L’AMOUR TYRANNIQUE
TRAGI-COMÉDIE

M. DC. XXXX. AVEC PRIVILÈGE DE SA MAJÉSTE

Par Monsieur DE SCUDERY

PRIVILÈGE DU ROI §

LOUIS par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, à nos amés et féaux Conseiler les Gens tenants nos Cours de Parlement, Maîtres de requêtes ordinaires de notre Hôtel, baillifs, sénéchaux, prévôt, leurs lieutenants, et tous autres de nos justiciers et officiers qu’il appartiendra, Salut. Notre bien amé Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous fait remontrer qu’il désirerait imprimer, une tragi-comédie intitulée, L’Amour Tyrannique, composée par le sieur Scudéry, s’il avait sur ce nos lettres nécessaires, lesquelles il nous a très humblement supplier de lui accorder : À CES CAUSES, Nous avons permis et permettons à l’exposant d’imprimer, vendre et débiter en tous lieux de notre obéissance de la tragi-comédie, en telles marges, en tels caractères, et autant de fois qu’il voudra, durant l’espce de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la première fois ; et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elle soient, de l’imprimer, faire imprimer, vendre ni débiter en aucun endroit de ce Royaume, durant ledit temps, sous prétexte d’augmentation, correction, changement de titre, ou autrement, en quelque sorte et manière que ce soit, à peine de quinze cent livres d’amende, payables sans déport par chacun des contrevenants, et applicables un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts ; à condition qu’il en sera mis deux exemplaire en notre bibliothèque publique, et une en celle de notre très cher et féal le sieur Séguier, Chancellier de France, avant de l’exposer en vente, à peine de nullité des présentes : du contenu desquelles nous vous mandons que vous fassiez jouir pleinement et paisiblement l’exposant, et ceux qui auront droit d’icelui, sans qu’il lui soit fait aucun trouble ni empêchement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin du livre un bref extrait des présentes, elle soient tenues pour dûment signifiées, et que foi y soit ajoutée, et aux copies d’icelles collationnées par l’un des nos amés et féaux conseillers et secrétaires , sans demander autre permission : Car tel est notre plaisir, nonobstant préjudice d’icelles, clameur du Haro, charte Normande, et autres lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-troisième de février, l’an de grâce mille six cent trente-neuf , et de notre règne le vingt neuvième. Signé par le Roi en son conseil, CONRART.

Les exemplaires ont été fournis, ainsi qu’il est porté par le privilège.

Achévé d’imprimé le 2ème jour de février 1639
À PARIS, Chez Augustin Courbé, Imprimeur et Libraire e Monseigneur Frère du Roi, dans la petite Salle du Palais, à la Palme.
À MADAME LA DUCHESSE D’AIGUILLON

Madame, §

C’est plutôt par l’impatience publique, que par ma propre inclination, que je me porte à faire imprimer cet ouvrage que je vos offre : car après la gloire qu’il eu, d’être représenté quatre fois devant Monseigneur, et devant vous ; après les choses que S.E. en a dits en présence de toute la Cour ; après l’honneur qu’elle m’a fait, de vouloir avoir ce poème en manuscrit dans son cabinet ; et après le rang que vous lui avez donné tout haut, parmi ceux de cette nature ; ma plus ardente ambition est tellement assouvie, qu’elle ne trouve rien à désirer. Certes si celui qui disait qu’un homme lui était tout un théâtre, eut eu comme moi le GRAND CARDINAL, et l’incomparable DUCHESSE DE L’AIGUILLON pour approbateurs, il n’aurait pas enfermé sa pensée dans des bornes si étroites : et sans doute il eut dit aussi bine que moi, que ces deux illustres personnes lui auraient tenu lieu de tout le monde. Aussi puis-je assurer, MADAME, que ni Monseigneur, ni vous , n’aurez pas sujet de me demander, "pour combine nous comptes-tu ?" comme un grand capitaine à l’un des siens, qui s’étonnait du nombre de ses ennemis, puisqu’il est vrai que je vous regarde et l’un et l’autre comme si vous étiez toute le terre ; et qu’après vous avoir satisfaits, je suis pleinement satisfait moi-même : je dis pleinement satisfit, MADAME, pour ce qui touche de poème ; car il est certain qu’à parler plus généralement, je ne le ferai jamais, jusqu’à tant que par mille soins,, et par mille devoirs, je puisse être assez heureux, pour vous obliger à croire que je suis,

MADAME,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

DE SCUDERY

ACTEURS §

  • OROSMANE, roi de Capadoce.
  • TIGRANE, fils d’Orosmane.
  • TIRIDATE, roi de Pont.
  • ORMÈNE, femme de Tiridate et fille d’Orosmane.
  • POLIXÈNE, femme de Tigrane et fille du roi de Phrygie.
  • TROILE, fils du roi de Phrygie et frère de Polixène.
  • PHARNABASE, jadis gouverneur de Tyridate.
  • PHRAARTE, lieutenant général de Tiridate.
  • CASSANDRE, fille d’honneur d’Ormène.
  • HÉCUBE, fille d’honneur d’Ormène.
  • EUPHORBE, capitaine phrygien déguisé en paysan.
  • TROUPE de Gardes de Tyridate
  • TROUPE d’habitants.
La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Ormène, Cassandre, Hécube. §

ORMÈNE

Elle sort d’une tente.
Dieux, qui voyez les maux dont je suis poursuivie,
Accordez m’en la fin, en celle de ma vie,
Et ne permettez pas qu’un cour au désespoir
Murmure contre vous, et manque à son devoir :
5 Assez et trop longtemps, ma pauvre âme abattue,
A souffert les rigueurs de l’ennui qui la tue :
Assez, et trop longtemps, un infidèle époux
A méprisé ces pleurs qui s’adressent à vous.
Il est temps, ô grands dieux, de finir mon martyre ;
10 Accordez-moi la mort, puisque je la désire :
Et ne refusez pas à ce cour langoureux,
Le remède assuré qui reste aux malheureux.
Je ne demande pas que ma fin soit vengée,
Car je ne change point, quoique l’on m’ait changée :
15 J’aime encore Tiridate inconstant comme il est ;
Je crois devoir haïr tout ce qui lui déplaît ;
Puisqu’il veut mon trépas, je le tiens légitime,
Et je veux que ma mort amoindrisse son crime :
Fasse le juste ciel en m’ôtant la clarté,
20 Qu’il puisse aimer ailleurs sans infidélité.

CASSANDRE

Exemple merveilleux de l’amour conjugale,
Que vous faites bien voir que rien ne vous égale,
Puisque dans les rigueurs, et dans le changement,
Ce cour toujours constant aime si chèrement.
25 Que votre majesté s’il lui plaît se console,
Et pour se consoler, s’assure en ma parole,
Qui lui promet qu’un jour les dieux auront pitié
Des maux que le roi fait à sa chaste amitié :
Et qu’il lui donnera la palme méritée,
30 Adorant la vertu qu’il a persécutée.

HÉCUBE

Mais, madame, souffrez, que ma compagne et moi
Sachions quel est l’objet qui charme ainsi le roi,
Nulle dame à la cour n’en paraissant aimée,
Peut-il avoir un feu sans flamme et sans fumée ?

ORMÈNE

35 Las ! Il n’est que trop vrai que son cour allumé,
Brûle d’un feu secret dont il est consumé !
La flamme qui détruit la Capadoce entière,
Vient de celle d’amour qui lui sert de matière.
Ne vous souvient-il pas que le roi vint ici
40 Pour visiter mon père, et que j’y vins aussi ?
Il vit pour mon malheur, le sort m’étant contraire,
La belle Polixène épouse de mon frère,
Et se laissa charmer à des attraits si doux.

CASSANDRE

Elle est belle (il est vrai) mais non pas plus que vous.

HÉCUBE

45 Et puis, quelques appas que l’on remarque en elle,
Étant sa belle-sour, sa flamme est criminelle.

ORMÈNE

Il brûla cependant, depuis ce premier jour,
D’un feu qui surmonta celui de notre amour,
Et qui par ses regards me fit bientôt connaître,
50 Et ma perte, et l’amour, et l’oil qui le fit naître.

CASSANDRE

Fut-elle favorable aux voux d’un suborneur ?

ORMÈNE

Pour faire cette faute, elle aimait trop l’honneur :
Au contraire j’appris que ce noble courage,
Repoussa cet affront par un sanglant ouvrage,
55 Et que par un mépris et juste et généreux
Elle imposa silence à ce prince amoureux.

HÉCUBE

Je ne demande plus qui fait prendre les armes,
Et je ne cherche plus la source de vos larmes.

ORMÈNE

Après avoir tenté mille fois ses appas,
60 Le roi quitte mon père, et rentre en ses états :
Il arme sourdement ; et puis comme un tonnerre,
Il vient porter ici la frayeur et la guerre :
Et pour donner couleur au dessein qu’il a pris,
Il accuse mon père, il se plaint d’un mépris ;
65 Et parmi nos voisins lui suppose des crimes,
Pour faire croire à tous ses armes légitimes :
Orosmane surpris en cette extrémité,
Donne, et perd la bataille, avec la liberté.
Tigrane mon cher frère, avec sa Polixène,
70 Se sauve dans ses murs, dont la prise est certaine ;
Et Tiridate alors, favorisé de Mars,
Plante ses pavillons au pied de ses remparts.
Mais pourquoi vous compter un si triste voyage,
Puisqu’aussi bien que moi vous êtes dans l’orage ?
75 Et que vous avez vu les insignes malheurs
Qui perdent ma patrie, et qui causent mes pleurs ?
Si l’espérance même à la fin m’est ravie,
Voyez si j’ai raison d’abandonner la vie ?

CASSANDRE

Mais le roi sait-il bien que vous n’ignorez pas,
80 L’aveugle mouvement qui guide ici ses pas ?

ORMÈNE

Mon visage abattu dans le mal qui me touche,
Et mes soupirs fréquents ont parlé pour ma bouche ;
Mes yeux ont assez dit la douleur que je sens ;
Mais toujours le respect a régné sur mes sens.

HÉCUBE

85 L’excès en toute chose étant illégitime,
Votre facilité, fait peut-être son crime.

ORMÈNE

Quelque injuste rigueur qu’il exerce envers moi,
Je me souviens qu’il est mon époux, et mon roi.

CASSANDRE

Il se doit souvenir de votre amour extrême,
90 Et qu’il vous doit aimer à l’égal de lui-même.

ORMÈNE

Je me dois souvenir au milieu de mes maux,
Et du pouvoir d’un prince, et du peu que je vaux.

HÉCUBE

Mais si votre intérêt n’excite point votre âme,
Combattez pour le sien, et le sauvez de blâme.

ORMÈNE

95 Il n’appartient qu’aux dieux de conseiller les rois.

CASSANDRE

Et les dieux pour cela demandent votre voix.

ORMÈNE

Je ne puis me résoudre à fâcher Tiridate.

HÉCUBE

Ce n’est pas la raison, c’est l’amour qui vous flatte.
L’amour est un tyran dans les jeunes esprits,
100 Dont les profonds respects excitent le mépris.

ORMÈNE

Non, non, si le roi change il n’en est point blâmable ;
Pourquoi m’aimerait-il ? Je ne suis pas aimable.

CASSANDRE

Et pourquoi vous conduire en ce triste séjour ?

ORMÈNE

Par maxime d’Etat il souffre mon amour :
105 Il craint qu’étant absent, une femme irritée
Ne soulève des gens dont elle est respectée ;
Mais ciel, qu’il connaît mal à quel point est chéri,
Par la femme d’honneur un illustre mari !
Malgré son changement, et son mépris encore,
110 (Dieux ne m’écoutez point) mes filles je l’adore ;
Et je ne fais de voux...

HÉCUBE

Madame, le voici :

ORMÈNE

Rentrons, son oil me dit que je m’ôte d’ici.

SCÈNE II. Tiridate, Pharnabase. §

TIRIDATE

Il sort de sa tente.
Enfin je suis vainqueur, la gloire m’environne ;
Je brille de l’éclat d’une double couronne ;
115 Toute la Capadoce est soumise à mes lois ;
Et je m’en vais monter au trône de ses rois.
Cette dernière place étant presque occupée,
Il faut prendre le sceptre acquis par mon épée ;
Et goûter les douceurs, et le souverain bien,
120 Que la victoire donne aux cours comme le mien.
Notre rare valeur a passé comme un foudre ;
Les plus superbes tours, ne sont qu’un peu de poudre ;
Tout fléchit, tout se rend, et mes heureux projets
N’ont point eu d’ennemis, qui ne soient mes sujets.
125 Un beau-père insolent est dans la servitude,
Son fils attend de nous un traitement plus rude ;
Déjà nous le tenons enclos de toutes parts,
Et ses derniers efforts, dans ses derniers remparts,
Témoignent sa faiblesse, et son humeur altière :
130 La ville d’Amasie est un beau cimetière ;
C’est ici que mon bras atterre son orgueil ;
Il en fait son asile, et j’en fais son cercueil ;
Il succombe déjà sous l’effort qui l’accable,
Les béliers ont agi, la brèche est raisonnable,
135 Et le premier assaut que je m’en vais donner,
Achève cette guerre, et me va couronner.

PHARNABASE

La conquête si prompte est bien mal assurée,
La fureur des torrents n’est jamais de durée :
Surprendre un ennemi c’est (pour ne point flatter)
140 Dérober la victoire, et non pas l’acheter,
Quand sur la foi publique un prince se repose,
Qu’il n’a point de sujet de craindre aucune chose,
Certes il est aisé d’opprimer sa valeur,
Et toute sa prudence est courte en ce malheur.

TIRIDATE

145 Vous offensez un prince en disant qu’il sommeille :
Le rang de souverain veut que toujours il veille ;
Et qui s’assure trop en ce qu’on lui promet,
Mérite le malheur où sa faute le met.

PHARNABASE

Seigneur, qui vous instruit en de telles maximes ?
150 Croyez-vous donc qu’un roi doive faire des crimes ?
Et qu’il lui soit permis de violer sa foi,
Comme n’étant plus homme, à cause qu’il est roi ?

TIRIDATE

Ceux qui tiennent un rang de puissance infinie,
Sont instruits seulement par un divin génie,
155 Qui fait toujours céder au cour d’un potentat,
Cette raison commune, à la raison d’état.

PHARNABASE

Croyez-vous donc avoir la fortune prospère,
Quand vous aurez détruit un innocent beau-père ?
Croyez-vous bien franchir un pas si dangereux ?
160 Et qu’une injuste guerre ait un succès heureux ?

TIRIDATE

Ne jugez point des rois, âme vulgaire et basse ;
Ne les mesurez pas avec une autre race ;
Pour les y comparer, ils sont trop différents,
Les rois ont des sujets, et n’ont point de parents.

PHARNABASE

165 Mais supposons enfin que l’on prenne Amasie,
Vous verrez sur vos bras, et l’une et l’autre Asie ;
Tous les princes voisins prenant part à l’affront ;
Contre tant d’ennemis, que peut un roi de Pont ?

