LES MUSES GALANTES
BALLET

1743

par Mr ROUSSEAU

[non imprimé]
1

AVERTISSEMENT. §

Cet ouvrage est si médiocre en son genre, et le genre en est si mauvais, que pour comprendre comment il m’a pu plaire, il faut sentir toute la force de l’habitude et des préjugés. Nourri des mon enfance dans le goût de la musique française et de l’espèce de poésie qui lui est propre, je prenais le bruit pour de l’harmonie, le merveilleux pour de l’intérêt, et des chansons pour un Opéra.

En travaillant à celui-ci, je ne songeais qu’a une donner des paroles propres à déployer les trois caractères de musique dont j’étais occupé ; dans ce dessein je choisis Hésiode pour le genre élève et fort, Ovide pour le tendre, Anacréon pour le gai. Ce plan n’était pas mauvais si j’avais mieux su le remplir.

Cependant, quoique la musique de cette pièce ne vaille guère mieux que loi Poésie, on ne laisse pas d’y trouver de temps en temps des morceaux pleins de chaleur et de vie. L’ouvrage a été exécuté plusieurs fois avec assez de succès ; savoir, en 1745 devant M. le Duc de Richelieu qui le destinait pour la Cour, en 1747, sur le Théâtre de l’Opéra, et en 1761 devant M. le Prince de Conti. Ce fut même sur l’exécution de quelques morceaux que j’en avais fait répéter chez M. de La Popelinière que M. Rameau, qui les entendit, conçut contre moi cette violente haine dont il n’a cesse de donner des marques jusqu’à sa mort.

ACTEURS du PROLOGUE. §

  • APOLLON.
  • LES MUSES.
  • L’AMOUR.
  • LA GLOIRE.
  • Troupe de jeux et de ris.

ACTEURS du BALLET. §

  • EGLÉ.
  • DORIS.
  • HÉSIODE.
  • EUTERPE.
  • OVIDE.
  • ÉRITHIE.
  • ANACRÉON.
  • POLYCRATE.
  • THÉMIRE.
  • Choeur de Samiennes.
  • Troupe de Sarmates.
  • Troupe de bergers.

PROLOGUE §

Le théâtre représente le mont Parnasse ; Apollon y paraît sur son trône, et les muses sont assises autour de lui.

SCÈNE PREMIÈRE. Apollon et les muses. §

APOLLON et LES MUSES.

Naissez divins esprits, naissez fameux héros ;
Brillez par les beaux arts, brillez par la victoire ;
Méritez d’être admis au temple de Mémoire :
Nous réservons à votre gloire
5 Un prix digne de vos travaux.

APOLLON.

Muses, filles du Ciel, que votre gloire est pure !
Que vos plaisirs sont doux !
Les plus beaux dons de la nature
Sont moins brillants que ceux qu’on tient de vous.
10 Sur ce paisible mont, loin du bruit et des armes,
Des innocents plaisirs vous goûtez les douceurs.
La fière ambition, l’amour ni ses faux charmes
Ne troublent point vos cours.

LES MUSES.

Non, non, l’amour ni ses faux charmes
15 Ne troublent jamais nos cours.
On entend une symphonie brillante et douce alternativement.

SCÈNE II. Apollon, Les Muses, La Gloire, l’Amour. §

La Gloire et l’Amour descendent du même char.

APOLLON.

Que vois-je ? Ô ciel ! Dois-je le croire !
L’Amour dans le char de la Gloire !

LA GLOIRE.

Quelle triste erreur vous séduit !
Voyez ce dieu charmant, soutien de mon empire,
20 Par lui l’amant triomphe et le guerrier soupire ;
Il forme les héros et sa voix les conduit.
Il faut lui céder la victoire
Quand on veut briller à ma Cour :
Rien n’est plus chéri de la gloire
25 Qu’un grand cour guidé par l’amour.

APOLLON.

Quoi ! Mes divins lauriers d’un enfant téméraire
Ceindraient le front audacieux ?

L’AMOUR.

Tu méprises l’Amour, éprouve sa colère.
Aux pieds d’une beauté sévère
30 Va former d’inutiles voux.
Qu’un exemple éclatant montre aux cours amoureux
Que de moi seul dépend le don de plaire ;
Que les talents, l’esprit, l’ardeur sincère,
Ne sont point les amants heureux.

