BÉRÉNICE
TRAGÉDIE

M. DC. LXXI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

PAR M. RACINE

EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI §

Par Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le jour de janvier 1671. Signé par le Roi en son conseil d’ALENCE. Il est permis à Sieur RACINE, de faire imprimer par tel de nos imprimeurs réservés que bon lui semblera choisir, une tragédie de sa composition, intitulée BERENICE ; Et défenses sont faites à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’imprimer, faire imprimer, vendre et débiter la dite tragédie, sans le consentement de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de mille livres d’amende, payables par chacun des contrevenants, confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts ; et ce pendant le temps et espace de dix ans, à compter du jour que la dite tragédie sera achevée d’imprimer pour la première fois, ainsi que plus au long il est porté et dites lettres de privilège.

Registré sur le livre de la Communauté, suivant l’arrêt de la cour le 8 avril 1653. Signé L. SEVESTRE, Syndic.

Et le dit Sieur RACINE, a cédé son droit de privilège à Claude Barbin, Marchand Libraire à Paris, pour en jouir suivant l’accord fait entre eux.

Achevé d’imprimer pour la première fois le 24 Janvier 1671.
À PARIS Chez CLAUDE BARBIN, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle.
1
À Monseigneur COLBERT. SECRÉTAIRE D’ÉTAT, Contrôleur général des finances, Surintendant des bâtiments, grand Trésorier des Ordres du roi, Marquis de Seignelay, etc.

MONSEIGNEUR, §

Quelque juste défiance que j’aie de moi-même et de mes ouvrages, j’ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l’avez pas jugée tout à fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de vous, c’est, MONSEIGNEUR, que vous avez été témoin du bonheur qu’elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.

L’on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour peu qu’elles puissent servir ou à sa gloire ou à son plaisir. Et c’est ce qui fait qu’au milieu de tant d’importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu’à nous, pour nous demander compte de notre loisir.

J’aurais ici une belle occasion de m’étendre sur vos louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l’admiration de toute la France, de cette pénétration à laquelle rien n’échappe, de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute tout à la fois tant de grandes choses, de cette âme que rien n’étonne, que rien ne fatigue ?

Mais, MONSEIGNEUR, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même et je craindrais de m’exposer, par un éloge importun, à vous faire repentir de l’attention favorable dont vous m’avez honoré ; il vaut mieux que je songe à la mériter par quelques nouveaux ouvrages : aussi bien c’est le plus agréable remerciement qu’on vous puisse faire. Je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur,

RACINE.

Préface §

Titus, reginam Berenicen, cum etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam.

C’est-à-dire que "Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire". Cette action est très fameuse dans l’histoire, et je l’ai trouvée très propre pour le théâtre, par la violence des passions qu’elle y pouvait exciter. En effet, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poètes, que la séparation d’Enée et de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d’un poème héroïque, où l’action dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d’une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures ? Il est vrai que je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Enée, elle n’est pas obligée comme elle de renoncer à la vie. A cela près, le dernier adieu qu’elle dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le coeur des spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter. Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet. Mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens. Car c’est un des premiers préceptes qu’ils nous ont laissés : "Que ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne soit qu’un". Ils ont admiré l’Ajax de Sophocle, qui n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur où il était tombé après le refus qu’on lui avait fait des armes d’Achille. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches d’Hercule. L’Oedipe même, quoique tout plein de reconnaissances, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours. Nous voyons enfin que les partisans de Térence, qui l’élèvent avec raison au-dessus de tous les poètes comiques, pour l’élégance de sa diction et pour la vraisemblance de ses moeurs, ne laissent pas de confesser que Plaute a un grand avantage sur lui par simplicité qui est dans la plupart des sujets de Plaute. Et c’est sans doute cette simplicité merveilleuse qui a attiré à ce dernier toutes les louanges que les anciens lui ont données. Combien Ménandre était-il encore plus simple, puisque Térence est obligé de prendre deux comédies de ce poète pour en faire une des siennes !

Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la fantaisie de ceux qui l’ont faite. Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. Je suis bien éloigné de croire que toutes ces choses se rencontrent dans mon ouvrage ; mais aussi je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première.

Ce n’est pas que quelques personnes ne m’aient reproché cette même simplicité que j’avais recherchée avec tant de soin. Ils ont cru qu’une tragédie qui était si peu chargée d’intrigues ne pouvait être selon les règles du théâtre. Je m’informai s’ils se plaignaient qu’elle les eût ennuyés. On me dit qu’ils avouaient tous qu’elle n’ennuyait point, qu’elle les touchait même en plusieurs endroits et qu’ils la verraient encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage ? Je les conjure d’avoir assez bonne opinion d’eux-mêmes pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche, et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles. La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. Mais toutes ces règles sont d’un long détail, dont je ne leur conseille pas de s’embarrasser. Ils ont des occupations plus importantes. Qu’ils se reposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de la poétique d’Aristote, qu’ils se réservent le plaisir de pleurer et d’être attendris, et qu’ils me permettent de leur dire ce qu’un musicien disait à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendait qu’une chanson n’était pas selon les règles : "A Dieu ne plaise, seigneur, que vous soyez jamais si malheureux que de savoir ces choses-là mieux que moi !"

Voilà tout ce que j’ai à dire à ces personnes à qui je ferai toujours gloire de plaire. Car pour le libelle que l’on fait contre moi, je crois que les lecteurs me dispenseront volontiers d’y répondre. Et que répondrais-je à un homme qui ne pense rien et qui ne sait pas même construire ce qu’il pense ? Il parle de protase comme s’il entendait ce mot, et veut que cette première des quatre parties de la tragédie soit toujours la plus proche de la dernière, qui est la catastrophe. Il se plaint que la trop grande connaissance des règles l’empêche de se divertir à la comédie. Certainement, si l’on en juge par sa dissertation, il n’y eut jamais de plainte plus mal fondée. Il paraît bien qu’il n’a jamais lu Sophocle, qu’il loue très injustement d’une grande multiplicité d’incidents ; et qu’il n’a même jamais rien lu de la poétique, que dans quelques préfaces de tragédies. Mais je lui pardonne de ne pas savoir les règles du théâtre, puisque, heureusement pour le public, il ne s’applique pas à ce genre d’écrire. Ce que je ne lui pardonne pas, c’est de savoir si peu les règles de la bonne plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un mot sans plaisanter. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces hélas de poche, ces mesdemoiselles mes règles, et quantité d’autres basses affectations qu’il trouvera condamnées dans tous les bons auteurs, s’il se mêle jamais de les lire ?

Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse pour l’attaquer, non point par jalousie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux ? Mais dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, et qu’on les tirera de l’obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur vie.