TIRIDATE

Mais que ne peut-il point ? Et que peuvent les autres,
170 Quels efforts suffiront à s’opposer aux nôtres ?
Et quel de mes voisins osera concevoir
Le penser seulement de choquer mon pouvoir ?
Après ce coup d’essai de ma force infinie,
Qu’on arme contre moi toute la Bithinie,
175 Et que le Phrygien aide à mes ennemis,
Si je veux tourner tête, on les verra soumis.
Non, non, rien désormais ne peut ternir ma gloire ;
La victoire me suit, et tout suit la victoire :
Les sujets d’Orosmane, et vaincus, et charmés,
180 Servent contre celui qui les avait armés ;
Du débris de son camp le mien se fortifie.

PHARNABASE

Le vaincu pour tromper le vainqueur qui s’y fie.

TIRIDATE

Sur le moindre soupçon, une juste rigueur
Perdra tous les vaincus pour sauver le vainqueur.

PHARNABASE

185 Vos gens avec douleur semblent porter les armes,
Quand ils versent du sang, ils répandent des larmes,
Et vous n’êtes servi dans ce mauvais dessein,
Que parce qu’un sujet doit tout au souverain.

TIRIDATE

Soit qu’on me suive ici, par amour, ou par force,
190 L’espoir d’un grand butin, est une belle amorce :
Et puis, leur volonté ne fait pas mes destins,
Je suis maître, et mon bras sait punir les mutins.

PHARNABASE

Esprit du grand Hermon, si ton oil me regarde ;
Si tu vois le dépôt que tu mis en ma garde ;
195 Sois témoin qu’aujourd’hui ma voix a combattu,
Les sentiments d’un fils qui n’a pas ta vertu ;
Et si l’ire des dieux dans quelque temps l’accable,
Grand prince, souviens-toi qu’il en fut seul coupable.

TIRIDATE

Vous même, Pharnabase, ayez le souvenir
200 Qu’un discours insolent se peut faire punir.
Chacun vit à sa mode, et dans l’heur que j’espère,
Je ne me règle point au règne de mon père :
Ce qui fut bon pour lui, serait mauvais pour moi,
En un mot il régnait, et je pense être roi.
205 Mais le fâcheux objet que le destin m’envoie !
Dieux, par quelle raison souffrez-vous qu’il me voie ?

SCÈNE III. Phraarte, Orosmane, deux gardes, Tiridate, Pharnabase. §

PHRAARTE

Seigneur, il nous a dit qu’en cette extrémité,
Il désirait parler à votre majesté.

OROSMANE

Impitoyable fils, ta haine est assouvie ;
210 Tu tiens en ton pouvoir mon état et ma vie ;
Et le sort favorable aux voux du plus puissant,
A soutenu ton crime, et perdu l’innocent.
Il semble que les dieux ont changé de nature,
Ou que tout ici bas n’aille qu’à l’aventure,
215 Puisqu’on voit l’injustice en ce degré qu’elle est,
Et la vertu soumise à tout ce qui lui plaît.
Cette main, dont le bruit en sa gloire naissante,
Vola du bord du Tibre aux rivages du Xanthe ;
Qui partout surmonta les obstacles offerts,
220 A laissé choir un sceptre, et s’est soumise aux fers :
Ta fraude, je l’avoue, a vaincu ma prudence ;
J’ai commis une faute, et j’en fais pénitence ;
Je me consume en vain en regrets superflus ;
N’es-tu pas satisfait ? Et que cherches-tu plus ?
225 Veux-tu bannir du monde un innocent beau-frère ?
Et parce que tu vois que le sort m’est contraire,
Ton injuste fureur qui m’a tant outragé,
Veut-elle doublement affliger l’affligé ?
Ne te suffit-il pas, inexorable prince,
230 De m’avoir mis aux fers ? Désolé la province ?
Et versé tant de sang, qui monté jusqu’aux cieux,
Pour demander vengeance à l’équité des dieux ?
Veux-tu donc qu’un abîme, appelle un autre abîme ?
Et qu’un crime en ton âme, appelle un autre crime ?
235 Ha ! Pardonne à Tigrane, il a trop enduré ;
Laisse à ce pauvre prince un asile assuré ;
Et sans poursuivre encore un dessein si funeste,
Souffre que d’un royaume, une ville lui reste :
C’est bien la moindre part qu’un fils y doit avoir :
240 Ainsi jamais le sort n’ébranle ton pouvoir ;
Ainsi le ciel bénin puisse oublier ta faute,
Et ta main conserver le sceptre qu’elle m’ôte.

TIRIDATE

Tiridate veut vivre, ainsi qu’il a vécu ;
Ne vaincre qu’à demi, c’est n’avoir pas vaincu :
245 Pour arrêter mon bras, cette feinte est grossière :
Que l’ennemi se rende, ou morde la poussière :
Et s’il veut obtenir quelque pitié de nous,
Qu’il quitte ses remparts, et paraisse à genoux.

OROSMANE

Il feint d’y rester.
Soit pour faire céder sa fortune à la tienne,
250 Souffre que je le voie, et que je l’entretienne :

TIRIDATE

Allez faire ranger mes gens de toutes parts,
Et qu’on le mène après au pied de ces remparts ;
Faites sommer ce fils de parler à son père :
Mais si leur entretien n’est tel que je l’espère,
255 Et que cet orgueilleux persiste en son dessein,
Qu’on lui mette à l’instant un poignard dans le sein.
Il le rappelle, et lui parle bas.
Phraarte, il suffira d’en faire bien la feinte ;
Car je veux seulement l’émouvoir par la crainte ;
Si son fils ne se rend, sans lui faire aucun mal,
260 Qu’on donne à l’heure même un assaut général :
Il paraît sur la tour, allez en diligence
Préparer les moyens d’une illustre vengeance :
Le voilà, dépêchez, contentez mon esprit,
Et ne manquez à rien de ce que j’ai prescrit.

SCÈNE IV. Polixène, Tigrane. §

POLIXÈNE

265 Enfin seigneur, enfin, l’espoir nous abandonne,
Et pour me conserver, vous perdez la couronne :
Ha ! Détournez ces yeux que je vois tous en pleurs,
Du visage fatal qui cause vos malheurs.
Privez-le, privez-le de cette grâce insigne ;
270 Ne le regardez plus, puisqu’il en est indigne ;
Je trouve que chacun a droit de me blâmer ;
Mes yeux ont fait un crime, en me faisant aimer.
Mais seigneur, dans l’état où le destin nous range,
Faites que votre main me punisse et vous venge.
275 Vous pouvez rétablir votre premier bonheur,
Et sauver votre état, en sauvant mon honneur.
Accordez-moi la mort, je n’attends autre chose :
L’effet sera détruit, si l’on détruit la cause ;
Et ce cruel tyran qui ne cherche que moi,
280 Quand je ne serai plus, délivrera le roi.
N’écoutez point, seigneur, notre amour qui vous flatte ;
Ne songez point à moi, pensez à Tiridate ;
Et pour vous garantir d’un monstre furieux,
Veuillez hausser le bras, et détourner les yeux.

TIGRANE

285 Ha ! Changez de discours, ma chère Polixène,
Vous augmentez mes pleurs, vous irritez ma peine ;
Cédons, cédons plutôt à la fureur du sort ;
Suivez, je le permets, le parti du plus fort ;
Séparez vos destins de ceux d’un misérable ;
290 Évitez sagement sa perte inévitable ;
Et songez que la vôtre est le plus grand malheur,
Que l’on puisse ajouter à ma juste douleur,
Que l’état soit perdu, que ma perte le suive ;
Qu’un autre soit heureux, que Polixène vive ;
295 Que de tous mes travaux Tiridate ait le fruit ;
C’est ce que je demande aux dieux qui m’ont détruit.

POLIXÈNE

Quoi ? Vous croyez, seigneur, que je sois assez lâche
Pour suivre en ce malheur un conseil qui me fâche ?
Il semble que mon cour, comme vous le traitez,
300 Ne veuille prendre part qu’à vos félicités !
Qu’il ne veut point courir vos diverses fortunes,
Et se donner la couche, et la tombe communes ?
Non, non, croyez seigneur, en cette extrémité,
Où le bonheur, le sceptre, et l’espoir m’est ôté,
305 Que nous ne cédons point à la vertu d’un autre ;
Et que votre destin sera toujours le nôtre.

TIGRANE

Ô cour vraiment royal, seul bien d’un affligé !

POLIXÈNE

Unique objet du mien, vous l’avez outragé :
Mais que veulent ces gens ?

SCÈNE V. Phraarte, Orosmane, deux Gardes, Tigrane, Polixène. §

PHRAARTE

Il parle à ses soldats.
Avancez vers la porte,
310 Pendant que je ferai ce que mon ordre porte.
Ô contrainte fâcheuse où je suis obligé !
Il dit ces quatre vers bas.
Je te plains dans le cour, pauvre prince affligé ;
Mais si j’achève enfin le dessein que je trame,
Phraarte en te sauvant, se sauvera de blâme.
315 C’est le roi mon seigneur, qui me fait t’avertir
De lui rendre la place, et d’en vouloir sortir ;
Il hausse le poignard.
Car si tu ne le fais, consulte, délibère ;
J’ai le commandement de poignarder ton père.

TIGRANE

Ô dieux ! En quel état me trouverai-je en ce jour ?
320 Que dois-je devenir ? Nature, honneur, amour,
Hélas ! Qui de vous trois fera pencher mon âme,
Sans me combler de peine, aussi bien que de blâme ?
ô ciel trop rigoureux contre moi conjuré,
Voulez-vous que j’agisse en fils dénaturé ?
325 Mais aussi voulez-vous que je me rende infâme,
Et que mes lâchetés abandonnent ma femme ?
Et toi puissant amour qui règnes dans mon cour,
Pourras-tu bien te rendre, et souffrir un vainqueur ;
ô destins ennemis dont la rigueur m’oppresse !
330 Quoi ? Faut-il perdre un père, ou bien une maîtresse ?
Et dans le triste état qui me met aux abois,
Croyez-vous qu’un esprit puisse faire ce choix ?
Oui, malgré mon amour, malgré ma jalousie,
Invisible bourreau de notre fantaisie,
335 La nature l’emporte, et ce premier devoir
Comme étant le plus juste, a le plus de pouvoir :
Arrête malheureux, garde bien d’entreprendre
Ce détestable coup, puisque je me veux rendre.

OROSMANE

Tigrane, oses-tu bien par crainte, ou par pitié,
340 Mépriser la vertu, plutôt que l’amitié ?
T’aurais-je fait un cour capable de faiblesse ?
Oses-tu prononcer ce discours qui me blesse ?
Sache que mon esprit ne peut souffrir ta voix,
Qui veut faire une injure au sang de tant de rois.
345 Parle, as-tu remarqué que j’aime assez la vie,
Pour craindre lâchement qu’elle me soit ravie ?
Et crois-tu dans l’état où je suis devant toi,
Parce que j’ai des fers, que je ne sois plus roi ?
Non, des biens seulement la fortune se joue ;
350 Si tu n’es généreux, va, je te désavoue.

TIGRANE

Mais vous pouvoir sauver, et ne le faire pas !

OROSMANE

Empêche notre honte, et non pas mon trépas.

TIGRANE

Et quoi, j’aurais le cour de vous voir ravir l’âme ?

OROSMANE

Regarde si je tremble en voyant cette lame !

PHRAARTE

355 Ha ! C’est trop !
Il feint de la frapper.

TIGRANE

Assassin, arrête je me rends !

OROSMANE

L’honneur te le défend, et je te le défends :
Va mourir sur la brèche où l’honneur te demande.

TIGRANE

Me le commandez-vous ?

OROSMANE

Oui, je te le commande.

TIGRANE

Il vous faut obéir.

OROSMANE

Achève, achève-moi.

PHRAARTE

Il dit ces vers à part.
360 Le visage des rois imprime de l’effroi ;
Aux armes compagnons !

TIGRANE

Mes citoyens aux armes.

POLIXÈNE

Dieux, épargnez le sang, et payez-vous de larmes !

PHRAARTE

Il regarde derrière le théâtre.
Courage mes amis, avancez, avancez ;

Un Garde

La première phalange est au bord des fossés.

PHRAARTE

365 À l’assaut,

TIGRANE

À la mort,

OROSMANE

Meurs en fils d’Orosmane,
Comme je vais mourir en père de Tigrane.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Tiridate, Ormène, Pharnabase, Cassandre, Hécube, troupe de gardes. §

TIRIDATE

Il sort de sa tente.
Rentrez, rentrez Madame, et ne m’empêchez pas
D’aller voir aujourd’hui la fin de nos combats :
Il n’est rien de plaisant pour une âme offensée,
370 Comme l’affreux objet d’une ville forcée :
C’est là que le désordre est agréable aux yeux ;
C’est là que doit paraître un cour victorieux :
Car au milieu des morts, du sang, et de la proie,
Le feu qui la dévore, est un beau feu de joie.

ORMÈNE

375 Seigneur, oyez la voix de ma juste amitié ;
En faveur de mon frère, écoutez la pitié ;
Songez que la rigueur peut obscurcir la gloire,
Et n’ensanglantez point une belle victoire.
Certes quand son péché serait même infini,
380 Confessez-moi, seigneur, qu’il est assez puni :
Bien qu’on le laisse vivre, et bien qu’on lui pardonne,
Un prince a tout perdu, quand il perd la couronne ;
Ainsi vous ne prenez que des soins superflus ;
Car Tigrane est encore, mais le prince n’est plus.

TIRIDATE

385 Enfin je vois votre âme, et je remarque en elle
Cette lâche pitié qui la rend criminelle :
L’intérêt d’un mari qui vous devrait toucher,
Cède à celui d’un frère, infidèle, et plus cher :
Et par cette requête, à bon droit rejetée,
390 Vous oubliez le rang où vous êtes montée :
Mais bien que votre esprit, soit pour lui contre moi,
Si suis-je votre époux, si suis-je votre roi.

ORMÈNE

Seigneur, ces noms sacrés sont gravés en mon âme ;
Mais quoi, je suis sa sour !

TIRIDATE

Mais vous êtes ma femme.

ORMÈNE

395 La nature me parle, elle a bien du pouvoir.

TIRIDATE

Contre ce que je suis, rien n’en devrait avoir :

ORMÈNE

Ce n’est qu’avec respect que je vous sollicite :

TIRIDATE

La fausse humilité vient d’un cour hypocrite.

ORMÈNE

Hélas ! Dois-je oublier...
Il l’interrompt.

TIRIDATE

Tout, pour n’oublier pas
400 Que la rébellion mérite le trépas.

ORMÈNE

Ha ! Plût au ciel, seigneur, que mon âme affligée
Vous parût en l’état où vous l’avez rangée ;
Une extrême douleur s’y verrait en ce jour,
Avec beaucoup de crainte, et beaucoup plus d’amour.
405 Si vous n’êtes seigneur, le seul objet que j’aime ;
Si je ne vous chéris à l’égal de moi-même ;
Puissai-je maintenant éprouver en ces lieux,
Ce que peut la colère, et des rois, et des dieux.

TIRIDATE

Conformez donc en fin votre vouloir au nôtre ;
Il s’en va.
410 Et si vous êtes sage évitez l’une et l’autre.

