vous avez remarqué peut-être avec quels soins
Le perfide a voulu me parler sans témoins :
Concevez, s’il se peut, toute la violence
1040 Que m’a coûté pour vous mon trop de complaisance.
Et tout ce qu’en un cœur aussi fier que le mien,
La pudeur peut souffrir d’un pareil entretien.
Mais c’eût été trop peu de ce qu’il m’a pu dire,
Son audace a passé jusqu’à oser m’écrire,
1045 Et jusqu’à se flatter du téméraire espoir
De me faire à mon tour oublier mon devoir.
De tant d’indignités, Seigneur, vous êtes cause ,
Et vous voyez pour vous où mon amour m’expose.

PROETUS.

J’en suis confus, Madame, et je cours de ce pas
1050 Vous venger par ma main du plus grand des ingrats,
A tant de droits trahis i faut que je l’immole.

STÉNOBÉE.

Ah Seigneur, est-ce ainsi que vous tenez parole,
Qu’à tout ce que je veux, je puis vous engager ?
N’ai-je pas réservé le soin de nous venger ?

PROETUS.

1055 Mais que pouvez-vous craindre ?...

STÉNOBÉE.

Une fureur extrême,
Je crains, demandez-vous ce qu’on craint quand on aime,
Pour un objet trop cher tout m’alarme en ce jour,
Et la frayeur n’est pas une honte à l’amour.
N’exposez point des jours où les miens s’intéressent,
1060 Vous me l’avez promis, mes larmes vous en pressent.

PROETUS.

Tout mon sang ne vaut pas les pleurs que vous versez,
Commandez seulement, Madame, c’est assez,
Et pour me retenir, pour m’arracher les armes,
Il suffit d’un regard, et c’est trop de vos larmes.

STÉNOBÉE.

1065 Allez pour nous venger je sais ce que je dois ;
Je vais en prendre soin fiez-vous en à moi.

SCÈNE III. Proetus, Philonoe, Ladice, Licas. §

PROETUS.

Qu’un malheureux tiré d’exil et de misère,
Favorisé, comblé d’une amitié si chère,
Qu’un ingrat que mes soins s’empressaient de placer
1070 Sur un trône où pour lui j’aimais à renoncer,
Avec tant de fureur, avec tant d’artifice,
Pour prix de mes bontés lâchement me trahisse ?
Que m’ôtant ce qu’en lui je n’ai que trop aimé
Il veuille encore m’ôter l’objet qui m’a charmé ?
1075 Et cherche à me blesser d’une rage inflexible
Par tout ce qu’en mon cœur il sait de plus sensible.
Hélas ! Il est certain, sans ce coup rigoureux
Pour un simple mortel j’eusse été trop heureux.
Ah ! Que j’éprouve bien que par des lois trop dures,
1080 Les humains n’ont jamais des douceur toutes pures,
Et que toujours les Dieux du vrai bonheur jaloux
Mêlent quelque amertume à nos besoins les plus doux.

PHILONOE.

L’ingrat ! Puisque son âme était préoccupée
Pourquoi dans ses forfaits m’a-t-il enveloppée ?
1085 Que ne m’épargnerait-il la honte d’un aveu
Qui me coûtait si cher, et lui servait si peu ?
À quoi bon sans besoin, par une injuste envie
Troubler l’heureuse paix d’une innocente vie ?
Pour lui les trahisons ont-elles tant d’appas
1090 Que trahis l’amour ne lui suffise pas ?
Et pour trahir l’amour, qu’était-il nécessaire
Qu’il vint surprendre un cœur qu’il n’avait que faire ?
Non, vous n’êtes, Seigneur, à plaindre qu’à demi :
Vous ne perdez pas tout en perdant un ami ;
1095 Votre tendresse à deux se trouvait partagée,
Et la mienne à l’ingrat s’était toute engagée.
Votre amitié trahie a du moins en ce jour
La douceur de se voir consoler par l’amour,
Et dans mon cœur sensible au seul bien qu’on me vole
1100 L’amour trahi perd tout, et rien ne le console.

