SCÈNE PREMIÈRE. Lisimène, Bélise. §
LISIMÈNE.
Je commence à vous voir, et vous n’avez qu’à peine
Visité ce grand bois et cette riche plaine,
Vous arrivez, ma nièce, en cet heureux séjour,
Et vous osez déjà me parler du retour ?
BÉLISE.
5 Je confesse qu’ici sans haine et sans ennui
On goûte les plaisirs les plus purs de la vie,
La cabane me plaît bien plus que nos maisons ;
Les villes à mes yeux ne sont que des prisons,
Le hais des Courtisans une foule insolente,
10 Ici tout m’entretient, tout me rit, tout m’enchante,
Et de quelque côté que je tourne mes pas
J’y rencontre toujours quelques nouveaux appas.
Ce lieu comme Lyon est rempli de délices.
LISIMÈNE.
La Cour n’a rien de plus que des soins et des vices,
1
15 Celle de Gondebaud où brûlent tant d’amants
Ne saurait égaler nos divertissements.
BÉLISE.
Mais partout la discorde a suscité la guerre.
LISIMÈNE.
Le Ciel va redonner la Paix à cette Terre ;
Mais quand on en viendrait à cette extrémité,
2
20 Dans les Palais d’Issoire on est en sûreté,
Nous en sommes voisins, et pouvons dans une heure
Choisir une retraite en leur belle demeure ;
Veuillez donc demeurer en ce lieu désormais,
Contemplez tous nos biens, et les goûtez en paix ;
25 Mille jeunes beautés parent cette contrée,
On n’y voit rien d’égal, Philis, Diane, Astrée,
Amarillis sa soeur, et mille autres encor
Font dans ce doux climat revoir le siècle d’or.
On y voit des Bergers, on y voit des Bergères,
30 De qui les qualités ne sont pas ordinaires,
Entre eux un jeune Amant ne vous déplaira pas,
Il a beaucoup d’esprit, de grâces et d’appas :
Et si vous n’enviez l’honneur de sa maîtresse
Il est bien mal aisé qu’un autre objet vous blesse,
35 Pourquoi rougissez-vous ?
BÉLISE.
Pourquoi rougissez-vous ? Ce défaut indécent
Paraît sans mon aveu sur ce front innocent ;
Je rougis, quoi qu’on die, et quoi qu’on me propose,
Sans en pouvoir moi-même imaginer la cause.
LISIMÈNE.
Vous la savez, pourtant ; c’est que jusqu’à ce jour,
40 On ne vous a parlé ni d’Amant, ni d’Amour ;
Vous ignorez ces noms, et dans cette innocence,
Le discours que j’en fais vous trouble, et vous offense.
BÉLISE, bas.
Que n’est-il vrai Tyrène ?
LISIMÈNE.
Que n’est-il vrai Tyrène ? Haussez un peu la voix.
BÉLISE.
Je dis qu’il fait beau voir l’épaisseur de ce bois,
45 Et ces oiseaux divers dont la douce musique,
Réjouirait l’esprit le plus mélancolique.
LISIMÈNE.
Ô Dieux qu’elle est adroite ! Il est vrai que leurs chants
Rendent Lion jaloux de la beauté des champs.
Aussi mille Amoureux, en cette solitude
50 Viennent perdre leurs soins, et leur inquiétude :
Ces lieux ont chaque jour de nouveaux habitants,
Ils y viennent fâchés, et s’y trouvent contents.
Les coeurs sont enchantés de l’air qu’on y respire,
Chacun y fait l’Amour, peu de monde y soupire.
55 Ce Dieu de tous ses traits y choisit les meilleurs,
Il est Roi parmi nous, il est Tyran ailleurs.
Mais entre les Amants, qui viennent sur ces rives,
Aux doux chants des oiseaux, joindre leurs voix plaintives,
Tyrène, un Cavalier de qui les qualités
60 Ont du Ciel et du sort les efforts limités?
BÉLISE.
Comment le nommez-vous ?
LISIMÈNE.