ORMÈNE

Il s’en va le volage, il s’en va l’inhumain,
Me dérobant son cour, ensanglanter sa main ;
Et volant vers l’objet qui captive son âme,
Il s’en va le chercher à travers de la flamme.
415 Ô frère infortuné qu’a perdu le destin !
Épouvantable objet de sang et de butin,
Terre qui m’as vu naître, accorde-moi la tombe.

CASSANDRE

Sous les maux de l’esprit, le corps enfin succombe ;
Et la force vous manque, et le tint vous pâlit.

HÉCUBE

420 Souffrez qu’on vous soutienne, et qu’on vous porte au lit :
Orosmane vient.
Aussi bien cet objet que le sort vous présente,
Augmenterait encore cette douleur cuisante :

CASSANDRE

Oui, Madame, fuyons de ces funestes lieux.
Elle entend de son père.

ORMÈNE

Hélas ! Je porte au cour ce qu’on ôte à mes yeux !

SCÈNE II. Troupe de citoyens, Oraosmane, Deux gardes. §

UN CITOYEN

Ils se mettent à genoux.
425 Seigneur, puisque le sort vous ôte la couronne,
Qu’il abat votre trône, et qu’il nous abandonne,
Accordez-nous un bien que nous désirons tous ;
Souffrez que vos sujets expirent devant vous ;
Et qu’aux yeux de celui dont la main vous opprime,
430 Notre sang répandu lui reproche son crime.
Nos courages unis en cette extrémité,
Sont tous pleins de constance et de fidélité ;
Votre main dans les fers est autant respectée,
Comme en tenant un sceptre elle était redoutée :
435 Et quelque indignité qu’on vous fasse en ces lieux,
Nous adorons en vous une image des dieux.
Ne croyez pas, seigneur, qu’une faiblesse d’âme
Nous ait fait éviter et le fer et la flamme ;
Nous avons défendu nos murs et nos fossés ;
440 Contre vos ennemis, mais ils nous ont forcés :
Si bien que nous cherchons, en perdant la province,
La gloire de mourir aux pieds de notre prince.

OROSMANE

Ha ! Bons et vrais sujets, dignes d’un autre sort,
Le ciel s’apaisera peut-être par ma mort !
445 Oui, vos fidélités auront leur récompense :
Je sais votre devoir, mais je vous en dispense :
Ne tournez plus vers moi, ni le cour, ni les yeux ;
Cette nécessité, qui force jusqu’aux dieux,
A gravé dans le ciel l’arrêt irrévocable,
450 Qui donne le pouvoir à celui qui m’accable.
Ne résistez donc plus à ce décret fatal ;
Et tâchez d’amollir cette âme de métal.
Assez votre grand cour, dans ma juste querelle,
A soutenu ma gloire, et combattu pour elle ;
455 Assez il s’est fait voir, et sans pair, et sans prix ;
Ne vous enterrez pas sous mon triste débris ;
Vivez, obéissez, puisque je le commande ;
Votre heur sera le mien, et je vous le demande.

Un Citoyen

Non, non, que ce cruel achève ses projets,
460 Il aura des captifs, mais non pas des sujets :
Toujours notre devoir, et toujours votre gloire,
Serait les seuls objets qu’aura notre mémoire.
Il parle aux soldats.
Ô vous qui le gardez, si ces pleurs que je vois,
Viennent de la pitié que vous avez du roi,
465 Si vous n’approuvez point l’injustice d’un maître,
Par l’honneur, par les dieux, faites-le nous paraître ;
Déchargez de ces fers le plus grand des humains,
Et pour les recevoir, nous présentons les mains.

OROSMANE

Il les embrasse.
Ô fidèles sujets !

Un Citoyen

Ô bon et digne prince,
470 Si vous devez périr, périsse la province !

SCÈNE III. Orosmane, Tiridate, Pharnabase, Troupe de citoyens, Troupe de gardes. §

OROSMANE

Il arrête Tiridate et lui fait voir ces habitants à genoux.
Tourne, tourne les yeux, homme sans amitié ;
Regarde Tiridate, un objet de pitié ;
Ne te mets pas au rang des cours inexorables ;
Ne ferme point l’oreille aux cris des misérables ;
475 Et puisque le destin les range sous ta loi,
Traite-les en sujets, de tyran deviens roi.
Surmonte en leur faveur ton humeur sanguinaire ;
Et de gendre inhumain, sois maître débonnaire.
N’irrite point des maux, dont tu fus seul auteur ;
480 Et force-les d’aimer un prince usurpateur.
Juge par cette amour qu’a pour moi la province,
Comme les bons sujets chérissent un bon prince ;
Sois vainqueur de ton vice après m’avoir vaincu ;
Et pour te faire aimer, vis comme j’ai vécu,
485 Ou si ta cruauté n’est pas bien assouvie,
Épargne ton état, et prends encore ma vie :
Marche (si tu le veux) sur mon front oppressé,
Pour monter dans le trône où tu m’as renversé :
Mais saoule à tout le moins ta fureur en ma perte,
490 Et ne te fais point roi d’une ville déserte.
Songe, en voyant l’état où tu nous as réduis,
Que tu pourras tomber au désastre où je suis ;
Et que si l’équité n’est jamais assurée,
L’injustice a toujours sa peine préparée ;
495 Qu’il n’est rien d’éternel ; que tout change ici-bas ;
Et qu’en faisant un bien, nous ne le perdons pas,
Ce n’est qu’en leur faveur que je répands des larmes ;
En leur seule faveur, laisse tomber tes armes ;
Il s’en va.
Peuple, après les malheurs qu’Orosmane a souffert,
500 Voila tout ce que peut un prince dans les fers.

TIRIDATE

Qu’on m’ôte ces objets de crainte et de faiblesse ;
En l’état où je suis leur présence me blesse ;
Qu’ils songent sans troubler les plaisirs de mon cour,
On les ôte.
Qu’il faut que les vaincus adorent le vainqueur.

PHARNABASE

505 Seigneur, songez vous-même, en l’état où vous êtes,
Que des monts élevés les orgueilleuses têtes,
De la foudre souvent, peuvent sentir les coups,
Et que les dieux encor, sont au dessus de vous.

TIRIDATE

Oui, si je suis frappé, ce fera du tonnerre,
510 Et je ne crains plus rien du côté de la terre ;
Mais puisqu’étant mortel, il me faut un tombeau,
Pourrai-je le choisir, ni plus grand, ni plus beau ?

PHARNABASE

Seigneur, n’irritez point la puissance suprême,
On peut gagner et perdre un royal diadème :
515 Mille exemples fameux vous peuvent enseigner,
Et comme on la doit craindre, et comme on doit régner.

TIRIDATE

Ha ! Je n’ai pas besoin du conseil qu’on me donne :
Ce bras, ce même bras, qui gagne une couronne,
Quel que soit le succès, qui me doive arriver :
520 Comme il peut l’acquérir, saura le conserver.

PHARNABASE

Que votre majesté me permette de dire,
Que quand votre valeur étendrait son empire,
Aux plus lointains climats que l’on ait découverts,
Et ferait un état de tout cet univers :
525 Quand (dis-je) votre cour, n’aurait plus rien à craindre,
Si son dessein n’est juste, il est toujours à plaindre.
Au milieu des grandeurs, des trônes éclatants,
Les princes vicieux ne sont jamais contents :
L’or, la pourpre, le dais, le sceptre, et la couronne,
530 Ni la garde qui veille, et qui les environne,
Ne sauraient empêcher que le juste remords,
Plus cruel mille fois, que les plus dures morts,
Au milieu de la pompe, au milieu de la gloire,
Ne leur soit un bourreau, logé dans la mémoire.
535 L’image de leur crime épouvantable à voir,
Se présente à leurs yeux, avec le désespoir ;
Et tel dont la grandeur nous paraît souveraine,
Sur l’ivoire, et sur l’or, se sent mettre à la gêne :
Son esprit est troublé d’une noire vapeur ;
540 Il a tout offensé, tout aussi lui fait peur ;
Et son trône devient pour punir sa malice,
Le superbe échafaud de son secret supplice :
Ha ! Seigneur, la raison vous parle par ma voix,
Elle qui doit régner, ou règnent les grands rois.

TIRIDATE

545 Va, je n’écoute plus cette vertu farouche,
Qui te met si souvent l’insolence en la bouche ;
Et si quelque pitié n’intercédait pour toi,
Sache qu’on t’apprendrait à parler à ton roi :
Oui, tu saurais enfin que ma colère est lente,
550 Mais qu’en la retenant, elle est plus violente,
Et qu’elle est un torrent que l’on doit redouter.

SCÈNE IV. Phaarte, Tiridate, Pharnabase. §

PHRAARTE

Il dit ce vers tout bas.
Avantage honteux, te dois-je raconter ?
En vain pour se sauver, l’ennemi s’évertue :
Nous avons du château la défense abattue :
555 Et le soldat n’attend, à l’assaut apprêté,
Que le commandement de votre majesté,
Car pour la ville prise, elle est déjà paisible.

TIRIDATE

Achève, abats amour, tout ce qui t’est nuisible :
Donnons, donnons Phraarte, et devance mes pas ;
560 Fais savoir à mes gens qu’il y va du trépas,
Si la moindre insolence outrage Polixène :
Il s’en va.
Vole.

PHRAARTE

Et quoi ? Son amour a donc causé sa haine !
Encore un nouveau crime apparaît à mes yeux !
Si je l’ai mal instruit, vous le savez grands dieux !
565 S’il n’a vu par mes soins, toutes ces belles marques
Dont l’histoire honora les plus justes monarques ;
Si la morale a rien de grand, et d’excellent,
Dont je n’ai combattu son esprit violent :
ô ciel ! Punissez-moi des fautes de ce prince,
570 Comme le seul auteur des maux de la province.
Mais sans perdre le temps, il est plus à propos,
Et pour l’honneur d’un maître, et pour notre repos,
D’aller encore un coup, au péril de ta vie,
Opposer la raison à son injuste envie.
575 Dieux, le mal est pressant ! Tigrane que je vois
Sur le haut de la tour pâle et transi d’effroi,
Et la princesse encore aussi morte que vive,
Semblent me reprocher que mon aide est tardive.

SCÈNE V. Tigrane, Polixène. §

TIGRANE

Ma chère Polixène, il n’y faut plus penser,
580 Car l’ennemi s’approche, il s’en va nous forcer ;
Voici le point fatal marqué pour ma ruine,
Voici l’heure où mon cour perd ta beauté divine ;
Ô funeste accident, pire que le trépas !
Perdant le sceptre seul, je ne me plaindrais pas ;
585 Cette privation, n’a rien qui m’importune ;
Je regarde l’amour, et non pas la fortune ;
Et sous un toit de chaume, y vivant avec toi,
Je trouverais encore tous les plaisirs d’un roi :
Tiridate, cruel, vois que je t’abandonne,
590 Sans regret, sans douleur, trône, sceptre, et couronne,
Usurpe, usurpe tout, et ne me laisse rien
Que ce divin objet, lui seul est tout mon bien ;
Sans lui, toutes grandeurs, me semblent méprisables ;
Avec lui tous les maux me seront supportables ;
595 Et si de ta bonté, ce trésor m’est rendu,
Tu m’entendras jurer que je n’ai rien perdu :
Mais que d’un vain espoir ma pauvre âme se flatte !
Tigrane n’aime rien, que n’aime Tiridate ;
L’effet de ces désirs n’a garde d’arriver,
600 Puisqu’il me veut ravir, ce que je veux sauver.
Il n’en veut qu’à mon cour, il n’en veut qu’à ma femme ;
Le feu qui me consomme, allume aussi son âme ;
Ce qui fait mes plaisirs, fait ses félicités ;
Et son ambition n’en veut qu’à tes beautés.
605 Ô rage ! Ô désespoir ! Que feras-tu Tigrane ?
À tes yeux, en tes bras, souffrira la rigueur,
Et d’un injuste amant, et d’un lâche vainqueur ?
Quoi, tu pourras souffrir, qu’il entre dans ta couche ?
Tu le verras pâmé sur cette belle bouche ?
610 Et peut-être qu’encor, pour te faire enrager,
Il te laissera vivre, afin de t’affliger ?
Ha ! Non, non ; meurs plutôt, devance ces misères ;
Va faire ton tombeau, du trône de tes pères,
On t’a vu naître prince, il faut mourir en roi,
615 Et d’un trépas au moins qui dépende de toi ;
Il veut se frapper d’un poignard.
Par l’estomac ouvert, mon âme étant ouverte,
Vois comme je me perds, pour ne pas voir ta perte.

POLIXÈNE

Elle l’en empêche.
Ha ! Seigneur, est-ce ainsi que vous nous chérissez ?
Vous évitez l’orage, et vous nous y laissez !
620 En cette extrémité, souffrez que je vous blâme ;
Vous semblez vous résoudre à perdre votre femme :
Ce grand cour se dément, puisqu’il cède aujourd’hui,
Ce qui certainement ne peut être qu’à lui.
Pouvez-vous concevoir cette injuste pensée ?
625 Que ferai-je seigneur, quand vous m’aurez laissée ?
Me croyez-vous sans cour, sans honneur et sans foi ?
L’auriez-vous bien pensé, seigneur, répondez-moi.

TIGRANE

Mais toi-même, mon cour, que veux tu que je fasse ?
Tu vois pleuvoir sur moi, disgrâce sur disgrâce ;
630 Le ciel pousse aujourd’hui sa fureur jusqu’au bout ;
Partout je me défends, on me force partout :
Enfin je cède au sort, c’est lui seul qui me dompte :
Mais tout puissant qu’il est, je lui cède avec honte ;
Et si malgré le fiel que sa rage a vomi,
635 Je pouvais te sauver à travers l’ennemi,
En résistant au mal qui fait que je succombe,
Au milieu de son camp, j’irais chercher la tombe.
Mais quoi ! Tu vois briller le fer de toutes parts ;
On s’en va nous forcer dans nos derniers remparts :
640 Je ne te puis sauver, c’est un acte impossible,
Et je ne saurais voir ta perte trop sensible.

POLIXÈNE

Et par quelle raison ne le pouvez vous pas ?
N’avez-vous point un fer qui donne le trépas ?
Il faut pour me sauver d’un injuste monarque,
645 Que votre main me mette en celle de la parque.
Croyez que cette mort n’aura rien que de doux,
Si je la puis souffrir, et pour vous, et par vous.
Donnez-la moi seigneur, consultez vous encore ?
Percez, percez ce cour ; et puisqu’il vous adore,
650 Faites par votre bras qu’il puisse être en ce jour,
Une belle victime, et d’honneur, et d’amour.
Toujours votre douceur exauça ma prière ;
Écoutez celle-ci, puisque c’est ma dernière ;
Et que je puisse dire, après ce coup aisé,
655 Que Tigrane jamais ne m’a rien refusé ;
Frappez, et délivrez une âme malheureuse.