PROETUS.

C’est de ma propre pain qu’il aurait du périr.

PHILONOE.

Il n’est que trop coupable et ne peut trop souffrir ;
Mis l’exil et l’horreur de perdre ce qu’il aime
Sont un supplice encore plus grand que la mort même.

PROETUS.

1105 Qu’il aille donc périr errant loin de nos yeux,
Et qu’un d’un nouveau monstre il délivre ces lieux ;
Qu’odieux à lui-même et sans aucun asile...
Ah d’un excès d’horreur je me sens immobile,
Troublé de voir le traître... il vient, fuyez.

PHILONOE.

Hélas !
1110 Si vous êtes troublé, puis-je ne l’être pas ?

SCÈNE IV. Béllérophon, Philonoe, Proetus, Licas, Ladice. §

BÉLLÉROPHON.

Je vous cherchais partout avec impatience.
Et manquait à ma joie encore votre présence.
Et j’ai besoin pour être entièrement heureux
De la part qu’avec moi vous y prendrez tous deux.
1115 Qu’un doux ravissement sur tous mes sens préside !
Belle princesse, enfin...

PHILONOE.

Va, laisse-moi, perfide.

BÉLLÉROPHON.

Moi ! Perfide ! Et pour vous ! Quel soupçon de ma foi...

PHILONOE.

Va, ne me dis plus rien, perfide, laisse-moi.

BÉLLÉROPHON.

Me quitter sans m’entendre !

PHILONOE.

Et pour toute votre vie.

BÉLLÉROPHON.

1120 Princesse, avez vous peur que je me justifie ?
Mais quel crime ai-je fait ? Pourquoi me le cacher ?
Ah ! Demeurez au moins, pour me le reprocher.

PHILONOE.

Qui l’eût pu concevoir ! Quelle horreur en approche ?
Ingrat, mérites-tu que je te le reproche ?

BÉLLÉROPHON.

1125 Quoi me fuir pour jamais, sans espoir, sans secours.

PHILONOE.

Ha que pour mon repos ne t’ai-je fuis toujours.

SCÈNE V. Béllérophon, Proetus, Licas. §

BÉLLÉROPHON.

Seigneur, quel changement : et qui pouvait l’attendre ?
D’un cœur si grand, si noble, et qui semblait si tendre !
Vous êtes interdit ? Ah ? Seigneur, je le vois,
1130 Ce coup qui,me confond, vous trouble autant que moi.
Vous êtes trop touché du malheur qui me presse,
Il vous en coûte trop d’avoir tant de tendresse.
Et pour vous épargner tant de maux, tant de soins,
Je vous pardonnerais de m’aimer un peu moins.
1135 Mais savez-vous d’où vient que la princesse aigrie
D’une extrême bonté passe la barbarie ?
Que sans vouloir m’entendre elle me fuit ainsi ?...
Seigneur, sans me parler, vous me fuyez aussi ?
Que vois-je ? Ô justes dieux ! Quelle fureur soudaine
1140 Dans vos yeux menaçants m’exprime tant de haine ?
Vous à qui je dois tout, vous mon unique appui,
Vous aussi, vous voulez m’accabler aujourd’hui ?
Qu’ai-je donc fait pour perdre une amitié si chère ?
Seigneur ! Mon protecteur ! Vous seul en qui l’espère ;
1145 Si vous m’abandonnez que puis-je devenir ?
Achevez, par pitié, du moins, de ma punir ;
M’ôtant ce qui rendait mes jours dignes d’envie,
Vous seriez trop cruel de laisser la vie.

PROETUS.

Ah cherches-tu perfide encore à m’éblouir ?
1150 Et jusques à deux fois prétends-tu me trahir ?

BÉLLÉROPHON.

Après tant de bontés, pour prix de tant de gloire,
Je pourrais vous trahir ? Et le pouvez vous croire ?
Apprenez-moi mon crime ?

