LA THÉBAÏDE
ou les FRÈRES ENNEMIS
TRAGÉDIE

M. DC. LXIV. Avec Privilège du Roi.

3 octobre 1664
30 octobre 1664
À PARIS, Chez CLAUDE BARBIN, au Palais vis à vis le grand Portail de la Sainte-Chapelle, au signe de la Croix.
À MONSEIGNEUR LE DUC DE SAINT-AIGNAN PAIR DE FRANCE.

MONSEIGNEUR, §

Je vous présente un ouvrage qui n’a peut-être rien de considérable que l’honneur de vous avoir plu. Mais véritablement cet honneur est quelque chose de si grand pour moi que, quand ma pièce ne m’aurait produit que cet avantage, je pourrais dire que son succès aurait passé mes espérances. Et que pouvais-je espérer de plus glorieux que l’approbation d’une personne qui sait donner aux choses un juste prix, et qui est lui-même l’admiration de tout le monde ? Aussi, MONSEIGNEUR, si la Thébaïde a reçu quelques applaudissements, c’est sans doute qu’on n’a pas osé démentir le jugement que vous avez donné en sa faveur ; et il semble que vous lui ayez communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos actions. J’espère qu’étant dépouillée des ornements du théâtre, vous ne laisserez pas de la regarder encore favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu’elle puisse avoir, je n’appréhende rien pour elle, puisqu’elle sera assurée d’un protecteur que le nombre des ennemis n’a pas accoutumé d’ébranler. On sait, MONSEIGNEUR, que si vous avez une parfaite connaissance des belles choses, vous n’entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé, et que vous avez réuni en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. Mais je dois craindre que mes louanges ne vous soient aussi importunes que les vôtres m’ont été avantageuses : aussi bien, je ne vous dirais que des choses qui sont connues de tout le monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que vous me permettiez de vous dire, avec un profond respect, que je suis,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

RACINE.

ACTEURS §

  • ÉTÉOCLE, roi de Thèbes.
  • POLYNICE, frère d’Étéocle.
  • JOCASTE, mère de ces deux princes et d’Antigone.
  • ANTIGONE, soeur d’Étéocle et de Polynice.
  • CRÉON, oncle des princes et de la princesse.
  • HÉMON, fils de Créon, amant d’Antigone.
  • OLYMPE, confidente de Jocaste.
  • ATTALE, confident de Créon.
  • UN SOLDAT GREC.
  • UN PAGE.
  • DES GARDES.
La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Olympe. §

JOCASTE.

Ils sont sortis, Olympe ? Ah mortelles douleurs !
Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ?
5 Il devait bien plutôt les fermer à jamais,
Que de favoriser le plus noirs des forfaits.
Mais en sont-ils aux mains ?

OLYMPE.

Du haut de la muraille,
Je les ai vus déjà tous rangés en bataille,
J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts,
10 Et pour vous avertir, j’ai quitté les remparts.
J’ai vu le fer en main Étéocle lui-même ;
Il marche des premiers, et d’une ardeur extrême
Il montre aux plus hardis à braver le danger.

JOCASTE.

N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
À un page.
15 Que l’on aille au plus vite avertir la Princesse,
Je l’attends. Juste ciel ! Soutenez ma faiblesse,
Il faut, il faut courir après ces inhumains,
Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
Nous voici donc, Olympe, à ce jour détestable
20 Nous voici donc, Olympe, me rendait misérable
Dont la seule frayeur, ni pleurs ne m’ont de rien servi,
Et le courroux du sort voulait être assouvi.
Ô toi, qui que tu sois qui rends le jour au monde,
Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ?
25 À de si noirs forfaits, prêtes-tu tes rayons,
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons ?
Mais ces monstres, hélas ! Ne t’épouvantent guère,
Le seul sang de Laïus les a rendus vulgaires ;
Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
30 Après ceux que le père et la mère ont commis :
Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,
S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides,
Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,
Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.
35 Ce sang en leur donnant la lumière céleste,
Leur donna pour le crime un pente funeste,
Et leurs coeurs infectés de ce fatal poison,
S’ouvrirent à la haine avant qu’à la raison.

SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Olympe. §

JOCASTE.

Ma fille, avez-vous su l’excès de nos misères.

ANTIGONE.

40 Oui, Madame, on m’a dit la fureur de mes frères.

JOCASTE.

Allons, chère Antigone, allons tout de ce pas,
Arrêter s’il se peut leur parricide bras.
Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;
Voyons si contre nous ils pourront se défendre,
45 Ou s’ils oseront bien dans leur noire fureur
Répandre notre sang pour attaquer le leur.

ANTIGONE.

Madame, c’en est fait, voici le Roi lui-même.

SCÈNE III. Jocaste, Antigone, Étéocle, Olympe. §

JOCASTE.

Olympe, soutiens-moi, ma douleur est extrême.

ÉTÉOCLE.

Madame qu’avez-vous ? Et quel mal si caché...

JOCASTE.

50 Ah ! Mon fils, de quel sang êtes vous-là taché ?
Est-ce de votre frère, ou n’est-ce point du vôtre ?

ÉTÉOCLE.

Non Madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre,
Poynice à mes yeux ne s’est point présenté,
Et l’on s’est peu battu d’un et d’autre côté.
55 Seulement quelques grecs d’un insolent courage,
M’ayant osé d’abord disputé le passage,
J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux,
Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

JOCASTE.

Mais pourquoi donc sortir avec votre armée,
60 Quel est ce mouvement qui m’a tant alarmée ?

ÉTÉOCLE.

Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,
Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
Je n’ai que trop langui derrière une muraille,
Je brûlais de me voir en un champ de bataille,
65 Lorsque l’on peut paraître au milieu des hasards,
Un grand coeur est honteux de garder des remparts.
J’étais las d’endurer que le fier Polynice
Me reprochât tout haut cet indigne exercice,
Et criât aux Thébains afin de les gagner,
70 Que je laissais aux fers ceux qui me font régner.
Le peuple à qui la faim se faisait déjà craindre,
De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
Ma reprochant déjà qu’il m’avait couronné,
Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.
75 Il le faut satisfaire, et quoi qu’il en arrive,
Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive,
Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,
Qu’elle soit seulement juge de nos combats.
J’ai des forces assez pour tenir la campagne,
80 Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
L’insolent Polynice et ses grecs orgueilleux,
Laisseront Thèbes libre, ou mouront à ses yeux.

JOCASTE .

Vous préserve le Ciel d’une telle victoire,
Thèbes ne veut point voir une action si noire,
85 Laissez là à son salut et n’y songez jamais ;
La guerre vaut bien mieux que cette affreuse paix.
Dure-t-elle à jamais cette cruelle guerre,
Dont le flambeau fatal désole cette terre.
Prolongez nos malheurs, augmentez-les toujours,
90 Plutôt qu’un si grand crime en arrête le cours.
Vous-même d’un tel sang souilleriez vous vos armes ?
La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?
Si par un parricide il la fallait gagner
Ah ! Mon fils à ce prix voudriez vous régner ?
95 Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,
De nous donner la paix, sans le secours d’un crime,
Vous pouvez-vous montrer généreux tout à fait,
Contenter votre frère, et régner en effet.

ÉTÉOCLE.

Appelez-vous régner partager ma couronne,
100 Quand le sang, et le peuple me la donne ?

JOCASTE.

Vous savez bien, mon fils, que le choix et le sang
Lui donnent comme à vous sa part à ce haut rang.
Oedipe en achevant sa triste destinée
Ordonna que chacun régnerait son année,
105 Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,
Il voulut que tous deux vous fussiez les Rois.
À ces conditions vous voulûtes souscrire,
Le sort vous appela le premier à l’Empire,
Vous montâtes au trône, il n’en fut point jaloux,
110 Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous ?

ÉTÉOCLE.

Il est vrai, je promis, ce que voulut mon père,
Pour un trône est-il rien qu’on refuse de faire ?
On promet tout, Madame, afin d’y parvenir,
Mais on ne songe après qu’à s’y bien maintenir.
115 J’étais alors sujet, et dans l’obéissance,
Et je tiens aujourd’hui la suprême puissance :
Ce que je fis alors ne m’est plus une loi,
Le devoir d’un sujet n’est pas celui d’un Roi.
D’abord que sur sa tête il reçoit la Couronne,
120 Un roi sort à l’instant de sa propre personne,
L’intérêt du public doit devenir le sien,
Il doit tout à l’État, et ne se doit rien.

JOCASTE.

Au moins doit-il, mon fils, quelque choses à sa gloire,
Dont le soin ne doit pas sortir de sa mémoire,
125 Et quand ce nouveau rang l’affranchirait des lois,
Au moins doit il tenir sa parole à des Rois.

ÉTÉOCLE.

Polynice à ce titre aurait tort de prétendre,
Thèbes sous son pouvoir n’a point voulu se rendre,
Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,
130 C’est elle et non pas moi qui l’en a su chasser.
Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
Après avoir six mois senti sa violence ?
Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain
Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?
135 Prendrait-elle pour Roi l’esclave de Mycène
Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,
Qui s’est au Roi d’Argos indignement soumis,
Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?
Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,
140 Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre,
L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,
Et la seule fureur en alluma les feux.
Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes ;
Elle s’attend par moi de voir finir ses peines,
145 Il la faut accuser si je manque de foi,
Et je suis son captif, je ne suis pas son Roi.

JOCASTE.