TIGRANE

Ô vertu sans pareille ! ô femme généreuse !
Ton discours me ravit, mais il me fait horreur ;
L’amour retient ce bras, que pousse la fureur ;
660 Mon désespoir t’accorde une injuste requête,
Mais il trouve à l’instant la pitié qui l’arrête :
Il a beau m’exciter, il a beau discourir ;
Vis si tu peux mon âme, et me laisse mourir.

POLIXÈNE

Et qui nous vengerait, lorsque je serais morte ?
665 Suspends cette douleur, elle est déjà trop forte :
Sur moi, pour contenter ton amour infini ;
Mais songe auparavant qui doit être puni.
Sus donc mon cher époux, contente mon envie ;
Par un coup pitoyable, arrache-moi la vie ;
670 Et jette après ce corps, dans la flamme, ou dans l’eau,
De crainte qu’il ne tombe aux mains de ce bourreau :
Vis donc pour nous venger, c’est ce que je demande ;
La raison te l’ordonne, et je te le commande.

TIGRANE

Quoi ? Frapper ce que j’aime !

POLIXÈNE

Et quoi, l’abandonner !

TIGRANE

675 Lui donner le trépas !

POLIXÈNE

Ne le lui pas donner.

TIGRANE

Se montrer inhumain !

POLIXÈNE

Se montrer sans courage !

TIGRANE

T’outrager en t’aimant !

POLIXÈNE

Endurer qu’on m’outrage !

TIGRANE

L’amour et la fureur, être ensemble en ce jour !

POLIXÈNE

Cette fureur, Tigrane, est elle-même amour.
680 Sache dans ce malheur, que ta pitié me blesse :
Je te conjure donc d’assister ma faiblesse ;
Par l’honneur, par l’amour dont mes sens sont charmés ;
En un mot, par mes yeux si tu les as aimés.

TIGRANE

Dure nécessité !

POLIXÈNE

Déjà trop balancée ;
On fait un grand bruit derrière le théâtre.
685 Connais par ce grand bruit, que la place est forcée.

TIGRANE

Exécrable, par toi cet astre doit finir ;
Vis donc pour te venger, et meurs pour te punir.
Perce, perce ce sein, pour qui tu fus sensible ;
Jette, jette dans l’eau, ce miracle visible ;
690 Tu n’auras plus un bien, mais aucun ne l’aura ;
L’amour fait ta fureur, l’amour t’excusera ;
Tu sauras te venger, du traître qui t’opprime :
Tu sauras te punir, ayant commis ce crime ;
Tu seras affligé, tu seras généreux,
Il part le poignard à la main.
695 Va donc au bord de l’eau, te rendre malheureux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Polixène, Phraarte, troupe de gardes. §

POLIXÈNE

Cruels, puisqu’en ce jour je cherchais le naufrage,
Elle tient un mouchoir sur son bras.
Votre secours me nuit, votre pitié m’outrage ;
Me contraindre de vivre, en l’état où je suis,
C’est d’un malheur extrême augmenter mes ennuis ;
700 Et m’offrir au tyran, pour qui j’ai tant de haine,
C’est offenser l’honneur ainsi que Polixène.
Donc, si vous en avez, témoignez aujourd’hui
Que l’honneur vous est cher, plus que moi, ni que lui :
Souffrez que je m’oppose à sa brutale envie ;
705 Éteignez ses désirs, en éteignant ma vie :
Et puisqu’il ne sait pas que je sois en vos mains,
Empêchez par ma mort ses injustes desseins :
Ainsi sans nul danger, votre bras secourable,
Sauvera votre gloire, et cette misérable ;
710 Ainsi vous me prouvez bien mieux votre amitié,
Que par le triste effet d’une lâche pitié.
Sus donc, haussez la main, que rien ne la retienne ;
Ou pour le moins cruels, laissez agir la mienne,
Puisqu’on voit qui lui reste encore quelque vigueur ;
715 Blessez, ou trouvez bon que j’arrache ce cour.

PHRAARTE

Madame, plût aux dieux qu’il fût en ma puissance,
En ce malheureux jour, d’aider à l’innocence :
Je me perdrais madame, afin de vous sauver :
Mais si je l’entreprends, qu’en peut-il arriver ?
720 Nous sommes dans le camp, où chacun nous regarde ;
Espérez donc au ciel, c’est lui seul qui vous garde ;
Et venez dans ma tente où ce sang que je vois
S’arrêtera, premier que nous voyons le roi :
Que ce grand cour résiste, au mal qui l’importune.

POLIXÈNE

Elle entre.
725 Qui méprise le jour, méprise la fortune.

PHRAARTE

Il parle en lui-même.
Il n’est pas à propos de lui découvrir rien,
De ce hardi projet, que je fais pour son bien ;
De crainte que sa joie, en se faisant paraître,
Ne mît quelque soupçon en l’âme de mon maître.
730 Mais gardons d’être vus de ce monde qui vient ;
Le dessein important dont mon cour s’entretient,
Veut que je me retire, et que je délibère,
Avec autant de soin, qu’en mérite l’affaire.

SCÈNE II. Cassandre, Tigrane, Hécube. §

CASSANDRE

Seigneur, que cherchez-vous en ce lieu dangereux ?

TIGRANE

Il est déguisé en soldat simple.
735 Tout ce que doit chercher un prince malheureux ;
La vengeance, et la mort, par amour, et par haine.

HÉCUBE

Si vous êtes connu, votre perte est certaine.

CASSANDRE

Si sur vous la raison conserve son pouvoir,
Fuyez vite, seigneur, ne vous laissez point voir.

TIGRANE

740 Que je manque à punir, ce monstre détestable !
Que je manque à venger, un objet tant aimable !
Et que je vive encor après avoir commis
Ce que n’auraient pas fait, les plus fiers ennemis.
Non, non, mes filles non, la chose est résolue ;
745 Et le destin le veut de puissance absolue ;
Il faut que je me perde, après avoir perdu
Un trésor, qui jamais ne peut m’être rendu ;
Il faut que je me venge, et que je me punisse ;
Que Tiridate meure, et qu’après je finisse.
Il lui montre son poignard.
750 Voyez ce fer sanglant que je porte en la main,
Par lui j’ai fait un coup juste, mais inhumain :
Par lui j’ai fait périr une beauté si rare,
Amant infortuné, mais beaucoup plus barbare.
Ô main ! Cruelle main, que la fureur arma,
755 Toi main, qui fais périr, ce que le cour aima ;
Qui viens d’ouvrir le sein de la personne aimée,
De quels feux violents seras-tu consommée ?
Et puisque c’est par toi qu’un astre a pû finir ?
Est-il quelque brasier qui te puisse punir !
760 Noires filles d’enfer, abandonnez vos gouffres,
Apportez en ces lieux vos flammes, et vos souffres,
Venez, venez à moi ; quittez vos criminels,
Mon crime est infini, vos feux sont éternels ;
Pour venger sur ma main l’innocence opprimée,
765 Qu’elle brûle toujours, sans être consommée.
Cher esprit, que ma main a séparé du corps,
Belle âme, vois du ciel ma rage, et mes transports ;
Mon amour, ma douleur, mon désespoir extrême ;
Il se met à genoux.
Jette l’oil sur mon cour, pour connaître s’il t’aime ;
770 Et si par tant de cris je puis être entendu,
Il entend le sang de sa femme qu’il voit à son poignard.
Vois que j’adore ici ce que j’ai répandu :
Mais sans plus m’arrêter à cette plainte vaine,
Donnez-moi le moyen de parler à la reine ;
Sa tente (à mon avis) n’est pas bien loin d’ici ;
775 Cassandre, répondez ?

CASSANDRE

Non seigneur, la voici.

HÉCUBE

Dieux entrez, le roi vient !

TIGRANE

Faut-il que je me cache,
Moi qui cherche partout, un ennemi si lâche ?
Oui, sa garde le suit, et pour en approcher,
Il entre.
Souffre une fois honneur, que je m’aille cacher.

SCÈNE III. Tiridate, Orosmane, Ormène, Pharnabase, troupe de gardes. §

TIRIDATE

780 Apprenez qu’un grand cour amoureux de la gloire,
Est ardent au combat, et doux en la victoire.

OROSMANE

Tiridate, mon âme aurait tort d’en douter,
On le voit en ces fers, que tu me fais porter.

TIRIDATE

Vous les aimez tous deux, votre bouche est discrète ;
785 Mais pourquoi me celer le lieu de leur retraite ?
S’ils reviennent enfin sans craindre mon pouvoir,
Ils verront le plaisir que j’aurai de les voir.

ORMÈNE

Seigneur, je le dirais si j’étais mieux instruite,
Des chemins inconnus, où s’adresse leur fuite :
790 Et je n’opposerais contre vos volontés,
Que mes profonds respects, et vos propres bontés.

OROSMANE

Ô fils, qui n’es plus fils, je lis dans ta pensée !
J’y vois ta violence, et ta flamme insensée ;
Tu portes sur le front ton injuste désir,
795 Les marques de ton crime, et de ton déplaisir.
Tu crois ne rien gagner, si tu perds Polixène ;
Ta voix en nous flattant, est un chant de Sirène ;
Tu crois nous endormir, par des termes si doux,
Surprendre notre esprit, et te moquer de nous.
800 Mais apprends inhumain, que je sais ta malice ;
Que ma raison voit clair, dans ce noir artifice ;
Et que pour découvrir ce que tu veux savoir,
Ta plus grande fureur manquerait de pouvoir.
Je sais bien, ô cruel, que ta rage est extrême ;
805 Mais arme tes bourreaux, ou sois bourreau toi-même.
Applique à la torture, un prince malheureux ;
Sois inhumain, sois tigre, il sera généreux.

TIRIDATE

Quoi donc, j’aurai perdu le fruit de tant de peine ?
Et bien, soit, il est vrai, j’adore Polixène :
810 Je ne veux plus cacher que j’en suis enflammé ;
Cet objet est trop beau pour n’être pas aimé ;
J’ai des yeux, elle est belle, autant qu’il est possible ;
Ses regards ont des traits, et moi je suis sensible.
Peut-on ne l’aimer point en voyant ses appas ?
815 Il faudrait s’étonner si je ne l’aimais pas.
Qu’elle aille en me fuyant jusqu’au bout de la terre,
Plus vite qu’un torrent j’irai porter la guerre,
Je la suivrai partout, et les bois, et les mers,
Et les pleines de sable, et les affreux déserts,
820 Les monts, et les rochers qui s’élèvent aux nues ;
Ni des abîmes creux les routes inconnues ;
Ni les soldats armés, ni le feu, ni le fer,
Ni le secours du ciel, ni celui de l’enfer,
Ne sauraient empêcher qu’une illustre conquête,
825 Du plus beau des lauriers n’environne ma tête ;
Et qu’après ces travaux je ne revienne un jour,
Couronné par les mains, et de Mars, et d’Amour.

ORMÈNE

Seigneur, en attendant que le destin la rende,
À ce cour affligé puisqu’il la lui demande :
830 Veuillez-vous délivrer d’un objet déplaisant ;
Votre sévérité m’oblige en le faisant ;
N’offensez point les yeux d’une nouvelle épouse,
Des regards importuns d’une femme jalouse.
Goûtez (en me donnant un tombeau sous ces murs)
835 Et des biens sans traverse, et des plaisirs tous purs.
Accordez à mes pleurs la mort que je désire ;
Et croyez-moi, seigneur, que le jour ni l’empire,
N’ont rien d’assez puissant pour causer mon regret ;
Que si vous permettez à mon esprit discret,
840 De vous nommer un mal plus fort que ma constance,
C’est la perte, seigneur, de votre bienveillance ;
Elle seule m’afflige, elle seule aujourd’hui
Me fait sentir ma peine, et la gloire d’autrui.
À toute heure l’amour rappelle en ma mémoire,
845 Ces moments bienheureux, et pour moi pleins de gloire,
Où vos yeux dans les miens adoraient des appas,
Que vous croyez y voir, et que je n’avais pas.
À toute heure l’amour, qui veut m’ôter la vie,
D’une félicité que vous m’avez ravie,
850 Fait le tourment secret de mon cour éperdu,
Et me dit que ce bien ne peut m’être rendu,
Mais dans ce mal pressant, seigneur, je vous le jure,
Je soupire, je plains, mais toujours sans murmure :
Quels que soient vos mépris, quel que soit mon malheur,
855 Vous verrez mon respect plus fort que ma douleur :
Et quand j’aurai lassé la fortune inhumaine,
Ma mort vous fera voir quelle était votre Ormene.

OROSMANE

Hélas ! à ce propos qui doit t’être si cher,
Ton cour se devrait fendre, et fût-il de rocher :
860 Cependant aujourd’hui, je vois que ce remède
T’émeut sans te purger du mal qui te possède :
Tu frémis sous l’effort que te fait la raison,
Mais ton âme pourtant, veut garder son poison :
Tu te plais de céder au vainqueur qui te dompte,
865 Tu vois bien la vertu, mais elle te fait honte ;
Tu rougis, mais enfin tu ne peux consentir
Au conseil que te donne un juste repentir :
Esclave du péché, tu veux suivre ton maître ;
Tu le connais méchant, mais quoi, tu le veux être ;
870 Et bien poursuis, poursuis tes injustes desseins :
Mais je crois que la mort a sauvé de tes mains
Polixène, et Tigrane, en un jour si funeste ;
Exerce ta fureur, surtout ce qui te reste.

TIRIDATE

Allez objets fâcheux, qui troublés mes plaisirs,
Il les chasse.
875 Si ce présage est vrai, je suivrai vos désirs ;
Et si par ce tombeau, la tombe m’est ouverte,
Vous êtes bien certains d’accompagner ma perte.

PHARNABASE

Ha ! Seigneur, ha ! Seigneur, oubliez-vous son rang ?
Et le respect du trône, et le respect du sang ?
880 Quoi ? N’écoutez-vous plus, dedans cette aventure,
La voix de la raison, la voix de la nature,
Elles de qui la terre, observe, et suit les lois ?

TIRIDATE

Il n’est point d’autre loi, que le vouloir des rois :
C’est de nous qu’elle vient, tous puissants que nous sommes ;
885 C’est nous qui sommes dieux, qui la donnons aux hommes ;
Mais bien que les mortels la doivent respecter,
Celui qui fuit un joug, ne le doit pas porter.

PHARNABASE

Le prince est un objet que l’univers contemple ;
Chacun bon ou mauvais, se forme à son exemple ;
890 C’est lui qui perd le peuple, ou c’est lui qui l’instruit ;
Il marche le premier, tout le reste le suit ;
S’il observe les lois, elles semblent aisées ;
Mais lorsqu’il les méprise, elles sont méprisées ;
Et je dis franchement (bien que j’en sois haï)
895 Qu’il leur doit obéir, s’il veut être obéi.

TIRIDATE

Le prince dans le trône où l’éclat l’environne,
Par les rayons brillants que jette la couronne,
Et par ceux d’une foudre encore prête à darder,
Empêche les sujets de le tant regarder.

PHARNABASE

900 De quelque foudre enfin dont sa main soit pourvue,
Il est trop élevé pour n’être pas en vue ;
Et c’est ce qui l’oblige à faire son devoir,
Sachant qu’il ne fait rien que l’on ne puisse voir.