PROETUS.

Et peux-tu l’oublier ?
Va traître, tout ton sang ne saurait l’expier.

BÉLLÉROPHON.

1155 Seigneur, ne croyez pas ainsi que je vous laisse.

SCÈNE VI. Timante, Béllérophon, Gardes. §

TIMANTE.

C’est...

BÉLLÉROPHON.

Ne m’arrêtez point.

TIMANTE.

C’est un ordre qui presse,
Seigneur ! Considérez...

BÉLLÉROPHON.

Qu’ai-je à considérer ?

TIMANTE.

Que c’est de vous Seigneur, que je dois m’assurer.

BÉLLÉROPHON.

Je reconnais la reine à ce coup qui m’accable.
1160 Allons, vouloir me perdre est un soin favorable.
Ma vie est désormais un trop cruel tourment.
Et pour qui veut périr, il n’importe comment.

ACTE V §

SCÈNE I. Sténobée, Mégare. §

STÉNOBÉE.

Je tiens Béllérophon enfin sous ma puissance.
Par mon ordre, on le mène en un lieu d’assurance.
1165 Il m’était important de l’ôter de ces lieux ;
J’avais à redouter qu’il n’ouvrit trop les yeux,
Et qu’à travers ma haine, et malgré ma colère,
Il ne vit mon amour et n’eut peine à s’en taire.
J’ai cru devoir, sur tout, dans ces premiers moments ;
1170 Éviter l’embarras des éclaircissements.
Je l’envoie en un fort où je serais certaine
D’en pouvoir disposer et sans crainte et sans peine ,
Et ma superbe sœur dont l’ingrat suit la loi,
Du moins si je le perds, le perdra comme moi.

MÉGARE.

1175 Ainsi donc vous voulez sa vie en sacrifice ?

STÉNOBÉE.

Ah, je l’ai trop aimé pour vouloir qu’il périsse.
Sa vie encore m’est chère, et malgré ma fureur,
Si j’osais, j’en voudrais seulement à mon cœur.

MÉGARE.

Nul espoir ne vous reste ?

STÉNOBÉE.

Eh ! Pourquoi non, Mégare ?
1180 Si je puis écarter tout ce qui nous sépare,
Rompre mon hyménée, et marier ma sœur,
Pourquoi n’espérer pas qu’il penche en ma faveur ?
Souffre m’en l’espérance, et dut-elle être vaine,
L’erreur même en est douce, elle flatte ma peine ;
1185 L’espoir le plus trompeur tient lieu de quelque bien,
Et le plus grand des maux est de n’espérer rien.
Un artifice heureux m’a déjà bien servie ;
Ma rivale n’a plus de quoi me faire envie ;
Je viens avec usure, au gré de mes souhaits,
1190 De lui rendre à mon tour les maux qu’elle m’a faits,
Et de mettre en deux cœurs pleins d’un amour extrême,
La haine en dépit d’eux et malgré l’amour même.
Au défaut d’être aimée, au moins j’ai la douceur
Qu’on goûte à se venger, et surtout, d’une sœur.
1195 La voici, vois ses pleurs ; sa peine est sans égale,
Ah ! Qu’il est doux de voir pleurer une rivale !

SCÈNE II. Sténobée, Philonoe, Ladice, Mégare. §

STÉNOBÉE.

Laissez en ma présence agir en liberté,
Le trouble dont je vois votre esprit agité :
Ma sœur, n’étouffez point vos soupirs ni vos plaintes,
1200 Laissez, laissez couler vos larmes sans contraintes ;
Nos intérêts ici ne sont pas séparés ;
Je ressens vivement l’affront que vous souffrez,
Et j’ai le cœur touché plus qu’on ne peut comprendre.
De ces trop justes pleurs que je vous vois répandre.
1205 Quel outrage ! En effet, de voir qu’un tel mépris
Paye un choix dont ailleurs un trône était le prix,
Qu’un traître, et plus cent fois qu’on eut osé le croire,
Insensible au mérite, à l’amour, à la gloire,
Aveugle à vos appas, ingrat à vos bontés,
1210 Venge en vous rebutant tant de rois rebutez.
Mais peut-être en est-il qui pour sécher vos larmes
Au rebut d’un ingrat verront encore des charmes.
Qui pour vous consoler pendant Béllérophon...