ACTEURS §

  • TITUS, empereur de Rome.
  • BÉRÉNICE, reine de Palestine.
  • ANTIOCHUS, roi de Comagène.
  • PAULIN, confident de Titus.
  • ARSACE, confident d’Antiochus.
  • PHÉNICE, confidente de Bérénice.
  • RUTILE, Romain.
  • SUITE DE TITUS
La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre l’appartement de Titus, et celui de Bérénice.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Antiochus, Arsace. §

ANTIOCHUS

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet superbe et solitaire,
Des secrets de Titus est le dépositaire.
5 C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,
Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.
De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.
Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret,
10 J’ose lui demander un entretien secret.

ARSACE

Vous, Seigneur, importun ? Vous cet ami fidèle,
Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?
Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ;
Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois :
15 Quoi ! Déjà de Titus épouse en espérance,
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?

ANTIOCHUS

Va, dis-je, et sans vouloir te charger d’autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.

SCÈNE II. §

ANTIOCHUS, seul.

Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?
20 Pourrai je sans trembler lui dire : je vous aime ?
Mais quoi ! Déjà je tremble, et mon coeur agité
Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.
Bérénice autrefois m’ôta toute espérance.
Elle m’imposa même un éternel silence.
25 Je me suis tu cinq ans. Et jusques à ce jour
D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine,
Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?
Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment
30 Pour me venir encor déclarer son amant ?
Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?
Ah ! Puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,
Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.
35 Hé quoi ! Souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?
Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?
Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ?
Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?
Viens-je vous demander que vous quittiez l’Empire ?
40 Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival
Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal ;
Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,
Exemple infortuné d’une longue constance,
45 Après cinq ans d’amour, et d’espoir superflus,
Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.
Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.
Quoi qu’il en soit, parlons, c’est assez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
50 Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?

SCÈNE III. Antiochus, Arsace. §

ANTIOCHUS

Arsace, entrerons-nous ?

ARSACE

Seigneur, j’ai vu la reine.
Mais pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine
Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur
Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
55 Titus après huit jours d’une retraite austère
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.
Cet amant se redonne aux soins de son amour.
Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice
60 Change le nom de reine au nom d’impératrice.

ANTIOCHUS

Hélas !

ARSACE

Quoi ! Ce discours pourrait-il vous troubler ?

ANTIOCHUS

Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?

ARSACE

Vous la verrez, Seigneur. Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule, et sans suite.
65 La reine d’un regard a daigné m’avertir
Qu’à votre empressement elle allait consentir.
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

ANTIOCHUS

Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé
70 Des ordres importants dont je t’avais chargé ?

ARSACE

Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
2
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N’attendent pour partir que vos commandements.
3
75 Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

ANTIOCHUS

Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.

ARSACE

Qui doit partir ?

ANTIOCHUS

Moi.

ARSACE

Vous ?

ANTIOCHUS

En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.

ARSACE

Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.
80 Quoi ! Depuis si longtemps la reine Bérénice
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États,
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas,
Et lorsque cette reine assurant sa conquête
Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
85 Quand l’amoureux Titus devenant son époux,
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous...

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

ARSACE

Je vous entends, Seigneur. Ces mêmes dignités
90 Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
L’inimitié succède à l’amitié trahie.

ANTIOCHUS

Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

ARSACE

Quoi donc ! De sa grandeur déjà trop prévenu,
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
95 Quelque pressentiment de son indifférence
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

ANTIOCHUS

Titus n’a point pour moi paru se démentir,
J’aurais tort de me plaindre.

ARSACE

Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
100 Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
Un prince qui jadis témoin de vos combats
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur par vos soins secondée
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
105 Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d’un long siège douteux :
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles,
Le bélier impuissant les menaçait en vain.
110 Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles,
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
115 Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.
Si, pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur l’Euphrate vous revoie ?
120 Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant, et chargé des titres souverains
Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?
Vous ne répondez point.

ANTIOCHUS

Que veux-tu que je dise ?
125 J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

ARSACE

Hé bien, Seigneur ?

ANTIOCHUS

Son sort décidera du mien.

ARSACE

Comment ?

ANTIOCHUS

Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.
Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,
S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,
130 Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

ARSACE

Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

ANTIOCHUS

Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

ARSACE

Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit !

ANTIOCHUS

La reine vient. Adieu, fais tout ce que j’ai dit.

SCÈNE IV. Bérénice, Antiochus, Phénice. §

BÉRÉNICE

135 Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d’amis nouveaux, que me fait la fortune.
Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,
Pour chercher un ami, qui me parle du coeur.
Il ne faut point mentir, ma juste impatience
140 Vous accusait déjà de quelque négligence.
Quoi ! Cet Antiochus, disais-je, dont les soins
Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,
Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses
Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;
145 Aujourd’hui que le ciel semble me présager
Un honneur, qu’avec vous je prétends partager,
Ce même Antiochus se cachant à ma vue,
Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?

ANTIOCHUS

Il est donc vrai, Madame ? Et selon ce discours
150 L’hymen va succéder à vos longues amours ?

BÉRÉNICE

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour,
Avait même en secret suspendu son amour.
155 Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
Il ne me laissait plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,
160 Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,
Moi, qui loin des grandeurs, dont il est revêtu,
Aurais choisi son coeur, et cherché sa vertu.

ANTIOCHUS

Il a repris pour vous sa tendresse première ?

BÉRÉNICE

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
165 Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
Le Sénat a placé son père entre les dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place, Seigneur, au soin de son amante.
Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,
170 Il est dans le Sénat par son ordre assemblé.
Là, de la Palestine il étend la frontière,
Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière.
Et si de ses amis j’en dois croire la voix,
Si j’en crois ses serments redoublés mille fois
175 Il va sur tant d’États couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice ;
Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

ANTIOCHUS

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

BÉRÉNICE

Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ? Quel langage ?
180 Prince, vous vous troublez, et changez de visage ?

ANTIOCHUS

Madame, il faut partir.

BÉRÉNICE

Quoi ? ne puis-je savoir
Quel sujet...

ANTIOCHUS

Il fallait partir sans la revoir.

BÉRÉNICE

Que craignez-vous ? Parlez, c’est trop longtemps se taire.
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

ANTIOCHUS

185 Au moins, souvenez-vous que je cède à vos lois,
Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
Si dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux
190 Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.
J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.
Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut,
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
195 Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit. Le triste Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus.
Bientôt de mon malheur interprète sévère,
200 Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.
Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance,
Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :
205 Il fallut le promettre, et même le jurer.
Mais, puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,
Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.

BÉRÉNICE

Ah ! que me dites-vous ?