Dites, dites plutôt, coeur ingrat et farouche,
Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche ;
Mais je me trompe encor, ce rang ne vous plaît pas,
150 Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Hé ! Bien, puisqu’à ce point vous en êtes avide,
Je vous offre à commettre un double parricide,
Versez le sang d’un frère : et si c’est peu du sien,
Je vous invite encore à répandre le mien.
155 Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,
D’obstacle à surmonter ni de crime à commettre,
Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
De tous les criminels vous serez le plus grand.

ÉTÉOCLE.

Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous satisfaire,
160 Il faut sortir du trône et couronner mon frère,
Il faut pour seconder votre injuste projet,
De son roi que j’étais devenir son sujet.
Et pour vous élever au comble de la joie,
Il faut à sa fureur que je me livre en proie,
165 Il faut par mon trépas...

JOCASTE.

Ah ciel ! Quelle rigueur !
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon coeur !
Je ne demande pas que vous quittiez l’Empire,
Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,
170 Si pour moi votre coeur garde quelque amitié ;
Et si vous prenez soin de votre gloire même,
Associez un frère à cet honneur suprême ;
Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous,
Votre règne en sera plus puissant et plus doux.
175 Les peuples admirant cette vertu sublime,
Voudront toujours pour Prince un Roi si magnanime,
Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,
Vous rendra le plus juste et le plus grand des Rois.
Ou s’il faut que mes voeux vous trouvent inflexible,
180 Si la paix à ce prix vous paraît impossible,
Et que le diadème ait pour vous tant d’attraits,
Au moins consolez-moi de quelque heure de paix,
Accordez quelque trêve à ma douleur amère,
Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère,
185 La pitié dans son âme aura peut-être lieu,
Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte,
J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte,
Dans cette occasion rien ne peut m’émouvoir.

ÉTÉOCLE.

190 Madame, sans sortir vous le pouvez bien voir.
Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,
Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes,
Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,
Et le faire venir jusque dans ce palais.
195 Je ferai plus encore, et pour faire connaître,
Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,
Et que je ne suis pas un tyran odieux,
Que l’on fasse parler et le peuple et les Dieux.
Si le peuple le veux, je lui cède ma place,
200 Mais qu’il se rende aussi si le peuple le chasse,
Je ne force personne, et j’engage ma foi
De laisser aux Thébains à se choisir un roi.

SCÈNE IV. Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Olympe. §

CRÉON.

Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes,
Thèbes qui croit vous perdre est déjà toute en larmes,
205 L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts,
Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.

ÉTÉOCLE.

Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.
Madame, je m’en vais retrouver mon armée,
Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,
210 Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.
Créon, la Reine ici commande en mon absence,
Disposez tout le monde à son obéissance,
Laissez pour recevoir et pour donner ses lois,
Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix.
215 Comme il a de l’honneur autant que de courage,
Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
Commandez-lui, Madame.
À Créon.
Et vous, vous me suivrez.

CRÉON.

Quoi, Seigneur...

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, la chose est résolue.

CRÉON.

220 Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?

ÉTÉOCLE.

Que je la quitte ou non ne vous tourmentez pas,
Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.

SCÈNE V. Jocaste, Antigone, Créon, Olympe. §

CRÉON.

Qu’avez-vous fait, Madame, et par quelle conduite
Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?
225 Ce conseil va tout perdre.

JOCASTE.

Il va tout conserver,
Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

CRÉON.

Hé quoi, Madame, hé quoi, dans l’état où nous sommes,
Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,
La fortune promet toute chose aux Thébains,
230 Le Roi se laisse ôter la victoire des mains ?

JOCASTE.

La victoire Créon n’est pas toujours si belle,
La honte et les remords vont souvent après elle,
Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,
Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.
235 Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
Que lui laisser gagner une telle victoire ?

CRÉON.

Leur courroux est trop grand...

JOCASTE.

Il peut être adouci.

CRÉON.

Tous deux veulent régner.

JOCASTE.

Ils régneront aussi.

CRÉON.

On ne partage point la grandeur souveraine ;
240 Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.

JOCASTE.

L’intérêt de l’État leur servira de loi.

CRÉON.

L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi,
Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
245 Ce règne interrompu de deux Rois différents,
En lui donnant deux Rois lui donne deux tyrans.
Vous les verriez toujours l’un à l’autre contraire,
Détruire aveuglément ce qu’aurait fait un frère,
L’un sur l’autre former quelque attentat,
250 Et changer tous les ans la face de l’État.
Ce terme limité qu’on veut leur prescrire,
Accroît leur violence en bornant leur Empire.
Tous deux feront gémir les peuples tour à tour,
Pareils à ces torrents qui ne durant qu’un jour,
255 Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,
Et par de grands dégâts signalent leur passage.

JOCASTE.

On les verrait plutôt par de nobles projets,
Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.
Mais avouez, Créon, que toute votre peine,
260 C’est de voir que la paix rend votre attente vaine,
Et qu’en vous éloignant du trône où vous tendez,
Elle rend pour jamais vos desseins avortés.
Comme après mes enfants le droit de la naissance,
Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
265 Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis :
Et votre ambition qui tend à leur fortune,
Vous donne pour tous deux une haine commune ;
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
270 Et vous en servez un pour les perdre tous deux.

CRÉON.

Je ne me repais point de pareilles chimères,
Mes respects pour le Roi sont ardents et sincères,
Et mon ambition est de le maintenir
Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
275 Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime,
Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime ;
Je ne m’en cache point, mais à ce que je vois,
Chacun n’est pas ici criminel comme moi.

JOCASTE.

Tant que pour ennemi le Roi n’aura qu’un frère,
280 Sa personne, Créon, me sera toujours chère ;
De lâches courtisans peuvent bien le haïr,
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

ANTIGONE.

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,
Les ennemis du Roi ne sont pas tous les vôtres ;
285 Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,
Peut-être songez-vous que vous avez un fils ;
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.

CRÉON.

Oui, je le sais, Madame, et je lui fais justice ;
Je le dois en effet distinguer du commun ;
290 Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un ;
Et je souhaiterais dans ma juste colère,
Que chacun le haït comme le hait son père.

ANTIGONE.

Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,
Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.

CRÉON.

295 Je le vois bien, Madame, et c’est ce qui m’afflige ;
Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige,
Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
C’est ce qui me le fait justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles,
300 Leurs grandes actions sont les plus criminelles ;
Ils signalent leur crime en signalant leur bras,
Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas.

ANTIGONE.

Écoutez un peu mieux la voix de la Nature.

CRÉON.

Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.

ANTIGONE.

305 Mais un père à ce point doit-il être emporté ?
Vous avez trop de haine.

CRÉON.

Et vous trop de bonté.
C’est trop parler, Madame, en faveur d’un rebelle.

ANTIGONE.

L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.

CRÉON.

Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

ANTIGONE.

310 Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

CRÉON.

L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.

JOCASTE.

Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes,
Tout vous semble permis, mais craignez mon courroux.
Vos libertés enfin retomberaient sur vous.

ANTIGONE.

315 L’intérêt du public agit peu sur son âme,
Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.
Je le sais, mais, Créon, j’en abhorre le cours,
Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.

CRÉON.

Je le ferai, Madame, et je veux par avance,
320 Vous épargner encor jusques à ma présence.
Aussi bien mes respects redoublent vos mépris,
Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
Vous savez que le Roi m’appelle à son service,
Adieu, faites venir Hémon et Polynice.

JOCASTE.

325 N’en doute pas méchant, ils vont venir tous deux,
Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.

SCÈNE VI. Jocaste, Antigone, Olympe. §

ANTIGONE.

Le perfide, à quel point son insolence monte !

JOCASTE.

Ses superbes discours tourneront à sa honte.
Bientôt si nos désirs sont exaucés des Cieux,
330 La paix nous vengera de cet ambitieux.
Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère,
Appelons promptement Hémon et votre frère,
Je suis pour ce dessein prête à leur accorder,
Toutes les sûretés qu’il pourront demander.
335 Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,
Ciel, dispose à la paix le coeur de Polynice,
Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,
Et comme il faut enfin, fais parler mes douleurs.

ANTIGONE, demeurant un peu après sa mère.

Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,
340 Ô ciel ! En ramenant Hémon à son amante.
Ramène-le fidèle, et permets en ce jour,
Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Antigone, Hémon. §

HÉMON.

Hé quoi ! Vous me plaignez votre aimable présence,
Après un an entier de supplice et d’absence,
345 Ne m’avez-vous, Madame, appelé près de vous,
Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?

ANTIGONE.

Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?
Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?
Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,
350 Le soin de votre amour à celui de la paix ?

HÉMON.

Madame, à mon bonheur, c’est chercher trop d’obstacles ;
Ils iront bien sans nous consulter les Oracles.
Permettez que mon coeur en voyant vos beaux yeux,
De l’état de son sort interroge ses Dieux.
355 Puis-je leur demander sans être téméraire,
S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?
Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié,
Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ?
Durant le triste cours d’une absence cruelle,
360 Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?
Songiez-vous que la mort menaçait loin de vous,
Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?
Ah ! D’un si bel objet quand une âme est blessée ;
Quand un coeur jusqu’à vous élève sa pensée,
365 Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !
Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !
Un moment loin de vous me durait une année ;
J’aurais fini cent fois ma triste destinée,
Si je n’eusse songé jusques à mon retour,
370 Que mon éloignement vous prouvait mon amour ;
Et que le souvenir de mon obéissance,
Pourrait en ma faveur parler en son absence,
Et que pensant à moi, vous penseriez aussi
Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.