PHILONOE.

Ciel !

STÉNOBÉE.

Votre cœur frémit à ce funeste nom ?
1215 Vous parler d’un ingrat qui vous fait tant d’outrage,
C’est vous renouveler une cruelle image :
C’est redoubler vos pleurs ; et pour les essuyer
Il vaut mieux s’il se peut vous laisser l’oublier.
N’en parlons plus, l’oubli n’est que trop légitime.

PHILONOE.

1220 Non, non , Madame, parlez-moi de son crime,
Peignez-m’en bien l’horreur, retracez-la toujours,
Des plus noires couleurs empruntez le secours ;
Faites-moi croire enfin sa trahison sans peine ;
C’est trop peu de l’oubli, j’ai besoin de la haine,
1225 Et peut-être en cherchant l’oubli hors de saison
Tout ce que j’oublierais serait sa trahison.

STÉNOBÉE.

Quoi douter de son crime ? En perdre la mémoire ?
D’où vous vient maintenant tant de peine à le croire ?
Qui le rend moins coupable. Et l’ayant cru d’abord ...

PHILONOE.

1230 Madame je l’aimais, et j’apprends qu’il est mort.

STÉNOBÉE.

Béllérophon est mort !

PHILONOE.

La nouvelle en est sue.
Quoi ? Sa mort vous surprend, vous qui l’avez voulue !
Vous enfin dont la haine au trépas l’a conduit !

STÉNOBÉE.

Moi, j’ai voulu sa mort ! Ah c’est donc un faux bruit.
1235 Quelqu’un mal informé répand cette nouvelle.
Je n’ai point pour l’ingrat de haine si cruelle :
Non tout ingrat qu’il est... Mais qu’aperçois-je, ô Dieux,
Timante de retour sans mon ordre en ces lieux !

SCÈNE III. Sténobée, Philonoe, Timante, Mégare, Ladice. §

TIMANTE.

Ah Madame !

STÉNOBÉE.

Qui peut à ce point vous confondre ?
1240 Quitter Béllérophon dont vos devez répondre ?

TIMANTE.

J’ai fait ce que j’ai pu, mais le pouvoir humains
Contre l’effort du monstre a toujours été vain.
Chacun sait trop sa rage et l’effroi qu’elle imprime...

STÉNOBÉE.

Béllérophon au monstre dont vous devez répondre ?

TIMANTE.