TIRIDATE

Si je trouve ma reine après cette victoire,
905 Plus j’aurai de témoins, et plus j’aurai de gloire
Et je voudrais pouvoir par cent combats divers,
La mener en triomphe aux yeux de l’univers ;
Je tiens ma flamme juste autant qu’elle est plaisante,
Quel démon de lumière à mes yeux se présente ?
Polixène arrive.
910 Trompeuse illusion dont les charmes puissants,
Font naître un vrai plaisir en décevant mes sens ;
Ne te dissipe point, laisse durer ma joie.

SCÈNE IV. Phraarte, Tiridate, Polixène, Pharnabase, troupe de gardes. §

PHRAARTE

Il dit ce vers bas.
Tristesse, rentre au cour, de peur qu’on ne te voie.
J’attaquais l’ennemi, par le côté de l’eau ;
915 Lorsqu’un homme en courant est sorti du château,
Qui poussé des fureurs qui maîtrisaient son âme,
A donné d’un poignard dans le sein de madame :
Et par un second crime horrible à raconter,
Dans le milieu de l’onde a voulu la jeter :
920 Mais un tronc par bonheur à sa robe accrochée,
Diverti ce dessein, et sa perte empêchée,
J’ai couru promptement, mais étant arrivé,
Cet homme à travers l’eau s’était déjà sauvé ;
Or soit que la frayeur empêchât sa colère,
925 Ou qu’il fût trop pressé, la blessure est légère :
J’ai cru de mon devoir en cette nouveauté,
D’en venir rendre compte à votre majesté,
Et de lui présenter cette belle captive.

TIRIDATE

Je suis par ton moyen, le plus heureux qui vive !
930 Je ne puis te payer, je t’en fais un aveu ;
Car en te donnant tout, je te donnerais peu.
Madame, quel démon, quel monstre, quel barbare
A répandu le sang d’une beauté si rare ?
Quelle main sacrilège, a pû frapper un corps,
935 Ou la nature a mis ses plus riches trésors ?
N’a-t-elle point tremblé lorsqu’elle a fait ce crime ?
Monstre, qui que tu sois, tu seras sa victime :
Ha ! Madame, voyez en ma pâle couleur,
L’effet de votre sang, qui cause ma douleur.

POLIXÈNE

940 Ha ! Cruel, si mes maux ont pour toi quelques charmes,
Laisse couler mon sang, taris plutôt mes larmes :
Et sans plaindre ce corps que l’amour a frappé,
Va remettre Orosmane en son trône usurpé.
Inhumain, peux-tu bien le savoir à la chaîne,
945 Et t’offrir seulement aux yeux de Polixène ?
Arrête, arrête enfin, ton injuste courroux ;
Ne désespère plus, ni moi, ni mon époux ;
Considère les pleurs de ta pudique femme ;
Va lui rendre ton cour, va lui rendre ton âme ;
950 Tu n’avanceras rien, ton crime a beau parler ;
Ma constance est un roc, qu’on ne peut ébranler ;
Tu me verras courir à mon heure fatale,
Avant que contenter ta passion brutale :
Sois pour ton intérêt un peu moins vicieux ;
955 Crains, crains le châtiment, songe qu’il est des dieux ;
Et qu’un usurpateur a toujours sur la tête,
La foudre épouvantable à tomber toute prête.

TIRIDATE

Non, non, ne croyez pas que mon ambition
M’ait obligé de faire une telle action ;
960 Outre qu’on m’a vu naître avec une couronne,
La fortune qui m’aime, est celle qui les donne ;
Et sans prendre la leur, ce bras a le pouvoir
De m’en acquérir cent, si je les veux avoir.
Mais souffrez mon discours, il est pour votre gloire :
965 Je suis, je suis l’amour, et non pas la victoire :
Ce visage adorable impose aux volontés
Une nécessité d’adorer ses beautés :
Si cela vous déplaît dedans cette aventure,
Accusez vos appas, accusez la nature,
970 Vous êtes trop aimable, objet rare et charmant,
Et moi je vois trop clair pour n’être pas amant.
Mais je veux que l’amour soit le seul qui vous force :
Et pour vous posséder je veux faire un divorce,
Par là votre vertu se pourra contenter :
975 Une double couronne est plaisante à porter :
Songez-y Polixène, et suivez mon envie,
Si vous avez dessein qu’Orosmane ait la vie ;
Donnez-moi votre amour, donnez-moi votre cour ;
Traitez bien un vaincu, pour l’être du vainqueur.

POLIXÈNE

980 Une couronne est belle, elle doit être chère ;
Ce doit être un trésor que les jours d’un beau-père ;
Mais je n’estime point, ni plaisir, ni bonheur,
Ni couronne, ni père, à l’égal de l’honneur.
C’est lui seul que je suis ; c’est lui seul que j’adore ;
985 Afin de le sauver, que tout périsse encore ;
Père, sour, et mari, moi-même si tu veux :
Si tu m’ôtes le fer, vois que j’ai des cheveux ;
Il cherche pour s’étrangler.
Je trouverai la mort pour sortir de misère,
Et rejoindrai bientôt, époux, et sour, et père.

TIRIDATE

990 Ô fier et beau sujet de mon affection !

POLIXÈNE

Ô déplaisant objet de mon aversion !

TIRIDATE

Je suis forcé d’aimer en voyant ce visage.

POLIXÈNE

Redonne-moi les mains, et m’en permets l’usage,
Laisse agir mon amour, laisse agir ma fureur,
995 Je veux le déchirer, je veux te faire horreur.

TIRIDATE

Empêchez-la Phraarte, ô femme inexorable !
On la tient.
Ô démon plein d’appas ! Ô tigresse adorable !
Après que vainement mon cour a combattu,
Je te devrais haïr.

POLIXÈNE

Pourquoi ne le fais-tu ?

TIRIDATE

1000 Il faudra bien enfin chercher quelque allégeance ;
Et j’espère trouver une douce vengeance.

POLIXÈNE

Ô dieux !

TIRIDATE

Mais je promets de faire mes efforts,
Pour incliner l’esprit sans contraindre le corps.
Comme j’ai toujours cru la victoire assurée,
1005 Votre chambre, madame, est déjà préparée,
Il lui montre une tente.
Vous plaît-il pas entrer ?

POLIXÈNE

Exécrable bourreau,
N’en fais pas mon logis, mais fais-en mon tombeau,
Elle entre.
C’est toute la faveur que prétend Polixène :

TIRIDATE

Qu’on mette à la servir, des femmes de la reine ;
Il parle à ses gardes.
1010 Cet esprit orgueilleux, se vaincra par douceur ;
Et n’importe comment j’en sois le possesseur.

ACTE IV §

SCÈNE I. Euphorbe, Phraarte. §

EUPHORBE

Il est vêtu en paysan avec un panier plein de fruits qu’il feint de venir vendre au camp.
Quelque extrême que soit le mal qui le possède,
Si vous nous assistez, il n’est pas sans remède :
Pour mettre à la raison cet esprit violent,
1015 Le prince de Phrygie avec un camp volant,
Ne marchant que de nuit à la faveur des ombres,
Et sous l’obscurité des forêts les plus sombres,
Par une diligence égale à son souci,
Sans être découvert, s’est rendu près d’ici :
1020 Or comme il connaît bien que votre âme est trop haute,
Pour approuver jamais une pareille faute,
Sachant que la justice est jointe à son courroux,
Il a voulu, seigneur, me dépêcher vers vous.
Il vous est obligé d’un avis salutaire,
1025 Que sa discrétion saura toujours bien taire,
Et qu’il reconnaîtra, vous devez l’espérer ;
Puisqu’il m’a commandé de vous en assurer.
Ce prince ne vient point pour opprimer le vôtre ;
Sa vertu seulement, hait le crime d’un autre,
1030 Tout l’univers connaît qu’il n’est pas l’agresseur ;
Et qu’il n’a d’intérêt que celui de sa sour.
Ainsi votre grand cour sauvant cette province,
Peut joindre son pouvoir à celui de ce prince :
Ainsi votre crédit peut sauver aujourd’hui
1035 L’honneur de votre maître, en vous joignant à lui.
C’est par moi que le mien vous ouvre sa pensée ;
Sous ce rustique habit votre garde avancée,
M’a permis de passer (son oil étant déçu)
Voila de point en point, l’ordre que j’ai reçu.
1040 Après ce que j’ai dit, c’est à vous à me dire,
Si la chose est conduite au point qu’on la désire ;
Ce dessein important ne peut être remis ;
Il le faut achever, et vous l’avez promis.

PHRAARTE

Le ciel me soit témoin, que mon âme hardie
1045 Ne commettrait jamais aucune perfidie,
Et qu’en l’intelligence, ou j’engage ma foi,
Je tâche de sauver la gloire de mon roi.
Retournez promptement, dites à votre maître,
Qu’il se mette en bataille, et se fasse paraître ;
1050 Et que sans plus tarder il marche au même instant,
L’enseigne déployée, est le tambour battant.
Qu’un héraut le devance, avec un manifeste
De ses intentions, et je ferai le reste.
Qu’il marche seulement j’irai le recevoir ;
1055 Je connais nos soldats, et je sais mon pouvoir ;
J’ai déjà préparé l’esprit des capitaines ;
En un mot, dans le camp mes lois sont souveraines.

EUPHORBE

J’y vole donc.
Il s’en va.

PHRAARTE

Allez ! Ô dieux justes et saints,
Donnez-moi le succès égal à mes desseins ;
1060 Faites que le pouvoir que j’ai dans notre armée,
Face bien réussir l’entreprise formée :
Et que tous nos soldats veuillent ainsi que moi,
S’opposer même au roi pour la gloire du roi.
Mais je le vois venir, fuyons de sa présence ;
1065 Cet important dessein veut de la diligence ;
Il n’est point de moments qui ne soient précieux ;
Allons, remettons-nous entre les mains des dieux.

SCÈNE II. §

TIRIDATE, seul.

Stances.
Raison, dont la voix importune,
Veut s’opposer à ma fortune,
1070 Cesse d’affliger mes esprits :
En vain par tes discours, tu parais si subtile ;
Je ne t’écoute plus, ta peine est inutile ;
Raison, le conseil en est pris.
Ne dis plus qu’en cette aventure,
1075 Mon cour offense la nature,
Et qu’il a d’injustes désirs,
Fâcheuse conseillère, il ne te saurait croire,
Et son ambition a trop cherché la gloire,
Il est temps qu’il songe aux plaisirs.
1080 Quelque frayeur que ta voix donne,
Celui qui porte une couronne,
Est trop haut pour en être atteint.
Il dort parmi l’orage ainsi qu’en la bonace ;
Et de quelque danger que le sort le menace,
1085 Il n’est pas monarque s’il craint.
Les rois sont au-dessus des crimes,
Toutes choses sont légitimes,
Pour les princes qui peuvent tout,
Et quelque aversion qu’ait la personne aimée,
1090 Il y va de leur gloire et de leur renommée,
Si leur pouvoir n’en vient à bout.
Ainsi conseiller indiscrète,
Mauvaise et fâcheuse interprète,
Ne me viens plus tant discourir :
1095 Mon cour ne dépend plus de ton humeur sauvage ;
Et déjà mon navire est si loin du rivage,
Qu’il faut achever, ou mourir.
Cette illustre et belle conquête,
Promet un laurier à ma tête,
1100 Qui sera sans comparaison :
Et si je puis gagner le cour de Polixène,
La fortune autrefois avec bien plus de peine,
Ne donna pas tant à Jason.
Mais soit que le destin propice,
1105 Lui fasse accepter mon service,
Ou soit qu’elle ait trop de rigueur :
Possédons seulement cet objet plein de gloire,
Et pour accompagner la première victoire,
Nous gagnerons après son cour.
1110 C’est en vain que je prie, en vain que je soupire ;
Tout ainsi qu’en la guerre en l’amoureux empire,
Le butin se doit prendre, et non pas demander,
Et dans l’un, et dans l’autre il faut tout hasarder.
Qu’elle soit à son gré pitoyable ou rebelle ;
1115 D’un fort bien défendu la prise en est plus belle ;
Toujours les plus hardis sont vus les plus heureux ;
Plus on est violent, plus on est amoureux ;
Par la difficulté notre âme est amorcée ;
Et toujours la pudeur se plaît d’être forcée.
1120 Les contraires souvent sont vus en même jour ;
Telle pleure d’ennui, qui pleurera d’amour ;
Et telle nous maltraite, et telle nous refuse,
Qui pour nous contenter ne cherche qu’une excuse ;
Son cour paraît de glace, étant souvent brûlé ;
1125 Et l’esprit d’une femme est bien dissimulé.
Ainsi, quoi qu’il en soit, une douce contrainte,
Établit mes plaisirs, et dissipe ma crainte ;
On n’est plus en état de me rien refuser ;
Et pour être content il ne me faut qu’oser,
1130 Osons donc.

SCÈNE III. Pharnabase, Tiridate. §

PHARNABASE

Il accourt.
Dans le camp s’élève un grand murmure,
Qui tout confus qu’il est m’est de mauvais augure ;
Chacun paraît ému, chacun y parle bas ;
Et tous ont un secret que je ne comprends pas.
Chacun sort, chacun marche, ou plutôt chacun vole ;
1135 D’un pavillon à l’autre on passe la parole ;
Enfin tout votre camp est en confusion ;
Et je crains la révolte en cette occasion.
Que votre majesté juge dans cette affaire,
Et ce que ce peut être, et ce qu’elle doit faire.

TIRIDATE

1140 Ta faiblesse, rêveur, est sans comparaisons,
Une terreur panique, a troublé ta raison :
Qui veux-tu qui s’oppose à ma bonne fortune ?
Toutefois pour calmer cette rumeur commune,
Porte l’ordre à Phraarte, et mes commandements ;
1145 Qu’il tire tout mon camp de nos retranchements ;
Qu’il le mette en bataille afin que je m’y rende :
J’irai voir ce que c’est, fais ce que je commande.
Mais toi-même, mon cour, évite un oil jaloux,
Qui suit un oil divin, qui s’approche de nous ;
1150 Évite une fâcheuse avec Polixène :
Quitte un objet d’amour pour un objet de haine.

SCÈNE IV. Ormène, Polixène, Orosmane. §

ORMÈNE

Je sais bien que l’espoir nous quitte le dernier ;
Mais vous voyant captive, et le roi prisonnier,
Ma sour, je ne vois rien qui ne nous soit contraire :
1155 Tant de gens vont chercher votre époux, et mon frère,
Qu’on le peut découvrir en quelque lieu qu’il soit ;
Et je le tiens perdu, si quelqu’un l’aperçoit.
Ainsi pour les sauver, et vous sauver vous-même,
Cédez, ma sour, cédez au vainqueur qui vous aime :
1160 Il a raison de suivre un objet si charmant ;
Oui, dans son inconstance, on voit son jugement ;
Et de quelque douleur que je me trouve atteinte,
Vos yeux font son excuse et condamnent ma plainte,
Je vois également la cause de mes maux,
1165 Et dans votre mérite, et dans tous mes défauts :
Aussi me voit-on perdre une amitié si chère,
Non pas sans déplaisir, mais au moins sans colère :
Je reçois ma disgrâce avec submission,
Et mon respect s’oppose à mon affliction.
1170 La loi de nos pays lui permet ce divorce :
Et que ne peuvent point les armes et la force ?
Ainsi donc sagement sauvez de son courroux,
Et mon père, et Tigrane ; en un mot, sauvez-vous.
Pour moi que le destin fit naître infortunée,
1175 Voyant qu’il a coupé le saint noud d’hyménée,
Voyant qu’il a rompu le fil de nos amours,
Je veux trancher encore la trame de mes jours ;
Je veux par mon trépas assouvir la fortune :
Il a cessé d’aimer cessons d’être importune ;
1180 Oui, mon cour, sans te perdre en regrets superflus,
Souviens-toi pour mourir qu’on ne nous aime plus.