ANTIGONE.

375 Oui je prévoyais bien qu’une âme si fidèle,
Trouverait dans l’absence une peine cruelle,
Et si mes sentiments se doivent découvrir,
Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir,
Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume,
380 Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas, mon coeur chargé d’ennui,
Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui.
Surtout depuis le temps que dure cette guerre,
Et que de gens armés vous couvrez cette terre,
385 Ô dieux ! À quels tourments mon coeur s’est vu soumis,
Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !
Lorsqu’on se sent pressé d’une main inconnue,
On la craint sans réserve, on hait sans retenue,
Dans tous ces mouvements le coeur n’est plus contraint,
390 Et se sent soulagé de haïr ce qu’il craint.
Mais voyant attaquer mon pays et mon frère,
La main qui l’attaquait ne m’était pas moins chère ;
Mon coeur qui ne voyait que mes frères et vous,
Ne haïssait personne, et je vous craignais tous.
395 Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles,
J’en voyais et dehors et dedans nos murailles,
Chaque assaut à mon coeur livrait mille combats,
Et mille fois le jour je souffrais le trépas.

HÉMON.

Mais enfin qu’ai-je fait en ce malheur extrême,
400 Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?
J’ai suivi Polynice, et vous l’avez voulu,
Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.
Je lui vouai dès lors une amitié sincère,
Je quittai mon pays j’abandonnai mon père,
405 Sur moi par ce départ j’attirai son courroux,
Et pour tout dire, enfin, je m’éloignai de vous.

ANTIGONE.

Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice,
C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;
Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,
410 Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.
Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,
Et j’avais sur son coeur une entière puissance ;
Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,
Et les chagrins du frère étaient ceux de la soeur.
415 Je le chéris toujours, encore qu’il m’oublie.

HÉMON.

Non non son amitié ne s’est point affaiblie,
Il vous chérit encor, mais ses yeux ont appris,
Que mon amour pour vous est bien d’un autre prix.
Quoique son amitié surpasse l’ordinaire,
420 Il voit combien l’amant l’emporte sur le frère,
Et qu’auprès de l’amour dont je ressens l’ardeur,
La plus forte amitié n’est plus que tiédeur.

ANTIGONE.

Mais enfin si sur lui j’avais la moindre empire,
Il aimerait la paix, pour qui mon coeur soupire,
425 Notre commun malheur en serait adouci ;
Je le verrais Hémon, vous me verriez aussi.

HÉMON.

De cette affreuse guerre il abhorre l’image,
Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,
Lorsque pour remonter au trône paternel,
430 On le força de prendre un chemin si cruel.
Espérons que le Ciel touché de nos misères,
Achèvera bientôt de réunir les frères ;
Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur coeur,
Et conserver l’amour dans celui de sa soeur.

ANTIGONE.

435 Hélas ! Ne doutez point que ce dernier ouvrage,
Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage ;
Je les connais tous deux, et je répondrais bien,
Que leur coeur, cher Hémon, est plus dur que le mien.
Mais les dieux quelquefois font de plus grands miracles.

SCÈNE II. Antigone, Hémon, Olympe. §

ANTIGONE.

440 Hé bien apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?
Que faut-il faire ?

OLYMPE.

Hélas !

ANTIGONE.

Quoi ? Qu’en a-t-on appris ?
Est-ce la guerre ? Olympe ?

OLYMPE.

Ah ! C’est encore pis.

HÉMON.

Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?

OLYMPE.

Prince pour en juger écoutez leur réponse.
445 Thébains pour n’avoir plus de guerres,
Il faut par un ordre fatal,
Que le dernier du sang royal,
Par son trépas ensanglante vos terres.

ANTIGONE.

Ô dieux ! Que vous a fait ce sang infortuné,
450 Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné !
N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père,
Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?

HÉMON.

Madame, cet arrêt ne vous regarde pas,
Votre vertu vous met à couvert du trépas.
455 Les dieux savent trop bien connaître l’innocence.

ANTIGONE.

Et ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance,
Mon innocence, Hémon, serait un faible appui,
Fille d’Oedipe, il faut que je meure pour lui.
Je l’attends cette mort, et je l’attends sans plaintes,
460 Et s’il faut avouer le sujet de mes craintes,
C’est pour vous que je crains. Oui, cher Hémon, pour vous,
De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;
Et je ne vois que trop que le courroux céleste,
Vous rendra comme à nous cet honneur bien funeste,
465 Et fera regretter aux princes des Thébains,
De n’être pas sortis du dernier des humains.

HÉMON.

Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?
Un si noble trépas flatte trop mon courage,
Et du sang de ses Rois il est beau d’être issu,
470 Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.

ANTIGONE.

Et quoi si parmi nous on a fait quelque offense,
Le Ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance,
Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,
Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?
475 C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres,
Punissez-nous grands Dieux, mais épargnez les autres.
Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui,
Et je vous perds peut-être encore plus que lui.
Le Ciel punit sur vous, et sur votre famille,
480 Et les crimes du père et l’amour de la fille,
Et ce funeste amour vous nuit encore plus,
Que les crimes d’Oedipe et le sang de Laïus.

HÉMON.

Quoi mon amour, Madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?
Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?
485 Et puisque sans colère il est reçu de vous,
En quoi peut-il du Ciel mériter le courroux ?
Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,
C’est à vous à juger s’il vous ont offensée,
Tels que seront pour eux vos arrêts tout puissants,
490 Ils seront criminels ou seront innocents.
Aussi quand jusqu’à vous j’osai porter ma flamme,
Vos yeux seuls imprimaient la terreur de mon âme,
Et je craignais bien plus que d’offenser vos appas,
Que le courroux des Dieux que je n’offensais pas.

ANTIGONE.

495 Autant que votre amour votre erreur est extrême,
Et vous les offensiez beaucoup plus que moi-même ;
Quelque rigueur pour vous qui parût en mes yeux,
Hélas ! Ils approuvaient ce qui fâchait les Dieux.
Oui, ces Dieux ennemis de toute ma famille,
500 Aussi bien que le père en détestaient la fille,
Vous aimâtes, Hémon, l’objet de leur courroux,
Et leur haine pour moi s’étendit jusqu’à vous.
C’est là de vos malheurs le funeste principe,
Fuyez, Hémon, fuyez de la fille d’Oedipe,
505 Tâchez de n’aimer plus, pour plaire aux immortels,
Et la fille et le coeur de tant de criminels.
Le crime en sa famille...

HÉMON.

Ah ! Madame leur crime,
Ne fait que relever votre vertu sublime,
Puisque par un effort dont les dieux sont jaloux,
510 Vous brillez d’un éclat qui ne vient que de vous.
Que le Ciel à son gré de ma perte dispose,
J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,
Glorieux de mourir pour le sang de mes Rois,
Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
515 Plût aux Dieux seulement que votre amant fidèle,
Put avoir de leur haine une cause nouvelle,
Et que pour vous aimer méritant leur courroux,
Il put mourir encor pour être aimé de vous.
Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage,
520 Pourrais-je me résoudre à vivre davantage,
En vain les Dieux voudraient différer mon trépas,
Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas,
Mais peut-être en ce point notre frayeur est vaine,
Attendons.... Mais voici Polynice et la Reine.

SCÈNE III. Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon. §

POLYNICE.

525 Madame, au nom des dieux, cessez de m’arrêter,
Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.
J’espérais que du ciel la justice infinie,
Voudrait se déclarer contre la tyrannie,
Et que lassé de voir tant répandre de sang,
530 Il rendrait à chacun son légitime rang.
Mais puisque ouvertement, il tient pour l’injustice,
Et que des criminels il se rend le complice,
Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,
Quand le ciel est injuste écoute l’équité ?
535 Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,
D’un fier usurpateur ministre violente,
Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,
Et qu’il anime encor tout éloigné qu’il est ?
La raison n’agit point sur une populace,
540 De ce peuple déjà, j’ai ressenti l’audace,
Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,
Il croit voir un tyran dans un prince offensé.
Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance ;
Il croit que tout le monde aspire à la vengeance,
545 De ses inimitiés rien n’arrête le cours,
Quand il hait une fois il veut haïr toujours.

JOCASTE.

Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,
Et que tous les Thébains redoutent votre règne,
Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner
550 Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?

POLYNICE.

Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître ?
Sitôt qu’il hait un roi doit-on cesser de l’être ?
Sa haine ou son amour sont-ce les premiers droits,
Qui font monter au trône ou descendre les Rois ?
555 Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,
Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;
Ce que le sang lui donne il le doit accepter,
Et s’il n’aime son prince il le doit respecter.

JOCASTE.

Vous serez un tyran haï de vos provinces.

POLYNICE.

560 Ce nom ne convient pas aux légitimes princes,
De ce titre odieux mes droits me sont garants,
La haine des sujets ne fait pas les tyrans.
Appelez de ce nom Étéocle lui-même.

JOCASTE.

Il est aimé de tous.

POLYNICE.

C’est un tyran qu’on aime,
565 Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir,
Au rang où par la force il a su parvenir.
Et son orgueil le rend par un effet contraire,
Esclave de son peuple, et tyran de son frère,
Pour commander tout seul il veut bien obéir,
570 Et se fait mépriser pour me faire haïr.
Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître,
Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître :
Mais je croirais trahir la majesté des rois,
Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.

JOCASTE.

575 Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?
Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,
Vous de verser du sang, moi de verser des pleurs ?
N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?
580 Ma fille, s’il se peut retenez votre frère,
Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.