Comment le nommez-vous ? Tyrène.
BÉLISE.
Comment le nommez-vous ? Tyrène. Ah le perfide !
LISIMÈNE.
Toujours triste et pensif, et toujours l’oeil humide,
Rend tous les coeurs atteints d’amour, et de pitié,
Si le Ciel les a faits capables d’amitié.
65 La plus grande froideur, cède à son éloquence,
Et contre ses écrits une âme est sans défense :
J’en lirai quelques-uns, écoutez.
BÉLISE.
J’en lirai quelques-uns, écoutez. Ô malheur !
LISIMÈNE.
Son visage à ces mots a changé de couleur.
BÉLISE.
On m’a pris mes papiers.
LISIMÈNE.
3
On m’a pris mes papiers. Je suis comme à la géhenne.
LISIMÈNE.
Ô Dieux ! Écoutez donc comme il conte sa peine.
Lettre.
Je suis comme à la gêne
Absent de vos beaux yeux qui m’embrasent si fort,
Et jusqu’à la mort,
Je dois porter ma chaîne :
75 C’est un arrêt de l’Amour et du sort.
TYRENE
A-t-il bien exprimé la douleur qui le presse ?
Et sait-il bien toucher le coeur d’une maîtresse ?
BÉLISE.
Si bien, que ce perfide est le seul qui lui plaît,
80 Et qu’elle l’aime encor, tout volage qu’il est,
Tous les jours ses écrits lui font verser des larmes,
Et l’ingrat porte ailleurs son amour, et ses charmes.
LISIMÈNE.
Vous savez donc son nom ?
BÉLISE.
Vous savez donc son nom ? Vous le savez aussi ;
Je n’ai pas le dessein de cachez mon souci.
85 Je vous dois confesser le mal qui me possède ;
Je sais qu’il faut parler pour trouver du remède.
Et c’est l’intention de mon coeur désolé ;
Je ne me taisais pas, mes yeux vous ont parlé.
Mon mal a sur mon front écrit sa violence,
90 Et l’on ne peut qu’à tort condamner mon silence.
Il est vrai que Tyrène a mon coeur enflammé ;
J’aime, je le confesse, hé qui n’a pas aimé !
Alors que je voyais mes compagnes atteintes,
Je blâmais leurs soupirs, et j’accusais leurs plaintes,
95 Mais j’ignorais le mal qui m’était destiné,
J’autorise à présent ce que j’ai condamné.
Je crois qu’on me doit plaindre, et que sans injustice,
La plus froide ne peut accuser mon caprice.
Dieux ! combien je perdrais, en perdant ces écrits,
100 Qui vous les a donnés ? et qui me les a pris ?
LISIMÈNE.
Moi-même en vos habits, quand vous fûtes couchée,
Et c’est où j’ai connu, qu’amour vous a touchée.
Certes je fais état de votre élection,
On ne peut condamner votre inclination.
105 Tyrène est d’un esprit, et d’une humeur aimable,
Et sa condition à la vôtre est sortable.
Il mérite beaucoup : mais en peu de discours,
Contez-moi de vos feux l’origine, et le cours?
BÉLISE.
Durant mes plus beaux jours, en sortant de l’enfance,
110 Dans l’âge de la joie, et de l’indifférence ;
4
Le sage Armagedon qui me donna le jour,
Sous le saint nom d’hymen, fit naître mon amour :
Et jusques à ce temps j’avais toujours blâmée
La violente ardeur dont je suis enflammée ;
115 Alors que dans un jour à mon repos fatal,
Chez mon oncle à Lyon, je vis Tyrène au bal.
J’étais si jeune encor qu’on ne me parlait guère :
Je lui plus toutefois, sans penser à lui plaire.