1245 C’en est fait, il est mort. Par votre arrêté,
Seul, dans un char couvert, de soldats escorté,
Je le faisais conduire au fort en diligence:
Nous marchions au grand pas, dans un profond silence,
Quand à côté de nous du fond du bois prochain.
1250 D’horribles hurlements ont retenti soudain.
À ce bruit qui pénètre, et transit jusqu’à l’âme,
À travers des bouillons de fumée et de flamme,
Paraît ce monstre affreux que le ciel en courroux
A tiré des enfers pour s’armer contre nous.
1255 Il se fait reconnaître à la confuse forme
D’un corps prodigieux d’une grandeur énorme.
Lion, chèvre, dragon, composé de tous trois
C’est en un monstre seul trois monstres à la fois :
Il n’est sur son passage endroit qu’il ne désole,
1260 Il rugit crie, et siffle, il court, bondit, et vole :
Des yeux il nous dévore, il ouvre avec fureur
De sa gueule béante un gouffre plein d’horreur,
Et pour fondre sur nous s’excitant au carnage
Sur des rochers qu’il brise il aiguise sa rage.
1265 À l’entendre, à le voir, tout tremble, tout frémit :
Le jour même est troublé des noirs feux qu’il vomit.
À ce terrible objet, de mortelle alarmes
Font fuir tous nos soldats, leur font jeter les armes.
Le seul Béllérophon ferme dans ce danger
1270 D’un regard intrépide ose l’envisager.
Je fais tourner son char pour regagner la ville ;
Mais il rend malgré moi tout mon soin inutile,
Il s’élance, et saisit en se jetant à bas,
Des armes que la peur fait jeter aux soldats ;
1275 Non, par un vain espoir de faire résistance
Contre un monstre au dessus de l’humaine puissance :
Mais pour chercher encore dans un trépas
L’honneur d’être immolé les armes à la main.
C’est ainsi que lui-même s’il s’offre en sacrifice,
1280 Laisse-moi, m’a-t-il dit, abréger mon supplice ;
Va, retourne à la reine, annoncer mon trépas ;
Dis-lui, quoi qu’elle ait fait, que je ne me plain pas.
Pourvu qu’au moins rendant justice à ma mémoire
Elle ait après ma mort quelque soin de ma gloire.

STÉNOBÉE.

1285 Et vous l’avez quitté ?

TIMANTE.

Que pouvais-je aujourd’hui,
Seul sans espoir...

STÉNOBÉE.

Le suivre et périr avec lui.
Tâcher de votre vie avant la sienne offerte
Au moins de quelque instant put retarder sa perte.
Mais qui puis-je en sa mort accuser plus que moi ?
1290 Prenons soin de sa gloire, il le veut, je le dois
Et je vais hautement commencer sa vengeance
Par l’aveu de mon crime, et de son innocence.

PHILONOE.

Ô Dieux ! Son innocence ?

STÉNOBÉE.

Oui je l’avoue à tous.
Il n’en avait que trop pour Proetus, et pour vous,
1295 Il n’a que trop rempli tout ce qu’on peut attendre
De l’âme la plus haute, et du cœur le plus tendre.
Il ne fut pour tous deux jusqu’au dernier moment,
Que trop parfait ami, que trop fidèle amant.
Il ne fut que trop digne et d’amour et d’estime,
1300 Et son trop de vertu fut enfin tout son crime.

PHILONOE.

Pourquoi le poursuivre avec tant de courroux ?
Pourquoi le tant haïr ?

STÉNOBÉE.

Je l’aimais plus que vous.

PHILONOE.

Vous auriez pu l’aimer ? Vous dont l’injuste envie
Persécuta sans cesse et sa gloire et sa vie !
1305 Vous de qui la fureur lui coûte enfin le jour ?

STÉNOBÉE.

Et par cette fureur jugez de mon amour.
C’est pas là qu’il doit être au-dessus de tout autre.
Mon cœur pour la vertu fut fait comme le vôtre
La gloire qui vous plut, fit mes vœux les plus doux ;
1310 J’ai porté la fierté cent fois plus loin que vous :
Voyez où m’a réduite une amour si funeste ?
Dans vos pertes, du moins, l’innocence vous reste,
Et de tant de vertu, de gloire et de fierté,
Il ne me reste rien, l’amour m’a tout ôté.
1315 Vos feux furent gênés de scrupules, de craintes,
Et ma flamme a grossi par l’effort des contraintes :
Rien en vous résistait ; tout m’était opposé ;
Votre amour n’osait rien ; le mien a tout osé ;
Il m’a fait trahir tout, sans s’épargner lui-même ;
1320 Il m’a fait perdre tout , jusques à ce que j’aime ;
Et sur vos feux, les miens l’ont d’autant emporté
Qu’ils sont plus criminels, et qu’ils m’ont plus coûté.
Mais pleurer ce héros ce n’est pas assez faire :
C’est l’effort trop commun d’une regret ordinaire.
1325 Voyons qui l’aime plus au-delà du trépas,
Ou vous qu’il adorait, ou moi qu’il n’aimait pas,
Et jusque chez les morts, par l’ardeur de le suivre,
Montrons pour qui des deux, il devait plutôt vivre.