ANTIGONE.

Ah ! Si pour vous son âme est sourde à la pitié,
Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,
Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?
585 À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang,
Et son coeur n’aime plus qu’à répandre du sang.
Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,
Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,
Dont l’âme généreuse avait tant de douceur
590 Qui respectait sa mère et chérissait sa soeur.
La nature pour lui n’est plus qu’une chimère,
Il méconnaît sa soeur, il méprise sa mère,
Et l’ingrat en l’état où son orgueil l’a mis,
Nous croit des étrangers ou bien des ennemis.
595 Il revient, mais hélas ! C’est pour notre supplice,
Je ne vois point mon frère, en voyant Polynice ;
En vain il se présente à mes yeux éperdus,
Je ne le connais point, il ne me connaît plus.

POLYNICE.

N’imputez point ce crime à mon âme affligée.
600 Dites plutôt, ma soeur, que vous êtes changée ;
Dites que de mon rang l’injuste usurpateur,
M’a su ravir encor l’amitié de ma soeur.
De votre changement ce traître est le complice,
Parce qu’il me déteste, il veut qu’on me haïsse,
605 Aussi sans imiter votre exemple aujourd’hui,
Votre haine ne fait que m’aigrir contre lui.
Je vous connais toujours et suis toujours le même.

ANTIGONE.

Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,
Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,
610 Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?

POLYNICE.

Mais vous-même, ma soeur, est-ce aimer votre frère,
Que de lui faire enfin cette injuste prière,
Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?
Dieux ! Qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?
615 C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.

ANTIGONE.

Non non vos intérêts me touchent davantage,
Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point,
Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
Cette paix, que je veux, me serait un supplice,
620 S’il en devait coûter le sceptre à Polynice,
Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,
C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.
Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie,
Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie,
625 Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,
Sans que vous répandiez un sang si précieux.
Pouvez-vous refuser cette grâce légère,
Aux larmes d’une soeur, aux soupirs d’une mère ?

JOCASTE.

Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter,
630 Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?
Ce jour-ci tout entier n’est-il pas de la trêve,
Dès qu’elle a commencé faut-il qu’elle s’achève ?
Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas,
Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.

ANTIGONE.

635 Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible,
Aux larmes de sa mère il a paru sensible,
Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui,
Vous l’appelez tyran, vous l’êtes plus que lui.

HÉMON.

Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine,
640 Laisser agir encor la Princesse et la Reine,
Accordez tout ce jour à leur pressant désir,
Voyons si leur dessein ne pourra réussir,
Ne donnez pas la joie au prince votre frère,
De dire que sans vous la paix se pouvait faire,
645 Vous aurez satisfait une mère, une soeur,
Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.
Mais que veut ce soldat ? Son âme est toute émue.

SCÈNE IV. Jocaste, Polynice, Antigone, Hémon, un soldat grec. §

UN SOLDAT GREC.

Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue,
Et les Thébains, conduits par Créon, et leur roi,
650 Attaquent votre armée et violent leur foi.
Le brave Hippomédon s’efforce en votre absence,
De soutenir leur choc de toute sa puissance,
Par son ordre, Seigneur, je vous viens avertir.

POLYNICE.

Ah les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir,
À la Reine.
655 Madame vous voyez comme il tient sa parole,
Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.

JOCASTE.

Polynice, mon fils... Mais il ne m’entend plus,
Aussi bien que mes pleurs mes cris sont superflus.
Chère Antigone allez, courez à ce barbare,
660 Du moins allez prier Hémon qu’il les sépare.
La force m’abandonne, et je n’y puis courir,
Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Olympe. §

JOCASTE.

Olympe, va-t-en voir ce funeste spectacle,
Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle,
665 Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti,
On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti.

OLYMPE.

Je ne sais quel dessein animait son courage,
Une héroïque ardeur brillait sur son visage,
Mais vous devez, Madame, espérer jusqu’au bout.

JOCASTE.

670 Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout.
Éclaircis promptement ma triste inquiétude.

OLYMPE.

Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?

JOCASTE.

Va, je veux être seule en l’état où je suis,
Si pourtant on peut l’être avec tant d’ennuis.

SCÈNE II. §

JOCASTE, seule.

675 Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?
N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
Ô ciel ! Que tes rigueurs seraient peu redoutables,
680 Si la foudre d’abord accablait les coupables,
Et que tes châtiments paraissent infinis,
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme,
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
685 Le moindre des tourments que mon coeur a soufferts,
Égale tous les maux que l’on souffre aux Enfers.
Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire,
Devait-il attirer toute votre colère ?
Le connaissais-je, hélas ! Ce fils infortuné,
690 Lorsque dedans mes bras vous l’avez amené ?
C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands dieux la suprême justice,
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas,
Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas.
695 Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
Afin d’en faire après d’illustres misérables,
Et ne peuvent-ils point quand ils sont en courroux,
Chercher des criminels à qui le crime est doux ?

SCÈNE III. Jocaste, Antigone. §

JOCASTE.

Hé bien en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide,
700 Vient-il d’exécuter son noble parricide ?
Parlez, parlez, ma fille ?

ANTIGONE.

Ah ! Madame, en effet,
L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.

JOCASTE.

Quoi mes deux fils sont morts ?

ANTIGONE.

Un autre sang Madame,
Rend la paix à l’État et le calme à votre âme :
705 Un sang digne des rois dont il est découlé,
Pour l’État et pour nous s’est lui-même immolé.
Je sortais pour fléchir Hémon et Polynice,
Ils étaient déjà loin avant que je sortisse,
Je leur croyais d’attendre et d’arrêter leurs pas ;
710 Mais loin de s’arrêter ils ne m’entendaient pas.
Ils ont couru tous deux vers le champ de bataille,
Et moi je suis montée au haut de la muraille,
D’où le peuple étonné regardait comme moi,
L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.
715 À cet instant fatal le dernier de nos princes,
L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,
Ménécée en un mot digne frère d’Hémon,
Et trop indigne aussi d’être fils de Créon,
De l’amour du pays montrant son âme atteinte,
720 Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte,
Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains,
Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains.
Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle,
Les soldats étonnés de ce nouveau spectacle,
725 De leur noire fureur ont suspendu le cours,
Et ce prince aussitôt poursuivant son discours,
Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,
Par qui vous allez voir vos misères bornées.
Je suis le dernier sang de vos rois descendu.
730 Qui par l’ordre des dieux doit être répandu,
Recevez donc ce sang que ma main va répandre,
Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre,
Il se tait, et se frappe en achevant ces mots,
Et les Thébains voyant expirer ce héros,
735 Comme si leur salut devenait leur supplice,
Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang
Pour venir embrasser ce frère tout en sang.
Créon à son exemple a jeté bas les armes,
740 Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes,
Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,
Ont quitté le combat et se sont séparés.
Et moi le coeur tremblant, et l’âme toute émue,
D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,
745 De ce prince admirant l’héroïque fureur.

JOCASTE.

Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.
Est-il possible, ô dieux, qu’après ce grand miracle,
Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,
750 Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?
La refuserez-vous cette noble victime ?
Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
1
Si vous donnez les prix comme vous punissez,
Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

ANTIGONE.

755 Oui, oui cette vertu sera récompensée,
Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée,
Et le sang d’un héros auprès des immortels,
Vaut seul plus que celui de mille criminels.

JOCASTE.

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale
760 Toujours à ma douleur il met quelque intervalle,
Mais hélas ! Quand sa main semble me secourir
C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.
Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes,
Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.
765 S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.
Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,
Mais combien chèrement me vend-il cette joie !
Ce fils est insensible, et ne m’écoute pas,
770 Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.
Ainsi toujours cruel, et toujours en colère,
Il feint de s’apaiser et devient plus sévère,
Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,
Et retire son bras pour me mieux accabler.

ANTIGONE.

775 Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

JOCASTE.

La haine de mes fils est un trop grand obstacle,
En vain tous les mortels s’épuiseront le flanc,
Ils se veulent baigner dedans leur propre sang.
Tous deux voulant régner, il faut que l’un périsse,
780 L’un a pour lui le peuple, et l’autre la justice,
Polynice endurci n’écoute que ses droits,
Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix.
Oui du lâche Créon. Cette âme intéressée?
Nous ôte tout le fruit du sang de Ménécée,
785 En vain pour nous sauver ce grand prince se perd,
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet infidèle père...

ANTIGONE.

Ah ! Le voici, Madame, avec le roi mon frère.

SCÈNE IV. Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon. §

JOCASTE.

Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi ?

ÉTÉOCLE.

790 Madame, ce combat n’est point venu de moi,
Mais de quelques soldats, tant d’Argos que des nôtres,
Qui s’étant querellés les uns avec les autres,
Ont insensiblement tout le corps ébranlé,
Et fait un grand combat d’un simple démêlé.
795 La bataille sans doute allait être cruelle,
Et son événement vidait notre querelle,
Quand du fils de Créon l’héroïque trépas,
Des Thébains et des Grecs a retenu le bras.
Ce prince le dernier de la race royale,
800 S’est appliqué des Dieux la réponse fatale,
Et lui-même à la mort il s’est précipité,
De l’amour du pays noblement transporté.

JOCASTE.