Quelques traits de mes yeux lancés innocemment,
120 À la première vue en firent mon Amant,
Il me jura d’abord une immortelle flamme,
Et me voulut donner l’Empire de son âme,
J’étais tout son espoir et son plus cher souci,
Mais si je le vainquis, il voulut vaincre aussi,
125 Et donnant de ses feux une preuve bien claire,
Il fit de notre hymen entretenir mon Père,
Pour gagner ce vieillard il ne lui manquait rien,
Il avait le mérite, et l’esprit et le bien ;
Ce dernier suffisait pour le pouvoir surprendre,
130 Quiconque est riche, enfin partout peut être gendre,
De ce Siècle pervers c’est le plus riche don,
Par là Tyrène sut gagner Armagedon.
Mon Père m’ordonna de souffrir sa visite,
Il l’aimait pour son bien, et moi pour son mérite,
135 Et son profond respect sut si bien m’émouvoir
Que je prenais plaisir à suivre mon devoir.
Ensuite une querelle à mes voeux importune,
Vint traverser le cours de ma bonne fortune.
Tyrène en un combat fit périr Dorilas.
LISIMÈNE.
140 Qui brûlait comme lui de vos jeunes appas ?
BÉLISE.
C’est ainsi qu’on le dit.
LISIMÈNE.
C’est ainsi qu’on le dit. Après cette querelle
Il fallut s’absenter.
BÉLISE.
Il fallut s’absenter. Depuis cet infidèle
Ne se souvenant plus de ses feux ni de moi,
Après un peu d’absence a violé sa foi,
145 Je voudrais imiter ce volage Tyrène.
Mais comme notre sexe aime avec plus de peine,
Il se dégage aussi plus difficilement,
Et ne peut sans rougir courir au changement.
BÉLISE.
Le voici. Cachons-nous de peur qu’il ne nous voie.
LISIMÈNE.
150 Je sonderai tandis sa tristesse, ou sa joie.
SCÈNE II. Tyrène, Lisimène, Bélise. §
TYRÈNE.
Stances.
Fût-il jamais un malheureux
Sous l’empire amoureux
Dont l’ennui fût égal à ma douleur extrême ?
Je charmais autre part, ici je suis charmé,
155 J’aime, et je suis aimé,
Mais ce n’est pas de ce que j’aime.
De mes maux Bélise a pitié,
Elle en sent la moitié,
Malgré cette rigueur et malgré notre absence ;
160 Et lâche que je suis, j’aime de tout mon coeur
Celle dont la rigueur
Semble punir mon inconstance.
Est-il possible, ô Dieux !
LISIMÈNE.
Oyez comme il se plaint ;
165 On connaît à sa voix que son coeur est atteint.
TYRÈNE.
Doux ennui toutefois, et bienheureuse haine ?
Si je touche à la fin le coeur de l’inhumaine.
La peine et les efforts de l’acquisition,
Sont un doux souvenir en la possession.
170 Mais qui me vient parler ?
LISIMÈNE.
Bannis cette tristesse ;
Et donne un peu de trêve au tourment qui te presse.
Tout succède à tes voeux.
TYRÈNE.
Tout succède à tes voeux. Ô Dieux ! qu’ai-je entendu ?
LISIMÈNE.
Et l’on veut t’accorder le bonheur qui t’est dû.
TYRÈNE.
175 Épargnez mes ennuis, aimable Lisimène,
Avez-vous vu l’objet qui fait naître ma peine ?
LISIMÈNE.
Oui, et j’ai vu plus encor.
TYRÈNE.
Oui, et j’ai vu plus encor. Et quoi ?
LISIMÈNE.
Oui, et j’ai vu plus encor. Et quoi ? Certains écrits
Qu’elle tenait bien chers, et qui m’ont tout appris.
Ô le charmant esprit que celui de Tyrène !
180 Il pourrait triompher de l’âme la plus vaine,
Et que cette beauté montre de jugement
Dans le choix qu’elle a fait d’un si parfait Amant.
TYRÈNE.
Voulez-vous que j’espère, et cette âme inhumaine
Me défend seulement de parler de ma peine ?
185 L’insensible causant ce qui me fait mourir,
A peur de le savoir, de peur de le guérir.
LISIMÈNE.