LADICE, retenant Philonoé.

Madame...

PHILONOE.

Ah laisse-moi punir mon lâche cœur
1330 De n’avoir pu mourir d’amour et de douleur.
Allons, ne souffrons pas que dans le tombeau même
Ma rivale avant moi rejoigne ce que j’aime.

SCÈNE IV. Proetus, Philonoe, Ladice. §

PROETUS.

Dérobez-vous, Princesse, à des malheurs nouveaux.
Sauvez-vous de ces lieux, fuyez sur mes vaisseaux.
1335 Fuyez un peuple aveugle, et dont l’injuste envie...

PHILONOE.

Béllérophon est mort, qu’ai-je à fuir que la vie ?
Plaignez moins son destin trop illustre et trop doux :
Gardez votre pitié tout entière pour vous.

PHILONOE.

Timante nous a dit son désespoir funeste :
1340 Il l’a vu s’exposer...

PROETUS.

Apprenez donc le reste.
Averti que mes gens trop touchés de son sort
Courraient pour le sauver sur le chemin du fort,
J’ai cru devoir moi-même aller par ma présence
De leur zèle indiscret calmer la violence.
1345 J’ai pris soin de les suivre, et les faisant rentrer,
Dans la ville après eux j’allais me retirer ;
Lorsque j’ai vu le monstre, et n’ai pu me défendre
D’admirer qu’un perfide osât lui seul l’attendre.
Ses gardes plein d’effroi l’ayant d’abord quitté,
1350 Le bruit de son trépas a partout éclaté ;
Et contre un ennemi jusqu’alors indomptable,
Lui-même a dû juger sa perte inévitable.
Cependant, il l’attaque avec un dard lancé
Qui, perçant l’œil du monstre, y demeure enfoncé.
1355 Son sang qui par ce coup jaillit en abondance,
L’achevant d’aveugler, détourne sa vengeance,
Sa victime a couvert par son aveuglement
À sa fureur errante échappe heureusement.
Ce grand corps sans rien voir, s’élance à l’aventure,
1360 Il se veut prendre au dard qu’il sent dans sa blessure ;
Mais n’y pouvant atteindre, il se heurte, il se mord,
Il s’affaiblit toujours par ce qu’il fait d’effort,
Et plus en s’agitant sa rage en vain s’essaye,
Plus le dard qui pénètre approfondit sa plaie.

PHILONOE.

1365 Ainsi Béllérophon évite le trépas ?

PROETUS.

Loin d’éviter le monstre, il marche sur ses pas.
Il le voit qui revient, il l’attend au passage ;
Observe un faible endroit, joint l’adresse au courage ;
Un javelot à la main, à côté se glissant,
1370 Choisit le flanc qu’il montre, et le perce en passant.
La coup en est mortel ; le monstre qui se roule
S’efforce d’avaler tout son sang qui s’écoule,
Épuise à se débattre un reste de vigueur,
Et tombe enfin sans vie, au pieds de son vainqueur.
1375 La peuple en haut des tours, témoin de sa victoire,
Par de longs cris de joie célèbre la gloire.
Il sort, il court en foule, où ce grand corps sanglant
Tout mort qu’il est, étonne, et n’est vu qu’en tremblant.
Plus à voir ce prodige, on s’effraye, on se trouble,
1380 Plus l’admiration pour le vainqueur redouble,
Chacun pour l’honorer s’efforce d’enrichir ;
Tel assure avoir vu des Dieux le secourir,
Et venir assister ses forces inégales,
L’un d’un cheval volant, l’autre d’armes fatales,
1385 Tant en des cœurs surpris d’un grand événement
La superposition s’insinue aisément.
L’ardeur du peuple enfin lui devient si forte,
Que jusques au palais en triomphe on le porte,
Et qu’on entend partout crier avec chaleur
1390 Qu’il faut que votre hymen couronne sa valeur.
De quelle joie, ô Dieux ! Paraissez-vous capable ?
Quelque heureux qu’il puisse être, en est-il moins coupable,
Nous a-t-il moins trahis ? Pouvez-vous l’oublier !