Ah ! Si le seul amour qu’il eut pour sa patrie,
Le rendit insensible aux douceurs de la vie,
805 Mon fils ce même amour ne peut-il seulement,
De votre ambition vaincre l’emportement ?
Un exemple si beau vous invite à le suivre,
Il ne faudra cesser de régner ni de vivre
Vous pouvez en cédant un peu de votre rang,
810 Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang.
Il ne faut que cesser de haïr votre frère,
Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.
Ô dieux ! Aimer un frère est-ce un plus grand effort,
Que de haïr la vie et courir à la mort ?
815 Et doit-il être enfin plus facile en un autre,
De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?

ÉTÉOCLE.

Son illustre vertu me charme comme vous,
Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.
Et toutefois, Madame, il faut que je vous die,
820 Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie ;
La gloire bien souvent nous porte à la haïr,
Mais peu de souverains font gloire d’obéir.
Les dieux voulaient son sang, et ce prince sans crime
Ne pouvait à l’État refuser sa victime,
825 Mais ce même pays qui demandait son sang,
Demande que je règne et m’attache à mon rang.
Jusqu’à ce qu’il m’en ôte il faut que j’y demeure ;
Il n’a qu’à prononcer j’obéirai sur l’heure,
Et Thèbes me verra pour apaiser son sort,
830 Et descendre du trône, et courir à la mort.

CRÉON.

Ah ! Ménécée est mort, le Ciel n’en veut point d’autre.
Laissez couler son sang sans y mêler le vôtre,
Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,
Accordez-la, Seigneur, à nos justes souhaits.

ÉTÉOCLE.

835 Eh quoi même Créon pour la paix se déclare ?

CRÉON.

Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,
Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé,
Mon fils est mort, Seigneur.

ÉTÉOCLE.

Il faut qu’il soit vengé.

CRÉON.

Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?

ÉTÉOCLE.

840 Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même,
Vengez-la, vengez-vous.

CRÉON.

Ah ! Dans ces ennemis,
Je trouve votre frère, et je trouve mon fils.
Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?
Et dois-je perdre un fils pour en venger un autre ?
845 Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré,
Serai-je sacrilège ou bien dénaturé ?
Souillerai-je ma main d’un sang que je révère,
Serai-je parricide, afin d’être bon père ?
Un si cruel secours ne me peut soulager,
850 Et ce serait me perdre au lieu de me venger.
Tout le soulagement où ma douleur aspire,
C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre Empire,
Je me consolerai si ce fils que je plains,
Assure par sa mort le repos des Thébains.
855 Le Ciel promet la paix au sang de Ménécée,
Achevez-la, Seigneur, mon fils l’a commencée,
Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu,
Et que son sang en vain ne soit pas répandu.

JOCASTE.

Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,
860 Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible,
Que Thèbes se rassure après ce grand effort,
Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.
La paix dès ce moment n’est plus désespérée,
Puisque Créon la veut je la tiens assurée,
865 Bientôt ces coeurs de fer se verront adoucis,
Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.
À Étéocle.
Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche,
Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche,
Soulagez une mère, et consolez Créon,
870 Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.

ÉTÉOCLE.

Mais enfin, c’est vouloir que je m’impose un maître,
Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ;
Il demande surtout le pouvoir souverain,
Et ne veut revenir que le sceptre à la main.

SCÈNE V. Jocaste, Étéocle, Antigone, Créon, Attale. §

ATTALE.

875 Polynice, Seigneur, demande une entrevue ;
C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue ;
On ne dit pas pourquoi ; mais il s’engage aussi,
De vous attendre au camp, ou de venir ici.

CRÉON.

Sans doute qu’il est là d’une guerre si lente,
880 Et son ambition n’est plus si violente,
Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui,
Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.
Les Grecs mêmes sont las de servir sa colère,
Et j’ai su depuis peu que le Roi son beau-père,
885 Préférant à la guerre un solide repos,
Se réserve Mycène, et le fait Roi d’Argos.
Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite,
Que de faire en effet une honnête retraite,
Puisqu’il s’offre à vous voir croyez qu’il veut la paix,
890 Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.
Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même,
Et lui promettez tout hormis le diadème.

ÉTÉOCLE.

Hormis le diadème il ne demande rien.

JOCASTE.

Mais voyez-le du moins.

CRÉON.

Oui puisqu’il le veut bien,
895 Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,
Et le sang reprendra son empire ordinaire.

ÉTÉOCLE.

Allons donc le chercher.

JOCASTE.

Mon fils, au nom des dieux,
Attendez-le plutôt, et voyez-le en ces lieux.

ÉTÉOCLE.

Hé bien, Madame, hé bien qu’il vienne, et qu’on lui donne
900 Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne.
Allons.

ANTIGONE.

Ah ! Si ce jour rend la paix aux Thébains,
Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.

SCÈNE VI. Créon, Attale. §

CRÉON.

L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,
Dédaigneuse Princesse, et cette âme farouche,
905 Qui semble me flatter après tant de mépris,
Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone,
Aussi bien que mon coeur dédaignera le trône,
Nous verrons quand les dieux m’auront fait votre roi,
910 Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.

ATTALE.

Et qui n’admirerait un changement si rare,
De voir que ce grand coeur pour la paix se déclare.

CRÉON.

Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins.

ATTALE.

Oui je le crois, Seigneur, quand j’y pensais le moins
915 Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,
J’admire à tous moments cet effort magnanime,
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau ;
Ménécée en mourant n’a rien fait de plus beau.
Et qui peut immoler sa haine à sa patrie,
920 Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.

CRÉON.

Ah ! Sans doute qui peut d’un généreux effort,
Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.
Et j’abandonnerais avec bine moins de peine,
Le soin de mon salut que celui de ma haine ;
925 J’assurerais ma gloire en courant au trépas.
Mais on le perd, Attale, en ne se vengeant pas ;
Quoi je négligerais le soin de ma vengeance ?
Et de mon ennemi je prendrais la défense ?
De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,
930 Et moi je deviendrais son lâche protecteur ?
Quand je renoncerais à cette haine extrême,
Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème,
Non non tu me verras d’une constante ardeur,
Haïr mes ennemis et chérir ma grandeur.
935 Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères ;
Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères,
Tout mon sang me conduit au rang de mes aïeux,
Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.
Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire,
940 Je ne fais point de pas qui ne tende à l’Empire,
Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,
Et mon ambition autorise la leur.
D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice,
Je lui fis refuser le trône à Polynice,
945 Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer,
Et je le mis au trône afin de l’en chasser.

ATTALE.

Mais Seigneur si la guerre eut pour vous tant de charmes,
D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes,
Et puisque leur discorde est l’objet de vos voeux,
950 Pourquoi par vos conseils vont-ils se voir tous deux ?

CRÉON.

Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,
Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle ;
Il s’arme contre moi de mon propre dessein,
Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
955 La guerre s’allumait lorsque pour mon supplice,
Hémon m’abandonna pour servir Polynice ;
Les deux frères par moi devinrent ennemis,
Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
Enfin ce même jour je fais rompre la trêve,
960 J’excite le soldat, tout le camp se soulève
On se bat et voilà qu’un fils désespéré,
Meurt et rompt un combat que j’ai tant préparé.
Mais il me reste un fils et je sens que je l’aime,
Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.
965 Sans le perdre je veux perdre mes ennemis,
Il m’en coûterait trop, s’il m’en coûtait deux fils.
Des deux princes d’ailleurs la haine est trop puissante,
Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente ;
Moi-même je saurai si bien l’envenimer,
970 Qu’il périront tous deux plutôt que de s’aimer.
Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir,
Ceux que des noeuds si forts n’ont pas su retenir ;
975 L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère,
Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,
Quand il est loin de nous on la perd à demi.
Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient ;
980 Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,
Que rappelant leur haine au lieu de la chasser,
Il s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.

ATTALE.

Vous n’avez plus, Seigneur, à craindre que vous-même,
2
On porte ses remords avec le Diadème.

CRÉON.

985 Quand on est sur le trône on a bien d’autres soins,
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
Du plaisir de régner une âme possédée,
De tout le temps passé détourne son idée,
Et de tout autre objet un esprit éloigné,
990 Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.
Mais allons, le remords n’est pas ce qui me touche,
Et je n’ai plus un coeur que le crime effarouche,
Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts,
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Étéocle, Créon. §

ÉTÉOCLE.

995 Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre,
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre,
Nous verrons ce qu’il veut, mais je répondrais bien,
Que par cette entrevue on n’avancera rien.
Je sais que Polynice et son humeur altière,
1000 Je sais bien que sa haine est encor toute entière,
Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours,
Et pour moi je sens bien que je le hais toujours.

CRÉON.

Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,
Vous devez ce me semble apaiser votre haine.

ÉTÉOCLE.

1005 Je ne sais si mon coeur s’apaisera jamais,
Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.
Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée,
Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année,
Elle est née avec nous, et sa noire fureur,
1010 Aussitôt que la vie entra dans notre coeur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance,
Et déjà nous l’étions avecque violence,
Nous le sommes au trône aussi bine qu’au berceau,
Et le serons peut-être encore dans le tombeau.
1015 On dirait que le Ciel par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents venger ainsi l’inceste,
Et que notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu’a de plus noir et la haine et l’amour,
Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
1020 Ne crois pas que que pour lui ma haine diminue,
Plus il approche, et plus il allume ses feux,
Et sans doute il faudra qu’elle éclate à se yeux.
J’aurais même regret qu’il me quittât l’Empire,
Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire,
1025 Je ne veux point, Créon, le haïr a moitié,
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne,
Et puisqu’enfin mon coeur ne saurait se trahir,
1030 Je veux qu’il me déteste afin de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même,
Et que toujours son coeur aspire au Diadème,
Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner,
Et qu’on peut bien le vaincre et non pas le gagner.