Tyrène, une maîtresse est d’humeur plus discrète,
Que de pouvoir si tôt avouer sa défaite ;
La tienne se déclare, et ne me crois jamais,
190 Si ton coeur n’est l’objet de ses plus doux souhaits ;
Me remercieras-tu, si de ma propre bouche
Tu sais dans un moment que ton amour la touche ?
TYRÈNE.
Je vous adorerais.
LISIMÈNE lui montrant Bélise.
Je vous adorerais. Adore ses appas,
La voici ; que fais-tu ? tu ne l’abordes pas ?
195 Quelle humeur a si tôt ton âme refroidie ?
SCÈNE III. Bélise, Tyrène, Lisimène. §
BÉLISE.
Traître, que tu sais mal cacher ta perfidie !
Es-tu sans artifice ? et puis-je avoir surpris
L’excellence, et l’honneur, des plus rares esprits ?
Au moins qu’un ris forcé te change le visage,
200 Témoigne du plaisir, et bénis mon voyage.
Dis que tu souhaitais ce bonheur sans pareil ;
Approche, appelle-moi ta Reine et ton Soleil.
Quoi, tu ne peux forcer cette inutile honte ?
Et ta voix quelquefois se donne à si bon compte,
205 Tu trouvais à Lyon des traits si délicats,
Et tu m’as si bien su prouver ce qui n’est pas.
TYRÈNE.
Ô Dieux ! Je vois Bélise.
BÉLISE.
Ô Dieux ! Je vois Bélise. Il va conter merveille,
Et sa fidélité n’aura point de pareille.
TYRÈNE.
Quoi Bélise, est-ce vous que je trouve en ces lieux ?
210 Et dois-je croire ici mon oreille et mes yeux.
BÉLISE.
Je suis toujours la même, et ne suis point changeante,
Il n’en est point ainsi de ton âme inconstante ;
Tu n’es plus ce Tyrène autrefois si charmant,
En toi tout est changé jusqu’à l’habillement,
215 Tu n’as rien conservé de ce qui me sut plaire,
Tu n’es plus qu’un Berger digne d’une Bergère.
TYRÈNE.
Les Bergers de ces lieux sont d’illustres Héros
Qui dans un sain asile ont cherché du repos,
Mais ne m’accuse point d’être à tort infidèle,
220 Puisque tu la causas, tu sais bien ma querelle,
Dorilas étant mort, sans longtemps consulter
Pour venir en ces lieux il fallut s’absenter,
Tandis que mes parents s’employant pour ma grâce,
Par je ne sais quel sort, m’en allant à la chasse,
225 Je vis Amarillis, dont l’éclat me ravit,
Elle me fit changer de maîtresse et d’habit.
J’accorde, que je quitte un bien incomparable,
Pour semer sur du vent, et bâtir sur du sable,
Je recevais chez vous des traitements meilleurs ;
230 Mais un secret destin porte mes voeux ailleurs.
BÉLISE.
Dis qu’un secret destin porte ailleurs ta folie.
TYRÈNE.
Bélise est toujours gaie, et sans mélancolie.
BÉLISE.
Non, non, crois qu’en riant je dis la vérité,
Hé qui ne rirait pas de ta légèreté ?
235 Quelle plaisante humeur agite ainsi ton âme ?
On pourrait l’excuser dans l’esprit d’une femme,
Puisque selon l’erreur de votre jugement,
Elle est de son instinct sujette au changement.
Mais que ces Esprits forts, ces miroirs de constance,
240 Fassent au moindre vent si peu de résistance,
Que leur fidélité manque aux premiers effets,
C’est un sujet d’en rire ou l’on n’en eut jamais.
TYRÈNE.
Si tu considérais combien l’absence est forte,
On ne te verrait pas discourir de la sorte.
245 Ta présence aurait pu divertir ce malheur :
Car qui voit le Soleil, sent toujours la chaleur.
BÉLISE.
Il est vrai ta constance est digne qu’on t’adore !