ANTIOCHUS

Je me suis tu cinq ans,
210 Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
De mon heureux rival j’accompagnai les armes.
J’espérai de verser mon sang après mes larmes,
Ou qu’au moins jusqu’à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.
215 Le ciel sembla promettre une fin à ma peine.
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !
La valeur de Titus surpassait ma fureur.
Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.
220 Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,
Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
Il semblait à lui seul appeler tous les coups,
Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
225 Je vois que votre coeur m’applaudit en secret,
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
Et que trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin après un siège aussi cruel que lent,
230 Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
4
235 Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants, où mon coeur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes États,
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
240 Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.
Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.
Titus en m’embrassant m’amena devant vous.
Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre ;
Et mon amour devint le confident du vôtre.
245 Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs,
5
Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs.
Après tant de combats Titus cédait peut-être.
6
Vespasien est mort, et Titus est le maître.
Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours
250 De son nouvel empire examiner le cours.
Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête,
Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,
À vos heureux transports viendront joindre les leurs.
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
255 D’un inutile amour trop constante victime,
Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime
Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

BÉRÉNICE

Seigneur, je n’ai pas cru que dans une journée
260 Qui doit avec César unir ma destinée,
Il fût quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage,
J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.
265 Je n’en ai point troublé le cours injurieux.
Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.
Avec tout l’univers j’honorais vos vertus,
270 Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

ANTIOCHUS

Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.
275 Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,
Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.
Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits
Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.
Adieu, je vais le coeur trop plein de votre image,
280 Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,
Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,
Vous fera souvenir que je vivais encore.
285 Adieu.

SCÈNE V. Bérénice, Phénice. §

PHÉNICE

Que je le plains ! Tant de fidélité,
Madame, méritait plus de prospérité.
Ne le plaignez-vous pas ?

BÉRÉNICE

Cette prompte retraite
Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

PHÉNICE

Je l’aurais retenu.

BÉRÉNICE

Qui moi ? Le retenir ?
290 J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

PHÉNICE

Titus n’a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,
La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous.
295 L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine.
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

BÉRÉNICE

Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.
Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,
300 Et le peuple de fleurs couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
305 Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire.
Tous ces yeux, qu’on voyait venir de toutes parts
310 Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect, et quelle complaisance,
Tous les coeurs en secret l’assuraient de leur foi !
Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi,
315 Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?
Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des voeux pour Titus, et par des sacrifices
320 De son règne naissant célèbre les prémices.
Que tardons-nous ? Allons pour son empire heureux
Au ciel qui le protège offrir aussi nos voeux.
Aussitôt sans l’attendre, et sans être attendue,
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
325 Dire tout ce qu’aux coeurs l’un de l’autre contents
Inspirent des transports retenus si longtemps.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Titus, Paulin, Suite. §

TITUS

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l’attends ?

PAULIN

J’ai couru chez la reine,
Dans son appartement ce prince avait paru,
330 Il en était sorti lorsque j’y suis couru.
De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

TITUS

Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

PAULIN

La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
Charge le ciel de voeux pour vos prospérités.
335 Elle sortait, Seigneur.

TITUS

Trop aimable princesse !
Hélas !

PAULIN

En sa faveur d’où naît cette tristesse ?
L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi.
Vous la plaignez ?

TITUS

Paulin, qu’on vous laisse avec moi.

SCÈNE II. Titus, Paulin. §

TITUS

Hé bien, de mes desseins Rome encore incertaine
340 Attend que deviendra le destin de la reine,
Paulin, et les secrets de son coeur et du mien
Sont de tout l’univers devenus l’entretien.
Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.
De la reine et de moi que dit la voix publique ?
345 Parlez. Qu’entendez-vous ?

PAULIN

J’entends de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

TITUS

Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?
Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?

PAULIN

Vous pouvez tout. Aimez, cessez d’être amoureux.
350 La cour sera toujours du parti de vos voeux.

TITUS

Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,
À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,
7
Des crimes de Néron approuver les horreurs,
Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.
355 Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,
Paulin. Je me propose un plus noble théâtre ;
Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,
Je veux par votre bouche entendre tous les coeurs.
Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte
360 Ferment autour de moi le passage à la plainte.
Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,
Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.
J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète,
J’ai voulu que des coeurs vous fussiez l’interprète,
365 Qu’au travers des flatteurs votre sincérité
Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?
Rome lui sera-t-elle indulgente, ou sévère ?
Dois-je croire qu’assise au trône des Césars
370 Une si belle reine offensât ses regards ?

PAULIN

N’en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,
Rome ne l’attend point pour son impératrice.
On sait qu’elle est charmante. Et de si belles mains
Semblent vous demander l’empire des humains.
375 Elle a même, dit-on, le coeur d’une Romaine.
Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.
Rome, par une loi, qui ne se peut changer,
N’admet avec son sang aucun sang étranger,
Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,
380 Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.
D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
Rome à ce nom si noble, et si saint autrefois,
Attacha pour jamais une haine puissante ;
Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,
385 Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,
Survit dans tous les coeurs après la liberté.
Jules, qui le premier la soumit à ses armes,
Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,
Brûla pour Cléopâtre, et sans se déclarer,
390 Seule dans l’Orient la laissa soupirer.
Antoine qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,
Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,
Sans oser toutefois se nommer son époux.
Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,
395 Et ne désarma point sa fureur vengeresse,
Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.
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Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,
Monstres, dont à regret je cite ici le nom,
Et qui ne conservant que la figure d’homme,
400 Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,
Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux
Allumé le flambeau d’un hymen odieux.
Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.
De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,
405 Des fers de Claudius Félix encor flétri,
De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;
Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,
Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.
Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,
410 Faire entrer une reine au lit de nos Césars,
Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines
Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?
C’est ce que les Romains pensent de votre amour.
Et je ne réponds pas avant la fin du jour
415 Que le Sénat chargé des voeux de tout l’empire,
Ne vous redise ici ce que je viens de dire :
Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,
Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.
Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

TITUS

420 Hélas ! À quel amour on veut que je renonce !

PAULIN

Cet amour est ardent, il le faut confesser.

TITUS

Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.
425 J’ai fait plus. Je n’ai rien de secret à tes yeux.
J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux,
D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,
D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,
Et soulevant encor le reste des humains,
430 Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.
J’ai même souhaité la place de mon père,
Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère
Eût voulu de sa vie étendre les liens,
Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.
435 Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)
Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,
De reconnaître un jour son amour et sa foi,
Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
Malgré tout mon amour Paulin, et tous ses charmes,
440 Après mille serments appuyés de mes larmes,
Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,
Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées
Peut payer en un jour les voeux de cinq années ;
445 Je vais, Paulin... Ô ciel ? puis-je le déclarer ?

PAULIN

Quoi, Seigneur ?