APOLLON.

35 Ciel ! Quel objet charmant se retrace à mon âme !
Quelle soudaine flamme
Il inspire à mes sens !
C’est ton pouvoir, Amour, que je ressens :
Du moins à mes soupirs naissants
40 Daigne rendre Daphné sensible.

L’AMOUR.

Je te rendrais heureux ; je prétends te punir.

APOLLON.

Quoi ! Toujours soupirer sans pouvoir la fléchir ?
Cruel ! Que ma peine est terrible !
Il s’en va.

L’AMOUR.

C’est la vengeance de l’Amour.

LES MUSES.

45 Fuyons un tyran perfide,
Craignons à notre tour.

LA GLOIRE.

Pourquoi cet effroi timide ?
Apollon régnait parmi vous,
Souffrez que l’Amour y préside
50 Sous des auspices plus doux.

L’AMOUR.

Ah ! qu’il est doux, qu’il est charmant de plaire !
C’est l’art le plus nécessaire.
Ah ! qu’il est doux, qu’il est flatteur
De savoir parler au cour.
Les Muses, persuadées par l’Amour, répètent ces quatre vers

LES MUSES

55 Ah ! qu’il est doux, qu’il est charmant de plaire !
C’est l’art le plus nécessaire.
Ah ! qu’il est doux, qu’il est flatteur
De savoir parler au cour.

L’AMOUR.

Accourez jeux et ris, doux séducteurs des belles ;
60 Vous par qui tout cède à l’Amour,
Confirmez mon triomphe, et parez ce séjour
De myrtes et de fleurs nouvelles ;
Grâces plus brillantes qu’elles,
Venez embellir ma Cour.

SCÈNE III. L’Amour, La Gloire, Les Muses, Les Grâces, troupes de Jeux et de Ris. §

LE CHOEUR.

65 Accourons, accourons dans ce nouveau séjour,
Soupirez beautés rebelles,
Par nous tort cède à l’Amour.
On danse.

LA GLOIRE.

Les vents, les affreux orages,
Font par d’horribles ravages,
70 La terreur des matelots :
Amour, quand ta voix le guide,
On voit l’Alcyon timide
Braver la fureur des flots.
Tes divines flammes
75 Des plus faibles âmes
Peuvent faire des héros.
On danse.

LE CHOEUR.

Gloire, Amour, sur les cours partagez la victoire
Que le myrte au laurier soit uni dès ce jour !
Que les soins rendus à la gloire
80 Soient toujours payés par l’Amour !

L’AMOUR.

Quittez, Muses, quittez ce désert trop stérile,
Venez de vos appas enchanter l’univers ;
Après avoir orné mille climats divers,
Que l’empire des lys soit notre heureux asile,
85 Au milieu des beaux arts puissiez-vous y briller
De votre plus vive lumière :
Un règne glorieux vous y sera trouver
Des amants dignes de vous plaire,
Et des héros à célébrer.
FIN DU PROLOGUE.

ACTE I §

PREMIÈRE ENTRÉE. HÉSIODE.
Le théâtre représente un Bocage, au travers duquel on voit des hameaux.

SCÈNE PREMIÈRE. Eglé, Doris. §

DORIS.

90 L’amour va vous offrir la plus charmante fête,
Déjà pour disputer chaque berger s’apprête :
Le don de votre main au vainqueur est promis.
Qu’Hésiode est à plaindre ! Hélas ! Il vous adore.
Mais les jeux d’Apollon sont des arts qu’il ignore,
95 De ses tendres soupirs il va perdre le prix.

EGLÉ.

Doris, j’aime Hésita, et plus que l’on ne pense
Je m’occupe de son bonheur :
Mais c’est en éprouvant ses feux et sa constance
Que j’ai dû m’assurer qu’il méritait mon cour.

DORIS.

100 À vos engagements pourrez-vous vous soustraire ?

EGLÉ.

Je ne sais point, Doris, manquer de foi.

DORIS.

Comment avec vos feux accorder votre loi ?

EGLÉ.

Tu verras dès ce jour tout ce qu’Eglé peut faire.

DORIS

Eglé dans nos hameaux, inconnue, étrangère,
105 Jouit sur tous les cours d’un pouvoir mérité ;
Rien ne lui doit être impossible,
Avec le secours invincible
De l’esprit et de la beauté.