Traître, j’étais absente, et je t’aimais encore,
J’avais les mêmes feux, et le même souci :
250 J’ai vécu sans te voir, et sans changer aussi.
Sans te voir ! je m’abuse, et ma triste pensée
M’a toujours de Tyrène une image tracée :
Je t’ai vu tous les jours, je t’ai parlé cent fois.
TYRÈNE.
Il ne m’en souvient point.
BÉLISE.
Il ne m’en souvient point. Mais sans yeux et sans voix,
255 Je n’étais pour mon mal que trop ingénieuse,
Ma mémoire est trop bonne, et trop officieuse.
TYRÈNE.
Et moi je ne saurais me vanter de ce point,
J’ai bien tôt oublié ce que je ne vois point.
Excuse en ce malheur ma mémoire inféconde,
260 Ou que de ce défaut la Nature réponde.
Mais voici ma Bergère, admire sa beauté,
Et ne condamne plus mon infidélité.
BÉLISE.
Va, barbare à mes yeux, lui conter ton martyre,
Obtiens de cet objet ce que ton coeur désire ;
265 J’y consens infidèle, adore ses appas.
TYRÈNE.
Tu profiterais peu de n’y consentir pas.
BÉLISE.
Cachons-nous pour l’ouïr.
SCÈNE IV. Tyrène, Amarillis. §
TYRÈNE.
Cachons-nous pour l’ouïr. Adorable merveille,
En beauté sans seconde, en rigueur sans pareille,
Quand voulez-vous tarir la source de mes pleurs ?
270 Quand sera votre esprit sensible à mes douleurs ?
Ces rochers orgueilleux en des ruisseaux se fondent,
Ils entendent mes cris, leurs échos me répondent,
Et quand j’ai demandé si mon mal inouï
Finirait quelque jour, elles m’ont dit oui.
275 Vous conservez pourtant votre rigueur extrême,
Et je n’ose espérer que vous parliez de même.
AMARILLIS.
Où peut être ma soeur ?
TYRÈNE.
Où peut être ma soeur ? J’implore du secours,
Aimable Amarillis entendez mes discours.
AMARILLIS.
L’avez-vous vue ici ?
TYRÈNE.
L’avez-vous vue ici ? Vous me fermez l’oreille,
280 Pour ne pas avouer mon ardeur sans pareille.
AMARILLIS.
Où la puis-je trouver ?
TYRÈNE.
Où la puis-je trouver ? Dieux que de cruauté !
Je parle de mon mal, inhumaine beauté.
AMARILLIS.
Je la cherche partout.
TYRÈNE.
Je la cherche partout. Cruelle, oyez ma plainte,
Donnez un mot au mal dont mon âme est atteinte.
AMARILLIS.
285 Dieux que ces importuns me dérobent de temps,
Je les fais tous souffrir, ils sont tous mécontents.
Ce n’est que de mon coeur que leurs plaisirs dépendent,
Je n’en possède qu’un, et tous me le demandent.
Qui le doit obtenir ? qui seront les jaloux ?
290 Nul de vous ne l’aura, pour vous accorder tous.
TYRÈNE.
Comparez nos tourments, considérez nos peines,
S’ils ont versé des pleurs, j’en verse des fontaines,
S’ils sentent quelque ardeur, je me sens consumer,
Ils aiment froidement, et je sais seul aimer.
AMARILLIS.
295 Tous en disent de même.
TYRÈNE.
Tous en disent de même. Et seul je le dois dire,
Si la plainte est plus juste, où la fortune est pire,
Tyrène sait mourir, s’ils savent endurer,
Son inclination ne se peut comparer.
Pour vous j’ai violé l’amitié la plus sainte
300 Dont jamais ici-bas une âme fut atteinte,
Il n’était rien d’égal à mes contentements,
Je causais de l’ennui aux plus heureux Amants.
Je pouvais loin de vous défier la fortune,
J’obligeais trop Bélise, et je vous importune ;
305 Tous mes voeux l’honoraient, et vous les refusez,
Je les voyais chéris, je les vois méprisés.
AMARILLIS.