TITUS

Pour jamais je vais m’en séparer.
Mon coeur en ce moment ne vient pas de se rendre,
Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,
Je voulais que ton zèle achevât en secret
450 De confondre un amour qui se tait à regret.
Bérénice a longtemps balancé la victoire.
Et si je penche enfin du côté de ma gloire,
Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,
Des combats dont mon coeur saignera plus d’un jour.
455 J’aimais, je soupirais dans une paix profonde,
Un autre était chargé de l’empire du monde ;
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
460 Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
De mon aimable erreur je fus désabusé,
Je sentis le fardeau qui m’était imposé.
Je connus que bientôt loin d’être à ce que j’aime,
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,
465 Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l’univers le reste de mes jours.
Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.
Quelle honte pour moi ? Quel présage pour elle,
Si dès le premier pas renversant tous ses droits,
470 Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ?
Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,
J’y voulus préparer la triste Bérénice.
Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours,
J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,
475 Et dès le premier mot ma langue embarrassée
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur
Lui ferait pressentir notre commun malheur.
Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,
480 Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,
Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité
Que la fin d’un amour, qu’elle a trop mérité.
Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance.
Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
485 J’attends Antiochus, pour lui recommander
Ce dépôt précieux que je ne puis garder.
Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.
Demain Rome avec lui verra partir la reine.
Elle en sera bientôt instruite par ma voix,
490 Et je vais lui parler pour la dernière fois.

PAULIN

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire
Qui partout après vous attacha la victoire.
La Judée asservie, et ses remparts fumants,
De cette noble ardeur éternels monuments,
495 Me répondaient assez que votre grand courage
Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,
Et qu’un héros vainqueur de tant de nations
Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

TITUS

Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
500 Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,
S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !
Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.
Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée
505 Avec le même éclat n’a pas semé mon nom,
Ma jeunesse nourrie à la cour de Néron
S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,
Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un coeur
510 Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ?
Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes.
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
Ne me suffisaient pas pour mériter ses voeux.
J’entrepris le bonheur de mille malheureux.
515 On vit de toutes parts mes bontés se répandre ;
Heureux ! Et plus heureux que tu ne peux comprendre
Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits
Chargé de mille coeurs conquis par mes bienfaits.
Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !
520 Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,
Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus.

PAULIN

Hé quoi, Seigneur ! Hé quoi ! Cette magnificence
9
Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,
525 Tant d’honneurs, dont l’excès a surpris le Sénat,
Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

TITUS

Faibles amusements d’une douleur si grande !
Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
530 Que son coeur n’a jamais demandé que le mien.
Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,
(Dois-je dire funeste, hélas ! Ou fortunée ?)
Sans avoir en aimant d’objet que son amour,
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,
535 Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.
Encor si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu,
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.
540 Ma main à les sécher est longtemps occupée.
Enfin tout ce qu’Amour a de noeuds plus puissants,
Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
545 Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
N’y songeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y pense,
Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
Quelle nouvelle, ô ciel ! Je lui vais annoncer !
550 Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.
Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre.
Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

SCÈNE III. Titus, Paulin, Rutile. §

RUTILE

Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

TITUS

Ah Paulin !

PAULIN

Quoi ! Déjà vous semblez reculer !
555 De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous souvienne,
Voici le temps.

TITUS

Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.

SCÈNE IV. Bérénice, Titus, Paulin, Phénice. §

BÉRÉNICE

Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret.
Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée
560 Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,
Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment ?
Mais, Seigneur, (car je sais que cet ami sincère
Du secret de nos coeurs connaît tout le mystère)
565 Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,
Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.
J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas ! Plus de repos, Seigneur, et moins d’éclat.
570 Votre amour ne peut-il paraître qu’au Sénat ?
Ah Titus ! Car enfin l’amour fuit la contrainte
De tous ces noms, que suit le respect et la crainte,
De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?
N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?
575 Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
Voilà l’ambition d’un coeur comme le mien.
Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?
580 Ce coeur après huit jours n’a-t-il rien à me dire ?
Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !
Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?
Dans vos secrets discours étais-je intéressée,
Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ?

TITUS

585 N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
L’absence, ni le temps, je vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce coeur qui vous adore.

BÉRÉNICE

Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,
590 Et vous me la jurez avec cette froideur ?
Pourquoi même du ciel attester la puissance ?
Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?
Mon coeur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai sur un simple soupir.

TITUS

595 Madame...

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, sans me répondre
Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !
Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?
Toujours la mort d’un père occupe votre esprit ?
Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

TITUS

600 Plût au ciel que mon père, hélas, vécût encore !
Que je vivais heureux !

BÉRÉNICE

Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes effets :
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire,
Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :
605 De mon propre intérêt je n’ose vous parler.
Bérénice autrefois pouvait vous consoler.
Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.
De combien de malheurs pour vous persécutée
Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ?
610 Vous regrettez un père. Hélas, faibles douleurs !
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
On voulait m’arracher de tout ce que j’adore,
Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
615 Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire
De vous...

TITUS

Madame, hélas ! Que me venez-vous dire ?
Quel temps choisissez-vous ? Ah de grâce ! Arrêtez.
C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

BÉRÉNICE

Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?
620 Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

TITUS

Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,
Mon coeur de plus de feux ne se sentit brûler.
Mais...

BÉRÉNICE

Achevez.

TITUS

Hélas !

BÉRÉNICE

Parlez.

TITUS

Rome... L’empire.

BÉRÉNICE

Hé bien ?

TITUS

Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

SCÈNE V. Bérénice, Phénice. §

BÉRÉNICE

625 Quoi me quitter sitôt, et ne me dire rien ?
Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien !
Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

PHÉNICE

Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense.
Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir
630 Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ?
Voyez, examinez.

BÉRÉNICE

Hélas, tu peux m’en croire,
Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis, jusqu’à ce triste jour,
Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.
635 Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire.
Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?
Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.
N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
640 Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.
Hélas ! S’il était vrai... Mais non, il a cent fois
Rassuré mon amour contre leurs dures lois.
Cent fois... Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude.
Je ne respire pas dans cette incertitude.
645 Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser
Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ?
Retournons sur ses pas. Mais quand je m’examine,
Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,
Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé.
650 L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.
Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.
Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer,
N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.
655 Je ne te vante point cette faible victoire,
Titus. Ah, plût au ciel, que sans blesser ta gloire,
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,
660 Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ;
C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,
Tu verrais de quel prix ton coeur est à mes yeux.
Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
Rassurons-nous, mon coeur, je puis encor lui plaire.
665 Je me comptais trop tôt au rang des malheureux.
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Titus, Antiochus, Arsace. §

TITUS

Quoi, prince ! Vous partiez ? Quelle raison subite
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?
Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?
670 Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?
Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?
Mais comme votre ami que ne puis-je point dire ?
De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix
Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?
675 Mon coeur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père.
C’était le seul présent que je pouvais vous faire.
Et lorsqu’avec mon coeur ma main peut s’épancher,
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ?
Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée
680 Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée ?
Et que tous mes amis s’y présentent de loin
Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus besoin ?
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.