PHILONOE.

Ma sœur vient hautement de la justifier
1395 Hâtez-vous de la voir, sa fureur est extrême,
Et pourrait bien enfin tourner contre elle-même.

SCÈNE V. Timante, Proetus, Philonoe, Ladice. §

TIMANTE.

Seigneur...

PROETUS.

Parle, quels cris percent jusqu’en ces lieux.

TIMANTE.

La reine votre épouse...

PROETUS.

Achève.

TIMANTE.

Expire.

PROETUS.

Ah Dieux !

PHILONOE.

Toute injuste qu’elle est, secourons-la, n’importe.

TIMANTE.

1400 Madame, il n’est plus temps...

PHILONOE.

Quoi ? Timante, elle est morte ?

TIMANTE.

Le désespoir au cœur, la fureur dans les yeux,
Elle a couru chez elle, en sortant de ces lieux.
D’une fatale épée à Proetus destinée,
Qu’elle avait fait ornée pour présent d’hyménée
1405 Elle a percé son sein avant qu’aucun de nous
L’ait pu joindre assez tôt pour prévenir ses coups.
Dans la funeste horreur qu’elle avait pour la vie,
Et n’y croyant plus rien qui lui dut faire envie,
Elle-même empêchant qu’on la put secourir,
1410 Après Béllérophon se hâtait de mourir ;
Quand par les cris du peuple, apprenant sa victoire,
Et sachant qu’il venait vivant, et plein de gloire,
Son âme fugitive et prête à s’envoler,
A semblé par ce bruit se sentir rappeler.
1415 Mais il était trop tard, sa blessure mortelle
Ne laissait à la vie aucun retour pour elle.
Un faible et dernier nœud s’est rompu par l’effort,
Dont elle a vainement lutté contre la mort.,
Et son âme est partie avec l’horreur cruelle
1420 D’être seule à descendre en la nuit éternelle,
Et de laisser en paix dans l’espoir le plus doux
Au jour qu’elle perdait, Béllérophon, et vous,
Ce héros s’avançant a su cette disgrâce ;
Et je l’ai vu suivi d’une gros de populace
1425 Vers votre appartement passer... Mais le voici.

SCÈNE VI. Béllérophon, Philonoe, Ladice, Timante. §

BÉLLÉROPHON.

Amis, laissez-moi seul. La princesse est ici.
Ne craignez point qu’un peuple ébloui de ma gloire
Vous rende malgré vous le prix de ma victoire ;
Pour moi, sans votre cœur, il n’est point d’autre bien :
1430 Je compte en la perdant ma victoire pour rien.
Si ma princesse encore de ma foi se défie
Le ciel par un miracle en vain me justifie :
C’est un crime assez grand que de vous faire horreur.

PHILONOE.

Ne parons plus de crime, excusez mon erreur.
1435 Je sais votre innocence, il m’est doux de la croire,
Et je l’estime encore plus que votre victoire.

BÉLLÉROPHON.

Quoi je reviens enfin sûr de plaire à vos yeux.

PHILONOE.

Il n’était pas besoin d’être si glorieux,
Sans chercher les périls d’une gloire si chère,
1440 Revenir innocent suffisait pour me plaire.

BÉLLÉROPHON.

Se peut-il que l’amour...

PHILONOE.

Seigneur, l’amour content
Pourrait en dire trop, ne l’écoutons pas tant.
Songeons à consoler Proetus et mon père.
Le sang et l’amitié ne doivent pas moins faire;
1445 Qu’ils fassent leur devoir, et vous assurez bien
Que l’amour à son tour n’oubliera pas le sien.