EGLÉ.

J’aperçois Hésiode.

DORIS.

Accablé de tristesse,
110 Il plaint le malheur de ses feux.

EGLÉ.

Je saurai dissiper la douleur qui le presse :
Mais pour quelques instants cachons-nous à ses yeux.

SCÈNE II. §

HÉSIODE.

Eglé méprise ma tendresse,
Séduite par les chants de mes heureux rivaux ;
115 Son cour en est le prix, et seul dans ces hameaux
J’ignore les secrets de l’art qu’elle couronne ;
Eglé le fait et m’abandonne !
Je vais la perdre sans retour.
À de frivoles chants se peut-il qu’elle donne
120 Un prix qui n’était dû qu’au plus parfait amour ?
On entend une symphonie douce.
Quelle douce harmonie ici se fait entendre...
Elle invite au repos... Je ne puis m’en défendre...
Mes yeux appesantis laissent tarir leurs pleurs...
Dans le sein du sommeil je cède à ses douceurs.

SCÈNE III. Eglé, Hésiode endormi. §

EGLÉ.

125 Commencez le bonheur de ce berger fidèle
Songes ; en ce séjour Euterpe vous appelle
Accourez à ma voix, parlez à mon amant,
Par vos images séduisantes,
Par vos illusions charmantes,
130 Annoncez-lui le destin qui l’attend.
Entrée des Songes.

UN SONGE.

Songes flatteurs
Quand d’un cour misérable
Vos soins apaisent les douleurs,
Douces erreurs,
135 Du sort impitoyable
Suspendez longtemps les rigueurs ;
Réveil, éloignez-vous :
Ah ! Que le sommeil est doux !
Mais quand un songe favorable
140 Présage un bonheur véritable,
Sommeil, éloignez-vous :
Ah ! Que le réveil est doux !
Les Songes se retirent.

EGLÉ.

Toi pour qui j’ai quitté mes soeurs et le Parnasse,
Toi que le ciel a fait digne de mon amour,
145 Tendre berger, d’une feinte disgrâce
Ne crains point l’effet en ce jour.
Reçois le don des vers. Qu’un nouveau feu t’anime.
Des transports d’Apollon ressens l’effet sublime,
Et par tes chants divins t’élevant jusqu’aux cieux
150 Ose en les célébrant te rendre égal aux Dieux.
Une lyre suspendue à un laurier s’élève à côté d’Hésiode.
Amour dont les ardeurs ont embrasé mon âme
Daigne animer mes dons de ta divine flamme :
Nous pouvons du génie exciter les efforts ;
Mais les succès heureux sont dûs à tes transports.

SCÈNE IV. §

HÉSIODE.

155 Où suis-je ? Quel réveil ? Quel nouveau feu m’inspire ?
Quel nouveau jour me luit ? Tous mes sens sont surpris !...
Il aperçoit la lyre.
Mais quel prodige étonne mes esprits ?
Il la touche, elle rend des sons.
Dieux ! Quels sons éclatants partent de cette lyre !
D’un transport inconnu j’éprouve le délire !
160 Je forme sans effort des chants harmonieux !
Ô Lyre ! Ô cher présent des Dieux !
Déjà par ton secours je parle leur langage.
Le plus puissant de tous excite mon courage,
Je reconnais l’amour à des transports si beaux,
165 Et je vais triompher de mes jaloux rivaux.

SCÈNE V. Hésiode, troupe de Bergers qui s’assemblent pour la fête. §

LE CHOEUR.

Que tout retentisse,
Que tout applaudisse
À nos chants divers !
Que l’écho s’unisse,
170 Qu’Eglé s’attendrisse
À nos doux concerts !
Doux espoir de plaire,
Animez nos jeux,
Apollon va faire
175 Un amant heureux :
Flatteuse victoire !
Triomphe enchanteur !
L’amour et la gloire
Suivront le vainqueur.
On danse, après quoi Hésiode s’approche pour disputer.

LE CHOEUR.

180 Ô Berger, déposez cette Lyre inutile
Voulez-vous dans nos jeux disputer en ce jour.

HÉSIODE.