ANTIOCHUS

685 Moi, Seigneur ?

TITUS

Vous.

ANTIOCHUS

Hélas ! D’un prince malheureux,
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des voeux ?

TITUS

Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
690 Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus,
Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées,
Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,
Et je veux seulement emprunter votre voix.
695 Je sais que Bérénice à vos soins redevable
Croit posséder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous.
Vous ne faites qu’un coeur et qu’une âme avec nous,
Au nom d’une amitié si constante, et si belle,
700 Employez le pouvoir que vous avez sur elle.
Voyez-la de ma part.

ANTIOCHUS

Moi, paraître à ses yeux ?
La reine pour jamais a reçu mes adieux.

TITUS

Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

ANTIOCHUS

Ah ! Parlez-lui, Seigneur, la reine vous adore.
705 Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?
Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.
Je réponds en partant de son obéissance,
Et même elle m’a dit que prêt à l’épouser,
710 Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.

TITUS

Ah ! Qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !
Que je serais heureux, si j’avais à le faire !
Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater.
Cependant aujourd’hui, Prince il faut la quitter.

ANTIOCHUS

715 La quitter ! Vous, Seigneur ?

TITUS

Telle est ma destinée,
Pour elle, et pour Titus, il n’est plus d’hyménée.
D’un espoir si charmant je me flattais en vain.
Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

ANTIOCHUS

Qu’entends-je ? Ô ciel !

TITUS

Plaignez ma grandeur importune.
720 Maître de l’univers je règle sa fortune.
Je puis faire les rois, je puis les déposer.
Cependant de mon coeur je ne puis disposer.
Rome contre les rois de tout temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée,
725 L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux
Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.
Mon coeur libre d’ailleurs sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures,
Et Rome avec plaisir recevrait de ma main,
730 La moins digne beauté, qu’elle cache en son sein.
Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la reine,
Demain elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander son départ à ses yeux.
735 Sauvons de cet affront mon nom, et sa mémoire.
Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche, et mes regards muets depuis huit jours,
L’auront pu préparer à ce triste discours.
Et même en ce moment, inquiète, empressée,
740 Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.
D’un amant interdit soulagez le tourment.
Épargnez à mon coeur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence,
Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.
745 Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste
Qui de notre constance accablerait le reste.
Si l’espoir de régner et de vivre en mon coeur,
750 Peut de son infortune adoucir la rigueur,
Ah Prince ! Jurez-lui que toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,
Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,
Mon règne ne sera qu’un long bannissement,
755 Si le ciel non content de me l’avoir ravie
Veut encor m’affliger par une longue vie.
Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas.
Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;
760 Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;
Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,
L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.
765 Je sais que le Sénat tout plein de votre nom,
D’une commune voix confirmera ce don.
10
Je joins la Cilicie à votre Comagène.
Adieu ne quittez point ma princesse, ma reine !
Tout ce qui de mon coeur fut l’unique désir,
770 Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.

SCÈNE II. Antiochus, Arsace. §

ARSACE

Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.
Vous partirez Seigneur, mais avec Bérénice.
Loin de vous la ravir on va vous la livrer.

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
775 Ce changement est grand, ma surprise est extrême !
Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !
Dois-je croire, grands dieux ! Ce que je viens d’ouïr ?
Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?

ARSACE

Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?
780 Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?
Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,
Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,
Votre coeur me contait son audace nouvelle ?
785 Vous fuyez un hymen qui vous faisait trembler.
Cet hymen est rompu. Quel soin peut vous troubler ?
Suivez les doux transports où l’amour vous invite.

ANTIOCHUS

Arsace, je me vois chargé de sa conduite.
Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,
790 Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens.
Et peut-être son coeur fera la différence
Des froideurs de Titus à ma persévérance.
Titus m’accable ici du poids de sa grandeur.
Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur.
795 Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,
Bérénice y verra des traces de ma gloire.

ARSACE

N’en doutez point, Seigneur, tout succède à vos voeux.

ANTIOCHUS

Ah ! Que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !

ARSACE

Et pourquoi nous tromper ?

ANTIOCHUS

Quoi ! Je lui pourrais plaire !
800 Bérénice à mes voeux ne serait plus contraire ?
Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?
Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,
Quand l’univers entier négligerait ses charmes,
L’ingrate me permît de lui donner des larmes.
805 Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir
Des soins, qu’à mon amour elle croirait devoir ?

ARSACE

Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.
Titus la quitte.

ANTIOCHUS

Hélas ! De ce grand changement
810 Il ne me reviendra que le nouveau tourment
D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime.
Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant d’amour j’aurai le triste emploi
De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.

ARSACE

815 Quoi ! Ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?
Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse ?
Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous
Par combien de raisons Bérénice est à vous.
Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,
820 Songez que votre hymen lui devient nécessaire.

ANTIOCHUS

Nécessaire !

ARSACE

À ses pleurs accordez quelques jours,
De ses premiers sanglots laissez passer le cours.
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
L’absence de Titus, le temps, votre présence,
825 Trois sceptres, que son bras ne peut seul soutenir,
Vos deux États voisins, qui cherchent à s’unir.
L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.

ANTIOCHUS

Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie.
J’accepte avec plaisir un présage si doux.
830 Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous,
Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,
Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.
Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi,
Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?
835 Soit vertu, soit amour, mon coeur s’en effarouche.
L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,
Qu’on l’abandonne ! Ah Reine ! Et qui l’aurait pensé,
Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

ARSACE

La haine sur Titus tombera toute entière.
840 Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.

ANTIOCHUS

Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur.
Assez d’autres viendront lui conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez infortunée
D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,
845 Sans lui donner encor le déplaisir fatal
D’apprendre ce mépris par son propre rival ?
Encore un coup fuyons. Et par cette nouvelle
N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

ARSACE

Ah ! La voici, Seigneur, prenez votre parti.

ANTIOCHUS

850 Ô ciel !

SCÈNE III. Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice. §

BÉRÉNICE

Hé quoi, Seigneur vous n’êtes point parti ?

ANTIOCHUS

Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
Et que c’était César que cherchait votre vue.
Mais n’accusez que lui, si malgré mes adieux.
De ma présence encor j’importune vos yeux.
855 Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

BÉRÉNICE

Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.

ANTIOCHUS

Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE

De moi, Prince!

ANTIOCHUS

Oui, Madame.

BÉRÉNICE

Et qu’a-t-il pu vous dire ?

ANTIOCHUS

860 Mille autres, mieux que moi, pourront vous en instruire.

BÉRÉNICE

Quoi, Seigneur...

ANTIOCHUS

Suspendez votre ressentiment.
D’autres loin de se taire en ce même moment,
Triompheraient peut-être, et pleins de confiance
Céderaient avec joie à votre impatience.
865 Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
À qui votre repos est plus cher que le mien,
Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifierez.
870 Adieu, Madame.