POLIXÈNE

Quoi, Madame, est-il vrai que vous teniez mon âme,
Capable de brûler d’une illicite flamme ?
L’avez-vous remarqué dans mes déportements ?
1185 Et faites-vous de moi ces mauvais jugements ?
Quel conseil donnez-vous à mon âme affligée ?
Et pour quelle raison m’avez-vous outragée ?
Ce sang qui coule encore ne vous fait-il point voir,
Si j’estime la vie à l’égal du devoir ?
1190 Vous me voyez en pleurs, vous me voyez blessée,
Et vous pouvez former cette injuste pensée !
L’honneur et la vertu m’ont fait chercher la mort,
Et vous doutez encore si mon esprit est fort !
J’ai méprisé les voux, j’ai méprisé la plainte,
1195 Et l’amour n’aurait peu ce que pourrait la crainte !
Dans ces diversités j’abhorre également,
Tiridate cruel et Tiridate amant ;
Son respect, sa fureur, sa plainte, ou sa menace,
Ses pleurs, ou son reproche, ou sa haine, ou sa grâce,
1200 Tout cela ne peut rien contre un cour animé,
Qui le hait d’autant plus qu’il s’en connaît aimé.
Tigrane, en quelque lieu que le sort te retienne,
Sache que ma constance est égale à la tienne ;
Ta pitoyable main n’a pû m’ôter le jour,
1205 Mais en me le laissant tu m’as laissé l’amour :
Viens d’un courage ardent et d’une main hardie,
En conservant ton bien punir la perfidie ;
Viens généreux lion déchirer à mes yeux,
Un monstre abominable autant que furieux.
1210 Saoule, saoule aujourd’hui ta colère équitable,
De l’infidèle sang d’un prince détestable ;
Ou si le sort cruel choque encore ton dessein,
Une seconde fois viens-moi percer le sein.

ORMÈNE

Dieux, sauvez-les tous trois sans perdre Tiridate !

POLIXÈNE

1215 Ô peu sensible sour !

OROSMANE

Ô fille trop ingrate !

SCÈNE V. Cassandre, Orosmane, Polixène, Ormène. §

CASSANDRE

Cassandre dit ce vers vers l’oreille de la reine.
Que votre majesté se dérobe un moment.
Elle s’en va après une grande révérence.

OROSMANE

Va femme sans courage et sans ressentiment,
Va te charger encore de la haine publique.
Mais vous qu’un noble feu, qu’une ardeur héroïque,
1220 Élève au plus haut point où monte la vertu,
Espérez le triomphe ayant bien combattu :
Quelques maux infinis que le destin m’envoie,
Cette force d’esprit me donne de la joie,
Et me fait espérer que nous vaincrons enfin,
1225 La rigueur du tyran et celle du destin.

POLIXÈNE

Gardons la liberté que ce cruel nous donne
De parler sans nous voir écoutez de personne,
Conservons la seigneur avec discrétion,
Comme le seul remède à notre affliction.

OROSMANE

1230 Dieux, sauvez Polixène et la rendez heureuse !

POLIXÈNE

Elle vivra contente, ou mourra généreuse :
Mais la reine revient ne la rapprochons plus ;
Les plus justes propos sont propos superflus,
Au point où je connais que son âme est blessée ;
1235 Et je n’ai que trop vu le fonds de sa pensée.

SCÈNE VI. Tigrane, Ormène. §

TIGRANE

Vous ne témoignez point une forte amitié,
Ni par votre frayeur, ni par votre pitié,
Madame, vous savez quand un mal est extrême
Qu’on lui doit opposer un remède de même,
1240 Et le nôtre est si grand, que le fer et le feu,
Pour nous en garantir sont encore trop peu.
L’État est envahi, mon père en servitude,
Votre zèle amoureux payé d’ingratitude,
Et vous dormez encore prête de succomber,
1245 Au bord du précipice où vous allez tomber !
Dieux que fait ce grand cour, vous voyant méprisée ?
Tournez, tournez les yeux vers la ville embrasée,
Cherchez ce grand palais qui vous était si cher,
Le voyez-vous, madame, ou plutôt un bûcher.
1250 Peignez-vous dans l’esprit des mères désolées ;
Des enfants égorgés, des filles violées ;
De la flamme, du sang, des temples profanés ;
Des femmes sans honneur, des hommes enchaînés,
Des remparts démolis : et la richesse encore,
1255 Que le soldat emporte ou que le feu dévore ;
Du bruit, des pleurs, des cris, des charbons et du fer ;
Un désordre effroyable, un tableau de l’enfer ;
Imprimez ces objets en votre fantaisie ;
Et puis figurez-vous que telle est Amasie.
1260 Telle est cette cité que l’on vit autrefois,
La merveille du monde et le séjour des rois.
Après cela, madame, il me reste à vous dire,
Ce que la raison veut et ce que je désire :
Mais sans nous amuser en discours superflus,
1265 Votre cour doit m’entendre, ou vous n’en avez plus.

ORMÈNE

Parmi l’excès des maux que je porte dans l’âme,
Je voudrais que mon sang éteignît cette flamme,
Et que pour vous tirer du trouble où je vous vois,
La colère des dieux ne tombât que sur moi.
1270 Certes mon intérêt ne fait pas ma misère ;
Je souffre pour ma sour, je souffre pour mon père ;
Et le plus dur trépas me semblerait bien doux,
Si je le recevais, et pour eux et pour vous.
Mais que pourrais-je faire en l’état où nous sommes ?
1275 Ha ! Notre guérison ne dépend point des hommes,
Il faut un coup du ciel pour nous en garantir.

TIGRANE

Non, non, c’est de ma main que ce coup doit partir :
Mais c’est à vous à faire un acte plein de gloire,
Dont les siècles futurs garderont la mémoire ;
1280 Et qui fera bénir à la postérité,
Et votre grand courage et votre piété.
Je vous conjure donc (vous seule en qui j’espère)
Par l’amour du pays et par celle d’un père ;
Par votre propre gloire et par mon intérêt,
1285 D’embrasser ma querelle équitable qu’elle est.

ORMÈNE

Je ne vous entends point.

TIGRANE

Secondez mon attente ;
Et malgré ce tyran qui fait garder sa tente,
Donnez -moi le moyen de m’approcher de lui,
C’est tout ce que mon bras vous demande aujourd’hui.

ORMÈNE

1290 Ô dieux !

TIGRANE

Après cela, si je ne vous délivre,
Qu’on me fasse mourir comme indigne de vivre.

ORMÈNE

Saisi d’étonnement, de tristesse et d’horreur,
Mon esprit m’abandonne, et fuit votre fureur.
Ha ! Ne m’inspirez point cette damnable envie,
1295 Si le roi monseigneur s’attaque à votre vie,
Je veux mourir pour vous, c’est mon plus grand souci ;
Mais si vous l’attaquez je veux mourir aussi.
Entre ces deux devoirs mon âme balancée,
Ne peut jamais avoir une injuste pensée ;
1300 Et de quelques propos qu’on tâche à m’animer,
Je vous dois secourir, mais je le dois aimer.

TIGRANE

Quoi, vous devez aimer un tyran, un parjure ?
Qui choque également l’amour et la nature ?
Un monstre abominable, un tigre sans pitié ?
1305 Qui méprise les dieux, l’honneur et l’amitié ?
Qui détruit cet état par une injuste haine ?
Qui vous retient captive et mon père à la chaîne ?
Qui sur notre infortune élève son bonheur ?
Qui veut m’ôter le jour, qui veut m’ôter l’honneur ?
1310 Quoi, vous devez aimer, un barbare, un infâme ?

ORMÈNE

Oui, je le dois aimer puisque je suis sa femme.

TIGRANE

Plutôt que de souffrir sa haine et son mépris,
Que ne secondez-vous le dessein que j’ai pris ?

ORMÈNE

L’honneur me le défend.

TIGRANE

L’amitié vous l’ordonne :
1315 Quel refus on me fait !

ORMÈNE

Quel conseil on me donne !

TIGRANE

Un conseil généreux.

ORMÈNE

Un conseil criminel ;
Qui noircirait mon nom d’un reproche éternel.

TIGRANE

Votre gloire, madame, est bien plus assurée,
Étant sour sans pitié, fille dénaturée,
1320 Et préférant à nous, et préférant à vous,
Un traître !

ORMÈNE

Mais mon roi.

TIGRANE

Mais cruel.

ORMÈNE

Mais époux.

TIGRANE

Comment prétendez-vous vaincre sa violence ?

ORMÈNE

Et par ma passion, et par ma patience ;
Et de quelque façon qu’il maltraite mon cour,
1325 Ces armes seulement combattront sa rigueur.

TIGRANE

Ainsi donc par l’erreur d’une sour si changée,
Polixène, ta mort ne sera point vengée ?
Et ton sang répandu que ce fer lui fait voir,
Tout chaud qu’il est encore ne pourra l’émouvoir !
1330 J’aurai donc vainement satisfait ton envie,
En ne te suivant point en conservant ma vie !
Et par ces sentiments qu’elle a pour m’affliger,
J’aurai vécu pour plaindre, et non pour te venger !
Que ce tyran se cache en la nuit la plus sombre,
1335 Et son sang, et le mien apaiseront ton ombre ;
Je te le jure encore, par le saint nom des dieux ;
J’irai le poignarder, en vos bras, à vos yeux ;
Oui, madame, ma main ayant commis ce crime,
Doit à ce noble sang l’une et l’autre victime ;
1340 Oui nous devons mourir en ce commun malheur,
Lui d’un fer, vous de honte, et moi seul de douleur.

ORMÈNE

J’excuse ce transport par l’erreur qui le cause :
Mais vous ne savez pas le succès de la chose ;
L’on a pris Polixène.

TIGRANE

Ô faible invention,
1345 Pour arrêter ma main, et mon affliction !

ORMÈNE

Je ne vous trompe point, j’exprime ma pensée.

TIGRANE

Cette main le sait trop, elle qui l’a blessée ;
Elle encor qui dans l’eau...

ORMÈNE

Non, sans doute elle vit,
Elle est dans notre camp.

TIGRANE

Ce discours me ravit !
1350 Tu vis donc Polixène, et le ciel pitoyable,
A fait en ma faveur un miracle incroyable !
Polixène tu vis, mon deuil s’évanouit :
Mais que mal à propos son cour se réjouit :
Il reparaît triste.
Polixène tu vis, mais tu vis pour un autre ;
1355 Nous retrouvons un bien qui ne peut être nôtre ;
Et je t’aimerai moins (pardonne à ce transport)
Dans les bras du tyran, que de ceux de la mort :
Ô ciel, ô terre, ô dieux, ma douleur est trop forte !
Donnez-la moi vivante, ou rendez-la moi morte :
1360 Me voyant affligé si jamais je le fus,
Faites qu’elle soit mienne, ou qu’elle ne soit plus.
Je connais son esprit étant chaste et fidèle,
Il autorisera ce que je dis pour elle ;
Oui, sans doute il dirait, s’il entendait ma voix,
1365 Qu’il est prêt à sortir une seconde fois :
Sa générosité qui n’eut jamais d’exemple ;
Ce grand et fort esprit digne d’avoir un temple ;
Bien loin de condamner un si cruel dessein,
Baiserait ce poignard, et m’offrirait son sein.
1370 Mais quoi que ma douleur soit forte et légitime,
Ma main, gardons-nous bien de faire un nouveau crime ;
Qu’elle vive plutôt cette aimable beauté ;
Qu’elle ait moins de courage, et moi de cruauté ;
Oui, puisque c’est au ciel que ma perte est écrite ;
1375 Puisque pour me l’ôter le sort la ressuscite ;
Puisque tout m’abandonne en l’état où je suis ;
Puisqu’une ingrate sour se rit de mes ennuis ;
Puisqu’elle veut mon sang, puisqu’elle le demande ;
Mourons ; mais justes dieux, je vous la recommande.

SCÈNE VII. Tiridate, troupes de gardes, Ormène, Tigrane. §

TIRIDATE

1380 Quoi, jusques dans mon camp le perfide est venu ?

Un Garde

Seigneur, n’en doutez point, je l’ai bien reconnu ;
Et si je ne me trompe, il est avec la reine.

TIRIDATE

On lui présente des hallebardes, on le prend et on lui ôte son poignard.
1
Gardes avancez-vous, Pharnace qu’on les prenne :
Ce secret entretien prouve leur trahison ;
1385 Mais le fer et le feu m’en feront la raison ;
Qu’on ne les quitte pas.

ORMÈNE

Quel malheur est le nôtre ?

TIGRANE

Lâche, apprends que mon cour ne craint ni l’un ni l’autre ;
Et que si le destin n’eût rompu mon dessein,
Je venais te cacher ce poignard dans le sein.

TIRIDATE

On les ôte de là.
1390 Je ris de ta colère ainsi que de ses larmes.
Mais il faut que mon camp demeure sur les armes ;
Il parle à un de ses gardes.
Va le dire à Phraarte, afin qu’en liberté,
Je songe à les punir de leur témérité :
Et que le bruit confus des troupes amassées,
1395 Ne vienne point troubler mes diverses pensées ;
Qu’il tienne tout le jour nos bataillons dressés,
La colère et l’amour m’importunent assez.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

TIGRANE, seul.

Stances.
Il est enchaîné dans une tente et il a des tablettes à la main.
Monstre sans yeux et sans prudence,
Qui règnes, et qui fais régner :
1400 Toi, qui te plais de témoigner
Ton pouvoir, et ton inconstance,
Après tant de félicité,
Vois où tu m’as précipité !
Fortune tu tiens les couronnes,
1405 Et par ce double aveuglement,
On connaît que sans jugement
Tu les ôtes, et tu les donnes,
Mais ta faveur assiste un roi,
Volage et méchant comme toi.
1410 Aussi quand tu fus obligeante,
Ou quand j’ai souffert tes mépris,
Ta main ne m’a jamais surpris ;
Qui dit fortune, dit changeante ;
Et j’étais toujours préparé
1415 À perdre un bien mal assuré.
Venge tes faveurs méprisées,
Que j’avais, et que je n’ai plus ;
Marche sur des sceptres rompus ;
Foule des couronnes brisées ;
1420 Je les attendais sans désir,
Et je les perds sans déplaisir.
Mais après que ta violence,
A repris ce qui vient de toi,
Laisse mourir Tigrane en roi ;
1425 Ta fureur a trop d’insolence :
Le trône est un objet plus beau,
Ne règne point sur mon tombeau.
C’est toute la faveur que mon cour te demande ;
Un indigne trépas est ce que j’appréhende :
1430 Et pourvu que mon bras soit maître de mon sort,
D’un visage assuré, je recevrai la mort.
Pourvu que ce tyran, ce monstre plein de vice,
Ne me choisisse point le genre du supplice ;
Pourvu que cette mort qui me doit secourir,
1435 Ne vienne pas de lui, je suis prêt à mourir.
Elle entre dans la tente.
Cassandre si ton cour est touché de ma peine,
De grâce, en ma faveur, va trouver Polixène ;
Porte-lui cet écrit, mais va donc, sorts d’ici ;
J’attendrai sa réponse avec bien du souci :
Il lui baille les tablettes.
1440 Dépêche, et si tu peux trompe l’oil et la haine,
De ces gardes qui sont dans la tente prochaine :
Tu m’obligeras plus (pouvant l’exécuter)
Que si tu me rendais ce qu’on vient de m’ôter.