CRÉON.

1035 Domptez-le donc, Seigneur, s’il demeure inflexible,
Quelque fier qu’il puisse être il n’est pas invincible,
Et puisque la raison ne peut rien sur son coeur,
Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix, je trouvasse des charmes,
1040 Je serai le premier à reprendre les armes,
Et si je demandais qu’on en rompît le cours.
Je demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,
La paix est trop cruelle avec Polynice,
1045 Sa présence aigrirait ses charmes les plus doux,
Et la guerre, Seigneur, nous plaît avecque vous.
La rage d’un tyran est une effreuse guerre,
Tout ce qui lui déplaît, il le porte parterre,
De plus beau de leur sang il prive les États,
1050 Et ses moindres rigueurs font d’horrible combats.
Tout le peuple Thébain vous parle par ma bouche,
Ne le soumettez pas à ce prince farouche,
Si la paix se peut faire il la veut comme moi,
Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.
1055 Cependant écoutez le prince votre frère,
Et s’il se peut, Seigneur, cachez votre colère.
Mais quelqu’un vient.

SCÈNE II. Étéocle, Créon, Attale. §

ÉTÉOCLE.

Eh bien, sont-ils bien près d’ici ?
Vont-ils venir Attale ?

ATTALE.

Oui, Seigneur, les voici.
Ils ont trouvé d’abord la Princesse et la Reine,
1060 Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.

ÉTÉOCLE.

Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !

CRÉON.

Ah ! Le voici. Fortune achève mon ouvrage,
Et livre-les tous deux aux transports de leur rage.

SCÈNE III. Jocaste, Étéocle, Polynice, Antigone, Hémon, Créon. §

JOCASTE.

1065 Me voici donc tantôt au comble de mes voeux,
Puisque déjà le Ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,
Dans ce même palais où vous prîtes naissance,
Et moi par un bonheur où je n’osais penser,
1070 L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.
Commencez donc, mes fils, cette union si chère,
Et que chacun de vous reconnaisse son frère :
Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;
Mais pour en mieux juger voyez-les de plus près.
1075 Surtout que le sang parle et fasse son office,
Approchez Étéocle, avancez Polynice.
Hé ! Quoi ? Loin d’approcher vous reculez tous deux ?
D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ?
N’est-ce point que chacun d’une âme irrésolue,
1080 Pour saluer son frère, attend qu’il le salue,
Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,
L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?
Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,
Où le plus furieux passe pour magnanime !
1085 Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux,
Et les premiers vaincus sont les plus généreux.
Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
Qui voudra le premier triompher de sa rage.
Quoi vous n’en faites rien ? C’est à vous d’avancer,
1090 Et venant de si loin vous devez commencer ;
Commencez, Polynice, embrassez votre frère,
Et montrez...

ÉTÉOCLE.

Hé ! Madame, à quoi bon ce mystère ?
Tous ces embrassements ne sont guère à propos,
Qu’il parle, qu’il s’explique et nous laisse en repos.

POLYNICE.

1095 Quoi faut-il davantage expliquer mes pensées ?
On les peut découvrir par les choses passées,
La guerre, les combats, tant de sang répandu,
Tout cela dit assez que le trône m’est dû.

ÉTÉOCLE.

Et ces mêmes combats, et cette même guerre,
1100 Ce sang qui tant de fois a fait rougir la Terre,
Tout cela dit assez que le Trône est à moi.
Et tant que je respire il ne peut être à toi.

POLYNICE.

Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.

ÉTÉOCLE.

L’injustice me plaît pourvu que je t’en chasse.

POLYNICE.

1105 Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.

ÉTÉOCLE.

Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.

JOCASTE.

Ô dieux ! Que je me vois cruellement déçue !
N’avais-je tant pressé cette fatale vue,
Que pour les désunir encor plus que jamais ?
1110 Ah ! Mes fils, est-ce là comme on parle de paix.
Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées,
Ne renouvelez point vos discordes passées,
Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.
Est-ce moi qui vous met les armes à la main ?
1115 Considérez ces lieux où vous prîtes naissance.
Leur aspect sur vos coeurs n’a-t-il point de puissance ?
C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour,
Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour.
Ces princes, votre soeur, tout condamne vos haines,
1120 Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines,
Qui pour vous réunir immolerais... Hélas,
Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas.
Tous deux pour s’attendrir ils ont l’âme trop dure,
Ils ne connaissent plus la voix de la Nature,
1125 La fière ambition qui règne dans leur coeurs
N’écoute de conseils que ceux de la fureur.
Leur sang même infecté de la funeste haleine,
Ou ne leur parle plus, ou leur parle de haine.
À Polynice.
Et vous que je croyais plus doux et plus soumis...

POLYNICE.

1130 Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis.
Il ne saurait régner sans se rendre parjure.

JOCASTE.

Une extrême justice est souvent une injure.
Le trône vous est dû, je n’en saurais douter,
Mais vous le renversez en voulant y monter.
1135 Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
Détruire cet empire afin de le gagner ?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?
Thèbes avec raison craint le règne d’un prince,
1140 Qui de fleuves de sang inonde sa province,
Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?
Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.
Dieux ! Si devenant grand souvent on devient pire,
Si la vertu se perd quand on gagne l’Empire,
1145 Lorsque vous régnerez que serez-vous hélas !
Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?

POLYNICE.

Ah ! Si je suis cruel on me force de l’être,
Et de mes actions je ne suis pas le maître,
Si je suis violent c’est que je suis contraint ;
1150 Et c’est injustement que le peuple me craint.
Je ne me connais plus en ce malheur extrême,
En m’arrachant au trône on m’arrache à moi-même,
Tant que je suis dehors je ne suis plus à moi,
Pour être vertueux il faut que je sois roi.
1155 Mais il faut en effet soulager ma patrie,
De ses gémissements mon âme est attendrie,
Trop de sang innocent se verse tous les jours,
Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours.
Et sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
1160 À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse,
Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien.

JOCASTE.

Du sang de votre frère ?

POLYNICE.

Oui Madame, du sien.
Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.
1165 Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler,
À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler.
Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,
Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.
Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver,
1170 Si ce que tu ravis tu le sais conserver ;
Montre-toi digne enfin, d’une si belle proie.

ÉTÉOCLE.

J’accepte ton dessein et l’accepte avec joie.
Créon sait là-dessus quel était mon désir,
J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
1175 Je te crois maintenant digne du diadème,
Et te le vais porter au bout de ce fer même.

JOCASTE.

Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,
Et commencez par moi votre horrible dessein.
Ne considérez point que je suis votre mère,
1180 Considérez en moi celle de votre frère,
Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
Recherchez-en la source en ce malheureux flanc.
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;
1185 Cet ennemi sans moi ne verrait pas le jour,
S’il meurt ne faut-il pas que je meure à mon tour ?
N’en doutez point, sa mort me doit être commune,
Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une,
Et sans être ni doux ni cruel à demi,
1190 Il faut me perdre ou bien sauver votre ennemi.
Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,
Barbares rougissez de commettre un tel crime,
Ou si le crime enfin vous plaît tant à chacun,
Barbares rougissez de n’en commettre qu’un.
1195 Aussi bien ce n’est point que l’amitié vous tienne,
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne,
Vous vous garderiez bien cruels de m’épargner,
Si je vous empêchais un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?

POLYNICE.

1200 J’épargne mon pays.

JOCASTE.

Et vous tuez un frère.

POLYNICE.

Je punis un méchant.

JOCASTE.

Et sa mort aujourd’hui,
Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

POLYNICE.

Faut-il que de ma main je couronne ce traître,
Et que de cour en cour j’aille chercher un maître?
1205 Qu’errant et vagabond je quitte mes États,
Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?
De ses propres forfaits serai-je la victime ?
Le diadème est-il le partage du crime ?
Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?
1210 Et cependant il règne et je suis exilé.

JOCASTE.

Un exil innocent vaut mieux qu’une Couronne
Que le crime noircit, que le parjure donne,
Votre bannissement vous rendra glorieux,
Si vous y montez ce sera par le vôtre.
1215 Et le trône mon fils vous rendrait odieux.
Si vous y montez ce sera pas le vôtre.
Conservez votre gloire.

ANTIGONE.

Ah ! Mon frère en effet,
Pouvez-vous concevoir cet horrible forfait ?
Ainsi donc tout à coup l’honneur vous abandonne ?
1220 Ô Dieux ! Est-il si doux de porter le Couronne .
Et pour le seul plaisir d’en être revêtu,
Peut-on se dépouiller de toute sa vertu ?
Si la vertu jamais eut régné dans votre âme,
En feriez-vous au trône un sacrifice infâme ?
1225 Quand on l’ose immoler on le connaît bien peu,
Et la victime hélas ! vaut bien plus que le Dieu.

HÉMON.

Seigneur sans vous livrer à ce malheur extrême,
Le Ciel à vos désirs offre le diadème.
Vous pouvez sans répandre une goutte de sang.
1230 Dès que vous le voudrez monter à ce haut rang.
Puisque le Roi d’Argos vous cède une Couronne.

POLYNICE.

Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?
En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté,
Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?
1235 D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,
Et d’un prince étranger que je brigue la place ?
Non non, sans m’abaisser à lui faire la cour,
3
Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

HÉMON.

Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,
1240 La main de tous les deux vous sera toujours chère.

POLYNICE.