BÉRÉNICE

Ô ciel ! Quel discours ! Demeurez.
Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue.
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos.
875 Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
880 Que vous a dit Titus ?

ANTIOCHUS

Au nom des dieux, Madame...

BÉRÉNICE

Quoi ! Vous craignez si peu de me désobéir ?

ANTIOCHUS

Je n’ai qu’à vous parler, pour me faire haïr.

BÉRÉNICE

Je veux que vous parliez.

ANTIOCHUS

Dieux ! Quelle violence !
Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.

BÉRÉNICE

885 Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

ANTIOCHUS

Madame, après cela je ne puis plus me taire.
Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer
890 Peut-être des malheurs, où vous n’osez penser.
Je connais votre coeur. Vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.
Titus m’a commandé...

BÉRÉNICE

Quoi ?

ANTIOCHUS

De vous déclarer
Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

BÉRÉNICE

895 Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !

ANTIOCHUS

Il faut que devant vous je lui rende justice.
Tout ce que dans un coeur sensible et généreux
L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,
Je l’ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore.
900 Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?
Une reine est suspecte à l’empire romain.
Il faut vous séparer, et vous partez demain.

BÉRÉNICE

Nous séparer ! Hélas, Phénice !

PHÉNICE

Hé bien, Madame ?
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
905 Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

BÉRÉNICE

Après tant de serments Titus m’abandonner !
Titus qui me jurait... Non, je ne le puis croire,
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
910 Ce piège n’est tendu que pour nous désunir.
Titus m’aime. Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure.
Allons.

ANTIOCHUS

Quoi ? Vous pourriez ici me regarder...

BÉRÉNICE

Vous le souhaitez trop pour me persuader.
915 Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
À Phénice.
Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis,
Hélas ! Pour me tromper je fais ce que je puis.

SCÈNE IV. Antiochus, Arsace. §

ANTIOCHUS

Ne me trompé-je point ? L’ai-je bien entendue ?
920 Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ?
Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,
Si Titus malgré moi n’eût arrêté mes pas ?
Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.
Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grâce.
925 Tu me voyais tantôt inquiet, égaré.
Je partais amoureux, jaloux, désespéré.
Et maintenant, Arsace, après cette défense
Je partirai peut-être avec indifférence.

ARSACE

Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

ANTIOCHUS

930 Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ?
Des froideurs de Titus je serai responsable ?
Je me verrai puni parce qu’il est coupable ?
Avec quelle injustice, et quelle indignité
Elle doute à mes yeux de ma sincérité ?
935 Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.
L’ingrate ! M’accuser de cette perfidie ?
Et dans quel temps encor ! Dans le moment fatal
Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,
Que pour la consoler je le faisais paraître
940 Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.

ARSACE

Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?
Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.
Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.
Demeurez seulement.

ANTIOCHUS

Non, je la quitte, Arsace.
945 Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir,
Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.
Allons. Et de si loin évitons la cruelle,
Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.
Toutefois il nous reste encore assez de jour.
950 Je vais dans mon palais attendre ton retour.
Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie.
Cours. Et partons du moins assurés de sa vie.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. §

BÉRÉNICE, seule.

Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,
Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !
955 Je m’agite, je cours, languissante, abattue,
La force m’abandonne, et le repos me tue.
Phénice ne vient point ? Ah que cette longueur
D’un présage funeste épouvante mon coeur !
Phénice n’aura point de réponse à me rendre.
960 Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre.
Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

SCÈNE II. Bérénice, Phénice. §

BÉRÉNICE

Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?
Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

PHÉNICE

Oui, je l’ai vu, Madame,
Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
965 J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

BÉRÉNICE

Vient-il ?

PHÉNICE

N’en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés,
970 Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

BÉRÉNICE

Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ;
975 Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

PHÉNICE

Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?
980 J’entends du bruit, Madame, et l’empereur s’approche,
Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.
Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.

SCÈNE III. Titus, Paulin, Suite. §

TITUS

De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.
985 Que l’on me laisse.

PAULIN

Ô ciel ! Que je crains ce combat !
Grands dieux, sauvez sa gloire, et l’honneur de l’État.
Voyons la reine.

SCÈNE IV. §

TITUS, seul.

Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
990 Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat, qui pour toi se prépare,
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur,
Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?
995 Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ?
Je viens percer un coeur que j’adore, qui m’aime.
1000 Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
1005 Tout se tait, et moi seul trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine,
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
1010 Non, non, encore un coup ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance,
Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux.
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
1015 Où la haine des rois avec le lait sucée,
Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore ouï la renommée
1020 T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas !
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’empire.
1025 Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour
1030 Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
1035 L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! Combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus. Faisons ce que l’honneur exige.
1040 Rompons le seul lien...

SCÈNE V. Bérénice, Titus. §

BÉRÉNICE, en sortant.

Non, laissez-moi, vous dis-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici.
Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici.
Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?
Il faut nous séparer. Et c’est lui qui l’ordonne.

TITUS

1045 N’accablez point, Madame, un prince malheureux ;
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois
1050 M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,
Et d’un oeil que la gloire et la raison éclaire,
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.
1055 Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,
À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse.
Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
1060 Les pleurs d’un empereur, et les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

BÉRÉNICE

Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
1065 Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?
Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée,
Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
1070 Ne donne point un coeur, qu’on ne peut recevoir.
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre
Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?
Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor. Que ne me quittiez-vous ?
1075 Mille raisons alors consolaient ma misère.
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le Sénat, tout l’empire romain,
Tout l’univers plutôt qu’une si chère main.
Leur haine dès longtemps contre moi déclarée,
1080 M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
1085 Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

TITUS

Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors, et me laisser séduire.
Mon coeur se gardait bien d’aller dans l’avenir
1090 Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu’à mes voeux rien ne fût invincible,
Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
1095 Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
Tout l’empire parlait. Mais la gloire, Madame,
Ne s’était point encor fait entendre à mon coeur
Du ton dont elle parle au coeur d’un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre.
1100 Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner.
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

BÉRÉNICE

Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
1105 Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour, qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
1110 Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.
Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
1115 Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L’ingrat de mon départ consolé par avance,
1120 Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n’aurai pas Madame, à compter tant de jours.
J’espère que bientôt la triste Renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
1125 Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer...

BÉRÉNICE

Ah Seigneur ! S’il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

TITUS

1130 Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez,
Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
1135 Que dis-je ? En ce moment mon coeur hors de lui-même
S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur, hé bien, qu’en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS

Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
1140 S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience !
1145 Que n’oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois, que je ne puis garder ?

BÉRÉNICE

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS

Je les compte pour rien ! Ah ciel, quelle injustice !

BÉRÉNICE

Quoi, pour d’injustes lois que vous pouvez changer,
1150 En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?
Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.