Rien n’est impossible à l’amour.
Je n’ai point fait de l’art une étude servile,
Et ma voix indocile,
185 Ne s’est jamais unie aux chalumeaux.
Mais dans le succès que j’espère,
J’attends tout du feu qui m’éclaire
Et rien de mes faibles travaux.

LE CHOEUR.

Chantez, berger téméraire ;
190 Nous allons admirer vos prodiges nouveaux.

HÉSIODE commence.

Beau feu qui consumez mon âme,
Inspirez à mes chants votre divine ardeur :
Portez dans mon esprit cette brillante flamme,
Dont vous brûlez mon cour...

LE CHOEUR, qui interrompt Hésiode.

195 Sa lyre efface nos Musettes.
Ah ! nous sommes vaincus !
Fuyons dans nos retraites.

SCÈNE VI. Hésiode, Euterpe. §

HÉSIODE.

Belle Eglé... Mais, ô ciel ! Quels charmes inconnus !...
Vous êtes immortelle, et j’ai pu m’y méprendre !
200 Vos célestes appas n’ont-ils pas dû m’apprendre,
Qu’il n’est permis qu’aux Dieux de soupirer pour vous ?
Hélas ! À chaque instant sans pouvoir m’en défendre,
Mon trop coupable cour accroît votre courroux.

EUTERPE.

Ta crainte offense ma gloire.
205 Tu mérites le prix qu’ont promis mes serments ;
Je le dois à la victoire,
Et le donne à tes sentiments.

HÉSIODE.

Quoi vous seriez ?.... Ô ciel est-il possible ?
Muse, vos dons divins ont prévenu mes voux,
210 Dois-je espérer encor que votre âme sensible
Daigne aimer un berger et partager mes feux ?

EUTERPE.

La vertu des mortels fait leur rang chez les Dieux.
Une âme pure, un cour tendre et sincère,
Sont les biens les plus précieux;
215 Et quand on fait aimer le mieux,
On est le plus digne de plaire.
Aux Bergers.
Calmez votre dépit jaloux, :
Bergers rassemblez-vous :
Venez former les plus riantes fêtes,
220 Je me plais dans vos bois, je chéris vos Musettes,
Reconnaissez Euterpe et célébrez ses feux.

SCÈNE VII. Euterpe, Hésiode, Les Bergers. §

LE CHOEUR.

Muse charmante, Muse aimable,
Qui daignez parmi nous fixer vos tendres voux ;
Soyez-nous toujours favorable,
225 Présidez toujours à nos jeux.
On danse.

DORIS.

Dieux qui gouvernez la terre,
Tout répond à votre voix.
Dieux qui lancez le tonnerre,
Tout obéit à vos lois.
230 De votre gloire éclatante,
De votre grandeur brillante
Nos cours ne sont point jaloux.
D’autres biens sont faits pour nous.
Unis d’un amour sincère,
235 Un berger, une bergère,
Sont-il moins heureux que vous ?

ACTE II §

SECONDE ENTRÉE. OVIDE.
Le théâtre représente les Jardins d’Ovide à Thôme, et, dans le fond, des Montagnes affreuses parsemées de précipices, et couvertes de neiges.

SCÈNE I. §

OVIDE.

Cruel amour, funeste flamme !
Faut-il encor t’abandonner mon âme ?
Cruel amour, funeste flamme,
240 Le sort d’Ovide est-il d’aimer toujours ?
Dans ces climats glacés au fond de la Scythie,
Contre tes feux n’est-il point de secours ?
J’y brille, hélas ! Pour la jeune Erithie :
Pour moi, sans elle, il n’est plus de beaux jours,
245 Cruel amour, funeste flamme !
Faut-il encor t’abandonner mon âme ?
Achève du moins ton ouvrage,
Soumets Erithie à son tour.
Ici tout languit sans amour,
250 Et de son cour encor elle ignore l’usage ;
Ces fleurs dans mes jardins l’attirent chaque jour,
Et je vais par des jeux... C’est elle, ô doux présage !
Je m’éloigne à regret : mais bientôt sur mes pas
Tout va lui parler le langage
255 Du Dieu charmant qu’elle ne connaît pas.

SCÈNE II. §

ÉRITHIE.