SCÈNE II. Cassandre, Tigrane. §

CASSANDRE

Seigneur, assurez-vous qu’au péril de ma vie,
1445 Je m’en vais de ce pas contenter votre envie.

TIGRANE

Puisqu’un prince affligé ne peut rien désormais,
Les dieux reconnaîtront le bien que tu me fais.
Je les vois ; mais pourtant ma fidèle Cassandre
Ne va pas droit vers eux, on te pourrait surprendre ;
1450 Sors par l’autre côté, feins de les rencontrer ;
Mais à ton bel esprit, on ne peut rien montrer.

SCÈNE III. Polixène, Orosmane. §

POLIXÈNE

Seigneur, c’est en ce jour que la fureur céleste
Détruit avec l’état tout l’espoir qui nous reste,
Et que Tigrane pris qui m’oblige à pleurer,
1455 Défend à ma raison de plus rien espérer.
Le ciel veut notre perte, il nous y faut résoudre :
Sa dernière colère, ou sa dernière foudre,
Éclate horriblement, enfin tombe sur nous,
Et perd la Capadoce en perdant mon époux.
1460 Tant que Tigrane libre, eût vécu sans contrainte,
Un espoir raisonnable eût balancé ma crainte ;
J’attendais tout de lui, mais hélas ! Désormais
Votre trône en sa chute est tombé pour jamais.
Celui dont la valeur était incomparable ;
1465 Celui qui soutenait notre sort déplorable,
Celui que vous aimiez, celui qui vous aimait ;
Celui que je charmais, celui qui me charmait ;
Celui dont la vertu s’égalait au courage ;
Va saouler d’un tyran l’injustice et la rage ;
1470 Et son illustre main dans les fers d’un méchant,
Ne vous soutiendra point en votre âge penchant.
Ha ! Seigneur, ma constance enfin est abattue !
Le coup qui perd Tigrane est celui qui me tue ;
Le mal qu’il va souffrir est le seul que je sens,
1475 Et j’accuse le sort qui nuit aux innocents.
Ô sort injurieux, vois comme tu disposes,
Et des événements, et de l’ordre des choses !
Grands dieux, pardonnez-moi si j’ose murmurer,
Mais ce mal est trop fort, qui pourrait l’endurer ?

OROSMANE

1480 Le sort le plus cruel peut devenir propice,
Il a sauvé des gens au bord du précipice ;
Et dans un grand naufrage, on voit venir au port,
Des cours qui savent vaincre, et la mer et la mort.
Mais quand notre vaisseau périrait dans l’orage,
1485 Manquons d’heur, Polixène, et non pas de courage :
Qui souffre constamment un destin rigoureux,
Fait voir qu’il méritait d’être moins malheureux ;
La gloire d’un combat consiste à se défendre,
Non à l’événement : mais que nous veut Cassandre ?

SCÈNE IV. Cassandre, Polixène, Orosmane. §

CASSANDRE

1490 Le prince votre époux m’a donné cet écrit :

POLIXÈNE

Elle ouvre les tablettes.
Prépare-toi mon cour, arme-toi mon esprit.
Lettre de Tigrane à Polixène.
Si ma sour m’eût aimé, comme elle aime un perfide,
Et qu’elle eût secondé mon dessein généreux,
J’aurais perdu notre homicide,
1495 Mais elle est trop fidèle, et moi trop malheureux.
Seul objet de mon cour, aimable Polixène,
Puisqu’on voit que le ciel augmente son courroux,
Opposons enfin à sa haine,
Un remède assuré qui dépende de nous.
1500 Pour te sauver l’honneur ma main te fut cruelle ;
Pour me sauver l’honneur, et rompre ma prison ;
Par une grâce mutuelle,
Que la tienne aujourd’hui me donne du poison.
Prête-moi ton secours pour terminer mes peines ;
1505 Trouve-moi ce poison qui me délivrera ;
Si je n’étais chargé de chaînes,
J’irais baiser la main qui me le donnera.

TIGRANE

Triste, désespérée, interdite, et confuse,
Honneur, tu veux un don que l’amour te refuse :
1510 La mort, quelque conseil que tu puisses m’offrir,
Est plus dure à donner qu’elle n’est à souffrir :
Et de tous les grands maux, honneur, le mal extrême,
Est d’en faire endurer à l’objet que l’on aime.
Tigrane, cher époux, je connais en effet,
1515 Par le mal que je sens, celui que je t’ai fait,
Lorsque ma volonté qui règne sur la tienne,
Força ta main au coup que tu veux de la mienne,
Mais bien qu’après un coup qui m’obligea si fort,
Mon cour paraisse ingrat en refusant ta mort,
1520 S’il est vrai, cher époux, que ce refus te blesse,
En faveur de l’amour pardonne à ma faiblesse ;
Tu fis voir ton ardeur en un don si plaisant ;
Et je fais voir la mienne en te le refusant.

OROSMANE

Non, non, la raison veut qu’on suive son envie :
1525 Je conclus à sa mort, moi dont il tient la vie ;
Et malgré le discours que je viens de tenir,
Je vois bien qu’il est temps de songer à finir.
Ne nous opposons plus aux fières destinées ;
Achevons ses malheurs avec ses années,
1530 Et puisqu’aucun secours ne peut nous arriver,
Ne lui refusons pas ce qui le peut sauver.

POLIXÈNE

Hélas ! Tout m’abandonne en si triste aventure !

OROSMANE

Votre amour y résiste aussi fait la nature ;
Je suis père, ce mot dit assez ma douleur,
1535 Mais que pouvons-nous faire en un si grand malheur ?

POLIXÈNE

Quoi donc, pour bien aimer il faut être inhumaine !
Et montrer son amour par un effet de haine !
Ô pitoyable état, où le sort me réduit !
Raison, retirez-vous votre conseil me nuit ;
1540 Je ne puis me résoudre à cet acte tragique ;
Et de quelque vertu que mon esprit se pique ;
Et bien qu’il soit lui-même en état de partir,
Je sens bien que mon cour n’y saurait consentir.

OROSMANE

Tant de difficultés ne me contentent guère :
1545 Je souffre la faiblesse en des armes vulgaires,
Mais aux cours élevés ce défaut me déplaît,
Tigrane étant mon fils, songez à ce qu’il est,
Et faisons que sa mort au moins puisse paraître
Digne de la grandeur où je l’avais fait naître.

POLIXÈNE

1550 Mais quand j’écouterais cette fière raison,
En l’état où je suis, ou prendre du poison ?

OROSMANE

Quand à ce dernier point, aimable Polixène,
Il nous est bien aisé, n’en soyez pas en peine ;
Les rois de Capadoce, ainsi que ceux de Pont,
1555 Dés l’instant qu’on leur met le diadème au front,
En ont toujours sur eux pour abréger leur vie,
S’il arrive jamais qu’il leur en prenne envie :
Et dix siècles entiers ont leur cours achevé,
Depuis que parmi nous cet ordre est observé.
1560 Dessous ces diamants voici notre remède ;
Voici dans nos malheurs ce qui s’offre à notre aide ;
Il lui montre des bagues qu’il a.
Voici ce que mon fils vous demande aujourd’hui ;
Nous en avons assez, et pour nous et pour lui :
Donnez-lui cette bague, et je garderai l’autre ;
1565 Ma main vous fait ce don, il le veut de la vôtre ;
Ne lui refusez point ce présent amoureux ;
Pour ne l’estimer pas il est trop généreux.
Il lui baille une bague.

POLIXÈNE

Tu vois Cassandre enfin ce que le roi commande ;
Il lui baille une bague.
Prends ce funeste don que Tigrane demande ;
1570 Et comme mon destin dépend toujours du sien,
Porte dans cet anneau son trépas et le mien.
Dis lui que ma douleur n’eut jamais de semblable ;
Et qu’étant infinie elle est inconsolable ;
Que j’ai des sentiments qu’on ne peut exprimer ;
1575 Que pour vivre après lui je sais trop bien aimer ;
Que jamais nul ardeur n’approcha de ma flamme ;
Qu’il emporte mon cour, qu’il emporte mon âme ;
Et que si je respire encore quelque moment,
C’est pour aller mourir près de lui seulement.
1580 Dis-lui que mon amour est d’immortelle essence ;
Dis-lui que les tyrans manqueront de puissance,
Qu’on verra Polixène en ce malheureux jour,
Mépriser leur colère ainsi que leur amour.
Dis-lui Cassandre enfin, que mon cour le conjure,
1585 Par ses feux innocents, par ma flamme si pure,
Et montrer sa vertu, de signaler sa foi ;
De mourir noblement, et de penser à moi.

OROSMANE

Il lui baille des tablettes où il vient d’écrire.
Porte-lui cet écrit.

POLIXÈNE

Si la pitié te touche,
Dis lui que la douleur m’ouvre et ferme la bouche ;
1590 Qu’elle me fait parler, et me fait taire aussi,
Je n’en puis plus.

OROSMANE

Cassandre, éloigne-toi d’ici.

CASSANDRE

Ô dieux tout est perdu, le roi nous vient surprendre.

SCÈNE V. Tiridate, Cassandre, troupe de gardes. §

TIRIDATE

Que voulez-vous cacher ? Montrez-le moi Cassandre !

CASSANDRE

Seigneur !

TIRIDATE

Je veux le voir, vous résistez en vain.

CASSANDRE

1595 Je demande pardon.

TIRIDATE

Ouvrez, ouvrez la main.
Il lit dans les tablettes.
Lettre d’Orosmane à Tigrane.
Espérer qu’un tyran puisse adoucir sa haine,
Ce serait manquer de raison :
Mais pour nous tirer tous de peine,
Nous ne manquons pas de poison.
Orosmane.
1600 Traîtres, que j’ai vaincus au milieu des alarmes,
Votre fraude prétend ce que n’ont pu vos armes ;
Le démon qui vous guide a conspiré ma mort,
Mais celui qui me garde est plus grand et plus fort.
En vain par le poison vous attaquez ma vie ;
1605 La fortune s’oppose à cette injuste envie ;
Elle vous a trahi afin de me sauver ;
Elle a bien commencé, c’est à moi d’achever ;
Oui, je me vengerai de vos projets infâmes :
Et toi cour sans pitié qui méprise mes flammes ;
1610 Lâche monstre d’orgueil et de déloyauté ;
Ne pense plus me vaincre avec ta beauté ;
Non, non, je n’ai plus d’yeux, je ne vois plus tes charmes ;
Je suis sourd pour tes cris, aveugle pour tes larmes ;
J’avais pris ton venin, mais dans ta trahison
1615 Tu viens de me guérir par un autre poison :
Mon cour enfin vomit ce qui causait sa peine,
L’extrême amour se change en une extrême haine ;
D’un oil impérieux le règne va finir ;
Je savais l’adorer ; je saurai le punir ;
1620 Mon cour qui le connaît se va faire connaître ;
Il a trop fait l’esclave, il doit faire le maître,
Montre-moi tes appas, fais ton dernier effort,
C’est en vain, ma colère a résolu ta mort :
Qu’on les fasse venir, la vengeance est aisée.
1625 Sentiments généreux d’une âme méprisée,
Venez-vous opposer à l’aspect dangereux
Du parricide objet qui me fit amoureux :
Les voici, ma fureur, montre-toi toute entière,
Tu n’en auras jamais de si belle matière.

SCÈNE VI. Tiridate, Tigrane, Orosmane, Polixène, Ormène, Cassandre, Hécube, troupe de gardes. §

TIRIDATE

1630 N’est-ce pas toi méchant, lâche, autant que rusé,
Qui jusques dans mon camp en habit déguisé,
Perfide empoisonneur, par tes sourdes pratiques,
Viens fomenter encore nos troubles domestiques ?
Peux-tu me regarder ? Peux-tu lever les yeux ?
1635 Et ne rougis-tu point de ton crime odieux ?
Juge par ce poison quel sera ton supplice :
Tu connais ma valeur, tu verras ma justice ;
Et formant un dessein que rien ne peut changer,
Tout l’univers saura que je me sais venger.
1640 Et toi fière beauté, tigresse impitoyable,
Ton crime, bien que vrai me paraît incroyable ;
Tu veux faire mourir un cour qui t’adorait,
Et qui brûlait d’amour quand le tien conspirait,
Le funeste dessein d’attenter à ma vie :
1645 Dieux ! Qui peut te porter à cette injuste envie :
Ma main t’offrait un sceptre avec peu de raison,
Quand la tienne pour moi préparait du poison.
Mais saches que mon mal n’est pas sans allégeance ;
Je veux te posséder sans amour par vengeance,
1650 Et quand la force aura contenté mes esprits,
Je veux que tu me sois un objet de mépris ;
Je veux t’abandonner avec ignominie ;
Lors je serai vengé, lors tu seras punie.
Vous grand homme de guerre et grand homme d’état,
1655 Qui prêtiez vos conseils à ce noir attentat,
Vous qui venez d’écrire un billet d’importance,
Sachez que votre main a signé sa sentence ;
L’arrêt de votre mort est prononcé par vous.
Toi femme sans honneur, de qui l’esprit jaloux,
1660 A suivi les desseins d’un infidèle frère,
J’ai résolu ta mort, rien ne m’en peut distraire ;
Je vous ai pris ensemble, ensemble il faut mourir ;
Et l’univers armé ne peut vous secourir.
Et vous de leurs secrets fidèle messagère,
1665 Quelle peine pour vous ne sera trop légère ?
On vous doit récompense, et vous l’aurez ici ;
Vous portez le poison, vous le prendrez aussi.