Hémon, la différence est trop grande pour moi,
L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.
Quoi ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme ?
D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme,
1245 Le trône sans l’amour me serait donc fermé ?
Je ne régnerais pas si l’on ne m’eût aimé ?
Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître
Et quand j’y monterai j’y veux monter en maître,
Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,
1250 Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.
Enfin de ma grandeur je veux être l’arbitre,
Être roi, cer Hémon, ou l’être à juste titre,
Que le sang me couronne, ou s’il ne suffit pas,
Je veux à son secours n’appeler que mon bras.

JOCASTE.

1255 Faites plus, tenez tout de votre grand courage,
Que votre bras tout seul fasse votre partage,
Et dédaignant les pas des autres souverains,
Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.
Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même,
1260 Qu’un superbe laurier soit votre Diadème ;
Régnez et triomphez, et joignez à la fois,
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi ! Votre ambition serait-elle bornée,
À régner tour à tour l’espace d’une année ?
1265 Cherchez à ce grand coeur que rien ne peut dompter,
Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,
Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.
Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,
1270 Et votre frère même ira vaincre avec vous.

POLYNICE.

Vous voulez que mon coeur flatté de ces chimères,
Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

JOCASTE.

Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
1275 Ce trône fut toujours un dangereux abîme,
La foudre l’environne aussi bien que le crime.
Votre père et les rois qui vous ont devancés,
Sitôt qu’ils y montaient s’en sont vu renversés.

POLYNICE.

Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,
1280 J’y monterais plutôt que de ramper à terre.
Mon coeur jaloux du sort de ces grands malheureux,
Veut s’élever, Madame, et tomber avec eux.

ÉTÉOCLE.

Je saurai t’épargner une chute si vaine.

POLYNICE.

Ah ! Ta chute bientôt précédera la mienne.

JOCASTE.

1285 Mon fils son règne plaît.

POLYNICE.

Mais il m’est odieux.

JOCASTE.

Il a pour lui le peuple.

POLYNICE.

Et j’ai pour moi les Dieux.

ÉTÉOCLE.

Les Dieux de ce haut rang te voulaient interdire,
Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’Empire ;
Ils ne savaient que trop lorsqu’ils firent ce choix,
1290 Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.
Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître,
Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être ;
L’un des deux tôt ou tard se verrait renversé,
Et d’un autre soi-même on y serait pressé.
1295 Jugez donc par l’horreur que ce méchant me donne,
Si je puis avec lui partager la Couronne.

POLYNICE.

Et moi je ne veux plus tant tu m’es odieux,
Partager avec toi la lumière des cieux.

JOCASTE.

Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie,
1300 À ce cruel combat tous deux je vous convie.
Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,
Que tardez-vous ? Allez vous perdre et me venger.
Surpassez s’il se peut les crimes de vos pères,
Montrez en vous tuant comme vous êtes frères,
1305 Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,
Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.
Je ne condamne plus la fureur qui vous presse,
Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse,
Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir,
1310 Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.

CRÉON.

Heureux emportement !

ANTIGONE.

Hélas ! Rien ne les touche !

HÉMON.

Rien ne peut ébranler leur constance farouche.

ANTIGONE.

Princes...

ÉTÉOCLE.

Pour ce combat choisissons quelque lieu.

POLYNICE.

Courons. Adieu, ma soeur.

ÉTÉOCLE.

Adieu, Princesse, adieu.

ANTIGONE.

1315 Mes frères, arrêtez, Gardes, qu’on les retienne,
Et n’obéissez pas à leur rage inhumaine,
C’est leur être cruels que de les respecter.

HÉMON.

Madame il n’est plus rien qui les puisse arrêter.

ANTIGONE.

Ah ! Généreux Hémon ! C’est vous seul que j’implore,
1320 Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,
Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,
Hélas ! Pour me sauver, sauvez ces inhumains.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

ANTIGONE, seule.

À quoi te résous-tu princesse infortunée ?
Ta mère vient de mourir dans tes bras,
1325 Ne saurais-tu suivre ses pas
Et finir en mourant ta triste destinée ?
À de nouveaux malheurs te veux-tu réserver ?
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver
De leurs cruelles armes.
1330 Leur exemple t’anime à te percer le flanc,
Et toi seule verses des larmes,
Tous les autres versent du sang.
Quelle est de mes malheurs l’extrémité mortelle,
Où ma douleur doit-elle recourir ?
1335 Dois-je vivre ? Dois-je mourir ?
Un amant me retient, une mère m’appelle,
Dans la nuit du tombeau, je la vois qui m’attend,
Ce que veut la raison, l’amour me le défend
Et m’en ôte l’envie.
1340 Que je vois de sujets d’abandonner le jour !
Mais hélas ! Qu’on tient à la vie,
Quand on tient si fort à l’amour.
Oui tu retiens, Amour, mon âme fugitive,
Je reconnais la voix de mon vainqueur,
1345 L’espérance est morte en mon coeur
Et cependant tu vis, et tu veux que je vive.
Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau,
Que je dois de mes jours conserver le flambeau,
Pour sauver ce que j’aime.
1350 Hémon, vois le pouvoir que l’amour a sur moi,
Je ne vivrais pas pour moi-même,
Et je veux bien vivre pour toi.
Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle...
Mais voici du combat la funeste nouvelle.

SCÈNE II. Antigone, Olympe. §

ANTIGONE.

1355 Hé bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?

OLYMPE.

J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.
De haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes
Le peuple qui courait et qui criait aux armes,
Et pour vous dire enfin, d’où venait sa terreur,
1360 Le roi n’est plus, Madame, et son frère est vainqueur.
On parle aussi d’Hémon, l’on dit que son courage,
S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,
Mais que tous ses efforts ont été superflus.
C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.

ANTIGONE.

1365 Ah ! Je n’en doute pas, Hémon est magnanime,
Son grand coeur eut toujours trop d’horreur pour le crime,
Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait,
Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.
Mais hélas ! Leur fureur ne pouvait se contraindre,
1370 Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre :
Princes dénaturés, vous voilà satisfaits,
La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.
Le Trône pour vous deux avait trop peu de place,
Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,
4
1375 Et que le ciel vous mît pour finir vos discords,
L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.
Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !
Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,
Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,
1380 Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous.
Quand on est au tombeau tous nos tourments s’apaisent,
Quand on est furieux tous nos crimes nous plaisent,
Des plus cruels malheurs le trépas vient à bout,
Le fureur ne sent rien, mais la douleur sent tout.
1385 Cette vive douleur dont je suis la victime
Ressent la mort de l’un, et de l’autre le crime,
Le sort de tous les deux me déchire le coeur,
Et plaignant le vaincu, je pleure le vainqueur.
À ce cruel vainqueur quel accueil dois-je faire ?
1390 S’il est mon frère, Olympe, il a tué mon frère,
La nature est confuse et se tait aujourd’hui,
Elle n’ose parler pour lui, ni contre lui.

OLYMPE.

Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice,
Que si la mort vous eût enlevé Polynice.
1395 Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins,
Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.

ANTIGONE.

Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère,
Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère,
Et ce qui le rendait agréable à mes yeux,
1400 Il était vertueux, Olympe, et malheureux.
Mais hélas ! ce n’est plus ce coeur si magnanime,
Et c’est un criminel qu’a couronné son crime,
Son frère plus que lui commence à me toucher,
Devenant malheureux, il m’est devenu cher.

OLYMPE.

1405 Créon vient.

ANTIGONE.

Il est triste, et j’en connais la cause,
Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose,
C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.

SCÈNE III. Antigone, Créon, Attale, Olympe. §

CRÉON.

Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?
Est-il vrai que la Reine...

ANTIGONE.

Oui, Créon, elle est morte.

CRÉON.

1410 Ô dieux ! Puis-je savoir de quelle étrange sorte,
Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?

OLYMPE.

Elle-même, Seigneur, s’est ouvert le tombeau,
Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,
Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.

ANTIGONE.

1415 Elle a su prévenir la perte de son fils.

CRÉON.

Ah ! Madame, il est vrai que les Dieux ennemis...

ANTIGONE.

N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère,
Et n’en accusez point la céleste colère.
À ce combat fatal vous seul l’avez conduit,
1420 Il a cru vos conseils, sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes,
Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes,
De la chute des rois vous êtes les auteurs,
Mais les rois en tombant entraînent leurs flatteurs.
1425 Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle,
Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle,
Le ciel en le perdant s’en est vengé sur vous,
Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.

CRÉON.

Madame, je l’avoue, et les destins contraires,
1430 Me font pleurer deux fils si vous pleurez deux frères.

ANTIGONE.

Mes frères et vos fils ! Dieux ! que veut ce discours ?
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Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?

CRÉON.

Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire.

ANTIGONE.

J’ai su que Polynice a gagné la victoire,
1435 Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.

CRÉON.

Madame, ce combat est bien plus inhumain.
Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres,
Mais hélas ! Apprenez les unes et les autres.

ANTIGONE.

Rigoureuse fortune, achève ton courroux.
1440 Ah ! Sans doute voici le dernier de tes coups.

CRÉON.