C’en est donc fait ; et dans quelques moments
Diane à ses autels recevra mes serments.
Jardins chéris, riants bocages ;
Hélas ! À mes jeux innocents
260 Vous n’offrirez plus vos ombrages.
Oiseaux, vos séduisants ramages
Ne charmeront donc plus mes sens.
Vain éclat, grandeur importune !
Heureux qui dans l’obscurité
265 N’a point soumis à la fortune
Son bonheur et sa liberté !
Mais, quels concerts se sont entendre ?
Quel spectacle enchanteur ici vient me surprendre ?

SCENE III. Érithie, Ovide, le Choeur. §

La Statue de l’Amour s’élève au fond du Théâtre, et toute la fête d’Ovide vient former des danses et des chants autour d’Érithie.

LE CHOEUR.

Dieu charmant, Dieu des tendres cours ;
270 Règne à jamais, lance tes flammes.
Eh ! Quel bien flatterait nos âmes
S’il n’était de tendres ardeurs ?
Chantons, ne cessons point de célébrer ses charmes;
Qu’il occupe tous nos moments ;
275 Ce Dieu ne se sert de ses armes
Que pour faire d’heureux amants.
Les soins, les pleurs et les soupirs,
Sont les tributs de son empire ;
Mais tous les biens qu’il en retire,
280 Il nous les rend par les plaisirs.
On danse

ÉRITHIE.

Quels doux concerts ! Quelle fête agréable !
Que je trouve charmant ce langage nouveau !
Quel est donc ce dieu favorable ?
Elle considère la statue.
Hélas ! C’est un enfant ; mais quel enfant aimable !
285 Pourquoi cet arc et ce bandeau,
Ce carquois, ces traits, ce flambeau ?

UN HOMME DE LA FÊTE.

Ce faible enfant est le maître du monde ;
La nature s’anime à sa flamme seconde,
Et l’univers sans lui périrait avec nous.
290 Reconnaissez, belle Érithie,
Un Dieu fait pour régner sur vous ;
Il veut de votre aimable vie
Vous rendre les instants plus doux.
Étendez les droits légitimes
295 Du plus puissant des Immortels;
Tous les cours seront ses victimes
Quand vous servirez ses autels.

ÉRITHIE.

Ces aimables leçons ont trop l’art de me plaire ;
Mais quel est donc ce Dieu dont on veut me parler?

OVIDE.

300 De ses plus doux secrets, discret dépositaire,
À vous seule en ces lieux je dois les révéler.

SCÈNE IV. Erithie, Ovide. §

OVIDE.

C’est un aimable mystère
Qui de ses biens charmants assaisonne le prix :
Plus on les a sentis,
305 Et mieux on les fait taire.

ÉRITHIE.

J’ignore encor quels sont des biens si doux,
Mais je brûle de m’en instruire.

OVIDE.

Vous l’ignorez ? N’en accusez que vous,
Déjà dans mes regards vous auriez dû le lire.

ÉRITHIE.

310 Vos regards !... Dans ses yeux quel poison séducteur !
Dieux ! Quel trouble confus s’élève dans mon cour !

OVIDE.

Trouble charmant, que mon âme partage,
Vous êtes le premier hommage
Que l’aimable Érithie ait offert à l’Amour.

ÉRITHIE.

315 L’Amour est donc ce Dieu si redoutable ?

OVIDE.

L’Amour est ce Dieu favorable
Que mon cour enflammé vous annonce en ce jour ;
Profitons des bienfaits que sa main nous prépare :
Unis par ses liens...

ÉRITHIE.

Hélas ! On nous sépare !
320 Du temple de Diane on me commet le soin ;
Tout le peuple d’Ithome en veut être témoin,
Et je dois dès ce jour...

OVIDE.

Non, charmante Érithie,
Les peuples même de Scythie
Sont soumis au vainqueur dont nous suivons les lois :
325 Il faut les attendrir, il faut unir nos voix.
Est-il des cours que notre amour ne touche,
S’il s’explique à la fois
Par vos larmes et par ma bouche.
Mais on approche... On vient... Amour, si pour ta gloire
330 Dans un exil affreux il faut passer mes jours,
De mon encens du moins conserve la mémoire,
À mes tendres accents accorde ton secours.

SCÈNE V. Ovide, Érithie, troupe de Sarmates. §

LE CHOEUR.