TIGRANE

Je ne te réponds point, pour conserver ma vie,
Les maux que j’ai soufferts m’en ont ôté l’envie ;
1670 Mais je veux seulement te laisser des remords,
Qui tant que tu vivras, te donnent mille morts,
Et par le souvenir, et par la connaissance,
Et de tes cruautés, et de mon innocence.
Sache, quand au poison, barbare, homme sans foi,
1675 Que tu le méritais, mais qu’il était pour moi :
J’en faisais mon secours, j’en faisais mon supplice ;
Et je laissais aux dieux à punir ta malice.
Puisque tu sais, cruel, que j’avais le dessein
De te venir plonger un poignard dans le sein,
1680 Ne crois pas que je mente, en offensant ma gloire :
Non, non, je ne tiens pas cette action si noire,
Qu’on la doive nier ; au contraire, aujourd’hui,
Je te dis à toi-même, auteur de mon ennui,
Qu’après avoir rompu notre sainte alliance,
1685 Et maltraité ma sour avec tant d’insolence ;
Ôté le sceptre au roi ; l’avoir chargé de fers ;
Causé dans cet état les maux qu’il a soufferts ;
Attenté lâchement sur l’honneur de ma couche ;
Mon courage offensé, démentirait ma bouche,
1690 Si je ne publiais, que je venais ici,
Pour te priver de vie, en m’ôtant de souci.
Je te le dis encore, je venais te poursuivre ;
Je venais t’empêcher de régner, et de vivre ;
Irrite ta fureur, fais tes derniers efforts ;
1695 Frappe enfin, mon esprit t’abandonne mon corps.
Pour vous qui chérissez celui qui vous offense,
Ma bouche entreprendrait ici votre défense,
N’était que la vertu ne me le permet pas ;
L’état où vous vivez, vaut moins que le trépas ;
1700 Et la raison enfin, m’aurait été ravie,
Si je vous conservais une si lâche vie.
Il parle à Ormène.
Pour vous, ma Polixène, objet de mon amour,
Je sais bien que sans moi, vous haïriez le jour,
De sorte, fier tyran, qu’en l’état où nous sommes,
1705 Tristes, abandonnés, et des dieux, et des hommes
Tout ce que ma douleur, veut obtenir de toi,
Consiste en ce point seul, laisse vivre le roi.

OROSMANE

Songe, aimant la vertu, de qui tu l’as reçue ;
Car si je ne l’avais, tu ne l’aurais pas eue :
1710 N’offense point toi-même, et ton père et ton roi,
En le croyant plus faible, et moins ferme que toi.
Non, non, que ce barbare, achève son ouvrage,
Sa clémence me nuit, et sa pitié m’outrage :
C’est moi que ta colère attaque avec raison ;
1715 C’est de moi seul que vient la lettre, et le poison :
Oui, oui, crois si tu veux, qu’on en veut à ta vie.

POLIXÈNE

Regardez vous ma gloire avec un oil d’envie ?
Si je perds le respect, j’en demande pardon ;
Mais seigneur, vous savez que ce funeste don,
1720 Fut envoyé par moi ; qui dois être punie,
Si la justice règne, avec la tyrannie.
Oui monstre, oui c’est moi, qui veux quitter le jour,
Afin de ne voir plus ton illicite amour :
Tu m’aimes, je te haï ; tu me suis, je t’abhorre,
1725 Je mangerais ton cour ; en veux-tu plus encore ?

TIRIDATE

Ha ! C’est trop endurer !

ORMÈNE

Elle se met à genoux.
Seigneur apaisez vous !
S’il faut une victime, au feu de ce courroux,
N’en cherchez point ailleurs, la voici toute prête :
Sauvez-les de la foudre, et frappez en ma tête :
1730 Ce cour qui vous chérit, saura tout endurer,
Ce cour croirait faillir, s’il osait murmurer.

TIRIDATE

Ton orgueil est bien fort, mais je le veux abattre :
La foudre également tombera sur tous quatre,
Qu’ils meurent.

SCÈNE VII. Pharnabase, Tiridate, Orosmane, Tigrane, Polixène, Ormène, Cassandre, Hécube, troupe de gardes. §

PHARNABASE

Ha ! Seigneur, je vous l’avais bien dit.
Il accourt.
1735 Mais toujours mes conseils ont eu peu de crédit.
Le prince de Phrygie, avec son armée...

TIRIDATE

Et bien ?

PHARNABASE

Suivant l’ardeur dont elle est animée,
Se fait voir assez près de nos retranchements,
Il s’élève un grand cri dans tous vos régiments,
1740 L’avant-garde s’avance, et tous la pique basse,
Semblent porter au front, la mort, et la menace,
On dirait que d’abord, ils s’en vont terrasser
L’ennemi qui s’approche, et qu’ils vont embrasser.

TIRIDATE

Ô dieux ! Suis-je surpris par la force des charmes ?

PHARNABASE

1745 Phraarte le premier, ayant mis bas les armes,
Tous ont fait comme lui.

TIRIDATE

Quoi, le sort l’a permis ?

PHARNABASE

On ne discerne plus, quels sont les ennemis ;
Les deux camps sont mêlés, et l’un et l’autre ensemble,
Pour recueillir le fruit, du noud qui les assemble,
1750 Viennent fondre sur vous ; que votre majesté
Juge ce qu’on peut faire, en cette extrémité.

TIRIDATE

Il veut y courir.
Mourir, mourir au trône acquis par mon courage.

SCÈNE DERNIÈRE. Troile, Tiridate, Orosmane, Tigrane, Polixène, Pharnabase, Phraarte, Cassandre, Hécube, troupe de gardes, troupe de Phrygiens. §

TROILE

Demeurez compagnons !

TIRIDATE

Ô désespoir ! Ô rage !
Infidèles sujets, qui suivez son dessein ;
1755 Achevez, achevez, je vous offre mon sein ;
Venez traîtres, venez m’arracher la couronne :
Votre fraude l’emporte, et je vous l’abandonne.
Quoi, je me vois trahi ! Quoi, vous m’abandonnez !
Lâches, montrez-moi l’or qui vous a subornés.
1760 Ô troupe sans honneur, dont mon âme est trompée,
Que je meure vengé, qu’on me donne une épée,
Et qu’en mon désespoir, je vous fasse sentir,
Qu’on ne s’attaque à moi, qu’avec du repentir ;
Qu’au milieu des malheurs, je sais braver un traître ;
1765 Et perdre des sujets, qui trahissent leur maître.
Toi que leur perfidie a rendu mon vainqueur,
Achève ta conquête, en m’arrachant le cour ;
Ton triomphe demande une palme si belle ;
Et ce fameux combat, rend ta gloire immortelle ;
1770 Tu me prends désarmé, mais non pas sans valeur ;
Et leur trahison fait ta gloire, et mon malheur.

TROILE

La seule main des dieux cause votre disgrâce :
Vous en sentez le coup, plutôt que la menace ;
C’est ainsi que le ciel accable les pervers,
1775 Pour en faire un exemple aux yeux de l’univers.
L’intérêt de ma sour m’a fait prendre les armes,
Les dieux ont vu vos faits, les dieux ont vu ses larmes ;
Et sans nous amuser en discours superflus,
Nous avons trop souffert, ce qui ne sera plus.
Il parle à Orosmane.
1780 Il occupait un lieu, dont il devait descendre ;
Il le devait quitter, et vous le devez prendre :
La nature l’ordonne, et la raison aussi ;
Il leur ôte les chaînes.
Car enfin nul que vous ne doit régner ici.

ORMÈNE

Elle parle à son père.
Seigneur, songez à vous, et témoignez encore,
1785 Cette extrême bonté, qui fait qu’on vous adore :
Soyez toujours vous-même, et d’un esprit égal,
Qui ne relève point, ni du bien, ni du mal,
Qui reçoit d’un même oil, les fortunes diverses,
Régnez dans le bonheur, comme dans les traverses.
1790 Mais régnez sur vous-même, en cette occasion :
Tirez l’ordre seigneur, de la confusion :
Ma douleur vous en donne un sujet assez ample,
Et l’on ne faut pas moins, en péchant par exemple.
Non, non, croyez seigneur, que la faute d’autrui
1795 N’excuse pas un cour, qui s’y porte après lui.
Souvenez-vous seigneur, que la vengeance est basse ;
Que les cours généreux inclinent à la grâce ;
Qu’elle est plus glorieuse, et qu’on s’y doit ranger,
Puisqu’on se venge assez, quand on se peut venger.
1800 Grâce, grâce, seigneur, ma voix vous en conjure :
Ne m’ôtez pas la vie, en vengeant une injure ;
Sauvez le roi, seigneur, et pensez aujourd’hui,
Que je suis votre fille, et que je suis à lui.
Elle se met à genoux.
Au pied du même trône, où l’on m’a condamnée,
1805 Pour la seconde fois, me voici prosternée ;
Écoutez donc ma voix, qui parle pour le roi ;
On ne peut l’attaquer, sans s’attaquer à moi ;
Si l’on punit sa faute, il faut qu’on me punisse ;
Si son règne finit, il faut que je finisse ;
1810 Son destin et le mien marchent d’un même pas ;
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trépas ;
Sauvez donc ce que j’aime avec idolâtrie,
Je l’ai prié pour vous, et pour lui je vous prie,
Il m’aurait écoutée, et vous devez ici,
1815 Regarder votre fille, et l’écouter aussi.

TIRIDATE

Il redit ceci en lui-même.
Si l’on punit sa faute, il faut qu’on me punisse !
Si son règne finit, il faut que je finisse !
Son destin et le mien, marchent d’un même pas !
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trépas !
1820 Ha ! C’est trop, je me rends, la raison me surmonte :
Parmi tant d’ennemis, elle seule me dompte :
On me verrait mourir, ainsi que j’ai vécu,
Si par eux seulement, je me trouvais vaincu.
Et quelque soit le sort dont la rigueur me blesse,
1825 Mon cour saurait finir, sans aucune faiblesse,
Mais méprisant le sceptre, et méprisant le jour,
Je puis céder sans honte, en cédant à l’amour.
Que le vulgaire parle, à mon désavantage :
Le ciel qui voit mes pleurs, voit aussi mon courage,
1830 Il voit mon repentir, il connaît mon ennui :
Enfin je n’aime qu’elle, et je ne crains que lui.
Mais qui pourrait tenir, contre tant de clémence ?
Raison, reviens à moi, ton règne recommence,
Tyranniques transports, fureur, haine, courroux ;
1835 Je ne vous suivrai plus, allez, retirez-vous.
Il parle à sa femme.
Confus, et repentant de ma faute passée,
Un rayon de clarté s’élève en ma pensée ;
Le bandeau m’est tombé, j’aperçois mon erreur ;
Mon crime s’offre à moi, j’en frissonne d’horreur ;
1840 Ta vertu vainc mon vice, et pour sa tyrannie,
Mon âme a commencé d’être déjà punie.
Plus ton affection signale son pouvoir,
Plus tu parais fidèle, et plus tu me fais voir,
Par une preuve claire autant qu’elle est insigne,
1845 Qu’un barbare tyran, n’en fut jamais qu’indigne.
Non, non, ne m’aimes plus, l’honneur te le défend,
Fais donner à ce cour le trépas qu’il attend ;
Venge-toi, punis-moi de mon ingratitude ;
Trouve (si tu le peux) un supplice assez rude ;
1850 Irrite ta colère, afin de me punir ;
Vois ce que la raison offre à ton souvenir,
Mon crime, ton amour, ma fureur, ta souffrance :
Vous princes outragés avec tant d’insolence,
Prêtez, prêtez la main à son juste courroux :
1855 N’épargnez point mon sang, vengez-la, vengez-vous :
Je suis un ennemi, qu’il faut qu’on appréhende ;
Ma mort vous peut sauver, et je vous la demande.

OROSMANE

Non, non, ce repentir, nous satisfait assez :
Il efface mon fils, tous vos crimes passés,
1860 Nous voulons partager, l’ennui qui vous oppresse ;
Nous vous aimons encore, avec tant de tendresse...

TIRIDATE

Il interrompt son beau-père.
Quoi, peut-on oublier les fautes que je fis ?

OROSMANE

Oui, vous êtes leur frère, et vous êtes mon fils.

TIRIDATE

Mon crime en est plus grand !

OROSMANE

Mais ce rang nous oblige
1865 À soulager l’excès du mal qui vous afflige ;
Ils s’embrassent.
De grâce embrassez-nous, et faisons désormais,
Que ce dur souvenir ne revienne jamais.

TIRIDATE

Ô clémence infinie !

OROSMANE

Ô joie incomparable !

TIGRANE

Ô plaisir sans égal, pourvu qu’il soit durable !

POLIXÈNE

1870 Dieux qu’on vous doit d’encens !

PHARNABASE

Ha madame !

ORMÈNE

Ha ma sour !

TROILE

Ne laissons rien d’amer avec cette douceur ;
Il parle à Tiridate.
Souffrez-moi de mêler mes pleurs, avec vos larmes ;
Ma sour est en repos, et je mets bas les armes ;
Puisqu’elle est satisfaite, on me le voit aussi.

TIRIDATE

1875 Et je bénis le sort qui vous amène ici.

POLIXÈNE

Que ne vous dois-je point, cher et bien aimé frère ?

TROILE

Dépêchons un courrier vers le roi notre père,
Afin de l’avertir de ce succès heureux :

TIRIDATE

Ô généreuse sour ! ô frère généreux !

TROILE

Il le présente.
1880 Phraarte, et vos soldats, vous demandent leur grâce :

TIRIDATE

Plutôt pour les payer, que faut-il que je fasse ?
Leur crime m’a sauvé, sans lui j’étais perdu.

OROSMANE

Ciel, mon cour te parlait, et tu l’as entendu !

PHRAARTE

Il est à genoux.
Si tout ce que j’ai fait, n’était pour votre gloire...

TIRIDATE

1885 Non, ne rappelle plus ma faute en ta mémoire,
À la fin de ce vers, il parle à sa femme.
Oublions l’un et l’autre : oserai-je te voir ?

ORMÈNE

Un cour doit tout oser, quand il a tout pouvoir.

TIRIDATE

Quoi ! Tu pourrais m’aimer après ma violence ?

ORMÈNE

De tout ce qui s’est fait, ce seul doute m’offense :
1890 Connaissez mieux Ormene, et quelle est son amour.

OROSMANE

Vous à qui nous devons, et le sceptre, et le jour,
Il parle à Troile.
Est-il pour vos bienfaits, quelque reconnaissance ?

TROILE

Les bonnes actions portent leur récompense ;
Et j’étais obligé de venir en ces lieux ;
1895 Ne rendez point de grâce, ou la rendez aux dieux.

TIGRANE

Ô toi dont le grand cour rend la gloire éternelle,
Il parle à sa femme.
Pourras-tu bien toucher cette main criminelle ?
Ton généreux esprit la voit-il sans effroi ?

POLIXÈNE

Elle lui baise la main.
Ha ! Seigneur, ce baiser vous répondra pour moi.

TIRIDATE

Il parle à Phraarte.
1900 Partez à l’heure même, et que l’armée entière
Attende nouvel ordre, étant sur la frontière ;
Qu’on décampe Phraarte, et qu’on me laisse ici.

TROILE

Il parle à un des siens.
Que mes troupes demain, s’en retournent aussi.

OROSMANE

Or puisqu’il plaît aux dieux, de sauver cette terre,
1905 Éteignons pour jamais, le flambeau de la guerre :
La paix est un trésor, que l’on doit bien garder :
Conservons-la mes fils, et faisons succéder
L’allégresse commune, à la douleur publique,
Et l’amour raisonnable, à l’amour tyrannique.