Vous avez vu, Madame, avec quelle furie,
Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie,
Que d’une ardeur égale ils y couraient tous deux,
Et que jamais leurs coeurs ne s’accordèrent mieux.
1445 La soif de se baigner dans le sang de leur frère,
Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire.
Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis,
Et prêts à s’égorger ils paraissaient amis.
Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,
1450 Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille ;
C’est là que reprenant leur première fureur,
Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.
D’un geste menaçant, d’un oeil brûlant de rage,
Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage
1455 Et la seule fureur précipitant leurs bras,
Tous deux semblent courir au devant du trépas.
Mon fils qui de douleur en soupirait dans l’âme,
Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,
Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous,
1460 Leurs ordres absolus qui nous retenaient tous.
Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
Et pour les séparer s’expose à leur furie,
Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours,
Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
1465 Il tient ferme pourtant et ne perd point courage,
De mille coups mortels il détourne l’orage,
Jusqu’à ce que du Roi le fer trop rigoureux,
Soit qu’il cherchât son frère, ou ce fils malheureux.
Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.

ANTIGONE.

1470 Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !

CRÉON.

J’y cours, je le relève, et le prends dans mes bras,
Et me reconnaissant, je meurs, dit-il, tout bas,
Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse,
En vain à mon secours votre amitié s’empresse,
1475 C’est à ces furieux que vous devez courir
Séparez-les, mon père, et me laissez mourir.
Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle,
À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle,
Seulement Polynice en paraît affligé,
1480 Attends Hémon, dit-il, tu vas être vengé.
En effet sa douleur renouvelle sa rage,
Et bientôt le combat tourne à son avantage,
Le Roi frappé d’un coup qui lui perce le flanc,
Lui cède la victoire et tombe dans son sang.
1485 Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,
Le nôtre à la douleur et les Grecs à la joie,
Et le peuple alarmé du trépas de son roi,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
Polynice tout fier du succès de son crime,
1490 Regarde avec plaisir expirer sa victime,
Dans le sang de son frère il semble se baigner,
Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
Regarde dans mes mains l’empire et la victoire,
Va rougir aux Enfers de l’excès de ma gloire,
1495 Et pour mourir encor avec plus de regret,
Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.
En achevant ces mots, d’une démarche fière,
Il s’approche du Roi couché sur la poussière,
Et pour le désarmer il avance le bras.
1500 Le Roi qui semble mort observe tous ses pas.
Il le voit, il l’attend, et son âme irritée,
Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée,
L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,
Et retarde le cours de ses derniers soupirs.
1505 Prêt à rendre la vie il en cache le reste,
Et sa mort au vainqueur est un piège funeste,
Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain,
Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,
Il lui perce le coeur, et son âme ravie,
1510 En achevant ce coup abandonne la vie.
Polynice frappé pousse un cri dans les airs,
Et son âme en courroux s’enfuit dans les Enfers.
Tout mort qu’il est, Madame, il garde sa colère,
Et l’on dirait qu’encore il menace son frère.
1515 Son visage où la mort a répandu ses traits,
Demeure plus terrible et plus fier que jamais.

ANTIGONE.

Fatale ambition, aveuglement funeste,
D’un oracle cruel suite trop manifeste,
De tout le sang royal il ne reste que nous,
1520 Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât que vous.
Et que mon désespoir prévenant leur colère,
Eût suivi de plus près le trépas de ma mère.

CRÉON.

Il est vrai que des Dieux le courroux embrasé,
Pour nous faire périr semble s’être épuisé ;
1525 Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,
Ne m’accable pas moins qu’elle n’afflige votre âme,
En m’arrachant mes fils...

ANTIGONE.

Ah ! Vous régnez, Créon,
Et le trône aisément vous console d’Hémon.
Mais laissez-moi de grâce un peu de solitude,
1530 Et ne contraignez point ma triste inquiétude,
Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’à vous,
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux.
Le trône vous attend, le peuple vous appelle.
Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.
1535 Adieu, nous ne faisons tous deux que nous gêner,
Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner.

CRÉON, arrêtant Antigone.

Ah ! Madame, régnez et montez sur le trône,
Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.

ANTIGONE.

Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez,
1540 La Couronne est à vous.

CRÉON.

Je la mets à vos pieds.

ANTIGONE.

Je la refuserais de la main des Dieux même,
Et vous osez, Créon, m’offrir le Diadème ?

CRÉON.

Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux,
Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.
1545 D’un si noble destin je me connais indigne,
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Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,
Si par d’illustres faits on la peut mériter,
Que faut-il faire enfin, Madame ?

ANTIGONE.

M’imiter.

CRÉON.

Que ne ferais-je point pour une telle grâce,
1550 Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse.
Je suis prêt...

ANTIGONE, en s’en allant.

Nous verrons.

CRÉON, la suivant.

J’attends vos lois ici.

ANTIGONE, en s’en allant.

Attendez.

SCÈNE IV. Créon, Attale. §

ATTALE.

Son courroux serait-il adouci ?
Croyez-vous? la fléchir ?

CRÉON.

Oui oui, mon cher Attale,
Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,
1555 Et tu vas voir en moi dans ce jour fortuné,
L’ambitieux au trône et l’amant couronné.
Je demandais au ciel la princesse et le trône,
Il me donne le sceptre, et m’accorde Antigone,
Pour couronner ma tête, et ma flamme en ce jour
1560 Il arme en ma faveur et la haine et l’amour :
Il allume pour moi deux passions contraires,
Il attendrit la soeur, il endurcit les frères,
Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,
Et m’ouvre en même temps et leur trône et son coeur.

ATTALE.

1565 Il est vrai, vous avez toute chose prospère,
Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père,
L’ambition, l’amour n’ont rien à désirer,
Mais Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.
En perdant vos deux fils...

CRÉON.

Oui, leur perte m’afflige.
1570 Je sais ce que de moi le rang de père exige,
Je l’étais. Mais surtout, j’étais né pour régner,
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire,
C’est un don, que le Ciel ne nous refuse guère,
1575 Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ;
Ce n’est pas un bonheur s’il ne fait des jaloux.
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare,
Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,
Bien peu sont honorés d’un don si précieux,
1580 La terre a moins de rois que le Ciel n’a de Dieux.
D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,
Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse,
S’il vivait, son amour au mien serait fatal,
En me privant d’un fils le Ciel m’ôte un rival.
1585 Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie,
Et sans me rappeler des Ombres des Enfers,
Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.
Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone,
1590 J’aurai bientôt son coeur, et j’ai déjà le Trône ;
Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi,
J’étais père et sujet, je suis amant et roi.
La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
Que... mais Olympe vient.

ATTALE.

Dieux ! elle est toute en larmes.

SCÈNE V. Créon, Olympe, Attale. §

OLYMPE.

1595 Qu’attendez-vous, Seigneur ? La princesse n’est plus.

CRÉON.

Elle n’est plus, Olympe ?

OLYMPE.

Ah ! Regrets superflus !
Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,
Et du même poignard dont est morte la Reine,
Sans que je pusse voir son funeste dessein,
1600 Cette fière Princesse a percé son beau sein.
Elle s’en est, Seigneur, mortellement frappée,
Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée,
Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.
Mais sa belle âme enfin toute prête à sortir.
1605 Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie,
Dit-elle, et ce moment a terminé sa vie.
J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,
Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas,
Heureuse mille fois si ma douleur mortelle,
1610 Dans la nuit du tombeau, m’eût plongée avec elle.
Elle s’en va.

SCÈNE DERNIÈRE. Créon, Attale. §

CRÉON.

Et vous mourez ainsi, beau sujet de mes feux,
Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux.
Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore,
Et pour ne me point voir vous les fermez encore,
1615 Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas,
Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas.
Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,
Ma présence aux Enfers vous fût-elle odieuse,
Dût après le trépas vivre votre courroux,
1620 Inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,
Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,
Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter,
Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.
1625 Mourons donc...

ATTALE, et des gardes.

Ah ! Seigneur quelle cruelle envie.

CRÉON.

Ah ! C’est m’assassiner que me sauver la vie,
Amour, rage, transports, venez à mon secours,
Venez et terminez mes détestables jours,
De ces cruels amis trompez tous les obstacles.
1630 Toi justifie, ô Ciel, la foi de tes oracles,
Je suis le dernier sang du malheureux Laïus,
Perdez-moi, Dieux cruels, ou vous serez déçus.
Reprenez, reprenez cet empire funeste.
Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste,
1635 Le trône et vos présents excitent mon courroux,
Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Accordez-le à mes voeux, accordez-le à mes crimes.
Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes,
Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
1640 Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.
Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone,
Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,
Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux,
Font déjà dans mon coeur l’office de bourreaux.
1645 Arrêtez, mon trépas va venger votre perte,
La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte,
Je ressens à la fois mille tourments divers,
Et je m’en vais chercher du repos aux Enfers.
Il tombe entre les mains des gardes.

ANNEXES §

Préface de l’édition 1674 et suivantes §

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d’indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent ; j’étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j’avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d’esprit ; elles m’excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d’Antigone. Mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était, en quelque sorte, le commencement d’une autre tragédie, où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux ; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide, et l’autre à l’Antigone de Sophocle. Je compris que cette duplicité d’action avait pu nuire à sa pièce qui, d’ailleurs, était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les Phéniciennes d’Euripide. Car pour la Thébaïde qui est dans Sénèque, je suis un peu de l’opinion d’Heinsius, et je tiens, comme lui, que non seulement ce n’est point une tragédie de Sénèque, mais que c’est plutôt l’ouvrage d’un déclamateur qui ne savait ce que c’était que tragédie.

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet, il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est la Thébaïde, c’est-à-dire le sujet le plus tragique de l’antiquité.

L’amour, qui a d’ordinaire tant de part dans les tragédies, n’en a presque point ici ; et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer, car il faudrait, ou que l’un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages, comme j’ai fait ; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d’Oedipe et de sa malheureuse famille.