Célébrons la gloire éclatante
De la Déesse des forêts :
335 Sans soins, sans peine et sans attente
Nous subsistons par ses bienfaits,
Célébrons la beauté charmante
Qui va la servir désormais :
Que sa main longtemps lui présente
340 Les offrandes de ses sujets.
On danse.

LE CHEF DES SARMATES.

Venez belle Érithie...

OVIDE.

Ah ! Daignez m’écouter.
De deux tendres amants différez le supplice :
Ou, si vous achevez ce cruel sacrifice,
Voyez les pleurs que vous m’allez coûter.

LE CHOEUR.

345 Non, elle est promise à Diane :
Nos engagements sont des lois ;
Qui pourrait être assez profane
Pour priver les Dieux de leurs droits ?

OVIDE et ÉRITHIE.

De plus puissant des Dieux nos cours sont le partage,
350 Notre amour est son ouvrage :
Est-il des droits plus sacrés ?
Par une injuste violence
Les Dieux ne sont point honorés.
Ah ! Si votre indifférence
355 Méprise nos douleurs,
À ce Dieu qui nous assemble
Nous jurons de mourir ensemble
Pour ne plus séparer nos cours.

LE CHOEUR.

Quel sentiment secret vient attendrir nos âmes
360 Pour ces amants infortunés ?
Par l’amour l’un à l’autre ils étaient destinés,
Que l’amour couronne leurs flammes !

OVIDE.

Vous comblez mon bonheur, Peuple trop généreux.
Quel prix de ce bienfait sera la récompense ?
365 Puissiez-vous par mes soins, par ma reconnaissance
Apprendre à devenir heureux,
L’amour vous appelle
Écoutez sa voix;
Que tout soit fidèle
370 À ses douces lois.
Des biens dont l’usage
Fait le vrai bonheur,
Le plus doux partage
Est un tendre cour.

ACTE III §

TROISIÈME ENTRÉE. ANACRÉON et POLYCRATE.
Le théâtre représente le Perystile du Temple de Junon à Samos.

SCÈNE PREMIÈRE. Polycrate, Anacréon. §

ANACRÉON.

375 LeS beautés de Samos aux pieds de la Déesse
Par votre ordre aujourd’hui vont présenter leurs voux ;
Mais, Seigneur, si j’en crois le soupçon qui me presse
Sous ce zèle mystérieux
Un soin plus doux vous intéresse.

POLYCRATE.

380 On ne peut sur la tendresse
Tromper les yeux d’Anacréon.
Oui, le plus doux penchant m’entraîne.
Mais j’ignore à la fois le séjour et le nom
De l’objet qui m’enchaîne.

ANACRÉON.

385 Je conçois le détour ;
Parmi tant de beautés vous espérez connaître
Celle dont les attraits ont fixé votre amour ;
Mais cet amour enfin...

POLYCRATE.

Un instant le fit naître :
Ce fut dans ces superbes jeux
390 O% mes heureux succès célébrés par ta lyre...

ANACRÉON.

Ce jour, il m’en souvient, je devins amoureux
De la jeune Thémire.

POLYCRATE.

Eh ! Quoi ? Toujours de nouveaux feux ?

ANACRÉON.

À de beaux yeux aisément mon cour cède :
395 Il change de même aisément ;
L’amour à l’amour y succède,
Le goût seul du plaisir y règne constamment.

POLYCRATE.

Bientôt une douce victoire
T’a sans doute asservi son cour ?

ANACRÉON.

400 Ce triomphe manque à ma gloire
Et ce plaisir à mon bonheur.

POLYCRATE.

Mais on vient... Que d’appas ! Ah ! Les cours les plus sages
En voyant tant d’attraits doivent craindre des fers.

ANACRÉON.

Junon, dans ce beau jour les plus tendres hommages
405 Ne sont pas ceux qui te seront offert.

SCÈNE II. Polycrate, Anacréon, troupe de jeunes Samiennes qui viennent offrir leurs hommages à la Déesse. §

Troupe de jeunes Samiennes.

Reine des Dieux, Mère de l’Univers ;
Toi par qui tout respire,
Qui combles cet empire
De tes biens les plus chers,
410 Junon, vois ces offrandes :
Nos cours que tu demandes
Vont te les présenter.
Que mains bienfaisantes
De nos mains innocentes
415 Daignent les accepter.
On danse.
Thémire portant une corbeille de fleurs, entre dans le temple à la tête des jeunes Samiennes.