TITUS

Hélas ! Que vous me déchirez !

BÉRÉNICE

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ?

TITUS

1155 Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin quand j’acceptai l’empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits ;
Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois
Rome a de mes pareils exercé la constance.
1160 Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.
L’un jaloux de sa foi va chez les ennemis
Chercher avec la mort la peine toute prête.
D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête.
1165 L’autre avec des yeux secs, et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.
Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire.
Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus
1170 Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;
Qu’elle n’approche point de cet effort insigne.
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BÉRÉNICE

1175 Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui moi ? J’aurais voulu honteuse, et méprisée,
1180 D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus
C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N’attendez pas ici que j’éclate en injures,
Que j’atteste le ciel ennemi des parjures.
1185 Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.
Si je forme des voeux contre votre injustice,
Si devant que mourir la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
1190 Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre coeur.
Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,
Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser.
1195 Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.

SCÈNE VI. Titus, Paulin. §

PAULIN

Dans quel dessein vient-elle de sortir,
Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

TITUS

Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre.
1200 La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
Courons à son secours.

PAULIN

Hé quoi ? N’avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?
Ses femmes à toute heure autour d’elle empressées
Sauront la détourner de ces tristes pensées.
1205 Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur, continuez, la victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre ;
Moi-même en la voyant je n’ai pu m’en défendre.
Mais regardez plus loin. Songez en ce malheur
1210 Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
Quels applaudissements l’univers vous prépare,
Quel rang dans l’avenir.

TITUS

Non, je suis un barbare.
Moi-même je me hais. Néron tant détesté
N’a point à cet excès poussé sa cruauté.
1215 Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

PAULIN

Quoi ! Seigneur ?

TITUS

Je ne sais, Paulin, ce que je dis.
L’excès de la douleur accable mes esprits.

PAULIN

Ne troublez point le cours de votre renommée.
1220 Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.
Rome qui gémissait, triomphe avec raison.
Tous les temples ouverts fument en votre nom.
Et le peuple élevant vos vertus jusqu’aux nues,
Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS

1225 Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

SCÈNE VII. Titus, Antiochus, Paulin, Arsace. §

ANTIOCHUS

Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison.
1230 Elle implore à grands cris le fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
Ses yeux toujours tournés vers votre appartement
Semblent vous demander de moment en moment,
1235 Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.
Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

TITUS

Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?
1240 Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

SCÈNE VIII. Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile. §

RUTILE

Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le Sénat,
Viennent vous demander au nom de tout l’État.
Un grand peuple les suit qui plein d’impatience
Dans votre appartement attend votre présence.

TITUS

1245 Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer
Ce coeur que vous croyez tout prêt à s’égarer.

PAULIN

Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine,
Allons voir le Sénat.

ANTIOCHUS

Ah ! Courez chez la reine.

PAULIN

Quoi vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,
1250 De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?
Rome...

TITUS

Il suffit, Paulin, nous allons les entendre,
Prince de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la reine. Allez. J’espère à mon retour
Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

ARSACE, seul.

1255 Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle,
Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer
Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.

SCÈNE II. Antiochus, Arsace. §

ARSACE

Ah quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
1260 Seigneur ?

ANTIOCHUS

Si mon retour t’apporte quelque joie,
Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

ARSACE

La reine part, Seigneur.

ANTIOCHUS

Elle part ?

ARSACE

Dès ce soir.
Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée
Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.
1265 Un généreux dépit succède à sa fureur.
Bérénice renonce à Rome, à l’empereur,
Et même veut partir, avant que Rome instruite
Puisse voir son désordre, et jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.

ANTIOCHUS

Ô ciel ! Qui l’aurait cru ?
1270 Et Titus ?

ARSACE

À ses yeux Titus n’a point paru.
Le peuple avec transport l’arrête, et l’environne,
Applaudissant aux noms que le Sénat lui donne.
Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,
Deviennent pour Titus autant d’engagements,
1275 Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,
Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine,
Fixent dans son devoir ses voeux irrésolus.
C’en est fait. Et peut-être il ne la verra plus.

ANTIOCHUS

Que de sujets d’espoir, Arsace, je l’avoue !
1280 Mais d’un soin si cruel la Fortune me joue :
J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;
Et mon coeur prévenu d’une crainte importune,
Croit même, en espérant, irriter la Fortune.
1285 Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas.
Que veut-il ?

SCÈNE III. Titus, Antiochus, Arsace. §

TITUS, en entrant.

Demeurez, qu’on ne me suive pas.
Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.
Bérénice m’occupe, et m’afflige sans cesse.
Je viens le coeur percé de vos pleurs, et des siens,
1290 Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.
Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même,
Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.

SCÈNE IV. Antiochus, Arsace. §

ANTIOCHUS

Hé bien ! Voilà l’espoir que tu m’avais rendu.
Et tu vois le triomphe où j’étais attendu.
1295 Bérénice partait justement irritée ?
Pour ne la plus revoir Titus l’avait quittée ?
Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné
À ma funeste vie aviez-vous destiné ?
Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage
1300 De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.
Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !
Dieux cruels ! De mes pleurs vous ne vous rirez plus.

SCÈNE V. Titus, Bérénice, Phénice. §

BÉRÉNICE

Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue.
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
1305 Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

TITUS

Mais de grâce, écoutez.

BÉRÉNICE

Il n’est plus temps.

TITUS

Madame,
Un mot.

BÉRÉNICE

Non.

TITUS

Dans quel trouble elle jette mon âme !
Ma Princesse, d’où vient ce changement soudain ?

BÉRÉNICE

1310 C’en est fait. Vous voulez que je parte demain.
Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure.
Et je pars.

TITUS

Demeurez.

BÉRÉNICE

Ingrat, que je demeure !
Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux,
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?
1315 Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?
Quel crime, quelle offense a pu les animer ?
Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

TITUS

Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

BÉRÉNICE

1320 Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.
Tout cet appartement préparé par vos soins,
Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,
Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,
Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre
1325 À mes tristes regards viennent partout s’offrir,
Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.
Allons, Phénice.

TITUS

Ô ciel ! Que vous êtes injuste !

BÉRÉNICE

Retournez, retournez vers ce Sénat auguste
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
1330 Hé bien, avec plaisir l’avez-vous écouté ?
Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?
Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?
Mais ce n’est pas assez expier vos amours.
Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

TITUS

1335 Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !
Que je puisse jamais oublier Bérénice !
Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient affliger mon coeur !
Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années
1340 Comptez tous les moments, et toutes les journées
Où par plus de transports, et par plus de soupirs,
Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs ;
Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse.
1345 Et jamais...