Adieu, je hais l’amour d’un esprit infidèle,
Et je ne prétends rien au bien de cette Belle.
Reportez-lui ce coeur que vous me présentez ;
310 Vous me pourriez quitter comme vous la quittez.
SCÈNE V. Bélise, Tyrène. §
BÉLISE.
Ô qu’il est satisfait et qu’il profite au change,
Soi-même il se punit, et m’offensant me venge,
Tyrène, qui méprise est enfin méprisé.
TYRÈNE.
Je n’attendais pas mieux que d’être refusé.
315 Ah ! je jure le Ciel, que s’il m’était possible,
Je me dégagerais de cette âme insensible.
Que ce coeur brûlerait de ses feux anciens,
Que je m’enchaînerais de mes premiers liens,
BÉLISE.
Oui, si la chaîne aussi t’était encor offerte ;
320 Et si je désirais de recouvrer ma perte.
Mais ce soin me travaille assez légèrement,
Un bien que chacun fuit se conserve aisément ;
J’ai vu le peu d’état qu’on fait de ton service,
Et je ne crains pas fort qu’aucune te ravisse.
325 J’éprouve qu’il est vrai que l’Amour n’a point d’yeux,
Je réputais jadis mon destin glorieux,
Quand ton affection s’offrait à ma mémoire,
Je croyais tout Lyon envieux de ma gloire.
Que Tyrène écrivît, que Tyrène parlât,
330 Je ne croyais jamais qu’un autre l’égalât.
Opinion bien fausse, et que je n’ai plus eue,
Depuis que la raison m’a dessillé la vue.
Je n’estime plus tant les charmes de ta voix,
Je m’étonne bien plus de l’erreur où j’étais.
335 Mon âme s’est rendue à de faibles atteintes,
5
Tu galantises mal, et tu fais mal des plaintes.
Ne figurant pas mieux ta peine et ton souci,
Amarillis fait bien de te traiter ainsi.
Tu lui parlais de pleurs pour exprimer ta peine,
340 Mais cet abaissement est honteux à Tyrène.
TYRÈNE.
Épargne un malheureux, et quelque qualité
Dont jadis son esprit ait le mien enchanté.
Crois que tu pourrais peu sur cette âme inhumaine,
Qu’en mon lieu tu serais en une même peine.
345 Elle n’estime rien que ses propres appas,
Vénus sous mes habits ne la toucherait pas.
On ne peut rien gagner sur cette âme insensible.
BÉLISE.
Et si je lui plaisais ?
TYRÈNE.
Et si je lui plaisais ? Tu ferais l’impossible.
BÉLISE.
Si tu veux en avoir les divertissements
350 Tu n’as qu’à m’envoyer un de tes vêtements.
TYRÈNE.
Je t’en fais présent d’un dont l’étoffe éclatante
Doit être avantageux à ta beauté charmante,
Sa broderie est riche, et jette des éclats
Qui pourront rehausser celui de tes appas.
BÉLISE.
355 Tu riras de la feinte, et je suis assez vaine
Pour espérer l’honneur de fléchir l’inhumaine
Sous le nom de ton frère, et sous celui d’amant
Je percerai son coeur plus dur qu’un diamant.
Je n’arrivai qu’hier, et n’étant pas connue,
360 Il m’est aisé de feindre, et de tromper sa vue.
TYRÈNE.
Ce divertissement ne peut être que doux,
De voir Cléonte Amant, et Tyrène jaloux.
Mais après cet effet, que je trouve admirable,
Tu ne me seras plus qu’un objet adorable ;
365 De tes voeux dépendra tout mon contentement,
Et je mépriserai l’Amante pour l’Amant.
BÉLISE.
Je ne t’oblige à rien, et fais cette entreprise,
Sans dessein que ton coeur me rende sa franchise.
Ne dis point qui je suis aux beautés de ce lieu,
370 Et m’envoie un habit.
TYRÈNE.
Et m’envoie un habit. Dans un moment.
BÉLISE.
Et m’envoie un habit. Dans un moment. Adieu.