POLYCRATE apercevant Thémire.

Ô Bonheur !

ANACRÉON.

Ô plaisir extrême !

POLYCRATE.

Quels traits charmants ! Quels regards enchanteurs !

ANACRÉON.

Ah ! Qu’avec grâce elle porte ces fleurs !

POLYCRATE.

Ces fleurs ! Que dites-vous! C’est la beauté que j’aime.

ANACRÉON.

420 C’est Thémire elle-même.

POLYCRATE.

Ami trop cher : rival trop dangereux.
Ah ! Que je crains tes redoutables feux !
De mon cour agité fais cesser le martyre ;
Porte à d’autres appas tes volages désirs.
425 Laisse-moi goûter les plaisirs
De te chérir toujours et d’adorer Thémire.

ANACRÉON.

Si ma flamme était volontaire
Je l’immolerais à l’instant :
Mais l’amour dans mon cour n’en est pas moins sincère
430 Pour n’être pas toujours constant.
La gloire et la grandeur au gré de votre envie,
Vous assurent les plus beaux jours,
Mais que ferais-je de la vie,
Sans les plaisirs, sans les amours ?

POLYCRATE.

435 Eh ! Que te servira ta vaine résistance ?
Ingrat, évite ma présence !

ANACRÉON.

Vous calmerez cet injuste courroux,
Il est trop peu digne de vous.

SCÈNE III. §

POLYCRATE.

Transports jaloux, tourments que je déteste.
440 A h! Faut-il me livrer à vos tristes fureurs ?
Faut-il toujours qu’une rage funeste,
Inspire avec l’amour la haine et ses horreurs ?
Cruel amour ! Ta fatale puissance
Désunit plus de cours,
445 Qu’elle n’en met d’intelligence :
Je vois Thémire. Ô transports enchanteurs !

SCÈNE IV. Polycrate, Thémire. §

POLYCRATE.

Thémire, en vous voyant la résistance est vaine,
Tout cède à vos attraits vainqueurs.
Heureux l’amant dont les tendres ardeurs
450 Vous feront partager la chaîne
Que vous avez sur tous les cours !

THÉMIRE.

Je fuis les soupirs, les langueurs,
Les soins, les tourments, les alarmes :
Un plaisir qui coûte des pleurs
455 Pour moi n’aura jamais de charmes.

POLYCRATE.

C’est un tourment de n’aimer rien.
C’est un tourment affreux d’aimer sans espérance
Mais il est un suprême bien,
C’est de s’aimer d’intelligence.

THÉMIRE.

460 Non, je crains jusqu’aux nouds assortis par l’amour.

POLYCRATE.

Ah ! Connaissez du moins les biens qu’il vous apprête
Vous devez à Junon le reste de ce jour.
Demain une illustre conquête
Vous est promise en ce séjour.

SCÈNE V. §

THÉMIRE.

465 Il me cachait son rang, je feignais à mon tour.
Polycrate m’offre un hommage
Qui comblerait l’ambition :
Un sort plus doux me flatte davantage,
Et mon cour en secret chérit Anacréon.
470 Sur les fleurs d’une aile légère,
On voit voltiger les zéphyrs.
Comme eux d’une ardeur passagère
Je voltige sur les plaisirs.
D’une chaîne redoutable,
475 Je veux préserver mon cour ;
L’amour m’amuserait comme un enfant aimable ;
Je le crains comme un fier vainqueur.

SCÈNE VI. Anacréon, Thémire. §

ANACRÉON.

Belle Thémire, enfin le Roi vous rend les armes,
L’aveu de tous les cours autorise le mien :
480 Si l’amour animait vos charmes,
Il ne leur manquerait plus rien.

THÉMIRE.

Vous m’annoncez par cette indifférence
Combien le choix vous paraîtrait égal.
Qui voit sans peine un rival
485 N’est pas loin de l’inconstance.

ANACRÉON.

Vous faites à ma flamme une cruelle offense ;
Vous la faites surtout à ma sincérité.
En amour même.
Je dis la vérité,
490 Et quand je n’aime plus, je ne dis plus que j’aime.

THÉMIRE.

Quand on sent une ardeur extrême,
On a moins de tranquillité.