BÉRÉNICE

Vous m’aimez, vous me le soutenez.
Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ?
Quoi ! Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?
Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?
Que me sert de ce coeur l’inutile retour ?
1350 Ah cruel ! Par pitié montrez-moi moins d’amour.
Ne me rappelez point une trop chère idée.
Et laissez-moi du moins partir persuadée
Que déjà de votre âme exilée en secret,
J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
Il lit une lettre.
1355 Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.
Voilà de votre amour tout ce que je désire.
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

TITUS

Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.
Quoi ? ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ?
1360 Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime
Il ne restera plus qu’un triste souvenir ?
Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir.
Bérénice se laisse tomber sur un siège.

SCÈNE VI. Titus, Bérénice. §

TITUS

Madame, il faut vous faire un aveu véritable.
Lorsque j’envisageai le moment redoutable
1365 Où pressé par les lois d’un austère devoir
Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;
Quand de ce triste adieu je prévis les approches,
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
Je préparai mon âme à toutes les douleurs
1370 Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.
Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,
Je n’en avais prévu que la moindre partie.
Je croyais ma vertu moins prête à succomber,
Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.
1375 J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée.
Le Sénat m’a parlé. Mais mon âme accablée
Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,
Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.
Rome de votre sort est encore incertaine.
1380 Moi-même à tous moments je me souviens à peine
Si je suis empereur, ou si je suis Romain.
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein.
Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être
Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.
1385 Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux.
Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.
C’en est trop. Ma douleur à cette triste vue
À son dernier excès est enfin parvenue.
Je ressens tous les maux que je puis ressentir.
1390 Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.
Ne vous attendez point, que las de tant d’alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit.
1395 Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L’empire incompatible avec votre hyménée ;
Me dit, qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire
1400 Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.
Vous verriez à regret marcher à votre suite
1405 Un indigne empereur sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.
Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie,
Il est, vous le savez, une plus noble voie ;
Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin
1410 Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
Ils ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s’attachait à les persécuter,
Comme un ordre secret de n’y plus résister.
1415 Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
Si toujours à mourir je vous vois résolue,
S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,
Si vous ne me jurez d’en respecter le cours ;
Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.
1420 En l’état où je suis je puis tout entreprendre,
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

BÉRÉNICE

Hélas !

TITUS

Non, il n’est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
1425 Songez-y bien, Madame. Et si je vous suis cher...

SCÈNE DERNIÈRE. Titus, Bérénice, Antiochus. §

TITUS

Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma faiblesse.
Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.
Jugez nous.

ANTIOCHUS

Je crois tout. Je vous connais tous deux.
1430 Mais connaissez vous-même un prince malheureux.
Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre estime,
Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang.
Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.
1435 Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,
La reine son amour, et vous, Seigneur, le vôtre.
La reine, qui m’entend, peut me désavouer,
Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,
Répondre par mes soins à votre confidence.
1440 Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance.
Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,
Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

TITUS

Mon rival !

ANTIOCHUS

Il est temps que je vous éclaircisse.
Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.
1445 Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.
Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.
De votre changement la flatteuse apparence
M’avait rendu tantôt quelque faible espérance.
Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.
1450 Ses yeux baignés de pleurs demandaient à vous voir.
Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même.
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;
Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.
Pour la dernière fois je me suis consulté.
1455 J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,
Je viens de rappeler ma raison toute entière.
Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d’autres efforts pour rompre tant de noeuds.
Ce n’est qu’en expirant que je puis le détruire.
1460 J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.
Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.
Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.
Puisse le ciel verser sur toutes vos années
Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées.
1465 Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,
Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,
Qui pourraient menacer une si belle vie,
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

BÉRÉNICE, se levant.

Arrêtez. Arrêtez. Princes trop généreux,
1470 En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,
Partout du désespoir je rencontre l’image.
Je ne vois que des pleurs. Et je n’entends parler
Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
À Titus.
1475 Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
N’a point, vous le savez, attiré mes regards.
J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.
1480 Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée.
J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.
Votre coeur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
1485 Ni que par votre amour l’univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour
1490 Vous avoir assuré d’un véritable amour.
Ce n’est pas tout, je veux en ce moment funeste
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.
À Antiochus.
1495 Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,
Pour aller loin de Rome écouter d’autres voeux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus, et sur moi, réglez votre conduite.
1500 Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs, et vos fers.
Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse,
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
1505 Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
À Titus.
Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

ANTIOCHUS

Hélas !

ANNEXES §

Liste des oeuvres théâtrales de Jean Racine §

Le corpus théâtral de Jean Racine se compose de douze pièces : onze tragédies et une comédie. Cette production se partage dans le temps en deux parties : la première et principale se situe entre les débuts avec "La Thébaïde" (1664) et le la polémique de "Phèdre" (1677), la seconde concerne les deux tragédies religieuses d’Esther (1689) et d’Athalie (1691) commandées par Mme de Maintenon. Les deux premières tragédies ont été représentées par le troupe de Molière au théâtre du Palais-Royal puis Racine confia ses pièces à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne et se brouilla avec Molière. Son unique comédie fut représentée à l’Hôtel Guénégaud et ses dernières tragédies au Collège de Saint-Cyr jouées par les pensionnaires devant Louis XIV. Les sujets des tragédies sont tirés de la mythologie grecque (La Thébaïde, Andromaque, Iphigénie, Phèdre), de l’histoire antique grecque (Alexandre) ou romaine (Britannicus, Bérénice, Mithridate), ou de l’histoire récente proche-orientale (Bajazet). Esther et Athalie sont inspirées des livres éponymes de la Bible. La comédie des Plaideurs ironise sur la justice de son temps.

La Thébaïde ou les rère ennemis (1664), représentée pour le première fois le 20 juin 1664 au Théâtre du Palais-Royal

Alexandre le Grand (1665), représentée pour le première fois le 4 décembre 1665 au Théâtre du Palais Royal.

Andromaque (1667), représentée pour le première fois le 17 novembre 1667 à l’Hôtel de Bourgogne.

Les Plaideurs (1668), représentée pour le première fois le 28 mai à l’Hôtel Guénégaud.

Britannicus (1669), représentée pour le première fois le 13 décembre 1669 à l’Hôtel de Bourgogne.

Bérénice (1670), représentée pour le première fois le à l’Hôtel de Bourgogne.

Mithridate (1673), représentée pour le première fois le à l’Hôtel de Bourgogne.

Bajazet (1672), représentée pour le première fois le 1er janvier 1672 à l’Hôtel de Bourgogne.

Iphigénie, représentée pour le première fois le 18 août 1674 à l’Hôtel de Bourgogne.

Phèdre (1677), représentée pour le première fois le 1er janvier 1677 à l’Hôtel de Bourgogne.

Esther, représentée pour le première fois le 26 janvier 1689 au Collège de Saint-Cyr.

Athalie, représentée pour le première fois le 17 novembre 1691 au Collège de Saint-Cyr.