ANACRÉON.

Thémire jugez mieux de ma fidélité.
Ah ! Qu’un amant a de folie
495 D’aimer, de haïr tour-à-tour :
Ce qu’il donne à la jalousie,
Je le donne tout à l’amour.

THÉMIRE.

Je crains ce qu’il en coûte à devenir trop tendre ;
Non, l’amour dans les cours cause trop de tourments.

ANACRÉON.

500 Si l’hiver dépare nos champs
Est-ce à Flore de les défendre
S’il est des maux pour les amants.
Est-ce à l’amour qu’il faut s’en prendre ?
Sans la neige et les orages,
505 Sans les vents et leurs ravages,
Les fleurs naîtraient en tous temps.
Sans la froide indifférence,
Sans la fière résistance,
Tous les cours seraient contents.

THÉMIRE.

510 Vous vous piquez d’être volage,
Si je forme des nouds, je veux qu’ils soient constants.

ANACRÉON.

L’excès de mon ardeur est un plus digne hommage
Que la fidélité des vulgaires amants ;
Il vaut mieux aimer davantage,
515 Et ne pas aimer si longtemps.

THÉMIRE.

Non, rien ne peut fixer un amant si volage.

ANACRÉON.

Non, rien ne peut payer des transports si charmants.

THÉMIRE.

Vous séduisez plutôt que de convaincre :
Je vois l’erreur et je me laisse vaincre.
520 Ah ! Trompez-moi longtemps par ces tendes discours ;
L’illusion qui plaît devrait durer toujours.

ANACRÉON.

C’est en passant votre espérance
Que je prétends vous tromper désormais.
Vous attendrez mon inconstance,
525 Et ne l’éprouverez jamais.

ENSEMBLE.

Unis par les mêmes désirs,
Unissons mon sort et le vôtre ;
Toujours fidèles aux plaisirs,
Nous devons l’être l’un à l’autre.

SCÈNE VI. Polycrate, Thémire, Anacréon. §

POLYCRATE.

530 Demeure Anacréon, je suspens mon courroux,
Et veux bien un instant t’égaler à moi-même.
Je n’abuserai point de mon pouvoir suprême ;
Que Thémire décide et choisisse entre nous.
À Thémire.
Dites quels sont les nouds que votre âme préfère,
535 N’hésitez point à les nommer :
Je jure de confirmer
Le choix que vous allez faire.

THÉMIRE.

Je connais tout le prix du bonheur de vous plaire
Si j’osais m’y livrer ; cependant en ce jour,
540 Seigneur, vous pourriez croire
Que je donne tout à la gloire,
Je veux tout donner à l’amour.
Pardonnez à mon cour un penchant invincible.

POLYCRATE.

Il suffit. Je cède en ce moment ;
545 Allez, soyez unis ; je puis être sensible ;
Mais je n’oublierai point ma gloire et mon serment.

THEMIRE et ANACRÉON.

Digne exemple des rois, dont le cour équitable
Triomphe de soi-même en couronnant nos feux,
Puisse toujours le ciel prévenir tous vos voux :
550 Que votre reine aimable,
Par un bonheur constant à jamais mémorable,
Éternise vos jours heureux.

POLYCRATE à Anacréon.

Commence d’accomplir un si charmant présage ;
Rentre dans ma faveur, ne quitte point ma cour,
555 Que l’amitié du moins me dédommage
Des disgrâces de l’amour.
Que tout célèbre cette fête ;
L’heureux Anacréon voit combler ses désirs.
Accourez, chantez sa conquête
560 Comme il a chanté vos plaisirs.

SCÈNE VII. Anacréon, Thémire, Peuples de Samos. §

LE CHOEUR.

Que tout célèbre cette fête
L’heureux Anacréon voit combler ses désirs ;
Accourons, chantons sa conquête
Comme il a chanté nos plaisirs.
On danse.

ANACRÉON, alternativement avec le Choeur.

565 Jeux, brillez sans cesse ;
Sans vous la tendresse
Languirait toujours.
Au plus tendre hommage
Un doux badinage
570 Prête du secours.
On danse.
Quand pour plaire aux belles
On voit autour d’elles
Folâtrer l’Amour,
Dans leur cour le traître
575 Est bientôt le maître,
Et rit a son tour.